Le tournoi - Les chroniques de Follebreuil

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PAUL BEAUPÈRE

LE TOURNOI

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CHAPITRE 0

UN TOURNOI SUR LE FEU

Qualis ab incepto1

C’est par un tournoi que tout commence ! Mais nulle épée pour ce combat-là ! Cuillère en bois et marmites feront office de lances et de boucliers, et les duels se régleront à coups de carottes sauvages ou de croquants au miel. Pourtant, le lecteur ne doit point se tromper, les combats de chefs peuvent être cruels et, si le sang versé est celui des poulets, il faut se méfier d’un cuisinier qui a perdu sa fierté.

La petite ville de Pic Bourg est en effervescence. En effet, c’est en sa grande salle commune, qui chaque semaine abrite le marché, que se déroule cette année le concours de cuisine le plus célèbre du royaume de Follebreuil : le très fameux, très couru, très suivi et encore plus commenté Grand Tournoi du cuisinier de l’année. Les murs de la salle sont décorés de branches de sapin qui répandent une délicieuse odeur de résine et de forêt. 1. Tel qu’au début. 13


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Au-dessus des têtes, suspendues à la majestueuse charpente de châtaigner, des boules de gui mélangent leurs délicates baies à celles du houx. Douze cuisines y ont été aménagées, douze cheminées, douze fours, douze broches, douze grandes tables de bois et douze fois tout ce qu’il faut de couteaux, de cuillères, de pots à eau, de plats, de casseroles et moult instruments indispensables aux bons chefs. Au milieu de la salle, sur une haute estrade, se tient monsieur de Milletartes, bourgmestre de la ville. Grand amateur de pâté en croûte aux girolles et à la graisse de marcassin, il est entouré des douze membres du jury. Dans quelques heures, ils devront goûter les douze plats proposés par les douze chefs et désigner les deux vainqueurs du jour ! Ces deux champions s’affronteront lors de la finale, qui aura lieu le lendemain de Noël, dans la ville des Grands Remparts. Depuis trois années déjà, c’est Alfredo Milano, un artiste venu du Sud, qui gagne le concours. Personne ne lui arrive à la cheville : quand sa longue et fine moustache s’agite, quand ses mains dansent au-dessus des légumes, on oublie qu’il est un simple mortel, il devient un dieu, celui des fourneaux. Soudain, monté sur une plateforme, un héraut s’avance. Vêtu d’une tunique aux couleurs de la ville, armé d’une longue trompette, il souffle dans son instrument et couvre 14


Un tournoi sur le feu

les bruits de la foule, annonçant ainsi à tous que le silence est réclamé, que le concours va commencer. La foule, joyeuse et bigarrée, se presse sur une sorte de mezzanine qui fait le tour de l’immense salle. Obéissante, elle se tait et attend, impatiente. – Oyez, oyez, braves gens ! Oyez notre bourgmestre, il s’en va vous parler. Faites silence et écoutez ! – Amis de Pic Bourg et d’ailleurs, amis d’ici ou de là, amis qui êtes présents chaque année ou pour la première fois, soyez les bienvenus au grand tournoi du cuisinier de l’année. En ce 15 novembre 1305, pétrifiés par les frimas de l’hiver, ils sont venus nous réchauffer aux feux de leurs recettes, ils sont venus pour nous étonner, pour nous régaler, pour s’affronter, pour vaincre. Ils sont là pour savoir qui est le plus talentueux chef du royaume ! Je déclare ouvert le dixième Grand Tournoi du cuisinier de l’année. Que le meilleur gagne ! Alors, sous les acclamations de la population déchaînée, douze candidats entrent en scène et vont s’installer dans l’espace qui leur est réservé. – Sire, laissez-moi prendre cette caisse de carottes ! Il ne convient pas à Votre Altesse de se changer ainsi en portefaix ! 15


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– Écoutez-moi bien, Maître Jean : si, une fois encore, une seule, vous m’appelez « Sire », « mon roi » ou « Altesse », je vous découpe, je vous hache et je vous mets au menu du dîner ! C’est compris ? – Oui Si… enfin, oui, mais… je… – Je suis ici incognito, Maître Jean ! Je ne suis plus le roi, je suis Pierre Douillard, cuisinier inconnu. Je ne suis que le roi des carottes ! Si tout se passe bien, ce soir, je serai le souverain des cuistots mais, en attendant, je ne suis rien. Allez, au travail, Maître Jean, il ne nous reste que six heures avant la dégustation finale ! – Oui Si… Pier… enfin, oui… mon ro… Quel malheur, jamais je n’y arriverai !


CHAPITRE 1

RUDE JOURNÉE

Veni, vidi, vici1

C’est à la lecture de ce qui suit que l’on comprend mieux ce qui précède et que l’on commence à se faire à une certaine idée, bien qu’imprécise, de ce qui se prépare. Un chapitre qui débute à cheval et se poursuit au galop, un chapitre dont on pourrait se demander ce qu’il fait là, avant de comprendre, dans bien des pages, qu’il n’était pas là par hasard.

Quelque temps plus tôt, ce matin-là, alors que les loups dormaient encore et que les hiboux survolaient les champs à la recherche de quelques souris imprudentes, Crépin Ier, roi de Follebreuil, quittait Picvallon en compagnie du cuisinier du château, Maître Jean. Sans le dire à personne, surtout pas à sa fille la princesse Colysne, le roi s’était inscrit au plus grand concours de cuisine de son royaume. Il était bien décidé à le remporter et à montrer au monde entier ce que l’on peut faire avec 1. Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu. 17


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des carottes ! Mais, comme il est impensable qu’un monarque se fasse cuisinier, c’était sous un faux nom que Crépin s’était inscrit. – Je serai Pierre Douillard, et vous serez mon assistant, avait déclaré le roi à Maître Jean en l’embarquant dans l’aventure. Vous m’accompagnerez. Nous allons gagner et nous allons bien nous amuser. Mais si jamais vous en parlez à qui que ce soit, si j’apprends que votre langue n’a point su se tenir alors… alors… alors… Je ne sais pas encore ! Mais je vous promets, ce jour-là ne sera point votre fête ! – Oui, Sire, avait abdiqué le cuisinier, inquiet. Mais vos sujets risquent de vous reconnaître. Mon bon roi, vous ne ferez point un pas que, déjà, on s’inclinera devant vous ! – Que nenni, mon Jeannot, que nenni ! J’ai pensé à tout ! Nous allons nous déguiser ! C’est donc coiffé d’une perruque noire, après avoir passé sa moustache au cirage, que Crépin Ier partait en direction de Pic Bourg ce matin du 15 novembre. À ses côtés, Maître Jean avait été contraint de se maquiller, de poser sur ses cheveux une terrible tignasse bricolée avec du crin de cheval et du poil de sanglier, et de teindre la moustache dont il était si fier avec du brou de noix, lui donnant une indéfinissable couleur, qui passait pour du noir à certains 18


Rude journée

endroits, virait au vert à d’autres, et frisait le bleu sur les pointes. – Me voilà bien mal arrangé ! dit le cuisinier, rebondissant sur son cheval. Si je croisais ma propre mère, elle ne me reconnaîtrait point ! – C’est là bien bonne nouvelle, mon bon Jean. C’est la preuve que nous avons fait du bel ouvrage ! Allez, cessez de rouscailler ! C’est un sourire conquérant que je veux voir s’épanouir sur votre ronde face ! Assis sur sa monture, le bon Jean avait mal au cœur, il se demandait ce qu’il avait bien pu faire aux dieux de la cuisine pour être ainsi puni et s’en aller faire le clown. Non, il ne se voyait vraiment pas en vainqueur. – Sire ? N’avez-vous point pensé aux bêtes furieuses que nous pourrions croiser en route ? – Voyons, Maître Jean, cessez vos enfantillages, nous ne craignons rien ! – Sire, ne craignez-vous pas que de féroces bandits nous détroussent et nous laissent pour morts ? Nous pourrions aussi tomber sur un dragon… – Je ne veux point vous entendre davantage ! Faites silence jusqu’à Pic Bourg ! Et oubliez vos « Sire » ! Désormais, vous êtes Jeannot ! Allez, au trot ! Il n’y a guère de distance entre Picvallon et Pic Bourg : à cheval, c’est l’histoire de quelques minutes. À peine sur 19


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place, le roi et son assistant se présentaient à l’entrée de la grande salle commune. C’est là que nous reprenons le fil de notre histoire. Cachés dans la coulisse en compagnie de onze concurrents et de leurs onze aides, Crépin Ier, alias Pierre Douillard, et Maître Jean, devenu Jeannot, attendent le début des hostilités. De l’autre côté du rideau, le bourgmestre finit son discours d’accueil. – Ils sont venus pour nous étonner, pour nous régaler, pour s’affronter, pour vaincre, ils sont là pour savoir qui est le plus talentueux chef du royaume ! Je déclare ouvert le dixième Grand Tournoi du cuisinier de l’année ! Que le meilleur gagne ! À ce moment-là, des organisateurs, restés avec les concurrents, les poussent en avant et les font pénétrer dans l’arène, dans l’enceinte où va se dérouler le combat. C’est sous un tonnerre d’applaudissements et de cris de joie que les douze équipes sont accompagnées vers leurs coins respectifs. – Sire, laissez-moi prendre cette caisse de carottes ! Il ne convient pas à Votre Altesse de se changer ainsi en portefaix ! – Écoutez-moi bien, Maître Jean : si, une fois encore, une seule, vous m’appelez « Sire », « mon roi » ou « Altesse », 20


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je vous découpe, je vous hache et je vous mets au menu du dîner ! C’est compris ? – Oui Si… enfin, oui, mais… je… – Je suis ici incognito, Maître Jean. Je ne suis plus le roi, je suis Pierre Douillard, cuisinier inconnu ! Je ne suis que le roi des carottes ! Si tout se passe bien, ce soir, je serai le souverain des cuistots mais, en attendant, je ne suis rien. Allez, au travail, Maître Jean, il ne nous reste que six heures avant la dégustation finale ! – Oui Si… Pier… enfin, oui… mon ro… Quel malheur, jamais je n’y arriverai ! – En route Jeannot ! La gloire nous attend ! La journée se déroule en quatre épreuves. Le matin, les candidats doivent réaliser un potage et une viande. Après une petite pause, ils présentent un poisson et, enfin, le dessert ! Comme potage, le roi (ou plutôt Pierre Douillard) et son assistant préparent un velouté aux carottes et aux herbes épicées. Il sera servi avec des croûtons aillés, beurrés, grillés et délicatement saupoudrés de persil ciselé. Le roi découpe, épluche, cuit. Jeannot lave, râpe, fait revenir. Le roi assaisonne, goûte, ajoute ; Jeannot rallonge, grille et cisèle. Le roi beurre, écrase et hume… les deux acolytes sont concentrés. 21


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Autour d’eux, c’est la folie. Les équipes s’activent, le public crie et encourage. La salle, qui était encore fraîche au petit matin, est maintenant bouillante. Sur la galerie qui entoure la grande halle, des groupes crient et encouragent le chef de leur choix. – Vas-y, Loulou ! – T’es l’meilleur, Albert ! – Chauffe Arnulf, chauffe ! Soudain, la voix du bourgmestre fait sursauter les cuisiniers ! – Plus que quelques grains de sable avant de présenter votre premier plat ! Messieurs, préparez-vous à lever vos mains bien haut ! Dix, neuf, huit, sept, six, cinq, quatre, trois, deux, un, top ! C’est fini ! Veuillez apporter vos réalisations pour la dégustation. Dans un silence religieux, les douze chefs s’avancent, portant fièrement le résultat de leur travail. Ils viennent jusqu’à une table, posent leurs plats devant un petit chiffre peint sur le bois et retournent à leurs places. Arrive le jury, six hommes, six femmes. Ils goûtent chaque soupe, sans savoir qui en est l’auteur. En silence, ils plongent une cuillère dans un potage, la ressortent, l’observent en plissant le nez. Ils hument en fronçant les sourcils, aspirent en fermant les yeux. Puis, pendant une ou deux secondes,

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font glouglouter le bouillon dans leur gosier avant d’avaler et de passer à la suivante. Quand chaque juge a goûté chaque potage, ils se réunissent, forment un cercle bien clos et discutent deux minutes. Puis, un des membres se retourne vers le bourgmestre qui patiente, impassible, là-haut sur son estrade. – Le jury a-t-il rendu son avis ? – Oui. Le silence est total, seules crépitent les douze cheminées. – Les numéros suivants sont éliminés… Celui qui parle prend son temps, attend un moment, installe le suspens, donne aux douze candidats le loisir de se ronger les ongles jusqu’aux genoux, de se dévorer la moustache, pour ceux qui en ont une, de mourir trois fois… Et puis soudain, il annonce : – … le trois, le huit et le douze. Une toute petite seconde, le silence continue, puis deux cris se mélangent. – Ouiiiiiiiiiiiiii ! hurle un cuisinier qui saute dans les bras de son commis et entame une curieuse danse de joie. Ouiiiiiii, ouiiiiiiiii, ouiiiiiiiii ! – Noooooooonnnnnnnn  ! enrage un autre. Nonnnnnnn  ! Je refuse, je reste, c’est injuste, c’est une honte, je demande des explications, j’exige d’être regoûté, je…

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Mais le pauvre candidat n’a guère le temps d’aller plus loin. De gros bras, tatoués et musclés, viennent le saisir par la taille et le jettent dehors d’un grand coup de pied bien placé. Prudents, les deux autres perdants attrapent leurs petites affaires, saluent le public et se retirent sur la pointe des chausses. – Deuxième épreuve ! gronde le bourgmestre sur son perchoir… la viande ! Attention, je retourne le sablier… trois, deux, un, c’est parti ! Comme deuxième recette, le roi a prévu de faire un marcassin truffé aux carottes nouvelles sur un lit de carottes caramélisées au miel. – Aux fourneaux, Jeannot ! – Oui, mon bon roi… – Mon quoi ? grogne le souverain incognito. – Mon bon Pierrot… ose le Jeannot qui baisse la tête et se concentre sur son couteau. C’est la catastrophe à la table d’à côté. Le candidat y est allé un peu fort avec l’eau-de-vie et la dinde se met à griller comme une châtaigne dans l’âtre. Les flammes montent presque jusqu’au toit dans un immense waourfffffffff ! Quand, enfin, la fournaise se calme, le cuistot et son assis-

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tant sont assis par terre, tout étonnés, sans plus un cil, sourcil ou cheveu sur la tête : tout est parti en fumée. Devant la carcasse noire et puante de son volatile, le pauvre chef décide de se retirer et quitte la salle en pleurant. Quand le sablier laisse échapper son dernier grain, les sept candidats restants vont déposer leurs réalisations sur la table. Le marcassin du roi a belle allure : il sent bon et tous les yeux le suivent. Crépin est fier de lui. Il regarde les autres plats et sait déjà qu’il ne sera pas éliminé ce coup-ci  ! En arrivant près de la table, un candidat, une sorte de grosse brute au physique de mammouth, fait un discret croche-pied à un autre, un tout riquiqui, au poil noir comme la nuit et à l’œil de braise. – Oh, pas de chance ! dit le géant au gringalet. Mais voilà, parfois, c’est la petite bête qui mange la grosse. Attrapant ce qu’il reste de son plat tombé par terre – ce devait être un ragoût de sanglier aux morilles ou quelque chose d’approchant –, le microbe saute au col du mammouth et lui couvre le crâne de la marmite encore chaude et dégoulinante de sauce. Le géant pousse un barrissement de dément et s’agite comme un moulin dans la tempête. Il est à la recherche de son ennemi qui, juché sur ses épaules, le frappe avec le plat en hurlant ! 25


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– Cochon ! Brute ! Patate tiède ! Banane pourrie ! Pignouf ! Alors les gros bras musclés et tatoués interviennent, expulsent les deux combattants et font revenir le calme. – Il n’y aura pas d’éliminé après cette dégustation, dit le bourgmestre, trois candidats ont déjà quitté le jeu. Notre jury se contentera de grignoter pour le plaisir. Il ne faut pas le dire deux fois aux goûteurs, ils arrivent en courant et s’empiffrent. Et, à leurs mines réjouies quand ils le dégustent, on devine que c’est le marcassin de Crépin qui gagne la palme, haut la main. Après la pause déjeuner, le concours reprend. Crépin est surexcité. – Nous ne sommes plus que sept ! Haut les cœurs ! – Mais Sir… Pierrot, pourquoi faire tout ça ? Vous qui avez déjà tout ? – Parce que, tout ce que j’ai, on me l’a donné à la naissance ! Mais si je gagne, je l’aurai fait moi tout seul ! – Avec un peu moi, quand même… ose le cuistot en penchant la tête comme un chien triste. – Avec vous ! Bien sûr, mon bon Jeannot, avec vous aussi ! Si nous gagnons, ce royaume sera la nôtre et personne ne pourra jamais nous le prendre ! Allez, écaillons et tranchons…

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Pour l’épreuve du poisson, le roi a choisi une sole. Elle sera accompagnée de carottes grillées, sauce fenouil et thym. – Si, avec un tel plat, nous n’arrachons point la victoire, je veux bien être transformé en vieux couteau rouillé ! ­s’exclame le roi en riant aux éclats. Et, en effet, Crépin et Jeannot sont encore qualifiés ! – Pour la dernière épreuve, vous n’êtes donc plus que cinq, annonce le bourgmestre du haut de son estrade. À vous de nous faire rêver ! Ce moment, le roi l’imagine depuis le jour où il a entendu parler du concours et où il a décidé de participer. Depuis le début, il sait que son chef-d’œuvre sera son dessert. Cela fait deux semaines que, tous les jours, il fait et refait en secret cette recette. Alors le roi le sait, il est prêt et l’heure qui vient est la sienne, celle où, enfin, Crépin Ier entre dans l’histoire ! – Mon bon Sir… Pas roi… mon cuisinier en chef, vous ne m’avez toujours pas dit ce que nous allions faire comme dessert. – Nous allons réaliser le fameux, l’extraordinaire, l’incroyable, l’inconcevable, l’irréalisable, le plus que surprenant soufflé glacé à la carotte sauvage et au jus de fenouil caramélisé !

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– Mais enfin, la terre n’a jamais vu de soufflé glacé à la carotte sauvage ! – Oui ! Je le sais, c’est une première mondiale ! Mon bon Jeannot, filez dehors, allez me chercher des seaux de neige fraîche et revenez vite ! Tout dépend de vous ! Concentré comme il ne l’a jamais été avant cette minute, précis, maître de lui, sûr de chacun de ses gestes, Crépin prépare ses carottes. Il les hache, les cuit, en fait un jus qu’il réduit, qu’il sucre avec un miel de printemps. Puis il attrape un pot de la meilleure crème fraîche du royaume, épaisse, lisse, jaune juste comme il faut, qui sent l’herbe et la pâquerette. Il la bat et la mélange avec le jus des carottes. Sitôt son aide revenu avec ses seaux de neige, il y creuse un trou, y glisse son plat et, dans ce nid tout froid, fouette et fouette encore le précieux mélange. – Prenez ma suite, mon bon Jeannot ! Battez, fouettez, il me faut de l’air, du léger ! Alors le roi fait caraméliser son fenouil et en fait un sirop qui a la couleur de l’or et le parfum du paradis. Puis il cuit deux ou trois biscuits, mélange trois œufs, un peu de farine, du miel et, dans des moules de cuivre, met au four d’étranges petits soufflés. À côté de lui, Jeannot continue à battre, le fouet virevolte sans s’arrêter. Sur l’estrade, le sablier est presque vide. Tous les candidats ont fini, ils attendent pour aller poser leurs 28


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réalisations devant le jury. Toute la salle est suspendue aux mouvements de ce fouet qui bat et crépite contre le plat en métal. Dans quelques instants, il sera trop tard et Crépin n’a pas terminé. Mais lui n’en a cure, il n’est plus là, il est dans son monde, concentré. Toutes les têtes sont tournées vers Crépin, tous les cous sont tendus vers lui. Sur la mezzanine plus personne n’ose respirer… finira-t-il à temps ? – Plus que quelques secondes… bredouille le bourgmestre, lui aussi fasciné par Crépin. D’un mouvement précis, le roi attrape le bol coincé dans la neige, en trois gestes, plus vif que l’éclair, il remplit des pots de terre de sa glace à la carotte puis, saisissant un de ses petits soufflés qui sortent du four, il le laisse glisser sur la glace, de son sirop doré dessine un dragon sur le tout et, comme une cerise sur le gâteau, pose un biscuit. – C’est fini ! dit le bourgmestre au moment où Crépin pose son dernier gâteau. Dans un immense « ouf », les spectateurs reprennent leur souffle. Alors, le roi peut s’avancer avec les quatre autres candidats, portant devant lui douze petits chefs-d’œuvre dont les parfums montent jusqu’aux tribunes les plus éloignées et font frémir les narines comme jamais auparavant.

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Quand les membres du jury goûtent, on devine à l’expres­ sion de leurs visages que jamais de leur vie ils n’ont connu pareille expérience. Le chaud en premier, celui du soufflé, puis le froid, celui du sorbet, le croquant du biscuit et le fondant du sirop. C’en est trop… un des membres du jury s’évanouit. Goûter les autres desserts n’est plus qu’une formalité, désormais chacun sait que ce cuisinier que personne ne connaît, qui arrive d’on ne sait où et qui n’avait jamais participé au concours, cet étrange petit bonhomme à la moustache noire et moche vient de gagner haut la main sa place pour la finale qui aura lieu après Noël. Là-haut, sur la mezzanine, la foule fait un triomphe à celui qu’elle ne sait pas être son roi et, en bas, le roi en est tout ému. Il verse une larme et attrape la main de Maître Jean à qui il chuchote : – Merci, mon bon Jean, sans vous je n’aurais jamais réussi ! Seul dans un coin, arrivé second de l’épreuve pour la première fois, lui qui avait toujours été premier en neuf participations, Alfredo Milano, qualifié lui aussi, mais plus sombre qu’une nuit sans lune, rumine sa défaite avec colère et amertume. Il se vengera. Il ne sait pas encore comment, mais une chose est sûre, il se vengera !




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