Siècle de la propagande F.B. Huyghe

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LE SIÈCLE DE LA PROPAGANDE par François-Bernard Huyghe http://huyghe.fr

(extrait de "Maîtres du faire croire. De la propagande à l'influence", Vuibert )


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Chapitre 2

LE SIÈCLE DE LA PROPAGANDE « Dans leur propagande, les dictateurs contemporains s’en remettent le plus souvent à la répétition, à la suppression et à la rationalisation : répétition de slogans qu’ils veulent faire accepter pour vrais, suppression de faits qu’ils veulent laisser ignorer, déchaînement et rationalisation de passions qui peuvent être utilisées dans l’intérêt du Parti ou de l’État. L’art et la science de la manipulation en venant à être mieux connus, les dictateurs de l’avenir apprendront sans aucun doute à combiner ces procédés avec la distraction ininterrompue... 1 » (Aldous Huxley).

Le XXe siècle a été le grand âge de la propagande. Les partisans des idéologies les plus opposées ont créé des bureaux voire des ministères à son nom, mobilisé des moyens démesurés, recherché les méthodes les plus scientifiques. Elle a envahi la presse, le cinéma, les ondes, mais aussi l’opéra, la bande dessinée ou le jeu vidéo. Elle s’est asservi le monde de la culture et de la science, du loisir ou du sport et jusqu’à la langue même. Elle a tenté de masquer ou de transformer la réalité par la magie du verbe ou de l’image. Elle a contraint des millions d’hommes à proclamer une foi qui n’était pas toujours si sincère. Jamais l’entreprise qui consiste à faire croire aux foules n’a été menée aussi systématiquement ni dénoncée aussi obstinément. Et tout cela par des méthodes qui, avec le recul, paraissent enfantines ou évidentes. Retour sur un monde dont nous sommes issus.

1. Aldous Huxley, Brave new world revisited (téléchargeable).

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Guerres : mobilisation et conviction « La règle de propagande consiste à faire prendre des lanternes pour des messies afin de miner le moral des adversaires et gonfler le moral de nos troupes 2 » (Anthony Wilden). « La guerre a évolué à travers la terre, la mer, l’air, l’espace, et maintenant l’information. Nous sommes persuadés que l’information n’est qu’un espace de combat 3 » (général Anthony Hayden de l’Air Intelligence Agency).

La Première Guerre mondiale est la première guerre médiatique totale. La preuve : des bureaux, des milliers de professionnels dont le métier est de « gagner les cœurs et les esprits 4 » s’activent à cette fin. Ne serait-ce qu’avec les ciseaux pour couper et l’encre pour caviarder. Ainsi, le département britannique de la propagande, dépendant des Affaires étrangères installé à Wellington House, puis le Department of Ennemy Propaganda et le ministère de l’Information, déploient une activité inlassable autant par la censure (dont le contrôle du câble Europe-Amérique) que par l’action sur l’opinion internationale. En France, en 1915, la seule censure emploie plus de 5 000 personnes. Pour le reste, une structure centralisée répercute les versions officielles que les médias reprennent. Le Kriegspressamt de Berlin n’est pas en retard sur la propagande française revancharde (l’Alsace et la Lorraine, les uhlans cruels). Tous obéissent à deux objectifs : – le secret par crainte que les révélations de la presse ne renseignent l’adversaire ; – le « moral » des troupes et des civils. Il faut cacher ce qui pourrait faire douter de la victoire, du caractère haïssable de l’ennemi ou de la vaillance de ses troupes. D’où tantôt l’occultation de vérités de fait, tantôt des tabous touchant certains mots (comme « guerre », « résistance », « terroristes »). Puis vient une ébauche de guerre psychologique : tracts ou appels pour persuader ceux d’en face de l’inutilité de leur combat. Dans la plupart des cas, ce sont des 2. Anthony Wilden, The Rules are no Game. The Strategy of Communication et Man and Woman, War and Peace, The Strategist’s Companion, Routledge & Kegan Paul, New York, 1987. 3. Cité sur le site de l’université de Laval. 4. La formule « winnning their hearths and minds » remontant à l’époque wilsonienne est devenu une sorte de mantra de la politique étangère US.

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variantes autour du thème : « Pourquoi vous faire tuer ? Tout est perdu et vos chefs à l’arrière se moquent de vous. » Certains tracts y ajoutent une connotation sexuelle autour du thème : pendant que vous vous faites crever la peau, votre compagne prend peutêtre du bon temps avec les planqués de l’arrière 5. Au besoin, on fabriquera les événements. « Fournissez les dépêches, je fournirai la guerre » disait R. Hearst, le patron de presse, modèle du Citizen Kane d’Orson Welles. C’est ainsi que se développe l’atrocity propaganda qui consiste à imputer à l’adversaire les pires crimes et mobiliser des leaders d’opinion pour affirmer que notre cause est juste : notre ennemi est un ennemi de la civilisation et du genre humain. Il est mauvais moralement, esthétiquement, humainement. Il n’est pas ennemi par accident historique, mais par essence : il est le mal. Dans une atmosphère de patriotisme exacerbé (À Berlin ! Nach Paris !), tout cela passe comme une lettre à la poste. Les artistes, les comédiens, les dessinateurs font une compétition de la chanson la plus patriotique, du spectacle le plus anti-boche, de la bande dessinée qui inculquera le mieux ces valeurs aux enfants. Les journaux ne sont pas en reste. L’information selon laquelle les officiers prussiens jettent les bébés en l’air pour faire une sorte de tir aux pigeons avec leur pistolet est répercutée sans tiquer, comme celle selon laquelle les Bulgares ont exterminé 700 000 Serbes, notamment en les gazant (Dayli Telegraph du 22 mars 1916, par exemple). Quant aux intellectuels, ils se posent, dans La Revue de métaphysique et de morale de 1914 par exemple, la question de savoir s’il faut « justifier philosophiquement notre cause ». Certains expliquent comment l’Allemand, imprégné d’une Kultur identitaire et irrationnelle ne peut par nature accéder à la véritable civilisation (et ne parlons pas de la démocratie). Raison de plus pour signaler le travail de pionnier de sir Arthur Ponsonby (1871-1946). Dix ans après la guerre, ce lord pacifiste critique son propre camp et ses mensonges. Il analyse en particulier comment les histoires d’atrocités répétées jour après jour ont été fabriquées : enfants aux mains coupées, infirmières mutilées, Canadiens crucifiés, cadavres réutilisés pour produire du savon, etc. Il en déduit dix règles applicables à toutes les guerres et qui sont devenues des classiques. 5. Ce sont les premières psyops (notion qui sera expliquée au chapitre 3).

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Faire croire : 1. que notre camp ne veut pas la guerre ; 2. que l’adversaire en est responsable ; 3. qu’il est moralement condamnable ; 4. que la guerre a de nobles buts ; 5. que l’ennemi commet des atrocités délibérées (nous pas) ; 6. qu’il subit bien plus de pertes que nous ; 7. que Dieu est avec nous ; 8. que le monde de l’art et de la culture approuve notre combat ; 9. que l’ennemi utilise des armes illicites ; 10. que ceux qui doutent des neuf premiers points sont soit des traîtres, soit des victimes des mensonges adverses (car l’ennemi, contrairement à nous qui informons, fait de la propagande). Le tout illustre un principe général : « Il ne faut jamais permettre au peuple de prendre du recul ; ainsi les victoires doivent être exagérées et les défaites, sinon ignorées, du moins minimisées. Il faut utiliser le stimulus de l’indignation, de l’horreur et de la haine assidûment et continûment dans l’esprit du public par la propagande. » Dans sa simplicité, le décalogue de Ponsonby prend valeur de classique. On pourra l’appliquer tel quel à la guerre du Kosovo en 1999, par exemple. Pourtant, les procédés grossiers employés par les belligérants de la première heure ne sont rien (en termes de sophistication technique, s’entend) par rapport à ce qui se passe outre-Atlantique. Le président Woodrow Wilson, qui s’est d’abord fait réélire sur la promesse de ne pas faire rentrer les USA dans la guerre, décide en 1917 de rentrer en guerre aux côtés des Alliés. Or, les USA sont relativement isolationnistes, méfiants à l’égard de toute intervention de l’État ; l’Allemagne a une image relativement favorable (ne serait-ce que du fait de l’immigration d’origine germanique). Wilson décide donc de faire sous-traiter la propagande en faveur de la guerre, puis le soutien moral à l’effort des armées, par un organisme privé ad hoc. Ce sont les Committees on Public Information, CPI, où trois hommes s’illustreront particulièrement. George Creel (1876-1953), journaliste dans les feuilles à scandale, plutôt de gauche, est le bateleur. Il mobilise toutes les énergies, engage acteurs, cinéastes et graphistes, etc. C’est un agitateur multimédia (cinéma, radio, sortes de diaporamas, affiches, livres, etc., le

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tout sponsorisé). Il forme 75 000 four minute men, qui prennent la parole dans les lieux publics, les cinémas, les stades mais aussi les temples ou les synagogues pour prêcher l’entrée en guerre. L’idée de la croisade des USA, la représentation des Allemands comme des Huns, les brochures sur la guerre juste et les atrocités teutonnes : tout cela, c’est son œuvre. Il convainc Charlie Chaplin de tourner un film patriotique et les meilleurs dessinateurs d’imaginer un oncle Sam qui dit « I want you ». Dans ses mémoires Comment nous avons convaincu l’Amérique par la publicité, il résume son expérience : « Ce fut un combat pour l’esprit des hommes, pour “la conquête de leurs convictions”, et le front passait par chaque maison dans chaque pays. C’est par la prise de conscience de l’opinion publique comme force majeure que la Grande Guerre s’est révélée différente de tous les conflits antérieurs. ». L’étonnant mélange du discours moraliste (la cause de la démocratie et de la civilisation contre les barbares) et de méthodes publicitaires est caractéristique de Creel. Il est le premier à produire de l’opinion industriellement comme des Ford T. Le second grand animateur des CPI est Edward Bernays (18911995). Ce pétulant centenaire, neveu de Freud, introduit l’œuvre de son oncle aux USA, mais il exploite la psychanalyse (ou son prestige) pour des usages bien plus rentables que la guérison des complexes. Après 1914-1918, il se met au service d’hommes politiques de causes et de grandes compagnies voire de gouvernements (la Serbie pendant la négociation du traité de Versailles, par exemple). Il est le fondateur des relations publiques. Ses livres (car les responsables du CPI ont adoré raconter leurs exploits) s’intitulent Cristalliser l’opinion publique de 1923, puis Propaganda en 1928. Comme il le dit lui-même, « ce furent les étonnants succès de la propagande pendant la Première Guerre qui ont ouvert les yeux d’une élite sur la possibilité d’enrégimenter l’esprit du public dans tous les domaines de la vie ». Pour lui, des minorités conscientes des méthodes de « production du consentement » doivent constituer un gouvernement invisible qui mène le public à sa guise. Il met sa science et son agence au service d’hommes politiques américains ou de gouvernements étrangers, ce qui fait de lui également un des pères putatifs du marketing politique.

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« Vous avez transformé les gens en infatigables machines à bonheur », lui disait le président Hoover en 1928. Bernays invente de nouveaux procédés pour des campagnes publiques. Ainsi, pour la promotion du tabac, il organise une manifestation féminine durant laquelle quelques jeunes femmes allument des Freedom Torches, des torches de la Liberté, entendez des cigarettes symboles de l’émancipation féminine. Ce qui n’empêchera pas le même Bernays de recevoir, bien des années plus tard, une récompense pour ses annonces contre le tabagisme. Surtout Bernays s’impose en théoricien de la psychologie des masses. En disciple de Le Bon et d’oncle Freud, il la croit irréductible à la psychologie individuelle. Il faut selon lui s’adresser directement à l’inconscient des masses par des symboles efficaces, répéter, préférer l’image au discours, mobiliser des leaders d’opinion, etc. Sur la base de ces règles simples, Bernays occupera suffisamment la scène aux USA pour avoir le temps de faire sa propre publicité, y compris en se présentant comme l’inspirateur très involontaire de Goebbels. Troisième membre remarquable du CPI, Walter Lippmann (18891974) est à la fois un éditorialiste célèbre et un des pères des sciences sociales américaines. Et s’il est aussi pessimiste que ses amis sur la faiblesse de la nature humaine, il ne partage pas leur enthousiasme pour la discipline qu’ils ont pratiqué en 1917. Dans son ouvrage de 1922, The public opinion, il compare les hommes modernes aux prisonniers de la caverne de Platon. En substance, dit-il, nous ne voyons pas le monde extérieur, mais des ombres déformées qui nous en sont projetées. Il est dans la nature humaine de vivre dans un pseudo-environnement de réalités représentées, d’images dans la tête, et auquel ils répondent par leur comportement. Au monde perçu s’ajoute et s’impose le plus souvent le monde de la croyance : « On nous a parlé du monde avant de nous le laisser voir. Nous imaginons avant d’expérimenter. Et ces préconceptions commandent le processus de la perception. ». Cette situation tient à la fois à notre incapacité à nous informer sur tout par nous-même et à un principe d’économie qui pousse à penser par stéréotypes. Il nous rend réceptifs aux croyances partagées. Après Lippmann, Jacques Ellul notera combien le propagandé est propagandable, c’est-à-dire préalablement disposé à croire avec d’autres. La croyance soude, rassure, simplifie.

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La propagande comme sa matrice, l’idéologie, rendent le monde compréhensible (nous savons désormais sur qui repose la responsabilité de nos malheurs), aident à distinguer le bien du mal et permettent de se sentir ensemble et dans le bon camp. Du reste, le propagandiste croit un minimum à ce qu’il dit et finit par se persuader de ses propres « salades ». C’est là tout le mystère de l’idéologie, forme ésotérique dont la propagande est la manifestations exotérique : c’est une manifique machine à résister au réel. Ou à le rendre plus acceptable. Après Creel l’enthousiaste (« Mobiliser tous les vecteurs ») et Bernays le cynique (« S’adresser à l’inconscient »), vient Lippmann le pessimiste (« La propagande fournit des stéréotypes désirés »). Le trio a à peu près tout résumé : tout est en place de ce qui fera l’âge classique de la propagande.

Rassemblements : l’idée, les symboles, les peuples « La propagande (ou la communication) a une base irrationnelle : les croyances collectives, et un instrument : la suggestion de près ou à distance. La majorité de nos actions dérivent des croyances. L’intelligence critique, le manque de conviction et de passion, sont les deux obstacles à l’action. La suggestion peut les surmonter, c’est pourquoi la propagande qui s’adresse aux masses doit user d’un langage d’allégories, actif et imagé, de formules simples et impératives 6 » (Serge Moscovici).

La propagande peut envahir tous les aspects de la vie. Dans un régime totalitaire, ni les loisirs, ni la culture, ni la vie privée n’y échappent : elle unifie tout au nom de l’idée. À chaque moment, de l’école à la caserne, du lit à la tombe, l’individu dévore le discours officiel, contemple les symboles du pouvoir et participe à l’exaltation collective. Qui contrôle l’État contrôle les esprits. Chaque méthode en fonction de son dogme, le communisme (avec la théorie de l’agit-prop) et le nazisme (avec ses scénographies pour agir sur l’inconscient des masses) ont recours à la propagande, à ses pompes et à ses rites. Elle propage une doctrine et des certitudes, la foi en une cause et l’hostilité envers l’adversaire ou ce qu’il symbolise. Elle propage aussi des choses : des textes, des films, des musiques, des clichés,

6. S. Moscovici, L’Âge des foules, Fayard, 1981.

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des icônes, etc. Aux méthodes de persuasion qui agissent sur les cerveaux, elle ajoute des techniques de diffusion pour atteindre lesdits cerveaux. Elle ne se contente pas de « faire croire que », elle veut « faire croire en » : en une cause, en un parti, en une communauté, etc., contre une autre cause, une autre communauté. En ce sens, outre le modèle de l’agit-prop décrit plus haut, la grande innovation de l’après 1914-18 en matière de propagande sera la mobilisation totale du peuple par la propagande hitlérienne. Elle pose du reste un défi aux théoriciens marxistes : pourquoi les masses des pays européens où les contradictions capitalistes sont les plus fortes, et qui donc devraient être les plus proches de la révolution, se mettent-elles à enfiler des chemises noires ou brunes et à suivre des démagogues ? Le prolétariat ne se conduit pas comme il le devrait objectivement. Se pourrait-il que la cause en soit une conscience faussée ? Que cela se passe « dans la tête » voire plus bas ? Wilhelm Reich, psychanalyste et communiste, développe en particulier une théorie de la Psychologie de masse du fascisme (1933) : il diagnostique leur « inaptitude physiologique à la liberté » qui les rend vulnérables à la propagande adverse. La prédominance de ce qu’il nomme « personnalité autoritaire », frustrée sexuellement dans l’Allemagne d’avant 1933, lui semble expliquer le succès du discours national-socialiste. La très influente école de Francfort (Adorno, Marcuse, Fromm, etc.) sera tentée d’expliquer les succès du fascisme par des facteurs psychanalytiques tenant à la répression des instincts, à la sexualité, à l’agressivité, etc. Les nazis, eux, mettent la question de la propagande au centre de leur doctrine. Hitler lui consacre deux chapitres de Mein Kampf. Il y voit un multiplicateur de « l’idée », d’abord pour une minorité de passionnés, puis à travers le parti qui tend à l’expansion au sein des masses. « Le propagandiste inculque sa doctrine aux masses avec l’idée de les préparer au moment où elle triomphera à travers le corps des membres combattants, formé par les partisans qui ont prouvé leurs capacités et leur volonté de mener le combat jusqu’à la victoire. » Cette trilogie du doctrinaire, de l’organisateur et du propagandiste mène à la fuite en avant de la propagande, expansive et conquérante par nature.

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Joseph Goebbels (1897-1945) est l’exécutant. D’un côté, c’est un pragmatique qui croit que la propagande est affaire de pratique : dans Combat pour Berlin, il raconte comment il a développé la section berlinoise du NSDAP avant la conquête du pouvoir. L’occupation systématique du terrain et la propagande constante y sont décrits. Mais c’est aussi un théoricien. Un critique américain, Clyde Miller, résume ainsi les principes de la Propagandastaffel, contre laquelle il suggère de prémunir les enfants dès l’école : 1. jouer sur la peur et suggérer systématiquement que seul l’engagement derrière le parti peut mettre fin à ces périls (méthode qui est d’autant plus efficace que l’on désigne un bouc émissaire) ; 2. relier les nouveaux thèmes que l’on met en avant à des idées déjà anciennes et acceptées (ainsi le nazisme a pu profiter d’un fonds culturel où le nationalisme et l’antisémitisme étaient largement acceptés) ; 3. répéter inlassablement les mêmes slogans simplistes et recourir toujours aux mêmes symboles ; 4. ne jamais laisser la population échapper un seul instant à la propagande ; 5. interdire l’expression de toute propagande adverse ; 6. exagérer les enjeux, rester toujours dans un registre dramatique et emphatique ; 7. adapter la propagande à son public. Des manuels nazis de l’époque, aujourd’hui disponibles sur la Toile, exposent ces principes de même que la façon d’organiser un meeting ou de produire une affiche. Ils décrivent quatre modes de propagande : par la parole, par le texte, par les défilés, par des manifestations culturelles. Les mêmes ne dissimulent pas leur admiration pour les performances de leurs adversaires communistes avec des films comme Le Cuirassé Potemkine. Au moins comme réussite d’une esthétique pour les masses. La propagande brune laisse en effet une large place aux cérémonies. Elle obtient ainsi à la fois une atmosphère fusionnelle entre les participants faisant les mêmes gestes pour manifester leur foi, une démonstration de force à l’usage des ennemis et des indécis, et enfin une théâtralisation (rites sur le modèle de l’opéra wagnérien : art total avec musique, chants, décors, lumières, etc.) typique de cette vision « artistique » de la politique. 47


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Goebbels développe en diverses occasions sa conception « totale » de la propagande au service d’une Weltanschauung : « La propagande, c’est l’intermédiaire entre l’individu et le collectif, entre l’idée et la vision du monde,entre la vision du monde et l’État, entre l’individu et le parti, entre le parti et la Nation. » 7. Il est donc le médium entre le monde du réel (pour ne pas dire le principe de réalité) et le désir du peuple (Volk). Celui-ci est fondamentalement sain en raison de son potentiel racial mais incapable de se réaliser ou d’exprimer consciemment ses aspirations « naturelles ». Allant encore plus loin, le théoricien nazi Rosenberg écrit : « Le peuple est au chef ce que l’inconscient est à la conscience. » 8. Après cela, il n’y a plus grand-chose de caché à décrypter.

Langues : discours commun et pouvoir invisible « Le langage idéologique est une fusion du liturgique et du scientifique. Ce discours devient magie à mesure qu’éclate son impuissance. Incapable de modifier le réel selon ses fins, impuissant à créer un autre réel conforme à ce qu’il promet, son rôle est d’évoquer au sens magique du terme, c’est-à-dire de suggérer la réalité inexistante 9 » (Alain Besançon). « Une monstrueuse aberration fait croire aux hommes que le langage est né pour faciliter leurs relations mutuelles 10 » (Michel Leiris).

Dans les systèmes totalitaires, le maître du code est le maître du contenu du discours. La langue y est utilisée comme arme de guerre et moyen de contrainte. Une langue idéologique 11 agit de trois façons : – par interdiction en empêchant d’exprimer (y compris dans sa propre tête) certaines critiques ou certaines réflexions ; – par suggestion, en faisant adopter certaines formules qui impliquent des jugements, une pseudo-cohérence, un trajet obligatoire

7. Erkenntnis und Propaganda,” Signal der neuen Zeit. 25 ausgewählte Reden von Dr. Joseph Goebbels (Munich: Zentralverlag der NSDAP, 1934), p. 28-52, exemple du type de documentation que l’on peut retrouver sur Internet sur des sites universitaires. 8. Cité par Roger Caillois in Instincts et Société, Paris, Gallimard, 1954, p. 165. 9. Alain Besançon, Les Origines intellectuelles du léninisme, p. 353. 10. Journal, 1992. 11. Sur cette notion et pour une bibliographie plus détaillée, voir notre propre ouvrage La Langue de coton.

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de la pensée dans un labyrinthe où les valeurs, les idées et les termes renvoient les uns aux autres ; – et enfin par un effet de marquage ou appartenance : celui qui emploie ces mots et ces phrases signale à quel camp il appartient, et, par peur ou par conviction, fait allégeance à sa communauté. La dénonciation la plus efficace de ces langues d’autorité est contenue dans le livre d’Orwell 1984. Pour Big Brother, il ne suffit pas de surveiller les citoyens par écrans interposés, de les contraindre à la soumission et à la délation ou de falsifier l’histoire en fonction des besoins du jour. Il faut aussi que nul ne puisse dire ou penser autre chose que ce qui est autorisé. Orwell résume génialement les principes de la novlangue (langue nouvelle pour l’homme nouveau) : – l’appauvrissement : en supprimant la langue compliquée d’avant la Révolution, avec son vocabulaire riche et sa grammaire complexe, en instaurant un principe monosémique d’économie (une idée une façon de l’exprimer), Big Brother réalise un double bénéfice : il coupe les nouveaux citoyens du souvenir des temps anciens et il les standardise, ce qui favorise l’obéissance. Ainsi, s’il n’y a plus de mots pour exprimer l’idée de liberté politique, nul ne peut concevoir une idée devenue intraduisible et littéralement innommable ; – l’enchaînement obligatoire : un mot en appelle un autre et tous se classent selon une échelle binaire : bon/mauvais. Le vocabulaire politique (dit langage B pour le distinguer du A qui sert aux notions pratiques et du vocabulaire C scientifique et technique) utilise des mots composés comme bonpenser (être politiquement orthodoxe) ancipenser (penser comme les anciens d’avant la novlangue, donc mal), joiecamp (en réalité : camp de prisonniers) ; – l’occultation : la novlangue permet d’appeler minipax le ministère de la guerre ou de proclamer que « l’ignorance, c’est la force ». Nul ne doit trouver ni dans les principes intellectuels ni dans la confrontation avec une réalité camouflée, le moindre point d’appui pour une contradiction ; – sans oublier la fonction de contrainte de la novlangue : indépendamment de ce qu’elle dit, du seul fait qu’elle fasse l’objet d’un apprentissage, elle contribue au dressage. Si 1984 est une contre-utopie littéraire, de vrais totalitarismes ont utilisé l’arme des mots.

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La langue du nazisme était tout aussi spécifique sur le fond que par la forme symbolisée par le ton rauque et exalté des discours hitlériens. Le parler national-socialiste a suscité des analyses. Ainsi dans Langages totalitaires, Jean-Pierre Faye décrypte des expressions comme totale völkische Staat (l’État total racial), National Revolutionnär (national révolutionnaire) ou Bündische Jugend (littéralement la jeunesse « liguée »). Il montre comment la langue hitlérienne a su capter à travers l’usage des mots des courants idéologiques profonds. Mieux, on a récemment redécouvert l’œuvre de Klemperer 12, linguiste qui a vécu les années brunes et noté au jour le jour comment il voyait se transformer ses contemporains sous ses yeux. Ou plutôt comment il entendait leur allemand se dégrader comme si le nazisme remontait au cerveau par la langue. Cette langue contrôlée par Goebbels lui-même, s’impose comme un claquement de talons : la LTI, Lingua tertii Imperii (langue du Troisième Reich). Sans créer beaucoup de néologismes (mais en abusant des acronymes et des mots composés, ce qui est facile en allemand), la LTI réutilise des termes anciens pour forger ses vocables typiques. Qu’il soit inquiétant avec Strafexpedition (expédition punitive) ou Ausradieren (effacer de la carte), volontairement réduit à quelques termes standard, qu’il mette partout du Volk ou du Rassen (comme dans Rassengenosse, camarades de race), qu’il confère des connotations positives à « fanatique » ou qu’il s’infiltre dans les avis de décès des journaux (chaque défunt est mort « avec une foi inébranlable dans son Führer »), qu’il multiplie les images tirées de la mécanique et, bien sûr, du biologique, qu’il abuse des superlatifs, la langage nazi est celui de l’agitateur et de l’orateur. Klemperer en analyse nombre de techniques – tel le mélange « à la Goebbels » du vocabulaire cultivé et du vocabulaire le plus trivial – pour asphyxier l’esprit critique de l’auditeur. La LTI fait songer au moins par contraste à la langue de bois. Cette expression, d’abord destinée à ridiculiser la façon de parler des hégéliens, a pris deux sens au cours du XXe siècle. C’est d’abord la sovietlangue ou langue du marxisme réalisé. Par extension, « langue de

12. Et son ouvrage LTI qui a inspiré une « adaptation » peu convaincante au jargon du néolibéralisme et de la presse économique : LQR (Lingua Quintae Republicae = la langue de la cinquième République) d’Éric Hazan.

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bois » a fini par signifier : paroles creuses, formules ronflantes et conventionnelles des politiciens coupés de la réalité, leur permettant d’éviter de parler des faits qui fâchent... Cette seconde langue de bois n’existe (comme la pensée unique) que pour être dénoncée et opposée à la parole vraie des vraies gens qui se soucient des vrais problèmes ( « Chers auditeurs, je ne vais pas faire de langue de bois ni être politiquement correct, et je vais vous dire franchement que.. »). Tandis que la sovietlangue a sévi soixante-dix ans sans réplique. La langue de bois au sens soviétique n’est pas seulement destinée à couvrir les réalités d’un voile pudique, elle a une fonction idéologique reconnue par ceux qui l’ont subie, ou plutôt une fonction « idéocratique » : faire commander l’idéologie en l’imposant comme seul univers mental possible. Ce qu’elle a fait d’autant mieux que, contrairement à la LTI, elle a été traduite dans de nombreuses langues. Parmi les procédés de la sovietlangue bien connus des linguistes et des dissidents, on trouve : – des groupes nominaux figés comme « forces démocratiques et populaires », « réalité naturelle et sociale », « justesse de nos thèses », ainsi qu’un goût prononcé pour les génitifs : « conditions objectives de production du discours », « stade actuel de développement des moyens de production » ; – un abus du passif (ce qui permet de ne pas savoir exactement qui a fait quoi) : « De grands progrès ont été accomplis », « La vigilance des démocrates et des progressistes du monde entier a été éveillée... », « Ce niveau de réalité devra céder la place à un nouveau degré de développement » ; – des formules verbales vagues du type « prendre objectivement la forme de », « déterminer en dernière instance », « établir un rapport dialectique avec », « se révéler finalement », « se manifester à travers » qui permettent de donner l’apparence d’une explication scientifique à un rapport douteux entre deux choses ou deux idées. Corollairement, des expressions comme « dissimuler profondément », « cacher sous un voile », « se réduire en dernière analyse à » rappellent combien les adversaires capitalistes déploient de manœuvres et manipulent les mots et les apparences ; – des formules comparatives destinées à donner l’impression d’un mouvement incessant dans une seule direction : « de jour en jour »,

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« de plus en plus », « la progression inlassable... », « le processus qui a commencé à se développer et ne cesse de s’enrichir d’étape en étape... » ; – de délicats euphémismes comme « difficultés résiduelles », « ultimes résistances de forces passéistes attachées à leur vision du monde condamnée par l’histoire » pour désigner des famines ou des massacres ; – une fausse dialectique – lois objectives contre conscience subjective, forme contre fond, abstrait contre concret, dynamique contre statique – permettant d’appliquer une grille binaire et manichéenne à n’importe quoi... Il existe des dizaines d’autres recettes : manichéisme et simplification (par hyperbole et euphémisme pour désigner les réalités gênantes), imposition de catégories fermées, autoréférence de la langue, effacement du sujet devant le pseudo-constat qu’opère la langue à sa place. Adopter une langue idéologique rigide, LTI ou Sovietlangue, c’est afficher une appartenance à la communauté des locuteurs « corrects » et se rallier à la vision du monde partagée ; c’est entrer dans un orchestre où l’on jouera en mesure. Nos modernes jargons et langues de coton sont peu de choses au regard de cette puissance.

Sciences : comment violer les foules ? « Les grandes idées de la Liberté, de la Paix, de l’Amour, de tout ce qui est humainement sublime, doivent devenir des parties intégrantes de notre nature – des réflexes ancrés profondément dans chaque être humain. Comment y parvenir ? Après Pavlov, nous le savons maintenant : par une formation judicieuse des réflexes conditionnés appropriés par la propagande, soit, et surtout, par l’éducation 13 » (Serge Tchakhotine).

La période de l’entre-deux-guerres se clôt par cet ouvrage au titre emblématique Le Viol des foules par la propagande politique de Serge Tchakhotine (1883-1973). Le titre vaut mieux que le contenu qui, avec le recul du temps, paraît daté (il est écrit en 1939), ne serait-ce que dans ses références scientifiques.

13. Le Viol des foules par la propagande politique.

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Tchakhotine se réclame de Pavlov. Il applique le schéma du réflexe conditionné à l’homme, créature sans intériorité, pur produit du conditionnement par son environnement. Tchakhotine reste pourtant un auteur incontournable sur la question, ne serait-ce que par la manière dont il a répandu la peur d’une propagande toute-puissante permettant demain aux minorités de dominer les majorités hypnotisées. Tchakhotine analyse le conditionnement des masses par le slogan et l’image en partant du principe d’association. Nous sommes mus, ditil en substance, par quatre pulsions fondamentales : combative, alimentaire, sexuelle, parentale d’où découlent toutes les réactions. La propagande crée à travers des symboles, si possible simples, visuels, répétitifs, faciles à interpréter, un équivalent du réflexe conditionné. Ce n’est plus l’objet réel (repas, partenaire sexuel, enfant à protéger, adversaire à vaincre) qui sera désiré, mais l’objet imaginaire qui lui a été substitué. Ainsi, la pulsion maternelle est comme redirigée vers le parti national-socialiste quand le sujet est exposé à des affiches montrant une mère et son enfant blond associés à la croix gammée. À partir de là, Tchakhotine retrace une inquiétante histoire des symboles efficaces : la propagande qui recourt le plus aux logos simples, slogans répétitifs et emblèmes évidents est souvent la plus opérante. Tchakhotine tente de mettre en œuvre ses conceptions en dirigeant des campagnes électorales des sociaux-démocrates contre le NSDAP d’Hitler. En dépit de ses efforts pour multiplier les logos frappants et les slogans simples, chacun sait qui a gagné. Nullement découragé, l’auteur du Viol des foules, ira proposer ses services en URSS : la propagande et le conditionnement scientifique ne pouvaient-ils aider à produire l’homme nouveau du socialisme, débarrassé de sa psychologie bourgeoise ? Foules fascinées, foules violées (le propagandiste tenant ici le rôle du mâle brutal face à la foule femelle et passive), ère des masses, robots psychiques, humains devenus « chiens de Pavlov » conditionnés : toute une mythologie fait de la propagande l’arme absolue d’une Histoire conçue par les manipulateurs. Publicité et propagande ont très tôt suscité d’autres analyses. Ainsi, une école américaine se développe dans l’entre-deux-guerres. La tradition du social engineering, la conviction que les problèmes sociaux peuvent être résolus par la science y prédominent. C’est ce que privilégie Parker Thomas Moon pour qui la propagande est nécessaire 53


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dans les démocraties comme « moyen indispensable pour maintenir le moral et comme stimulus pour l’idéal démocratique ». Parallèlement, la publicité étudie des méthodes scientifiques. Le message est envisagé comme un projectile qui frapperait un public passif suscitant l’attention, l’intérêt, le désir, et enfin l’achat (la fameuse formule AIDA, bible des premières agences). Plus tard, la publicité se piquera de motivationnisme, vaguement mâtiné de freudisme : il s’agirait au fond d’offrir des produits qui offrent une satisfaction symbolique aux désirs inconscients du consommateur. Le rapprochement entre la publicité et la propagande inspire un classique des années 1950, La Persuasion clandestine qui vient moderniser (et « freudiser ») la thèse de Tchakhotine. L’auteur, Vance Packard, fournit des thèmes à la critique de la société de consommation, alors toute jeune. Pour Packard, les techniques employées par les publicitaires, les politiques ou les prédicateurs, sont assez au point pour que chaque citoyen soit menacé. La connaissance de mots et symboles déclencheurs est la clef de nos motivations, disponible pour qui sait la trouver et proposer les bons symboles et partant détourner à son profit tous ces désirs insatisfaits de statut, de sécurité, de sexualité, etc. Ainsi, la quête des « vrais » motifs (comprenez : inconscients et souvent libidinaux) des consommateurs ou des électeurs, débouchant sur l’exploitation au profit des objets de désir commerciaux ou idéologiques serait devenue une technique banale. Avec cette anthologie des procédés des communicants, qu’ils glissent une suggestion sexuelle symbolique dans une image ou adaptent leur message aux stéréotypes dominants, Packard multiplie les exemples dans cet ouvrage qui s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires. Psycholinguistes, neurophysiologistes, spécialistes de la psychométrie, de l’hypnose ou de la communication subliminale, voire mystérieux « hypnotechniciens » : une multitude de disciplines semblent participer, à l’en croire, à une opération d’autant plus redoutable qu’elle est permanente et occulte. Vingt ans plus tard, en 1977, Packard parlera même de l’homme formaté : l’individu moderne modifié, outre les médias et la publicité, par l’action d’« ingénierie sociale » des statisticiens, des sociologues et des psychologues. Mentalement et physiquement remodelé, il est un objet d’expérimentation donc de contrôle.

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Tchakhotine décrivait une propagande quasi militarisée, exercée par des partis et au service de doctrines. Packard suggère que la publicité est, en quelque sorte, une propagande « pour le système ». En vendant, elle incite à accepter la prédominance de la marchandise, et par là, à trouver le monde tel qu’il est plutôt acceptable (puisque ses produits sont si désirables). Cette idée qui est devenu un lieu commun des années 1970 insiste plutôt sur la propagande du conformisme ou de passivité et non de mobilisation et d’endoctrinement. Pour le dire autrement, la critique de la propagande se place dans trois registres qui peuvent, du reste, se combiner. Il lui est d’abord reproché d’être mensongère. Ce seraient des « bobards » comme ceux que répandait la presse nationaliste et triomphaliste en 1914-1918 : « Tout va bien, nos troupes ont un excellent moral, les ennemis se débandent au premier coup de fusil. » Ou encore ce seraient les forgeries des régimes totalitaires : « Nous allons dépasser rapidement la production des États-Unis, les gens que nous avons jugés étaient des hitléro-trotskystes payés par la CIA. » Il serait plus exact de dire qu’un propagandiste s’efforce de rendre la réalité conforme à ses vœux ou, à défaut, qu’il veut obliger les « propagandés » à croire que le monde réel est bien tel qu’il le décrit. Et si possible bien manichéen. De fait, la propagande suppose un minimum de clôture informationnelle : pour qu’elle soit totalement efficace, il faut que le destinataire ne puisse pas avoir accès à une autre source, ou qu’il se ferme au monde extérieur, et n’absorbe plus que les messages conformes à la vision du propagandiste. Cette équation « propagande égale mensonge » est simplificatrice. Le plus souvent la propagande a moins besoin de mentir que de présenter la réalité sous un certain angle. Même Goebbels recommandait de ne travestir la vérité que si cela est nécessaire. Cela dit, il subsiste un lien évident entre la forme de la propagande, celle du régime et celle des dispositifs techniques d’information disponibles (pluralité ou monopole des sources d’information accessibles au citoyen, par exemple). Les systèmes totalitaires pouvaient se contenter de faire reprendre la version officielle par tout leur appareil de propagande et d’encadrement des citoyens, puisqu’ils contrôlaient tout : la censure, les textes et les ondes provenant de l’extérieur, les contacts entre les citoyens et les étrangers, etc. Une

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méthode difficile à appliquer dans une démocratie ouverte où chacun peut recevoir des médias étrangers ou naviguer sur Internet. Ce qui ne veut pas dire qu’il suffise d’avoir une démocratie parlementaire et un large accès à la Toile ou aux télévisions par satellite pour que les citoyens sachent ce qui se passe vraiment. Second procès fait à la propagande : elle endoctrine. Elle rend les individus conformes à un modèle, leur imposant des valeurs, préjugés, convictions. Bref, la propagande est une machine à conformer : elle propage de l’idéologie et débouche sur l’aliénation. Ce sont des mots, des slogans, des images, parfois des rites qui renforcent le croyant dans sa foi. Elle vise à faire intérioriser des attitudes, mais aussi à faire intégrer une communauté : celle de tous les bons citoyens qui pensent de la même façon. Cette critique devient vite celle d’une propagande douce, voire silencieuse comme la nomme Ignacio Ramonet, celle qui n’a besoin ni de discours exaltés, ni d’uniformes. Qui s’exerce sous l’apparence du pluralisme, voire sous le masque de l’apolitisme ou de la distraction. Qui se transmet par les valeurs, la morale implicite ou la typologie y compris dans une annonce commerciale ou dans un feuilleton télévisé. Dans cette dernière acception, tout ce qui fait la promotion du mode de vie occidental fait en réalité de la propagande pour un modèle global. Nombre de chercheurs de l’école de Francfort ont dénoncé l’action quotidienne des médias, à commencer par leur contenu distractif comme une incitation à se satisfaire du monde tel qu’il est et à n’en point imaginer d’autre. Pour sa part, Noam Chomsky, persuadé que « la propagande est aux démocraties ce que la violence est aux dictatures », propose un modèle de la propagande qui explique le fonctionnement des médias 14. Son thème est que les médias dépendant des grandes sociétés capitalistes véhiculent la propagande spontanément, tant leur imbrication dans le système du marché les incite à ne diffuser que des informations et jugements conformes à ses intérêts. La propagande serait la traduction d’une vision du monde : la seule forme de communication conforme à l’idéologie dominante ou, du moins, à la pensée et aux intérêts des élites. Dans cette optique, 14. Manufacturing consent.

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c’est moins une technique délibérée qu’une composante de la vie sociale et elle se confond quasiment avec ce que Bourdieu nomme pouvoir ou violence symbolique. Son autre nom est conformisme. On peut aussi voir dans la propagande une version moderne de ce que les Grecs nommaient psychagogia, art d’agir sur l’esprit. Des chercheurs soulignent son caractère conscient, stratégique, manipulatoire, et souvent ses prétentions scientifiques. La propagande, ce sont d’abord des méthodes gérées par des professionnels pour produire de l’opinion ou manufacturer du consensus. Mais qui dit méthodes dit contre-méthodes.

Dévoilements : pédagogie des multitudes « Elle [la propagande] est l’expression d’opinions ou l’action effectuée délibérément par des individus ou des groupes en vue d’influencer l’opinion ou l’action d’autres individus ou groupes, en fonction de fins prédéterminées et au moyen de manipulations psychologiques 15 » (Institute for Propaganda Analysis). « C’est alors qu’enseigner l’art de résister aux paroles devient utile, l’art de ne dire que ce que l’on veut dire. Apprendre à chacun l’art de fonder sa propre rhétorique est une œuvre de salut public 16 » (Francis Ponge).

Dès l’entre-deux-guerres, aux USA, des chercheurs tentent de dresser des défenses contre la vague montante des propagandes. Parmi eux, Peter Odegard en 1927 dans The Public Mind ou Leonard Doob qui décrit dans Propaganda : Its Psychological Technique les techniques d’influence au quotidien, puis Frederic Lumley avec The Propaganda Menace (1933). En 1937, des spécialistes des sciences humaines de cette obédience fondent l’Institut for Propaganda Analysis pour mettre en garde le public et l’éduquer. L’IPA s’est surtout fait connaître par son analyse des techniques de la propagande. De nombreuses versions en ont circulé et se retrouvent très facilement aujourd’hui sur Internet. Les « sept principes »

15. Si l’institut original des années 1920 a disparu, ses textes sont encore largement disponibles sur la Toile. Ainsi : http://www.propagandacritic.com/. Par ailleurs, les catégories de l’IPA sont largement reprises et commentées dans le livre de N. Baillarageon et les articles de Wikipedia sur les techniques de propagande sont de bonne qualité (au moment où nous écrivons, bien entendu). 16. Cité par P. Bourdieu in Questions de sociologie, Minuit, 1984.

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(name calling, glittering generalities, transfer, testimonial, plain folks, card stacking, and bandwagon) synthétisés par l’IPA ont nourri une forte tradition critique. En voici une version avec exemples remis à jour : – étiquettes péjoratives : cette technique assez évidente consiste à accoler simplement un nom à un groupe de façon à évoquer des images négatives. Il s’agit de contrôler l’aspect réel ou imaginaire de son identité évoqué du seul fait de nommer les Huns, les Boches, les Rouges, les Viets, la Réaction les Partageux... Cette technique renvoie au principe plus général de contrôle des dénominations. Il n’est pas neutre de dire quelqu’un anti ou altermondialiste, progressiste ou radical, fasciste ou nationaliste, cosmopolite ou mondialiste, libéral ou ultra-libéral, de parler d’ordre moral ou de bonnes mœurs, de sans-papiers ou d’immigrants en situation irrégulière ; – euphémisme et dissimulation : cette fois, les dénominations sont utilisées pour occulter le caractère réel de ce dont on parle, pour le banaliser ou lui ôter ses implications les plus forte. « Frappe chirurgicale» sonne mieux que «bombardement» et «événements d’Algérie» évoque moins la gravité de la situation que « guerre d’Algérie ». Comme « restructuration » par rapport à « licenciement général ». – brillantes généralités et noms prestigieux : cette fois encore, rien de très original. Il suffit d’accoler un terme évoquant le bien, le juste, le beau, etc. à ce que l’on désire promouvoir. Le « camp de la paix » ou l’opération « juste cause », l’appel à tout bout de champ à « la tolérance » ou à « la patrie » servent ainsi à capter le prestige de valeurs pour interdire la critique. Qui oserait se dire contre « les travailleurs » ou « l’ouverture à l’autre » ? – argument d’autorité : citer des personnalités prestigieuses, ou simplement s’appuyer sur « des scientifiques », « des intellectuels », les « autorités morales » voire des vedettes pour appuyer son propos. Sans se demander si le fait de très bien chanter ou d’être un remarquable spécialiste de la biologie moléculaire confère une quelconque compétence pour parler de justice fiscale ; – argument de banalité : il consiste à rappeler la lucidité de l’homme du commun. Comment aller contre le bon sens populaire ? Si M. Dupont ou Mr Smith sont de cet avis, qu’est-ce qui m’autorise à contredire les évidences auxquelles adhère mon voisin ? Dans un film d’Élia Kazan, Un homme dans la foule, un présentateur de radio

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acquiert un inquiétant pouvoir de manipulation politique uniquement en se présentant comme le brave gars qui reflète ce que pensent spontanément tous ses auditeurs ; – argument de simplicité : réduire tout à des alternatives simples, jouer sur la paresse mentale du public en lui proposant des explications faciles à reprendre à son compte et menant à des jugements de valeur. C’est souvent la stratégie du « Yaka »... ; – unanimisme et effet moutonnier : cette fois, c’est le nombre des partisans d’une idée qui est évoqué pour l’appuyer. Tant de monde ne peut pas se tromper, n’est-ce pas ? Cette conviction sera d’autant renforcée que l’on peut voir ces foules enthousiastes ou en faire partie. Penser qu’une idée qui a tant de partisans vaincra sûrement ne contribue pas peu à rassurer les craintifs ; – transfert et fausses connexions : il s’agit d’associer la cause que l’on défend (ou inversement celle que l’on combat) avec des symboles généraux positifs ou négatifs suivant le cas : drapeaux, prières, images de héros et de grands hommes, emblèmes de la nation, références à la science, etc. Le but est de s’approprier le prestige d’une valeur positive ou, au contraire d’associer l’adversaire à la barbarie, à l’archaïsme, au fascisme ; – l’appel à la peur est également très commun : la nation est en péril, nous subissons une invasion invisible, la tyrannie est à nos portes, la violence monte, le pays a perdu confiance en lui. La seule solution est de voter X ou de soutenir Y. Avantage collatéral, la technique d’évocation du péril peut se combiner avec celle du bouc émissaire : si tout va si mal, c’est de la faute des étrangers, des capitalistes, des Juifs, des militaristes, des comploteurs, etc. Ces techniques reposent sur le contenu linguistique (les travaux de l’IPA ne se penchent guère sur les pouvoirs de l’image) et des relations affectives. D’autres techniques sont proches de la sophistique, jouent sur le raisonnement : – syllogismes faussés : mener à une conclusion à partir de prémisses faussées ou retirer de fausses conclusions de prémisses vraies : vous êtes anticommuniste, Hitler l’était aussi, donc vous êtes fasciste ; vous voulez contrôler la détention d’armes, or tous les régimes dictatoriaux ont interdit à leurs citoyens de posséder des armes, donc vous voulez établir une dictature ;

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– prédictions : il suffit de raisonner en poussant à bout une tendance constatée. En prolongeant les courbes, on peut démontrer que la population carcérale sera supérieure à celui des victimes d’ici X années ou qu’en l’an Y, le nombre de couples divorcés sera supérieur à celui de la population en âge de se marier. C’est en vertu de prédictions de ce genre que l’URSS allait dépasser militairement les USA, l’augmentation du PNB ramener le temps de travail à une heure par jour, les hommes débarquer sur Mars en 1990, les réserves d’aluminium et de pétrole être épuisées avant la fin du XXe siècle, etc. La grille est utilisable par le citoyen moyen auquel les docteurs de l’IPA recommandent des remèdes de bon sens sous forme de questions à se poser sur les discours de propagande et ses intentions. Le lecteur aura reconnu au passage combien les analyses des scientifiques de l’entre-deux-guerres faisaient écho à la rhétorique antique, dont on retrouve ici plusieurs tropes. Clyde Miller, membre de l’IPA, résumait cette approche en parlant des « leviers » de la propagande : – levier d’adhésion (virtue device) qui fait accepter une personne, une idée ou un parti comme bons en l’associant à des mots ou symboles « bons » ; – levier de rejet (poison device) qui pratique l’opération inverse avec des symboles du mal ou de valeurs détestées ; – levier d’autorité (testimonial device) qui récupère le prestige d’un homme ou d’une institution ou la valeur exemplaire d’un cas pour faire approuver ou rejeter une idée ou un groupe ; – levier de conformité (together device) qui fait appel au poids de la masse des partisans ou à l’appartenance à une entité supérieure (nation, église) pour obtenir l’adhésion à des thèmes. Mais, en Europe aussi, les dénonciateurs de la propagande ont des analyses frappantes. Ainsi, pour Jean-Marie Domenach, la propagande suppose : – la simplification et le choix d’un ennemi unique ; – le grossissement et la défiguration des faits ; – l’orchestration dans la répétition des thèmes principaux ; – la transfusion au sens de l’emploi des mythes préexistants et affects collectifs mobilisés au service de la cause ; – le principe d’unanimité et de contagion : la pression conformiste que le groupe exerce sur l’individu.

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La propagande, c’est la mise en scène, la mise en émotion et la mise en images de syllogismes récurrents. Elle recourt toujours aux mêmes figures dont les formulations modernes sont peu ou prou : « L’ennemi est criminel, donc il n’est pas politique au sens classique et nous agissons au nom de la conscience universelle. C’est un individu, un tyran, non un peuple que nous combattons, donc nous représentons bien le genre humain. Les propos de l’ennemi sont toujours mensongers, donc que ce que nous disons, nous, est de l’information, pas de la propagande. Il présente un danger imminent, donc nous n’agissons pas par intérêt, mais pour prévenir un péril plus grand encore que la présente guerre. Les moyens qu’il emploie sont pervers inefficaces, donc les nôtres sont justes, proportionnés. Ils nous mèneront à une victoire inéluctable. » Ces listes tombent juste, parce qu’il n’y a pas mille façons de convaincre les foules. Les figures de la propagande sont formalisées, même si en propagande, la persuasion repose plus sur la répétition et l’orchestration des mêmes lieux communs que sur l’enchaînement des arguments menant malgré lui l’auditeur à la conclusion que l’on visait. Que les recettes des propagandistes se laissent réduire à quelques fondamentaux ne nous dit pas si elle est efficace à tous les coups. Comment mesurer cette efficacité ? Des chercheurs ont exploré ce terrain de moins en moins vierge du « comment » et du « avec quel résultat ? ». Beaucoup sont des sociologues américains, à la fois imprégnés de la tradition du social scientist soucieux d’accumuler chiffres et données, mais aussi soutenus par des commanditaires (à commencer par le gouvernement américain qui s’intéressait à une explication scientifique de la propagande dans les années Roosevelt et après la guerre). La propagande a contribué indirectement à la naissance de sciences : la psychologie sociale, centrée sur l’influence du collectif sur l’individuel, et ce que les anglo-saxons nomment media studies (notre sociologie des médias). La recherche commence à se confronter au mythe fondateur de l’homme des masses promis à tous les embrigadements. Impossible de résumer des centaines d’études et de volumes sur ce sujet. Mais on peut au moins distinguer quelques grandes tendances. Le plus célèbre des sociologues des médias est H. D. Laswell dont le travail sur la propagande, Propaganda Technique in the World War, 61


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est un classique. L’auteur n’envisage rien moins que la « gestion gouvernementale des opinions » par la propagande scientifique (government managment of opinion). Une première vague d’études 17 est constituée par les travaux de Hovland et de son équipe sur des centaines de soldats utilisés comme cobayes. Ces études soulignent la complexité de la persuasion même reproduite en laboratoire : il y a trop de variables à contrôler pour être assuré du résultat (au moins dans un contexte d’information pluraliste). La crédibilité de la source, le choix que fait le sujet de s’exposer à un message, l’attention qu’il y prête en fonction de ses préjugés, la façon dont il le comprend et le mémorise, l’effet dormeur qu’exerce un message longtemps après son émission : autant d’obstacles à franchir pour une persuasion réussie. Changement de croyance, changement d’attitude, changement de comportement ne se suivent ni automatiquement ni dans cet ordre. D’autres insistent sur la dissonance cognitive (la façon dont les individus mettent leurs convictions en accord avec leurs pratiques comme pour confirmer leurs choix par des arguments). D’autres sur les effets majoritaires (comment l’opinion tend à se mettre en conformité avec celle que semble exprimer le plus grand nombre). La recherche porte sur les minorités actives : elles peuvent changer la vision dominante, faire accepter un message contraire. Mais il n’y a pas que la complexité du processus et la multiplicité de ses variables, il y a aussi la réaction voire la résistance du propagandé. Un second grand courant rappelle que la persuasion est un processus social : nous ne le subissons pas seuls dans un face-à-face avec les médias, mais immergés dans notre milieu, avec qui nous communiquons et interagissons. Les « leaders d’opinion », pas nécessairement les plus prestigieux ou ceux qui sont au sommet de la pyramide sociale, nous aident à intégrer les messages que nous recevons de façon commune : ne peut-on dès lors les considérer comme les fouriers d’un conformisme social ou d’une opinion dominante en voie de formation. Plus récemment, la recherche s’est concentrée sur les réactions du destinataire des messages persuasifs. Les études montrent la 17. On trouvera les références et les détails de ces expériences dans les manuels de sociologie des médias classiques comme celui de Francis Balle, Médias et Société, Montchrestien, 12e édition Montchrestien, 1980.

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variation du degré de résistance de récepteurs différemment prédisposés selon les milieux et les époques, et qui réinterprète le message à leur façon et selon leurs propres grilles, et non à la façon d’une masse standardisée. Mais une telle critique, répétons-le, porte sur les seuls effets mesurables de la persuasion, de la façon dont un individu ou un appareil peut faire partager sa conviction, sincère ou apparente, à autrui. Mais il se pourrait qu’il y ait des méthodes plus subtiles que celles qui nous disent simplement quoi penser. Nous « héritons » de deux modèles de la propagande. Le modèle « dur », bigbrotherien ou totalitaire, suppose une action délibérée venue d’en haut (le chef, le parti) ou du moins unidirectionnelle (par un organisme spécialisé) : elle fonctionne à travers l’autorité, par la conformité, elle force un contenu à se frayer un chemin dans le cerveau (ou dans l’inconscient), elle mobilise... Le modèle « doux » est celui de la propagande comme environnement d’images et de discours rassurants voire insignifiants : elle agit plus indirectement sur la sensibilité ou la vigilance du sujet que si elle l’obligeait à adopter des convictions explicites. La propagande est soft comme un software : un logiciel qui programme certaines réactions dans un champ limité des possibles. Les deux modèles supposent un contrôle de ce que voient et entendent les citoyens, la possibilité sinon d’interdire tout discours contraire sur son territoire, du moins de noyer la critique sous les flots des messages « dominants ». Les messages sont comme de bons petits soldats qui agissent comme le veut le manipulateur ou le système. Ou, si l’on préfère, les médias sont des tuyaux qui font passer de bons ou de mauvais messages de façon prévue. Ce postulat est évident en cas de conflit armé. On connaît la fameuse phrase de Churchill disant que la vérité est la première victime d’une guerre. Longtemps, il a été clair que qui contrôlait le territoire contrôlait le message. Lorsqu’il y a montée aux extrêmes et recours aux armes, plus question de laisser ces armes que sont les médias entre toutes les mains. Ces méthodes sont nées dans un monde dominé par l’écrit : les nouvelles ne circulent pas instantanément, et les images moins encore. Là où il y a un État, des fonctionnaires, des journaux avec adresse et directeur de la publication, il est possible d’appliquer une censure

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préalable ou des sanctions a posteriori. Cela vaut encore à l’époque où le journal en images reste cinématographique. La télévision bouleverse tout. Et cela coïncide avec la guerre du Vietnam, l’échec d’une grande puissance doutant de soi face à une guérilla idéologisée. Les stratèges ne tarderont pas à en tirer la leçon.

Images : écrans planétaires et fascination globale « La guerre à la télévision signifie la fin de la dichotomie entre le civil et le militaire. Le public participe maintenant à chacune des phases de la guerre et ses combats les plus importants sont livrés par le foyer américain lui-même 18 » (Marshall McLuhan).

Retour sur image. La photographie de guerre est née avec la guerre de Crimée. Elle en donne une image encore très statique : paysages et troupes au repos. La guerre civile américaine révèle la vraie force de la photographie : montrer des morts. Elle rappelle qu’une bataille, ce sont d’abord des tas de cadavres. Ils ont peu à voir avec ceux de la galerie des batailles de Versailles, par exemple, qui agonisent si esthétiquement. Il ne faut pas longtemps pour comprendre l’intérêt d’un média irréfutable. Dès 1870, des clichés plus ou moins posés ou truqués servent à démontrer la barbarie adverse : les ennemis tuent les enfants et brûlent les francs-tireurs. Désormais, l’image servira à prouver que l’autre a le monopole de l’horreur. Seul problème : qui contrôle les images ? La guerre du Vietnam va montrer leur pouvoir. Pour les stratèges, elle a été doublement perdue, sur le terrain et sur les écrans. Les plus rustiques pensent en termes de couverture du conflit et retiennent que tous les journalistes sont des « heart bleeding liberals », des libéraux au cœur saignant, prêts à s’apitoyer sur les ennemis du pays et à trahir les valeurs américaines. Les plus sophistiqués raisonnent en termes de technologie. Parallèlement à une guerre de l’information « orientée système », censée perturber un système de transmission adverse, et à mesure que l’US Army recherche une « infodominance » cognitive, elle imagine une offensive orientée « cerveau humain ».

18. Marshall McLuhan et Quentin Fiore, Guerre et Paix dans le village planétaire, Robert Laffont, 1970.

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Le gourou de la société post-industrielle et de la révolution de l’information, Alvin Toffler, auteur d’énormes succès comme Le choc du futur (1970), théorise la nouvelle guerre high-tech à l’ère de l’information. Selon lui, la propagande efficace procède par : – accusation d’atrocités ; – gonflement des enjeux (« La guerre comme affrontement métaphysique du bien et du mal ») ; – diabolisation de l’adversaire (ce qui équivaut souvent à son « hitlérisation » comme le montrent les exemples de Saddam et Milosevic) ; – polarisation (« Ou bien on est pour le camp du bien, ou bien pour celui du mal ») ; – appel à la sanction divine (« Dieu est avec nous ») ; – méta-propagande, c’est-à-dire accusation de propagande lancée contre toute information provenant de source adverse ou simplement contestant la version de votre camp. Rien de très nouveau par rapport à des principes connus dès les années 1930, dira-t-on. Mais entre-temps, la guerre est devenue asymétrique et télévisuelle. Elle oppose le « fort », doté de très haute technologie, au faible (un État comme l’Irak resté à un stade « industriel » de la conduite de la guerre, ou un réseau de partisans non étatiques). À cette asymétrie des forces répond celle des moyens de communication à l’échelle planétaire. De la première guerre du Golfe, l’opinion (et souvent les médias euxmêmes) retiendront l’omniprésence de CNN et le paradoxe d’un conflit en live filmé sous toutes les coutures. Mais la présence de médias pluralistes n’empêche ni la diffusion de « bobards » dignes de 14-18, ni de curieux points aveugles (dont : zéro mort cathodique). La guerre s’apparente alors à un jeu vidéo. Sous ce double signe du faux et de l’absence, elle apparaîtra après coup comme une manipulation inédite. L’élément important est ici « après coup ». La guerre de l’information est une guerre contre la montre. Compte ce que croit l’opinion ici et maintenant ; la révélation après coup des artifices et trucages nourrira quelques colloques sur les médias où tout un chacun, y compris l’auteur de ces lignes, réclamera davantage de déontologie pour la prochaine. Mais en attendant, la guerre est finie...

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Elle marque le triomphe des « gros tuyaux » : la capacité de CNN de submerger la planète d’un flot d’images où tous les autres doivent s’alimenter. Elle impose un certain point de vue, celui du mondialisé – donc de l’Occidental –, observant en plongée (à hauteur de missile) un champ de bataille où s’agitent quelques archaïques, bêtement enracinés, les Irakiens. Le contenant importe au moins autant que le contenu. Les caméras de CNN créent un effet panoptique, monopolistique et synchronique : elles filment les missiles qui partent et les missiles qui arrivent. Corollaire : ce que CNN ne filme pas n’existe pas. Notamment les morts irakiens dont on ignorera toujours le nombre total (il est sans doute à six chiffres en 1991 à comparer aux 214 GI’s tués dont certains par le « feu amical » d’erreurs de tir). Le contraste est énorme entre l’illusion de tout observer instantanément et la part de la réalité qui échappe aux pudiques caméras. Beaucoup en concluront que l’affaire est entendue : à la guerre comme à l’écran, qui possède le monopole de la technologie possède celui de la victoire. Tout encourage le triomphalisme des partisans de la Révolution dans les affaires militaires : les méthodes de surveillance qui confèrent aux armées high-tech « l’œil de Dieu », la possibilité de tout voir et de tout frapper sans risque, sont complétées par la capacité d’imposer une perspective à la planète entière. Le général jouira grâce à ses satellites, ses ordinateurs, et ses armes intelligentes des équivalents technologiques de l’omniscience, de l’ubiquité et de l’infaillibilité. Le citoyen croira tout voir et tout savoir. Très vite après la guerre du Golfe, un autre conflit complète les leçons de ce premier succès : le débarquement US en Somalie de 1992. Les soldats de l’universel débarquent pour protéger les populations contre les milices, les tyrans et autres épurateurs ethniques. La guerre est le prolongement de la compassion par d’autres moyens et les populations mobilisées pour donner du riz aux petits Somaliens sous l’œil des caméras ont un peu l’impression que ce sont elles que l’armée protège des milices « ninja ». L’opération s’appelle Restore hope, un nom choisi par des sémiologues. La logistique est impeccable. Les populations motivées. La technique rodée. Elle n’est menacée que par deux périls : le ridicule et l’abominable.

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Le ridicule, ce sont les soldats débarquant sur la plage somalienne, équipés comme dans un film de Chuck Norris, mais se prenant les pieds dans les câbles des télévisions qui les attendent le plus paisiblement du monde. L’autre péril est celui de l’horreur visuelle. La « bataille de Mogadiscio », les 3 et 4 octobre 1993, fait suite à des incidents dramatiques qui se succèdent depuis juin : soldats de l’ONU massacrés, hélicoptères tirant sur la foule, journalistes massacrés, bavures diverses et surtout chasse vaine au général Aidid, une des principales cibles de l’opération. Lors qu’il est signalé dans un quartier de la ville, Delta Force, Rangers et autres troupes d’élite se précipitent. La suite : une effroyable confusion ou 500 à 1 000 Somaliens sont tués, mais aussi dix-huit Américains. Les télévisions filment les hélicoptères abattus, les corps de soldats profanés par la foule... Résultat : Bill Clinton annonce le retrait des troupes US. Certains stratèges de l’infoguerre se posent dès avant le 11 septembre la question d’une vulnérabilité aux images de la société de l’image. En faisant la promotion des guerres propres, euphémisées, télévisées, distanciées, le système s’expose à un redoutable retour de l’obscénité du réel. La négation de la mort par écrans interposés crée une asymétrie de plus : là où les Occidentaux réclament des guerres sans cadavres visibles, leurs adversaires peuvent se complaire dans la mise en scène de morts sanglantes. Elles sont censées tout à la fois terrifier l’adversaire US et servir de pédagogie (le châtiment des méchants) pour le camp des opprimés. La brève campagne du Kosovo en 1999 rassure provisoirement les conseillers en communication qui se pressent autour de Jaimie Shea porte-parole de l’OTAN. La diabolisation de l’adversaire serbe est largement entamée. La révélation de quelques faux comme la fameuse photographie de victimes maigres comme des déportés et derrière des barbelés n’y change rien. La thèse de l’épuration ethnique fonctionne en synergie avec, passées en boucle, les images de réfugiés évocatrices de la débâcle de 1939 et crédibilise la thèse d’un début de génocide sous les yeux de l’Europe passive. Elle accrédite les chiffres délirants qui circulent très vite (250 ou 500 000 Albanais massacrés).

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Cadrée serrée ou zoomée, la victime, cet autre qui nous ressemble et nous interpelle dans le confort de notre salon, est devenue le principal argument pour vendre des guerres. Le point de vue adopté par la caméra, sur place ou dans les conférences de presse surréalistes de l’OTAN destinées à démontrer l’innocuité des armes utilisées, est « occidental ». Cela est confirmé a contrario par le bombardement des studios de la télévision serbe, ou par l’impact quasi nul sur l’opinion des boucliers humains anti-OTAN de Belgrade, des T-shirts portant une cible ou des concerts de rock par lesquels les Serbes tentent de gagner le statut envié de victimes. Il en va de même pour la déqualification comme « révisionniste » de quiconque émet un doute sur la légitimité de la guerre (voir l’affaire Régis Debray)... Bien entendu, après coup, plusieurs mystifications sont mises au jour : les Serbes n’avaient pas de plan d’extermination appelé « Fer à cheval », ils ne forçaient pas les Albanais à donner leur sang, ils ne piégeaient pas l’OTAN en plaçant de futures victimes civiles près d’objectifs militaires, le « Gandhi des Carpates » Ibrahim Rugova n’avait pas été torturé et tué, il n’y avait pas de charniers avec des dizaines de milliers de morts... Et, après coup, il y aura d’excellents livres pour démontrer les manipulations. Mais trop tard... Quand se termine le XXe siècle, la cause semble entendue : les Occidentaux gagnent la guerre psychologique comme ils gagnent la guerre des missiles. La machine est repartie. Qui pourrait menacer sa puissance ?

Médias : le poids des masses « Les conclusions répétées de cinquante années de recherches systématiques des sciences sociales révèlent que le public des mass media, jeunes ou non, n’est pas abandonné à lui-même et que les médias ne sont pas tout-puissants. La théorie qui découle de ces observations et selon laquelle les médias ont des effets modestes et conditionnels permet de mettre en perspective le cycle historique de panique morale que suscitent les nouveaux médias 19 » (Neuman W. Russel).

19. Neuman W. Russel, The Future of Mass Audience, New York, Cambridge University Press, 1991, p. 87.

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« Les publicitaires, les propagandistes croient-ils à ce qu’ils disent ? (Ils seraient à moitié pardonnés.) Les consommateurs, les électeurs ne croient-ils pas à ce qu’on leur dit ? (Ils seraient à moitié sauvés.) Mais la question n’est pas là. On a pu dire (D. J. Boorstin, L’Image) que le génie de Barnum, ou de Hitler, fut de découvrir non pas combien il est facile d’abuser le public, mais combien le public aimait être trompé 20 » (Jean Baudrillard).

Dire que les médias sont des outils d’influence est un truisme : après tout, ils sont faits pour cela. Selon une étude rendue publique par Médiamétrie en février 2008, la fréquentation moyenne des médias par jour des Français de plus de 13 ans augmente de 6 % par an depuis plusieurs années, au point d’occuper six heures de leur quotidien. Par semaine, cela fait plus que les trente-cinq heures réglementaires. Pour prendre les chiffres à la louche, nous regardons la télévision trois heures par jour en moyenne, les trois autres étant consacrées à la radio et à la presse. Pour le dire autrement, neuf Français sur dix regardent la télévision tous les jours, 8 sur 10 écoutent la radio et lisent la presse et un peu plus d’un tiers surfent. Même si Internet progresse comme prévisible en temps de vie des jeunes générations et favorise un usage hyperindividualisé des médias, il est encore loin d’avoir remplacé les vieux médias de masse. Et même si certains prédisent la fin de la télévision ou des journaux, reste ce fait que : notre contact avec la réalité passe de plus en plus par l’intermédiaire de spectacles ou représentations produits industriellement. Ce que nous savons du monde, et même ce que nous nous en représentons, a été fabriqué délibérément par autrui. Ne serait-ce que par leur façon de structurer notre vie et notre contact avec la réalité, les médias ont déjà gagné la bataille de l’influence. Cela dit, en quoi consiste-t-elle ? La réponse la plus évidente est qu’ils font penser et faire. Personne ne niera qu’il y a des publicités qui font vendre et des campagnes politiques qui réussissent. Mais leur efficience se révèle plus hasardeuse dès que l’on cherche à en mesurer les composantes et à en prédire les effets. Près de huit décennies de recherches sur la question ont montré que toute tentative médiatique de persuasion se heurte à de sérieux obstacles. Certains tiennent à la résistance passive du cerveau, 20. Jean Baudrillard, article « propagande » de l’Encyclopedia Universalis.

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aux interactions du spectateur avec son milieu social, à son attitude qui peut être ironique ou distanciée : elles ne l’incitent pas forcément à interpréter les messages comme l’entendait leur émetteur. C’est plutôt une bonne nouvelle : il n’est pas possible de prédire la réussite d’une campagne sur l’opinion publique, ni de la garantir avec les bonnes techniques et les bons professionnels. Même là où les médias penchent majoritairement d’un côté, ils ne procurent pas le contrôle paisible de l’opinion, d’autant plus qu’il n’y a plus guère de monopole qui tienne. Sinon les Allemands de l’Est seraient restés marxistes, les Italiens n’auraient pas chassé Berlusconi deux fois (avant, il est vrai, de le faire revenir une troisième), les Français auraient voté aux deux tiers oui au référendum sur la constitution européenne. Et Sarkozy « qui a tous les médias à sa botte » caracolerait en tête des sondages. L’autre grande approche de l’influence des médias (et l’autre grand reproche) concerne leur action sur nos sentiments par incitation ou fascination Là encore, d’innombrables études ont tenté de mesurer si les médias nous poussent à la violence ou aux excès sexuels. Même si aucun chercheur de bonne foi n’adorerait voir ses enfants regarder des films gore ou du X toute la journée, aucune automaticité là non plus. Pas de relation mécanique entre certains spectacles et certains comportements. Nous n’imitons pas forcément ce que nous avons vu et nos passions ne se déclenchent pas ainsi. Accusation complémentaire et quelque peu contradictoire : les médias sont des soporifiques. Ils incitent à la passivité (donc à l’acceptation du monde tel qu’il est) en proposant une vie par substitution, des rêves bon marché fabriqués industriellement, des objets de désir artificiels... Tel est le thème que reprendra inlassablement l’école de Francfort, par exemple, considérant le statut de spectateur comme la forme suprême de l’aliénation. Plus pragmatique, peut-être, la vision de l’influence des médias en termes de sélection. Parmi des milliards d’événements, certains seront censés concerner ou intéresser des millions de gens. Parmi des millions d’œuvres ou de projets, certains seront portés à l’attention du public. Parmi des milliers d’aspirants à la gloire ou à une forme quelconque de reconnaissance par le public, quelquesuns seront précisément « médiatisés ». Les mécanismes d’élimination et de mise en lumière de ce qui est important, significatif,

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bouleversant, remarquable... ne sont pas si faciles à analyser, sauf pour les partisans de la théorie du complot. Pour ces derniers, une poignée d’hommes (quelques capitalistes pour Chomsky) décident avec leur serviteurs journalistes de ce qui sera ou non connu des masses. Même s’il est facile de pointer des inégalités de traitement ou de singulières myopies (par exemple des traitements très inégaux des horreurs du monde selon leurs auteurs ou leurs attitudes), l’affaire n’est pas si simple. Il y a bien d’autres filtres qui s’instaurent entre la réalité et nous et s’ajoutent pour la construire sous une forme médiatisable. Certains sont du côté du « produit brut ». L’événement qui souffre d’un déficit d’images, qui ne se prête pas à une lecture simple, qui n’est pas incarné par une figure frappante part avec un gros handicap. Mais d’autres critères interviennent pour faire que ceci « intéressera le public » et non cela : habitudes culturelles journalistiques, conformisme des milieux qui sélectionnent l’information, tendance des médias à parler de ce dont parlent les médias, tabous, mais aussi critères « formels » de choix de l’événement ou de thèmes spectaculaires, attractifs, etc. Et il y a bien sûr les efforts des groupes d’influence pour pousser tel ou tel sujet sous les feux de l’actualité. Une grande partie du contenu des médias est formaté pour les médias. D’une conférence de presse à un attentat (qui est après tout un spectacle scénarisé), d’une manifestation qui cherche plus à attirer l’attention des caméras que celle des passants jusqu’au « look » d’un homme politique conseillé par ses spécialistes du marketing politique, ce que nous voyons et entendons a été pour une très large part pensé en vue d’un effet sur le public. Les producteurs d’événements deviennent des producteurs de spectacles. Ils tentent une interprétation de leurs actes et des leurs déclarations. À cette intentionnalité s’en ajoute une seconde, celle du journaliste qui construit l’événement par un découpage, un commentaire, une mise en contexte, un choix de hiérarchie. Un troisième filtre, celui du récepteur avec ses propres attentes, préjugés, stéréotypes, mais aussi avec son esprit critique et une certaine imprévisibilité, parachève le processus. Cela s’applique à plus forte raison aux contenus distractifs ou semidistractifs (comme la téléréalité).

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L’ensemble interroge à l’évidence l’origine du pouvoir exercé sur les médias à travers le choix de leur contenu. Les réponses les plus fréquentes mettent en cause les forces de l’argent et les maléfices de l’audimat (taux de diffusion et exigences ciblées des publicitaires qui financent le système). En une heureuse formule Daniel Bougnoux a désigné les trois risques pour l’information : « l’argent, l’urgent, les gens. » Si le premier est assez évident, les deux autres ne sont pas moins importants. Le facteur temps exerce une pression constante (ce qui est d’actualité, ce qui est dépassé donc ringard, ce dont il faut parler immédiatement mais aussi la façon de découper la représentation de la réalité en unités de temps ou de longueur standardisée). Qui a fréquenté les coulisses d’un journal télévisé sait bien que la rédaction ne passe pas son temps à répondre obséquieusement à des coups de téléphone de ministres, mais plutôt à surveiller le chronomètre pour bien calibrer le temps consacré à chaque sujet en fonction des images disponibles. Quant aux « gens », cette vaste catégorie recouvre à la fois ceux que rencontrent les journalistes et le milieu social qu’ils forment. Le « milieu médiatique » est exactement comme celui des marins pêcheurs ou des auteurs en sciences humaines : spécifique. Il a ses codes, ses hiérarchies et réseaux, ses valeurs, son jargon, ses intérêts, ses solidarités, ses lois du silence... Il présente un taux de déformation par rapport à l’opinion moyenne. Un sondage réalisé en 2002 avait démontré combien les journalistes avaient des goûts culinaires, culturels ou politiques décalés par rapport au reste de la population. Si tous les Français avaient été comme eux, Mission Cléopâtre aurait eu bien moins de succès que In the mood for love et l’élection de 2002 aurait largement placé Lionel Jospin en tête au premier tour, Le Pen n’ayant qu’une poignée de voix. Mais cela ne veut pas dire que les médias reflètent automatiquement les choix des journalistes. Ainsi le fait indéniable que le milieu journalistique soit plus progressiste que la moyenne n’implique en rien que les médias écrits ou audiovisuels aient un contenu de gauche. D’autant que la notion d’influence des médias serait à préciser selon que l’on parle de celle des Échos ou du JT de 13h sur TF1. Reste que le contrôle des médias par la propriété ou l’autorité n’est pas la plus mauvaise façon d’exercer de l’influence et, de ce point de vue, on peut trouver plus à plaindre qu’un Maxwell ou un Poutine.

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Mais il est une autre méthode, pour le moins répandue au temps des mass media : fournir des informations favorables à sa cause, si possible de façon à ce que leur paternité ne puisse vous être attribuée. Cela peut se faire positivement : en faisant ce que les services de renseignement US nomment « management de la perception ». Il s’agit alors de faire parvenir aux médias des images, des témoignages, des histoires et des experts qui les inciteront à sélectionner les événements voulus. Ou mieux encore, à construire ledit événement (après tout, un événement est un ensemble de faits dont les médias décrètent qu’ils ont de la signification, qu’ils sont révélateurs ou représentatifs, et, dans tous les cas, qu’ils nous intéressent et sont dignes d’être portés à notre attention). Nous verrons au chapitre suivant comment se sont développées des techniques que nous nommons de simulation/stimulation. Leur but est d’attirer l’attention de l’opinion et de suggérer une interprétation idéologique d’une réalité plutôt scénarisée que franchement falsifiée. L’autre grande voie est négative, celle de la désinformation : de ce point de vue, il est la désinformation comme une intoxication s’adressant à des peuples entiers et recourant le plus souvent à des relais médiatiques qui rendront la désinformation encore plus contagieuse (ce qui en fait, si l’on préfère, une sorte de rumeur délibérée, pensée et relayée – souvent basée sur la fabrication de faux documents – pour produire un dommage maximal). Le mot était d’abord apparu dans des dictionnaires soviétiques pour désigner les mensonges que les capitalistes répandaient pour ternir l’image du socialisme radieux. Puis très vite, le terme est passé chez l’adversaire. La désinformation est devenue un manière de regrouper les mises en scène et campagnes de dénigrement, vraisemblablement montées par le KGB, et imputant de faux crimes au monde occidental : pseudo-activités de néo-nazis (qu’auraient tolérés les « bellicistes » de RFA), carnets d’Hitler apocryphes, fausses lettres de dirigeants de l’OTAN ou des USA, preuves fabriquées que le Sida provenait des laboratoires de la CIA. À cette époque, la droite dénonce la désinformation communiste (liée à l’idée de subversion). Or, ce procédé n’est nullement le monopole des régimes marxistes 21.

21. Voir le chapitre « Désinformation » dans Ecran/ennemi, éd. 00h00.com, téléchargeable sur www.huyghe.fr.

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La désinformation vise le plus souvent à attribuer des crimes ou des plans criminels à celui qu’elle désire affaiblir, en faisant si possible révéler la chose par un journaliste « indépendant ». Cela suppose une mise en scène initiale destinée à accréditer le mensonge plus une utilisation intelligente de relais apparemment neutres. Exemple du premier procédé : lors du procès de Nuremberg, lorsque l’URSS accuse la Wehrmarcht vaincue d’avoir massacré des milliers d’officiers polonais à Katyn (un crime dont l’Armée rouge était en réalité responsable), elle produit de fausses preuves : témoignages, balles allemandes... Exemple du second procédé : lorsque la même URSS veut disqualifier Kravchenko, qui dénonce bien avant Soljenitsyne la nature du régime soviétique, elle utilise non seulement les PC nationaux (qui étaient plutôt dans l’aveuglement idéologique), quelques compagnons de route mais aussi des agents payés produisant des faux pour disqualifier Kravchenko. En ce sens, certaines des affaires qui ont marqué l’après-chute du Mur se plaçaient dans la tradition des « forgeries » de services secrets : c’est le cas pour les faux cadavres « torturés » de Timisoara accablant, s’il en était encore besoin , la tyrannie de Ceaucescu. Au cours de la première et la seconde guerre du Golfe comme au moment de la guerre « humanitaire » du Kosovo, les imputations de crimes atroces et de plans diaboliques ont fonctionné suivant le même schéma : fausses « super-armes » de Saddam, fausses horreurs comme les couveuses de Koweit City que l’on disait délibérément débranchées par les soudards irakiens, faux génocide de Kosovars... En attendant peut-être de nous débarrasser de ce concept des années 1950, la désinformation est à repenser : autrefois la difficulté était de la situer entre la lutte idéologique opposant deux systèmes et les déformations et mésinformations journalistiques. Désormais, elle avoisine trois domaines : – le domaine de la « sidération » agressive militaire : il s’agit ici d’une infoguerre vraiment martiale avec ses psyops, opérations psychologiques, version « âge de l’information » de la guerre psychologique de papa ; – le domaine de la rumeur, de la e-rumeur, de la légende urbaine, et autres formes de prolifération, sur la Toile, de l’information

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anarchique : là encore, il ne s’agit nécessairement pas d’une divulgation à l’origine fausse ou malicieuse. Les communautés d’internautes sont prêtes à reprendre et amplifier toute nouvelle sensationnelle qui ne provient pas des médias « officiels », a priori suspects ; – le domaine de l’économie, surtout celle que l’on disait nouvelle : les faux sites, les opérations de dénigrement par forums Internet, pseudo-associations, et pseudo-scandales interposés, les révélations et pressions, composent l’arsenal de l’économie hypercompétitive. Une opération de désinformation peut viser à faire perdre à sa victime sa réputation, à faire baisser son action en bourse ou simplement à gagner par des rumeurs un temps de paralysie, crucial dans une économie « zéro délai » en flux tendus 22.

22. Pour plus de détails sur la notion de guerre de l’information, voir Panoramiques, « L’information, c’est la guerre », et http://fr.calameo.com/books/00000512885ba392a3a18.

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Domaines de recherche : stratÊgies de l’information, cyberstratÊgie, intelligence Êconomique et stratÊgique, mÊdiologie, polÊmologie mais aussi critique des idÊes contemporaines, routes de rencontres des civilisations et des imaginaires (route de la soie, route des Êpices...)

François-Bernard Huyghe, docteur d’État en sciences politiques et HabilitĂŠ Ă Diriger des Recherches (infocom) est directeur de recherche Ă l'Institut de Relations Internationales StratĂŠgiques

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Ses ouvrages :

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Think tanks (Vuibert 2013)

Enseignement : Iris Sup

• Terrorismes Violence et propagande

Campus virtuel, UniversitĂŠ de Limoges

(Gallimard DĂŠcouvertes 2011)

Polytechnique

• MaÎtres du faire croire (Vuibert 2008)

Celsa Paris IV Sorbonne

Comprendre le pouvoir stratĂŠgique des mĂŠdias (Eyrolles 2005)

DRMCC, ENA, IAE...

Quatrième guerre mondiale (Rocher 2004) Écran/Ennemi (00hOO.com 2002) L’ennemi Ă l’ère numĂŠrique (PUF 2001) L’information, c’est la guerre (Corlet 2001) Les experts (Plon 1996) La langue de coton (R. Laffont 1991) La soft-idĂŠologie (R. Laffont 1987) Avec Edith Huyghe, il a ĂŠcrit : La route de la soie, La route des tapis, Histoire des secrets, Images du monde, Les coureurs d'ĂŠpices... ! !

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Chercheur et consultant MÊdiologue, comitÊ de rÊdaction de MÊdium (articles et direction de numÊros) Directeur de recherche à l’IRIS; y dirige l'Observatoire gÊostratÊgique de l'information dirige Huyghe InfostratÊgie Sarl,...

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Anime le site http://huyghe.fr Twitter : @huyghefb

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