Le rivage des souvenirs

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mame
« Ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits. »
Luc 10, 21

Chapitre 1

Saint-Christophe-sur-Loire, France, septembre 2019.

– Patrouille 2, répondez. Le gendarme s’empara vivement de la radio grésillante.

– Adjudant Pellerin, j’écoute.

– On nous a signalé un accident à la guinguette Chez Momo. Allez voir, vous êtes les plus proches.

– Reçu, on y va immédiatement. En raccrochant, il se tourna vers son collègue.

– Attachez-vous, mon petit Justin, ça va secouer ! Le réserviste s’exécuta en marmonnant :

– Gabin… Moi, c’est Gabin.

La voiture démarra au quart de tour, quittant la place de la mairie où il ne s’était rien passé de bien intéressant depuis qu’elle y avait été garée une demi-heure plus tôt. D’un œil inquiet, le copilote observa l’aiguille du compteur opérer des pics d’ascension fulgurante. Également moniteur d’auto-école, il supportait mal les entorses au Code de la route. Ici, devant le gymnase, dos d’âne… Zone 30… Là, après le bar-tabac, priorité à droite… Sirènes hurlantes, gyrophares tournants, le véhicule bleu était au-dessus de toutes ces règles. Il traversait le bourg à toute allure, sans se soucier des quelques têtes curieuses

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qui se retournaient sur son passage en demandant ce qui pouvait bien justifier une telle animation. Il faut dire que d’ordinaire, la petite ville de Saint-Christophe-sur-Loire méritait sa place en haut du classement des communes les plus tranquilles de France.

Enfin, dans un crissement de pneus, la voiture s’immobilisa. Les gendarmes étaient arrivés sur les lieux en moins de deux minutes, timing qui procura une immense satisfaction à l’un, et des sueurs froides à l’autre. À peine étaient-ils entrés dans la buvette qu’un homme se précipita à leur rencontre.

Ah, vous voilà ! C’est moi qui vous ai appelés, déclarat-il sans préambule.

Ce quinquagénaire ventripotent sous sa chemise hawaïenne n’était autre que le gérant de l’établissement, le fameux « Momo ». Gérard, de son vrai nom.

Eh bien, nous sommes là, répondit l’adjudant. Que se passe-t-il ?

Ahuri, Momo ouvrit les bras et répéta d’un ton excédé :

Que se passe-t-il ? Vous ne remarquez rien ?

Les deux gendarmes jetèrent un regard circulaire. Chez

Momo était un bar-restaurant typique des bords de Loire, sa terrasse surplombée d’une guirlande donnait sur le fleuve, ce qui lui valait son nom de « guinguette ». Très prisée l’été, mais en cette fin de journée du mois de septembre, on ne pouvait pas dire qu’il y avait foule. Seuls

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quelques clients attablés dans le fond discutaient entre eux.

Ne voyant rien d’inhabituel, le gendarme répondit plus sèchement :

Monsieur, je vous prie de ne pas jouer aux devinettes et de nous expliquer le problème.

Excusez-moi, messieurs les agents, répondit Momo en baissant d’un ton. C’est l’émotion… Regardez, là-bas, ma barrière en bambou du Laos : elle est complètement ravagée !

En effet, la construction de bois qui servait de garde-fou, entre la route et le fleuve en contrebas, avait, semblait-il, été violemment arrachée.

Comment est-ce arrivé ? demanda encore l’adjudant.

Un petit chauffard sur son scooter, voilà comment c’est arrivé !

Vous voulez dire que quelqu’un a eu un accident ici et a foncé dans votre barrière ?

Exactement.

Et où est-il maintenant ?

Oh ! fit Momo avec une moue dédaigneuse, l’engin a plongé dans l’eau.

Le réserviste, paniqué, s’écria :

Et le conducteur ?

Ah ! Lui, il est là.

Se tournant vers la terrasse, le gérant désigna un garçon

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qui y était assis, son casque sur les genoux, l’air complètement hagard.

Il va falloir payer les réparations, mon garçon ! lui lança-t-il.

L’adjudant le coupa d’un geste.

C’est bon. Nous nous chargeons de lui. Il tira une chaise pour s’installer à côté du jeune homme.

Tu n’es pas blessé ?

Non, à part quelques égratignures.

Comment est-ce que tu t’appelles ?

Timothée.

Le gendarme lissa sa moustache. Le réserviste, debout derrière lui, avait sorti un calepin et un stylo et prenait des notes.

D’accord. Je suis l’adjudant Pellerin, et voici mon collègue, Julien Laroche.

Gabin… Gabin Laroche, rectifia le réserviste dans un murmure.

Sans y faire attention, son supérieur poursuivit :

Tu as eu un accident ?

Le garçon hocha la tête et eut un rictus amer.

Tu veux bien nous raconter en détail ce qu’il s’est passé ?

J’étais en train de rentrer du lycée… Un chien a déboulé devant mes roues… En voulant l’éviter, j’ai dérapé, je suis tombé et mon scooter a plongé dans la Loire.

En traversant la barrière de Momo…

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– Ouais. Désolé, ajouta-t-il à mi-voix. Timothée était surtout dégoûté. Il pensait à son deuxroues tout neuf qui avait coulé au fond de l’eau en quelques instants… Et qui ne serait sûrement jamais remplacé. À la demande de l’adjudant, il montra le lieu exact de l’accident. L’agent remarqua que la chaussée était humide, conséquence de la pluie qui était tombée abondamment dans la journée. Aucune trace du chien, mort ou vivant, dans les parages. Pas à pas, il effectua la trajectoire du scooter, partant de l’endroit de la chute sur la route, il visualisa son dérapage, pour rejoindre la barrière trouée. Le jeune réserviste, son calepin sous le bras, s’était penché au-dessus du fleuve, et scrutait les flots. Comme s’il s’attendait à ce que l’engin refasse miraculeusement surface… Il finit par se retourner en secouant la tête.

– Eh bien, Timothée, annonça l’agent Pellerin, nous allons te ramener chez toi. Momo ne l’entendait pas de cette oreille.

– Et ma barrière ? s’indigna-t-il. Qui va la réparer ?

– Ce jeune homme est mineur, nous allons voir avec ses parents. Passez à la brigade demain, nous vous tiendrons informé.

Timothée leur donna son adresse. La voiture s’arrêta devant une grande maison bourgeoise dont les lignes majestueuses se dessinaient sur le ciel obscurci. De ses

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balcons fleuris, la vieille bâtisse devait offrir une vue imprenable sur le fleuve.

En haut du perron, la sonnette indiquait : « CARON ». Sur un signe de son chef, le réserviste pressa le bouton. Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvrit sur un homme couvert de traces de peinture blanche. En découvrant son garçon entre deux uniformes, il devint encore plus blanc.

Que se passe-t-il ? demanda-t-il en essuyant nerveusement ses mains sur son jogging.

Pouvons-nous entrer, monsieur Caron ? Nous allons tout vous expliquer.

Il s’effaça pour les laisser pénétrer à l’intérieur. Une forte odeur flottait dans le vestibule, les bâches qui recouvraient le sol crissaient sous les chaussures. Il les invita à s’asseoir dans le salon, tout en lançant à son fils des coups d’œil inquiets, comme s’il surveillait du lait sur le feu. Il était très déstabilisé, c’était la première fois que Tim était ramené chez lui par les gendarmes. Il ne savait pas du tout à quoi il devait s’attendre. Infraction au Code de la route ? Bagarre avec un camarade ? Insulte à agent ?

Mon Dieu, peut-être était-ce pire… Trafic de stupéfiants ?

L’adjudant mit fin au suspense et relata l’accident et les dégâts que Timothée avait causés dans la guinguette de Momo. Bien que flagrant, le soulagement de monsieur Caron fut de courte durée.

Votre assurance devra prendre en charge les réparations

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de la barrière en bois. En revanche, le scooter ne sera pas récupérable.

Le regard paternel devint furibond. Les formalités administratives furent réglées en dix minutes à peine. Il n’en fallait pas davantage, Timothée le sentit bien : son père était devenu une véritable cocotte-minute.

Il faut relativiser, Monsieur, dit l’adjudant en se dirigeant vers le vestibule. À cet âge-là, les jeunes ont besoin d’expériences ! Celle-ci n’a pas eu de conséquences dramatiques, heureusement… Ce sont les expériences qui forment la jeunesse !

Monsieur Caron ouvrit la porte en dodelinant la tête.

Vous voyez, par exemple, poursuivit l’officier en désignant son coéquipier, nous avons ici un jeune réserviste qui a eu de fortes sensations pour sa première journée. Et ça, c’est très formateur ! N’est-ce pas, Robin ?

Gabin, souffla le jeune homme. Oui, chef. De retour sur le siège passager, il esquissa une moue anxieuse au vrombissement du moteur. Il se gardait bien de critiquer la conduite de son supérieur, mais ses mains moites et sa respiration saccadée pouvaient encore le trahir… À son grand soulagement, la voiture s’éloigna tranquillement dans le strict respect du Code de la route. Une pluie fine se mit à tomber sur le pare-brise, une bruine bien inoffensive comparée à l’orage qui éclata loin derrière, dans la maison.

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– UN MOIS ! tonna le père de Timothée. Un mois seulement que tu avais ce scooter !

Il trempa rageusement son rouleau dans la peinture.

Ah ! Quand ta mère apprendra ça… ajouta-t-il en l’étalant énergiquement sur le mur.

Timothée ne répondit rien. Que pouvait-il dire ? Il était le premier à être accablé par la tournure qu’avait pris cette journée. Et voilà qu’il se prenait un savon… Il n’avait plus l’énergie suffisante pour rétorquer. Après le choc de l’accident, il se sentait envahi d’une lassitude incomparable. Il laissa planer le silence, attendant le moment opportun pour s’éclipser. Au bout de quelques minutes, alors que Tim tournait doucement les talons, son père marmonna :

Heureusement, tu n’es pas blessé. C’est le plus important.

Puis il continua de maugréer au rythme des va-et-vient de son rouleau sur le mur du vestibule. Laissant l’orage se dissiper progressivement, Timothée gravit d’un pas lent les marches en pierre du grand escalier de l’entrée. Il parvint jusqu’à la pièce qui lui servait de chambre, jeta son sac sur le lit et s’écroula à côté. Là, il resta allongé, les yeux fermés quelques instants. Quand il les rouvrit, la première chose qu’il aperçut fut le luminaire en forme d’avion. Ses souvenirs d’enfant émerveillé par cet appareil factice ressurgirent : des bribes d’épopées fantastiques prolongées dans ses rêves lorsque le sommeil

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venait le cueillir. Son lit non plus, d’ailleurs, n’avait pas changé, mais désormais ses pieds dépassaient au bout. Il se redressa pour embrasser du regard tout ce qui l’entourait.

Tout lui était si familier, et en même temps lui donnait le sentiment étrange de ne pas être vraiment chez lui. Sur l’étagère suspendue, les bibelots poussiéreux avaient laissé place à ses figurines Marvel et son enceinte connectée. La table en Formica où il avait si souvent dessiné lui servait désormais de bureau. Dans la bibliothèque, il avait religieusement aligné les bandes dessinées. Il se souvenait du jour où il les avait découvertes, comme un trésor, dans le grenier poussiéreux… La collection commencée par son papy avait été enrichie au fil des ans, sans jamais quitter ces lieux.

Timothée se leva pour atteindre la fenêtre. Le parquet grinça, toujours au même endroit, malgré le tapis neuf. Il ouvrit le battant pour respirer l’air frais. Il contempla le vieux noyer au fond du jardin, que l’automne allait bientôt dépouiller de ses feuilles. Amusé, il constata qu’il gardait en revanche les vestiges de la cabane qu’il avait construite avec son père durant des heures, lors des vacances d’été. Cette maison avait toujours été celle des vacances et des retrouvailles familiales. C’était une demeure avec « beaucoup de cachet », comme l’avait décrite l’agent immobilier quand ses parents avaient voulu la vendre. Peut-être

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était-ce aussi à cause de ces mots qu’ils avaient changé d’avis et qu’ils s’étaient résolus à s’y installer.

En redescendant l’escalier, Tim constata que son père était toujours juché sur son escabeau. Il prenait très à cœur ces travaux de « rafraîchissement », comme il les appelait. Si sa femme avait vécu leur départ de Paris comme un vrai déchirement, lui s’était fait une joie de quitter son poste de conseiller bancaire. Avec peu d’expérience manuelle mais beaucoup d’enthousiasme, il s’était lancé dans la rénovation de la maison de son enfance, afin d’y proposer des chambres d’hôte. Il lui offrait ainsi une nouvelle vie, comme à tous les membres de sa famille.

Timothée soupira. On aurait beau changer tous les tapis et les rideaux, repeindre tous les murs… Cela resterait toujours la maison de Mamie.

Il se dirigea vers l’ancien bureau de son grand-père. Il toqua une fois, puis une deuxième fois, plus fort. Comme il n’entendait rien, il ouvrit doucement la porte de chêne lasurée.

Mamie ?

La faible lueur de la lampe de chevet dévoilait le fauteuil inoccupé, et le lit intact. La pièce était vide.

– Où est Mamie ? demanda Tim à son père.

Celui-ci, concentré sur le bord d’une plinthe, répondit lentement :

Dans sa chambre, je crois. Elle doit se reposer.

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– Non, j’en viens. Elle n’y est pas.

Dans le salon, alors.

Le garçon se mit à parcourir la maison. Non, elle n’était pas dans le salon, ni dans la cuisine. Une sourde inquiétude le gagnait… Est-ce qu’elle serait sortie faire une course ? Il pesta tout bas.

À cette heure, tout est fermé. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé…

Ils avaient quitté la vie urbaine pour être à ses côtés et l’accompagner dans ses vieux jours et ils n’étaient pas fichus de la surveiller ! Ils le savaient, pourtant… Mamie restait libre, elle n’en faisait qu’à sa tête.

Timothée s’apprêtait à prévenir son père pour qu’ils partent ensemble à sa recherche quand, dehors, les cloches se mirent à sonner l’Angélus à toute volée. L’adolescent se figea, saisi d’une soudaine intuition. Il savait où elle était.

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Chapitre 2

L’ombre imposante de l’église se dressait dans le ciel rougeoyant. Si son architecture gothique était assez commune, elle jouissait d’un décor qui la rendait exceptionnelle. Construite tout au bord de la Loire, le cadre lui conférait une prestance irréelle. Cela n’était pourtant pas sans risque, plusieurs fois cette petite église avait trempé ses jupes dans le lit du fleuve, au cours de crues historiques. On avait d’ailleurs pris soin de noter à chaque fois le niveau sur la pierre extérieure, avec la date à côté, comme s’il y avait un record à battre. Le dernier coup résonnait encore dans le clocher lorsque Timothée arriva devant la porte principale. Le double battant était fermé, il fut contraint de passer par l’ouverture latérale. Un calme froid régnait à l’intérieur. L’idée que sa grand-mère ne soit pas là effleura son esprit, mais n’osant pas rompre le silence sépulcral pour l’appeler, il continua d’avancer vers le chœur.

Dépassant les vieux bancs de bois et les colonnes de pierre massives, il entra dans le transept gauche aménagé en petite chapelle. Sur l’une des chaises placées devant l’autel dédié à la Vierge, il reconnut la silhouette voûtée.

– Mamie !

Elle ne sembla pas l’entendre. Elle restait immobile, le regard fixé sur la statue de Marie, absorbée par ses pensées ou les prières silencieuses qu’elle lui adressait.

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Timothée s’assit à côté d’elle, soulagé. Avant qu’il n’ait eu le temps d’ouvrir la bouche, la vieille dame chuchota :

C’est beau, hein ?

Il suivit son regard en haussant les sourcils. De quoi parlait-elle ? Devant eux, sur son socle, la Vierge à la peinture décrépie avait les mains jointes et les yeux tournés vers le ciel. Tout autour de la statue étaient fixées des dizaines d’inscriptions sur des plaques de marbre : des « Merci », des « Reconnaissance à Marie », d’autres avec simplement une date et des initiales.

Le garçon ne savait pas trop quoi répondre. Beau ? Bof…

C’était étrange, tout au plus.

Regarde, mon Tim, reprit Mamie d’une voix émue.

Regarde tous ces gens, qui ont eu, un jour, une raison de remercier la Sainte Vierge… Reconnaissants au point de l’inscrire sur la pierre, pour que les générations suivantes aient la preuve des grâces qui sont accordées depuis des siècles.

Ah. J’avoue, c’est dingue, y en a plein !

Mamie tourna enfin la tête vers lui, et le dévisagea d’un air amusé.

Tu sais comment ça s’appelle ?

Quoi, les plaques ?

Elle hocha la tête, les yeux pétillants. Il hésita.

Des remerciements ?

Non. Enfin, pas exactement. On les appelle des

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« ex-voto », c’est du latin pour dire quelque chose comme « suite à mon vœu, à ma demande ».

Ah, d’accord.

Tim n’avait rien à ajouter. Il allait proposer diplomatiquement un départ pour la maison, mais Mamie poursuivit :

Tu sais, on a toujours une raison de remercier le Ciel. Certaines sont plus marquantes que d’autres et méritent de dépasser le simple langage du cœur pour être gravées dans le marbre.

Les paroles résonnèrent quelques instants dans la chapelle et dans l’esprit du garçon. Il n’eut pas le loisir de les méditer bien longtemps, car soudain le loquet métallique de la porte latérale grinça et des pas s’approchèrent.

Enfin, soupira la vieille dame, voilà le père ! Il n’est pas en avance, la messe aurait dû commencer depuis belle lurette.

Un prêtre, dont les cheveux blancs et la démarche pesante trahissaient l’âge avancé, fit son apparition. Il parut surpris de voir deux personnes à cette heure dans la maison de Dieu.

Oh ! Bonsoir. Je m’apprête à fermer l’église, annonçat-il.

Eh bien, monsieur le curé ! Et la messe ? s’indigna Mamie.

L’abbé réprima un soupir et afficha un sourire indulgent.

Madame Caron, je suis désolé. Désormais la messe a lieu à 9 heures en semaine, et non plus à 18 h 30.

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Cette révélation la laissa perplexe. Elle murmura « Quelle idée ! » en secouant la tête. Timothée était gêné. Il savait très bien que ce n’était pas la faute du prêtre. Ce n’était pas celle de sa grand-mère non plus, d’ailleurs.

Le père Jacques tira Timothée par la manche et lui dit tout bas :

Je lui ai bien répété vingt fois… Elle risque encore d’oublier, il serait préférable que quelqu’un l’accompagne demain matin.

Le garçon était embarrassé.

Ouais, enfin moi, j’ai cours à cette heure-là, et mes parents travaillent…

Il ne jugea pas utile d’ajouter que, de toute façon, eux ne mettraient pas les pieds dans tout ce qui ressemble de près ou de loin à une église, à moins d’y être contraints et forcés.

Père Jacques, cette messe, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? intervint Mamie d’un ton impatient. Les regards du prêtre et de l’adolescent se croisèrent. Justement, c’était pour demain… mais apparemment, sa mémoire avait déjà perdu l’information. La lassitude aurait pu les gagner, mais ni l’un ni l’autre ne se dépara de sa bienveillance.

Madame Caron, pour aujourd’hui, c’est raté. En revanche, je peux vous proposer de vous confesser, si vous voulez.

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À ces mots, les traits de la vieille dame s’illuminèrent. Elle se leva et se dirigea sans attendre vers le confessionnal. Cette étrange structure en chêne sculpté était scindée en deux et close par de vieux rideaux rouges envahis de poussière, censés garantir le secret du sacrement…

Marie-Christine Caron était bien la dernière des paroissiennes à l’utiliser. En réprimant un autre soupir, le père Jacques entra à son tour dans le confessionnal.

Timothée se rassit face à la Vierge défraîchie. La confession, s’il n’avait jamais pratiqué, il connaissait vaguement le principe : raconter au prêtre le mal qu’on avait commis pour que Dieu nous pardonne. Du coup, pour Mamie, ça n’allait pas durer bien longtemps. Il se demandait même ce qu’elle allait bien pouvoir raconter, elle qui oubliait à présent la moitié de sa journée. Il haussa les épaules. Tant que ça lui faisait plaisir, c’était l’essentiel. Au pire, elle inventerait ou raconterait des fautes datant du siècle dernier.

C’était dingue, la maladie d’Alzheimer. D’une seconde à l’autre, tout pouvait basculer. Mamie était là, à expliquer le principe des ex-voto, et l’instant d’après, elle oubliait un truc qu’on venait de lui dire. Comment cela pouvait-il s’évaporer aussi vite de son esprit ?

Heureusement, pour le moment, Mamie reconnaissait encore tous ses proches et n’avait pas oublié qui elle était. C’était le plus important ! Il y avait des choses qui

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comptaient plus que d’autres. L’horaire de messe pouvait encore changer. Ce n’était pas gravé dans le marbre…

Contrairement aux ex-voto.

Le regard de Timothée s’arrêta encore sur eux. Leurs différentes dates, leurs aspects plus ou moins vieillis…

Il fallait reconnaître qu’ils dégageaient quelque chose de mystérieux. Le garçon les scruta longuement, ses pensées vagabondaient de plaque en plaque. Il se leva et s’approcha pour en voir une qui était en partie masquée par la statue.

« Reconnaissance à Marie pour le retour de L. 1917. »

Il effleura du bout des doigts l’inscription en lettres dorées.

Soudain, tout explosa.

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