La situation dénonciation

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ISP “Dr Joaquín V. González”. Profesorado en Francés. Introduction à la Littérature

LINGUISTIQUE POUR LE TEXTE LITTÉRAIRE (D. Maingueneau)

La situation d'énonciation La notion de situation d’énonciation est au cœur de toute réflexion sur l’enonciation. Il s'agit d'un système de coordonnées abstraites, de points de repère par rapport auxquels doit se construire toute énonciation : en particulier, pas d'énoncé sans détermination personnelle et temporelle. C'est dans ce cadre que, pour la catégorie de la personne, sont définies trois positions : à' énonciateur, de co-énonciateur et de non-personne : - La position d'énonciateur est le point origine des coordonnées énonciatives. En français le pronom JE en est le marqueur ; - E n t r e cet énonciateur et son co-énonciateur (dont le marqueur est TU en français), il existe une relation de « différence », d'altérité : énonciateur et co-énonciateur sont en effet à la fois solidaires et opposés. Le terme « coénonciateur » n'est toutefois pas sans danger : on ne doit pas considérer qu'il y a symétrie entre les deux positions. - La position de non-personne est celle des entités qui sont présentées comme n'étant pas susceptibles de prendre en charge un énoncé, d'assumer un acte d'énonciation. Entre cette position et celles d'énonciateur et de co-énonciateur, la relation est de « rupture ». C'est pour cette raison qu'Emile Benveniste a préféré parler de « non-personne » plutôt que de « 3e personne », comme le faisait la tradition grammaticale. Mais en matière de situation d'énonciation, les problèmes de terminologie se révèlent vite redoutables. Sans doute par souci de simplification, dans l'enseignement secondaire on appelle « situation d'énonciation » non le système de coordonnées linguistiques abstraites, mais le dispositif de communication concret dans lequel s'associent locuteur, allocutaire (= destinataire), moment et lieu d'énonciation. Un tel usage est à l'évidence équivoque. Supposons qu'un journaliste rédige tel soir un reportage sportif dans sa chambre d'hôtel pour un quotidien national. Quelle est la « situation d'énonciation » de cet article ? On peut considérer que c'est ce journaliste écrivant son texte dans sa chambre à tel moment et pour tel public. Dans ce cas, on appelle « situation d'énonciation » le contexte empirique de production de l'énoncé. Mais on peut aussi considérer que la « situation d'énonciation » est la situation associée à ce genre de reportage : peu importent alors les conditions réelles de production du texte, seule compte la mise en relation du rôle de journaliste (qui est censé avoir assisté au match, en donner un résumé et l'évaluer) et du rôle de lecteur (censé intéressé par tel sport) dans un reportage inséré dans tel type de journal. Dans ce second cas, la « situation d'énonciation » est la situation impliquée par l’énonciation de tel ou tel genre de texte, la mise en scène de la parole.

Contexte de production et scène d'énonciation Quand on considère des phrases isolées extraites de conversations, cette distinction entre les deux acceptions de « situation d'énonciation » peut sembler inutilement compliquée, mais – et c'est particulièrement évident pour les textes littéraires – elle s'impose dès qu'on aborde des textes relevant de genres détachés de la situation immédiate de parole. Dans le cas d'un roman, par exemple, on retrouve la même ambiguïté : la situation d'énonciation, ce sera aussi bien celle de l'activité de production d'un écrivain (madame de La Fayette, Balzac...) de telle œuvre dans telles circonstances, que la situation d'énonciation narrative, c'est-à-dire la scène à partir de laquelle le récit prétend être produit. C'est sur cette différence que repose la distinction, devenue classique, entre « écrivain » et « narrateur » : le premier sera par exemple l'individu François-René de Chateaubriand, le second l'instance qui soutient l’énonciation de René. Le lecteur d'un roman n'a pas de contact avec celui qui a écrit le texte, l'individu qui en est l'auteur, il vient occuper la place de narrataire qui lui est assignée par l’énonciation. Il est de l'essence de la littérature de ne mettre en relation le créateur et le public q u ' à travers les mises en scène de l'institution littéraire. Même si un roman se donne pour autobiographique, le je du narrateur est rapporté à une figure de « narrateur », et non à l'individu qui a effectivement écrit le texte, il participe d'une scène d'énonciation définie par le texte même. Contrairement à ce que laisse entendre une certaine imagerie romantique, le texte littéraire n'est pas un « message » circulant de l'âme de l'auteur à celle du lecteur, mais un dispositif ritualisé, où sont distribués des rôles.


ISP “Dr Joaquín V. González”. Profesorado en Francés. Introduction à la Littérature Pour lever cette équivoque attachée au terme « situation d'énonciation », il vaut mieux réserver cette notion aux linguistes qui travaillent sur des énoncés d'un point de vue strictement linguistique. Quand il s'agit de textes (relevant de « g e n r e s» c'est-à-dire de dispositifs de communication socio-historiquement définis), on parlera plutôt de contexte de production pour désigner les conditions empiriques de production d'un texte : tel journaliste, tel écrivain en chair et en os . . . écrivant tel genre de texte dans telles circonstances, pour tel public. En revanche, on parlera de scène d’énonciation pour la situation dont le texte prétend surgir : non celle de l'individu Proust écrivant dans sa chambre aux murs couverts de liège, mais celle du narrateur de A la recherche du temps perdu, celle où le lecteur entre en contact avec une instance proprement littéraire dans un temps et un espace définis par l’énonciation du texte. On peut aller plus avant et distinguer trois plans complémentaires à l'intérieur de cette « scène d'énonciation » : la scène englobante, la scène générique, l a scénographie. La scène englobante est celle qui correspond au « type de discours ». Quand on entre en contact avec un texte, on doit être capable de déterminer s'il relève du type de discours religieux, littéraire, politique..., autrement dit dans quel espace il faut se placer pour l'interpréter : à quel titre il interpelle son lecteur, comment il s'inscrit dans son monde. Un certain nombre de textes aujourd'hui lus sur la scène englobante littéraire étaient auparavant reçus sur une autre : ainsi Les Provinciales de Pascal, qui étaient un libelle religieux lors de leur parution. La détermination de cette « scène englobante » ne suffit pas à spécifier les activités verbales, puisque l'on n ' a pas affaire à du politique, du philosophique, du littéraire... non spécifié, mais à des genres de discours particuliers : on peut donc parler de « scène générique ». Un genre est un ensemble de normes, variables dans le temps et l'espace, qui définissent certaines attentes de la part du récepteur : le lecteur d'un roman d'espionnage n'a pas les mêmes attentes que le spectateur d'une tragédie classique. Ces normes portent sur les divers paramètres de l'acte de communication : une finalité, des rôles pour ses partenaires, des circonstances appropriées (un moment, un lieu), un support matériel (oral, manuscrit, imprimé...), un mode de circulation, un mode d'organisation textuel (plan, longueur...), un certain usage de la langue (l'auteur doit choisir dans le répertoire des variétés linguistiques : diversité des langues, des niveaux de langue, des usages en fonction des régions ou des milieux, etc.). En littérature, cette catégorie du « genre » renvoie à des fonctionnements hétérogènes : un certain nombre de genres littéraires sont des routines qui s'imposent aux écrivains (la tragédie au XVIIe siècle, par exemple), d'autres leur laissent une marge de liberté importante : en sous-titrant un texte narratif « récit », plutôt que « roman » ou « conte », l'auteur contribue à définir la scène énonciative de son texte. On croise ici la problématique des « classes généalogiques » de JeanMarie Schaeffer

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qui insiste sur le fait qu'en littérature les étiquettes génériques sont bien souvent destinées à faire entrer

un texte dans une généalogie qui s'appuie sur un texte « prototypique », en vertu d'une ressemblance dont l'auteur est le seul juge : par exemple, les Confessions de Rousseau s'inscrivent dans la lignée de ce prototype que sont les Confessions de saint Augustin. A la question « Quelle est la scène d'énonciation d'un texte comme Le Père Goriot ? » on peut ainsi apporter deux réponses : a) c'est celle où un écrivain s'adresse à des lecteurs de littérature (scène englobante, correspondant à un type de discours), b) c'est celle où un romancier s'adresse à un lecteur de roman (scène générique, correspondant au genre de discours). Mais il existe une autre scène, la scénographie, par laquelle l'œuvre elle-même définit la situation de parole dont elle prétend être le produit : dans le roman de Balzac, la scénographie est celle d'un un narrateur omniscient et invisible qui s'adresse à un lecteur contemporain pourvu d'un certain savoir sur le monde. Cette scénographie n'est pas simplement un cadre, un décor, comme si l'histoire racontée survenait à l'intérieur d'un espace déjà construit et indépendant d'elle ; en fait, c'est en se développant que parole. Par son déploiement même, elle prétend convaincre en instituant la scène qui la légitime. Dans notre exemple, la scénographie à travers laquelle est racontée l'histoire du Père Goriot est imposée d'entrée de jeu au lecteur ; mais c'est à travers l’énonciation même de ce récit que doit être légitimée la scénographie ainsi imposée. Ce que dit le texte doit permettre de valider la scène même à travers laquelle ses contenus surgissent. La scénographie apparaît ainsi à la fois comme ce dont vient le discours et ce qu'engendre ce discours : elle légitime un texte qui, en retour, doit la légitimer, doit établir que cette scénographie à travers laquelle s'offre la parole est précisément la scénographie requise pour énoncer ce texte. On peut résumer les distinctions que nous avons faites dans le tableau suivant :

1 Qu 'est-ce qu 'un genre littéraire ?, Paris, Éd. du Seuil, 1989.


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Les déictiques Après cet éclaircissement terminologique, nous pouvons revenir sur la dimension proprement linguistique de l'énonciation, de manière à introduire la notion de « déictique », qui est fondamentale pour notre propos. Plus haut, nous avons fait allusion aux propriétés très remarquables de moi. Ses propriétés sont en fait celles d'une classe d'éléments qu'à la suite de R. Jakobson on appelle des embrayeurs (traduction de l'anglais shifter) ou, comme c'est aujourd'hui le cas le plus souvent, des déictiques, dont la fonction consiste justement à articuler un énoncé sur sa situation d'énonciation, processus qu'on nomme communément embrayage énonciatif. Pour mieux faire entendre ce qu'est un déictique, il nous faut d'abord éclairer la distinction entre énoncé – type et énoncé-occurrence. La notion d'« énoncé » est en effet faussement évidente. On peut en avoir deux définitions différentes, selon que l'on considère le même énoncé comme « type » ou comme « occurrence ». Soit par exemple cet énoncé de Jean-Jacques Rousseau : Les rives du Lac de Bienne sont plus sauvages et plus romantiques que celles du Lac de Genève. (Les Rêveries du promeneur solitaire.) On peut l'envisager comme le produit d'une énonciation singulière, historiquement situable, celle de Jean-Jacques Rousseau au début de la 5e « Promenade » des Rêveries : dans ce cas, on dira qu'il est appréhendé comme occurrence. Mais on peut tout aussi bien l'envisager comme un énoncé indépendant de toute énonciation particulière : on considère alors que tous les énonciateurs qui ont pu ou pourront produire cet énoncé profèrent le « même » énoncé, qu'il s'agit du même énoncé-type. On peut donc adopter l'un ou l'autre de ces deux points de vue quand on parle de l'identité d'un 2

énoncé .L'énoncé-type n'est jamais qu'une abstraction nécessaire ; sur le plan empirique on ne peut rencontrer que des énoncés-occurrences, le produit d'actes d'énonciation singuliers. Quand un grammairien prend un exemple comme Le chat mange la souris, il vise un type, mais la présence de cet énoncé sous la plume de cet auteur et à tel endroit de son livre constitue une occurrence. A considérer l'exemple de Rousseau que nous venons de donner, la distinction entre type et occurrence peut paraître d'une faible utilité. Qu'importe, pensera-t-on, que l'énoncé-type puisse faire l'objet d'une infinité d'énonciations différentes

2 Sur ce sujet la terminologie n'est pas fixée; certains préfèrent opposer « phrase actualisée » (occurrence) et « phrase » (type), d'autres, comme O. Ducrot, l'« énoncé » (occurrence) à la « phrase » (type).


ISP “Dr Joaquín V. González”. Profesorado en Francés. Introduction à la Littérature puisque ce qu'il signifie demeure stable, en dépit de la variété des contextes d'énonciation ? En fait, cette objection tombe si l'on prend en compte un énoncé comme l'État, c'est moi. Pour peu que l'énoncé contienne une unité telle que je (ou ses variantes morphologiques moi, me), il apparaît impossible d'affirmer que le sens reste inchangé d'une énonciation à l'autre : on indique en effet à l'allocutaire qu'il ne peut accéder au réfèrent de je qu'en prenant en compte l'acte d'énonciation particulier qui porte ce je. Cela vaut également pour tu (et ses variantes te/toi) et certains localisateurs temporels {aujourd'hui, hier...) et spatiaux (ici, là...). Ces indicateurs spatiaux (qu'on appellera déictiques spatiaux) changent de réfèrent en fonction de la position du corps de l'énonciateur, tandis que la référence de ces indicateurs de temps (nommés déictiques temporels ) varie en fonction du moment de l’énonciation : hier ne désignera pas le même jour s'il est prononcé le 15 janvier 1601 que s'il est prononcé le 17 mars. Pour saisir le fonctionnement de ces éléments à référence déictique, il convient de le comparer à celui des signes linguistiques ordinaires, pour lesquels on parle de « signifiant» et de « signifié ». Il serait inexact de prétendre que les déictiques ne possèdent pas de signifié, de valeur sémantique stable à travers tous leurs emplois. Ainsi « "je" désigne le destinateur (et "tu" le destinataire) du message auquel il appartient », comme l'explique Jakobson (Essais de linguistique générale, p. 179). Mais ce « signifié » n'est pas celui des noms ordinaires ; alors que le réfèrent du déictique ne peut être identifié que si on le rapporte à l'environnement spatio-temporel de son occurrence singulière, des signes comme fenêtre ou tulipe possèdent une définition », permettent, en dehors de tout emploi effectif, de délimiter a priori une classe d'objets susceptibles d'être dits fenêtres ou tulipes. En revanche, en dehors de telle ou telle énonciation particulière, il n'existe pas de classe d'objets susceptibles d'être désignés par « je ». En dernière instance, est le réfèrent de« je » celui qui dit « je » dans tel énoncé-occurrence ; pour être « je » il faut et il suffit de se mettre en position d'énonciateur en di .mi quelque chose. La « définition » des déictiques fait donc intervenir de manière cruciale la circularité, la réflexivité. Au premier abord, des déictiques personnels comme je ou tu ne semblent guère différer de termes comme il, que l'on range traditionnellement dans la même catégorie, celle des pronoms : à il non plus on ne peut assigner de réfèrent en dehors des actes d'énonciation particuliers. Il y a pourtant une différence décisive entre il et je-tu : pour il, c'est le contexte linguistique, le cotexte, qui permet de l'interpréter (on le lie à son antécédent, qui lui confère un signifié) ou la mémoire (l'allocutaire sait quel réfèrent est désigné par ce il sans qu'il y ait d'antécédent), alors que les déictiques de personne se voient attribuer une interprétation par la seule situation d'énonciation. Le statut des déictiques diffère également de celui des noms propres qui, pourtant, font aussi appel à la circularité : « Le nom désigne quiconque porte ce nom. L'appellatif "chiot" désigne un jeune chien, "bâtard" désigne un chien de race mêlée..., mais "Fido" ne désigne ni plus ni moins qu'un chien qui s'appelle "Fido". » (Jakobson, Essais de linguistique générale, p. 177-178) ; autrement dit, il n'existe pas de propriété générale attachée au fait de s'appeler « Fido ». Cette circularité n'est cependant pas du même type que celle qui intervient dans le fonctionnement des déictiques : l'individu désigné par un nom propre reste stable à travers une infinité dénonciations, alors que ce ne peut être le cas pour « je » ou « tu ».

Les déictiques de personne La grammaire traditionnelle parle de « pronoms personnels » à propos de je et tu, et les associe à il. Ce rapprochement est facilité par les mécanismes d'apprentissage des conjugaisons, où l'on décline je-tu-il-nous-vous-ils, les « trois personnes ». En fait, comme on l ' a vu plus haut (p. 9), il faut dissocier le couple je-tu, déictiques et véritables « personnes » de dialogue, et le pronom il, véritable pro-nom, que Benveniste préfère placer dans le registre de ce qu'il appelle la nonpersonne, celui des objets du monde autres que les interlocuteurs. Certes, en un sens, ce dont parlent les interlocuteurs « participe » à l’énonciation, mais pas au même titre que les personnes. Je et tu renvoient à des rôles, celui d'énonciateur et de co-énonciateur, qui sont indissociables et réversibles : dans l'« échange » linguistique, justement nommé, tout je est un tu en puissance, tout tu un je en puissance. Il existe néanmoins une dissymétrie foncière entre le je et le tu : pour être je, il suffit de prendre la parole, tandis que pour être tu, il est nécessaire qu'un je constitue quelqu'un d'autre en tu. Ce qu'on entend ici par je ou tu renvoie en fait à une classe plus large que les deux termes correspondants et leurs variantes (me, te, moi, toi) ; ils figurent aussi dans les formes dites de « pluriel » {nous, vous) ainsi que dans les pronoms {le tien, le nôtre...) et les déterminants possessifs {mon, votre...).


ISP “Dr Joaquín V. González”. Profesorado en Francés. Introduction à la Littérature En réalité, nous et vous ne constituent pas à proprement parler le « pluriel » de je et tu, de la même manière que chevaux constitue le pluriel de cheval. Ce sont plutôt des personnes « amplifiées » (Benveniste). Nous désigne (je + d'autres) et vous (tu + d'autres) :

Nous

je + je (+ je …) je + tu (+ tu ...) je + il (+ il …)

Vous

tu + tu (+ tu …) tu + il (+ il …)

Cela explique également qu'il soit possible, dans l'usage du vous dit « de politesse », d'interpeller un individu unique par vous : il s'agit d'une amplification de la personne, et non d'une addition d'unités. Quant à la série des déterminants possessifs, elle n'est qu'une variante morphologique de je, tu, nous, vous. Ces déterminants s'interprètent le plus souvent comme «possesseurs », avec les noms « statiques » (mon cheval, votre lit), ou comme agents, avec des noms déverbaux, qui désignent un processus (mon arrivée, ton départ, interprétés comme j'arrive ou tu pars). Les pronoms possessifs, de leur côté, associent une reprise pronominale à une relation du type mon/ton/notre/votre + Nom : le tien, c'est tantôt « le N qui est à toi », tantôt « l'action que tu fais ». Bien que cet ensemble de pronoms contienne des déictiques de personne (le mien, par exemple, contient un je), ils relèvent néanmoins de la non-personne : le mien désigne un objet dont je parle, au même titre que la table ou Paul. On pourrait être tenté d'opposer déictiques personnels et non-personnes en disant que si les premiers réfèrent nécessairement à des sujets parlants, les secondes peuvent correspondre à n'importe quel objet du monde (humain, inanimé, abstrait...). Cette affirmation se heurte toutefois à une multitude de contre-exemples, dont le corpus littéraire fournit d'ailleurs une bonne part. Si, effectivement, les individus qui produisent les énoncés ne peuvent être que des sujets parlants, la classe des êtres à qui est attribuée la responsabilité de l'énoncé n'est pas délimitable a priori ; dans un texte de fiction n'importe quoi peut être constitué en énonciateur : le Temps, le Soleil, le Destin, un mot... Et l'on trouve des bouteilles sur lesquelles il est écrit : « Je dois être bu frais »... De la même manière, n'importe quelle entité peut se trouver en position de co-énonciateur, pour peu qu'un énonciateur lui attribue ce rôle. Rien n'oblige non plus à s'adresser à un individu présent : l’énonciation possède justement l'étonnant pouvoir de convoquer ipso facto ceux à qui elle s'adresse.

On À côté des « personnes » proprement dites, énonciateur et co-énonciateur, qui s'opposent à la non-personne, le français dispose aussi d'un élément, on, qui présente un certain nombre de caractéristiques : - il réfère toujours à un être humain (à la différence d'un vrai pronom comme il...) ; - il occupe toujours la fonction sujet ; - il ne varie ni en genre ni en nombre et constitue, du point de vue morphologique, une 3e personne ; - il est parfois précédé du déterminant défini /', en vertu de règles mal maîtrisées par les locuteurs ;


ISP “Dr Joaquín V. González”. Profesorado en Francés. Introduction à la Littérature - il s'interprète, selon les contextes, comme « j e » , « t u », « nous », « eux », « elles », « les hommes en général » . . . et sa valeur référentielle peut changer à l'intérieur du même énoncé : « Si on (= nous) va chez eux, on (= ils) nous fait la tête... » Ses emplois se distribuent entre la référence à une classe (emploi générique : « On est enthousiaste à vingt ans ») et la référence spécifique à un individu ou à un groupe d'individus. Quand il a valeur générique, il a soi pour forme réfléchie correspondante : « Quand on aime, on ne pense pas à soi ». Dans les emplois spécifiques, il peut s'interpréter comme référant à l'énonciateur, au co-énonciateur, au couple énonciateur + co-énonciateur, à la non-personne. Il présente en effet la particularité de référer à une subjectivité, mais sans 3

prendre en compte la distinction entre énonciateur, co-énonciateur et non la personne en effaçant en quelque sorte les frontières entre les positions de 1re , 2e et 3e personnes. Quand on étudie un texte littéraire, il faut surtout considérer de quelle manière il exploite la plasticité du on à ses fins propres. Nous allons considérer des exemples empruntés à divers genres. Les genres moralistes privilégient l'emploi de « on » ; ainsi dans ces quelques maximes de La Rochefoucauld : On est quelquefois aussi différent de soi-même que des autres (n° 135). On ne loue d'ordinaire que pour être loué (n° 146). On ne souhaite jamais ardemment ce qu'on ne souhaite que par raison (n° 469).

Ou dans ces deux moralités de fables de La Fontaine : On a toujours besoin d'un plus petit que soi. On hasarde de perdre à vouloir trop gagner. Qu'apporte ici l'emploi de « on », de préférence à « nous » ou « les hommes », qui peuvent eux aussi avoir une valeur générique ? En écrivant « les hommes », le moraliste se placerait et placerait son lecteur en position d'extériorité ; en disant « nous », il créerait une communauté qu'il opposerait à un complémentaire. Le brouillage de frontières dans le système des personnes qu'introduit « on » permet d'échapper à cette alternative extérieur/intérieur : « on » réfère en effet à la fois à l'énonciateur, au lecteur, à tout le monde, sans qu'aucun de ces pôles ne soit séparable des autres. C'est la délicate position même du moraliste qui trouve ainsi une solution : celui qui écrit est à la fois une partie du réfèrent (il ne peut s'excepter de la condition humaine) et extérieur à lui (puisqu'il se pose en moraliste) ; son discours peut en outre être assumé par chaque lecteur, qui lui aussi est désigné par ce « on ». L'emploi de « on » dans des énoncés détachés (maximes, moralités) est un cas particulier ; bien souvent, en effet, le « on » est indissociable du cotexte environnant. Ainsi, lorsque Emma Bovary rêve sur un porte-cigares oublié par celui qui l'a fait danser au bal du château de la Vaubyessard : Elle le regardait, l'ouvrait, et même flairait l'odeur de sa doublure, mêlée de Verveine et de tabac. À qui appartenait-il ?... Au Vicomte. C'était peut-être un cadeau de sa maîtresse. On avait brodé cela sur quelque métier de palissandre, meuble mignon que l'on cachait à tous les yeux, qui avait occupé bien des heures et où s'étaient penchées les boucles molles de la travailleuse pensive. Un souffle d'amour avait passé parmi les mailles du canevas ; chaque coup d'aiguille avait fixé là une espérance ou un souvenir, et tous ces fils de soie entrelacés n'étaient que la continuité de la même passion silencieuse. De quoi avait-on parlé lorsqu'il

3 Nous suivons ici l'analyse proposée par Evelyne Saunier dans Identité lexicale et régulation de la variété sémantique, thèse de doctorat en linguistique, Paris-X, 1996, chapitre 7.


ISP “Dr Joaquín V. González”. Profesorado en Francés. Introduction à la Littérature restait sur les cheminées à large chambranle, entre les vases de fleurs et les pendules Pompadour ? Elle était à Tostes. Lui, il était à Paris, maintenant ; là-bas ! (Madame Bovary, I, chap. 9.)

La plasticité sémantique du on permet d'inscrire Emma dans les fantasmes qu'elle élabore. Dans ses deux premières occurrences, on désigne à l'évidence la maîtresse imaginaire du Vicomte. Fabulatrice et personnage de sa propre fiction, spectatrice et actrice, grâce au « on » Emma apparaît placée à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de la scène, comme ellemême et une autre. Quant au troisième on, il peut référer au couple formé par le Vicomte et sa maîtresse, ou bien à l'ensemble des gens qui fréquentent le salon ; ici encore Emma se trouve à la fois dans son village et Paris dans le grand monde parisien. Le « on » permet de suivre le mouvement de ses identifications, il constitue une sorte d'échangeur entre la non-personne des personnages évoqués et le je de la rêveuse. Nous sommes au cœur du bovarysme, dans l'impossibilité de dissocier le moi de ses identifications : Emma n'est « elle-même » que traversée par ses identités imaginaires. La mise en évidence du couple lui/elle (« Elle était à Tostes. Lui, il était à Paris ») par le recours aux formes fortes des pronoms en position sujet vient contraster avec la fluidité du « on » : la non-personne, les oppositions lui/elle et Paris/Tostes rétablissent une altérité forte, celle du retour à la réalité que la rêverie cherchait à annuler. Dans un tout autre genre, considérons un type d'emploi de « on » en dialogue, au théâtre : Au lever du rideau. La scène est vide. On sonne à plusieurs reprises à la porte extérieure. La voix de Chateaudin, dans sa chambre à gauche, premier plan. On y va ! (Nouveau coup de sonnette. De même, impatienté.) On y va ! (Nouveau coup de sonnette. Sortant de la chambre, le menton barbouillé de savon, et dénouant une serviette qu'il a au cou.) Si vous sonnez encore, je n'ouvre pas. (Eugène Labiche, Je croque ma tante, 1858, scène 1. Nous soulignons.) Dans ce début de vaudeville, le domestique va ouvrir la porte à contrecœur, en traînant les pieds. En employant « on », il indique qu'il ne prend pas fortement en charge son acte, qu'il n ' en fait pas plus que n'importe quel autre. En revanche, dès qu'il profère une menace (« Si vous sonnez encore, je n'ouvre pas »), c'est-à-dire un acte de parole qui implique une altérité forte entre énonciateur et co-énonciateur, le couple je/vous réapparaît.

Les déictiques spatiaux

Les déictiques spatiaux, on l 'a vu, s'interprètent en prenant en compte la position du corps de l'énonciateur et ses gestes. Il ne s'agit pas de l'unique moyen dont dispose la langue pour opérer une localisation ; à côté de ce repérage par rapport à l'énonciateur, on trouve également un repérage absolu par des noms propres (à Lyon, en France...) ou par des GN définis (la capitale de la France) où les termes se suffisent en quelque sorte à eux-mêmes, ainsi qu'un repérage relatif: la localisation peut alors s'appuyer sur un élément du contexte linguistique (à Lyon... près de cette ville) ou sur un repère absolu (près de Lyon). Considérons cet extrait de Paul et Virginie, de Bernardin de Saint-Pierre : Virginie aimait à se reposer sur les bords de cette fontaine, décorés d'une pompe à la fois magnifique et sauvage. Souvent elle y venait laver le linge de la famille à l'ombre des deux cocotiers. Celui qui ne connaît que ce passage aura quelque difficulté à interpréter les deux références locales en italique, dans la mesure où il ignore ce que désignent « cette fontaine » ou « les deux cocotiers ». Mais son incertitude disparaîtra pour peu qu'il ait accès aux pages antérieures du roman : « cette fontaine » ou « les deux cocotiers » constituent la reprise (marquée par les déterminants du nom, ce et le) de noms déjà introduits dans le texte. L'élément pronominal « y » suppose aussi un phénomène de reprise, mais son antécédent se trouve dans la phrase antérieure.


ISP “Dr Joaquín V. González”. Profesorado en Francés. Introduction à la Littérature Le propre d'un récit classique, c'est justement de construire un réseau de relations dans le texte de manière que les références spatiales ne soient pas opaques : « cette fontaine » ne désigne pas un objet que le narrateur montrerait dans l'environnement physique à son allocutaire, mais un groupe nominal qui a déjà été introduit dans la narration. Cela ne signifie pas qu'un récit classique ne puisse pas contenir de déictiques spatiaux. En général, ils sont placés dans la bouche des personnages et interprétés grâce aux renseignements fournis par le cotexte. Ainsi dans ce fragment : À chaque nouveau colis, la foule frémissait. On se nommait les objets à haute voix : Ça, c'est la tenteabri... Ça, ce sont les conserves... la pharmacie... les caisses d'armes. (Alphonse Daudet, Tartarin de Tarascon, I, XIII.)

Les démonstratifs ça sont des déictiques, mais ce sont les personnages eux-mêmes qui précisent indirectement au lecteur quel est leur réfèrent. Procédé qui permet de produire un effet d'authenticité sans rendre le texte obscur. Bien entendu, la récupération du réfèrent des déictiques spatiaux se fait le plus souvent de manière moins immédiate, voire ne se fait pas du tout, surtout dans le roman contemporain, qui prend parfois de grandes libertés avec les contraintes de la narration traditionnelle. Dans un récit ou un fragment de récit relevant de la technique du « monologue intérieur » (voir p. 142), il n'existe pas de distinction entre narrateur et personnage. Ce type de narration exclut donc a priori la possibilité pour le narrateur d'expliciter le référent des embrayeurs. Lorsque dans Le Rouge et le Noir, Madame de Rénal demande à Julien qu'elle voit pour la première fois : « Que voulez-vous ici, mon enfant ? », le déictique ici est interprété par ce q u ' a dit plus haut le narrateur (la scène se passe « près de la porte d'entrée » de la maison des Rénal). Mais s'il n 'y a pas de narrateur il faut que le texte s'arrange pour éclairer les références déictiques sans sortir de la conscience du sujet. Cela oblige parfois le texte à recourir à des tours peu naturels. Dans le monologue intérieur des Lauriers sont coupés on trouve par exemple : Le soir où j'ai écrit cela est le soir où j'avais rencontré, sur le boulevard, cette fille aux grands yeux vagues, qui marchait, languissante, en son costume d'ouvrière besogneuse, sous les arbres nus et le frais du soir clair de mars ; (Edouard Dujardin, Les lauriers sont coupés, chap. V.) Il est clair qu'ici cette fait mine d'évoquer un réfèrent connu de l'énonciateur, mais il donne en même temps au lecteur les renseignements qui lui permettront de s'en construire une représentation précise (cf. infra, p. 212). Avec ce type d'emploi on sort néanmoins de la localisation au sens strict, puisqu'il s'agit de désigner non des référents accessibles dans l'environnement mais des représentations de la conscience. Lorsque le réfèrent d'un déictique reste opaque pour le lecteur, ce dernier a inévitablement tendance à considérer que s'il pouvait assister à la scène décrite ou habiter la conscience des personnages, il y aurait accès. C'est oublier que ce monde qu'est censé représenter la fiction n'existe précisément que... par cette fiction. En ce sens, un récit ne saurait fournir insuffisamment d'informations : il fournit par définition ce qui est nécessaire à son économie propre. Si une information n'est pas fournie, c'est parce que le récit est fait de telle façon qu'elle ne doit pas l'être.

Types de déictiques spatiaux D'un point de vue morphosyntaxique, la classe des déictiques spatiaux est hétérogène ; ils se distribuent pour l'essentiel en deux groupes, démonstratifs et adverbiaux. Si certains démonstratifs sont de purs déictiques, qui peuvent accompagner un geste de l'énonciateur (ça, ceci, cela), d'autres combinent sens lexical et valeur déictique : directement (cette table) ou par pronominalisation (celui-ci, celui-là). On ne confondra pas, rappelons-le, ces véritables déictiques avec les démonstratifs à valeur anaphorique, qui reprennent une unité déjà introduite dans le texte (cf. « cette fontaine » dans l'extrait de Paul et Virginie, ou « cela » au début de l'extrait des Lauriers sont coupés).


ISP “Dr Joaquín V. González”. Profesorado en Francés. Introduction à la Littérature Les déictiques adverbiaux à statut de « compléments circonstanciels » se distribuent en divers microsystèmes d'oppositions : ici/là/là-bas, près/loin, devant/derrière, à gauche/à droite, etc., qui s'interprètent en fonction de la manière dont s'inscrit leur énonciateur dans l'espace. Que l'énonciateur se retourne, et ce qui était « devant » passe « derrière », ce qui était « à gauche » est maintenant « à droite ». Parmi ces axes d'oppositions sémantiques, la langue privilégie indiscutablement l'opposition qu'on retrouve dans ceci/ cela, ici/là/là-bas, celui-ci/celui-là. En français contemporain, l'opposition -ci/-là tend à s'affaiblir, dans la mesure où l'on utilise constamment les formes en -là ou l'adverbe là pour désigner n'importe quel objet, qu'il soit proche ou éloigné. Là neutralise donc l'opposition. En fait, cette opposition primordiale qui dissocie la sphère du moi et de ses dépendances immédiates, et la sphère du non-moi ne fonctionne pas que sur le seul registre spatial ; elle vaut aussi pour la valorisation et la dévalorisation, liées à une mise à distance plus abstraite. En vertu d'une ambiguïté indéracinable, le domaine du -là peut marquer aussi bien l'exclusion de soi (mise à distance admirative) que l'exclusion d'autrui (rejet). Dans ces conditions, cet homme-là peut, selon l'intonation, s'infléchir vers la louange ou le mépris. Dans Le Jeu de l'amour et du hasard, de Marivaux, Silvia dit de Dorante qu'elle commence à aimer : « Ce garçon-là n'est pas sot, et je ne plains pas la soubrette qui l'aura » (I, 7) ; en revanche, d'Arlequin, qui lui déplaît, elle dit refuser « d'essuyer les brutalités de cet animal-là » (II, 7), l'exclusion étant ici renforcée par « animal ». A côté des déictiques spatiaux facilement repérables, il existe des phénomènes déictiques moins évidents. C'est le cas en particulier de l'opposition entre aller et venir. D'un point de vue objectif rien ne distingue Paul va à son bureau de Paul vient à son bureau, mais venir s'emploie si l'agent du processus se dirige vers l'endroit où se trouve l'énonciateur au moment où se réalise/ s'est réalisé/se réalisera ce processus. Dans ces lignes de Jean Giono l'énonciateur se pose en centre de la scène, vers lequel tout converge : D'abord ce fut comme un grand morceau de pays forestier arraché tout vivant, avec la terre, toute la chevelure des racines de sapins, les mousses, l'odeur des écorces [...]. Ça vient sur moi, ça me couvre de couleur, de fleurance et de bruits et ça fond dans la nuit sur ma droite. (Un de Baumugnes, chap. X, Paris, Grasset.)

Maingueneau D., (2007) Linguistique pour le texte littéraire, Paris, Armand Colin.


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