Festival 2009

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Amérique conservatrice, rapport critique à l’égard de l’establishment et des medias perçus comme les sous-marins d’une idéologie capitaliste, enfin, satire systématique des institutions, à commencer par le mariage, l’une des cibles favorites de The Wedding Party, Murder a la Mod et Hi Mom ! dont la dernière séquence (De Niro, effrayé par le matérialisme monotone d’une vie de couple dont il avait pourtant rêvé, s’enfuit du foyer comme un rat et fait exploser son immeuble) tient lieu de manifeste rageur. Dans Greetings (1968), qui aurait pu s’intituler Swinging New York, De Palma entremêle trois histoires incarnant chacune les obsessions majeures qui taraudent l’Amérique de l’époque : la libération sexuelle (et sa mise en pratique complexe), la peur de la conscription (quelle technique adopter pour réchapper à la guerre du Vietnam?) et surtout l’assassinat de Kennedy, sujet de débats et autres gloses infinies, qui deviendra, avec le motif hitchcockien, l’une des matrices clés de son cinéma, de Blow Out à Snake Eyes. En effet, cet évènement et le film qui l’a donné à voir (26 secondes tourné en super 8 par un badaud nommé Abraham Zapruder) fut, pour De Palma comme pour bon nombre des cinéastes de sa génération, ce moment de rupture qui, pour reprendre la formule de Don De Lillo dans Libra, « brisa en deux ce siècle et l’Amérique ». À l’époque, l’espoir d’une résolution de l’affaire est encore vivace, l’opinion tergiverse ad nauseam sur les conclusions du rapport Warren et De Palma, sous l’influence du Blow Up d’Antonioni, interroge lui la question de l’interprétation. Gerrit Graham, futur Beef de Phantom of the Paradise, incarne un fanatique de l’assassinat qui à force d’accumuler des documents sur l’affaire finit par se perdre et se convaincre de l’existence d’un complot planétaire - ce que le film, très pervers, ne dément pas. « En lisant la plupart des livres sur l’assassinat de Kennedy, on se rend compte à quel point tous ces enquêteurs sont obsédés, déclare De Palma dans l’entretien qu’il a donné à Luc Lagier. Ils construisent des théories complètement dingues à partir de minuscules détails prélevés ici ou là (…) Moi je pense que la seule chose que l’on peut finalement affirmer, c’est qu’Oswald a effectivement tiré sur Kennedy ! C’est comme si, en vous concentrant sur tous les détails qui entourent l’assassinat, vous ne voyiez pas la solution sous vos yeux parce qu’elle est trop évidente ». Mais De Palma, futur grand cinéaste des images trompeuses et truquées, achève son film sur une séquence indécidable (Gerrit Graham est-il réellement tué par un assassin invisible ou se persuade-t-il qu’un complot a eu raison de lui ?), où il devient impossible de faire la part entre l’Histoire et sa fabrique paranoïaque, scellant ainsi cette alliance si américaine de la politique et de la fiction.

Au cours de la décennie qui sépare Woton’s Wake de Sœurs de sang, De Palma expérimente, teste des idées formelles et narratives (comment filmer une histoire ? Comment la raconter autrement ?), multiplie déjà les citations et autres effets de pastiches mais cette mémoire du cinéma déjà omniprésente procède moins de l’anamorphose maniériste (son grand geste à venir) mêlant mélodrame et mélancolie (voir Blow Out, Phantom of the Paradise, Body Double, Obsession, L’Impasse, Furie et même Scarface) que du collage intempestif, d’une juxtaposition sauvage et distanciée qui témoigne d’une liberté de ton et de style très godardienne mais aussi propre à l’air du temps. Dans Woton’s Wake (1962), un plan du Septième sceau côtoie un pastiche en carton pâte de la séquence finale de King Kong, un homme au parapluie égaré d’un film de Cocteau croise un Caligari passé au filtre de la morale subversive des tartes à la crème ; The Wedding Party (1963) s’ouvre avec des images en accéléré tout droit sorties d’une bande des Keystone cops et décrit à la manière de Richard Lester, la valse hésitation d’un futur marié sous l’influence libertaire de ses deux témoins ; le scénario meurtrier de Murder à la Mod (1967), sorte de Rashomon burlesque, se diffracte autour de trois acteurs/points de vue, tous dépositaires d’un genre codé (William Finley et le cinéma muet, Margot Norton et le soap opera satirique, Jared Martin et le thriller powellien), tandis qu’au milieu de Hi Mom !, codicille de Greetings dont il reprend l’un des fils (Jon Rubin, de retour du Vietnam, est le personnage voyeur interprété par De Niro), De Palma greffe un formidable épisode (« Be Black Baby ») inspiré du cinéma vérité et dans lequel une troupe d’acteurs Noirs malmènent des spectateurs Blancs afin qu’ils ressentent concrètement l’oppression raciale dont ils sont victimes. En même temps, ces tâtonnements foisonnants, cette incroyable spontanéité qui infuse ses premiers films, n’empêchent pas De Palma d’acquérir quelques certitudes. Ainsi, la plupart de ces oeuvres de jeunesse contiennent deux ou trois découvertes qui structureront l’essentiel de son cinéma : avec Dyonisos in 69, happening autour des Bacchantes d’Euripide filmé dans un théâtre d’avant-garde de Greenwich Village, De Palma utilise pour la première fois le split-screen et son principe d’images siamoises, et brosse déjà une esquisse de la séquence finale de Phantom of the Paradise (l’assassinat spectaculaire de Swann). Premier exercice de style théorique, Murder à la Mod comporte lui aussi des séquences qui feront retour - la séance de casting organisée par ce jeune cinéaste new-yorkais contraint de tourner un nudie afin de financer un projet plus personnel, 122


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