Pour Clara - Prix Clara 2022 - Nouvelles d'ados

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Prix Clara

Publié avec le concours de la Fondation d’entreprise La Poste. www.fondationlaposte.org

Et le soutien de la mairie de Paris.

© Fleurus, Paris, 2022, pour l’ensemble de l’ouvrage www.fleuruseditions.com

ISBN  : 978-2-2151-7835-4

MDS  : FS78354

Tous droits réservés pour tous pays. «  Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, modifiée par la loi n° 2011-525 du 17 mai 2011.  »

Sommaire

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Julie Rosiaux Les Masques 31 Salomé Frisch Pluyane et Solée 55 Zaynab Tobal Maamar Étincelles 97 Raphaël Sanchez Inhumation 117 Constance Icard Au cœur de la guerre 191 Bianca Tarantelli Perspectiva

Julie Rosiaux

Les Masques

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Je m’  appelle Julie et j’  ai quinze ans. J’  aime penser qu’  écrire me représente : l’  écriture a toujours été présente dans ma vie ; d’  une certaine façon, on met un peu de soi-même quand on écrit, avec ses émotions, ses opinions et ses rêves. C’  est un long chemin que j’  ai parcouru depuis que j’  ai commencé, un chemin bordé d’  histoires inachevées, de personnages créés pour rien, mais aussi de petites réussites, de courts textes écrits dans le bus, en classe, à deux heures du matin lors d’  une insomnie... L’  écriture, une vraie aventure ! Depuis que j’  ai découvert le monde des mots, je m’  y suis sans cesse réfugiée. J’  ai toujours aimé lire et la lecture a toujours fait partie de moi. Petite, on m’  a beaucoup lu d’  histoires, et dès que j’  ai réussi à faire la différence entre lettres et mots, j’  ai lu seule. Puis le monde des livres n’  a rapidement plus suffi. Des petites histoires se créaient dans ma tête. Alors j’  ai écrit ma première histoire. Une page double, une princesse, une sorcière et des oiseaux. C’  est là que tout a commencé. Et je n’  ai jamais arrêté de créer, d’  écrire. Je le savais, plus tard, je voulais être écrivain. Le prix Clara s’  est présenté plusieurs fois à moi en quelques mois. D’  abord, ma meilleure amie qui m’  a toujours soutenue m’  en a parlé, mais je ne pensais pas pouvoir y participer. Puis quelques mois plus tard, je suis allée pour la première fois au Salon du livre de Paris et j’  ai trouvé le recueil 2021 du prix Clara. Immédiatement acheté, immédiatement lu, immédiatement charmée. J’  étais décidée, j’  allais y participer. J’  avais commencé la veille à écrire un petit texte, quelques lignes griffonnées avant de dormir. C’  est après que j’  ai repris ces petites lignes et créé cette nouvelle. Le prix Clara m’  a permis de réaliser mon rêve. L’  écriture fait partie de moi. C’  est le petit coin personnel où on peut créer, être libre, s’  échapper dans un lieu où l’  on choisit tout, voyager dans un univers que l’  on découvre en même temps qu’  on le crée. Ça ouvre un monde de possibles.

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Charlie aimait observer les gens par la fenêtre. Cela peut sembler bizarre, mais elle aimait découvrir ce petit bout d’humanité cachée. Ce n’était pas spécialement les gens qui l’intéressaient en réalité, mais plutôt les voir être eux-mêmes. Elle connaissait maintenant les fenêtres qui constellaient l’immeuble en face de chez elle. Elle trouvait ça beau, des mondes à part entière, si uniques et naturels pour chacune des personnes qui y vivaient. Des mondes si différents qui se côtoyaient d’une fenêtre, d’un étage à l’autre. Des mondes séparés par de simples murs.

Ce qu’elle préférait, c’était regarder par la fenêtre la nuit. Là, elle avait l’impression que les fenêtres illuminées étaient ses constellations à elle, des étoiles lointaines qui éclairaient des univers incomparables. Tous les soirs, elle observait ces univers.

De temps en temps, la lune se dévoilait entièrement et Charlie acceptait de lui accorder son attention pour la nuit. C’était alors un dialogue de regards silencieux qu’elles s’échangeaient jusqu’à ce que l’astre pâlisse à

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la lueur du soleil resplendissant. À ce moment-là, Charlie fermait les volets.

Mais lorsque la lune, à l’image de tout le monde, ne montrait qu’une partie d’elle-même, Charlie regardait la façade d’en face, appuyée contre le petit rebord de sa fenêtre. C’était mieux ainsi.

La plupart du temps, elle observait les fenêtres dans leur globalité, ne s’attardait sur aucune en particulier, ses yeux volant de l’une à l’autre en accordant à chacune la même importance. Une par-ci, une par-là. Il arrivait que ses yeux glissent vers le ciel, vers les étoiles qui prétendaient exister encore alors que la plupart avaient disparu depuis longtemps, et elle faisait son petit clin d’œil à la lune, comme pour lui dire « On se voit bientôt ».

Mais certains soirs, elle se concentrait sur une fenêtre en particulier et scrutait en détail l’intérieur, la décoration, l’ameublement et les gens, quand ils entraient dans son champ de vision. Elle les connaissait tous, à force, mais il y avait toujours ces petites choses qui changeaient.

Les fleurs du vase qui avaient fané et qu’il fallait changer, la commode qui était surchargée, il fallait jeter les bibelots et ne garder que les photos de famille, et puis la statue en plâtre de l’enfant du quatrième étage qui était tombée et qu’il avait fallu réparer en catastrophe

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parce que, même si elle était moche, c’est le petit qui l’avait faite, alors c’était la plus belle du monde.

Il y avait aussi les grands changements, les déménagements et les « On change la déco, je n’en peux plus du gris, on repeint les murs en bleu ». Charlie aimait voir ce genre de détails, mais elle appréciait tout autant laisser ses yeux glisser avec paresse sur la façade et voir les couleurs varier, remarquer les différents tons de luminosité des ampoules, tantôt un blanc froid, d’ailleurs il faudrait la changer, cette ampoule, on se croirait dans le métro, tantôt une couleur plus chaude et reposante. Et puis il y avait les gens. Les gens qui chez eux se comportaient sans fard, qui avaient déposé les couches de mensonges et de faux airs, qui font pour chacun office de maquillage au quotidien, dès qu’il s’agit d’interagir. Malgré tout, Charlie ne se mentait pas. Les masques étaient lourds. Elle avait vu des gens pleurer. Pas pleurer devant un film lorsque le chien du héros meurt. Non, elle avait vu des vrais pleurs, ceux qui déchirent le cœur. Ceux qui disent « Pourquoi ? ». Ceux qui laissent des traces même après que les larmes ont séché. Elle avait été témoin de disputes aussi, elle avait même eu peur quelques fois. Les cris, les portes qui claquent, elle connaissait.

Mais malgré un sentiment de culpabilité qui la tenaillait parfois, elle ne pouvait s’empêcher d’observer ces

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gens à leur insu, car apercevoir ces personnes et leurs appartements lui donnait un sentiment d’humanité si profond qu’elle se sentait exister. Et elle savait qu’elle n’était pas seule car elle voyait tous ces gens exister eux aussi. Exister sans mentir.

Alors elle levait les yeux, comme un rêveur regarde le ciel pour surprendre l’infini des possibles. Charlie s’arrêtait pour sa part au dernier étage de l’immeuble d’en face.

Les étages les plus hauts étaient les moins prometteurs, elle n’apercevait qu’une portion du plafond, parfois le haut d’un meuble. Elle ne s’attardait jamais sur ceux-là. Enfin, il y avait quand même cette femme qu’elle apercevait de temps en temps ouvrir sa fenêtre une tasse à la main, du café peut-être, ou du thé. Elle avait toujours l’air fatigué, pourtant elle était si belle et si jeune. Cette fatigue était bien trop prématurée. Chaque fois elle s’accoudait sur le rebord de la fenêtre et fixait l’horizon. D’où elle était, Charlie ne voyait pas ce qu’elle regardait. Peut-être ne regardait-elle rien du tout. Fixer l’horizon permet de s’échapper. On se dit qu’on regarde le bout du monde. Au dernier étage, il y avait aussi ce balcon qu’elle aimait bien, avec plusieurs pots dans lesquels des arbustes exotiques s’élevaient, pleins d’espoir vers le ciel, sans réaliser qu’ils étaient si loin de là où ils auraient dû être. Et elle tournait tous les jours à 17 heures son regard vers le balcon pour voir un

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vieil homme venir s’occuper de ses plantes, une petite fille sautillant autour de lui. Même si ces arbres ne connaissaient pas le sort qui aurait dû leur être réservé, elle aimait assister à ce moment de complicité entre le vieil homme et la fillette.

Les appartements en face de sa fenêtre étaient parfaits. Elle avait une très bonne vue sur tout ce qu’il pouvait s’y passer. Il y avait cet appartement où les rideaux étaient toujours fermés, le matin, la journée, le soir, la nuit. Mais ces rideaux étaient des rideaux blancs, ni tout à fait opaques ni tout à fait transparents, juste assez pour piquer la curiosité de Charlie. Avec le temps elle avait réussi à deviner que c’était le salon et qu’il y avait un grand tableau qui recouvrait presque tout le mur de gauche. Tous les soirs, les habitants allumaient la télévision. Des couleurs, des formes floues et des ombres prenaient alors vie sur le tissu mystérieux. Charlie ne cherchait jamais à savoir quel programme était diffusé. Elle regardait juste le ballet brumeux sur le rideau.

Et puis il y avait son appartement préféré, un peu en contrebas, aux murs orange et la plupart du temps en bazar. Elle voyait le couple qui y vivait aller et venir sans arrêt et elle avait cru distinguer une chaise pour bébé dans la cuisine. Elle espérait bientôt voir le bébé pour confirmer sa théorie de l’enfant en bas âge.

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Charlie savait que certaines personnes n’aiment pas le désordre. Elle, au contraire, adorait ça. C’est dans le désordre qu’on voit le plus ce qu’une personne est réellement. À ses yeux, ranger était synonyme de cacher. Ne surtout pas montrer aux autres qui on est. Faire en sorte que tout soit propre pour parfaire sa mise en scène et plaire aux autres. Elle savait que c’était une vision dure et qu’elle était proche de juger les autres. Mais elle ne voyait pas le monde autrement.

C’était pour ce désordre que cet appartement était son favori. D’accord, la table était ensevelie sous une montagne d’objets divers. Bon, le sol aussi. Et puis tous les meubles en fait. Mais à travers tout ça elle pouvait saisir les passions : des livres un peu partout, un peu dans tous les sens, un peu de toutes les tailles. Un énorme poster Star Wars que la femme avait déplié plusieurs fois sans jamais trouver de place pour l’accrocher. Le tiroir de la cuisine qui ne fermait plus car il y avait trop d’ustensiles de cuisine. Pour Charlie, c’était ça, la vie. Tous ces petits détails. Pas cachés. Cela lui faisait mal au cœur de voir le couple ranger sa vie dès que des amis venaient pour la soirée. Elle détestait voir tous ces gens cacher leur véritable identité. Enfin elle ne détestait pas. Ça l’attristait.

Alors elle avait préféré rester loin de tous ces gens pour les regarder, son regard capturant les détails. Des

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gens qui mangeaient en discutant, des regards échangés, un adolescent qui faisait la vaisselle en regardant pensivement par la fenêtre, un nouveau coussin sur le canapé ou des retraités qui se balançaient dans le salon au rythme d’une musique.

Et lorsque toutes les lumières s’éteignaient, elle repensait aux constellations de lumières sur la façade d’en face et sur toutes les façades du monde et elle se sentait mieux. Elle regardait un peu les étoiles, disait au revoir à la lune et se couchait en se demandant à quoi elle ressemblait, elle, dans le noir, le front contre la vitre froide de sa fenêtre à regarder pensivement les gens exister. Puis, allongée dans son lit, alors que le sommeil la fuyait, elle se demandait pourquoi et comment tous ces gens pouvaient enfiler autant de masques alors qu’elle, elle était incapable d’en porter un seul. ***

– Charlie, dépêche-toi, on a rendez-vous dans une heure et ce n’est pas à côté !

Cette nuit-là, Charlie n’avait pas quitté le rebord de la fenêtre. C’était la nuit de la lune. Elle dessina un losange dans la buée que son souffle laissait sur la vitre.

– Charlie !

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La jeune fille sentit une vague d’agacement la parcourir.

– Je ne viendrai pas !

La porte s’ouvrit soudainement, laissant pénétrer un grand rayon de lumière dans la chambre qui n’avait connu que l’obscurité ces derniers mois. Sa mère, avec ses cheveux blonds ébouriffés et la lumière qui la frappait dans le dos, faisait presque penser à une créature surnaturelle. Charlie pouvait voir sur son visage qu’elle était énervée, mais la colère disparut bien vite pour céder sa place à l’inquiétude. C’était souvent comme ça ces derniers temps de toute façon.

– S’il te plaît, Charlie. Si tu ne le fais pas pour toi, fais-le au moins pour moi. Ou pour ton frère. Il est inquiet et il ne comprend pas.

Charlie frissonna. Grogna. Attrapa son blouson sur sa chaise, passa devant sa mère sans lui adresser un regard, traversa le salon les yeux rivés au sol et fonça dans la voiture. Ça faisait deux mois que ses parents voulaient qu’elle aille voir un psy. Autant en finir une bonne fois pour toutes.

Elle n’avait que ses pantoufles aux pieds et commençait à regretter de ne pas avoir enfilé de chaussures décentes. Les chaussons ne rivalisaient pas avec le froid déjà mordant de l’automne. Son souffle formait un petit nuage devant elle à chaque expiration. Elle se

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souvint que, petite, elle s’amusait à faire la locomotive en soufflant en l’air ces petits nuages blancs hivernaux.

Sa mère la rejoignit dans la voiture. Elle arborait un petit sourire gêné. Charlie ne put s’empêcher de penser qu’elle mentait encore. Ils mentaient tous. Toujours. Elles roulèrent dans un silence pesant qui s’enroulait autour d’elles comme pour rappeler toutes les amorces de discussions tentées par sa mère et ignorées par Charlie. Elle ne savait pas vraiment si sa mère avait abandonné. Elle n’y pensa pas et observa juste par la vitre. Le rebord de sa fenêtre lui manquait déjà. Finalement, la voiture s’arrêta devant un immeuble d’un blanc délavé assez banal.

– C’est là, dit sa mère en lui tendant un chèque. Je t’attends sur le parking.

Sa voix et sa main tremblaient un peu. Charlie se contenta d’un vague hochement de tête. Elle savait que c’était méchant, mais après tout, sa mère l’avait forcée à venir. Elle sortit de la voiture en claquant la porte plus fort que nécessaire. Elle entra dans le hall et, à l’autre bout, un garçon roux de son âge retint l’ascenseur dans lequel il venait d’entrer.

Elle se dépêcha de le rejoindre et se plaqua dans un coin en grommelant un remerciement. Les portes se fermèrent, la cabine s’éleva doucement sans bruit. Puis dans un léger sursaut, s’arrêta. Charlie se prépara à

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sortir… mais les portes ne s’ouvrirent pas. Sans même le vouloir, elle échangea un regard avec le garçon.

– C’est normal, ça ? demanda Charlie après un court silence.

Le garçon haussa les épaules.

– J’imagine que non. On a quitté le rez-de-chaussée mais on n’a pas atteint le niveau 1. On doit être coincés entre les deux.

Charlie poussa un long soupir. Le garçon s’avança pour appuyer sur le bouton d’appel.

– Attends.

Charlie mit un instant avant de comprendre que c’était elle qui avait parlé. Elle avait dit ça sans le vouloir, sans même s’en rendre compte. Le garçon lui jeta un regard surpris.

– Tu es pressé ? demanda-t-elle.

L’air encore plus intrigué, le garçon répondit :

– Pas tant que ça.

Charlie mit un peu de temps avant de souffler :

– On peut rester un peu là ? Avant d’appeler ?

Ils se regardèrent en silence. Charlie se laissa glisser contre la paroi de la cabine. Une minute plus tard, le garçon s’assit en tailleur lui aussi.

– T’as rendez-vous ?

Elle hocha la tête. Comme s’il avait compris ce qu’elle ressentait, il hocha la tête aussi et balaya des yeux

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pensivement le petit espace de l’ascenseur. Charlie savait qu’un retard au rendez-vous ne serait pas un problème. Elle était en avance et de toute façon la psy ne s’attendait sans doute pas trop à la voir, car elle avait déjà raté les trois premiers. Ils restèrent un long moment dans le silence. Ce n’était pas le même silence que dans la voiture, plutôt un silence où on essaie d’appréhender la situation. De s’habituer à l’autre.

– Pourquoi tu ne veux pas y aller ? demanda soudain le garçon.

Il y avait de l’intérêt dans ses yeux. Ce n’était pas une question en l’air. Charlie fit la moue.

– Mes parents sont persuadés que j’ai un problème.

– Et ?

– C’est pas vrai.

– Tu t’es demandé pourquoi ils pensent ça ? fit-il en inclinant la tête sur le côté.

Charlie s’apprêtait à répondre lorsqu’elle se rendit compte que c’était un inconnu qu’elle venait de rencontrer. Elle lui lança un regard méfiant.

– Tu ne crois quand même pas que je vais te raconter ma vie alors que je ne te connais même pas.

Le garçon haussa les épaules. Il n’avait même pas l’air d’avoir considéré ce point.

– La psy que t’allais voir est une inconnue aussi.

– C’est différent. C’est son métier.

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Il la regarda avec sérieux.

– Pour moi, le principe c’est de parler à un inconnu. Et puis, tu dis ça alors que tu es prête à rester coincée dans un ascenseur pour ne pas la rencontrer.

Il lui fit un sourire. Charlie grimaça.

– Alors ?

– Au début des vacances d’été j’ai décidé de ne plus sortir de ma chambre. Voilà.

– Et tu n’es pas ressortie depuis ?

– Non.

Le garçon eut un temps d’arrêt.

– On est en novembre.

Il avait lâché cette phrase comme on lâche une pierre dans l’eau. Ça tombe et ça coule. C’est rapide. Mais ça a des répercussions : les vaguelettes. Charlie prit conscience grâce aux vaguelettes du temps qu’elle avait passé, du temps qu’elle avait perdu enfermée dans sa chambre. À vivre la vie des autres. Elle leva les yeux. À sa grande surprise, il ne lui demanda pas pourquoi elle n’était pas sortie. Il lui demanda gentiment :

– Qu’est-ce qui te dérange ?

Charlie haussa les épaules.

– J’ai juste l’impression qu’on vit dans un mensonge. Tout le monde fait semblant, on n’a pas le même comportement en fonction de la personne avec qui on est, avec qui on parle. Tout le monde cache tout. Ça me

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dérange que tout le monde fasse semblant de ne rien voir. Ou pire, que tout le monde ne voie rien parce que, justement, il y a trop de masques. Les personnes qui vont mal, la planète qui est malade et tous ces gens qui ne se rendent pas compte qu’il faut la soigner. Les gens qui créent des conflits pour tout et rien. Avant, je pensais que les adultes savaient ce qu’ils faisaient, qu’ils pouvaient avoir réponse à tout. Mais en fait je me suis rendu compte qu’ils n’arrivent même pas à se mettre d’accord entre eux.

Charlie s’arrêta.

– Je ne vois pas le rapport avec toi qui restes enfermée dans ta chambre, lâcha le garçon.

Elle releva la tête.

– Je suis une mauvaise menteuse.

Ils laissèrent la phrase planer un peu, prendre de l’importance puis s’envoler.

– C’est plus simple d’être soi-même quand on est tout seul.

Le garçon fronça les sourcils.

– Évidemment. Mais la vie, c’est pas chercher le choix le plus simple.

Charlie le regarda, moqueuse.

– C’est de qui ?

– De moi. Je ne crois pas que quelqu’un d’autre l’ait dit avant. Enfin. C’est pas bien joyeux tout ça.

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Charlie lui lança un regard noir. Le garçon lui sourit de nouveau.

– Ce que je veux dire, c’est que tu sembles toujours penser à des choses catastrophiques : la guerre, la planète malade, les mensonges. Mais tu vois, il faut aussi penser aux belles choses de la vie. Essaie de voir la beauté en chaque chose et tu vas comprendre qu’il n’y a pas que des masques. Par exemple, je pense aux enfants qui naissent…

– …et qui vont grandir dans un monde qui va de plus en plus mal.

– Aux mariages…

– …de personnes qui vont divorcer quinze ans plus tard au mieux.

– Comment peux-tu être aussi pessimiste ?

– Comment, toi, peux-tu être aussi optimiste ?

Ils se regardèrent dans les yeux en silence pendant un moment, un soupçon de défi saturant l’air. Finalement, le garçon soupira.

– Et si tu me laissais finir ce que j’ai à dire. Pour avoir un aperçu de mon monde.

Charlie leva les yeux au ciel et acquiesça.

– En fait, mon monde est assez simple, dit-il en s’esclaffant et en passant une main dans ses cheveux. Une fois, je ne sais pas si tu connais cet auteur, j’ai lu une phrase d’Oscar Wilde…

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Il ne lui laissa pas le temps de répondre et enchaîna.

– « Vivre est la chose la plus rare du monde, la plupart des gens se contentent d’exister, sans plus. » Cette phrase m’a tellement marqué que je n’ai pas eu besoin de la relire pour la retenir par cœur. Et depuis, je me suis fait ma propre définition de vivre : tout voir comme quelque chose de nouveau, comme une opportunité. D’accord il y a plein de choses horribles. Mais l’humanité et le monde sont si variés qu’il y a des choses à découvrir à l’infini. Alors, chaque jour, je me tiens à ma définition de vivre pour ne pas tomber dans l’existence.

Ce n’est peut-être pas la bonne définition mais c’est la mienne.

Le garçon regarda Charlie dans les yeux.

– Ce que je veux dire, c’est que si tu ne sors pas de ta chambre, si tu n’essaies pas de suivre les chemins compliqués, tu ne découvriras jamais rien. Les autres mettent des masques, laisse-les en mettre ! Tu es libre de sortir sans maquillage. D’ailleurs, sans vouloir te vexer, je pense que tu es allée un peu loin dans ton histoire de masques et de mensonges. Tu as en partie raison, mais tout n’est pas aussi noir. Les gens s’adaptent, c’est tout. Et c’est nécessaire.

Il se tut. Charlie ne réagit pas. Il agita la main devant elle.

– J’ai fini, précisa-t-il.

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Elle acquiesça.

– Tu as raison, dit-elle au bout d’un long moment de silence ; il avait soutenu sa réflexion comme un escalier lui permettant d’accéder à cette vérité.

Le garçon se laissa retomber en arrière un sourire aux lèvres.

– Évidemment que j’ai raison.

Le silence revint. Mais ne dura pas longtemps.

– Tu sais, dit le garçon, tu devrais vraiment essayer de faire un rendez-vous avec elle. La psy, je veux dire. C’est elle qui m’a fait découvrir cette phrase d’Oscar Wilde. Elle aime bien ce genre de phrase inspirante. Peut-être que tu en trouveras une à toi, qui sait.

Il se leva alors.

– Je peux appeler maintenant ? Ou tu veux encore rester enfermée un peu ?

Un petit air goguenard flottait sur son visage.

– Ha, ha ! Très drôle. Non c’est bon, dit Charlie en se relevant. D’ailleurs, je ne pense pas que tu portes un masque.

Il lui sourit.

– Tu m’en vois ravi.

– Tu t’appelles comment au fait ?

Une étincelle de défi s’alluma dans les yeux du garçon et des fossettes se creusèrent sur ses joues.

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– Ça te dit qu’on se voie demain au parc ? Dehors. Hors de ta chambre. On fera connaissance.

Charlie n’hésita pas. – Oui. Certains « oui » sonnent comme des promesses. Celuilà résonnait plutôt comme une porte qui s’ouvre.

Sixados, Sixbelles plumes

« L’écriture fait partie de moi. C’est le petit coin personnel où on peut créer, être libre, s’échapper dans un lieu où l’on choisit tout, voyager dans un univers que l’on découvre en même temps qu’on le crée. Ça ouvre un monde de possibles. »

Six jeunes auteurs nous proposent dans ce recueil de nouvelles talentueuses et singulières de voyager dans leurs univers de fiction. Leurs voix contemporaines nous embarquent dans des textes empreints d’une grande lucidité sur le monde qui nous entoure, secoué par les guerres, les tragédies humaines, les catastrophes climatiques, et sur l’interrogation en son avenir que porte chaque adolescent aujourd’hui. Mais dans ces nouvelles, on peut aussi y lire la résilience, l’espérance et l’espoir que demain nous offrira un monde meilleur…

Ce recueil contient : Les Masques, de Julie Rosiaux Pluyane et Solée, de Salomé Frisch Étincelles, de Zaynab Tobal Maamar

Inhumation, de Raphaël Sanchez

Au cœur de la guerre, de Constance Icard Perpectiva, de Bianca Tarantelli

Ce prix a été créé en mémoire de Clara, décédée subitement à l’âge de 13 ans des suites d’une malformation cardiaque. Destiné aux adolescents qui, comme elle, aiment lire et écrire, il est décerné par un jury présidé par Erik Orsenna et composé de personnalités du monde des lettres et de l’édition.

La vocation du prix Clara est caritative. Les bénéfices de la vente de ce livre seront versés à l’Association pour la Recherche en Cardiologie du Fœtus à l’Adulte (ARCFA) de l’hôpital Necker-Enfants malades.

12 € France TTC

Graphisme et illustration de couverture : Laurence Ningre.
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