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Charlotte Grossetête

Charlotte Grossetête et Camouche

Le Bal interdit

Chapitre 1

L’évasion

Une brochette de trois filles, alignées sur une banquette de pierre, mijote doucement au soleil. Un rayon doré traverse le cloître et tombe sur leurs joues pâles offertes à la lumière.

– J’ai l’impression de dégeler, murmure Apolline avec un sourire content.

– Ce n’est pas trop tôt, répond Sophie. Il fait chaud partout à Paris, sauf ici.

– L’hiver est comme nous ! dit Gabrielle, malicieuse. Il reste au couvent à longueur d’année sans permission de sortie.

Derrière elles, quelqu’un tape dans ses mains. L’écho claque et rebondit sur les piliers. Les trois

Les

Demoiselles de Versailles

amies sursautent et font volte-face pour affronter le regard sévère de Mère Marie-de-Saint-Télesphore.

Cette enseignante revêche, sorte de dragon camouflé sous un habit de religieuse, est surnommée « Télé » par ses élèves. Et toutes les pensionnaires le savent : moins on voit la Télé, mieux on se porte !

– Mesdemoiselles, il est interdit de s’exposer au soleil et à la paresse. Le premier va vous faire brunir, l’autre va vous faire moisir. Puisque vous ne savez pas quoi faire de votre temps, vous irez ce soir aider Mère Marie de Saint-Angésise à la lingerie.

– Mais… Nous attendions…

– L’heure des visites ? Dans l’intervalle, vous auriez pu coudre, dessiner, ou jouer du clavecin, bref, occuper vos dix doigts et votre cervelle trop légère ! Filez au parloir maintenant. Les familles sont arrivées.

Les filles s’esquivent sans demander leur reste, y compris Gabrielle l’orpheline, qui n’attend personne.

Elle court même plus vite que les autres. Question de prudence : aux dernières Pâques, la voyant seule

et craignant qu’elle ne reste désœuvrée, Télé lui a fait astiquer tout le parquet du grand réfectoire !

Le parloir sent la cire d’abeille et bourdonne comme une ruche. Huit ou dix familles y sont réunies en cette journée de juillet où les pensionnaires bénéficient de l’une de leurs rares permissions de visite. Sophie prend Gabrielle par la main et l’entraîne vers ses parents :

– Gabrielle peut-elle s’asseoir avec nous ? demande-t-elle après les effusions des retrouvailles.

– Bien sûr, répond gentiment le père de Sophie, un tailleur qui a fait fortune en habillant les dames de la cour. Installez-vous. Nous avons apporté quelques douceurs…

Il déballe de délicieuses brioches, mais l’attention de Gabrielle et Sophie est attirée par la conversation d’à-côté : à la table voisine, Apolline reçoit la visite de sa cousine Henriette, une élégante de dix-sept ans, dont la voix haut perchée couvre le brouhaha général.

Ma pauvre, quelle robe tragique !

Merci ! La tienne est plutôt comique.

Tu peux rire ! En tout cas, celle que j’aurai au bal éclipsera tout. Quel bal ?

Demain, à Versailles, je vais être présentée au Roi ! Ha ! Je t’imagine là-bas !

Apolline de Sarliac entre à la Cour.

Le rire pointu d’Henriette interrompt les conversations. La donzelle s’en rend compte et reprend plus discrètement : – Console-toi, ma pauvre, tu ne seras pas toujours ainsi attifée d’un sac pareil en guise de robe. Au fait, combien d’années dois-tu encore passer ici ? Cinq ans ? Quelle chance tu as, et comme c’est important d’apprendre la grammaire latine avant la danse ! Ha ha ! Au revoir ma chérie. J’ai été ravie de discuter avec toi, mais je risque de m’enrhumer dans cette glacière, et ma suivante m’attend dehors.

Mademoiselle

À la table voisine, Sophie et Gabrielle n’ont pas perdu une miette, ni des brioches, ni de la conversation. M. Gébaut, le père de Sophie, regarde Henriette s’éloigner et maugrée :

– Bon débarras.

– Parlez moins fort, mon ami, les voûtes résonnent, murmure son épouse.

– Oh, mais qu’elles crient si elles veulent, répond le tailleur en haussant les épaules. Des fâcheuses pareilles mériteraient qu’on leur hurle leurs quatre vérités ! Sophie, propose donc à ton amie de se joindre à nous. Elle a besoin que l’on prenne soin d’elle.

Sophie fait signe à Apolline, qui vient s’asseoir en tremblant de dépit.

– Goûte cette brioche, jeune fille, propose M. Gébaut à la pensionnaire. Le sucre est le meilleur remède contre l’amertume.

Sophie regarde son amie dévorer la pâtisserie à belles dents, et remercie son père d’un sourire. Elle aime ses parents, plus affectueux que beaucoup d’autres. Quel dommage pourtant qu’ils soient

persuadés de lui offrir la meilleure éducation possible en la confiant au couvent !

M. Gébaut s’adresse de nouveau à Apolline :

– La semaine dernière, j’ai vu une comédie de M. Molière qui parlait de ta cousine. Elle s’appelait Les Précieuses ridicules.

Apolline tousse de rire : cette plaisanterie lui a fait avaler sa bouchée de travers, mais l’humour est un remède encore plus bienfaisant que le sucre !

– Mieux vaut rire que pleurer de ces mijaurées-là, reprend le tailleur. Moi, je viens de perdre une grosse somme d’argent à cause de trois de ses semblables.

– Ah bon ? demande Sophie à son père.

Oui ! Des coquettes de la Cour m’ont fait exécuter pour ce fameux bal des robes somptueuses. Elles ont annulé leur commande quand le tailleur de la reine s’est déclaré disponible pour les vêtir. Et j’avais eu la naïveté de ne pas les faire payer à l’avance !

Sophie a l’impression de sentir s’allumer dans son cerveau un lustre à mille chandelles, comme à

chaque fois qu’elle a une idée de bêtise absolument lumineuse.

– Quel gâchis ! répond-elle, faussement consternée. Que vas-tu faire de ces robes, Papa ?

– J’essaierai de les vendre pour le prochain mariage princier, grogne M. Gébaut. Il est beaucoup trop tard pour ce bal-ci. Mais la mode change si vite ! Je crains qu’elles ne plaisent plus dans trois mois.

Quelques heures plus tard, la nuit est tombée sur Paris. Dans la lingerie du couvent, quatre ombres s’activent à la lueur de quelques bougies. Mère Marie de Saint-Angésise, la vieille lingère, qui cache un cœur d’or sous son tablier blanc, repasse un dernier jupon. Les filles, entre elles, l’appellent Ange.

– Montez vous coucher, mesdemoiselles. Je dirai à Mère Marie de Saint-Télesphore que je vous ai fait grâce de la dernière demi-heure.

– Mais non, ma Mère, nous allons plier ces cinquante draps pour vous, répond Sophie. À trois cela ira vite. Retirez-vous, vous bâillez : nous finirons seules.

Les Demoiselles de Versailles

– Vous êtes gentilles. Avec l’âge, c’est vrai, le soir je n’en peux plus… Bonne nuit, dans ce cas, mesdemoiselles !

Restées seules, les trois amies vont jusqu’au bout de leur tâche, parce qu’il leur plaît de rendre service à la vieille religieuse dévouée, et aussi parce qu’elles ont une idée en tête et guettent tout bruit suspect. Leur prudence est superflue ; le couvent s’est endormi. On n’entend que le clapotis du ruisseau qui, traversant l’extrémité de la salle, sert à évacuer les détritus du couvent jusque dans la Bièvre voisine. Le canal percé dans le mur du bâtiment est étroit, mais depuis deux heures qu’elles travaillent à la lingerie, elles ont eu le temps de le mesurer du regard…

Sophie fait signe aux autres de s’en approcher.

– L’eau pue, quelle horreur, murmure Gabrielle.

– Avez-vous pensé à Ange ? chuchote Apolline.

La Télé va lui tomber dessus quand notre absence sera découverte ! Et elle ne va pas passer un bon moment…

Sophie répond d’un ton brusque :

Bal interdit

– Ange a survécu à trois guerres. Elle est forte. Et arrêtez de trouver des prétextes pour rester ici.

Voulez-vous aller au bal, oui ou non ?

– Oui, souffle Gabrielle.

– Je ne sais pas danser, tente Apolline.

– Raison de plus. Car il ne faut pas compter sur la Télé pour t’apprendre !

– Et je ne sais pas nager non plus, ajoute Apolline. J’ai peur de me noyer !

– Crois-tu que je sache, moi ? grommelle

Sophie, inflexible. Mais l’eau n’est pas profonde et nous avons trois mètres à parcourir, le nez toujours hors de l’eau. Que veux-tu qu’il nous arrive ? Nous ne risquons rien, sauf de sentir mauvais.

Gabrielle et Apolline échangent un coup d’œil désolé. Toutes deux songent avec nostalgie à leur lit bien propre, là-haut, au milieu du dortoir où s’alignent trente couchettes identiques. En ce moment même, la liberté leur paraît chère à payer !

Mais ni l’une ni l’autre n’ose piper mot et elles regardent Sophie prendre les devants.

Comme dit maman, il faut souffrir pour se faire belle ! Dégoûtant.

Libres !

… et propres

Nos robes avaient déjà la couleur de la boue. Ça ne se voit pas.

En revanche, ça se sent !

En 1680, sous le règne de Louis XIV, Sophie, Gabrielle et Apolline sont pensionnaires dans un austère couvent parisien. Gabrielle reçoit au parloir la visite de sa cousine, une élégante qui se vante d’être bientôt présentée au bal de Versailles et se moque de la modeste robe brune de sa jeune cousine. Devant le dépit de Gabrielle, Sophie, fille de drapier, convainc ses amies « d’emprunter » à son père quelques tenues de rêve dans sa boutique et de se rendre incognito au bal interdit…

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