Douze fois le onze septembre

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DOUZE FOIS LE ONZE SEPTEMBRE Rétrospective

Juste après le onze septembre 2001, beaucoup pensaient que plus rien ne serait comme avant et que le siècle qui commençait serait déterminé par la lutte entre toutes les Nations, plus ou moins unies sous la bannière de l'Occident, et, d'ature part, les forces du terrorisme islamiste. Le Mal absolu s'incarnait dans la figure de ben Laden, présenté comme le chef unique d'une organisation planétaire, devenue l'ennemi unique. Depuis, il a fallu réviser les analyses simplistes et binaires. La mort de ben Laden et l'affaiblissement de la structure centrale d'al Qaïda ne signifient pas la fin du terrorisme qui prospère sous d'autres formes et pour d'autres idéologies que le jihadisme. Nous avions publié l'an dernier une brochure classée en ordre chronologique inverse : onze articles un par année, généralement publié ou mis en ligne autour de la date anniversaire, plus un écrit peu après l'attentat contre les Twin Towers. À l'occasion du 11 septembre 2012, voici la mouture nouvelle augmentée d'un article récent qui s'intitule "De la nouveauté en matière de terrorisme" et qui vient d'être publié dans le numéro d'été de Sécurité Globale. On peut compléter de la lecture de : Décennie du terrrorisme Terrorisme de A à Z Terrorisme : définition Et du livre publié chez Gallimart (collection Découvertes) l'an dernier : Terrorismes. Violence et propagande


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DIX ANS DE GUERRE AU TERRORISME

Après deux conflits et des morts que des rapports évaluent aux alentours de 250.000 ou plus, il est difficile de qualifier la «guerre à la terreur» de triomphe. Globalement, les analystes (dont l'auteur de ces lignes) lui reprochent et reprochent aux néoconservateurs qui l'ont inventée et réclamée trois péchés majeurs :! • Une rhétorique apocalyptique contre-productive. En polarisant toute leur politique autour de l'objectif unique, al Qaïda, ennemi et danger suprêmes, en lui subornant, au début au moins, toute considération géopolitique et toute alliance, en adoptant des mesures liberticides, en donnant l'impression de violer leurs propres valeurs à Guantanamo ou ailleurs, les USA n'ont certainement pas gagné en sûreté ce qu'ils ont perdu en termes d'image. La démocratie imposée par les armes, la "longue guerre" !ou guerre "préemptive" qui devait éviter tout danger en l'écrasant à temps, bref cette bizarre guerre que certains baptisaient "quatrième guerre mondiale" plus l'obsession d'une attaque sur le territoire US (le "worst case scenario" comme référence permanente), voilà une combinaison redoutable pour produire plus d'ennemis chaque matin. • !Une guerre d'Afghanistan qui dure plus longtemps que celle du Vietnam et d'où l'on espère au mieux se sortir sans produire des images qui rappelleraient la chute Saïgon... Un allié Pakistanais qui pose plus de problèmes que certains ennemis. Autant d'échecs pour une politique peu lisible où alternent triomphalisme, incompréhension des réalités culturelles et politiques locales, relations tendues avec les autorités et impuissance à régler le problème d'un ennemi triple : jihadistes "étrangers", plus talibans afghans, plus talibans pakistanais... • Troisième erreur !: la guerre inutile en Irak avec ses justifications imaginaires et sa capacité d'engendrer un chaos contagieux. La seule réussite de l'administration Bush en ce domaine fut de produire un plan d'irakisation de la guerre, destinée à diminuer les pertes US et à donner l'impression que le problème avait été réglé par la méthode Petraeus de contre-insurrection (beaucoup de troupes reprenant le contrôle de zones entières progressivement et sûrement à partir de ses bases et en évitant de soulever l'hostilité de la population). • Pas de chance : c'est l'administration Obama qui en touche les dividendes au moins médiatiques. Tout le monde est persuadé que c'est le nouveau président qui a retiré les troupes américaines, alors que l'Irak n'est certainement pas pacifié et que l'accord avec les autorités date d'avant l'élection présidentielle. La guerre proclamée, la guerre mal planifiée et la guerre inutile ont donc été incroyablement contre-productives. Dans ce contexte, le très charismatique Obama, en proclamant que l'ennemi n'était pas l'islam (message simple que les Républicains n'avaient pas sur faire passer) et en annonçant l'ère du multilatéralisme, jouissait d'un effet de contraste maximum. L'élimination de ben Laden qui permet d'abaisser la priorité de la lutte contre le terrorisme sans apparaître comme un tigre en papier ou un "libéral au cœur saignant"


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incapable de comprendre les nécessités de la sécurité nationale, est également un atout. Enfin, cette administration a bénéficié d'un affaiblissement de la structure centrale d'al Qaïda (un affaiblissement auquel dix ans de traque ne peuvent pas être totalement étrangers) et qui l'a rendue incapable après 2005 environ de rééditerdes attentats spectaculaires contre des cibles US. Ce n'est pas que des Américains ou des Occidentaux ne périssent plus dans des attaques jihadistes, mais cela ne se passe pas aux USA ou en Europe et ces Occidentaux (sauf quelques touristes comme à Marakech) sont généralement des soldats, des coopérants, des expatriés...!L'impact sur l'opinion publique est donc tout à fait différent. Sans compter le taux d'échec surprenant des tentatives d'attentat (échec à Time Square, échec de diverses tentatives de faire exploser des vols aériens, échec relatif des colis piégés, 40 complots jihadiste anti-américains déjoués dans la décennie, etc.). Ceci est dû à l'amateurisme de certains "loups solitaires" qui tentaient de frapper seuls ou presque et sans formation !"sérieuse" acquise en combattant sur un front. Ces échecs reflètent aussi le fait que les forces "périphériques" d'al Qaïda comme AQMI ou AQPA (Al Qaïda pour le Maghreb Islamique, Al Qaïda pour la Péninsule Arabe), sans parler des talibans ou! al-Shabaab en Somalie, n'ont guère le désir ou l'expérience pour frapper "l'ennemi lointain" américain chez lui. Ce qui, soit dit au passage, manifeste l'échec de la stratégie de Zawahiri : frapper le Juif et le Croisé sur son territoire, ne rechercher qu'un objectif mondial pour une victoire globale. La nouvelle stratégie de contre-terrorisme, publiée un mois après l'élimination de ben Laden (et que nous avons analysée sur notre site) peut-elle réussir pour autant ? Cette stratégie préconise beaucoup d'action psychologique, le recours à des instruments plus "soft", le respect de valeurs essentielles des droits de l'homme dans la lutte, l'influence idéologique contre le jihadisme, une stratégie adaptée au printemps arabe et parlant aux populations arabo-musulmanes et une politique d'alliances : toutes choses excellentes mais qui ne suffisent pas à assurer une victoire. !Rappelons au passage que le même Obama s'il a renoncé à parler de "guerre au terrorisme" (et a un moment envisagé une phraséologie grotesque comme "Lutte mondiale contre l'extrémisme violent") parle maintenant de "guerre à al Qaïda").!Même si certains républicains protestent contre le renoncement au "hard power" et aux alliances bilatérales, même si les néo-conservateurs réclament plus de fermeté et plus d'interventionnisme, l'idée de la nouvelle méthode contre-terroristv n'est pas en rupture absolue avec l'ère précédente. L'idée principale reste quand même de!"désorganiser, démanteler, défaire" al Qaïda.! !Non sans certains succès, d'ailleurs, comme la difficulté apportée aux communications entre !groupes talibans, par exemple. Mais, globalement, qu'est-ce cela implique ? Ce n'est pas la stratégie US en AFPAK qui va nous éclairer. Après avoir choisi le "surge" et la stratégie de "contre-insurrection" et envoyé 30.000 hommes pour cela, l'administration annonce un calendrier de retrait des troupes et entreprend des négociations pour le moment confuses avec les "talibans modérés". Cela peut se comprendre d'un point de vue électoral, mais il est difficile d'avoir trois fers au feu et de ne pas se brûler. Sans parler de l'effet sur les alliés d'une stratégie aussi hétérogène et sans oublier l'embarras des USA à l'égard du Pakistan (la découverte de la cache de ben Laden se


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concilie mal avec l'image d'un Pakistan faisant de lents progrès et menant d'importantes opérations contre les bases arrières des talibans). Pour le reste, cette stratégie est suspendue au développement du printemps arabe. Après avoir soutenu, au nom de la lutte qu'ils menaient, disaient-ils, contre l'islamisme, les régimes les moins présentables, puis aidé leur chute, les États-Unis semblent attendre le résultat des courses. Entre désir de paraître accompagner une formidable émergence démocratique, peur pour la sécurité de l'allié israélien et difficulté à distinguer l'avantage qu'islamistes et jihadistes tireront de la situation, il y a, en effet de quoi hésiter. Mais cela ne résout pas la question principale qui est la réadaptation d'un système contre terroriste orienté contre "la Qaïda mère" et sa structure centrale qui doit maintenant faire face à trois formes du terrorisme : • • •

les fameux "loups solitaires", généralement peu "performants" mais parmi lesquels il pourrait se trouver un jour un "Breivik de l'islamisme" capable de tuer des dizaines de gens dans une capitale occidentale. un terrorisme de type Hamas ou Hezbollah sponsorisé par des États et poursuivant des logiques étatiques la "périphérie d'al Qaïda" qui est de plus en plus détachée de la structure centrale, mais fait preuve d'une impressionnante capacité de nuisance. Elle ne demande qu'à se développer dans des zones "grises" de désordre : AQMI, AQPA, AQI (al Qaïda en Irak), Jihad islamique égyptien, Boka Haram, groupes nigérians et somaliens, Laskar-e-Toiba pakistanais et toutes les mouvances talibanes sont tout sauf inactives. Et savent profiter des désordres liés au printemps arabe, par exemple pour des évasions de Jihadistes.


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2010 Qu'un pasteur crétin (voir son site, interrompu, mai ici visible sur un cache : http://web.archive.org/ web/20080604142032/http://www.doveworld.org/ que son homonyme, Terry Jones du Monty Python Show n'aurait pas osé imaginer un soir de beuverie et qui rassemblait rente partisans jusqu'à la semaine dernière soit en mesure de bouleverser le monde avec une allumette est plus que pathétique. Qu'il y ait des Terry Jones (le pasteur pyromane, mégalomane et atrabilaire, pas l'acteur) en Floride, comme il y a eu et y aura peut-être demain des fous au Pakistan ou en Inonésie pour brûler des églises en représailles d'une offense emblématique est dans la nature humaine. Qu'aux USA le pasteur ait le droit de carboniser des Corans comme d'autres le drapeau américain, est dans la Constitution de ce pays. Que toute ceci donne lieu à négociations avec un vrai imam, à palinodies, à déclarations sublimes de belles âmes sur le mantra "ne donnons pas prétexte aux extrémistes", à conférences de presse et à heures de télévision est dans les lois du spectacle. Qu'Obama déclare sans rire qu'il s'agit d'une aubaine pour al Qaïda et Petraeus que ceci va mettre en péril les soldats américains en Irak et en Afghanistan est dans la lignée de la politique hollywoodienne. Mais que la plus grande atteinte symbolique de tous les temps - la destruction emblématique des "tours de Babel", incarnant pour les jihadistes l'orgueil américain, le culte de l'argent et l'idolâtrie trouve ainsi son écho parodique neuf ans plus tard reste quand même un sujet d'étonnement. Des centaines de médias vont consacrer des milliers d'heures et de pages (y compris celle-ci) à un non-événement sans doute concrétisé par une non-exécution comme si, neuf ans plus tard, le seul écho des trois mille corps carbonisés en 2001 étaient les palinodies du petit pasteur. Dans cette affaire se heurtent deux logiques. D'une part celle du symbolique et du communautaire. Les images qui offensent - qu'il s'agisse de celles des Twin Towers, des sévices d'Abou Graibh, des caricatures danoises, des enfants de Gaza, du Ground Zero ou d'un bout de saucisson- deviennent des enjeux majeurs dans ce qui n'est certainement pas la guerre des civilisations, mais probablement celle des imaginaires. L'accumulation du ressentiment, la capacité de foules (à New York ou à Kaboul) à réagir passionnément à la profanation d'un lieu sacré, à l'humiliation d'une personne, à l'utilisation d'une représentation stimule ce que le philosophe Sloterdijk appelle le fonctionnement des "banques de la colère". Une souffrance, une insulte, une victime prend sens pour des millions de gens qui se sentent personnellement agressée dans ce qu'elles ont de plus sacré. Et la géopolitique est déterminée par la lutte des images, pour et contre des images. La seconde logique est celle de la technique et des médias. Terry Jones qui a commencé à se faire connaître par Twitter a joué des réseaux sociaux et des médias classique, de leur fabuleuse faculté d'emballement, de la faculté qu'ils accordent à n'importe quel inconnu de devenir une star, pourvu qu'il trouve le thème hyperconsensuel ou hyperpolémique, la surprise qui donnera lieu à reprise, commentaire et mobilisation.


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L'addition de l'archaïque symbolique et des réseaux de communication se traduit en une lourde addition d'irrationnel. Le fanatique est étymologiquement celui qui défend son temple (fanum), son lieu sacré, fût par la plus grande violence. Le problème commence quand les lieux et objets sacrés peuvent être vus et atteints de toute la planète par les images numériques


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2009 11 septembre 2009 - Huitième onze septembre, ground zero Commémorations et routine de la terreur Obama célèbre le huitième anniversaire du 11 septembre et, pour la huitième fois, l'Amérique communiera dans le souvenir des victimes. Mais cette même Amérique ne partage plus le grand mythe d'un lutte planétaire contre le jihadisme (avec chef et organisation unique), ni ne vit plus vraiment dans la crainte d'un second 11 septembre. On commence déjà à employer un mot terrible : routine. Routine des cérémonies et commémorations, mais aussi routine du terrorisme jihadiste, qui, bon an mal an, réalise quelques attentats spectaculaires à travers le monde, plutôt à la périphérie, guère en Europe, plus du tout aux USA. En fait, il semblerait que les citoyens des USA se préoccupent davantage des retards dans la reconstruction des Twin Towers et de leur coût que de l'improbable possibilité d'une seconde frappe de cette ampleur. La peur s'atténue, on commence à parler d'oubli des jeunes générations, le trauma s'efface. Bref, le 11 septembre est en train de devenir un événement historique comme les autres, certes grave et porteur de conséquences tragiques et complexes, mais un événement quand même, pas une étape dans l'histoire de l'humanité. Du coup, nous avons envie de céder, nous aussi à la routine et de reprendre les analyses que nous faisions pour le septième anniversaire, histoire de démontrer combien l'élection d'Obama a peu changé la réalité de la lutte contre le terrorisme, en dépit du bruit médiatique que font les affaire de Guantanamo ou de la torture, ou le renforcement de la présence occidentale en Afghanistan (avec le succès que l'on sait) Voici donc ce que nous écrivions : Imaginons qu'il y a sept ans, quelqu'un ait écrit : "En 2008, ben Laden et Zawahiri seront toujours libres et vivants. Leur organisation, en dépit d'une guerre qui se dit mondiale, de milliers d'arrestations continuera à fonctionner et à recruter. Ils pourront toujours s'exprimer et trouveront encore un territoire où se réfugier, à la frontière afghano-pakistanaise. Chaque année, plusieurs attentats importants à travers le monde leur seront imputés. La coalition de dizaines de pays, des centaines de milliers de soldats dotés de l'armement le plus puissant et des milliards de dollars, sans compter l'invasion de deux pays n'auront permis de mettre fin à leur activité.". Si l'on s'en tient au vieil adage qui dit que, pour un groupe clandestin ou une guérilla, durer c'est déjà gagner, la performance est surprenante. Inversement, aurait-on cru quelqu'un qui aurait écrit au lendemain du 11 septembre : " En 2008, en dépit d'une guerre globale au terrorisme qui aura mobilisé la plus grande puissance de l'Histoire contre un péril qu'elle annonçait sans rival, les habitants de principales capitales européennes continueront à vivre à peu près comme avant, sans craindre à chaque instant un attentat ou l'explosion de la guerre des civilisations. Les principaux soucis géostratégiques se situeront en Chine et dans le Caucase." ? Le problème d'une guerre symbolique, comme la guerre du terrorisme et au terrorisme, est qu'il n'y a pas de mesure de la victoire. Sauf à imaginer que le dernier jihadiste soit arrêté dans la dernière grotte devant les caméras de CNN tandis que les musulmans du monde remercient l'Amérique, ou que l'émir ben Laden installe la capitale de son califat restauré à Washington D.C, ...


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Pour mesurer une "victoire" ou d'une "défaite", ou au moins de progrès ou reculs des jihadistes, encore faut-il savoir à quel critère on se réfère. S'il s'agit d'un critère "militaire", la capacité organisationnelle d'al Quaïda à produire tant de morts sous telle ou telle latitude, aucune unanimité chez les experts. Certes, il continue à y avoir à travers le monde un nombre non négligeable d'attentats attribués à des islamistes. Pour ne prendre que des exemples récents - et ce dans une relative indifférence de la presse internationale bien plus fascinée par l'affaire tibétaine -, deux attentats mortels en une semaine dans la zone musulmane de Xinjiang viennent de démontrer que même la Chine n'est pas à l'abri. Étant entendu que personne ne pense que ben Laden a passé un coup de téléphone depuis sa cachette pour commanditer la chose. Mais au même moment on apprend l'arrestation en Italie de jihadistes qui s'apprêtaient à aller combattre en Irak et en Afghanistan (certains ayant déjà combattu en Bosnie). mais quel rapport avec al Quaïda ou une supposée structure centrale de commandement ? Nous savons que nous pouvons aussi bien lire dans le journal de demain "Ben Laden arrêté dans les zones tribales" ou "Cinq kamikazes se font exploser dans le métro parisien". Un coup et un seul dans un sens ou dans l'autre (succès anti-terroriste, attentat à la façon de ceux de Londres ou de Madrid) changerait notre perception. Le critère du succès est peut-être à mesurer dans l'ordre symbolique. Or, de ce point de vue, l'impact des dirigeants d'al Qaïda n'augmente guère : le temps n'est pas forcément son ami. Après avoir constaté combien le 11 Septembre était un acte "inaugural" ("épochal" ont dit certains) et répété que le monde ne serait plus jamais le même, nous aurions peut-être du nous demander : et après ? Et après un acte aussi incroyable, que peut-on faire qui ne soit pas moins fort et moins significatif ? Qui n'ait pas une charge émotive et une valeur de défi symbolique inférieure ? Peut-on envisager que le message des dirigeants suscite une certaine lassitude ? Que son pire ennemi soit - aussi cynique que cela puisse paraître - la routine de l'horreur ? Nous avons souligné plusieurs fois que les chefs jihadistes n'avaient pas perdu leur capacité de s'exprimer et même qu'ils s'étaient dotés avec as- Sahab d'un vrai média pour mener la guerre de l'information. Mais quelle force a le message sept ans après ? Au cours des derniers mois, ni sur la forme ni sur le fond, les chefs d'al Qaïda n'ont démontré leur maîtrise de la situation, ni leur rôle dominant dans le mouvement jihadiste. Cela ne signifie certainement pas que la violence islamiste s'essouffle, ni que le terrorisme est en voie de disparition. Mais cela signifie peut-être que nous devrions nous concentrer sur autre chose que sur les icônes médiatiques. En sept ans, nous avons connu sept surprises : 1) La première est évidente et souvent évoquée ici : la contre-productivité de la "Guerre globale au terrorisme". Ni pour l'élimination des organisations terroristes, promues au rang d'ennemi principal et presque métaphysique, ni dans son ambition d'éliminer les Armes de Destruction Massives en dissuadant ou renversant les régimes censés en posséder, ni dans son projet de démocratiser le Proche-Orient, cette guerre n'a rempli ses objectifs. Elle a, au contraire, provoqué une dissémination du terrorisme quantitative sinon qualitative, un renouvellement et un rajeunissement de son recrutement, une montée globale de l'anti-américanisme. Plus un paradoxe remarquable : elle a suscité trois guerres insurrectionnelles, différentes et également dangereuses. Celle de l'insurrection irakienne : même si le taux de pertes a baissé et même si les jihadistes étrangers peinent à s'y implanter, les groupes armés sunnites et chiites représentent un danger croissant. Celle des talibans


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afghans, visiblement en voie de reconquête de régions entières. Celle des talibans pakistanais à qui la faiblesse de l'actuel pouvoir ne devrait pas a priori porter ombrage... 2) Une guerre engendre un phénomène de psychologie collective : le sentiment d'être en guerre, expérience collective séculaire qui consiste à admettre que les règles normales sont bouleversées (c'est l'époque où "les pères enterrent les fils", celle où il est licite de tuer, où tout peut arriver). Il est évident que les Européens, les Français en particulier n'ont guère ce sentiment (voir la surprise de l'opinion découvrant avec horreur que des soldats français peuvent mourir en Afghanistan). En est-il autrement aux USA ? nous le parierions de moins en moins. 3) Le fait qu'al Qaïda ait survécu à l'invasion de deux pays, à des milliers d'arrestations, à sept ans d'efforts, à une chasse menée par une coalition planétaire dotée moyens plusieurs fois supérieurs à ceux qui ont gagné la seconde guerre mondiale et qu'elle reste largement invisible en dépit des technologie de surveillance électronique ultra-sophistiquées : voilà qui pose pour le moins problème. La réponse peut se formuler ainsi : nul ne doute que cette capacité de survie tient à la structure en réseaux d'al Qaïda. Il est souvent comparé à un système de franchise : de l'expertise professionnelle et un label apportés à des groupes locaux très autonomes. Cette structure réticulaire ou en rhizome ultra-résistante a été analysée de façon très minutieuse. Reste une question : à partir de quel moment une structure cesse-t-elle d'être une structure pour devenir un mot ? Plus trivialement : quel forme de contrôle (instructions, conseils, coordination, fourniture de moyens, commandement..) exerce l'entité censée s'appeler al Qaïda sur les multiples groupes que l'on dit émaner d'elle ? Quelle hypothèse choisir ? Ben Laden envoyant ses messages codés à des milliers de séides à travers le monde et dirigeant tout le mal du monde comme le N°1 de Spectre dans James Bond ? Un type malade, crapahutant dans les zones tribales et dirigeant autant les jeunes musulmans qui se réclament de lui que Che Guevara les jeunes gens qui portent son T-Shirt ? 4) La "rusticité" du terrorisme reste une constante. Même s'il y a eu des évolutions dans l'usage de l'attentat suicide et de la voiture piégée, aucun des scénarios catastrophe annoncés ne s'est réalisé : pas de cyberattaque, pas de d'utilisation d'armes biologiques ou chimiques, pas de bombe du pauvre. Le jihadisme fonctionne avec une piétaille "consommable" : des milliers de gens prêts à se faire sauter, à faire le coup de feu dans une passe de montagne ou à enlever des gens généralement non armés. Même l'usage du téléphone portable pour faire sauter une bombe à distance (et économiser une vie humaine) reste l'exception. 5) La guerre "pour les cœurs et les esprits" n'est pas remportée par le pays qui a inventé Holywood. « On pourrait s’attendre à ce qu’une «bataille des idées» soit gagnée par une superpuissance qui possède plus de conseillers en communication, de cadres de la pub, de spécialistes des médias et de la presse, de conseillers politiques, de professionnels des relations publiques et de psychologues que le nombre total (des ennemis)… » disait déjà Daniel Barnett au moment de la guerre du Vietnam. Quarante ans plus tard, c'est pire : le soft power, la diplomatie publique, les bureaux d'influence, les agences de com, les spin doctors, les beaux sites Internet, les télévisions arabophones (pour contrer al Jazira), les manifestes d'intellectuels et les feuilletons télévisés, rien n'y fait. En revanche (et sans même parler des remarquables du Hamas en termes de propagande et sur ses propres médias, et sur les médias "adverses"), les jihadistes peuvent toujours s'exprimer. Les prêches de Zawahiri et ben Laden, les images d'entraînement de mouhadjidines ou d'exécution des ennemis, souvent produits par as-Sahab la "boîte à images" d'al Qaïda , les forums sur Internet ou les réseaux humains dans les mosquées.., tout cela fonctionne à plein. La synergie entre les technologies numériques (pour diffuser) et les structures mentales archaïques (pour expliquer) est tout à fait redoutable.


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6) Il se pourrait que le pire ennemi d'al Qaïda - les Zawahiri accusant l'Iran d'être complice des Américains ne sont pas de nature à clarifier les choses ! Il se pourrait aussi (là encore en supposant que la "direction" ait la moindre prise sur ce qui se fait en son nom). Mais surtout, après l'incroyable impact de l'humiliation symbolique le 11 septembre 2001, tous les "succès" même s'ils sont aussi spectaculaires que les attentats de Londres et de Madrid, ne se traduisent finalement que par une capacité de nuisance publicitaire. Mais quel objectif politique a été accompli ? 7) Au lendemain du 11 septembre, on nous avait dit que plus rien ne serait comme avant. Les illusions d'après la chute du Mur se déchiraient : ni fin des guerres, ni triomphe de la démocratie libérale comme système historiquement indépassable, ni unification de la planète par la culture ou la technologie (pas d'unification des cerveaux, en tout cas). Nous entrions dans une nouvelle phase tragique polarisée par la guerre unique, l'ennemi absolu (la guerre de la civilisation contre la barbarie nihiliste) et par la division du monde en deux camps, faisant passer au second plan les vieilles catégories. Sept ans après que reste-t-il de cette phraséologie ? Bien sûr, personne ne pense que le 11 septembre ait été un événement secondaire. Mais ce n'est pas l'événement inaugural d'une post-histoire : les réalités de puissance et d'intérêts ne se laissent pas oublier, ni les fondamentaux géopolitiques, ni l'importance du facteur territorial. Et le monde est tout sauf divisé en deux camps ou deux idéologies !


Terrorisme entre crime, guerre et influence Publié dans « Archimède » 2008 Le monde (ou au moins les USA) sont entrés dans leur huitième année de « Guerre globale contre le terrorisme ». Une notion qui a été abondamment critiquée au nom de l’argument : "On faisait la guerre à Hitler, pas à la Blitzkrieg, il faut faire la guerre au jihadisme, pas au terrorisme". Mais que ce concept se prête à des usages mythiques ou idéologiques n’en dissipe pas pour autant le mystère. Il existe environ 200 définitions, juridiques ou universitaires, de ce phénomène et l’impuissance des organisations internationales à conférer une acception universelle au mot est notoire. Mais l'on consent à faire de "terroristes" autre chose qu'une étiquette infamante, il faut chercher ailleurs quelle étrange relation se noue entre idée et violence autour du terrorisme.

Terreur et symboles Il est tentant de parodier Cocteau (Il n’existe pas d’amour, mais des preuves d’amour) et de dire qu’il n’existe pas de terrorisme en soi mais des manifestations du terrorisme. Ce n’est pas une école, une doctrine ou une idéologie, comme le suggérerait sa désinence en « isme » (comme bouddhisme, nationalisme ou structuralisme) : c’est une pratique, un moyen au service de fins politiques. Il existe, bien sûr, des groupes terroristes, qui posent des bombes ou assassinent. Notons que, le plus souvent, ils se disent combattants de la liberté, avant-gardes, fractions armées du parti, armées secrètes, ou groupes de partisans. Ils ajoutent volontiers que, dès qu’ils auront suffisamment affaibli l’adversaire (qui est le "vrai " terroriste et le premier agresseur), ils se constitueront en mouvement de masse, jihad de tous les croyants ou armée avec uniformes et drapeaux. Certes, nul n'est obligé de les suivre sur ce terrain ; encore que les statistiques révèlent que les groupes terroristes ont bien davantage tendance à disparaître en se transformant en mouvements politiques ou en insurrection armée que de probablités d’être détruits par la police ou l'armée. Mais cette dialectique est révélatrice : le terrorisme veut sa propre disparition. Il n’est pas une essence, mais un moment ou une méthode terroriste à laquelle le faible, l'acteur non-étatique, choisit ou non de recourir dans une situation historique. Cette pratique suppose le recours à l’attentat par des groupes clandestins frappant des cibles symboliques dans un but politique. L’attentat est un usage de la violence à la fois • planifiée (c’est une stratégie), • sporadique (il y a attentat ou séries d’attentats coupé de périodes de calme apparent), • secrète (le temps de sa préparation et, après coup, lorsque ses auteurs disparaissent), • surprenante (le but du terroriste est de frapper « où il veut, quand il veut » pour placer l’adversaire sur la défensive et transformer son attente du prochain attentat en angoisse) • et enfin spectaculaire (l’attentat « vaut » par son impact sur les dirigeants, l’opinion adverse, neutre ou sympathisante, bien plus que par sa valeur strictement « militaire » de nombre de morts ou de bâtiments détruits). La cible est toujours symbolique, même un chef d’État : la victime a été choisie moins pour la perte que constitue sa disparition physique que pour le principe qu’il représente : le Système


honni, l’autorité illégitime, les ennemis de Dieu, les occupants… Même la victime « innocente » le passant touché par une bombe dans la rue – l’est en raison de son anonymat même. Elle est sacrifiée pour signifier que nul n’est à l’abri même le plus obscurou parce que, ne participant pas au combat de libération, ce passant est jugé objectivement complice des oppresseurs. Enfin le but est politique, en ce sens qu’il s’agit de modifier un rapport de pouvoir stable. Il s’agit, par exemple, de détruire l’État (terroristes anarchistes), de chasser l’État d’un territoire (indépendantistes ou anticolonialistes) ou encore de contraindre l’autorité de l’État (les groupes internationaux des années 70/80 « à la Carlos » agissant peu ou prou pour des commanditaires).

Le moment terroriste Reste pourtant que le mot de terrorisme a une apparition historiquement datée et que ses usages ne le sont pas moins. La première occurrence du mot est attestée par le dictionnaire dans notre langue en 1793 : il désigne d’abord le terrorisme d’État jacobin et révolutionnaire, c’est-à-dire la propagation à tout le territoire de la Terreur destinée à paralyser de crainte les ennemis de la Nation. Au cours du siècle suivant, le sens du mot s’inverse : il devient une forme de lutte contre l’État et sans les moyens d’un État (pas d’armée régulière, pas d’institutions reconnues…). La notion se répand avec les attentats narodniste dits abusivement « nihilistes » puis ceux des sociaux-révolutionnaires en Russie, bientôt anarchistes dans le reste de l’Europe et en Amérique. Le terroriste est alors, selon le mot de Camus, celui qui « veut tuer une idée quand il tue un homme » : la bombe ou le pistolet qui frappent le tsar, le président, le policier ou le simple bourgeois sont des coups de tonnerre destinés à réveiller le prolétariat. En radicalisant la situation, en obligeant chacun à choisir son camp et en démontrant que les représentants de la tyrannie ne sont plus à l’abri, le révolutionnaire entend faire œuvre idéologique voire pédagogique. Ceci constitue une rupture par rapport à des siècles qui ne connurent "que" l’assassinat politique, tel le régicide et le tyrannicide discutés par les philosophes et les théologiens. Les sicaires hébreux, les hashishins chiites ou les carbonari républicains étaient certes à la fois motivés par l’idéologie et voulaient répandre la peur dans le camp adverse. Mais ils voulaient châtier un homme ou détruire un obstacle. L’idée que l’éclat de cet acte contribuerait à répandre des idées vraies leur était étrangère ou leur semblait secondaire. Les terroristes nationalistes, réactionnaires, religieux, identitaires, révolutionnaires internationaux, et maintenant écologistes, amis des animaux, sectaires ou autres qui suivront pendant au XX° siècle se placent dans cette même logique où le spectacle et le sens donné à la mort (ou au dommage physique) comptent plus que la ravage. Pour le dire autrement, il y a trois approches majeures (et pas inconciliables) du phénomène terroriste. Soit le terrorisme est une variété particulièrement odieuse du crime. On considère alors qu’il s’en prend à des victimes innocentes par nature (femmes, enfants, civils) ou qui ne sont pas sur la défensive, et qu'il agit par traîtrise (les agresseurs se cachent, ne portent pas d’uniformes…). Seconde perspective : la guerre du pauvre. Qui n'a pas de bombardiers pose des bombes. Le terrorisme serait bien une guerre au sens classique : action armée menée par des collectivités affirmant la légitimité de leur violence et cherchant à faire céder la volonté d'une entité politique.


Mais faute –pour le moment peut-être - d’armes, de territoire où exercer une souveraineté ou encore de statut juridique, un groupe recourt à des moyens du faible, que son adversaire, le fort, possède par définition et abondamment. Troisième interprétation : la « propagande par le fait ». Agir et proclamer se confondent. Là où la force de la conviction ne suffit pas, ou là où le terroriste pense ne pas avoir des moyens de protester, il emploie la balle ou la bombe comme message. Son contenu est d’ailleurs plus complexe que ne le laisse penser l’expression "répandre la terreur" ou l'idée de "revendiquer". Ce message peut s’exprimer dans un communiqué qui en constitue le sous-titre ou qu’il soit implicite, dans le choix même de la victime. Il est à plusieurs niveaux de lecture : la signature de l’auteur de l’attentat, qui il représente (le Prolétariat, le Peuple occupé, l'Oumma, tous les opprimés), qui il combat et quels sont ses griefs, ses exigences et son programme, l’annonce d’autres attentats et de victoires futures… Sans oublier la très importante composante qu’est l'humiliation symbolique de l'adversaire, frappé, affaibli et démasqué tout à la fois.

Du ravage au message Un des problèmes de la lutte anti-terroriste est précisément d’envisager le phénomène dans ces trois dimensions qui appellent respectivement une répression judiciaire, une stratégie politique et une action d’influence. Pour ne prendre qu’un exemple, la lutte contre al Qaïda nous a démontré l’inefficacité d’une solution militaire, la résistance ou résilience de l’organisation jihadiste à la plus grande chasse à l'homme de l’histoire, sa confusion politique liée au fait que ses objectifs ne sont ni clairs ni réalistes et son pouvoir de fascination symbolique. En témoigne la facilité avec laquelle les volontaires sont prêts à mourir au nom ou sous étiquette d’une organisation avec qui ils n’ont que des liens lointains et souvent fantasmatiques. François-Bernard Huyghe


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2007 11 septembre 2007

La commémoration du 11 Septembre De l’autre côté de l’Atlantique on dit « 9/11 » comme si seuls les chiffres et non les mots pouvaient rendre le caractère de l’événement. Et quand médias le commémorent (y compris par la fiction qui s’empare du thème après un délai de « décence »), ils ne peuvent échapper à deux genre. Pour les uns, c’est le caractère stupéfiant, indicible du 9/11, qu’il faut évoquer par le passage en boucle des mêmes images et des mêmes témoignages. D’autres reviennent sur la question : comment pouvait-on ignorer ? Comment les immenses moyens de détection et d’anticipation américains ont-ils pu être surpris ? Mais dans tous les cas, un point sur lequel tous convergent : plus rien ne sera comme avant. La stratégie américaine a théorisé cela et fait du caractère inaugural de l’attentat la clef de voûte de leur nouvelle analyse. Ils sont passés très vite de l’idée d’un nouvel ordre mondial voire d’une fin de l’Histoire à celui d’une lutte finale. Certains néo-conservateurs la résumaient ainsi : après avoir gagné une guerre contre le nationalisme européen (14-18), puis contre le fascisme (39-45), puis contre le communisme (Guerre Froide) les États Unis doivent mener et gagner une longue guerre contre le terrorisme pour le bien de tous les hommes. Nous avons nous-même ici (et après beaucoup d’autres) trop souvent critiqué cette rhétorique de la « guerre perpétuelle », quatrième guerre mondiale ou guerre globale au terrorisme, pour qu’il faille s’étendre sur ses contradictions. Elle suppose un ennemi unique et principal (le terrorisme ou l’islamisme) et une bipolarisation remplaçant celle de la guerre froide : l’affrontement entre deux systèmes de valeur radicalement opposés. On a tout dit des erreurs de cette stratégie (traque mondiale des terroristes + renversement des régimes qui les soutiennent + chasse aux Armes de destruction massive). La réalité a montré le caractère contre-productif de cette méthode : - Dispersion des terroristes, multiplication de leurs attentats, augmentation de leurs facultés de recrutement, conjonction de guérillas enracinées en Irak ou en Afghanistan, avec des mouvements armés dans les pays musulmans et avec le passage au jihad de groupes de citoyens qui semblaient bien intégrés à la société européenne. - Augmentation de l’antiaméricanisme après une courte phase de pitié et de sympathie. Tandis que le front des alliés est pour le moins plus hésitant et la politique de « conquête des cœurs et des esprits » pour le moins mal en point. - Mauvaises surprises avec le processus démocratique tant prôné : il profite au Hamas, au Hezbollah ou aux conservateurs iraniens là où on le laisse se développer, il pourrait profiter aux islamistes là où on l’encadre de façon autoritaire - Deux pays au moins, Corée et Iran, ont tiré une leçon contraire de ce que l’on espérait : ils font tous leurs efforts pour se doter au plus vite de l’arme atomique et se livrent à de multiples provocations (au lieu de renoncer vraiment à leurs programmes avant de se faire écraser comme Saddam). Avec le recul, et une fois épuisées les joies faciles de la critique un peu de la politique US, pouvonsnous découvrir les fautes d’interprétation que nous avons tous commises ? Beaucoup tiennent sans


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doute à la surestimation du nouveau, à la frénésie de révision qui ont suivi le grand traumatisme. Plusieurs idées sont sans doute à révexminer : - « L’hyperterrosime est le reflet de la mondialisation, il n’y a plus de front et d’arrière, il peut frapper partout… ». Certes, il continue à y avoir plusieurs fois par ans des tentatives d’attentats au cœur de l’Europe. Beaucoup sont déjouées comme nous venons de le voir en Grande-Bretagne et en Allemagne. Des attentats (Madrid, Londres…) se produisent néanmoins. Certes, rien ne permet d’exclure une tuerie demain à Paris ou Rome. Mais de là à conclure que le territoire n’a plus d’importance, il y a une marge énorme. Le phénomène terroriste est international, ce n’est pas une multinationale. Sans même parler de l’Irak ou de l’Afghanistan, les motivations, le recrutement, la forme, l’efficacité, la fréquence des actes terroristes dépend de facteurs locaux. La notion qu’il y a « un » terrorisme (ou le fait de substantifier « le » terrorisme qui ferait ceci ou cela) n’a pas le même sens au Cachemire, en Égypte ou en Europe. - « Le terrorisme est la forme moderne et prédominante du conflit ». Saut à décider que tout ce qui n’est pas une guerre interétatique avec armées régulières, drapeaux, batailles en plaine, proclamations et traité est un conflit impliquant le terrorisme, cette proposition est absurde. Quels que soient les jugements politiques et moraux que l’on porte sur les tigres tamouls ou le Hezbollah, ce qui vient de se produire au Sri Lanka ou au Liban ressemble peu à des attentats dans un avion. Quand des gens nombreux et organisés tiennent une province ou un quartier, se rassemblent pour chanter et défiler Kalachnikov sur l’épaule, tirent des roquettes, ont des cantines et des hôpitaux ou signent des trêves, ils mènent une forme de lutte que l’on peut condamner, et dont on peut discuter s’il faut la baptiser guérilla, guerre de partisans ou autres. Leur activité est liée à des objectifs politiques précis, à la souveraineté sur des territoires précis et l’usage des armes a un début et une fin biens datées. Cette pratique n’est guère comparable à celle d’une poignée d’hommes qui se lèvent un matin pour aller faire sauter des bombes dans une ville qui croit vivre une journée comme les autres. - « Toute la politique internationale tournera autour de la question terroriste ». Les grandes questions restent celles de l’énergie, de l’émergence de la Chine, de la Palestine, des rapports entre l’Inde et le Pakistan ou de tout ce que vous voulez avant d’être celle de la traque d’al Qaïda. On ne peut pas dire que la géopolitique « revient » puisqu’elle n’est jamais « partie » en dépit de l’illusion d’un état d’exceptions planétaire. Et elle continue de tourner autour de questions qui ont souvent plusieurs décennies. - « Nous ne vivrons plus jamais de la même façon. C’est le fonctionnement même de nos sociétés qui est compromis. ». Personne ne songe à dire que le Patriot Act, les contrôles biométriques, quelques jours de chaos dans les transports aériens britanniques, des perturbations dans le tourisme ou dans l’assurance ne soient rien. Mais nos sociétés, surtout en Europe, continuent à fonctionner à peu près comme avant et que la routine est plus forte que traumatisme. Le taux de perturbation apporté par le nouveau terrorisme reste faible au quotidien. Tous les caractères que l’on lui prête et que le onze septembre a exacerbés – menacer chacun indistinctement et constamment, être clandestin, surprenant, sporadique, créer un soupçon perpétuel, une attente sans fin de la catastrophe, produire un choc psychologique sans rapport avec le risque statistiquement mesuré, obliger les démocraties à remettre en cause leurs propres règles tout cela est vrai. Mais que peut tout cela contre l’effet du temps ? Après une inégalable atteinte symbolique, un traumatisme, un défi sans pareil, le jihadisme peut il égaler son propre exploit ? L’expérience montre qu’il possède une capacité de nuisance moyenne de x attentats spectaculaires par an, dont très peu en Europe (et pour le moment zéro aux USA). Mais pas plus pour le moment ? Peut-il y


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avoir un équivalent terroriste de la guerre de position ou de la guerre d’usure ? Un terrorisme sans escalade ou montée aux extrêmes ? Une intégration du terrorisme aux nombreux risques qui caractérisent nos sociétés du même nom et contre lesquels elle déploie tant de dispositifs de précaution ? Une redondance du message terroriste ? Une routine de l’abominable ? De telles questions semblaient impensables il y a cinq ans. Il est peut-être temps de se les poser.


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2006 Le 11 septembre d'al Zawahiri La France menacée ? À leur façon, les jihadistes ont commémoré le 11 Septembre : pas d’attentat spectaculaire, mais une intense activité médiatique . Pour Zawahiri et les siens, les textes sont lourds de sens et les services contre-terroristes ne les prennent pas à la légère, surtout en France. Une des meilleures sources sur les publications vidéos la mouvance dite d’al Quaïda, le « Site Institute » a lancé l’affaire en publiant le texte d’une interview d’Ayman al-Zawahiri sur As-Shahab, souvent considéré comme le « département média d’al Quaïda ». Elle a très vite été répercutée par al Jazeera, CNN, mais aussi le Figaro qui fait sa première page sur les dangers que court notre pays. Les déclarations de l’idéologue jihadiste, vieux compagnon de ben Laden. (depuis 1980), sont d’abord remarquables par leur longueur et par leur contexte. Les publications de cassettes s’intensifient dans trois genres que nous avions déjà notés : déclarations des dirigeants destinées à défier et terroriser les ennemis, vidéos « techniques » de recrutement et d’entraînement, et cassettes de martyrs (dont on vient de publier une remarquable anthologie dans le registre de l’exaltation mystique et de la poésie emphatique). Dans cette abondante production, on notera une cassette historique sur la préparation du 11 Septembre 2001. Elle remonte à 1948 et rappelle les conditions de la création d’Israël avant de retracer des décennies de luttes et de rappeler les principaux griefs contre les Etats-Unis qui volent le pétrole des musulmans et ont souillé le sol sacré de l’Arabie saoudite en 1990. Premier élément : Zawahiri (qui, soit dit au passage, en est à sa neuvième vidéo de l année) accueille avec joie le ralliement du GSPC algérien (Groupe Salafiste de Prédication et de Combat), l’élément le plus dur de l’islamisme dans ce pays. Le GSPC aurait fait allégeance au « lion de l’Islam », le cheikh ben Laden. La première nouvelle, c’est que ce soit une nouvelle. Que faut-il alors penser des multiples experts ès terrorisme qui considéraient depuis des années comme « faisant part d’al Quaïda » ce groupuscule né d’une scission « dure » du GIA et spécialisé dans le massacre de leurs compatriotes « apostats » (grosso modo tous ceux qui ne les ont pas rejoints et ne participent pas à la guerre sainte) ? Ou des déclarations de Nicolas Sarkozy annonçant que ses services savaient de puis le 11 Septembre 2003 ? Si c’est le cas, pourquoi Zawahiri a-t-il attendu trois ans pour ce « scoop » ? L’élément qui a le plus frappé les commentateurs, ce sont les appels à frapper notre pays, rangé sur le même plan que les Américains. Le thème de la France qui opprime les musulmans en interdisant le port du voile n’est pas nouveau dans le discours jihadiste. Mais cette fois l’appel à la multiplication des attentats est sans ambiguïté, Au point que le premier ministre et celui de l’Intérieur ont mis en garde nos compatriotes. De fait, les sympathisants de la guérilla islamiste algérienne sont nombreux dans notre pays. Nombre d’entre eux, sont probablement repérés par la police qui a prouvé une chose : depuis 1985 elle sait lutter contre le terrorisme algérien et a été capable de faire échouer une série d’attentats. Avant de céder à la panique, et d’attendre un 11 septembre à la française, il faut se demander si les


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cibles ne seraient pas des Algériens « traîtres » installés dans notre pays. La cassette laisse pour le moins des doutes à ce sujet. Zawahiri continue à tracer le programme: l’Afghanistan est destiné à devenir ou redevenir un émirat islamique, la victoire est proche en Irak, la « suprématie actuelle des juifs et des croisés » ne durera guère en Palestine et enfin le Liban sera un prochain champ de bataille. Blair et Bush regretteront, ajoute-t-il, regretteront bientôt de ne pas avoir accepté la trêve proposées par ben Laden. En conclusion Zawahiri s’adresse aux peuples occidentaux à qui leur leaders dissimuleraient l’étendue du désastre qu’ils subissent . Très significativement, il rappelle que les jihadistes ont « toutes les raisons légale et rationnelles » de mener la guerre sainte. C’est la confirmation que, dans la vision théologique très particulière des jihadistes, ils sont à la fois en état de légitime défense contre un adversaire qui les a envahis le premier (la loi naturelle leur ferait donc obligation de se défendre) et soumis à un devoir religieux de combattre sans relâche, quel que soit le rapport de forces. Et de désigner les deux prochains objectifs d’extension de leur action : le Golfe et Israël. Confirmation s’il en était besoin que ce que nous considérons comme « le groupe terroriste terroriste al Quaïda » se voit, lui comme l’avant-garde seule légitime de l’Oumma tout entière, comparable aux compagnons du prophètes.


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2005

Twin Towers et Big Brother Big Brother n’existe pas seulement dans la tête des intellectuels, infatigables dénonciateurs du Système manipulateur et omniscient. Il vit aussi dans les fantasmes des stratèges, et en particulier dans ceux du Pentagone. Ces gens qui n’ont certainement lu ni Bentham ni Foucault parlent du “ panoptisme ” au profit des U.S.A., de “ l’infodominance ” absolue que conférera la technologie. Ils parlent même de “ l’œil de Dieu ” : lorsque l’hyperpuissance pourra tout voir, elle pourra tout dissuader : terrorisme, activités d’un État-voyou, crime organisé, etc. La finalité ultime est ce qu’il est convenu d’appeler le“ monitoring global ” de la planète. Mais, toute question morale mise à part, est-ce efficace ? Car, bien sûr, écrire des rapports sur le “ soft power ” est une chose, ne pas confondre un char serbe avec un leurre en bois ou arrêter vingt kamikazes en est une autre. Pourquoi avoir les 120 satellites d’Echelon autour de nos têtes, pourquoi faut-ils que les U.S.A. dépensent à tout espionner l’équivalent de 150 milliards de nos francs par an (budget de ce que les américains nomment la “ communauté de l’intelligence ”), si c’est pour ne rien anticiper ? À quoi bon être la première société de l’information du monde, si c’est pour ne rien pouvoir rien contre des cutters, de l’organisation et un pulsion de mort qui dépasse notre entendement ? Alors, échec des technologies à la Big Brother ? Si l’on entend par là qu’il est absurde que le citoyen lambda voie ses e-mail interceptés, et soit “ traçable ” et profilable dans des bases de données, tandis que les groupes terroristes passent entre les mailles du filet, la réponse est évidemment oui. Encore faut-il replacer le supposé échec de la technologie ou du renseignement dans son contexte. Cela débouche sur des questions beaucoup plus graves que de savoir si flics et espions font bien leur travail : - Loin d’être “ archaïques ”, les groupes comme celui de Bin Laden recourent aux techniques de pointe. Ainsi ils pratiqueraient la stéganographie, qui consiste à dissimuler l’information que l’on veut transmettre, non pas sous forme de texte chiffré qui attire l’attention, mais dans une microimage implantée dans une photographie d’un site Internet. Ou encore dans une zone minuscule mais non utilisée d’un fichier musical de type MP3. C’est la version électronique du microfilm cher aux romans d’espionnage. De façon plus générale, le fait d’avoir un turban et une grande barbe n’empêche absolument pas de comprendre les mécanismes de la société de l’information. C’est vrai de ses mécanismes symboliques (l’image des deux tours s’effondrant en live planétaire réactive à la fois notre imaginaire des films-catastrophes hollywoodiens, et des mythologies plus profondes (la tour de Babel, le feu divin...) et une signification emblématique évidente (le World Trade Center est à la fois l’Amérique, l ‘hégémonie politique, la globalisation financière, la mondialisation...). C’est vrai aussi si l’on se réfère aux mécanismes des réseaux : si ce que l’on dit est exact, Bin Laden aurait été à la fois capable de vivre sous la tente et de diriger un empire financier à distance, voire de spéculer par transactions électroniques interposées sur la catastrophe qu’il s’apprêtait à provoquer ! Autre façon de dire que le technologique n’est pas l’inverse de l’idéologique ou que les avancées de McWorld ne sont pas des reculs du djihad, pour parodier le titre du livre de Barber. - Le problème n’est pas seulement d’avoir des moyens de surveillance, il est de ne réagir qu’aux bons signaux. Or l’attaque du 11 Septembre a été précédée de fausses alertes. Ainsi, le 22 Juin


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dernier les médias américains avaient annoncé l’imminence d’une action terroriste sur la base de l’interception supposée de communications du groupe Bin Laden. Dans la guerre électronique, la crainte des stratèges est d’être abusés par des leurres ou de frapper par erreur des neutres ou des amis. Dans la lutte contre le terrorisme, elle est aussi d’être intoxiqué, auto intoxiqué ou surexcité. Cela veut dire, bien sûr que l’excès d’information tue l’information, - c’est un truisme. Cela signifie surtout qu’un système de détection/prévention planétaire de périls de tous ordres (terrorisme, attaques des États-voyous, activités criminelles, etc.) se heurtera toujours aux problèmes de la discrimination et de la réaction instantanée puisque la question du temps est ici fondamentale. - Les responsables de la sécurité qui réfléchissent sur les conflits que l’on dit “ asymétriques ”, tel groupe terroriste contre un État-Nation, sont confrontés à une multitude de scénarios. Mais quel était le bon synopsis ? Celui de 1999 étudié devant James Schlesinger ressemblait au livre de Lapierre et Collins “ le cinquième cavalier ”: des terroristes tchétchènes vendent des armes nucléaires tactiques russes au Hezbollah ; il les fait pénétrer à New York en bateau et exploser. Était-ce le scénario dont le Sénateur Sam Nun avait parlé à Bill Clinton : deux terroristes en horsbord sur le Potomac dirigent un mini-avion télécommandé et chargé d’Antrax, un gaz mortel, le soir du discours sur l’état de l’Union, quand l’exécutif et le législatif sont réunis au Capitole ? Fallait-il craindre l’introduction d’une arme biologique sur le territoire américain comme on l’étudiait cette année à Andrew’s Airforce base ? Et certains d’imaginer ce que pourrait donner la conjonction d’armes de destruction massive (biologiques et chimiques) plus des armes de “ perturbation massive ” : une attaque cyberterroriste paralysant les réseaux informatiques et créant une panique contagieuse. Dans certains des exercices de simulation ainsi étudiés par les think tanks américaines, les militaires, les responsables de la sécurité, etc., il arrive souvent que les “ bons ” perdent et en tout état de cause, le poids du “ zéro risque ”, sorte d’application du principe de précaution totale, est probablement insupportable en terme de coût et d’efficacité. Nous découvrons une société de contagion. Nos systèmes s’efforcent , par des moyens de surveillance et de contrôle high tech d’enrayer toutes sortes d’épidémies : qu’il s’agisse de la vache folle ou de la panique boursière, d’épidémie de violence ou de rumeurs. Demain, peut-être, il s’agira d’éviter les catastrophes liées à la diffusion de codes génétiques ou de codes informatiques. Et, d’autre part, le bouclier technologique ne vaut plus rien si une personne dans le monde en découvre une faiblesse. Si un hacker découvre un moyen de pirater les sécurités de Microsoft ou si un laboratoire militaire découvre un leurre capable de tromper le bouclier antimissile, il faut tout recommencer à zéro. La technique offensive (ou de déception) sera forcément diffusée un jour ou l’autre - D’un côté nombre des libertés fondamentales (et plus seulement le droit au secret du vote et de la correspondance) sont des droits de retenir et de défendre de l’information : droit de contrôler l’usage de ses images et ses données, droit d’être anonyme et d’utiliser un code sur Internet, droit de ne pas être fiché par l’État et les sociétés commerciales, droit à la propriété intellectuelle (ne pas être piraté ou recopié). De l’autre, l’exigence réelle ou supposée de sécurité ou de moralité amène les autorités, étatiques ou déontologiques, à réguler les zones de traçabilité, de rétention et de nondiffusion. Qui a le droit de savoir ou de publier quoi à propos des fonds secrets, du passé des hommes politiques, de l’origine ethnique, du casier judiciaire ou de la sexualité des citoyens, de leurs dossiers médicaux, de la feuille d’impôt du voisin ? Or la question n’est pas seulement de décider entre liberté et sécurité, droits de l’individu ou exigences de la société, morale des fins ou morale des moyens. Ce ne sont pas seulement des choix politico-éthiques. Ce sont des décisions d’où découle un des sources principales du pouvoir dans nos sociétés (y compris du pouvoir économique) : celui de décréter ce qui est visible et ce qui est caché, ce qui est reproductible et ce


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qui est limité. La maîtrise des moyens technologiques de savoir et de dissimuler est devenue au moins aussi importante que le monopole de la violence légitime qui est censé caractériser l’État. Nos sociétés dites de l’information ou de l’immatériel reposaient paisiblement sur la gestion d’images séduisantes, la circulation fluide de données et le traitement performant de l’information. Du moins, c’est ce qui se disait. Des fanatiques armés de couteaux, des scènes filmées en direct, puis la propagation du désordre économico-informationnel ont révélé d’étonnantes vulnérabilités. Il a fallu constater la force des images symboliques, la fragilité des systèmes de données, l’inutilité de technologies sophistiquées dont ne résulte aucune connaissance opérante. Le tout s’accompagne de l’effondrement de mythes dont se nourrissait la pensée militaire, géopolitique, économique. Il n’est donc plus temps de se demander si ladite société de l’information tiendra ses promesses pour tous. Ni de dénoncer l’idéologie de la communication, paravent supposé de la mondialisation. Nous sommes condamnés à vivre entre le péril d’une hégémonie informationnelle, d’ailleurs inefficace, et celui du chaos. Les prochains mois nous apprendront ce qu’il en sera des rapports de force et comment se résoudront les conflits ouverts. Mais, quel qu’en soit le résultat, restera à faire les choix d’une stratégie de l’information. Ce sera une stratégie des desseins : il faudra choisir selon quelles règles individus, États et puissances transnationales géreront transparence, connaissance, secret, capacités de surveillance. Ce sera une stratégie des moyens : outils et réseaux de traitement de l’information sont intrinsèquement vulnérables ; les choix de procédures ou protocoles de traitement impliquent par nature des relations de pouvoirs. Il y a donc une politique de la technique à inventer. Ce sera aussi une stratégie des intérêts, notamment parce que l’économie dite de l’immatériel a engendré des modes de contrôle, de déstabilisation, d’influence, etc. face auxquels l’intervention du politique devient une nécessité. Cette stratégie-là, il est crucial que la France et l’Europe puissent s’en assurer la maîtrise. F.B. Huyghe


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2004

- Le New York Times commence par annoncer que D. Rumsfled et ses conseillers envisagent de remplacer la terminologie de la « Guerre globale au terrorisme », par « Combat contre l’extrémisme violent », à la fois pour éviter le mot guerre et pour insister sur la dimension morale et idéologique de la lutte engagée après le 11 Septembre. En réponse, dans plusieurs discours, G.W. Bush – qui ne se considère peut-être pas a contrario comme un pacifiste modéré non-violent – insiste lourdement sur le fait que les USA sont bien en guerre. Voir l'article sur ce site. - Un analyste influent de Stratfor, George Friedman, publie le 2 Août une note très remarquée où il affirme qu’une guerre contre al Quaïda est bien possible (et peut donc être gagnée) dans la mesure où il s’agit effectivement d’une entité politique, ayant des buts concrets et poursuivant une stratégie militaire. Même si ce n’est ni un État ni un groupe infra-national de type guérilla, al Quaïda chercherait en réalité, non à punir les infidèles ou à prêcher, mais à renverser des régimes dans des pays musulmans pour les remplacer par des systèmes islamistes. Elle serait donc en train d’échouer. - Le 1° Août, GWB nomme John R. Bolton ambassadeur U.S. auprès de l’ONU, en profitant des vacances du Sénat qui refusait de confirmer ce candidat proche des néo-conservateurs à ce poste. Cette procédure exceptionnelle (recess appointment) est interprétée comme un signe de durcissement. - Avec force circonvolutions verbales, le général Casey, commandant des forces américaines en Irak, suggère un retrait significatif des troupes engagées dans le pays après la prise de fonction d’un gouvernement constitutionnel, fin 2005. Quelques jours plus tard, le Los Angeles Times, annonce au contraire la construction de bases permanentes pouvant accueillir jusqu’à 50.000 hommes. Dans la perspective d’une offensive contre l’Iran ? Et GWB indique qu’un calendrier de retrait « n’aurait aucun sens ». - Henry Kissinger qui n’est pas exactement un altermondialiste ou un « libéral du Massachusetts » brise un tabou. Pour commencer, dans un article traduit dans le Figaro, il compare la situation de G.W. Bush à celle L.B. Johnson tentant de désengager les troupes américaines du Vietnam et de les remplacer par des forces locales. Puis l’ancien ministre de Nixon suggère que Bagdad pourrait être pire que Saigon : comment confier à une armée majoritairement chiite et d’une efficacité douteuse la tâche de mettre fin à une insurrection à la fois sunnite et nationaliste ? Comment éviter « un gouvernement du type de celui des talibans ou un État fondamentaliste » à Bagdad ? Comment éviter qu’un retrait U.S, maintenant inévitable, n’engendre un effet de contagion dans le monde islamique ? - Dans le New York Times du 14 Août, Frank Rich réclame « Que quelqu’un dise au président que la guerre est finie » et il compare le président des Etats-Unis à ces soldats japonais perdus dans des îlots du Pacifique qui ignoraient que la paix avait été signée en 1945. L’éditorialiste dresse un tableau affligeant. La « cote de popularité « de la guerre (entendez la proportion d’Américains qui l’approuve encore dans les sondages) est tombée à 34%, quasiment le score de Johnson au Vietnam en 1968. Plus grave peut-être, le mouvement anti-guerre s’est trouvé son icône. Ce n’est pas une


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nouvelle Jane Fonda, mais Cindy Sheehan, mère d’un soldat tué en Irak. Sous l’œil des caméras, elle assiège littéralement GWB en vacances dans son ranch texan. Conclusion de : il faut partir, Monsieur le Président. - Peu après l’annonce par l’Iran de la reprise de ses activités d’enrichissement de l’uranium, le président Bush déclare qu’il n’exclut pas une option militaire en dernier recours – le minimum qu’il pouvait faire après une telle provocation de l’Axe du Mal – mais il le fait à la télévision israélienne, ce qui donne une tout autre dimension à une prise de position plutôt vague. Soit dit en passant, toute demande de sanctions devant l’ONU, et à plus long terme toute tentative de justification d’une action militaire, se heurtera, outre le veto probable de la Russie et de la Chine à deux difficultés. La première est que la triple conjonction de la crise énergétique (qui a envie de faire la guerre à l’Iran au taux actuel du baril), de l’exemple irakien, et de la perspective cauchemardesque de rajouter un jihad chiite au jihad salafiste a de quoi refroidir les plus ardents. La seconde est qu’il n’y aurait guère de base juridique à une action contre l’Iran à ce stade (le fait d’être revenu sur la suspension de ses activités d’enrichissement n’est pas un acte de guerre) et que la preuve de l’existence d’un programme nucléaire militaire susceptible d’aboutir avant plusieurs années n’a toujours pas été apportée. Le dossier serait donc infiniment plus difficile à plaider que celui de l’Irak en 2003.

Selon une formule célèbre, une guérilla gagne tant qu’elle n’a pas perdu, le seul fait d’exister et de constituer un facteur de perturbation suffisant à la justifier de son point de vue. Mais inversement, les U.S.A semblent avoir inventé un type de guerre où ils perdent tant qu’ils n’ont pas gagné. On peut emporter une guerre contre un État, parfois contre une guérilla, qui reste après tout une entité politique, éventuellement même contre un mouvement d’idées. Mais certainement pas contre les trois, surtout si on les confond.


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La quatrième guerre mondiale a-t-elle commencé le onze septembre ?

« Le droit naturel qui est propre au genre humain ne peut guère se concevoir que là où les hommes ont des droits communs, possèdent ensemble des terres qu’ils peuvent revendiquer afin de les habiter et de les cultiver, sont enfin capables de se défendre, de se fortifier, de repousser toute violence et de vivre comme ils l’entendent d’un consentement commun » Spinoza, Traité Politique Chapitre II-2

Einstein prophétisait que la quatrième guerre mondiale s’achéverait à coups de silex et de bâtons, tant la troisième, qu’il prévoyait atomique, aurait été apocalyptique. Mais la guerre dont il va être question ici ne relève pas de l’hypothèse philosophique, de la science-fiction ni des jeux de rôle. Certains parmi les plus puissants ou les plus influents la croient déjà en marche et la planifient dans une perspective de quarante ou soixante ans. Même en admettant le postulat que la guerre froide ait la troisième guerre mondiale, cette étonnante terminologie mérite que l’on retrace un peu son histoire. Le sous-commandant Marcos lance l’expression en 1997 : « La fin de la troisième guerre mondiale, ou guerre froide, ne signifie nullement que le monde ait surmonté la bipolarité et retrouvé la stabilité sous l'hégémonie du vainqueur. Car, s'il y a eu un vaincu (le camp socialiste), il est difficile de nommer le vainqueur. Les États-Unis ? L'union Européenne ? Le Japon ? Tous trois ? La défaite de l'« Empire du mal » ouvre de nouveaux marchés, dont la conquête provoque une nouvelle guerre mondiale, la quatrième….»1 De la guerre sans vainqueur à la guerre sans bataille et de l’Empire du Mal à celui du Chaos : l’idée peut séduire, mais le terme reste encore très métaphorique. Ben Laden, dans sa « déclaration aux juifs et aux croisés »2 de 1998, affirmait que les crimes des Américains constituaient « une claire déclaration de guerre à Dieu, à son Messager et aux musulmans ». La loi naturelle – la défense de sa vie et de sa terre – tout comme le Coran imposent de répondre à l’offensive planétaire anti-islamique. Dans son optique, le 11 Septembre est un acte plus pédagogique que stratégique : il révèle aux opprimés que paix était l’autre nom de cette guerre mystique. Pour l’émir, la « guerre mondiale » a sans doute commencé en 1258, quand les Mongols ont pris Bagdad, siège du Califat. L’occupation de la terre sacrée d’Arabie saoudite par les GI en 1991 n’est plus qu’une

1

La quatrième guerre mondiale a commencé, Le Monde Diplomatique, Août 1997.


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suite de la première catastrophe même si c’est cela qui a provoqué avec son propre engagement 3. « 9/11», crime inaugural Pour les Occidentaux, en revanche, tout commence le 11 Septembre 2001. Dès les premières heures, les médias parlent de guerre globale ou guerre à la Terreur. La formule se répand : « War on Terror ». Elle fleurit au bas des écrans de CNN et agrémente les discours de G.W. Bush. Une vague d’unanimisme compassionnel submerge la planète. Sous le coup de l’émotion, nul ne prend vraiment garde au poids des mots. Or ce changement sémantique annonce au moins trois changements politiques, trois postulats : - Postulat 1 : la guerre se fait à deux S’il est temps de faire la guerre, c’est qu’on ne la faisait pas. Ou plutôt, nous étions en guerre sans le savoir. Les faucons reprennent leur leitmotiv : «Ne répétons pas les erreurs du passé. La conjoncture historique est exceptionnelle et notre puissance inégalée : il est urgent de l’employer avant que le danger ne s’aggrave. » Et d’énumérer les erreurs commises avant G.W. Bush : traiter le terrorisme comme un crime ordinaire, poursuivre les exécutants sans viser les commanditaires, s’imaginer qu’une réaction excessive serait pire que l’inaction, se contenter de riposte limitées voire symboliques, laisser douter de la volonté U.S. de répliquer Il était donc temps de devenir « damn’ serious », sacrément sérieux. Pas plus qu’à l’idéalisme impuissant incarné par Clinton, les néo-conservateurs purs et durs ne ménagent leurs reproches à Bush père. La guerre de 1991 leur a laissé le souvenir d’un coïtus interruptus, frustrant. Reagan lui-même ne trouve pas toujours grâce à leurs yeux : le bombardement de Tripoli en 1986 ne peut leur faire oublier l’abandon de Beyrouth après l’attentat contre les Marines en 1983. Suivant les critères en vigueur chez les faucons, une réplique d’une intensité inférieure à Nagasaki semble manquer de virilité. Ils avaient déjà dans leurs cartons de non moins sérieux projets : depuis plus de dix ans, ils préparaient un programme de reconfiguration du Monde, et d’abord du monde arabo-musulman. L’expression « guerre au Terrorisme » implique déjà : - l’assomption d’un acteur non étatique et non territorial, donc un acteur à la fois « faible » et « flou », au rang d’ennemi principal - une victoire par définition impossible : un État peut se rendre ou être détruit, un territoire peut s’envahir, tandis que la fin du terrorisme impliquerait quasiment celle de la violence politique - le recours systématique à l’ultima ratio, la puissance des armes. Elle devient même prima ratio (qui se traduira bientôt en anglais par preemptive war).

3

Rappelons que ben Laden « devient » terroriste en 1991 parce que les autorités saoudiennes ne l’autorisent pas à combattre son ennemi, Saddam, à la tête d’une légion islamique et préfèrent faire appel aux Américains. D’où sa réaction au sacrilège que constitue à ses yeux la présence de soldats juifs ou chrétiens sur la terre du Prophète.


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Emmanuel Todd constate : « L’élévation du terrorisme au statut de force universelle institutionnalise un état de guerre permanent à l’échelle de la planète: une quatrième guerre mondiale…»4. Cette assomption est assumée très clairement par Charles Krauthammer 5: « Vous déférez des criminels à la justice, mais vous faites pleuvoir un feu destructeur sur des combattants. Nous n’avons plus besoin de chercher le nom de l’ère de l’après-guerre froide. Elle sera désormais connue sous le nom d’âge du terrorisme… » tandis qu’en écho, le général Myers baptise le terrorisme « première guerre mondiale de l’âge de l’information ».

Postulat 2 : à ennemi universel, danger unique Il y a quelques millénaires que l’ennemi représente le Péché, l’Hérésie, le refus de Dieu, le Fanatisme, la Barbarie, la Tyrannie. Le fait d’être doté d’un cerveau de plus de 1500 cm3 (sapiens sapiens) et du langage articulé confère à notre espèce la particularité tuer des mots en tuant des gens. Mais, dans la guerre au Terrorisme, le principal n’est pas Terreur, c’est « isme ». Cette effroyable désinence est celle des idées contagieuses (comme communisme, fascisme…). Le nouveau discours de guerre U.S. ne se contente pas d’affirmer qu’il faut combattre l’ennemi par ce qu’il est le Mal. Il désigne un principe comme ennemi (au lieu de désigner un ennemi comme incarnant un principe). En « zappant » ainsi le signifiant, il confirme le caractère métaphysique du combat. Le mauvais tour qu’avaient joué les Soviétiques à l’Amérique en la privant d’ennemi, et en provoquant le spleen capitaliste-informatique des années 90, s’en trouve annulé : le nouvel ennemi est d’autant plus redoutable qu’abstrait. En vertu de l’aspiration à la sécurité absolue, les Etats-Unis doivent combattre celui qui est dangereux au lieu que soit dangereux celui qui est leur ennemi. Pareil système ne demande qu’à se nourrir de lui-même. Mais il ramène à la même question. On peut défaire les MoldoValaques, massacrer les Hutus ou écraser le Parti Bleu dans une guerre civile, mais comment l’emporter contre le terrorisme qui est une méthode et non une entité ? David Rumsfeld, interrogé par un journaliste sur le critère de la « victoire » disait qu’elle serait acquise le jour où le monde entier accepterait de ne plus s’en prendre au mode de vie américain. De façon à la fois emberlificotée et explicite, un responsable de think tank 6 conservatrice explique le lien entre terrorisme, prééminence U.S., et sécurité : «.. le danger que représente le terrorisme pour le mode de vie américain ne laisse aux États-Unis d’autre choix que celui de la prédominance. Mais, contrairement aux conflits du passé, celui-ci n’aura pas de ligne d’arrivée clairement tracée ; la victoire ne peut se définir comme l’éradication du terrorisme de la face de la Terre, mais comme la réduction de la probabilité de futures attaques à un tels point que les Américains puissent éprouver une sens renouvelé de sécurité nationale et puissent vivre leur vie dans une liberté relative. »7

4

E.Todd, Après l’Empire, N.R.F. 2002

5

International Herald Tribune 15 Septembre 2001

6

Think tank, litérallement « boîte à penser », est une expression si typiquement américaine que les équivalents français comme « centre de recherche » le rendent très mal. Nous utiliserons donc délibérément cet anglicisme. 7

Kurt Campbell présentant au Center for Strategy and Internationla Studies (http://www.csis.org) à propos de son livre avec Michèle Flournoy « To Prevail : an American Strategy for the Campaign Against Terrorism » CSISI 2001


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Les esprits pointilleux objecteront qu’il ne faut pas confondre guerre au terrorisme et guerre à l’islamisme. Dans la pratique, la différence est fort ténue dans l’esprit des faucons, même si leur Axe du Mal englobe aussi la Corée pour montrer que tous les méchants ne sont pas musulmans et que tous les musulmans ne sont pas méchants. De surcroît, qu’est-ce que l’islamisme (expression lancée par Gilles Kepel, il y a une quinzaine d’années, et qui lui a largement échappé depuis)8 ? Un islam « intolérant » ? celui qui par exemple applique la charia et voile les femmes comme dans certains de pays amis des U.S.A. ? Un Islam en armes ? Donc terroriste ? Nous voilà renvoyés à la case départ. Postulat 3 : plus rien ne sera comme avant À guerre nouvelle, stratégie inédite. L’offensive contre « l’Axe du Mal », puis la « guerre préemptive »9 sont déjà en germe dans la « War on Terror ». Énoncer la finalité du conflit puis ses objectifs et sa méthode : telle est la logique. Une guerre inaugurale s’ouvre en 2001 : le crime sans précédent du « nineleven » inaugure l’ère de la violence sans limites. Sur le plan symbolique, comme en écho à la Shoah, il justifie un grief sans comparaison et un « plus jamais ça » sans réplique. Avant le 11 Septembre, les stratèges U.S. regardaient un peu le monde comme un hamburger. Au centre il y a la tranche de viande juteuse : c’est la Terre en voie de globalisation paisible (Marché, bonne gouvernance..) sous l’égide de la société la plus avancée, les U.S.A. Il faut une tranche de pain supérieur : c’est la stratosphère, lieu de déploiement de la National Missile Defense et des satellites de communication et d’observation. La seconde tranche inférieure est le cyberespace, espace de circulation des richesses et de messages numérisés. Celui qui tient bien les trois espaces ne craint rien. Sauf s’il s’aperçoit que ses satellites, ses porte-avions et ses ordinateurs ne peuvent pas grand-chose contre le jihad. On attendait des missiles ou les virus d’un « Pearl Harbour informatique »10, pas des avions détournés ou des voitures piégées. Il faut concilier principes et réalités nouvelles. Penser la guerre sans fin Pour la continuité (et sans remonter jusqu’à Monroe, Wilson, ou F.D. Roosvelt11), la nouvelle doctrine reprend des idées déjà bien ancrées outre-Atlantique :

8

Le mot islamisme a subi un glissement de sens qui le rend presque inutilisable. Au départ, il se réfère aux mouvements qui veulent traduire les principes de la loi islamique dans le droit et gouverner en suivant le Coran. Puis le mot devient synonyme d’islam extrémiste ou armé ou terroriste. 9

Nous avons choisi de traduire systématiquement « preemptive war » par « guerre préemptive » et non « préventive » La première tente de s’inscrire dans le cadre d’une défense exercée juste avant que l’attaque adverse ne se développe et suppose l'existence de preuves matérielles démontrant l'imminence du danger et la nécessité d'agir. La seconde vise simplement à la suppression d’un danger éventuel. 10

La notion de « Peal Harbour informatique » ou ses équivalents (Waterloo digital, etc.) désignent l’hypothèse d’une gigantesque attaque par ordinateurs interposés contre les infrastructures vitales américaines (transports, téléphone, énergie, etc..), destinée à paralyser le pays. Cette apocalypse cyberterroriste est un mythe récurrent depuis 1997 : elle a encore moins de base qu’une éventuelle attaque terroriste contre les U.S.A. par A.D.M., pour l’excellente raison que personne n’a jamais vu une attaque cyberterroriste, en dehors de quelques avalanches de e-mail émanant d’internautes militants ou tentatives de provoquer un « déni d’accès » à des sites adverses. 11

Voir America is Back, de G. Challiand et A. Blin, Bayard 2003, pour un rappel historique.


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- La guerre du futur contribuera au contrôle, au formatage de la mondialisation (shapping the globalization)12 engagé avant G.W. Bush. Elle garantira donc la supériorité tous azimuts des États-Unis à la fois contre d’éventuels compétiteurs (Russie, Chine, Europe ?) et contre les perturbateurs de l’ordre mondial (terroristes, États voyous ou États en faillite laissant se développer une violence « privée » insupportable). L’infodominance U.S. – la supériorité cognitive et la maîtrise des nouvelles technologies – doit jouer un rôle crucial dans ce contrôle planétaire. - Le recours à la force sera moral, technologique, unilatéral, « capacitaire » (de nature à surpasser les moyens de tous les autres États de la planète). Faute de dissuader des adversaires qui n’ont souvent rien à perdre, cette force devra empêcher la prolifération du chaos. Ces notions étaient déjà influentes du temps de Clinton, et avant. Ainsi, dès 1993 le Secrétariat à la Défense envisageait des mesures de contre-prolifération envers tout État voyou (concept forgé à l’époque) susceptible de dissimuler un programme nucléaire, ce qui ressemble déjà à des frappes préventives13. Les néo-conservateurs présentent souvent la version « hard » d’un scénario « soft » plus ancien. -

Pour ce qui est de la nouveauté : la future guerre implique tout à la fois une mission universelle historico-religieuse de lutte contre le Mal et une réponse à un danger sans précédent. Pour emprunter une distinction très éclairante à Alexandre J.L. Delamare14 , toute stratégie se fonde traditionnellement sur la distinction entre menace latente et menace critique (celle qui justifie l’action armée immédiate). Or les stratèges U.S. confondent délibérément menace, menace critique, ressentiment à l’égard des États-Unis et Mal en soi. C’est l’état d’urgence permanent : à puissance absolue, hostilité absolue et menace sans limite.

Au-delà de la Terreur D’autres raisons militent pour aller au-delà de la « simple » guerre au terrorisme. Définir l’ennemi par les moyens qu’il emploie (il est « lâche, il s’en prend à des innocents, il est « invisible ») mène à des contradictions. Combattre « le » terrorisme amènerait logiquement à combattre tous les terrorismes. Est-ce une attitude que peut assumer une grande puissance ? De la même façon que la politique des droits de l’homme ne constitue pas une politique15, le contre-terrorisme est une stratégie qui a autant de sens que la « guerre à la guerre ». Pour s’en tenir à des exemples récents, il serait difficile d’expliquer en termes de « guerre totale au terrorisme » pourquoi les mouhadjidines du peuple iraniens bénéficient d’une relative indulgence, alors que les troupes U.S. pourraient les anéantir sur le sol irakien, et pourquoi les U.S A. sont prêts à lever les sanctions contre la Libye, si elle indemnise les victimes de ses attentats. C’est une régression au principe du wergeld, la composition 12

S. Bédar, "La dominance informationnelle comme paradigme central de la stratégie américaine", Séminaire de l'ADEST, Ecole des Mines de Paris, 14 novembre 2000 13

Pascal Boniface, La France contre l’Empire, Robert Laffont 2003

14

Géopolitique, N°82, Avril-Juin 2003

15

Marcel Gauchet La démocratie contre elle-même Gallimard Tel Quel 2002


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financière du droit des Francs : l’assassin peut payer sa faute et limiter l’extension de la vengeance grâce à une compensation pécuniaire à la famille de la victime. Par ailleurs, soutenir tous les ennemis de tous les terrorismes, équivaut souvent à cautionner certains des régimes les moins démocratiques de la planète. Enfin, la formulation maladroite de la « croisade » antiterroriste destinée à un public intérieur n’est pas très exportable. Zbigniew Brzezinski la définit avec justesse comme « excessivement théologique (les Méchants qui haïssent la liberté) et sortie de tout contexte politique »16. Il n’est donc pas étonnant que cette fiction – la guerre des invincibles contre les invisibles - n’ait pas duré. Il ne faut pas mener la « mauvaise guerre » complète Greenville Byford : « la « clarté morale » dans la rhétorique de la « guerre au terrorisme » est plus apparente que réelle. Elle procède d’une vue unidimensionnelle d’un problème beaucoup plus compliqué, et plus vite on se débarrassera de cette rhétorique, mieux cela vaudra. Les intérêts d’abord, les objectifs ensuite, les moyens en troisième position, voilà comment l’Amérique pense. Que ne parle-telle ainsi également ? »17 Il ne tardera pas à être satisfait. L’objet du conflit devient le monopole de la possibilité du conflit. D’où le syllogisme : puisque les terroristes luttent pour qu’aucune paix ne soit possible, les U.S.A s’assureront qu’aucune guerre ne soit permise. Plus le terrorisme développe son programme de perturbation, plus l’intégration, c’est-à-dire d’occidentalisation, des années 90 se révèle obsolète, plus celle de l’interdiction (désarmer les ennemis potentiels) est tentante L’expression « quatrième guerre mondiale » passe dans le vocabulaire néo-conservateur18, dans un article de Commentary d’Octobre 2001. Eliot Cohen propose d’abandonner « guerre au terrorisme « : « Une désignation plus précise serait la Quatrième Guerre mondiale. (...) Dans cette guerre, l'ennemi n'est pas le "terrorisme" (...) mais l'Islam militant. ». Le slogan est repris par Norman Podhoretz 19 : pour lui, l’ouragan démocratique destiné à balayer le monde devait commencer par les pays islamiques. Juste après l’expédition afghane20, il prophétisait qu’après les talibans il y aurait Saddam. Il y ajoutait ensuite Libye, Soudan, Syrie et quelques autres (Liban, autorité palestinienne, Égypte, Arabie Saoudite). Mais sa cible favorite était et reste l’Iran car " Le renversement du premier État musulman révolutionnaire théocratique et son remplacement par un gouvernement modéré ou séculier serait une victoire aussi importante dans cette guerre que l'annihilation de ben Laden ". Pour Podhoretz, ce programme - que seuls des gens de mauvaise foi pourraient donc confondre avec une guerre au monde musulman ou une guerre des civilisations - constitue un minimum. Cela laisse rêveur sur ce que proposent les maximalistes dont la liste inclut peutêtre Trinidad et Tobago.

16

Iraq and US Global Leadership New Perspectives Quaterly, Printemps 2003

17

The wrong war, Greenville Byford, Foreign Affairs, Juillet-Août 2002

18

Les principaux textes américains sur la « WWIV » sont disponibles sur le site http://www.globalsecurity.org/military/ops/world_war_4.htm On y trouve même une documentation pays par pays sur les prochains « candidats » : Iran, Syrie, Corée du Nord, Colombie, Géorgie, Philippines, ... 19

Directeur éditorial de Commentary et professeur associé de l'Institut Hudson

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Commentary de Février 2002).


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Le thème de la « World War Four » (W.W. IV) est surtout popularisé par James Woolsey, ancien directeur de la CIA et plutôt classé démocrate. Dans un discours de Novembre 2002 puis des articles, il propose de « gagner la quatrième guerre mondiale ». Contre qui ? Les « fascistes » du Baath irakien, les mollahs d’Iran et les islamistes sunnites, surtout les wahhabites, tous trois en guerre depuis longtemps avec cette « civilisation libérale » que l’Amérique a sauvée lors des trois précédentes guerres mondiales. Donc, « ouvrant les yeux » pour la quatrième fois en un siècle, elle doit s’engager dans un affrontement décisif. Le thème de la quatrième guerre mondiale a suscité peu d’échos en France. Un des rares exceptions est un article enthousiaste de Jean-Philippe Mounicq21:qui déplore aussitôt que la stratéfie n’ait pas été correctement « vendue » : « Des intellectuels, universitaires ou responsables de think tanks auraient pu être chargés de populariser cette thèse compréhensible au plus grand nombre. Le travail de marketing, de propagande, de l'administration américaine a été sur ce point défaillant…. ». A. Gluksmann se plaint pareillement du mauvais packaging de la juste guerre : G.W. Bush a choisi le plus mauvais emballage, les Armes de Destruction Massive22. S’il en était resté à l’arguemnt des droits de l’homme, cela aurait suffi. Il est tentant de classer de tels propos dans des catégories comme manichéisme, messianisme ou unilatéralisme. Mais la théorie « W.W. IV » est plus sophistiquée. Ses implications se révéleront avec la doctrine dite de « guerre préemptive », sa formulation en termes officiels. Annoncée dans le discours de G.W. Bush à West Point de Juin 2002, elle est détaillée dans le document sur la « National Security Strategy », pour le premier anniversaire du 11 Septembre. Elle se présente à la fois comme une extension du principe de légitime défense, comme une réplique anticipée à une catastrophe – un attentat aux Armes de Destruction Massive, qui, par définition, ne laisse guère de temps pour réagir - et comme un obstacle à la conjonction de trois risques : terrorisme en réseau + États voyous + A.D.M. La doctrine de guerre préemptive est résumée par l’éditorialiste conservateur Charles Krauthammer dès le 12 Septembre 2002 : « La préemption est une sorte de prédissuasion qui jugule la menace à un stade plus précoce et plus sûr. Renverser Saddam parce qu’il refuse de renoncer à ses armes montrerait aux autres tyrans qu’ils n’ont rien à gagner en tentant d’acquérir des A.D.M. la préemption peut être la mesure la plus efficace contre la prolifération. ». Ce serait donc à la fois une version musclée du principe de précaution, plus un avertissement aux despotes, plus une défense des droits de l’homme. . Cette doctrine a soulevé une vague de protestation dont on connaît les arguments : - la « préemption » n’a rien à voir avec le droit de se défendre contre une attaque en train de se former, principe qu’admet le droit international, sous réserve de conditions de proportionnalité, d’urgence, d’absence d’autre choix, etc. - cela peut inciter les États voyous à se doter encore plus vite d’armes de dissuasion, à mieux les dissimuler ou à lancer une attaque dès qu’ils le pourront.

21

La Revue des deux mondes, Juin 2003, Comprendre la quatrième guerre mondiale

22

Ouest contre Ouest, Plon 2003


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- d’autres gouvernements pourraient suivre l’exemple (imaginons les effets de la doctrine préemptive appliquée aux rapports Inde-Pakistan !.). - les risques d’erreur et celui des dommages collatéraux sont importants - l’image des U.S.A. en souffrira notamment auprès de ses alliés peu enclins à approuver des actions dont il ignoreront les motifs réels et les conséquences effectives - la nouvelle doctrine permettra à quelques hommes, hors de tout contrôle international ou démocratique, de décider où et quand il y a motif à guerre ou à changement de régime - une frappe contre un danger a priori caché se présente comme une décision plus technique et morale que politique. Elle repose sur l’efficacité de moyens de surveillance pour démontrer le danger et le crime qui la justifient. D’où le risque de manipulation, d’intoxication ou de manipulation. Mais pour ses promoteurs, la guerre préventive a une tout autre dimension. Une guerre sans pareille a)

Elle repose sur une théorie des « deux guerres » ou si l’on préfère de la guerre pacifiste « anti-guerre ». Elle suppose une distinction essentielle entre le présent conflit et tous les autres. Cette guerre est unique, dans l’esprit de ses promoteurs, à la fois par son caractère crucial et par ses motivations spirituelles. C’est une nouvelle « guerre pour mettre fin à toutes les guerres », pour reprendre l’expression de W. Wilson, à propos de 1914-1918. G.W. Bush évoque, lui, la lutte finale de la Terreur et de la Liberté, de la Civilisation et du Chaos. L’Amérique vient de rencontrer « le moment et la mission »23 . La WW IV est morale à un double titre. Elle l’est par ses conséquences éthiques en aval : démocratiser et moraliser le monde pour en faire « un endroit plus sûr ». Morale, elle l’est par le réarmement moral qu’elle suppose en amont : l’Amérique redevenant fière de son identité et de ses valeurs. Ainsi, non seulement elle défend le vrai, le bien, le juste, mais elle préserve la possibilité même du vrai, du bien et du juste, la sécurité des USA. Cette redéfinition élargie de la sécurité est concentrée dans quelques formules du manifeste de doctrine stratégique émis en Septembre 2002 « Nous devons bâtir et maintenir nos capacités défensives jusqu’à faire passer à quiconque la tentation de nous défier… » et « Notre outil militaire doit… dissuader toute compétition militaire future »24 Au regard de cette guerre essentielle, dont l’enjeu est l’avènement d’un monde nouveau, les autres, les petites, les archaïques, les lointaines témoignent de l’incompréhensible désordre tribal qui règne chez des gens qui n’ont pas encore atteint le stade de la civilisation libérale. À l’époque clintonienne, c’était plutôt la paix qui était considérée comme l’ordre normal : les divers conflits de basse intensité, asymétriques, non conventionnels, ou autres traduisaient des résistances provisoires et culturelles à l’élargissement de la modernité. Désormais c’est la guerre de tous contre tous et de tous contre l’Amérique-Léviathan qui semble plutôt la règle.

23

Discours du 20 septembre 2001

24

The National security strategy of the U.S.A., Septembre 2002, téléchargeable sur le cite de la Maison Blanche.


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b) La guerre préemptive est une guerre judiciaire où procédure inquisitoire tient une grande place. En Irak, le procès portait sur l’arme du crime (les A.D.M.) ou sur la complicité présumée (liens avec al Quaïda ou sa mouvance25) donc sur des faits matériels qui devaient être prouvés. Mais que la suite a infirmés. Le même argument ( armes et liens) ressert pour justifier une opération contre l’Iran ou la Syrie. Ou encore « La guerre d’après »26 contre l’Arabie Saoudite. De ce fait, pendant l’été 2003, le monde a suivi une série inspirée des reality-show inspirés de Star Academy ou de Loft Story : des « nominations » pour la prochaine guerre. La nouvelle doctrine confond le militaire et le policier. Le procès semble déjà instruit, puisque l’intention criminelle est bien établie. La guerre préemptive doit désarmer les méchants : la possession (même virtuelle) de l’arme du crime, suffit à les condamner. Du reste, ce sera à eux de prouver leur innocence. Comme ils sont pervers, on ne les croira pas. Rappelons la proposition de Tony Blair quelques jours avant le déclenchement de la seconde guerre d’Irak : il exigeait sept « tests » de l’Irak et notamment que Saddam déclare à la télévision qu’il possédait encore des armes de destruction massive et qu’il allait s’en débarrasser. En psychologie, cela s’appelle une double contrainte (double bind) : une demande à laquelle il ne peut y avoir de réponse que contradictoire. Le refus de Saddam était un motif de guerre. Son accord, un aveu. Donc l’offensive était justifiée dans les deux cas. Ce syllogisme vaut celui d’Ari Fleisher, porte-parole de la Maison-Blanche en Juillet 2003 : « C’est à ceux qui croient que Saddam Hussein n’avait pas d’armes de destruction massive que revient la lourde responsabilité de dire au monde où elles se trouvent. » 27 Dans tous les cas, l’affaire était jugée puisqu’il est aussi grave de pouvoir commettre le crime que le commettre : au moment où le raïs irakien capturé nie que ces armes aient existé, G.W. Bush conclut « il n’y avait pas de différence entre le fait que Saddam puisse acquérir des A.D.M. et leur présence effective sur le sol irakien. »28 Si ce n’est lui (Saddam, Rafsanjani ou autre), c’est donc son frère (Oussama) à qui il transmettra l’arme du crime. Et cela même s’ils sont séparés par des querelles mineures, être laïque, wahabite ou chiite, choses ne comptent guère dans le monde musulman, comme chacun sait. La guerre préemptive se veut surtout défensive. À en croire le document présenté en septembre 2002 : « Les graves dangers auxquels fait face notre Nation sont dans la rencontre du radicalisme et de la technologie. »29 . Mais là encore, la rupture avec la politique de l’administration précédente n’est pas si brutale. Bill Clinton avait affiché le même souci de traiter énergiquement les « menaces non traditionnelles » dans un discours à l’Académie Navale des États-Unis en 1998.

25

C’est uniquement par facilité que nous parlerons d’al Quaïda au cours de cet ouvrage ou que nous dirons qu’al Quaïda a fait ou déclaré ceci ou cela. Il s’agit là d’une désignation commode et largement destinée aux médias pour une nébuleuse bien plus complexe. « Mouvance d’al Quaïda » serait sans doute plus exact 26

Laurent Murawiec, La guerre d’après, Albin Michel 2003

27

Cette perle a été relevée par Jean Guisnel Délires à Washington, La Découverte 2003

28

Le Monde du 18 12 2003, «!Tony Blair fait état de «!preuves massives!» de l’existence d’armess de destruction massive.

29

The obolescence of Deterrence, Weekly Standard du 12 Septembre 2002


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La tradition juridique européenne considère comme souverain celui qui peut suspendre le cours régulier de la loi, proclamer l’état d’exception30, et recourir à la force pour sauver ou refonder ledit droit. Une théorie de l’état d’exception perpétuelle est née : l’AmériqueLéviathan peut juger sans être jugée, exercer le monopole de la violence pour le contrôle de la violence, se charger du rétablissement du droit universel qu’elle détermien Le sentiment de la menace vaut sentence. Le slogan de Condoleeza Rice « c’est la mission qui fait la coalition, pas la coalition qui fait la mission » implique l’inutilité de requérir une légitimité internationale déjà surabondante. Les U.S.A. n’éprouvent plus ni le besoin matériel, ni l’impératif moral de se plier aux décisions du concert des Nations. Contre la légitimité formelle de l’Onu, ils se réclament du futur ordre planétaire. Contre la volonté apparente des peuples, des impératifs de leur liberté authentique (s’affranchir des tyrans ). En ce sens, il est aussi justifié de décrire la guerre US comme d’inspiration souverainiste (seuls comptent les intérêts nationaux.) que comme antisouverainiste (le mal vient du principe des nationalités). De la même, la querelle des «uni » et des « multi » (unilatéralisme ou multilatéralisme, monde unipolaire ou monde multipolaire, variante de « force ou droit », n’a pas de sens pour les faucons. Pour eux il y a l’Amérique et « ROW » (rest of the world). La réponse ce que William Kristol31 appelle « un internationalisme typiquement américain « , heureuse synthèse entre l’idéalisme de Woodrow Wilson et le goût de Teddy Roosevelt pour le « gros bâton », idéalisme des fins et réalisme des moyens. .Les clintoniens voulaient élargir le modèle américain à la planète pour désarmer leurs ennemis : des gens qui votent et qui surfent sur le Net ne peuvent pas être mauvais. Les bushites veulent désarmer tous leurs ennemis même virtuels pour protéger le modèle américain. Ils se sont bien juré d’éviter deux erreurs symétriques. Erreur de droite : croire qu’on peut s’entendre avec l’Ennemi pour équilibrer les puissances. Erreur de gauche : refuser d’employer sa propre puissance. Désormais on nomme l’ennemi, on ne l’endigue plus, on le change. Et on change le monde avec. d) C’est une guerre paranoïaque. Les néo-conservateurs sont persuadés que le monde ne sera sûr pour l’Amérique que le jour où il ressemblera à l’Amérique. Quant à leurs alliés fondamentalistes chrétiens, il ne faut guère les pousser pour qu’ils délirent sur Amageddon, le Millenium, les prophéties et l’affrontement final contre le Malin. Or, il est très difficile de discuter avec un parti dont le Secrétaire Général s’appelle Dieu. Il se pourrait donc, au final, que les U.S.A. ne soient pas la « puissance bienveillante » qu’ils imaginent, mais une puissance pathétique, obsédée par le grand Malheur. Elle se rêve entre chute et châtiment, entourée d’un monde hostile puisque radicalement autre. e) Cette guerre est urgente, comme si le 11 Septembre avait révélé une vérité cachée : L’Ennemi est partout, invisible par nature. Il hait les principes de Bien et de démocratie, il complote contre le mode de vie américain. Son hostilité est de l’ordre des fins et non des moyens : il reproche à l’Amérique ce qu’elle a de meilleur, non ses fautes. Rien ne pourra donc l’apaiser, surtout pas la négociation. L’existence de cet adversaire mauvais par essence 30

Voir Giorgio Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil 1997

31

William Kristol commentateur vedette du Weekly Standard est le fils d’Irving Kristol


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constitue l’état d’urgence. Il justifie à son tour la promptitude de l’attaque, donc la guerre préemptive Cette argumentation a été critiquée aux États-Unis, et sur le plan du droit – notamment comme détournant le fameux article 51 de la Charte des Nations Unies sur le droit de défense – et pour l’enchaînement sans fin qu’il implique. Beaucoup pensaient comme A. Schlesinger que cela équivaudrait à multiplier les « Pearl Harbour à l’envers »32 : attaquer par surprise des adversaires avant qu’ils aient déclaré la guerre. Tout découle des mêmes postulats : la décision américaine de combattre le terrorisme, acteur « privé », transnational comme menace déterminante et comme ennemi du genre humain. De là tout le pathos le «plus rien ne sera comme avant » et toute la rhétorique de l’effroi et de l’urgence. Elle repose sur trois éléments : imminence du péril, unicité de la Terreur et principe du moindre mal (faire la guerre au terrorisme maintenant épargne un dommage plus grand plus tard). Or pour prendre l’exemple de l’Irak avec le recul, ni l’urgence du danger qui nous menaçait, ni l’unicité du terrorisme, ni le recul objectif du chaos après l’intervention américaine évidents à ce jour. f) La guerre est menée au nom des peuples qui la subissent. Mao croyait que la Révolution était au bout du fusil, les faucons attachent la démocratie à la queue du missile. « L’Amérique n’a pas d’Empire à étendre, ni d’utopie à établir. » déclarait G.W. Bush dans son discours de West Point33. Elle veut « créer les conditions » de l’épanouissement mondial de la démocratie par sa guerre altruiste. Robert Kagan34, précise même : « Les États-Unis sont à tous égards une société libérale progressiste et, dans la mesure où ils croient à la puissance, les Américains pensent que celle-ci doit servir à promouvoir les principes d’une civilisation libérale et d’un ordre mondial libéral. ». Du coup, ils recourent à ce que le même Kagan nomme « double standard » : si pointilleux, et si soucieux des droits de l’homme chez eux, les porteurs du fardeau de l’homme démocratique, sur le front extérieur, sont contraints d’affronter les périls avec toute la brutalité nécessaire. Ils ne se font loups que pour défendre les agneaux. L’Empire américain, terme que personne n’hésite plus à employer35, ses partisans moins que les autres, se perçoit comme bienveillant, empire malgré lui, empire anti-impérialiste, mais aussi sans périphérie ni Barbares. L’élargissement du modèle- démocratie, marché, gouvernance, droits de l’homme, mondialisation, modernisation - se réclame de la volonté des peuples. Ou plutôt de la volonté présumée des gouvernés s’ils pouvaient l’exprimer. En vertu de ce raisonnement, une bonne partie de l’opinion s’attendait à voir les Irakiens sauter au cou des GI’s , les pays voisins s’enflammer et le « tsunami démocratique » balayer la planète.

32

The Immorality of Preemptive War, Arthur Schlesinger, New Perspectives Quaterly, hiver 2002 Cette expression a une histoire, puisque c’est celle qu’a employé Kennedy pour refuser un bombardement préventif de Cuba lorsqu’on y a découvert des missiles soviétiques. 33 34 35

Robert Kagan est éditorialiste du Washington Post et analyste au Carnegie Endowment for International Peace

Voir à ce sujet les nombreux exemples cités par P. Hassner et J. Viasse dans Washington et le monde. Ou lire, tout simplement, n’importe quel numéro de Commentary : il est à peu près impossible d’échapper à un article comparant les U.SA. qui à Rome, qui à l’empire d’Alexandre, qui à l’empire ottoman.


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Idées plus missiles

Rien des projets de « quatrième guerre mondiale » n’est secret. Les néo-conservateurs aiment annoncer ce qu’ils feront et rappeler qu’ils avaient bien annoncé ce qu’ils feraient. Leur propos n’est ni ésotérique, ni hypocrite. Elle amène logiquement à un problème d’anticipation : à quand la prochaine ? D’où deux hypothès, la première plus vraisemblable que la seconde, mais l’autre d’autant moins à exclure qu’irrationnelle. Hypothèse 1 La doctrine à un coup. Dans cette éventualité, les faucons n’auraient travaillé si longtemps que pour produire une seule « magnifique petite guerre » en Irak. Avec une élection présidentielle en Novembre 2004, bien des facteurs pourraient se liguer pour ramener le candidat Bush à des affaires internes plus pressantes et à des ambitions moins martiales. D’abord l’argument : « It’s the economy, stupid ». C’est l’économie (qui fait l’élection), crétin, avait appris à ses dépens Bush père après la guerre du Golfe. Le fils semble retenir la leçon. Sa volonté de tirer les profits électoraux d’une apparent reprise américaine l’amènera-telle à se replier sur ce terrain. Le sort du monde dépendra-t-il de quelques indices de consommation ou de la stratégie de gourous du marketing politique que l’image du bon gestionnaire doit l’emporter sur celle du chef de guerre ? Dans une Amérique inquiète de la situation en Irak et soucieuse de niveau de vie ou de protection médicale, annoncer que votre premier souci est d’en découdre avec l’Iran ou la Corée n’est pas un argument auquel les indécis soient très sensibles. L’arrestation de Saddam Hussein, puis son procès, peuvent focaliser l’attention des médias sur le dictateur et sur ses crimes. Sa traque spectaculaire renforce une version personnalisée de l’histoire : comme dans les scénarios hollywoodiens, les événements s’expliquent par la méchanceté de personnages. La tension dramatique ne se dissout que quand ils sont arrêtés ou abattus. Une opération de communication sur le thème que « la mission est accomplie » donc que l’Amérique peut partir la tête haute peut-elle ouvrir un crédit d’une guerre supplémentaire ? Il semble plus vraisemblable que Bush candidat à la Maison-Blanche engrange les dividences sans tenter une nouvelle aventure avant Novembre 2004. Mais l’hypothèse inverse – la situation continue à se dégrader, sans que, cette fois, on puisse en attribuer la responsabilité à Saddam, et à son armée secrète de tortionnaires au chômage – ne favorise pas plus la poursuite des grandes ambitions militaires ni de la reconfiguration du moyen-Orient. Donc, si les body bags, les sacs à viande, continuent à revenir au rythme de plusieurs par semaine et la situation à se dégrader en Irak et en Afghanistan… Si les autorités d’occupation, parviennent pas à refiler le mistigri du pouvoir à un gouvernement « indigène » et celui des opérations militaires à des forces internationales sous étiquette ONU ou OTAN.... Si les coûts de l’occupation se révèlent toujours astronomiques et les espoirs de se rembourser rapidement en pétrole aussi fallacieux. Si les médias U.S. se montrent plus critiques, si l’opposition se réveille, tel le candidat démocrate Howard Dean, adversaire résolu de la guerre… Si le thème des « mensonges de Bush » continue à se populariser36…. Si tout cela se combine, l’humeur

36

Voir la floraison de livres sur ce thème aux U.S.A. The Lies of George W. Bush: Mastering the Politics of Deception par David Corn, Big Lies: The Right-Wing Propaganda Machine and How It Distorts the Truth de Joe Conason, Bushwhacked de Molly Ivins et Lou Dubose., Lies and the Lying Liars Who Tell Them: A Fair and Balanced Look at the Right par Al Franken.


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générale ne sera pas non plus au bellicisme effréné avant les élections présidentielles. Tel semble le pronostic de bon sens. Hypothèse 2. Le triomphe du sixième sens. Le sixième sens – une expression d’Hannah Arendt – c’est le sens d’une réalité cachée que l’idéologie découvre en lieu et place du monde familier que perçoivent la plupart des mortels. L’idéologie substitue sa réalité virtuelle à la vraie. Non seulement, elle est à l’épreuve des faits, mais le délire d’interprétation se nourrit très bien des démentis du réel. Le vieux principe du « plus du même » incitait certains, face aux échecs des expériences communistes, à proclamer qu’elles n’avaient échoué que faute d’avoir été assez socialistes. C’est une pareille spirale de l’autiste qui entraîne les partisans de la W.W. à prôner d’autant plus l’application de leurs principes qu’ils échouent et, puisque les événements leur échappent, à feindre de les organiser, Le programme de reconfiguration de la planète par missiles démocratiques interposés pourrait alors s’accélérer. Chaque règlement de comptes entre seigneurs de la guerre afghans, chaque désordre en Irak, chaque attentat suicide en Palestine deviendrait un argument encore plus « damn’ serious » en faveur de la force. Toujours dans cette hypothèse, la secte qui contrôle le pouvoir américain se durcirait et renforcerait la machine à se faire des ennemis. Elle justifie la rhétorique de l’adversaire (projets de domination mondiale des « croisés », guerre des civilisations). Elle décourage ses alliés par son mépris et multiplie les lignes arrière, donc du même coup les cibles. L’hyperpuissance nourrit l’hyperfaiblesse. Une large partie de l’opinion américaine (dont peut-être G.W. Bush) reste persuadée que les guerres d’Afghanistan ou d’Irak visaient à prévenir un péril imminent visant le territoire U.S.. Conviction qui semble imperméable à la réalité. Il se développe même dans une partie du public U.S. une sorte de croyance surabondante que nous appellerons « surcroyance ». Elle attribue à l’ennemi unique des crimes que même les milieux officiels ne leur reprochent pas. La surcroyance conduirait à « en rajouter » en tenant pour avérés des faits douteux ou démentis, mais qui correspondent mieux aux attentes et préconceptions de ce public, en particulier celle d’un ennemi unique et diabolique : Saddam avait la bombe, on a découvert des A.D.M., des liens de l’Irak avec al Quaïda,.... 37 L’ennemi unique est une variante de la Cause Unique, qui rend le monde si intelligible. La tentation de la fuite en avant s’aggrave. Ainsi le général Ricardo Sanchez, chef du théâtre d’opérations en Irak déclare « Si nous ne gagnons pas ici, le prochain champ de bataille sera dans les rues d’Amérique »38 Bref, nous nous sommes coincés nous-mêmes, fonçons en avant, sinon ce sera pire. Parallèlement, nombre de faucons U.S. reconvertissent leurs analyses optimistes (« vous voyez bien : l’Irak s’est effondré en quelques jours… il suffisait d’oser ») en variations autour du thème « Nous n’avons pas le choix. Il faut payer le prix de la guerre contre le terrorisme. Reculer maintenant serait suicidaire. ».Bref, que les résultats soient ceux qui étaient promis ou le contraire, il faut poursuivre la même stratégie. D’autant que la force d’inertie joue dans le même sens. Pour qui considère, comme le fait Bremer, l’administrateur du pays 39, que « l’Irak est un champ de bataille dans la guerre totale 37

Sur ces points voir les chapitres V et VI

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Los Angeles Times, 14 Septembre 2003

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Conférence de presse du 23 Août 2003 après l’attentat contre le siège de l’ONU.


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au terrorisme », il est difficile de quitter le terrain comme le Vietnam. Quelle serait la « stratégie de sortie » ? Et d’ailleurs, avec qui signer des accords de Paris ? Déjà, les grandes think tanks comme American Entreprise Institute40 fourbissent leur discours pour la prochaine. L’Iran est un bon candidat. Les motifs : le « projet Manhattan des mollahs »41, les installations atomiques de Natanz et Bushehr, l’influence iranienne sur la communauté shiite d’Irak, les liens avec le Hezbollah, les membres d’al Quaïda qui auraient trouvé refuge en Iran, les réformateurs eux-mêmes tentés par la nucléarisation, l’échec des tentatives précédentes de déstabiliser le régime. Conclusion du chercheur néo-conservateur, Marc Gerecht dans Weekly Standard : « Nous pouvons donner sa chance à la diplomatie. Mais, à la fin, si nous nous détournons de l’action préemptive, la doctrine de l’axe du mal est morte ». Mais, bien sûr, si les Iraniens avaient l’obligeance de se soulever contre la mollahcratie, ou si une condamnation de l’Agence Internationale pour l’Énergie Atomique donnait la base juridique à quelque frappe préemptive, personne ne bouderait son plaisir. D’autres projets sont toujours sur le feu, notamment pour l’Arabie saoudite. Laurent Murawiec42 a concocté un programme : il suffit a) de créer un État autonome du Hajar (la province la plus pétrolifère de l’Arabie saoudite b) de redistribuer 75% des profits du pétrole aux bons pays arabes choisis par les U.SA., c) de pratiquer une « occupation préventive ou préemptive » des champs de pétrole, d) de geler les avoirs saoudiens, e) de réaliser la partition du pays, f) de confier la gestion des Lieux Saints à un collège international musulman ami des U.S.A. et g) de s’occuper ensuite de la Syrie et du Liban. En effet, la Syrie qui reste un très bon candidat à la prochaine libération. Sans oublier l’effet d’entraînement de quelque initiative d’Ariel Sharon, toujours fidèle à sa méthode, tester jusqu’où ses protecteurs le laissent aller. Sans oublier la Corée43 . Sans oublier que les faucons trouveront toujours des justifications. Des gens si intelligents et qui préparent leur plan depuis si longtemps ne vont pas se laisser arrêter par quelque chose d’aussi bête et éphémère que la réalité Aux scénarios rassurants (élection d’un gentil démocrate en 2004, retour du balancier vers un isolationnisme traditionnel), il est facile d’opposer autant de scénarios sombres (offensive contre la Syrie sur la base du Syria Accountability Act44, raid israélien contre une centrale nucléaire iranienne…) La réponse dépend en bonne partie du poids réel des bulchéviques acharnés. Donc d’une course de vitesse entre trois facteurs : -

La vitesse de propagation et de révélation du chaos La lassitude de l’opinion, opinion publique ou opinion financière La capacité de résistance au réel du système idéologique.

40

C’est une think tank de droite à la fois ancienne (elle fut fondée en 1943), riche (son budget tournerait autour des 36 millions de dollars) et prestigieuse (ce fut celle de Dick Cheyney). Le président Bush ne refuse pas d’aller y faire des discours. 41

Par allusion au projet qui a abouti à la bombe atomique US pendant la seconde guerre mondiale.

42

La guerre d’après, Albin Michel 2003 p. 275 et sq.

43

William Perry, ancien secrétaire d’État de Bill Cliton pronostiquait une guerre avec Pyongyang dans l’année. Cf. le Figaro, 16 Juillet 2003

44

Ce texte élaboré en 2002, mis au frigidaire pour cause de guerre contre l’Irak, et en cours d’adoption au moment où nous écrivons est une mise en garde à ce « rogue State » C’est un long réquisitoire contre la Syrie (liens avec le terrorisme, A.D.M., dictature, occupation du Liban…) suivi d’une liste de sanctions, pour le moment diplomatiques et économiques, si . Ce pourrait être un excellente base pour développer des actions plus muslcées.


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1 11 septembre 2002

François-Bernard Huyghe

« War against Terror », titrait CNN après les attentats du 11 Septembre 2001.Guerre totale au terrrorisme proclame Sharon. Mais la guerre se fait à des gens, pas à la Terreur, ni au Mal. Le terrorisme n’est ni une chose, ni une représentation, ni quelqu’un. C’est une interaction que tout conspire à nous rendre obscure. D’abord sa personnalisation médiatique, dont celle de Ben Laden, successeur de Khadafi, Sadam Hussein et Milosevic, dans le rôle du diabolicus hitlericus, Docteur No menaçant le monde de sa base secrète. Mais aussi l’abstraction idéologique : « nous faisons la guerre au principe de la violence et du fanatisme, pas à l’Islam, évitons une guerre des civilisations, ...». Ou encore le moralisme vague qui se contente de répéter que le terrorisme est lâche et sa victime innocente. Il faut donc s’habituer à cette idée que nous (nous les occidentaux, les démocrates, les puissants…) ne faisons plus la guerre qu’à la Terreur et ne tuons plus de gens que pour éviter des massacres pires encore. Que faisions nous d’autre au Kosovo, en Bosnie, en Somalie que d’éviter « l’intolérable » purification ethnique, horreurs, déportations et crimes perpétrés par des États ou des groupes terroristes ? Que feront d’autre demain les Etats-Unis face à l’Irak ou autre pivot de l’axe du mal ? Ici, on voit cligner de l’œil les malins et les lucides qui ne croient guère au discours du « plus jamais ça » : illusion, manipulation, idéologie ! Tout cela recouvre la politique de puissance de l’hyperpuissance. Les diatribes criminalisant les États voyous et les réseaux fonctionnent à sens unique : les indignés ont encouragé là ou alors, voire pudiquement oublié, ce qui les scandalise ici et maintenant. Bref, la politique humanistico-pénale dissimulerait une réelle politique des intérêts et non des bons sentiments. Certes ! L’argument n’est pas sans fondement : personne n’est assez naïf pour croire que la guerre angélique d’ingérence et de contrôle marque le triomphe définitif de la


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Morale. Belle occasion de jouer aux jeux préférés des intellectuels : découvrir des gisements de pouvoir caché, se jeter des victimes au visage et se reprocher mutuellement de n’avoir pas autrefois dénoncé suffisamment fort et avec assez d’équanimité quelques injustices flagrantes. Mais la question n’est pas vraiment là. Elle est dans la rencontre du mot guerre (dont tout le monde a compris qu’elle n’a plus rien à voir avec les modèle « clausewitzien » d’États souverains luttant jusqu’à ce que l’un cède et que l’on signe un paix) et du mot terrorisme qui prend là une singulière pesanteur. Or ce mot est lourd de sens parce des millions de gens sont persuadés qu’il existe un phénomène terroriste qui se manifeste par des attentats, des bombes, des prises d’otage, … Sans compter que renoncer au mot, sous prétexte qu’il se prête à des usages idéologiques, terrifiants, répressifs ou autres, nous amènerait à chercher des substituts du genre « violence politique » ou « formes de lutte armée non conventionnelles » ; Or nul ne peut pas prétendre qu’ils apporteraient beaucoup plus de précision intellectuelle ou de critères objectifs.

L’HÉTÉTOGÉNÉITÉ TERRORISTE

Qu’est-ce que le terrorisme ? -Faut-il le définir par ses effets moraux recherchés, plus que proportionnels à sa destructivité physique: répandre le sentiment de terreur, impressionner, provoquer, créer un « climat » ? Troubler « gravement » l’ordre public comme le suggère notre code pénal ? -Comme emploi illégitime de la violence politique, qui s’opposerait à des usages légitimes, tels que guerre ou maintien de l’ordre public ? -Par ses victimes non-combattantes (c’est souvent le critère des définitions américaines qui tendent à assimiler le terrorisme à une variante du crime de guerre) ? Par son choix de victimes non-concernées, souvent prises au hasard ? D’où le débat sur ce qu’est un innocent, à l’heure où toute guerre tue plus de civils que de militaires. -Par les intentions de ses auteurs ? Elles ne seraient pas que criminelles – intérêt ou le plaisir de la destruction - mais idéologiques voire métaphysiques. Ainsi, le nihilisme proteste contre l’ordre du monde en général. -Le terrorisme n’est-il que la guerre, la guérilla ou la révolte du minoritaire, du faible ou du pauvre ? Un conflit qui se distinguerait de la guerre - visant à la domination du territoire- ou de la révolution - visant à la conquête de l’État - simplement par sa faible intensité, son caractère accessoire ou provisoire ? -Ou encore une pratique « élitiste » ou minoritaire de la force destructrice : un maximum d’effet pour un minimum d’agents ?


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-« Terrorisme » est-il un jugement de valeur dénonçant la violence de l’Autre, comme « idéologie » disqualifie son idéal ?

Chercheurs et juristes (dont ceux de la SDN et de l’Onu) se sont acharnés à concilier les éléments capables de caractériser le terrorisme : •organisationnels : fait d’un groupe de spécialistes poursuivant des desseins historiques, il s’apparente à la subversion voire à la répression, pour qui admet la notion d’un terrorisme d’État, •psychologiques : la panique ou la paralysie qu’il cherche à provoquer en fait la version négative de la propagande qui unit et rassure, •éthiques : ses victimes, son caractère clandestin (guerrier sans uniforme, le terroriste se dissimule jusqu’au moment d’agir) et sa brutalité le rapprochent du crime, •polémologiques : tel la guerre, le terrorisme vise à faire plier par la violence la volonté d’un autre camp qui s’y oppose, •politiques : par ses revendications, il suppose un différend relatif à l’ordre de la cité : forme du régime, occupation d’un territoire, adoption ou retrait d’une loi, alliance ou rupture avec une autre entité politique... Les débats, pendant des années à l’O.N.U., plus récemment à la commission européenne après le 11 Septembre montrent que toute tentative de définition attire des objections. On cherche une limitation à un concept qui finirait par englober toute violence politique. Par en haut : pour certains la noblesse des intentions (résistance, lutte anticolonialiste, lute contre des systèmes non démocratiques qui ne laissent aucune autre possibilité d’expression) doit exclure certaines violences politiques du domaine honteux du terrorisme. Par en bas : pour d’autres c’est la faiblesse des moyens employés qui distinguerait un « simple » activisme (manifestation entraînant des heurts, occupation de locaux, dégradation de marchandises..) d’un vrai terrorisme. Le terrorisme est rebelle à la définition parce qu’il se situe sur le terrain de l’exception. Robespierre, voulait faire de la terreur un moyen inouï pour une situation paroxystique car « Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire dans la révolution est à la fois la vertu et la terreur... ». De la même façon, le discours du terrorisme se réfère à une situation d’exception (tyrannie extrême, imminence de la Révolution, décret de la Providence). Elle suppose des fins exceptionnelles, libération, révolution, sauvegarde de valeurs essentielles qui ne peuvent être atteintes dans le cas de l’ordre existant. Cela justifie l’emploi de moyens tout aussi exceptionnels et qui échappent aux lois de la paix et de la guerre. Ou plutôt, ils abolissent la distinction entre paix et guerre, combattant et non combattant, front et arrière, acte noble et lâche.


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L’EXCEPTION

Ces difficultés ont une première origine, historiquement située. Le mot « terrorisme » attesté depuis 1794 désigne d’abord la terreur d’État, un ordre politique qui repose sur l’extermination physique des opposants réels ou virtuels, plus l’exhibition d’une férocité destinée à paralyser les ennemis de la Révolution. La Terreur (comme régime qui gouverne la France de Mai 1793, la chute des Girondins, à Juillet 19794, celle de Robespierre) engendre donc les « terroristes ». Ces agents la propagent dans toutes les provinces. Le « terrorisme » est leur méthode et leur but. Depuis, le sens du mot s’est retourné. Le terrorisme se retrouve maintenant du côté de la subversion ou du renversement de l’ordre. Dans l’usage contemporain, la pratique de méthodes « terribles » par les maîtres du Pouvoir se nommerait plutôt « répression féroce » ou « totalitarisme policier ». Et les « États terroristes » sont précisément ceux qui dissimulent leur vrai visage et les attributs de leur pouvoir (armée, police, ...). Ils emploient en sous-main des groupes qui commettent des attentats hors de leurs frontières ou des milices qui réduisent les opposants. Ces actions ne peuvent officiellement être attribuées à l’appareil d’État. Un vrai terroriste n’a pas d’uniforme ni ne va au bureau. Un tonton Macoute ou un tchékiste terrorisent sans être terroristes. D’où l’erreur de parler de terrorisme du Système ou de poser une équivalence entre oppression violente et terrorisme. C’est aussi éclairant que d’embrouiller la définition de la violence, avec les notions floues de violence passive, symbolique ou structurelle, jusqu’à ce que le terme devienne synonyme de mal, haine ou inégalité. L’éthique n’est pas la sémantique. Certes, la déportation, l’épuration, le massacre des opposants, les camps peuvent être moralement bien pires que certains terrorismes. Tout ce qui produit la terreur n’est pas pour autant du terrorisme.

Seconde difficulté : la désignation du terrorisme est généralement le fait du terrorisé ou du contre-terroriste. Le terroriste présumé, lui, parle résistance, régicide, riposte des opprimés, guerre sainte, juste revendication. Il fait remarquer que s’il pose des bombes, c’est faute de bombardiers comme en possèdent les États qu’il combat. Sa violence, toujours seconde, ne ferait que répondre à une terreur initiale qui justifie légitime défense ou juste vengeance. Il a souvent beau jeu de nous rappeler que nos écoles célèbrent ceux qui figuraient hier sur l’affiche rouge. Que nos occupants nommaient terroristes nos libérateurs. Que De Gaulle et Mandela étaient chefs terroristes. Que des pouvoirs avec qui l’on traite maintenant ne sont que des terrorismes récompensés par l’Histoire, comme certaines religions sont des sectes qui ont réussi.


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Le terroriste qui reconnaît tel est relativement rare : les exemples en sont ou romantiques (nihilistes à la Netchaïev) ou cyniques (Trotski théorisant l’emploi du terrorisme, exigence de la Révolution). L’organisation présumée terroriste aime plutôt se présenter comme colonne, guérilla, armée secrète ou de libération, ..., bref se référer au modèle militaire du partisan, combattant sans uniforme. Ou à celui du parti en armes, fraction ou branche combattante d’un mouvement politique. Terroriste des champs, guérillero sans territoire, terroriste des villes, émeutier un peu énergiques, sont d’accord sur un point : ils refusent ce qualificatif infamant. D’où un discours répétitif du type « le vrai terrorisme, c’est celui que nous subissons, l’oppression du peuple » ou sur le modèle « si se défendre contre cela et lutter pour la liberté est du terrorisme, alors nous sommes terroristes ». Une des caractéristiques des terroristes est d’accomplir des actes qui violent le droit positif, voire le droit des gens, mais au nom d’un droit, supérieur. Juges, témoins, et bourreaux à la fois, ils appliquent des arrêts, convaincus que leur légitimité est la seule vraie.. Un terroriste, c’est un juriste contrarié qui n’écoute guère les avocats. Voir les brigades rouges jugeant Aldo Moro avant de l’exécuter. Voir Bastien-Thierry cherchant dans le jus gentium les raisons de sa tentative de « tyrannicide » contre De Gaulle. Voir les terroristes islamiques appliquant scrupuleusement fatwas, tafkirs (anathèmes), diyya (prix du sang), djihad (guerre sainte proclamée) et fiqh (droit canon régissant l’acceptation et l’application de la mort en cas de « nécessité »). Ils ne font en cela que poursuivre une longue tradition : on sait que les arrêts de mort du « Vieux de la Montagne », chef des « assassins » d’Alamut, qui perdurèrent du XI° au XII° siècle, devaient être exécutés publiquement pour être valables. Comprenez pour valoir le Salut à leur exécutant. En arrière-plan, il y a un droit éminent : droit naturel : état de nécessité, ou légitimité de la révolte en cas de rupture du contrat social, justice distributive, responsabilité pénale individuelle des séides de la tyrannie, édit divin, droit révolutionnaire d’un ordre encore en genèse, commandement d’une autorité supérieure au-dessus du pouvoir établi illégitime,... Le terroriste châtie qui veut le réprimer et voit une sanction où nous voyons un crime. Même l’anarchiste, qui, au début du XX° siècle, jetait une bombe au hasard sur les clients du café Terminus, affirmait le principe que « Nul n’est innocent ». Et on sait qu’il se trouve des théologiens fondamentalistes pour démontrer que les femmes et les enfants que l’on tue ne sont pas si innocents que cela : les femmes en payant des impôts ou en supportant simplement l’existence d’un État sont complices de ses crimes. Les enfants ont une fâcheuses tendance à devenir un jour des adultes, ... Au nom de cette même logique de la pureté et de la culpabilité, on a vu les terroriste italiens passer des attentats contre des « fascistes », présentés comme des actes de résistance et d’autodéfense, au massacre des mous, puis des traîtres et des repentis potentiels dans leurs rangs.

Troisième difficulté : nature, intentionnalité et gravité sociale des menées terroristes sont éprouvées de manières variables suivant les époques et les cultures. Leur degré de violence et de dangerosité est jugé très différemment.


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Brûler des pneus au cours d’une manifestation, séquestrer un directeur une journée dans son bureau ou saboter une ligne de production, est-ce du terrorisme ? Pour nous, européens modernes, certainement pas : ce sont, au pire, des dérives violentes de l’action revendicative, en soi légitime. Mais en d’autres temps et d’autres lieux, cela pouvait valoir le poteau. Distribuer de la drogue ou des images pornographiques, même au nom d’une prétendue haine de l’ordre établi, est-ce du terrorisme ? Là encore nous répondons que non. Les Actes de la Conférence d’Unification de Droit Pénal publiés à Paris en 1929 étaient de l’avis contraire. Y a-t-il des actes « par nature » terroristes ? Des crimes de simple banditisme, tel un hold-up ou une prise d’otage, qui deviennent terroristes s’ils sont accomplis par des groupes organisés, visant à subvertir l’ordre social ? Peut-on être terroriste seul ? Érostrate ou Ravaillac qui n’avaient pas de complices, étaient-ils terroristes ? Ou le citoyen suisse qui a récemment abattu quatorze personnes au Parlement cantonal ? Là encore aucune réponse n’entraînera l’unanimité. Pas moyen de sortir de la trilogie : fins-moyens-acteurs. Peut-on au moins se mettre d’accord sur une date d’apparition du terrorisme ? Généralement les ouvrages sur la question datent le début du « vrai » terrorisme ou du terrorisme « moderne » des attentats des narodnystes ou populistes russes (souvent également dits avec un peu de laxisme verbal nihilistes ou anarchistes). Ils commencent en 1878 avec l’assassinat du gouverneur de Saint Pétersbourg par une révolutionnaire imprégnée des idées de Netchaïev. Donc le terrorisme qui frappa l’opinion européenne, et, littérature, inspira Dostoïevski et Camus. Mais aussi le terrorisme qui inspira des imitateurs russes et, pensa-t-on alors, français : la presse attribue souvent à l’influence des « nihiliste russes » ou du prince Kropotkine (dont le nom sonne particulièrement bien) la paternité des actions des Ravachol, Vaillant, Henry et autres poseurs de bombe de la fin du XIX° siècle. Certes, les bons auteurs, nuancent aussitôt. Ils rappellent qu’on peut trouver dans les sicaires bibliques, chez les assassins ismaéliens obéissant au vieux de la montagne d’Alamut, ou dans les attentats contre les Napoléon bien des antécédents. De fait, il y a eu des régicides, des tyrannicides (déjà théorisés par les jésuites du XVII° siècle) et des complots révolutionnaires avant 1878. Pourtant avec le terrorisme « à la russe », on a le sentiment de trouver réunis tous les éléments qui deviendront vite familiers : l’organisation, sa doctrine, son secret, ses outils de travail (la bombe et le pistolet), le rôle de la presse et de l’opinion, la contagion de l’exemple, … Le terrorisme apparaît comme la production unilatérale et planifiée par des groupes de volontaires voués à réaliser une idée unique d’événements d’un type particulier. Ce sont des actes de violence et de sens, Le terrorisme se distingue ainsi des autres formes de violence politique connues de la guerre à l’émeute. Ce sentiment de vivre une phase inaugurale est renforcé quand, après les attentats des populistes russes, se développent en Europe des attentats anarchistes, un terrorisme à la fois très ciblé, puisqu’il coûtera la vie à plusieurs chefs d’État et aveugle puisqu’il


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frappe parfois des victimes choisies au hasard, au Liceo de Barcelone, au café Terminus, un bourgeois dans la rue… Puis ce sera le terrorisme balkanique (macédonien et serbe) irlandais…. En d’autres termes se consituent il y a plus d’un siècle les modèles à l’aide desquels nous appréhendons le terrorisme : identitaire lorsqu’il cherche à chasser l’adversaire d’un territoire et qu’il tue les gens pour là où ils sont. Révolutionnaire lorsqu’il veut l’effondrement d’un système et tue les gens pour ce qu’ils sont. Terrosime indigène, terrorisme international, à ramifications ou à cibles internationales, plus, bien sûr, toutes les modèles intermédiaires. Terrorisme de radicalisation par passage de la protestation ou de l’activisme à l’action violente mais aussi terrorisme d’organisation qui imite un modèle hiérarchique militaire (en attendant, comme en Irlande, de pouvoir memer une « vraie » guerre de libération). On voit du même coup se dessiner les grands modèles de stratégie du terrorisme. Stratégie des coûts lorsqu’il s’agit d’infliger à l’adversaire (l’occupant) un dommage physique et moral si insupportable qu’il préfère renoncer et libérer le terriroire. Stratégie d’effondrement, lorsque c’est la chute du système qui est visée. Dans le premier cas il s’agit d’infliger un coût critique à l’adversaire pour le contraindre, dans le second, il s’agit d’atteindre un seul critique (celui de la révolte des masses par exemple) où il disparaîtra. Mais dans tous les cas le terrorisme s’affirme comme une action symbolique. On serait tenté d’ajouter une troisième stratégie d’expression, tant certains attentats, en particuliers des attentats de la décennie 1890 ne semblent témoigner que de la rage de désespérés et de leur besoin de la proclamer à la face de tous. Pour le dire autrement, le terrorisme moderne semble tout à la fois -

Épidémique, puisque chaque attentat s’inscrit dans une série et suscite des imitateurs, en Russie et ailleurs en Europe

-

Idéologique, voire pesamment théorisé. Jamais plus qu’en leurs débuts, les terroristes ne méritèrent le nom d’intellectuels sanglants, eux qui prennent si visiblement au sérieux théories et symboles. Des groupes fondées sur l’idée veulent tuer des idées en tuant des gens. Ils veulent aussi et surtout réaliser des idées (et non plus seulement tuer un tyran ou prendre le pouvoir). Ou plutôt une seule idée. Le groupe terroriste qui se confond avec un dessein unique est toujours en ce sens provisoire (contrairement à une armée ou un parti qui peuvent toujours se voir assigner des tâches nouvelles) : une fois son rôle joué (l’occupant parti, la Révolution déclenchée…) le groupe terroriste est sensé s’auto-dissoudre ou se fondre dans une autre forme d’organisation

-

Ambivalent, entre action et signification. Chaque élément est chargé de sens et représente plus que lui-même. Les acteurs sont là pour exprimer la vérité ignorée, la réalité du peuple encore inconscient. L’organisation révolutionnaire en est la fraction éclairée. Elle frappe une cible éclairante : la victime est l’emblème de l’autocratie comme on disait alors. L’attentat, lui, représente un manifeste, une révolte tangible, un coup de tocsin, une étincelle destinée à se propager…


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-

Instrumental : l’acte terroriste est censé ne pas se suffire en soi mais ne valoir qu’en tant qu’il impulse ou accélère un processus. Il s’agit d’aggraver la décomposition du régime et la prise de conscience des opprimés. Le terrorisme est un raccourci historique et sa phraséologie fait toujours allusion à l’éveil, à l’éteincelle, au déclenchement, à l’accélération d’un processus qui le dépasse.

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« Altruiste » le terrorisme vise des fins qui sont supérieures aux intérêts de ses membres. Souvent les terroristes, tels les Justes de Camus acceptent d’être criminels pour que la terre se couvre enfin d’innocents ».

-

D’exception suprême. Par là nous entendons que le terrorisme pose la question suprême, celle de la souveraineté. Il la conteste soit « verticalement » (il s’en prend à l’autocratie, voire au principe de tout pouvoir politique), soit « territorialement » (il veut libérer tel pays ou telle province). La souveraineté, on le sait, se caractérise par la capacité de proclamer l’état d’exception, celui ou les règles ordianires de la loi sont susprendues. Elle repose donc sur un singulier rapport entre droit et violence, que reproduit négativement le terrorisme, exception par excellence. Le terrorisme apparaît ainsi dès sa première phase d’expansion comme une violence politique, armée, asymétrique et non institutionnelle, clandestine,visant les forces morales de l’adversaire à travers ses forces matérielles et des proclamations symboliques. Et on entrevoit déjà combien la forme :terrorisme dépend autant que des croyances d’une époque, disons l’idéologie, du répertoire technique disponible : instruments de destruction et de propagation. Mais aussi d’une configuration stratégique.

L’INTERACTION TERRORISTE

De fait, il faut envisager le terrorisme comme une interaction. Comme la relation guerrière, elle suppose la distinction de l’ami et de l’ennemi et divise le monde en camps. On peut songer à la phrase de Cocteau « Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour ». De même, il n’y a pas de Terrorisme, il y a des manifestations de terrorisme. Elles consistent à faire et à dire pour faire dire et faire faire. Les manifestations du terrorismes, en actes et en paroles (donc, le plus souvent des attentats) sont sensées initier une longue série de réactions et contre-réactions, positives (le ralliement des masses) ou négatives (la réaction

Elles présentent des caractères communs :

- Des offensives visant à produire une perte dans au moins un camp. Cette perte peut se mesurer en vies humaines (de chefs, de responsables ou d’innocents), en richesses


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(volées, consumées ou versées en rançon), en concessions (amnistie, abandon d’un territoire), en perte d’organisation, de temps et d’information (attaque contre des infrastructures, des archives, cyberterrorisme, sabotage...), en perte d’alliés découragés par les risques. C’est aussi une perte de prestige ou de face : la cible du terrorisme, surtout s’il s’agit d’un État dit légitime qui est supposé maîtriser la violence sur son territoire, change de ce fait plus ou moins de statut. Et se trouve confrontée à un choix. Ou bien faire cesser les pertes moralement insupportables par un abandon, donc par une autre perte (en négociant, en se retirant d’un territoire…). Ou bien s’engager dans une montée aux extrêmes : une lutte qui risque de légitimer a posteriori le terrorisme (au moins auprès de sa « clientèle » de partisans éventuels). La perte peut être présente, différée ou sous condition, comme en cas de prise d’otage. Elle peut être indirecte, puisqu’elle peut frapper un tiers. Plus subtilement, la perte peut être celle des apparences et des prudences. Par son acte, le terroriste veut contraindre le camp adverse à révéler sa « vraie nature », voire à réprimer férocement et si possible maladroitement. Le Système honni avouera ainsi qu’il est fondé sur des rapports de force même s’ils se cachaient jusque là sous les apparences d’un ordre accepté. Ceci peut mener à des raisonnements d’une absurde complication. Ainsi a-t-on accusé l’extrême droite italienne d’avoir provoqué des attentats pour révéler la nature faible et laxiste de l’État. Le but aurait été de l’obliger à se durcir en réprimant des « subversifs » potentiels. Mais le raisonnement inverse a à peu près autant de sens. La perte adverse peut parfois exiger celle du terroriste. Ainsi le martyr qui est son propre medium. Il est vrai que c’est un investissement en vue d’un gain supérieur : le Paradis pour le terroriste s’il est croyant, un gain de réputation et de partisans pour la cause. Le Témoignage en acte d’un des siens lui vaudra un gain de visibilité et poids de « l’argumentation » terroriste en sera renforcé.

-Ces actes n’ont pas leur finalité en eux-mêmes. Ils s’inscrivent une continuité des desseins. « Un » acte terroriste sans suite, ne serait pas plus terroriste qu’une bataille ne ferait une guerre. Il y faut la promesse d’un renouvellement (jusqu’à la victoire), une menace, un avertissement, une projection vers l’avenir. En ce sens, les « séries » terroristes sont à la fois économiques et stratégiques. Il s’agit de gérer des ressources pour produire une plus-value (publicitaire par exemple), mais aussi de diriger l’emploi de forces, dans une dialectique contre des forces et intelligences adverses et en vue de la victoire (ce qui est peu ou prou la définition de la stratégie).. De même qu’il y a des guerres à objectifs limités et des guerres totales, la revendication terroriste peut être restreinte (voire négociable) ou absolue. Le terrorisme peut tenter d’infliger un dommage, essentiellement moral à l’adversaire jusqu’à ce qu’il estime moins « coûteux » de quitter un territoire ou de céder à une demande. Mais ce n’est pas la même chose que de vouloir le faire disparaître de la surface de la Terre (ce serait, semble-t-il le cas des attentats contre les twin towers). La demande absolue suppose un affrontement absolu. Ou plutôt, le terrorisme sans limite suppose une lutte sans fin et sans victoire, un concept dont les stratèges américains commencent à réaliser les implications. Il importe donc à l’adversaire du


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terroriste de savoir s’il joue à un jeu « à somme non nulle ». Dans ce cas, les « gains » des adversaires ne sont pas équivalents aux pertes de l’autre : ils peuvent avoir des intérêts communs (par exemple éviter un chaos où tout le monde perdrait, donc limiter l’affrontement ; il peut y avoir des risques tels qu’ils soient supérieurs à la finalité du terroriste). S’il s’agit d’un jeu à « somme nulle », reste à vaincre ou mourir.

- La manifestation terroriste doit pourtant rester rare et surprenante. Un attentat, c’est une information. Trop d’information tue l’information. Mille attentats, cela devient une guerre ou une routine. L’attentat est apparenté à la catastrophe : effondrement brusque du cours ordinaire des choses, suivi d’une période de réparation ou de retour à la normale. Mais une catastrophe régulière, c’est une contradiction dans les termes.

- Corollairement, ces actions sont théorisées. Il existe des violences, des résistances ou des révoltes spontanées. Mais le terrorisme suppose un plan (même s’il a le statut de pis-aller ou de mal nécessaire au yeux de ses auteurs). Donc méthode, donc groupes structurés. Certains sont proches de la secte ou de la société secrète, comme le montrent leurs serments et méthodes de dissimulation, leurs lois internes ou leurs rites d’initiation. D’où le paradoxe des organisations terroristes : elles sont à la fois secrète et publicitaires. Secret dans sa préparation pour garantir la surprise ou l’impunité, secret parfois dans sa revendication ou dissimulation des objectifs réels (pour créer plus de confusion chez l’ennemi). Mais, l’acte terroriste vise aussi à la propagation : propagation exemplaire d’initiatives similaires, propagation du désordre chez l’adversaire, mais surtout propagation et proclamation d’une « nouvelle ». Car le terrorisme n’est pas seulement un « cri », exprimant révolte ou désespoir, il attend un écho. Tel l’inconscient selon Lacan, il est articulé comme un langage. Il dit et il fait dire. Il revendique son acte porteur d’une riche signification et revendique une réponse de l’adversaire, de l’opinion, des neutres ou du genre humain en général.

ASYMETRIE

Les manifestations terroristes constituent une relation d’asymétrie. Asymétrie des forces : c’est un rapport du faible au fort. Même si le faible en apparence peut avoir derrière lui tout un État, une internationale ou des réseaux mondiaux. Asymétrie de l’information : le terroriste est clandestin. Son adversaire est visible et cherche à interpréter l’action terroriste sur la base de connaissances imparfaites. Le


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terrorisme est un facteur d’entropie, pour autant que ses finalités sont de créer un « climat » ou un désordre. Dans le contexte de l’après 11 septembre, cette asymétrie informationnelle prend un relief particulier. L’hyperpuissance se préparait pour une " guerre de l’information " (infowar en Pentagonien) propre et politiquement correcte, gérée par ordinateurs et satellites. Les stratèges développaient l’utopie de la dominance informationnelle totale. La guerre deviendrait cool et séduisante. Les spin doctors qui présentent les opérations militaro-humanitaires comme des promotions publicitaires étaient là pour cela. Pas de cadavres visibles, de bons réfugiés, de belles images, résultat : zéro dommage cathodique collatéral. Or, à l’évidence, c’est une tout autre « guerre de l’information » qu’a menée al Qaïda : sidération du village global par la force des images symboliques en live planétaire, contagion de la panique boursière via les réseaux informatiques (terrorisme en réseaux contre société en réseaux), utilisation des moyens techniques adverses pour obtenir un répercussion maximale. Que l’on prenne le mot information en chacun de ses sens (des données, des messages ou nouvelles, des connaissances intellectuelles, voire des programmes au sens informatique), qu’il s’agisse de croyance ou de savoirs, il y a visiblement deux stratégies opposées. Dont une de retournement. Asymétrie des statuts : un des acteurs est illégal, l’autre officiel. L’un parle au nom de l’État, l’autre au nom du peuple, l’un se réclame de la Démocratie, l’autre de Dieu. Il ne peut y avoir de terrorisme entre égaux ou semblables. Asymétrie des territoires : l’un cherche à être partout ou nulle part pour frapper « où il veut, quand il veut », l’autre prétend contrôler une zone où s’exerce son autorité. Le second cherche à identifier politiquement, à repérer topologiquement et à faire taire pratiquement son adversaire. L’autre cherche à se manifester à son gré, parfois sans souci de frontières ou de proximité géographique. Soit dit en passant, c’est peutêtre ce rapport au territoire qui distingue le terrorisme de la guérilla. La guérilla emploie des armes et cherche à désorienter et paniquer des forces militaires supérieures, tout en ralliant des partisans. Mais souvent terrienne et enracinée, elle a pour but de conquérir ou de libérer des zones ou provinces. Asymétrie du temps : l’un se projette dans le futur, l’autre cherche le maintien de l’état présent. Le terroriste est l’homme de l’urgence ; il profite souvent de la vitesse du transport ou de l’immédiateté de l’information pour amplifier les effets de l’acte. Le contre-terroriste est lent, pataud, condamné à l’après-coup, à la reconstitution après la catastrophe. Asymétrie des objectifs : le terroriste attend quelque chose de son adversaire, mais celui-ci espère que le terroriste cessera de l’être, éliminé ou satisfait. L’un escompte des gains et veut changer l’ordre du monde, l’autre lutte pour le maintenir ou simplement pour perdurer. D’où la question des objectifs réels de certaines formes de terrorisme. En quoi consisterait leur « victoire » politique et la recherchent-ils vraiment ? Ou se pourrait-il qu’un terrorisme ne prétende être qu’un témoignage ? Asymétrie des moyens. Ce dernier point semble évident : l’un a l’armée, la police, l’autre se cache, ... Cette dernière asymétrie implique pourtant ceci : le terroriste peut s’approprier ou retourner les moyens techniques (souvent publics) de l’autre, sans que l’inverse soit vrai. Un combattant de la foi peut apprendre à piloter un avion ou à fabriquer une bombe atomique artisanale. Il peut saisir le défaut d’un logiciel ou d’un système de contrôle : le réseau de surveillance adverse ne vaudra que ce que vaudra


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son maillon le plus faible. Un terroriste peut s’en prendre aux moyens de communication. Il peut produire une image télévisée qui provoquera un effet de sidération maximale et gérer son planning attentats comme un planning média. Il peut profiter de l’effet de contagion des paniques numériques « en temps réel ». Il peut s’en prendre aux nœuds d’échange (gares, aéroports, Bourses) parce qu’il a compris la logique d’une société basée sur l’échange et les flux. Mais pour autant le terrorisé n’acquiert ni connaissance, ni moyen de rétorsion sur le terroriste. Aucune réversibilité dans ce sens-là. De ces points de vue, on peut parler d’un déséquilibre terroriste (qui, ironiquement, succède à l’équilibre de la Terreur). Ce déséquilibre ne peut s’expliquer que très mal par des motifs de violence (frustrations, animosités, situations intolérables...) et plus mal encore par une quelconque logique du sacrifice. Dans la mesure où le terrorisme est un langage, il renvoie aux conditions d’une efficacité symbolique en une certaine époque. Et il serait tout aussi justifié de le caractériser par ses armes (le poignard, le pistolet, la bombe, le camion ou l’avion suicide) que par ses médias (le journal, la télévision voire la mondovision, la cassette, le réseau cybernétique…)

LE STRATÉGIQUE ET LE SYMBOLIQUE Le terrorisme, modèle stratégique, applique au mieux les principes de primauté de l’offensive, d’économie et de concentration des forces, de dispersion de l’adversaire et d’augmentation de son incertitude, d’action sur les points, produisant un effet d’amplification, ... Nombre de notions stratégiques classiques s’appliquent, comme celle de montée aux extrêmes : sauf « friction » du réel qui contraire ses desseins, le terrorisme est condamné à l’escalade des moyens et des initiatives. Mais les effets des initiatives stratégiques terroristes ne se mesurent ni en rééquilibrage de forces ni en conquête de territoire (donc en ni en liberté d’action pour soi ni en capacité de contrainte de l’autre, comme pour une armée «classique »). Contrairement à une « vraie » guerre ou à un « vrai » crime, il est souvent difficile de mesurer les objectifs réels (l’objet du différend) ou les gains réalisés par les acteurs du terrorisme. En effet, gains et objectifs se mesurent en termes d’information autant que de destruction. Sauf exceptions comme celle des attentats du 11 Septembre, le nombre des victimes du terrorisme est modeste, si on le mesure, une fois encore, à l’aune d’une « vraie » guerre, d’une « vraie » répression ou d’une « vraie » révolution. Mais l’effet psychologique, médiatique ou idéologique peut être immense. C’est que le terrorisme joue toujours sur deux plans. Il y a les éléments visibles : le terroriste, l’otage, la bombe, son cratère, les cadavres, la rançon, ... Mais chacun de ses éléments signifie plus que lui-même et correspond à une économie supérieure du prestige, du salut, de la reconnaissance, de l’humiliation. Par là le différend entre les deux camps prend une autre dimension. Le terrorisme est aussi bien un modèle symbolique que médiologique : un maximum d’efficacité, compte tenu des moyens de transmission. Ceux-ci se perfectionnent parallèlement : on passe du poignard au Boeing, du libelle au live planétaire. Le terrorisme mobilise des moyens de dévastation et de perturbation pour attenter à…


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(ici chacun complétera : à la vie et à la propriété, au droit des gens, à la domination du Système, à la tyrannie, ...). Il emploie aussi des moyens d’amplification et de communication pour propager. Là aussi à chacun de compléter : propager la peur et le désordre, un sentiment de solidarité, la radicalisation des rapports de force, ses thèses et revendications, … Le dommage se redouble d’un message, lui-même à plusieurs étages : - C’est un témoignage. L’acte terroriste « révèle ». Il exprime l’existence, les demandes ou revendications, la conviction d’une communauté en armes et qui se dit représentative, l’injustice éprouvée par un peuple ou un groupe, leur combativité, ... Comme la guerre, le terrorisme est un discours pour l’histoire. Souvent, il se veut pédagogique : il doit, soit directement, soit indirectement via les jeux de répression et de solidarité qu’il suscitera, provoquer une « prise de conscience ». Ce peut être celle des exploités ou celle des relations nécessairement hostiles qui doivent exister entre deux communautés. L’acte opère aussi une polarisation, une simplification qui oblige à se déclarer ami ou ennemi, ou pour eux ou pour nous. Dans le même temps, le terrorisme souvent délocalisé, capable de se manifester loin du territoire où se déroule le conflit « principal », cherche à impliquer : il prend littéralement à témoin l’opinion, les neutres, le concert des nations. Dans tous les cas, après l’acte terroriste, plus personne ne pourra prétendre ignorer. Les acteurs n’éprouveront plus de la même manière leur positions historique. Le terrorisme est une guerre du Paraître, voire une guerre pour paraître. Combien de terroristes luttent pour « être reconnus » ? C’est un outrage. Ce langage contre transforme celui à qui il est adressé : il en atteint le prestige symbolique, il en révèle les fragilités ou les contradictions. Le terrorisme le défie et le met en demeure. Il lui pose une énigme (comment interpréter l’acte terroriste, identifier les auteurs…). La transgression est renforcée par la théâtralisation de l’action. Et par le caractère de la victime : symbolique par sa puissance et sa responsabilité, symbolique par son anonymat même, symbolique par son étalage de puissance. C’est un marchandage. Entre abolition et négociation, un peu nihiliste, un peu boutiquier, le terroriste cherche toujours un gain. Il parle au conditionnel : si vous me donnez tel avantage, si vous libérez untel, si vous cédez sur tel point, j’adoucirai votre peine. Si vous me reconnaissez, vous y gagnerez. Si ceci, alors cela. Mais ce marchandage est plein de pièges puisqu’on ne peut être assuré ni de la promesse ni du promettant. Ni que les termes de l’échange soient ceux que l’on croit :ainsi le terroriste peut échanger son sacrifice contre le Paradis, sans que le terrorisé y comprenne quoi que ce soit. À son ennemi, le « discours » terroriste est une énigme : émane-t-il bien de celui qu’on dit ? Derrière le message apparent, y a-til un message caché (par exemple une revendication, comme la libération d’un prisonnier ou un accord de non agression, qui n’apparaîtra pas dans un communiqué) ? Ou encore telle revendication est-elle l’objectif réel ou principal ou une demande tactique pour provoquer des dissensions ou activer des solidarités via une stratégie indirecte (voir Ben Laden mettant, suivant les moments, plus ou moins « haut » dans la liste de ses revendications la libération de la Palestine) ?


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Les actes terroristes peuvent ainsi se classer sur une double échelle. Échelle de destruction. Elle va de la violence la plus précise (un tyrannicide qui apparente le terrorisme aux complots et conspirations) à la plus générale (des opérations terroristes, inscrites dans une longue lutte collective peuvent ne plus se distinguer de la guérilla ou de la guerre de partisans). Échelle de propagation. Le message terroriste peut ainsi avoir une valeur de proclamation, de la plus vaste destinée à éveiller le genre humain (il se rapproche alors de la propagande en acte chère aux anarchistes) jusqu’à une valeur de négociation (plus cynique, il peut parfois toucher au chantage, au racket, à l’opération de service secret). Il se pourrait aussi qu’il ait une valeur d’expiation, sans doute intermédiaire entre l’action et la publication : la compensation du sang versé, l’humiliation symbolique du puissant, la punition ostentatoire, tiennent ainsi une grande part dans le discours de Ben Laden, pour reprendre le même exemple. Résumons : - Le terrorisme (si tant est, au final, qu'un tel animal existe) suppose une casuistique. Le terroriste veut justifier en conscience, par un droit, une violence que son adversaire tente de criminaliser et de rabaisser. - Le terrorisme a une rhétorique, qui tente de convaincre et son adversaire (qu’il a perdu, que sa cause est injuste...) et son propre camp (de son identité, que la victoire est proche, qu’il faut être unis…).Elle a un contenu que l’autre doir réfuter comme mensonger ; - Le terrorisme s’apparente parfois à un ésotérisme, voire à un comportement de secte, puisqu’il vit du secret. Ses ennemis, eux, prétendent toujours le démasquer. - Le terrorisme a une topologie : celle des réseaux. Ils dépendent à la fois de leur capacité de fonctionner malgré les tentatives d’interruption, et d’un environnement favorable (un sanctuaire par exemple). Contre lui, le contre-terrorisme cherche le contrôle du territoire. - Le terrorisme a une économie : il gère des ressources rares et tente de produire des plus-values considérables (plus-value publicitaire de l’action à moindres frais par exemple, ou encore gain dans la négociation). C’est cet enchaînement que tentent de freiner ses adversaires. - Le terrorisme ressort, on l’a assez dit, au symbolique. Il procède à une «escalade » puisqu’il prétend élargir la signification de ses cibles ou de ses demandes jusqu’à en faire des principes historiques, religieux, métaphysiques : la Tyrannie, le Mal, la Révolution... Dans le camp d’en face, on tente, au contraire, de rabaisser le terrorisme, notamment de le ramener à sa composante criminelle. - Le terrorisme est stratégique. Il suppose au total une stratégie de perturbation (qui vise à paralyser la volonté ou la capacité adverse) plus que de destruction ou de conquête. Cette stratégie impliquerait dans certains cas le concept paradoxal de « non victoire » (à supposer que son but soit uniquement d’affirmation identitaire ou de vengeance symbolique) Face à cela, il ne reste plus à son ennemi qu’à élaborer une stratégie d’annulation.


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2001 Sept médias, sept péchés capitaux de la stratégie occidentale Un texte écrit en 2001

Pourquoi la société de communication est-elle si désarmée face au jihadisme!? - La surveillance ne permet ni l’anticipation, ni la décision. Pourquoi Big Brother est-il un gros nul!? Pourquoi dépense-t-il des milliards de dollars pour des satellites et des logiciels de surveillance qui menacent les libertés publiques sans pouvoir arrêter dix-neuf terroristes armés de couteaux!? - Le marketing de la guerre est inefficace. De croisade en justice infinie, de dommages collatéraux en images mal contrôlées, la machine grippe. Elle échoue a vaincre l’anti-américanisme, mais aussi le scepticisme et l’auto intoxication par la panique. - La communauté résiste à la globalisation. L’Oumma islamique semble imperméable à la force de persuasion de notre discours. Catastrophe!: on peut utiliser les mêmes ordinateurs sans croire aux mêmes valeurs, la culture n’est pas soluble dans la technique!! - Le cathodique n’est pas universel. Al Qaeda, médaille d’or de judo-TV retourne contre nous la fascination des écrans. Du film catastrophe à la cassette-surprise, il maîtrise tous les genres. Nous avions l’habitude de voir les guerres avec nos caméras, nos satellites, nos missiles et nos morts sélectionnés. Bizarre de passer de l’autre côté de l’objectif!! -!!! À société en réseaux, terrorisme en réseaux. Dans une économie immatérielle, dans un monde du temps réel, la peur se répand comme un virus informatique et les multinationales de la Terreur ont compris les principes du cybermanagement. Les croyances les plus archaïques commandent les outils les plus modernes. Et restaurent l’autorité de l’écrit par excellence!: le Coran qui autorise, commande et justifie.. -!!! Les icônes n’ont pas perdu leur pouvoir. Ben Laden magnifié, stylisé, étale sa barbe de prophète et nous écrase de l’autorité du symbole. Son visage de déjà martyr donne un coup de vieux à nos beaux tee-shirts Che Guevara. -!!! La force du verbe persiste. Émerveillés par notre prétendue civilisation de la communication, nous avions oublié la puissance du Livre. Un texte d’il y a quatorze siècles suscite davantage de croyance que l’utopie des quatre M!: Marché, Mondialisation, Média, Morale. Au total, c’est la force du symbolique que nous redécouvrons. Pour les djihadiste toute réalité apparente renvoie à une réalité spirituelle!: le mouhadjidine ne meurt pas, il est martyr. Il ne tente pas de libérer l’Irak, il le rend à son statut séculaire de terre sacrée. Il ne tue pas des Américains, mais des Croisés. Il n’égorge pas un otage, il exécute une sentence. Il ne vit pas à notre époque, mais dans le deuil du temps mythique du califat…. Pour vaincre des symboles, il faut un peu plus que des armes et des images.


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TERRORISMES VIOLENCE ET PROPAGANDE Gallimard, coll. Découvertes, Septembre 2011 Tuer pour l'idée, répandre l'idée... Les milliers d'attentats commis chaque année sous toutes les latitudes montrent la permanence d"une violence politique et symbolique née vers 1880 dans la Russie tsariste.# Depuis, des centaines de groupes ont pratiqué la lutte armée clandestine au nom de leur idéologie : nihilisme ou anarchisme, indépendantisme ou anticolonialisme, réaction ou révolution mondiale, peurs apocalyptiques ou jihad planétaire. IRA, ETA, bande à Baader, Action directe, Brigades rouges, groupes palestiniens, Tigres tamouls, FARC ou Al-Qaïda marquent leur époque. François-Bernard Huyghe décrypte leurs méthodes, leurs modes d"action, leurs discours et pose la question : y a t-il une fin au terrorisme ?

Chapitre 1 Tuer pour l'idée Répandu à partir du XIX° siècle, le terrorisme est une méthode de combat qui met la violence au service de l'idéologie, qu'elle soit anarchiste, nationaliste, révolutionnaire, jihadiste, etc$ et qui justifie le crime par l'idéal. Chapitre 2 Modes d'action Tout groupe armé clandestin, quelle que soit sa couleur politique, doit résoudre des contraintes pratiques et inventer des stratégies pour mener la « guerre du pauvre » : survivre, s'armer,se cacher% Chapitres 3 Discours Le groupe terroriste a besoin de s'exprimer, donc de médias et de tribunes, pour revendiquer, convaincre ou provoquer. À l'époque de la rotative comme à l'ère numérique, le terrorisme reste une propagande par le fait. Chapitre 4 : Une fin au terrorisme Comment finit un groupe terroriste ? Vainqueur aux yeux de l'Histoire ? Écrasé militairement, arrêté par la police ? Converti ou découragé ? À moins qu'il ne se rallie à l'action politique classique

Docteur d'État en Sciences Politiques et habilité à diriger des recherches, FB Huyghe, chercheur à l'Iris, enseigne la stratégie de l"information notamment sur le campus virtuel de l"Université de Limoges et au CELSA Paris IV Sorbonne. Il mène des recherches en médiologie parallèlement à une activité de consultant. C'est aussi un blogueur influent (http://huyghe.fr). Il est l'auteur de nombreux ouvrages dont, sur les questions stratégiques, "L"ennemi à l"ère numérique" (P.U.F), le livre électronique "Ecran/ ennemi", et "Quatrième guerre Mondiale" (Rocher) et a dirigé des numéros de revue : Panoramiques : "L"information c"est la guerre", Cahiers de médiologie "La scène terroriste"(2002).Dernier ouvrage sur ces questions : "Les terroristes disent toujours ce qu'ils vont faire" avec A. Bauer (PUF 2010)


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Domaines de recherche : stratégies de l’information, décryptage des médias, intelligence économique et stratégique, médiologie, polémologie mais aussi critique des idées contemporaines, routes de rencontres des civilisations et des imaginaires (route de la soie, route des épices...) •

Ses ouvrages :

Terrorismes Violence et propagande (Gallimard Découvertes 2011)

François-Bernard Huyghe, docteur d’État en sciences politiques et Habilité à Diriger des Recherches (infocom)

Avec A. Bauer : Les terroristes disent toujours ce qu'ils vont faire •

Maîtres du faire croire (Vuibert 2008)

Comprendre le pouvoir stratégique des médias (Eyrolles 2005) Quatrième guerre mondiale (Rocher 2004) Écran/Ennemi (00hOO.com 2002) L’ennemi à l’ère numérique (PUF 2001)

Enseignement : Iris/Ipris Campus virtuel, Université de Limoges École de guerre économique Celsa Paris IV Sorbonne Hautes Études Internationales DRMCC, ENA, Polytechnique... Chercheur et consultant Médiologue, revue Médium

L’information, c’est la guerre (Corlet 2001)

Chercheur à l’IRIS; y dirige l'Observatoire géostratégique de l'information

Les experts (Plon 1996)

au comité scientifique du CSFRS

La langue de coton (R. Laffont 1991)

dirige Huyghe Infostratégie Sarl, société de conseil et formation en communication d’influence, infostratégie, intelligence économique...

La soft-idéologie (R. Laffont 1987) Avec Edith Huyghe, il a écrit : La route de la soie, La route des tapis, Histoire des secrets, Images du monde, Les coureurs d'épices...!!

Anime le site http://huyghe.fr Twitter : @huyghefb


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