Le secret de la pierre gravée

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Prologue Rome, une nuit de l’an 258.

L’homme fixe le ciel. Il étudie la course des nuages avec ­attention quand, enfin, il lève la main. C’est le signal.

Un nuage long et dense vient de passer devant l’astre lumineux, plongeant les lieux dans la pénombre. La lune devrait rester cachée un moment.

Trois hommes sortent de leur cachette. Lorsqu’ils se redressent, leurs os craquent. Leurs muscles sont tout ankylosés. Ils sont entassés dans une espèce de minuscule tanière depuis près de deux heures, à attendre le moment propice.

–– Il faut nous dépêcher. Si le vent se lève, le nuage va passer plus vite.

Sans un bruit, les hommes se dirigent dans la nuit. Ils savent parfaitement où ils vont. Cela fait plusieurs jours qu’ils ont repéré les lieux.

–– C’est là, souffle l’un d’entre eux, en reconnaissant le petit édifice en pierre.

D’un geste, il indique aux deux autres où ils doivent creuser.

Pendant qu’ils s’attellent à la tâche, il étend sur le sol un magnifique tissu rouge dans lequel sont passés des fils d’or. C’est un

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riche sénateur, l’un des leurs, qui a tenu à le leur donner. C’est sa façon à lui de participer à l’expédition.

Les hommes creusent vite. Ils s’y sont mis à trois maintenant, veillant à faire le moins de bruit possible. Si quelqu’un les surprend, ils risquent leur vie. Soudain, l’un d’eux fait signe de s’arrêter. Ils suspendent leur geste, l’oreille tendue.

–– Là ! articule l’homme en indiquant un point dans la pénombre.

Le cœur battant, les deux autres fixent l’obscurité, cherchant à la transpercer pour voir ce qu’elle dissimule.

Ils restent un moment, leurs outils en suspens, aux aguets.

Un bruit léger les fait tressaillir. Leurs mains se crispent sur le manche de leur pelle. Au moindre doute, ils s’enfuiront.

Tout à coup, une ombre surgit dans la nuit. Un chien !

Un chien errant ! Les hommes soufflent, soulagés, et retournent à leur travail.

Après un temps qui leur paraît infini et tandis que le nuage devient moins dense devant la lune, le métal des pelles bute enfin sur quelque chose. Ils s’accroupissent, terminent de creuser la terre avec les mains et extraient les premiers os. Celui qui mène le petit groupe les recueille avec dévotion et les pose, l’un après l’autre, sur le grand tissu rouge et or. L’opération est longue et minutieuse. Ils ne veulent rien oublier.

–– Il n’y a plus rien, lance l’un des hommes, penché au-dessus du trou.

–– Et le crâne ? s’étonne le chef. Vous ne m’avez pas donné le crâne.

Les deux autres se regardent. Chacun pensait que l’autre l’avait trouvé mais ils secouent la tête. Ni l’un ni l’autre ne l’a sorti. Ils plongent à nouveau les mains dans la terre. Au même moment, le nuage se déchire devant la lune, inondant le champ d’une douce clarté.

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–– On continue, ordonne le chef, conscient du danger. On ne peut pas s’arrêter maintenant. C’est trop tard.

Fébrilement, les trois hommes fouillent la terre de leurs mains. Le crâne, le crâne… Il leur faut ce crâne !

–– Je l’ai ! jubile enfin l’un des trois en sentant une surface lisse, bombée et froide au bout de ses doigts.

Religieusement, il extrait le crâne du sol et le pose sur le tissu.

Un sentiment de soulagement saisit les trois hommes.

Désormais, il ne faut pas s’attarder dans les parages. La nuit est de plus en plus claire et s’ils se font surprendre, c’est une catastrophe. Le chef roule le linge bien serré autour du squelette pour pouvoir le transporter facilement. Il fait vite mais ses gestes sont empreints d’un immense respect. Pendant ce temps, les deux autres remblaient le trou avec la terre qu’ils ont pelletée.

Puis, ils se séparent, chacun partant dans une direction différente pour ne pas attirer l’attention. En chemin, l’un et l’autre jettent dans un buisson ou un fossé leur pelle pour ne pas se faire remarquer.

–– On se retrouve là-bas, dit le chef…

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I RÉVÉLATION Rome, 45 ans plus tard, en 303.

–– Alors ? Cette grande nouvelle ? demande Maximus en retrouvant son ami Titus.

Titus fait une drôle de moue. Il savoure déjà l’effet de sa demande.

–– Figure-toi que je vais…

Il s’arrête et regarde Maximus, assis à côté de lui. Son ami est suspendu à ses lèvres. Il faut dire que Titus a tout fait pour attiser sa curiosité. Voici trois jours qu’il lui répète qu’il va bientôt lui annoncer une grande nouvelle. Trois jours durant lesquels Maximus est passé par toutes les hypothèses. Titus et lui sont amis depuis si longtemps qu’ils se connaissent sur le bout des doigts et Maximus est un peu vexé de n’avoir pas réussi à trouver à l’avance ce que Titus compte lui révéler.

Juste à côté d’eux, Aghilès, l’esclave de Maximus, les regarde, amusé. Il connaît le caractère vif et impatient de Maximus ; les atermoiements de Titus le mettent au supplice. Quant à Titus, il sait qu’il est un beau parleur, un maître dans l’art de se mettre en scène. Il est possible qu’il ne s’agisse là que d’un effet d’annonce et que la nouvelle n’ait rien d’extraordinaire. Aghilès est curieux de savoir de quoi il s’agit.

–– Je vais…

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Titus regarde Maximus, plisse le nez et hésite.

–– Je ne sais pas si…

–– Oh arrête Titus ! s’agace Maximus. Ne me fais pas croire que tu ne peux pas me le dire.

Titus fait mine de réfléchir puis se lance enfin.

–– Je vais prendre ma toge virile !

Maximus ouvre la bouche sous le coup de la surprise. À côté de lui, Aghilès s’attendait à tout sauf à ça.

–– Ta toge virile ? répète Maximus qui n’est pas certain d’avoir bien compris.

Titus sourit franchement, ravi de sa surprise.

–– Ma toge virile, répète-t-il fièrement. Épaté, non ?

–– Étonné surtout, répond Maximus qui, en réalité, est plutôt contrarié.

Des deux, il est le plus grand. En âge, pas en taille car Maximus est très petit et chétif. Logiquement, il aurait dû prendre sa toge virile avant son ami. Ce rite de passage est un moment très important dans la vie d’un jeune garçon. Le jour où il prend la toge virile, il devient officiellement un citoyen aux yeux de la cité romaine. Certes, il est toujours sous l’autorité de son père, mais il est déjà un peu un adulte, considéré comme tel par les autres. C’est une vraie reconnaissance et Maximus aurait aimé passer par là avant son ami. Après lui, il lui semble que la chose aura moins de saveur, un je-ne-saisquoi de déjà-vu. À Rome, la prise de la toge virile se fait quand le garçon a entre quatorze et dix-sept ans. Or Titus vient tout juste d’avoir quinze ans…

–– C’est mon père qui a décidé que la cérémonie pouvait avoir lieu, explique Titus en bombant le torse. Il a sans doute considéré que j’étais prêt.

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Il y a dans la voix de Titus une telle fierté qu’elle pique Maximus dans son orgueil. Son père à lui n’a rien décidé de la sorte…

–– Félicitations Titus ! lance alors Aghilès qui observe Maximus du coin de l’œil et devine son état d’esprit.

–– Merci Aghilès. J’espère que vous viendrez.

Aghilès ne peut répondre à la place de Maximus. Ce n’est pas lui qui décide et il n’a aucun droit au chapitre. Il fixe intensément Maximus qui se ressaisit sous la brûlure de son regard.

–– Bien sûr ! Nous serons là. Maximus s’oblige à sourire.

Et parmi les premiers ! ajoute-t-il.

Il se force, mais voir la mine réjouie de son ami le ramène peu à peu à la raison. Il n’a pas lieu d’être jaloux. Ce n’est pas de la faute de Titus si son père à lui ne lui a toujours pas proposé de prendre la toge virile.

–– Quand est-ce ? demande Maximus qui prend enfin du recul et s’intéresse vraiment à son ami.

–– D’ici deux semaines. En attendant, nous avons beaucoup de choses à préparer. Tu penses bien que mon père ne va pas lésiner sur les moyens.

Flavius Octavius, le père de Titus, est un riche marchand qui tient une affaire d’animaux sauvages. Son commerce est florissant et sa réputation s’étend bien au-delà de Rome. Ses animaux ont la réputation d’être plus beaux et plus impressionnants que ceux de ses rares concurrents. Lorsque l’Empereur veut organiser un spectacle avec des rhinocéros ou des buffles, c’est à Flavius Octavius qu’il s’adresse. Quand un riche sénateur veut offrir à sa femme un oiseau rare ou une girafe, il va trouver Flavius Octavius. Il n’est pas une commande extravagante que le père de Titus ne sache honorer. Pour se fournir en bêtes sauvages, Flavius Octavius organise des expéditions auxquelles il participe presque à chaque fois. Ensuite, il s’occupe de ses 11

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bêtes avec un soin presque maternel. Plusieurs fois, il lui est même arrivé d’aller reprendre un animal chez un client qui ne le traitait pas suffisamment bien à son goût.

Pour fêter la prise de toge de son fils, nul doute que Flavius Octavius fera les choses en grand. D’autant que Titus est son fils unique.

–– La toge virile, répète Maximus, les yeux dans le vague.

C’est incroyable.

Titus perçoit le ton légèrement mélancolique de son ami et comprend dans quel état d’esprit il se trouve très certainement.

Tout à coup, il se sent un peu honteux d’en avoir tant rajouté depuis quelques jours.

–– Oh, tu sais, dit-il pour tenter de minimiser les choses, cela ne va pas changer ma vie !

–– Qui sait ? répond Maximus, pensif.

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II DANS LA NUIT… Deux semaines plus tard.

Comme il arrive à proximité de sa maison, Proculus commence à mieux respirer. La pénombre de la ruelle le rassure.

Il se détend. Plus que quelques pas et il sera chez lui, en sécurité.

Une fois par semaine, Proculus rejoint une petite communauté chrétienne pour assister à la messe et vivre un moment fraternel.

Le jour du rendez-vous change régulièrement, le lieu également, pour éviter d’attirer la curiosité des voisins et éveiller les ­soupçons. Proculus y va seul, en cachette. À sa femme et ses enfants, il raconte qu’il reste tard à la boutique pour faire ses comptes. À ses amis qui l’invitent parfois ces soirs-là, il rétorque qu’il doit passer la soirée avec sa femme. Jusqu’à présent, tout le monde l’a toujours cru. Proculus est un homme consciencieux et amoureux. Personne n’oserait remettre en doute ses paroles.

Proculus a toujours peur quand il sort. Il craint de croiser une patrouille, d’être dénoncé, suivi et arrêté. Il a peur, comme la plupart de ses frères chrétiens, et pourtant, il continue de se rendre à son rendez-vous hebdomadaire. C’est là qu’il puise sa force. Il en a besoin pour nourrir sa foi en ce Jésus-Christ qui a changé sa vie.

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Proculus a découvert le Christ vraiment par hasard. On pourrait même dire que la foi lui est tombée dessus. Il entreposait des marchandises dans la courette à l’arrière de sa boutique lorsqu’un jeune garçon a dégringolé sur lui depuis le toit en l’assommant à moitié.

–– Aidez-moi ! Au nom du Christ, aidez-moi ! lui avait-il murmuré juste avant de se dissimuler dans un ballot de coton.

L’instant d’après, une tête casquée apparaissait à la lisière du toit.

–– Où est-il ?

Proculus, encore un peu hagard, a levé la tête et regardé le soldat sans vraiment comprendre ce qui arrivait.

–– Pardon ?

–– Le garçon… Où est-il ? beugla de nouveau le soldat d’une voix lourde de menaces.

Il sauta dans la cour et l’inspecta du regard. Il était trapu, les épaules larges, le regard sombre surmonté d’épais sourcils noirs qui se rejoignaient presque entre les deux yeux, la mâchoire carrée et légèrement proéminente.

–– Le garçon, où est-il ? aboya-t-il pour la troisième fois.

Alors, sans qu’il comprît vraiment pourquoi il agissait ainsi, Proculus montra la rue du doigt et prit un air indigné.

–– Il m’a à moitié assommé. Il est parti par là.

Le soldat retroussa sa lèvre supérieure en un sourire méchant et il se rua à l’extérieur avec un grognement satisfait.

–– Je vous en prie… murmura alors Proculus entre ses dents.

De longues minutes plus tard, quand il fut évident que le soldat ne reviendrait pas, Proculus écarta les balles de coton et regarda longuement le garçon qui s’y cachait. Ce dernier l’observait, les yeux brillants de reconnaissance. Puis il s’est relevé et a serré Proculus dans ses bras sans rien dire avant de disparaître. Il y a des gestes qui valent bien plus que des mots. Cette 14

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étreinte a bouleversé Proculus. La nuit même, il rêva d’un homme jeune, très brun, le visage souriant et infiniment bon, qui le serrait à son tour dans ses bras en lui murmurant : « Ce que vous faites au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous le faites. » Quelques mois plus tard, Proculus devenait chrétien.

Proculus arrive devant la porte de sa maison lorsqu’une ombre surgit devant lui.

–– Bonsoir Proculus…

Le sang de Proculus se fige dans ses veines.

–– Tu rentres bien tard.

La lumière dans la ruelle est faible, Proculus ne distingue pas bien son interlocuteur. Mais au ton faussement mielleux de sa voix, il perçoit immédiatement le danger.

–– Ce n’est pas très raisonnable, tu sais. La nuit, les rues de Rome ne sont pas sûres.

Proculus déglutit.

–– J’ai l’habitude, répond-il.

Il peine à maîtriser le tremblement de sa voix.

–– Je sais, je sais… poursuit le mystérieux personnage. Une fois par semaine, tu rentres tard… J’ai remarqué…

–– Les comptes de la boutique, tente Proculus.

–– Ça, c’est ce que tu fais croire à ta femme et à tes deux fils.

Mais je ne suis pas dupe.

Proculus cesse de respirer.

–– Ils sont beaux d’ailleurs, tes fils, ajoute alors l’homme d’une voix menaçante. Et ta femme aussi. Il serait dommage qu’il leur arrive du mal.

Proculus sent ses jambes se dérober sous lui à l’évocation de sa famille. Il tend la main vers le mur pour ne pas tomber.

–– Où sont-ils ? souffle-t-il au comble de l’angoisse.

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–– Oh, ne t’inquiète pas, poursuit l’homme. Ils dorment bien sagement. À moins que tu décides de ne pas collaborer avec moi.

L’homme s’approche un peu plus de Proculus qui sent son haleine sur son visage. Quand il aperçoit l’étrange sourcil noir qui barre presque entièrement le front de son interlocuteur, il tressaille de surprise.

–– Si tu me disais où tu étais à l’instant, Proculus ? lui siffle alors l’homme en retroussant sa lèvre supérieure.

–– Je… Je faisais mes comptes… à… à la boutique.

L’homme frappe un grand coup contre la porte qui craque.

Proculus sursaute et se recroqueville.

–– Tu mens ! tonne le soldat. Je sais que tu étais à l’une de ces petites réunions secrètes…

Proculus ne dit rien. Il prie pour que tout ceci ne soit qu’un mauvais rêve.

–– Où étais-tu ?

–– Je… ne…

–– Ton plus jeune fils… susurre alors l’homme. Quel âge a-t-il déjà ?

Aussitôt, une image surgit dans l’esprit de Proculus : son fils, Rogatien, avec ses bouclettes brunes et ses traits potelés de l’enfance. Il vient d’avoir dix mois.

–– Où étais-tu ? répète le soldat en s’approchant encore plus près de lui.

Alors, les jambes de Proculus lâchent. Il s’effondre le long du mur et bredouille en sanglotant. L’homme se penche et l’écoute, un sourire carnassier sur les lèvres.

Le soldat est parti depuis longtemps lorsque Proculus se relève enfin. Il n’a plus de larmes, plus d’énergie, plus rien. Il se sent vide, mort presque. Alors, lentement, il ouvre la porte de sa 16

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maison. Il passe devant la chambre de ses enfants et regarde par la porte leurs deux petites silhouettes allongées sur leurs couches. Puis, il gagne sa chambre, se déshabille mécaniquement et se glisse sous les draps aux côtés de sa femme. Il a la raideur d’un cadavre.

Sa femme soupire d’aise en l’entendant rentrer.

–– Bonsoir Proculus, lui murmure-t-elle dans un demisommeil. Tu as terminé tes comptes ?

Proculus fixe le plafond, le regard éteint.

–– Oui. C’était un peu plus long que d’habitude.

Sa femme lui passe alors la main dans les cheveux, une main lourde de sommeil.

–– Merci de veiller sur nous, souffle-t-elle, amoureuse, avant de se rendormir.

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III UN GRAND JOUR –– Titus ! Il est l’heure !

Flavius Octavius vient d’entrer dans la chambre de son fils.

C’est si rare qu’il y pénètre que cela suffit à rendre l’instant solennel.

Titus ouvre un œil et voit son père ouvrir les persiennes puis se tourner vers lui, l’air grave.

–– Il est temps, dit-il.

Titus se redresse dans son lit et hoche la tête. Aujourd’hui est un grand jour. Son jour !

–– Ta mère t’attend, dit alors Flavius Octavius.

Titus sort de son lit et veille à bien poser le pied droit en premier par terre. Tout futur jeune adulte qu’il est, il n’en reste pas moins très superstitieux. Il ne s’agirait pas de gâcher une journée pleine de promesses à cause d’un peu de précipitation.

D’ailleurs, afin que les dieux lui soient favorables et pour que son entrée dans sa nouvelle vie se fasse sous les meilleurs auspices, le garçon a dormi avec la traditionnelle tunique blanche sans couture.

Flavius s’avance vers son fils et regarde avec attention son visage glabre.

–– Toujours pas ? demande-t-il en souriant malgré lui.

Titus passe sa main sur son menton et secoue la tête. Pas le moindre poil de barbe n’a fait son apparition depuis que son 19

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père lui a annoncé qu’il prendrait la toge virile. Et la nuit n’a rien apporté de nouveau. Titus n’a pourtant pas ménagé ses efforts pour tenter d’obtenir quelques poils. Il s’est consciencieusement enduit le bas du visage matin et soir avec un mélange d’huiles conseillé par un apothicaire.

–– Peu importe. Nous ferons sans, décrète Flavius Octavius.

La tradition veut en effet que le jeune homme qui prend la toge virile offre aux dieux ses premiers poils de barbe.

–– N’est-ce pas gênant ? s’inquiète aussitôt Titus qui déteste l’idée de ne pas remplir tous ses devoirs envers les dieux.

–– Tu n’es pas le premier à entrer imberbe dans l’âge adulte, se moque son père.

Lorsque Flavius Octavius et Titus sortent enfin de la chambre, une grande agitation règne dans l’atrium de la maison. Ils sont nombreux ceux qui sont venus assister à la prise de toge virile de Titus. Gens de la maison, esclaves, famille, clients de son père, amis, personnalités en vue… Flavius Octavius a convié beaucoup de monde pour célébrer son fils et presque tous ont accepté l’invitation. On sait que le riche marchand ne fait pas les choses à moitié. La fête s’annonce somptueuse et rares sont ceux qui voudraient la rater.

Titus, d’ordinaire très à l’aise, se sent soudain minuscule au milieu de cette foule où il lui semble ne connaître presque personne. Il ne s’attendait pas à voir autant de monde dès son réveil. Heureusement, une tête dépasse au-dessus de toutes les autres. Aghilès, immense, est là qui le regarde s’avancer. Si Aghilès est présent, Titus sait que Maximus n’est pas loin. Il sourit : ses bons amis sont présents.

C’est l’essentiel.

Titus et son père s’approchent de l’autel des dieux lares, les dieux protecteurs de la famille. L’autel est magnifique. Sa mère l’a décoré de fleurs et de petites lampes à huile. Flavius Octavius 20

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et Titus déposent ensemble une impressionnante corbeille de fruits au pied de l’autel. Les lares aiment les offrandes et personne n’est trop généreux avec eux.

–– Titus, ta bulla… demande alors officiellement Flavius Octavius à son fils.

Les mains de Titus tremblent légèrement lorsqu’il retire l’amulette en or en forme de boule qu’il porte autour du cou depuis sa naissance. C’est elle qui lui assurait la protection des dieux. C’est en elle qu’il plaçait toute sa confiance dans les pires moments de sa vie. À présent, il doit s’en défaire. Le voilà qui quitte toutes les protections de l’enfance pour entrer dans l’âge adulte. C’est ce que veut la tradition mais ce n’est pas pour le rassurer.

Flavius Octavius place la bulla de son fils sur l’autel des dieux lares.

–– Ta toge prétexte1…

Titus tend à son père la toge bordée de pourpre qu’il portait jusqu’à maintenant. Cette bande pourpre en bas du vêtement lui assurait une protection elle aussi. Elle indiquait son statut d’enfant aux yeux du monde. Les gens savaient qu’ils n’avaient pas le droit de lui faire du mal. Il ne la portera plus à présent. À mesure que la cérémonie avance, Titus s’aperçoit que toute sa sphère de protection éclate en même temps qu’il entre dans l’âge adulte. Il éprouve une sorte d’insécurité tout à coup qui le rend très mal à l’aise.

Heureusement, la cérémonie ne lui laisse pas le temps de réfléchir beaucoup. Déjà sa mère s’avance en portant la toge virile, une toge entièrement blanche, celle qui fera de lui un citoyen romain à part entière.

1. La toge prétexte blanche, bordée d’une bande couleur pourpre, était portée par les garçons jusqu’à ce qu’ils prennent la toge virile, toute blanche.

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C’est Flavius Octavius qui passe la toge à son fils et l’aide à l’ajuster. Quand il a fini, Titus s’écarte légèrement. Toute l’assemblée applaudit.

–– Titus, tu entres dans l’âge adulte, dit son père avec une voix empreinte d’émotion. Ta vie va changer, mon fils.

Secrètement, alors que tout le monde défile pour le féliciter, Titus pense que sa vie lui allait parfaitement jusqu’à maintenant. Il n’a aucune envie qu’elle change…

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