9782215130086 quand la terre tremble

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QUAND LA TERRE TREMBLE...

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Conception de la couverture : Severine Roze Direction : Guillaume Arnaud Direction éditoriale : Sophie Cluzel Édition : Claire Renaud, assistée de Sanandra Collard Direction artistique : Élisabeth Hebert Conception graphique : Severine Roze Direction de fabrication : Thierry Dubus Fabrication : Marie Guibert © Mame, Paris, 2016 Site : www.mameeditions.com ISBN : 978-2-2151-3008-6 Code MDS : 652 368 Tous droits réservés pour tous pays. « Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. »

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Sophie de Mullenheim

QUAND LA TERRE TREMBLE...

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À ma famille

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La lumière est dans le livre.

Ouvrez le livre tout grand.

Laissez-le rayonner, laissez-le faire.

Victor Hugo, Discours d’ouverture du Congrès littéraire international – 1878

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1 Mexico Septembre 1985 La tête posée sur ses mains jointes, le corps en chien de fusil, Rafael fait semblant de dormir. À travers ses paupières entrouvertes, il observe son grand frère se préparer. Le petit garçon ne bouge pas. Il s’applique à garder une respiration bien régulière. Pablo ne doit pas savoir qu’il est déjà réveillé sinon il ne voudra plus dormir sur le même matelas que lui. Pour ne pas déranger son petit frère et être sûr qu’il se repose, Pablo serait capable d’aller dormir plus loin, à même le sol.

Sans bruit, Pablo attrape ses chaussures et sa précieuse blouse blanche, et se tourne vers le petit corps lové sur le matelas.

Rafael referme rapidement ses paupières. Il se retient de sourire. Pablo hésite puis pose tendrement sa main sur la tête de son frère. Enfin, il traverse la pièce en deux enjambées, ouvre la porte et la referme derrière lui.

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À peine a-t-il quitté la cabane que Rafael se redresse. Il s’assoit sur le bord du matelas et se frotte les yeux. Aussitôt, le petit chien qui dormait à ses pieds s’agite et vient poser sa truffe humide sur les jambes nues du garçon, qui gratte la tête de l’animal en souriant.

– Toi aussi tu faisais semblant de dormir ?

Le chien frétille de la queue comme s’il avait compris.

– Allons, lui lance Rafael. Il ne faut pas traîner. Je veux arriver le premier.

Rafael a dormi avec son maillot de corps et son short déchiré pour gagner du temps – de toute façon, il n’a pas de pyjama.

Il aplatit sa tignasse noire et emmêlée sur son crâne puis tâtonne pour trouver ses chaussures. En fait de chaussures, ce sont plutôt deux semelles découpées dans un morceau de pneu, qu’il attache à ses chevilles avec de la ficelle, bleue pour le pied droit et marron pour le pied gauche. En temps normal Rafael préfère marcher pieds nus. C’est beaucoup plus confortable. Mais là où il va, ce n’est pas prudent.

Lorsqu’il est prêt, le petit garçon sort à son tour dans la rue, son chien sur les talons. Ces deux-là sont inséparables depuis que Rafael a trouvé l’animal dans un carton de la chaîne de restaurants Taco y Taco. D’ailleurs, c’est ainsi qu’il a baptisé son fidèle compagnon : Taco y Taco. Tout le monde a beau lui dire que c’est un nom de chien beaucoup trop long, Rafael s’en moque. Son chien a le poil blond, de la couleur d’un taco

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justement, et le garçonnet estime qu’il ne pouvait lui trouver de meilleur nom.

– Allez viens, Taco y Taco, dépêchons-nous.

Dehors, le jour hésite à se lever. On voit poindre une faible lueur derrière les montagnes qui entourent la capitale mexicaine. Tout est calme. La ville est encore endormie. Comme d’habitude, l’agitation et le bruit ont régné jusque tard dans la nuit. Et puis, d’un coup, tout s’est tu pour quelques heures à peine. On n’entend plus au loin qu’un long vrombissement sourd. Comme un ronflement de géant qui dort.

Rafael tourne la tête vers ce ronronnement grave et régulier puis se dirige droit sur lui. Il a le pas sautillant et léger, un large sourire sur les lèvres. Il pense à la surprise qu’il va faire à son frère. Il échafaude des plans, programme sa journée.

Quelle excitation ! Rafael a toujours raffolé des surprises.

Plus il avance et plus le vrombissement enfle, devient rauque, puissant. Au détour d’une ruelle aux maisons de cartons et de tôles, Rafael aperçoit un premier camion, puis un deuxième et un autre encore. Bientôt c’est une longue file de véhicules toussant et crachant une épaisse fumée noire, qui s’étire jusqu’à une sorte de portique en ferraille gardé par une simple guérite sous un réverbère. Rafael longe l’étrange procession en tenant sa main devant sa bouche pour éviter de trop inhaler les gaz d’échappement. En réalité, les fumées nauséabondes ne l’incommodent plus depuis longtemps mais il fait ça pour Pablo.

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Pablo lui dit toujours que respirer tous ces miasmes n’est pas bon pour ses poumons. Et Pablo sait ce qu’il dit. Plus tard, il sera médecin.

En arrivant près de la guérite, Rafael fait signe à son chien de s’arrêter et de s’asseoir, puis il glisse sa main dans la poche usée de son short, celle qui n’est pas trouée, et en sort deux cigarettes un peu cabossées qu’il redresse entre ses doigts.

– Bonjour Ramon ! crie-t-il par-dessus le bruit des camions.

Le gardien baisse les yeux vers le petit garçon. Un sourire illumine immédiatement son visage rond et gras. Un sourire immense et blanc, avec une incisive en métal qui brille à la lumière du réverbère. Comme à chaque fois que Ramon sourit, Rafael ne peut s’empêcher d’admirer ce trésor dans sa bouche. Il faut dire que personne ici n’a les moyens de se payer une couronne dentaire. Si une dent est cariée, on se contente de l’arracher sans la remplacer, en espérant que les autres tiendront le coup plus longtemps. Mais Ramon n’est pas d’ici, ou plutôt il n’est plus d’ici. Il a déménagé depuis qu’il a trouvé ce poste fixe de gardien. Il vit dans le luxe maintenant, si l’on considère sa dent qui brille, son appartement en dur dans un immeuble un peu plus loin et sa bedaine impressionnante qui dépasse de son pantalon, au-dessus du ceinturon. Ici, beaucoup envient Ramon mais personne n’oserait jamais s’en prendre à lui. Il faut dire que l’homme sait se souvenir d’où il vient. Il ne refuse jamais l’accès du site à quiconque pourvu 14

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qu’on sache lui glisser de temps à autre quelque chose dans la main.

– Rafael ! s’exclame le gardien, avenant. Tu es bien matinal aujourd’hui, mon garçon.

Ramon regarde Rafael par-dessus son gros ventre. Il aime bien ce gamin avec son chien collé aux basques : Rafael est un rayon de soleil à lui tout seul. Il arbore toujours un sourire lumineux et affiche une éternelle bonne humeur. Rares sont ceux qui ne se laissent pas contaminer en sa présence. Ramon, comme de nombreux Mexicains, est très religieux, et pour lui ce n’est pas un hasard si Rafael porte le prénom d’un ange.

Parfois quand il le regarde, si petit, si joyeux, il se demande en effet s’il n’est pas un ange.

– C’est l’anniversaire de Pablo aujourd’hui, lance Rafael l’air triomphant. Je voudrais lui trouver quelque chose.

Il glisse discrètement ses deux cigarettes dans la main de l’homme en uniforme, mais Ramon s’est rembruni.

– Tu sais que tu ne dois rien emporter, dit-il sur un ton ­redevenu sérieux. Sinon Mario te fera la peau.

– Ça ne lui rapportera pas grand-chose, réplique Rafael, rigolard. Pablo dit que je n’ai que la peau sur les os !

– Rafael ! tonne Ramon.

– Ne t’inquiète pas Ramon. Je ferai attention.

Tout à coup, le klaxon furieux du camion arrêté devant la guérite le fait sursauter. Le chauffeur s’impatiente. La conver-

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sation entre l’enfant et le gardien a assez duré. Il n’a pas que ça à faire.

– Laisse ton chien ici, dit alors Ramon en indiquant l’arrière de sa guérite. Je jetterai un œil dessus.

Puis il fait signe à Rafael de se mettre sur le côté et attrape le laissez-passer du camion poubelle. Ce dernier redémarre dans un nuage de fumée noire et entre dans la décharge à ciel ouvert pour y déverser les tonnes de scories qu’il a récupérées à travers la ville durant la nuit.

Lorsque Ramon tourne la tête, Rafael a disparu. Taco y Taco en revanche est assis à l’endroit indiqué, droit sur ses pattes avant, la tête tournée vers la décharge. Il attend son maître qui est déjà en train d’escalader la montagne de détritus à la recherche du cadeau qui fera plaisir à son frère.

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2 Quand Claire ouvre les yeux, elle regarde son réveil et soupire. Cinq heures trente. Fichu décalage horaire ! Cela fait huit jours déjà qu’elle est arrivée à Mexico et elle ne réussit toujours pas à se caler sur l’heure locale. Elle se réveille aux aurores sans espoir de pouvoir se rendormir et, dès quatre heures de l’après-midi, elle bâille en rêvant à son oreiller. Au bureau de l’association, on l’a déjà surnommée la marmota.

Hier soir, pourtant, elle s’est couchée tard. Ses collègues l’ont emmenée dans un bar. Le bar où se retrouvent tous les humanitaires de la capitale mexicaine. Ils voulaient lui présenter un peu de monde. Il est important qu’elle fasse son trou à Mexico puisqu’elle a prévu de rester un moment. Ils sont rentrés à pas d’heure après avoir passé une excellente soirée où chacun a raconté ses différentes missions. Claire, elle, s’est contentée d’écouter tout en luttant contre le sommeil. Mexico est sa première expérience humanitaire. La jeune Française a pris deux années sabbatiques après ses études de langues – un master trilingue anglais espagnol. Elle parle couramment ­l’espagnol, et le Mexique a quelque chose d’irrésistiblement 17

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dépaysant et exotique. Elle veut rompre pendant quelques mois avec son quotidien, vivre différemment, se confronter aux autres et même, pourquoi pas, sauver le monde !

Claire s’assoit sur son lit et jette un long regard circulaire autour d’elle. La chambre est spartiate mais elle s’y attendait.

Elle n’est pas venue au Mexique pour vivre dans le luxe. Ça fait partie de l’aventure. Ce à quoi elle ne s’est pas préparée en revanche, c’est la grosse araignée velue qui escalade à l’instant le montant de son lit en fer.

– AAAHH !

Claire saute hors de son lit, frissonne au contact de la moquette, relève les doigts de pied, fonce sur ses chaussures, les enfile, imagine une autre araignée à l’intérieur, hurle de nouveau, regarde dans ses chaussures, les secoue, vérifie une nouvelle fois, grimace, serre les dents, remet ses souliers puis hurle encore en découvrant que l’araignée n’est plus là et qu’elle s’est sans doute glissée quelque part, l’épiant pour mieux la mordre quand elle retournera se coucher. Alors, elle s’avance courageusement vers son lit, arrache violemment les draps et les secoue loin d’elle. Rien. Absolument rien. C’est dommage car elle aurait volontiers écrasé l’araignée monstrueuse. Voilà qui l’aurait calmée et rassurée pour la nuit à venir. Déjà qu’elle ne dort pas beaucoup…

Quand le cœur de Claire retrouve un rythme normal, la jeune fille s’assoit sur une chaise – non sans l’avoir retournée et examinée sous toutes les coutures – et soupire.

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– Ça ma cocotte, c’est toi qui l’as choisi, se sermonne-t-elle tout haut.

En effet, personne n’a obligé Claire à se rendre au Mexique.

C’est même plutôt le contraire. Guillaume, son presque fiancé, a trouvé sa décision un peu rude. Dix-huit mois sans se voir, quand on est fou amoureux, c’est long… Mais ce projet, Claire le caresse depuis des années. Partir. Loin. Voir du pays.

Elle n’y aurait renoncé pour rien au monde. « Si je n’y vais pas à cause de toi, à cause de nous, je te le reprocherai peut-être un jour », a-t-elle dit au jeune homme. Par amour Guillaume l’a laissée faire, espérant secrètement qu’elle abandonnerait tout de même. Quant aux parents de Claire, ils ont usé de tous les arguments pour la faire renoncer à son projet. Ce sont des gens bien. Ils admirent ceux qui s’engagent en faveur des plus démunis. « C’est courageux », aime à répéter madame Bonville, la mère de Claire. « Et charitable », surenchérit son époux. Mais tout ça, c’est mieux chez les autres. En tout cas pour les enfants des autres. Pour leur fille, leur unique fille, la prunelle de leurs yeux, c’est beaucoup trop dangereux.

Arlette et Gérard Bonville ont attendu longtemps avant d’avoir Claire. Ils s’aimaient passionnément, désiraient plus que tout un enfant, mais il ne venait pas. Les médecins étaient perplexes : rien n’expliquait ce caprice de la nature. Pour éviter de se morfondre et, surtout, pour ne pas être tenté d’accuser l’autre d’être responsable de la situation, ils se sont jetés à corps perdu dans leur travail. Leur petite chaîne de boulan19

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gerie pâtisserie commençait à remporter un succès certain.

Ils étaient heureux malgré tout. Et puis, alors qu’ils avaient accepté l’idée de ne pas être parents, le miracle s’était produit.

Un bébé ! Un bébé s’annonçait. Enfin ! Claire vint au monde et ils s’occupèrent d’elle avec passion. Leur affaire tournait presque toute seule à présent, ils avaient tout le temps de voir grandir leur fille et les moyens de lui offrir ce qui se faisait de mieux. Claire fut choyée, dorlotée, aimée, étouffée un peu aussi parfois, protégée. Ils faisaient tout pour qu’elle soit heureuse et ne manque de rien. Alors la voir partir dans un bidonville, au Mexique, la pilule a eu du mal à passer. Surtout, ils n’ont pas compris. Qu’ont-ils fait de travers pour qu’elle veuille partir si loin d’eux ?

Claire se lève et regarde une nouvelle fois l’heure. Cinq heures quarante-deux. Le temps ne passe pas plus vite ici qu’en France. Elle sait que le centre Au cœur du monde ouvre dès six heures du matin. Quitte à être réveillée, autant s’occuper à quelque chose. Sans compter que l’idée de rester enfermée en compagnie d’un monstre velu et invisible ne lui dit rien du tout.

Prudemment, Claire se dirige vers la minuscule salle de bains attenante à sa chambre. Même si cette salle de bains est très rudimentaire, la jeune fille a bien conscience qu’elle constitue un luxe évident. C’est la seule concession qu’elle a faite à ses parents. Si tant est qu’elle ait eu vraiment le choix… Ils ont 20

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posé les conditions : soit elle trouvait un logement avec une salle de bains privative, soit ils s’adressaient directement au consulat du Mexique pour empêcher la délivrance de son visa. « Avec ta santé si fragile, a argumenté sa mère en prenant des airs dramatiques. C’est non négociable ! » Va pour la salle de bains donc. Et pour la trousse de toilette grosse comme une valise. Une vraie armoire à pharmacie. De la crème contre les moustiques, des cachets contre la diarrhée, la nausée, les maux de tête, les bosses, les crampes, la constipation, l’urticaire, la déshydratation, du coton coagulant pour les saignements de nez, des compresses, des bandes, du sparadrap, des pommades, un Aspivenin, quatre tubes de Biafine contre les brûlures et les coups de soleil, trois sprays de crème solaire protection 100 et un spray de crème apaisante. Claire a une peau de blonde, blanche, laiteuse, rose quand elle s’expose un peu au soleil. Ses cheveux sont blond platine, avec des yeux bleus très clairs, une bouche mince et peu marquée, un nez droit et petit, des oreilles comme deux coquillages nacrés, un visage tout en longueur comme sa silhouette. Physiquement, elle laisse une impression de fragilité, pourtant elle est grande, mince certes mais pas maigre, musclée et vive. Mieux encore, Claire est plutôt de bonne constitution contrairement à ce que sa mère laisse entendre. Elle n’est presque jamais malade, n’a subi aucune opération, ne s’est rien cassé. Même ses dents sont impeccables. Depuis vingt-deux ans, aucun dentiste n’a jamais réussi à lui trouver la plus petite carie.

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Quelques minutes plus tard, Claire est sur le trottoir, prête.

Elle s’engouffre dans un taxi qu’elle a appelé depuis le téléphone de la pension où elle loge. C’est un taxi noir, officiel, de ceux que l’on paye plus cher mais avec lesquels on est sûr ­d’arriver. « Promets-moi de ne toujours prendre que des taxis officiels, l’a suppliée madame Bonville avant son départ. Les autres, les verts et les jaunes, ne sont pas sûrs. J’ai entendu dire que des jeunes filles avaient été enlevées par de faux chauffeurs de taxi. Promets-moi ! » Le ton était implorant. Sa mère a lu tant de récits dramatiques sur le Mexique, entendu tant de témoignages alarmistes… Alors va… Va pour les taxis officiels aussi ! Claire aurait accepté n’importe quoi de toute façon, pourvu que ses parents la laissent partir.

Tandis que la voiture roule en direction du plus grand bidonville de Mexico, celui où s’est implantée l’association Au cœur du monde, Claire observe la capitale qui se réveille. Il n’est pas tout à fait six heures encore mais déjà les avenues sont encombrées de voitures, de peseros, ces bus bariolés que l’on arrête simplement en levant la main depuis le trottoir, et des fameux taxis jaunes ou verts. Toute cette agitation, ces couleurs, ces gens, c’est fascinant. Claire se sent si loin de sa petite ville du centre de la France. C’est exactement ce qu’elle recherchait en venant ici. Un dépaysement total.

Lorsque la jeune fille arrive devant le modeste bâtiment occupé par l’association, elle constate que la porte est grande ouverte et que quelques personnes attendent déjà devant l’entrée.

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– Buenos días ! lance-t-elle en arrivant.

Plusieurs têtes se tournent vers elle en même temps. Un vieillard à la bouche rouge et édentée, une fillette avec un bébé sur le dos, un enfant avec un gros pansement autour de la main. Tous la saluent, l’air joyeux.

– Buenos días señorita ! répondent-ils en chœur.

En les voyant tous là, Claire leur sourit et respire profon­ dément. Elle a bien fait de venir, de tenir bon pour réaliser son projet. Aujourd’hui, elle est heureuse. Elle se sent vivre.

C’est pour cela qu’elle est ici, pour tous ces gens.

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3 Le dispensaire Santo Tomás est allumé. Pablo distingue au loin une lumière pâle derrière l’une des fenêtres. Il presse le pas. Comment le docteur Camerón fait-il pour être toujours là avant lui ? Pablo a beau chaque jour avancer un peu plus son heure d’arrivée, il n’a jamais réussi à prendre le médecin de vitesse. C’est à croire que ce dernier vit dans ce petit hôpital de fortune installé dans la partie ouest du bidonville de Mexico !

Pourtant Pablo s’est renseigné : le docteur Camerón ne dort pas ici. Il a un appartement dans un quartier chic, de l’autre côté de la capitale.

– Bonjour Pablo ! le salue le médecin quand il l’entend entrer.

Il est en train de consulter des dossiers de patients, ceux qui sont arrivés hier en fin d’après-midi et pour lesquels il a dû faire vite.

– Bonjour docteur.

– Tu es bien matinal aujourd’hui encore.

– Pas autant que vous, docteur.

– Je suis payé pour cela, moi, note le médecin.

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– Moi aussi, docteur.

Ruben Camerón relève un sourcil, observe le jeune homme qui lui fait face et se demande s’il parle sérieusement. Mais Pablo a l’air le plus sérieux du monde. Pour ce poste au dispensaire, il est payé une misère. Pourtant ce salaire ridicule est vital pour le garçon. C’est la garantie de pouvoir rapporter de quoi survivre pour son frère et lui. Pour son frère surtout, car tout ce que fait Pablo, c’est pour Rafael. Rafaelito. Son ange.

Son petit ange. Son unique famille.

Mais ce qui motive le plus Pablo, ce n’est pas le salaire. Dans le bidonville, il existe bien d’autres moyens de rapporter un peu d’argent. Chaque jour les pepenadores gagnent quelques pesos 1 en triant le plastique et le carton sur la décharge.

D’autres vont jusqu’au centre-ville, se postent aux carrefours et attendent que les voitures s’arrêtent aux feux rouges, pour laver leur pare-brise avec une eau marron et une éponge qui n’en est plus une. Sans compter les innombrables trafics plus ou moins légaux qui entretiennent bon an mal an ces parias de la société : voitures volées, contrefaçons, armes, drogues…

Pablo a été pepenador, il a vendu des chicles 2 aux feux rouges, nettoyé les pare-brises des grosses berlines, volé quelques bricoles par-ci par-là dans l’urgence. Mais jamais il n’a trempé dans les trafics douteux. Cela aurait été si simple pourtant. On lui a souvent fait des propositions. Pablo a le physique pour.

1. Un peso équivaut à six centimes d’euro.

2. Chewing-gums.

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Comme la plupart des Mexicains, il n’est pas très grand – un mètre soixante-dix – mais il est sec et musclé, vif et rapide. Un vrai athlète et un dur à cuire. Un sanguin aussi. Il n’est pas rare qu’il écrase son poing dans la figure de celui qui le contrarie.

En plus de cela, il est plutôt beau garçon, avec une peau très sombre, des cheveux foncés coupés court, un nez légèrement busqué, des yeux noirs et effilés, presque bridés, une bouche charnue. Avec sa belle gueule, il pourrait embobiner n’importe qui. Sauf que Pablo préfère gagner trois sous et assister le docteur au dispensaire. C’est là qu’il lui semble toucher son rêve du bout des doigts : devenir médecin. Ruben Camerón, en effet, lui enseigne ce qu’il sait. Il lui apprend les gestes techniques, les termes médicaux, lui transmet un peu de sa science.

Pablo écoute, enregistre et reproduit patiemment en attendant de pouvoir entrer à l’université. Cela prendra le temps qu’il faudra pour réaliser son rêve mais il y arrivera. Il se l’est promis.

Il l’a promis aussi à Rafael. Et il est prêt à tous les sacrifices pour y arriver.

Des coups sourds sur la porte du dispensaire tirent le docteur Camerón et Pablo de leurs rêveries.

– Doctor ! Doctor !

Le docteur Camerón se redresse vivement et se précipite vers la porte pour ouvrir. Une femme petite de type indien est sur le seuil, soutenant comme elle peut un très jeune garçon, dont

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elle maintient le cou. Il a la tête qui tombe sur la poitrine et ses jambes le portent à peine.

– Pablo ! appelle Ruben Camerón. Aide-moi !

Les deux hommes attrapent chacun un bras du garçon et le portent à l’intérieur. Quand ils l’allongent sur un lit et que sa tête bascule en arrière, ils ont le même mouvement de recul.

La blessure qui lui ouvre tout un côté de la joue n’est pas belle à voir. Longue et profonde au point que l’on voit les chairs et l’os de la mâchoire. Le garçon a beaucoup saigné mais désormais le sang a coagulé autour de la plaie en formant une croûte sombre et sale. Il a dû traîner dans la poussière ou la boue.

Le docteur Camerón fait signe à Pablo de lui apporter le matériel pour désinfecter puis suturer l’entaille. Tandis qu’il s’affaire avec des gestes précis sous l’œil attentif du jeune homme, le médecin interroge la femme.

– C’est votre fils ?

Elle hoche la tête et pousse un gémissement.

– Que s’est-il passé ?

La femme réprime un sanglot puis raconte lentement en se balançant d’avant en arrière comme une démente.

– Eduardo n’est pas rentré hier soir… Pas rentré… D’habitude il revient toujours vers six heures, il m’apporte ce qu’il a gagné… Ça me laisse le temps d’aller acheter quelque chose pour le dîner… Vous savez, le soir, tout est moins cher… Les fruits ont eu chaud et la viande commence à sentir mais c’est bon quand même… Je trouve, toujours… Grâce à Eduardo 27

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nous mangeons tous… J’ai cinq enfants… Cinq enfants et un mari en prison… Pour combien de temps ? Ah ça… Eduardo est le plus grand… Il travaille à la décharge… L’année prochaine, il emmènera sa petite sœur avec lui, elle a six ans bientôt…

– Et Eduardo ? demande le docteur Camerón. Quel âge a-t-il ?

– Neuf.

Le cœur du médecin se serre. Il ne s’y fera jamais. Si jeune et déjà obligé de travailler pour faire vivre sa famille. Et quel travail ! La plupart des enfants ici œuvrent sur la décharge à ciel ouvert. Ils passent des journées entières, courbés en deux, le nez dans les immondices, à arracher le plastique, le carton ou le métal de la fange. Ils sont des centaines, minuscules fourmis sur une montagne d’ordures, dans une odeur pestilentielle. Ruben Camerón est allé voir là-bas, une fois. Il voulait faire de la prévention, apprendre aux trieurs de détritus comment se protéger des objets tranchants, des produits toxiques, des infections et des maladies. Il n’a pas pu. À peine arrivé sur la décharge, il a failli vomir. L’odeur était insupportable. Ses yeux se sont mis à pleurer puis à le démanger à cause des relents d’ammoniaque et autres produits chimiques. Il n’a pas tenu longtemps dans l’air vicié. Ce jour-là, il a trouvé la limite à son engagement auprès des plus pauvres. Le dispensaire dans un bidonville à la place d’un poste en clinique privée, oui. Des journées sans compter ses heures, oui. Un 28

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matériel vétuste et toujours insuffisant, oui. La douleur et la misère au quotidien, oui. Mais la saleté et l’odeur, la crasse et la vermine, non. C’est au-dessus de ses forces. Il n’est jamais retourné sur la décharge. Pas plus que dans les cahutes en carton qui s’accrochent à cette montagne monstrueuse. Ceux qui ont besoin de soins viennent à lui, il n’a pas la force d’aller à eux.

– Que s’est-il passé ? demande-t-il à la mère sous le choc.

– On l’a retrouvé dans la boue… Quelqu’un me l’a ramené… qui me connaissait… Heureusement… Sinon…

La femme étouffe un sanglot.

– Je lui avais dit de faire attention… Ah sainte Vierge ! Je lui avais dit… Attention… Mais il aime me rapporter quelque chose en plus des pesos… Pour la maison, ou pour ses frères et sœurs… Des regalitos3… Des regalitos, qu’il disait…

Le docteur Camerón pose une main apaisante sur l’épaule de la femme. Il a terminé de suturer la plaie. Quarante-deux points sur une seule joue. L’agresseur n’y est pas allé de main morte.

– Il va s’en remettre, madame.

Le docteur se veut rassurant.

– Il faut simplement que je lui injecte des médicaments pour éviter l’infection. Et que je le garde en observation quelques jours.

3. Petits cadeaux.

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La femme relève les yeux vers lui, effarée.

– Quelques jours ?

– Oui. Il a perdu beaucoup de sang. Il est faible. Il a besoin de repos.

Le regard de la femme se brouille.

– Mais… Mais… Comment allons-nous vivre sans lui ?

Le docteur Camerón pince les lèvres. Cette question, il l’entend des dizaines de fois par jour.

– Adressez-vous à l’association Au cœur du monde. Allez-y de ma part. Ils vous aideront. En attendant.

La femme hoche la tête, abattue. Elle tend la main vers le bras de son fils et le serre avec douceur.

– Il va s’en sortir, madame. Je vous le promets.

Elle sourit pauvrement et se relève pour partir.

– Madame, l’arrête le médecin, vous devez aller voir la police pour porter plainte. C’est important.

Un éclair de panique traverse les yeux de la femme. Elle ouvre la bouche pour parler puis se détourne vivement et sort du dispensaire. Son départ ressemble à une fuite.

– Elle ne portera pas plainte, constate une voix dans le dos du médecin.

Ruben Camerón dévisage Pablo qui vient de parler.

– Personne n’ose porter plainte ici, docteur, poursuit Pablo, fataliste.

– Et je suppose que tout le monde sait aussi qui a fait ça ?

Son jeune assistant baisse la tête.

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The Gipsy Book

– Mario, grogne-t-il entre ses dents, si bas que le médecin l’entend à peine. Ça ne peut être que lui.

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Composition : Text’Oh! N° d’édition : 16205 Achevé d’imprimer en août 2016 par Lego S.p.A. en Italie Dépôt légal : septembre 2016

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I u llen h e i m M e d e i h S op

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13,90€ France TTC www.mameeditions.com

QUAND LA TERRE TREMBLE...

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