Lunettes de Style

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(alban éditions)

CLM Éditeurs





« Les lunettes peuvent être essentielles à certains visages qui prennent ainsi tout leur sens, leur style et leur beauté, grâce à ce seul artifice. » ̶ Pierre Cardin ̶


© JF Rey


Sébastien Coste Postface Alain Mikli

Ouvrage publié avec le concours du SILMO-Paris et de Lunettes de France. © 2008 CLM Éditeurs • Tous droits réservés. ISBN : 9782911751639


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Lunettes Vanessa & Mehdi (Studio Mikli)

LUNETTES DE STYLE


Astrid VITOLS Journaliste et consultante spécialisée dans les tendances et la beauté

Préface Pourquoi les lunettes, optiques ou solaires, suscitentelles autant de perceptions, de projections et d émotions, parfois paradoxales ? Pourquoi ce petit objet inspire-t-il autant notre imaginaire pour attirer le regard des autres, séduire, se prendre pour une star ou un héros, vouloir être fashion ou vintage ou changer notre vision du monde ? Quels domaines les lunettes n ont-elles pas encore explorés en terme de créativité ? Qu en est-il de leur rapport à la beauté et au bien-être ? Autant d interrogations suivies ici de propositions concrètes pour booster la réflexion.

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Montre-moi ta monture, je te dirai ta tribu

© Guerlain

Quand je publiai en 1994 le Dictionnaire des lunettes. Historique et Symbolique d un objet culturel (Bonneton), je constatai la fascination des lecteurs à l égard de la symbolique de l objet, ce qui touche à l inconscient, au caché et au dévoilé, à sa fonction d attribut sexuel et de séduction. Aujourd hui, l auteur du présent ouvrage a encore beaucoup à dire sur ce petit objet faussement anodin qui accompagne notre quotidien. Étroitement liées au corps, au mental (accès à la connaissance), à l émotionnel et à l affectif, les lunettes reflètent de façon remarquable les évolutions des modes de vie de notre société, ses nouveaux codes et schémas de fonctionnement. Support sociologique, elles désignent et identifient les nouvelles « tribus » apparues ces trois dernières décennies. À titre d exemple, l émergence des sports de glisse et d extrême dans les années 80 a engendré la création de lunettes aérodynamiques fusionnant avec le visage. Telles des ondes miroitantes plaquées sur les yeux, elles suggèrent la vitesse, la performance, la protection maximale, la séduction. Un look de Formule 1 (transposé sur la neige et l eau) viril et puissant, dynamique et futuriste qui, à l évidence, a aussitôt attiré les hommes et les jeunes aimant flirter avec le risque et la border line. Une lame de fond qui perdure aujourd hui. Autre phénomène

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LUNETTES DE STYLE

© Exalto-Oxibis

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actuel, celui du port massif des lunettes de forme rectangulaire par les trentenaires, hommes ou femmes. Inspiré de celles d Arthur Miller, stéréotype de l intellectuel et écrivain américain marié à Marilyn Monroe, ce modèle veut suggérer un individu intello, bobo, branché. Flatteur et narcissique, il exploite l origine, le fondement même des lunettes : leur relation aux livres et au savoir. Autre tendance, les lunettes high tech font écho à l omniprésence des technologies dans notre société. Dans le sillage du concept less is more prôné par le designer Philippe Starck pour Alain Mikli, dédié à la légèreté, au minimal, au nomade et au fusionnel, les lunettes du futur se veulent multimédia et se rapprochent de la panoplie de l agent secret. Demain, incarner James Bond sera un jeu d enfant avec des lunettes noires intégrant images, sons (Oakley et son MP3 sont déjà sur la voie), téléphonie, internet, vidéo, caméra. L allure eye tech fait déjà craquer les hommes, toujours sous l emprise de l image du héros surpuissant, dans un monde où ils se sentent en réalité de plus en plus stressés et fragilisés. Les fantasmes projetés sur les mythiques lunettes noires dans le 7e Art conservent toute leur force. En revanche, celles et ceux qui les portent sont plus difficiles à cerner dans leur rôle. Tantôt héros tantôt salaud, tantôt vamp tantôt ingénue, les repères sont plus flous, les identités s entrecroisent ou même s inversent. Chacun sait aujourd hui qu on porte souvent des lunettes noires pour « se la jouer » ou « jouer la star », autrement dit pour s inventer une identité fictive de star, exprimer le désir d être célèbre, reconnu. À l inverse des vraies célébrités qui cherchent à échapper au regard prédateur des paparazzi, beaucoup d individus en manque d identité empruntent cet attribut aussi emblématique qu accessible des acteurs, car gorgé de sex-appeal, de charme et de glamour. Il s agit toujours d une histoire d accessoire a priori investi d une charge symbolique de gloire et de prestige. Reste que dans le 7e Art, véritable écrin d expression des lunettes, celles-ci sont aussi des étoiles et jouent un rôle essentiel dans de nombreux films-culte. Qu il s agisse de Men in Black, SuperMan, Batman, Harry Potter, Dare Devil ou Matrix, les héros sont mes chouchous car les films qui les mettent en scène sont, à l égard des lunettes, un régal artistique et métaphysique. À l image de la vie, elles mettent en exergue nos projections mentales et les pièges que celles-ci peuvent nous tendre. Sous une forme métaphorique, les verres miroitants reflètent des scènes à forte intensité dramatique, des meurtres, des peurs, des rêves, des angoisses. Qu est-ce qui est réel et qu est-ce qui relève de l illusion et du simulacre (Matrix) ? Peut-on mener une vie double, myope le jour et surpuissant la nuit (Superman, Batman) ? Pourquoi la perte du sens de la vue peut-elle octroyer à l inverse des capacités surhumaines extraordinaires (Dare Devil) ? Le héros a t-il le droit de se faire justicier et de tuer lui aussi ? De manière subtile, les lunettes servent à poser des questions d ordre existentiel et moral, entre comportement inconscient et


prise de conscience. Servi par un casting de choix (Ben Affleck émouvant, Colin Farrell déjanté, Michael Clarke Ducan le Caïd noir et Jennifer Garner en Elektra), Dare Devil est particulièrement réussi sur le plan esthétique avec un nombre inouï de jeux de reflets et de miroir, et un scénario suscitant la réflexion sur la nature humaine et ses épreuves à surmonter : la colère, l enfermement induit par le désir de vengeance, la peur, la solitude, l aveugle surdoué métamorphosé en héros, la perte, la névrose, le passage vers la liberté intérieure. Le cinéma et les lunettes : une relation entre apparences et vérité, illusion et réalité.

Glam Eyes Où en sont les lunettes aujourd hui sur le plan créatif ? De mon point de vue de femme et de professionnelle ancrée dans la prospective et la transversalité, je perçois l énorme potentiel de ce petit objet passionnant. Côté licences et marques de luxe, toujours des lunettes-masque, l alternance des tendances 60 s, 70 s et 80 s, du strass, du vintage. Côté fabricants en général, l innovation se situe assurément du côté technologique, mais la créativité ne doit pas seulement rimer avec couleur. Des couleurs franches, primaires, aujourd hui souvent bichromes mais pas toujours valorisantes pour le teint des femmes. Les lunettes ne doivent pas être un objet posé sur le nez, déconnecté du reste du visage et de la silhouette. On dit que les lunettes se rapprochent de la mode. À vrai dire, à petit pas. Les femmes attendent encore de pouvoir assortir et mixer à volonté sacs, chaussures, lunettes, foulards, gants, montres et bijoux. Or, elles adorent ça, pour s amuser et se métamorphoser au gré de leur garde-robe, de leur humeur et de la saison. Coco Chanel inventa dans les années 20 les bijoux fantaisie, modulables, amovibles, interchangeables, en un mot multi-fonctionnels. Un concept moderne que le secteur joaillerie réactualise car notre société est pertinemment nomade et mobile. Les vrais partenariats entre fabricants de lunettes et créateurs de mode de tous styles sont encore à inventer. Par ailleurs, je pense que les fabricants de lunettes devraient porter une attention toute particulière au secteur des cosmétiques, notamment aux collections de maquillage. Une mine d or en terme d inspiration quant à la palette infinie de ses teintes, de ses effets, de ses textures. Fards irisés, moirés, mordorés, métallisés, teints poudrés, nacrés, veloutés, feutrés, lèvres glossy, scintillantes, iridescentes, sanguines, ardentes, etc. Le maquillage est un voyage au pays de la femme, celui de son intimité, de sa peau, de ce qui l embellit, dans un esprit ludique et magique qui la transforme selon ses envies. Quelques exemples... Pour le soir, packaging noir incrusté d un motif dentelle champagne rosé de Givenchy, palette pour visage Black Gem en cristal noir et reflets de pierres précieuses de Giorgio Armani, fard à sequins étincelants anthracite, argent et or Lumière d Artifices de Chanel, ligne

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© Lunettes Beausoleil

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Backstage au look Smoky Eyes pour Black Ostentation ou métallique pour Metal Luminescence de Christian Dior. Pour le jour et l été, le partenariat entre Guerlain et la maison de couture Emilio Pucci pour une collection maquillage en édition limitée (Été 2007) est à souligner pour sa réussite éclatante. Le talent des deux grandes maisons est d avoir su parfaitement conjuguer textiles de mode et textures make-up, couleurs estivales et accessoires de beauté (trousse, étui), sous le signe de la féminité et de l élégance extrême. Une alliance parfaite entre mode, beauté et glamour. On rêve alors de la paire de lunettes, du sac et de la paire de chaussures assortis pour une silhouette Dolce Vita très chic. Chaque marque de beauté a ses codes, ses spécificités et son propre talent en matière d innovation. La recherche de la lumière et de l éclat de la peau est l obsession des marques de cosmétiques, credo que l on retrouve jusque dans les packaging gorgés de luminosité grâce à l iridescence (Guerlain avec ses lignes de soins Super Aqua Serum et Secret de Pureté, Shiseido avec White Lucency), ou l effet titanium très futuriste (gammes de soin Shiseido et Helena Rubinstein). Imaginons de tels effets de matières suggérant le luxe, le précieux, le glamour quasi joaillier pour des montures de lunettes. L étui attend aussi son éveil créatif, écrin de sac qui n aspire qu à devenir un objet de désir et d identité tel un bijou make-up à exhiber pour sa beauté (voir Yves Saint Laurent et Dior), comme un flacon de parfum, un portable Vertu ou un iPod customisé. L étui à lunettes, un vrai accessoire mode et beauté à imaginer. Les concepteurs et stylistes de lunettes devraient porter leur regard sur le monde des paupières, du teint et des lèvres, avec lequel les lunettes sont intimement liées au côté féminin. Il leur faut s inspirer de l univers cosmétique pour inventer avec lui des lunettes et des accessoires « Objets de beauté ». Quel que soit son domaine d activité, il faut regarder ailleurs pour emprunter des chemins de traverse et découvrir d autres concepts. Il y aurait aussi beaucoup à dire quant au potentiel entre lunettes et alimentaire ̶ avec une pâtisserie en pleine révolution esthétique ̶ qui pourrait inspirer des boutiques et des vitrines plus attirantes, savoureuses dès le premier regard. Car tel est l enjeu : étonner, intriguer, séduire. Comme dans tout secteur, chaque marque de lunettes a sa propre histoire, ses signes distinctifs, avec un patrimoine souvent riche, à réinterpréter selon une vision contemporaine adaptée. Demain, la technologie sera bien sûr l un des pivots essentiels de l évolution des lunettes mais elle n aura vraiment de sens et d utilité qu alliée à une puissante créativité en aval. C est aussi cela le défi français. Le potentiel de ce petit objet est aussi fantastique que passionnant. Il faut envisager les lunettes dans leur globalité, tel un univers à inventer pour les femmes, les hommes, les différents moments de la vie, dans un esprit lifestyle, à l image des multiples modes de vie de la société à l échelle planétaire. Et regarder ailleurs, c est déjà le début du voyage...


© X-IDE

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1ère PARTIE

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Le regard réinventé

Q © François Pinton

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LE REGARD RÉINVENTÉ

uoi de plus séduisant qu un regard ? Sublimés par la transparence parfaite de verres invisibles ultra minces, illuminés par des montures bien dessinées, les yeux affirment toutes les différentes dimensions de la rencontre. Subtil échange où l émotion n est jamais bien loin. Car la vision, c est avant tout la vie qui va avec. Lunettes pour voir, lunettes pour être vu : l objet « lunettes » est entré de plein droit dans les codes actuels de la séduction. Dans le cercle fermé de ces accessoires à bonheur partagé qui pimentent notre quotidien et réinventent nos petits rituels de l intime. Par leurs audaces graphiques et leurs lignes high-tech, mais aussi par la sensualité nouvelle de leurs couleurs, de leurs matières, les lunettes rehaussent la beauté naturelle des yeux, affirment une personnalité, constituant ainsi une signature chaque fois singulière. Porter des lunettes avec élégance, c est accepter d emblée d attirer le regard sur son regard. Sur ses yeux, bien sûr ; mais au-delà, sur ses émotions ̶ sur son être même. C est assumer cette communication directe avec autrui. Un gage d authenticité, d ouverture à l autre.


© Face à Face

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LE REGARD RÉINVENTÉ


© Henry Jullien

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Car les lunettes ne font plus écran. Finie cette frontière de verre qui nous coupait autrefois du monde extérieur, nous rejetant sans fin dans une intériorité plus ou moins bien assumée. Au contraire ; ce petit nécessaire rend notre regard à la pleine clarté des choses. Clarté retrouvée où l autre soudainement se rapproche de nous parce que notre vision nous porte à nouveau jusqu à lui. Rétablissant la relation. Les lunettes créent du lien : un élan hédoniste qui nous porte vers le monde qui nous entoure et tous ceux qui l habitent. Chausser ses lunettes, c est souhaiter pleinement la bienvenue. Objet de séduction et de narcissisme, sans aucun doute. Mais plus encore : les lunettes, premières sur la liste des objets altruistes !

LE REGARD RÉINVENTÉ

À l annonce, par l ophtalmologiste, de la nécessité de porter des lunettes, on imagine souvent le pire. C est que la mémoire collective nous renvoie à des stéréotypes négatifs solidement ancrés : la fille à lunettes, d emblée, c est la godiche de service, intello et maladroite, banale et bancale, inapte au glamour, passablement désexualisée. Les lunettes seraientelles donc à ranger avec l appareil dentaire et le régime anti-bourrelets ? Que non ! De nos jours une liberté sauvage, urbaine et nomade, enhardit les collections de lunettes. C est que celles-ci ont rencontré la mode, les styles de vie et le design. Les lunettes affirment des motifs, des cultures, des lieux, des époques, des référents... Tout bouge, se rencontre, se décale ; tout vibre


© Carrera (Safilo)

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© Safilo

à l unisson d un sens perpétuellement nouveau, volontiers baroque, privilégiant l art du mélange, du métissage, de l hybridation, de l influence de tout sur tout. Un puissant souffle créatif a progressivement métamorphosé ce petit objet curieux et ambigu. Qui nous est imposé, certes, mais avec lequel on peut jouer comme d un élément de toilette et de séduction. Car n est pas femme véritable celle qui ne sait pas jouer ! Les lunettes réinventent le regard. « Des yeux bleus habillés d une monture rouge s affirment encore plus bleus », dit Alain Mikli, le génial créateur de lunettes parisien, idole des magazines branchés. Au-delà de leur fonction première, les lunettes tour à tour voilent ou dévoilent. Passant, à la faveur d une gestuelle élaborée, du flou au clair, du lointain au proche, du vague au précis. Réglant leur focale, comme les paupières que l on peut ouvrir, fermer, ou feindre de fermer. Lumineuses, discrètes ou provocantes, les lunettes envoient leurs messages ̶ de regard à regard. Les lunettes comme prolongement de l individu. Comme annonce et comme signature. Appropriées, selon les situations. Lunettes couleur de matin clair, fraîches comme l espérance ; lunettes géométriques, pour afficher un air compétent dans le cadre professionnel ; lunettes du soir, sophistiquées, sur lesquelles viennent jouer les lumières tamisées d un restaurant à la mode, pour des regards lourds de tendres et voluptueux sous-entendus ; lunettes sportives pour les week-ends « nature ». Étonnante mutation de ce petit objet technologique à travers l incroyable périple qui le conduisit peu à peu du statut de dispositif médical à celui de parure de style. Dans une société où le contrôle de son image est devenu prépondérant, on ne compte plus les People qui affichent volontiers leurs petites aides à vision nette : Carole Bouquet, Claudia Schiffer, Sharon Stone, Demi Moore, Nicole Kidman, Cindy Crawford, Adriana Karembeu, Læticia Hallyday... Les lunettes s affichent, parce qu elles offrent en plus du bien voir tout l éclat du bien-être : et cela se remarque ! « Myopie, hypermétropie, astigmatisme, presbytie : quatre nouvelles raisons d être à la mode ! », affirme encore Alain Mikli. La parure lunettes est ainsi le plus humain, le plus communicant des bijoux ; tant il est vrai qu un battement de cils est souvent plus précieux qu une rivière de diamants.

LE REGARD RÉINVENTÉ


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Qualité de vue, qualité de vie !

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© Oxydo (Safilo)

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QUALITÉ DE VUE, QUALITÉ DE VIE !

ujourd hui, que des bonnes nouvelles, écrivait il y a peu l écrivaine Chloé Delaume sur son blog. Déjà en fin d après-midi je récupère enfin mes lunettes. Mes vraies, à porter tout le temps, qui vont endiguer ma tauperie. C est drôlement épuisant de voir trouble, mine de rien. Ça n intéresse personne, mais moi ça me sauve la vie. À force je me demandais si je n étais pas bloquée en syndrome de déréalisation ; je suis très soulagée. » Difficile en effet de voir la réalité en face lorsque la vision se trouble et qu on néglige d en compenser les petites faiblesses. Cela peut paraître banal ; mais aux prises avec le flou, la vie entière se voile et se ternit. Les autres s éloignent dans le brouillard. On reste seule. Saviez-vous que le traitement de l information visuelle au niveau cérébral était directement lié au circuit du plaisir ? C est la science qui l affirme : la joie de vivre dépend du regard. Plus un contenu visuel est riche, précis, nouveau et varié, plus le cerveau est stimulé, plus il libère les molécules du plaisir. À l inverse, que vienne à baisser la qualité de vision, par une amétropie même légère, et c est cette joie qui peu à peu s estompe. La vision, toujours, porte le désir : désir d ailleurs, de tout voir, de tout vivre. Désir de l autre, de rencontres


© Anne et Valentin

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QUALITÉ DE VUE, QUALITÉ DE VIE !


QUALITÉ DE VUE, QUALITÉ DE VIE !

© Marius Morel Le Tanneur (© Look Vision 2008)

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effervescentes, émouvantes et drôles ̶ et alors chut ! un simple regard suffit. Voir : ce désir d être totalement présent à sa propre vie. Pourtant ce n est que peu à peu que les choses se sont mises en place. Bien sûr vous en étiez bien consciente, de ce petit détail qui clochait entre vous et les choses, entre vous et les autres. Un peu de difficulté à lire les panneaux, la nuit, tandis que vous étiez au volant. Un nécessaire allongement de vos bras pour déchiffrer le menu, au restaurant. Ou encore ce flou des visages qui, dans une foule, vous plongeait dans un irrépressible sentiment d insécurité. Et ce monsieur, serviable mais étonné, à qui vous aviez été obligée de demander si votre avion était bien affiché sur l écran pourtant tout proche. À ces mille petits riens vous auriez dû vous rendre à l évidence. Mais l évidence, ce n est parfois pas assez. Alors vous avez continué comme si de rien n était. Et puis devient-on myope à trente ans ? Et quarantecinq, n est-ce pas un peu jeune pour se déclarer presbyte ? Vous tergiversez avec vous-même. Vous vous donnez des raisons pour « ne pas ». Vous différez. La première fois que vous avez porté vos lunettes toute la journée, c était en Chine, lors d une visite à Beijing. Votre passion des voyages, des couleurs, des détails, des visages. Quel plaisir de reconnaître, sur le trottoir d en face, la pagode illustrant la couverture de votre guide touristique ; ou de suivre la virtuosité millénaire du trait chez ce vieux calligraphe qui achève un poème sur les montagnes du Huang Shan. Plein les yeux ! Plein les yeux et plus encore ! Car notre regard excède toujours la somme de nos visions. S y ajoute le cerveau, l alchimie de nos émotions, de nos mémoires vives. Pour rien au monde vous n auriez voulu manquer ça ! Et puis il est venu : premier enfant, comme un débordement de bonheur, une tempête existentielle qui vous bouleverse pour ce simple mot que ses lèvres vont prononcer pour vous, juste pour vous, et de si désarmante façon : « Maman ». C est comme si le monde extérieur était devenu brusquement le prolongement de votre monde intérieur, puisqu il porte ce qui vous est désormais le plus cher. Avoir l œil sur ce monde-là : savoir, même de loin, si un danger menace. Si l enfant rit de joie ou grimace sous l effet d une peine. Votre regard est devenu plus fin, plus explorateur encore. Plus exigent envers lui-même. Il contrôle, il protège, il anticipe, il participe, il répond. Rendant en permanence, seconde après seconde, ce bonheur plus intense.


Le Tanneur (© Look Vision 2008)

Alors voilà. C est comme ça que tout ça a commencé. Que vous êtes devenue une accro aux lunettes. Une fana du détail, de la précision contenue dans tous les spectacles que le monde tient en réserve. Tiens ! « Spectacles », c est ainsi que les anglais appellent les lunettes. Ils ont bien raison. Car les lunettes, si elles constituent bien ce petit objet si savamment architecturé, sont surtout ce à quoi elles donnent accès : le monde, les autres ̶ le spectacle de notre propre vie. Les lunettes ne servent à rien d autre qu à vivre. Pleinement.

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© Nautica (Marchon)

Et puis l on sait que le nourrisson apprend d abord et avant tout des regards de sa mère ; que ferait-il d un œil vague posé sur lui ? Comment pourrait-il se construire à partir de ce flou ? Ce don que fait à l enfant le regard d une mère. Pour la première fois vous avez pensé à votre paire de lunettes comme à votre paire de seins nourriciers. Vous riez, surprise par le burlesque de votre tentative d auto-psychanalyse sauvage. Mais au fond de vousmême vous en êtes convaincue : il en va de ce même don de soi dans lequel vous vous livrez, entièrement. Un regard nourricier. C est bien de cela qu il s agit.

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Nos « états d’yeux »

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© Hoya

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NOS « ÉTATS D’YEUX »

histoire des hommes oscille entre deux « états d yeux » : le regard interdit et le droit de regard. C est que le regard suppose un code qui lui préexiste et qui en prescrit très strictement les usages. Toute une société s inscrit, en creux, dans ses modes de gestion des regards. La liste de ce qu elle met à vue ou de ce qu elle refuse de regarder en face dessine les contours d une culture donnée. Dans cette société de l image qui est désormais la nôtre, jamais le voir n a autant conditionné nos existences. Nous vivons dans un univers d écrans omniprésents, qui plus est de plus en plus miniaturisés, comme ceux de nos téléphones mobiles. Un univers multi tâches et multi fonctions fait de mouvements, de couleurs et de formes, de codes à décrypter à la volée... Notre sens visuel est constamment sollicité ; il le sera de plus en plus dans un monde où l improvisation et la réactivité immédiate prennent une importance centrale. Les tâches professionnelles qui sont désormais les nôtres se résument généralement à une seule et même posture : assis devant un écran d ordinateur. Internet est déjà entré dans un foyer sur quatre. Pour leurs loisirs les Français consomment en moyenne plus de trois heures de télévision par jour.


© Silhouette

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NOS « ÉTATS D’YEUX »


© Hoya © Hoya

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NOS « ÉTATS D’YEUX »


© Max Mara (Safilo)

Autrefois les écrans plongeaient le spectateur dans un état de passivité. Ce n est plus le cas. Aujourd hui un écran constitue un espace où il faut en permanence capter, trier et analyser la bonne information au bon moment afin de réagir en fonction de la stratégie appropriée. Les jeux vidéo et autres simulateurs exigent une réactivité quasi instantanée entre information perçue et réaction juste. Or c est la qualité du message par le capteur visuel qui va déterminer en partie la pertinence de son traitement au niveau cérébral. Notre vision conditionne notre rapidité de discernement, d analyse et de décision en vue de l action à accomplir. Le joueur de tennis qui ajuste sa volée, l alpiniste qui décèle une prise salvatrice, le motard lancé à vive allure qui anticipe une manœuvre : tout commence par l œil. 80 % des informations extérieures reçues par notre cerveau nous viennent par la vision. Mieux que les muscles bien entraînés, mieux que les gestes maintes fois répétés, l action efficace se décide à cette seconde précise où l œil voit, où le nerf optique transmet, où le cerveau décode et prend une décision. La main n est compétente que si la vision est efficace. La vision est ainsi un élément fondamental de la plasticité cérébrale. Elle engage la mémoire, l apprentissage. Les personnes âgées qui voient mal s enfoncent progressivement dans une logique d isolement. On lutte mieux contre les maladies neurodégénératives lorsque l on possède une bonne vue.

Apprentissage chez l enfant, efficacité professionnelle, sécurité (notamment dans le contexte de la circulation routière), plaisir et performance dans les loisirs : la qualité de notre vie sous ses multiples aspects dépend avant tout d une bonne capacité visuelle. Le voir structure et conditionne le monde où nous vivons. L aptitude sociale dépend (et dépendra de plus en plus) de la parfaite qualité de ce sens fondamental entre tous : celui de la vue. D évidence, la vue est le sens de la compétence sociale, de la relation à l autre. Garante de l intégration, mais aussi de l efficacité et de la réussite. Du coup exhiber sur son nez de magnifiques lunettes inspire une confiance naturelle, car elles symbolisent une attitude volontaire, combative, constructive et positive.

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NOS « ÉTATS D’YEUX »


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Femmes en quête d’apparence

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© Missoni (Allison)

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ous les jeux d apparence ont ceci d essentiel qu ils permettent à chaque individu d échapper, temporairement, à ses propres déterminismes ; de n être plus limité par eux. De sorte que la femme, à travers sa stratégie cosmétique et sa recherche de look, se situe moins dans une logique de duplicité (paraître ce qu elle n est pas) que dans une logique de libération, d accès à tous ses possibles. Depuis la tradition socratique on a le plus souvent opposé l être et le paraître, comme si le second contredisait le premier. Aujourd hui les choses ont bien changé : on admet désormais que le paraître construit un mode d appartenance au monde et à la société, fondateur d une identité au sein de la communauté, mais aussi moteur d un agir social. Suivre la mode ou se maquiller ne relève donc pas du pur artifice. Il en va de notre rapport aux autres, mais aussi ̶ et surtout ̶ de notre propre estime de soi. Paprika Even, maquilleuse professionnelle, notamment auprès de femmes malvoyantes et de malades du sida, explique : « L image que l on a de soi se construit tout au long de sa vie. Elle est faite des regards que l on reçoit et de ce qu on en fait. Contrairement à ce qui se dit parfois, prendre soin de soi revient à faire un premier pas vers les autres. Les femmes que


© Jupiterimages

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© Hoya

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j ai rencontrées l ont compris. Elles se sont engagées dans cette démarche avec un sérieux étonnant. » La femme est par définition l être de l autocontrôle permanent, depuis qu au XIIIe siècle le vêtement s est mis à distinguer entre les genres. Cette distinction vestimentaire s est opérée selon deux principes : un principe fermé pour l homme, un principe ouvert pour la femme. Pantalon d un côté, robe de l autre. Or l habit masculin, rigide, libère les gestes quand le vêtement ouvert les contraint. Ce dernier n autorise pas n importe quel mouvement : il entrave le corps auquel il impose une certaine tenue, au risque de découvrir à l improviste des territoires corporels qu on ne saurait mettre à vue sans offenser gravement les règles de la pudeur. De là des attitudes de corps, strictement codifiées et intégrées, qui n appartiennent qu à la gent féminine. Cette distinction vestimentaire, qui n a pas toujours existé, explique en partie l habitude, devenue chez la femme une seconde nature, de constante surveillance de soi. Sous le regard social qui guette le faux pas, le moindre geste simplement maladroit et non intentionnel peut lui valoir immédiatement et sans appel le verdict : « attitude déplacée ». Tout doit donc être en permanence under control, au risque de prêter flanc à des interprétations douteuses.

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De sorte que les stratégies d apparence ne concernent pas seulement l image ni l attractivité, mais bien au-delà : la moralité, la conduite, la conformité de la femme aux règles plus ou moins inscrites de la civilité et de la bienséance. Qu elle soit rebelle ou plus classique, qu elle soit jeune ou plus âgée, chaque femme va peu ou prou suivre les normes prescrites par son époque. Cette contrainte est renforcée par l omni communication de la société marchande, qui établit le canon du beau auquel il faut, autant que possible, se conformer. À la prescription morale s ajoute ainsi la prescription esthétique : celle-ci n étant pas moins impérative que celle-là. Prise dans l étau de cette double contrainte, la femme va toutefois transformer ce carcan collectif en jeu, en enjeu personnels : et par ce jeu retrouver son espace personnel de liberté. Elle va en effet condenser toute cette pression sociale en une énergie individuelle tendue vers un seul objectif : la mise au point de la stratégie d apparence à travers laquelle elle va pouvoir forger, face à la double contrainte sociale, sa propre singularité. C est précisément tout le rôle des accessoires que de permettre à ce jeu de se déployer librement. Les lunettes y ont naturellement leur part, de plus


© Exalt Cycle (Kaigan)

en plus consciente et importante. D autant plus fortement d ailleurs qu elles ne constituent pas un accessoire « amorphe » mais possèdent au contraire une propriété « active ». Pas simple ornement ; elles remplissent, comme les montres, une fonction précise. Xavier Fontanet, PDG d Essilor, raconte volontiers l anecdote suivante : « Les pays qui démarrent sont ceux qui nous donnent souvent les messages les plus clairs. Ainsi, dans les villages de l Inde, les femmes louent leurs lunettes à des marchands ambulants. Deux dollars pour quelques heures, le temps de faire tous leurs ouvrages minutieux de la semaine ; alors qu elles n ont qu un dollar par jour pour vivre. Un dollar ! On mesure l effort auquel consentent ces femmes, parce que les lunettes sont essentielles à leur existence quotidienne. Mais ce qui m a frappé le plus dans ce type de pratiques, c est que même confrontées à de telles difficultés, ces femmes veulent toutes des montures différentes ! Même lorsqu elles gagnent un euro par jour, elles ne séparent pas la notion esthétique de look de la correction oculaire proprement dite. Tout est lié. »

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Parce que le marchand ambulant amène chaque semaine non seulement l efficacité retrouvée de la vision, mais aussi la surprise, la nouveauté, la diversité propices à la construction individuelle de l apparence. La liberté des femmes est ainsi : toujours transcender la nécessité pour embellir la vie. L exacte définition des lunettes ! Appareillage symbolique, prothèse sociale, central communicationnel embarqué, ou plus simplement loup, masque, maquillage, signature, la paire de lunettes se révèle dans toute la dimension sociale de l apparence dont elle renforce le pouvoir libérateur.

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Bien-être, soin de soi, image de soi

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e soin de la personne, domaine dont relève entre autres l optique, est en train de muter vers de nouveaux imaginaires. Ces nouveaux imaginaires, ils consistent avant tout à réenchanter les petits rituels quotidiens, personnels, du soin de soi. « Rarement cité comme tel, le soin est une valeur transversale et enchanteresse pour tous les secteurs qui se préoccupent de la personne et de son environnement... et pourtant les nanars sanitaires et autres épouvantails domestiques hantent encore les rayons et les habitations ! Notre credo : faire du bien à son quotidien en injectant du sens et de la beauté là où il n y en a pas encore », explique Philippe BaumontPagani, fondateur dirigeant du département Care chez Carlin International. « Il nous faut rêver le soin au quotidien, poursuit Philippe Baumont-Pagani ; il y a le soin, l hygiène, l entretien, mais la dimension de rêve ne doit pas être oubliée. Et pour cela redécouvrir des objets oubliés ou mal aimés. » La joie de vivre est faite d une succession de petits bonheurs minuscules. Un Philippe Delerm les a parfaitement bien décrits en son temps. Et le succès phénoménal, dans les années 90, de son livre La Première gorgée de bière est l un des premiers signes de cette


© Hoya

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BIEN-ÊTRE, SOIN DE SOI, IMAGE DE SOI


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tendance aujourd hui massive. La culture du soin de soi dépasse les simples obligations quotidiennes pour retrouver du plaisir, de l émotion et de la créativité. Débanaliser le quotidien : voilà le mot d ordre. Le Care apporte un nouveau regard sensible sur le monde. Il s agit de récréer du sens. Notre rapport aux choses change. « Un doux sentiment matérialiste » est dans l air. Une « extase technologique », avec de nouveaux services surmesure, avec de meilleurs résultats, dans le respect de l éthique comme de l environnement. De nouveaux réflexes de vie où chacun vient rêver, mais concrètement, son quotidien. Pour s inscrire dans ce nouveau contexte, les produits du Care, telles que les lunettes et les lentilles de contact, racontent à chaque personne son histoire singulière. Une histoire à travers laquelle il sera démontré que le soin de soi conduit à un équilibre plus général (où le bien que l on fait au corps se répercute sur l esprit et réciproquement) ; que cet

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équilibre personnel ouvre à l individu la possibilité immédiate de vivre enfin en harmonie avec le monde, en sympathie avec l autre, dont il saura enfin respecter les singularités ̶ et en accord avec luimême. Qui a dit « il était temps » ? Entre écologie et égologie, l individu contemporain protège et magnifie ses réserves naturelles de santé et de beauté. Avant même de solliciter son image, de lui permettre de s inscrire avec précision dans la sphère de la communication interpersonnelle, la question est de savoir comment les lunettes parlent au corps, comment elles « s incorporent » pour devenir partie intégrante de la personne. Les lunettes ? Ce sont elles qui appellent souvent le premier geste du matin. Elles sont comme un parfum, un soin qu on applique à même la peau, la toute première attention que l on se prodigue à soi-même. Bonheur douillet d être soi, d être à soi, de s appartenir complètement. En toute liberté. En toute littéralité.


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Ne se sentir « complète » en sa propre nature qu avec ce petit dispositif technologique qui redonne la pleine clarté du monde, le plein regard sur sa propre vie. Plus tard viendra le moment où les lunettes vont entrer, pareil au maquillage, dans la stratégie de fabrication de soi, dans l élaboration consciente de son image. Au gré des situations, des rencontres et des humeurs. Mais pour l heure prendre le temps de savourer cet instant, tout au plaisir de s éveiller à sa propre chair, de s éprouver en tant que corps sensible. Mettre ses lunettes, c est déboucher le flacon de vie. On a tous, un jour ou l autre, rêvé d être soi. Soi-même, mais en mieux. Il y a les lunettes qui soulignent un trait, gomment une imperfection, affirment une personnalité, multiplient les possibilités dans le jeu de l apparence. Il y a aussi les lunettes dites « percées », c est à dire sans monture, plus discrètes, qui accompagnent elles aussi avec élégance cette nouvelle tendance de soin et de retour à soi. Le parti pris pour la ligne claire, la fluidité, repose pour les fabricants de modèles « percés » sur la volonté de respecter l intégrité du visage. Il s agit dans ce cas d effacer l impact visuel des lunettes. Car les montures changent la nature du visage. Le cinéma le sait bien, qui utilise des montures en écailles pour rendre plus intellectuelle une blonde, ou des lunettes solaires pour rendre plus terribles encore les méchants. Or, même si ce n est pas la majorité, de nombreuses porteuses de lunettes ne désirent rien tant que rester elles-mêmes. En effaçant la portée signifiante de la lunette, l option du minimalisme est faite pour elles. Le concept design consiste à réduire la lunette à sa plus simple expression. Un absolu dépouillement, pour parvenir à la quintessence de la lunetterie. La valeur repose uniquement dans les qualités intrinsèques de la lunette, dans le souci du détail, et non sur la griffe. Résultat : on ne voit que le visage. Le regard, franc, direct, nature, dispose d un champ de vision panoramique. Les lunettes sont alors comme une ligne de maquillage discret et subtil, qui donne un effet liftant pour paraître plus jeune et éclatante de beauté. Les lunettes réveillent les sens et révèlent la facette de votre personnalité que vous voulez privilégier. Elles vous donnent le bien-être d une vue parfaite, le plus-être d une ligne valorisant votre visage, votre silhouette, et au-delà, votre nature profonde.

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e rouge de ses lèvres. Le noir de ses fines montures de lunettes qui rehausse ̶ et de quelle manière ̶ l éclat de son teint... Et puis, très vite, ce nouvel élément : son regard. Présent depuis le début par un sentiment plus général, plus diffus ; celui d une intensité, d un charme, d une aura dont le magnétisme se répandrait à tout ce qu elle touche, à tout ce qui l entoure. À travers la clarté du verre sans reflet, la couleur exacte de ses yeux. Accessibilité et mystère. Séduction et distance. Entre gris perle et bleu lagon, selon l humeur. Un livre ouvert mais comme écrit dans une langue qui nous resterait inconnue. Ou du moins qui ne se déchiffrerait pas sans quelque initiation préalable. Tout dans son apparence signifie la volonté ou le refus de livrer la clef qui lui permettrait de se donner pleinement à un parfait décryptage. Elle contrôle point par point les différentes étapes de son déchiffrement. La danse de ses mains jouant avec ses lunettes dit le jeu, l indécidable. Tension légère. Attention : piège. Cet air de rien qui dit tout. Où l on se perd sans offrir trop de résistance. Le grain de sa voix, si charnel par moment, comme une promesse qui n engage que celui qui y croit, qu elle peut tout aussi bien retirer, comme ça, au dernier moment, parce que tel est son bon plaisir.


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Les lunettes impliquent le corps tout entier, avec ses gestes, ses poses, ses tics, ses attitudes. Sa main s en empare à nouveau, les lunettes quittent le nez, les branches s envolent soudain hors de la chevelure abondante, les voici qui virevoltent autour de son buste, décrivant des spirales au bout de ses longs doigts délicats ; tandis que l autre main remet discrètement de l ordre dans les cheveux. Une sorte d amusement détaché, révélateur d une grande indépendance d esprit. D une personnalité qui force l admiration. Les lunettes sont par excellence l accessoire que l on n attend pas. Lorsqu on prend rendezvous par téléphone avec une inconnue, on peut essayer d imaginer à l avance le physique qui peut correspondre le mieux à la voix que l on a entendue : on distinguera éventuellement des éléments de coquetterie, une coiffure, un rouge à lèvres, un fard à paupières, des pendentifs, un collier. Rarement des lunettes. Il faut se rendre à l évidence : on n imagine jamais rencontrer une femme à lunettes. Pour peu que celle-ci sache y faire, c est précisément ce qui va rendre la rencontre inoubliable ̶ parce qu inattendue. Car les lunettes introduisent par surprise ce petit élément de perturbation qui va décaler le cadre standard de nos perceptions habituelles. Donnant ainsi à l inconnue, lors de ce premier contact, un je ne sais quoi d inimitable, de personnel. Ce qui fait qu elle ne ressemble à aucune autre, que l instant partagé fait événement. Et cela, consciemment ou non, renouvelle le plaisir de la rencontre. Notre curiosité est en éveil. De la façon dont l inconnue aura su habiller son regard amétrope, jouer avec l objet, tant par le choix initial de la monture que par la gestuelle qu elle va s autoriser avec lui, autour de lui, va dépendre en grande partie l attractivité de toute sa personne. « Les lunettes sont moins faites pour mieux voir que pour être portées », disait déjà l écrivain Georges Perec. Comme ces robes qui n existent qu en situation, entraînées par le fluide de la silhouette, par le mouvement où l emportent ses pas. Cette nudité du regard sans lunette lorsqu elle les enlève avec désinvolture. Avec cet inimitable jeu de barrières qui vous est pour l instant favorable. Vous en acceptez les règles tacites. Au moindre faux pas de votre part son regard reviendra se retrancher derrière sa parure ; vous l aurez perdue. Vous le savez. Vous l acceptez. Vigilance s impose, donc. Il s agit de jouer serré.


La voilà qui, du bout de sa branche de lunettes, taquine à présent la pulpe de ses lèvres. Noir contre carmin scintillant. Moment d intense délibération intérieure, puissamment sensuel. Puis un regard de biais, paupières baissées. Elle rit. Ne pas prendre les choses trop à cœur. Laisser la légèreté mener le bal. Il est trop tôt, bien trop tôt pour l émotion. Le premier qui tombe en gravité a perdu. Ne rien brusquer. Rester dans cet envol, ce battement de paupières. « Il y aurait beaucoup à dire sur la manière dont les gens vivent avec leurs lunettes, dont ils transforment en gestes, en habitudes, en codes, ce manque, ce flou qui les a un jour contraints à corriger les déficiences et les défaillances de leur vue par ces petites prothèses mobiles. Un jour ils se sont retrouvés avec une paire de lunettes, et toute une série de gestes leur sont devenus familiers, se sont mis à faire partie de leur vie quotidienne, et à les désigner aussi sûrement que la manière dont ils parlent, dont ils plient leur serviette, dont ils lisent le journal. Il faudrait parler de ces gestes qu ils accomplissent plusieurs dizaines de fois par jour, comment ils ajustent leurs lunettes sur le nez, comment ils les enlèvent, comment ils les rangent, comment ils les nettoient, comment ils les manipulent. Il faudrait, bref, faire pour les lunettes le travail que Marcel Mauss a esquissé pour ce qu il appelait les techniques du corps, essayant de décrire et de comparer la façon dont les gens mangent, dorment, se lavent, se servent de certains outils, marchent, dansent, sautent, etc. », écrit encore Perec. Les lunettes s écartent du visage, accompagnent ses interrogations, soulignent ses exclamations. Les voici en serre-tête, acétate noir mêlé à l ordre revenu de la coiffure. Parure illuminant la nature. Renvoyant sur elle le regard et l attente. Mais voici que déjà les petites montures noires se mettent à nouveau à virevolter entre ses doigts graciles, vont et viennent, s approchent de vous, s écartent de son corps pour finir accrochées à l échancrure à seule fin, peut-être, de rendre la gorge plus provocante encore.

Les lunettes ont parmi tous les accessoires de mode ce statut bien particulier : contrairement aux talons hauts, au rouge à lèvres, aux bas résilles, elles sont absolument nécessaires à celle qui les porte. Mais jouer avec la nécessité, la détourner, la transformer en second degré signale une liberté fondamentale, un naturel épanoui et serein ; une pleine aptitude à s assumer. Transformer une nécessité en jeu est le trait des personnalités fortes. Ruse de myope. Douceur de fausse timide qui inscrit sur son corps le récit sans cesse à venir de sa propre identité et de sa propre histoire. Elle si vulnérable, déficiente même, mais dont la déficience est rattrapée par cet objet flatteur, joueur ; fragilité assumée qui, par la grâce de cet objet inattendu, interpelle, suscite et retient l attention. Une gravure ancienne que l on doit à Abraham de Bruyn et datant du début du XVIIe siècle, s intitule « Le vieux et les amants ». Elle représente une belle se laissant attirer dans les bras d un galant fort pressant. Un peu plus loin, un vieil homme, tête basse, front plissé, les contemple par en dessous avec nostalgie. La belle, toute prête à succomber, éloigne d elle un petit objet qui appartient sans doute au géronte : une paire de bésicles. Ainsi le désir faitil glisser loin des yeux les lunettes de la raison. Le sage n y verra-t-il que du feu ? Un voile léger suffit parfois aux jeux de l amour. N est-ce pas ce même heureux présage lorsqu elle enlève ses lunettes, le regard rêveur soudain, perdu soudain, mordillant les branches comme pour masquer le trouble derrière la charmante comédie de l irrésolution ? Ainsi les lunettes donnent-elles le tempo de l approche désirante. Son métronome secret ; loin des yeux, près du cœur, elles confirment l effacement progressif des derniers interdits que la raison pouvait encore lui souffler. Cet éveil à ce que l on ne veut pas voir, mais que le corps sait déjà. Le bruit cristallin lorsqu elle étend le bras, dépose ses lunettes sur le guéridon tout près d elle. Objet laissé, encore plein de son regard, de l intimité joyeuse de ses yeux. Signal propice ; avant-coureur, peut-être, d un abandon plus général.

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Lunettes de charme : l’arme fatale

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yopie : l arme fatale de la séduction », titrait il y a quelques années un magazine féminin. Effectivement, à y regarder à deux fois, l évidence s impose : rares sont désormais les femmes qui tendent à réduire leur personnalité à leur petite imperfection visuelle, s enlaidissant volontairement par refus d assumer leur vue, du style « voyez quelle victime du sort je suis ». Chacune a compris que le jeu du flou et des lunettes constituait au contraire un allié imprévu pour développer une séduction plus forte, mieux affirmée. Le flou protège du regard des autres et donne un petit air distant, inaccessible. Inversement, le port des lunettes souligne la volonté d aller vers autrui. Connaissez-vous l histoire de cette campagne de pub pour un canapé Ikea ? Le mannequin qui devait poser pour l affiche arrive en retard au studio ; pas le temps de mettre ses lentilles. Le photographe, qui la trouve très bien comme ça, lui conseille de garder ses lunettes pour la séance de poses. L agence trouve elle aussi les photos avec lunettes très sexy. Elle décide de procéder à un test consommateur. Le verdict est sans appel : ce sont les visuels où le mannequin porte ses lunettes qui retiennent le mieux, et de loin, l attention du public !


Xénith (© Look Vision)

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Plus fort encore. Le journaliste qui rapporte l anecdote qui précède, Bernard Le Grelle (auteur avec Carolyn Fitz de Les Hommes préfèrent les myopes, Les Presses du management, 1999) s est amusé a passer deux annonces dans des sites de rencontres : la première signée d une blonde de 25 ans, la seconde d une blonde de 25 ans portant lunettes. La première reçut 26 réponses, la seconde 64... Alors : trois fois plus irrésistible, la femme à lunettes ? Bernard Le Grelle accumule les preuves. Il affirme : « Les myopes compensent leur complexe visuel par la sensualité, leur toucher ; elles ont un sens olfactif développé et sont souvent gourmandes »... Comment expliquer l attirance naturelle des hommes pour les femmes à lunettes ? Il faut pour cela revenir à l histoire récente de notre société. Les mouvements de libération des mœurs des années 60-70 (Loi Neuwirth de 1967 légalisant la contraception, loi Veil de 1975 légalisant l avortement) a affranchi les femmes de la pression sociale qui régissait leur corps et les dépossédait de leur propre existence. On se souvient que la revendication d alors s exprimait, le plus clairement du monde, par le fameux : « Mon corps est à moi ! » des féministes. Dès lors, détaché de ce rôle exclusif de mère que leur imposait jusqu alors la norme sociale, le sexe « faible » a pu ainsi investir massivement le monde du travail. Avec pour conséquence d y gagner une seconde autonomie, financière celle-là. Libérées des contraintes de la norme sociale, libérées de toute dépendance économique, les femmes, après avoir brûlé leurs soutiens-gorge en place publique dans les années 70, se sont ensuite sauvagement coupées les cheveux dans les années 80 ; enfilant même des costumes de garçonnes comme dans les années 20 mais pour une toute autre raison : régler leur ambition sur l ambition masculine, « faire carrière ». Et si depuis les chevelures ont repoussé, la question de la « féminité » n a fait que se complexifier avec les progrès de la science, comme par exemple dans le cas des mères porteuses. D autant que le milieu scientifique annonce désormais la mise au point prochaine de la première pilule capable d inhiber les règles : une étape de plus, ô combien symbolique, vers l égalité entre les hommes et les femmes. En effet les périodes de menstruation furent depuis toujours le prétexte à écarter les femmes des affaires de la Cité (impureté, dérèglement de l humeur, inconstance, etc.). Ces 40 années d évolution radicale ont transformé la société en général et les rapports homme-femme


sûre d elle, la femme moderne s affiche aussi plus distante, moins accessible, enfilant avec aisance les nouveaux uniformes du business international et de la rationalité triomphante. Macho vacillant, l homme, lui, a encore bien du mal à trouver sa place dans cette nouvelle réalité. Faut-il voir là une des raisons de la montée des fondamentalismes, religieux ou politiques ? Certainement. Pas besoin d être lacanien pour savoir que la peur des femmes a toujours été la genèse inconsciente de tous les extrémismes politiques comme de tous les fondamentalismes religieux ! De sorte que lorsqu une femme porte des lunettes, donnant à voir à tous sa petite défaillance corporelle, elle semble soudain plus vulnérable ; elle renoue, peu ou prou, avec l image d une féminité plus traditionnelle, faite de fragilité, d émotivité et de sensualité. C est cette vulnérabilité qui, aux yeux de certains hommes, la rend plus attirante, plus piquante, plus désirable qu une autre. Les lunettes marquent un petit secret, une intime vérité. Or, ainsi mise à vue et valorisée, cette intime vérité, par un principe de généralisation métonymique, est une sorte d équivalent de la nudité. C est cette approche de l intime qui renforce l impression de sensualité. Ainsi la femme à lunettes dispense-t-elle autour d elle une aura discrètement mais résolument troublante, doucement aphrodisiaque, à laquelle bien des hommes ne demandent qu à succomber !

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en particulier bien davantage que l ensemble des millénaires précédents ; laissant la vieille culture phallocratique pour le moins désorientée. Car la féminité s est mise à rimer avec réussite : femmes cadres, femmes chef d entreprise, femmes chercheuses... Quelle est donc cette nouvelle société où l homme tombe du piédestal où même la Bible, avec son insupportable histoire de côte, l avait si pompeusement installé ? Le temps d Ève la soumise appartient donc au passé ; vient celui de Lilith, la véritable première femme dont les Écritures ont préféré oublier l existence, au motif que celle-ci préféra s enfuir d elle-même du paradis après avoir contesté la mâle supériorité d Adam ! La société actuelle tend par conséquent à désexualiser les genres : évolution éminemment positive, puisqu en décloisonnant les rôles, elle permet d envisager, pour la première fois, une plus juste égalité. Même si, comme chacun sait, le compte n y est toujours pas ; mais il n en reste pas moins que la direction est prise. Pour autant toute médaille possède un revers : l image de l homme, dans l histoire, en a pris un sacré coup. La mode actuelle nous montre des hommesenfants en totale rupture avec la « mâle attitude » de leurs aînés. La vogue cinématographique des femmes vampires, femmes sorcières, etc. montre bien cette peur inconsciente de toute la société devant un genre qui a su sortir de ses déterminismes et opérer pour de bon sa propre révolution ; ce qui n est pas vrai du sexe « opposé ». Désormais

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oyez-vous, j ai cette théorie sur les hommes à lunettes... », susurre l adorable Sugar (Marylin Monroe) dans Certains l aiment chaud, de Billy Wilder (1959). Et la fausse candide d avouer son penchant pour ces hommes plus sensibles, plus fragiles... mais également dotés de substantiels comptes en banque ! Les hommes à lunettes : toute une histoire. Prenez Superman, le prototype des « super héros » d aujourd hui. Bodybuildé sexy dans son justaucorps moule burnes, doué des pouvoirs surhumains qu il doit à sa naissance extra-terrestre, Superman (né en 1938, aux États-Unis, de l imagination scénaristique de Jerry Siegel et du dessin de Joe Shuster) bondit dans les airs, voit à travers les murs et passe son temps à réparer les déséquilibres que provoque un certain penchant des Terriens pour le crime sous toutes ses formes. Or son pouvoir ne lui vient que lorsqu il se décide à ôter ses lunettes. Car lorsqu il ne défend pas la veuve et l orphelin, notre Superman se fait appeler plus modestement Clark Kent, comme tout le monde. Et comme tout le monde il travaille. Il est journaliste au Daily Star. Le personnage de Clark compose le double inverse du super héros. Sa couverture. Et de ce point de vue-là,


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il est parfaitement réussi. L air emprunté dans un costume trop grand, il est ce genre de brave type que l on ne remarquerait pas, même au milieu d une pièce déserte. Le parfait quidam. Et pour parfaire la composition, le bon Clark porte... des lunettes, bien sûr ! Qu est-ce que signifient donc ces lunettes-là ? D abord la situation sociale : Clark est un journaliste de bureau, entre l intellectuel et le rond-de-cuir. Ensuite le caractère : pas trop téméraire. Enfin le manque évident de sex appeal. Bref notre homme à lunettes ressemble à s y méprendre à un imbattable raseur... Heureusement, J.K. Rowling vint à la rescousse pour redorer le blason des hommes à lunettes. Mais il va falloir quand même attendre 1997 et les premières aventures du jeune sorcier Harry Potter pour voir enfin les lunettes intronisées dans l ordre de la panoplie héroïque ! De petites lunettes rondes, à la John Lennon, qui sont comme la cicatrice en z que le jeune Harry porte sur le front : à la fois la trace d une blessure (son premier contact avec Lord Voldemort alors qu il était tout enfant) et celle d un nouveau pouvoir : celui qu il détient, précisément, de ce combat fondateur avec les forces du mal. Toute la finesse de J.K. Rowling tient précisément à l ambivalence constitutive de son univers romanesque. Les choses sont à la fois elles-mêmes et leur contraire. Un pouvoir magique n est rien sans la volonté qui le guide et lui donne son sens. Ce que nous dit l auteur des aventures d Harry Potter, c est que la vérité ne réside pas tant dans les signes que dans le cœur de celui qui est venu pour les déchiffrer. Ainsi les lunettes, cette marque d homme blessé, de virilité amoindrie comme dans Superman, renforcent l aspect « chétif » d Harry Potter. Mais elles sont aussi le symbole de la puissance retrouvée ; de la clairvoyance du jeune apprenti sorcier. Objet toujours ambivalent : les tableaux du moyen âge représentent des hommes affublés de lunettes pour signaler un sage ou bien un fou. Lunettes, esprit et folie sont ainsi indissociables. Il en est des lunettes comme de tous les objets de pouvoir : ils ne contiennent pas en eux mêmes leur propre signification. Ce qui leur donne sens, c est l usage que l on en fait. À travers l imagerie classique du cinéma, les lunettes rendent l homme timide, désarmant, gauche. Une sorte de grand enfant naïf et un brin attardé. Montures discrètes, il peut s agir de l un de ces distraits et géniaux intellectuels. Montures plus voyantes, voire extravagantes, c est un de ces artistes à la mode, un peu snobs et narcissiques.

Le pouvoir évocateur des lunettes est connu depuis longtemps, et pas qu au cinéma ! Bien des candidats à un emploi se présentent à l entretien d embauche avec des lunettes non correctrices, afin de paraître plus sérieux, plus compétents. Aux États-Unis, un véritable marché de la lunette à verres plans, c est-à-dire non correcteurs, s est ainsi développé. Il représenterait déjà plus de 10 % du total des lunettes vendues ! La communication non verbale possède souvent plus d impact sur nos interlocuteurs que bien des longs discours. C est une manière d être, une attitude corporelle, une gestuelle, un regard éloquent. Dans ce registre les lunettes sont un moyen d expression fort, facile à mémoriser. Idéal lorsqu il s agit de frapper les esprits. Pour autant les lunettes ne font pas tout. Des lunettes rondes de Lennon aux lunettes tout aussi rondes de Coluche il existe un monde ; car le chanteur d Imagine n avait rien en commun avec le fantaisiste. Chacun a incorporé ses lunettes à sa propre identité. Sur le premier elle renforce l image de l idéaliste créatif et pacifiste, sur le second elle est le complément indispensable de sa bouille ronde et de son nez rouge ! Autant leurs lunettes sont devenues parfaitement indissociables de leur image, autant elles composent deux personnalités fort distinctes. L objet n est là qu en appui. Il n est pas signifiant en lui-même, mais en relation avec les autres éléments constitutifs de la personnalité d un visage. La nouvelle masculinité a su prendre ses distances avec le machisme. Elle nous présente désormais des hommes plus doux, mieux enclins au bien-être. Des « chics types », en rupture avec les poses agressives des « rouleurs de mécanique » d autrefois, haïssant la violence, à l aise avec leur corps qu ils traitent avec une attention nouvelle, mais sans affectation. Chez ces hommes-là les lunettes appartiennent à la sphère de la douceur, de la bienveillance. De ce talent discret, à la Vincent Delerm. Elles sont la marque chez eux d une grande sociabilité, d une grande ouverture d esprit, d un profond souci de compréhension du monde. Oui, des hommes affables sans être mièvres, attentionnés et doux sans être des bonnets de nuit. Une certaine simplicité qui les rend, peut-être, plus aptes au bonheur que les générations de mâles qui les ont précédés. Pas des Super-héros, ni des Clark Kent. Juste des types bien. Un brin Harry Potter, en somme.

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© Mercedes Benz (Allison)

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homme pauvre, écrit Brecht, est un homme invisible ». Aujourd hui il faudrait presque renverser la proposition : « l invisibilité, telle est la pauvreté véritable », devrionsnous dire. Curieuse conjonction en effet entre visibilité et position sociale. Mais c est ainsi ; désormais il faut apparaître pour être ; s exposer pour se poser. L échelle sociale devient avant tout une échelle de visibilité. Paradoxalement, avant même de faire image, le corps est le lieu d un récit. Notre apparence est conforme aux normes de notre temps. Elle n existe que strictement référée au discours qui la rend acceptable. Même les libertés que nous prenons avec notre image ne sont que les moyens de rendre vivantes et évolutives ces conventions que rien, au fond, ne vient sérieusement mettre en question. « Faire corps », c est donc mettre en place une stratégie de discours sur soi, compatible avec les principes qui régissent une époque, afin de produire une image sociale de soi aussi efficace que possible. Pour être efficace, cette image doit se déployer à la fois comme écart (pour que l individu soit singularisé, distingué, « remarquable ») et comme appropriation de la norme commune (pour ne pas être exclu de la collectivité).


Le Tanneur (© Look Vision 2008)

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Notre corps n est pas ce corps donné, primal, que nous ne connaîtrons jamais. Il est au contraire le patient aboutissement d un projet mûrement réfléchi, d un travail parfaitement conscient et délibéré. Un corps toujours déjà socialisé : pris dans une structure culturelle faite de normes et d usages strictement prescrits. Le corps naturel, lui, recèle un danger, parce qu il reste empreint de son animalité originelle. Les tribus premières n ont de cesse de travailler les apparences, imprimant marques, tatouages, scarifications. Le corps apparaît dans un voisinage avec la sauvagerie naturelle, synonyme du mal. Le corps purement organique est irrecevable ; il n est accepté que dûment paré, couvert par des signes, aussi ténus soient-ils, parfois seulement voilé par des attitudes de convention. Le groupe humain se construit patiemment par le jeu d alliances stables. Le corps animal, sexué et sexuel, lui fait courir le risque du chaos et de la désintégration. Pour prévenir tout débordement, ses modes d apparition font l objet

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d une stricte codification, jusques et y compris au sein des groupes humains pas ou peu vêtus. Le corps n est acceptable qu ainsi, retranché du mystère sans fond de ses origines, rattaché à sa seule immanence communautaire ̶ à une identité, une appartenance clanique. Recueilli dans le cercle social à proportion qu il ait été auparavant arraché aux légendes des arrière mondes. Le corps socialisé, lui, est un corps narratif où se donne à voir une intentionnalité à l œuvre à travers des rôles admissibles et des stratégies d apparence conformes, propice à la stabilité générale du groupe. Cette intentionnalité à l œuvre définit, dans la tradition humaniste, l expression d un triomphe majeur : celui du libre arbitre sur le déterminisme de la nature. Ce n est qu en se coupant de la nature originelle que l individu accède à la dignité de sujet. Nous ne sommes sujets que des marques que nous imprimons volontairement à l état de nature, que de cet écart que ces marques entretiennent pour mieux nous intégrer au cercle humain.


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Le port d un bijou, d un accessoire ou d un produit de « marque » est l expression d une histoire, d un projet, d une résolution visant à l exposition de soi en tant que récit. Je ne suis pas seulement mon corps, je suis ce récit rendu visible à travers lui. Ce récit atteste d une vie intérieure autonome. Le corps paré, socialisé, est donc un corps intentionnel, un corps-projet. Un accessoire quel qu il soit (bijou, foulard, pendentif, boucles d oreilles, montre, épingles à cheveux, lunettes...) transforme en totalité la perception et l image du corps, ainsi que la sensation de corps et les attitudes qui lui sont associées. Le bijou dé-nature le corps. Il s impose comme altération de la nature originelle, coupure avec le corps naturel, déterminé, hérité. Il permet ainsi à l individu qui le porte de passer de l état d animalité à l état de sujet, d homme véritable. Le corps paré est la composition d un sujet en train de s affirmer. On devient sujet par la maîtrise des signes que l on émet à l adresse des autres. Dans cette maîtrise s épanouit le processus d individuation.

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Qui assume ce désir d être regardé. Un corps de femme paré d un bijou devient lui-même un bijou, accède aux mêmes attributs : exception, rareté, magnificence, séduction, luxe, intemporalité. Le bijou est un concentrateur d attention : il suscite le désir, du moins l admiration. Mieux : il signifie à autrui la liberté de celle qui le porte, cette liberté d assumer le projet de susciter chez autrui désir ou admiration. Porter un bijou c est accepter d attirer sur soi un regard ébloui. Le jeu n est pas anodin. La femme ainsi parée se donne elle-même comme objet : objet de séduction, objet de désir, objet sexuel. En ce sens le bijou relève, comme le parfum, de cette même stratégie qui consiste à stimuler l aura érotique de la personne. Bien entendu rien d équivoque ne se passe ; la maîtrise sociale, l auto-contrainte, évite que le moindre cocktail mondain ne dégénère en orgie sexuelle ! Mais c est là, ça rôde, ça passe de l un à l autre, ça participe au liant social tout en l épiçant d une discrète charge érotique qui dit

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aussi le possible des rencontres et des recompositions par lesquelles le groupe social se transforme continûment et se renouvelle. D autres fois le bijou peut être également l expression d une mémoire intime. Porter la bague d un être cher désormais disparu c est assumer publiquement cette absence, c est oser porter au regard de l autre qui ne m est rien cette douleur secrète, cette histoire personnelle dont le parcours passe par ce deuil ̶ et qui m est tout. L objet « lunettes », le bijou « lunettes » s apparente au collier, à la bague, au bracelet : il touche le corps sans le percer, sans le marquer. Il prend place naturellement, en appui derrière les oreilles. Mais contrairement à ces derniers il se place aussi facilement qu il se retire : c est une parure légère, non invasive. Il accompagne la gestuelle : c est une parure mobile. À leur place naturelle, devant les yeux, les lunettes s intègrent au triptyque visuel boucles d oreilles/ collier /rouge à lèvres qui structure habituellement la face. Mobiles, elles se font bandeau, serre-tête. Dans le corsage se sont des broches. Accompagnant la main (pour appuyer une démonstration, pour montrer), elles enrichissent la gestuelle et viennent s intégrer aux bijoux d avant-bras et de mains : bracelets/montres/bagues. Au revers d une veste elles se font pochettes, décoration honorifique. Posées devant soi elles sont comme un stylo plume haut de gamme, pur objet statutaire qui vient marquer, délimiter un territoire. Notamment chez les porteurs de demi-lunes qui n ont pas besoin de leurs lunettes en permanence, le jeu avec les lunettes change constamment les valeurs, les fonctions et les messages de celles-ci. On se souvient de Bernard Pivot, le célèbre animateur de l émission littéraire Apostrophes : lunettes pour la lecture, suçotant le bout des branches en situation d écoute, les brandissant à bout de bras lorsque la discussion prenait un tour plus animé, pour distribuer la parole ou souligner le propos d un intervenant. Il y avait là toute une gestuelle qui faisait partie intégrante de son personnage et qui donnait tout son rythme, toute sa dramaturgie à l émission. Lorsqu un Claude-Jean Philippe, au style moins bouillonnant, présentait le ciné-club ses lunettes relevées sur le front. Les parures faciales (fond de teint, fard, sourcils épilés, cils, ombre à paupière, rimmel, rouge à lèvres, boucles d oreilles) sont toutes moins intenses

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© Valentino (Safilo)

qu une paire de lunettes, même discrète. Car en donnant un écrin au regard celles-ci magnifient la part la plus expressive de notre corps. Les lunettes donnent du caractère au visage, mais pas seulement : elles parent le profil de traits bien dessinés, sculpturaux, ouvragés, décorés. De nos jours les branches deviennent de plus en plus expressives : elles soulignent l intensité de la présence, même lorsque le visage se tourne, qu on ne peut pas en apercevoir l expression. La parure socialise le corps. Dans un premier temps elle le dénature. Dans un second elle le met en lumière, ce qui a pour effet d accroître considérablement son pouvoir sur les autres. En le rendant acceptable, compatible avec la vie du groupe, la parure en fait du même coup « cet obscur objet de désir ». Fonction toujours lourdement ambivalente de la parure : car bien sûr on ne cache que pour mieux montrer, on ne montre que pour mieux cacher. Délicieuse ambiguïté du bijou qui transcende la corporéité tout en attirant l attention sur elle. Qui sublime la chair éphémère sur fond de lumière d éternité. Ainsi le bijou nous permet-il d affronter l éphémère du temps pour livrer le corps tragique à la fragile plénitude de l instant.

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LES MUTATIONS DE LA SÉDUCTION

Les mutations de la séduction

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xister, c est séduire. La séduction : cette façon de se faufiler dans une foule afin d y jouer pleinement son rôle, y rayonner. Dans les contextes urbains et péri-urbains qui font désormais l essentiel de nos vies, nous vivons agglutinés les uns aux autres. Cela tend à neutraliser la représentation que nous nous faisons de nous-mêmes. Plus nous nous sentons anonymisés par ces concentrations humaines subies, plus il nous faut nous distinguer pour retrouver intact le plaisir de la rencontre. Le corps devient le support des rapports sociaux. Toutes nos stratégies d apparence ne visent qu à optimiser, en les contrôlant, notre gestion de ces rapports à l autre. De sorte que tout ce qui ressort du domaine du look, de l apparence signifiante, se pose à nous dans une urgence nouvelle. Poussés par un tel contexte, nous assistons, de fait, à un surinvestissement de tous les domaines liés à la séduction. Séduire, c est s attacher les faveurs d autrui. À ce jeu-là la lunetterie d antan partait perdante à tous les coups : ce n est fort heureusement plus le cas.


© Pierre Cardin (Safilo)

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© Anne et Valentin

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Qu un visage, même très beau, soit un peu lunaire, un peu terne, un teint trop pâle, et brusquement les lunettes le réveillent, le mettent en valeur. Une paupière tombante, des cernes, des yeux de chien battu ? Tout cela disparaît avec la monture appropriée. Les visages au modelé un peu mou semblent liftés, retendus. Selon la forme de la monture, les petites irrégularités et dissymétries sont effacées. Parce que le regard d autrui est attiré par autre chose, les petites imperfections naturelles prennent moins d importance. Les matériaux subliment la peau, lui donnent de l éclat. Les couleurs révèlent un trait de caractère, donnent du tonus à l expression, valorisent la teinte des cheveux, qu ils soient bruns, blonds, roux, châtain, gris ̶ et chez les hommes donnent de la tenue à un crâne chauve ou rasé. Une discrète énergie passe dans des lunettes graphiques, ou simplement élégantes. On sait que le résultat est réussi lorsqu on peut se dire : « Ça c est vraiment moi ̶ en mieux ! ». Où va la séduction ? Il suffit de se promener dans la rue. Love-is-back.com : ainsi se nomme le tout

nouveau site de l enseigne fashion Morgan. La marque jeune ne parle plus d amour, moins encore de « premier amour », fusse en verlan, mais bien du retour de l amour dans une vie déjà bien avancée. Qu est-ce que cela signifie ? En 2006, pour la première fois en France, le nombre des familles recomposées a dépassé celui des familles traditionnelles. Désormais on peut avoir 50 ans, être grand-père et jeune marié. C est la 2e jeunesse qui s annonce comme standard, non plus comme exception. Du coup tous les curseurs de la séduction s en trouvent déplacés. Après une séparation il s agit de recommencer à vivre, donc à séduire. Quel que soit l âge. La séduction n est donc plus comme autrefois l apanage de la jeunesse. Les cheveux grisonnants ne veulent pas de tendances grises, mais au contraire de quoi repartir avec confiance dans ce qui est aussi un combat permanent contre soi : la séduction. Sur ce chemin-là l opticien vous accompagne. Pour habiller votre regard et rehausser son charme naturel.

© Calvin Klein / Nike (Marchon)

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Au cœur d’une subjectivité en devenir

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ntre l injonction « Mets donc tes lunettes ! » quand on ne veut pas voir un problème en face, et l interrogation quotidienne : « Mais où ai-je donc mis mes lunettes ? », notre petit nécessaire à clarté possède a priori fort peu de vertu affirmative. C est ce qui provoque l imagerie de la fille à lunettes un peu gauche, maladroite, volontiers gaffeuse ; petits défauts qui, il faut bien le reconnaître, ne ressortissent pas tous à un simple défaut visuel. On pense à Marilyn (encore elle) dans Comment j ai épousé un millionnaire (1953). Remarquez bien l injustice du procédé, voire sa malhonnêteté ; tant c est la fille « sans lunettes » qui devrait être logiquement la plus maladroite, et non celle qui compense habilement son petit déficit visuel par des lunettes appropriées ! C est que les lunettes reviennent de loin. Au début du siècle dernier en effet, une jeune fille à lunettes était considérée comme difficile à marier. Quant aux femmes « comme il faut », elles ne s autorisaient jamais à paraître en public avec leurs lunettes. Cependant à chaque interdit son détournement : de même que s adonner au plaisir de la cigarette, porter des lunettes fut aussi un moyen pour les femmes d imposer peu à peu leur personnalité. D où ce côté épicé, libéré, qu elles donnent à une silhouette.


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© Face à Face

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Redressant progressivement leur image négative, les lunettes, depuis les années 80 et 90, présentent désormais des verres si fins, si légers et si transparents qu ils paraissent libérer le regard. Du coup les yeux que l on avait jadis du mal à débusquer derrière leurs « carreaux », et sur lesquels flottait continuellement un désastreux effet « vitrine » plein de reflets parasites, nous apparaissent désormais directement, avec le plus grand naturel. C est une révolution. Goethe déjà se plaignait : « Que puis-je savoir d un homme dont je ne vois pas les yeux pendant qu il parle ? », disait-il. Voir le regard de l autre nous renseigne sur ses sentiments, sur sa sincérité et même sur la stratégie de son discours. C est l exemple fameux de la P.N.L. (Programmation Neurolinguistique), technique qui nous incite à observer le mouvement des yeux pour connaître l état d esprit de notre interlocuteur. Grâce aux nouveaux profils de verres ultra-minces, le regard ne présente plus cet aspect perdu, erratique, qu il avait derrière les « hublots » d autrefois. Dégagé des reflets et des images parasites (grâce aux traitements « anti-reflets »), il affirme au contraire

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pleinement sa présence. On veillera simplement à bien placer ses lunettes, pas trop bas sur le nez, afin que la partie supérieure de la monture ne vienne pas barrer l œil : ce qui empêche la communication directe du regard et donne à la personne un air flou, lointain, peu présent. L aspect mode et high-tech des montures est devenu lui aussi un élément d affirmation. Cosmétiques, glamour, sexy, les montures sont sorties de leur réserve : pétulantes et pleines d audace, de créativité, elles soulignent la beauté naturelle, compensent une disgrâce, donnent à un visage sa pleine expressivité. De sorte que les lunettes sont passées du no look du professeur Tournesol au glamour des stars les plus... en vue ! Elles ont su pas à pas quitter l univers souffreteux des cornets acoustiques et autres prothèses pas drôles pour se glisser avec délice dans l univers du style, du glam et de la séduction. L auriez-vous imaginé ? Déjà certains créateurs (Alain Mikli, Face à Face, Nico-design, ...) proposent, à partir des splendides plaques d acétate qui servent à fabriquer leurs lunettes, des collections de bagues ou de colliers assortis aux montures.


© Carrera (Safilo)

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Vers le total look ? Gonflées, tout de même, les lunettes ! Parce qu elles reflètent une envie d être et de paraître, les voilà qui sont en train, vaillamment, de transformer les autres accessoires. Pour être belle, de la lunette jusqu au bout des doigts ! La vie avec les lunettes est décidément « la vie bonus », la vie augmentée. Euh, qui parlait de leur pouvoir faiblement affirmatif ? On voit que dès que l on s approche un peu tombent un à un tous les préjugés. Et ce n est pas fini. Car il y a plus encore. Le plus troublant dans l élément « lunettes » reste sans aucun doute ce constat : il existe au sein de cet objet à nul autre pareil une conjonction inédite entre sa dimension corporelle et sa dimension spirituelle. Car au-delà de la beauté d un regard mis en valeur par des montures élégantes, existe depuis l origine cette plongée sous jacente dans la personnalité profonde. Les yeux, selon le vieil adage grec, représentent le « miroir de l âme ». Une intériorité révélée. C est que les lunettes nous plongent au cœur de l aventure phénoménologique d une subjectivité en train de s affirmer et de s épanouir. Encadrant le regard, l objet attire notre attention sur ce processus habituellement silencieux. Il nous le rend conscient, physiquement présent ; nous donnant le sentiment d avoir le privilège d assister chez la personne porteuse de lunettes à l invention perpétuelle de sa propre singularité, de son propre regard sur le monde. Cette proximité avec cet intime processus de recréation permanente de soi, suscité par les lunettes, nous rend brusquement plus attentif à l autre. Mieux à même d apprécier toute la dimension de son humanité : fragile mais combative, sans cesse égarée et toujours à la recherche d un sens, jamais fixée, toujours en devenir. Cette vaillante tentative pour être soi, en retour, force notre respect et notre sollicitude.

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Le mystère des lunettes noires

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u plus loin que je me souvienne, les « lunettes noires » sont associées à une attitude ; une attitude, plus qu à une fonction. Comme les « blousons noirs » des années 50. Le blouson, ce n était pas pour se protéger du froid ni les lunettes noires de la lumière. Le succès vient toujours d un détournement. D une appropriation toujours inattendue. Tous les hommes vêtus de blousons de cuir noirs ne sont pas des motards, ni les porteurs de Ray-Ban des pilotes de chasse. Une success story naît souvent à l écart, dans une « niche », au sein d un milieu spécifique auquel au départ personne ne prêtait attention. Mais il faut que ce milieu sécrète des images fortes. C est l impact de ces images sur les comportements qui vont déterminer le succès du produit. L attitude symbolique. L insolence rebelle, la virilité, la bravoure, l indépendance d esprit. Voilà sans doute d où procède le succès des « lunettes noires ». Rien à voir, donc, avec le confort visuel proprement dit. Les yeux de chouette post-coïtum, les yeux gonflés par des pleurs récents, les yeux « au beurre noir » ou simplement les cernes des lendemains de fête. Passer sous silence un moment qui ne regarde que la vie privée et dont les autres n ont rien à savoir. L amour, l allégresse noctambule, le chagrin, la détresse se


© Jee Vice

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© Jee Vice

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LE MYSTÈRE DES LUNETTES NOIRES

dissimulent derrière des lunettes noires. Grâce à elles l intime de l existence peut continuer à se glisser au-dehors sans révéler ses secrets. Les « verres fumés » permettent de se présenter en public tout en conservant les prérogatives de la sphère privée. L image des lunettes noires est indissociable d une marque, Ray-Ban, que nous rencontrerons plus en détail au chapitre suivant. L histoire de Ray-Ban scelle la double naissance et la double symbolique des lunettes noires : mises au point pour l aviation américaine, elles bénéficieront ensuite de leur proximité avec Hollywood. Pour les hommes les valeurs viriles, pour les femmes les stars du 7e Art. Autant dire que la vogue des lunettes noires naît des deux valeurs structurantes de l après-guerre, la virilité pour les hommes et le glamour pour les femmes, qu elle accompagne et qu elle renforce. Marquant les retrouvailles, après l épreuve inouïe du conflit mondial, de ses carnages et de ses séparations involontaires, entre un mâle très mâle et une femme très femme. C est en effet en suivant l exemple des vedettes de cinéma que les femmes craquent elles aussi pour les « lunettes noires ». Chez les vedettes la stratégie « lunettes noires » consiste à privatiser un corps devenu idole. Préserver cette part d intime, à laquelle chacun à droit, des assauts incessants des paparazzi. Mais c est aussi une attitude que les femmes ordinaires vont emprunter à celles qui sont devenues des modèles : car le paparazzo n est qu une métaphore du regard désirant, idolâtre, des hommes sur le corps des femmes. Les lunettes noires n auront pas pour but de s en préserver, mais d imposer progressivement aux hommes leurs propres règles. Un objet d émancipation, en quelque sorte. Bardot nue au soleil porte des lunettes noires. Public, privé, c est elle qui décide où se trouve la limite. Tout son charme tient à ce jeu-là, précisément : à sa liberté de régler elle-même la focale du regard d autrui sur sa propre personne. Si elle se donne entière aux regards, elle préserve son intimité véritable en voilant ses yeux. Signe d une intériorité impénétrable que les lunettes noires sanctuarisent. Triomphe de la femme sur sa propre image. Les lunettes noires marquent ainsi cette frontière derrière laquelle les stars aiment à se réfugier, en un semblant d incognito. Mieux vaudrait les prévenir une fois pour toutes : on ne passe jamais inaperçu derrière des lunettes noires ! Pourquoi les gens en vue jouent-ils tant avec leur propre regard ? Peut-être en vertu de ce principe très


© TAG Heuer (Logo)

ancien : le valet regarde le maître qui, lui, ne regarde personne. Voiler son regard aux yeux d autrui c est s imposer comme supérieur à lui. C est dépasser le présent pour s entretenir en silence avec un monde qui n appartient qu à soi. Le noir des lunettes noires puise aux sources des valeurs « dandy » où se conjuguent l élégance et le goût des ténèbres. Dolce Vita où, derrière ses lunettes noires existentielles, Marcello Mastroianni met le monde à distance pour mieux observer, comme de loin, la fin de ses propres illusions. Fonction toujours ambivalente de la parure ; car bien sûr les lunettes noires ne cachent que pour mieux montrer, ne montrent que pour mieux cacher ; car le désir, toujours, naît du mystère. L écran noir des solaires dévie le regard : derrière, les yeux restent invisibles. Ce qui rend immédiatement cette intériorité plus présente, comme si l invisibilité même en assurait la profondeur. La neutralité due à l absence de regard direct donne au visage une gravité un brin métaphysique. Une gravité qui nous

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rappelle que le présent n est qu une illusion. Du reste Chirico ne s y est pas trompé, qui dans son Portrait prémonitoire de Guillaume Apollinaire (1914) peint le buste d un poète devenu étrangement distant par l adjonction d une paire de lunettes noires. Lunettes noires qui évoquent dans ce cas la cécité, symbole chez les Grecs de la sagesse. Un mystère n existe que par les contours qui le désignent comme tel et attirent sur lui l intérêt. Les lunettes noires sont, au propre comme au figuré, les contours de ce mystère. Quel est donc ce statut si particulier, cette vigueur symbolique des lunettes noires que les « lunettes blanches », correctrices, peinent parfois à acquérir ? Dissimuler le regard vaut-il donc tellement mieux que d en restaurer toutes les capacités ? C est que le processus symbolique naît toujours d une part manquante, d un impénétrable secret, d une invisibilité ̶ de ce regard introuvable que l on ne peut, derrière ses verres « fumés », jamais interroger.

LE MYSTÈRE DES LUNETTES NOIRES


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Moi, je, mes Ray-Ban

J © Ray-Ban (Groupe Luxottica)

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MOI, JE, MES RAY-BAN

e porte un nom tellement mythique qu il en est devenu commun, comme frigo ou texto. Ma place, c est sur le nez. Et je ne peux m empêcher de faire de l œil au soleil. Qui suis-je ? Vous l avez deviné : une paire de Ray-Ban ! 1930. Après sa traversée triomphale de l Atlantique, en solitaire et sans escales, à bord d un dirigeable, le sémillant lieutenant américain John Mac Cready formula une étrange requête auprès de la société Bausch & Lomb. Fondée en 1853, Bausch & Lomb, première firme d optique américaine, fabriquait alors des télescopes et jumelles, notamment pour l US Navy. La demande de John Mac Cready était la suivante : durant toute sa traversée, la forte luminosité, la réverbération, le vent, le brouillard l avaient considérablement gêné, lui occasionnant presque quotidiennement nausées et maux de tête. « Il nous faudrait des lunettes très protectrices, panoramiques et enveloppantes », suggéra l aventureux pionnier de l aviation. Sous l influence de Hermann von Helmholtz, qui publiait en 1860 son Manuel d Optique Physiologique, la compréhension des phénomènes visuels (et notamment la vision des couleurs) fait alors des progrès considérables. C est ainsi que les chercheurs de Bausch & Lomb mettent au point un verre... vert


© Ray-Ban (Groupe Luxottica)

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MOI, JE, MES RAY-BAN

© Ray-Ban (Groupe Luxottica)


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© Ray-Ban (Groupe Luxottica)

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qui, prenant en compte les conditions extrêmes auxquelles sont confrontés les aviateurs, allait répondre parfaitement à leurs exigences. C est un dessinateur d origine française, Samuel Bouchard, qui va donner vie à la plus prestigieuse ligne jamais créée. De forme Pantos, la Pilot utilise au maximum les volumes de ce verre R B3, qui intègre la ligne des sourcils et descend bas sur les pommettes, offrant ainsi un large champ de vision. Mais ses qualités protectrices ne tiennent pas qu à son volume hors norme. Ce nouveau verre possède la capacité de filtrer tous les rayons nocifs, infrarouges et ultraviolets, tout en respectant scrupuleusement les couleurs ̶ celles-ci constituant pour les pilotes des indications très précieuses qu il ne fallait à aucun prix dénaturer. Ce verre révolutionnaire absorbe 71 % de la lumière. Il présente même la propriété d accentuer les contrastes, pour une meilleure visibilité des détails ! Le 7 mai 1937, la marque Ray-Ban (littéralement : « qui bannit les rayons ») est déposée. Son premier modèle, sous le nom de Pilot, est commercialisé. L industrie de la lunette de soleil est véritablement née ce jour-là. Il y a le look aviateur, incontestable réussite. Mais il y a surtout l exceptionnel confort visuel que procure ce nouveau verre R B3. 80 ans plus tard, ce modèle « Pilote » est toujours la Ray-Ban emblématique, la lunette solaire la plus connue au monde, périodiquement réactualisée et remise au goût du jour. Mais les chercheurs de Baush & Lomb ne s arrêtent pas là. Dès 1938, Ray-Ban sort la Shooter, premières lunettes équipées de verres résistants aux chocs. Une solaire taillée pour l aventure, bien dans l esprit de la marque ! Indissociables en effet de la qualité filtrante de leurs verres (propriété qui ne dépend absolument pas de l aspect plus ou moins sombre du verre, mais bien de ses qualités physiques), les lunettes solaires allaient bénéficier de leur origine virile (l US Navy), du rock naissant et d Hollywood, la manufacture à stars internationales. Car pour inventer la mode qui va accompagner cette exceptionnelle innovation que constituent les premières Ray-Ban, encore fallait-il sortir de son milieu d origine, l armée de l air américaine, pour accéder pleinement au grand public. C est alors que l ingénieux William Bausch, non content d avoir fondé la société qui porte son nom, va mettre au point une innovation qui concerne un tout autre milieu. Grâce à sa nouvelle lentille pour projecteur cinématographique, il devient l un des pères du cinémascope. C est cette nouvelle invention qui va lui ouvrir les portes de la notoriété planétaire. Car dès lors, les superproductions d Hollywood ne


vont pas être avares en apparitions de Ray-Ban sur les visages les plus en vogue ! Et en dehors des plateaux, les vedettes, conquises, vont conserver leur Ray-Ban pour se protéger du regard dévorant de la foule et des photographes. Tradition qui, comme chacun sait, dure encore de nos jours, plus forte que jamais. C est ainsi qu un produit technique né pour l aviateur va rencontrer la mode via l univers sophistiqué des stars de cinéma. L histoire des lunettes noires sera donc une composition à quatre mains, la protection solaire par des verres éminemment technologiques et le souci de l apparence par un design conforme aux canons de la mode : un look. La France de la Libération va découvrir dans le paquetage décontracté des GI s, entre les cigarettes Lucky Strike, les blue jean s et les chewing-gums, les fameuses Ray-Ban. Le Président Eisenhower et le général Mac Arthur eux mêmes ne semblent pour rien au monde vouloir s en séparer. Ils en sont alors les meilleurs ambassadeurs. Ainsi les Ray-Ban sont d emblée associées à la bravoure de ces libérateurs aux airs cool , envahissant une Europe en liesse qui danse au son de Glenn Miller. Puis elles vont rencontrer un nouvel élément clef de la sociologie américaine : le rock n roll. Sur un riff de Buddy Holly, le modèle Wayfarer va incarner cette nouvelle insouciance, mâtinée de sauvagerie moderne à la James Dean, à la Marlon Brando, et de l esprit des routes à la Jack Kerouac. Qu ils se nomment Ray Charles ou encore Bob Dylan, nombreux seront les artistes qui feront de leurs paires de Ray-Ban la signature de leur légende. Les femmes ne sont pas en reste, avec dès 1961 l extraordinaire apparition d Audrey Hepburn et de ses Ray-Ban dans Diamants sur canapé. En 1969, le film mythique de Dennis Hopper Easy Rider résume

à lui seul l imaginaire de la décennie qui s achève et annonce les années 70. Peter Fonda y pousse son shopper au milieu des grands espaces américains, son regard de beau ténébreux protégé par une splendide Predator-Olympian, un modèle aux lignes aériennes et intemporelles signé... Ray-Ban, bien sûr ! 80 ans après les débuts, la saga continue, plus vive que jamais : Blues Brothers, Men in Black, Top Gun, Aviator ou encore la série culte Miami Vice, Ray-Ban n a cessé d inventer les looks de stars (Jack Nicholson, Tom Cruise, Kevin Kostner, Leonardo Di Caprio...), tout en répondant aux exigences liées aux activités les plus diverses : aventuriers, navigateurs, chasseurs, pêcheurs, randonneurs ̶ ou encore, de loin les plus nombreux, simples amateurs de terrasses de café... Expression achevée de l american way of life des années d aprèsguerre, les solaires Ray-Ban symbolisent cette liberté et cette indépendance d esprit qui touche par son audace autant que par son style. Au-delà de ses designs et de ses performances technologiques, la réussite de la marque Ray-Ban réside dans le fait d avoir été capable de symboliser à elle seule un véritable art de vivre, en phase avec la modernité. D avoir toujours été une des clefs d accès à notre propre présent. En ce sens, elles constituent sans aucun doute les premières lunettes « style de vie » de l histoire. Jetant les bases d une nouvelle lecture de l objet « lunettes », à partir de valeurs de dynamisme et de séduction rebelle.

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La marque Ray-Ban appartient désormais au groupe italien Luxottica, n°1 mondial.

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Jeux narcissiques et lunettes

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© John Richemond (Allison)

es lunettes font lien. Elles constituent un portillon entre le monde extérieur et le monde intérieur, entre rêve et réalité, entre corps et esprit, entre le moi et l autre, entre l intime et le public... Un trait d union à cheval sur le

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nez. Leur présence rend ainsi plus conscient le passage d un monde à l autre. Cet instant subtil où, au fond, tout se joue : où s élaborent les règles tacites de l échange. Cette médiatisation fausse notre perception de la réalité, la transforme, la subjectivise. Du coup le porteur de lunettes devient le co-auteur du monde. Actif dans sa vision, puisqu il en a redressé les défauts. Chacun peut choisir son camp : ou bien douillettement enfermé à l abri de l écran protecteur que constituent les lunettes, ou bien au contraire, grâce à la clarté retrouvée, projeté vers le dehors, exposé aux expériences infinies qui s y déroulent. Dans un cas comme dans l autre, les lunettes rendent le porteur pleinement acteur du spectacle auquel il prend part. Mieux voir quelqu un, c est immédiatement s en sentir plus proche. Le port de lunettes engage la qualité et la profondeur de la relation à l autre. Les lunettes, pour le porteur comme pour celui qui l observe, déroutent le regard, décalent les stratégies


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© Hoya / Lunettes Eye’DC

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familières. Ce faisant, elles invitent à une nouvelle lecture du corps, à une nouvelle interprétation, au sens théâtral, de l approche, de la rencontre. Un nouveau jeu d attitude se met en place. Les yeux sont dans les montures comme des tableaux dans leur cadre. Révélés en tant que ce qu il y a à regarder. Intensifiés par cette délimitation qui les donne comme images. D autres fois c est le contraire : les yeux sont mis en scène comme distants, lointains, en exil intérieur derrière le voile des verres noirs. Prenez des films comme La Dolce Vita de Federico Fellini (1960), Easy rider de Dennis Hopper (1969), Au fil du temps de Wim Wenders (1975) ou encore, plus près de nous, Matrix, des frères Wachowski (1999) : chaque fois les lunettes noires marquent la rupture d une singularité erratique avec la société de son temps, un détachement fortement assumé ; une volonté de liberté et d indépendance critique. Les lunettes constituent un objet ambigu où se lisent les contradictions de l époque. Elles réussissent cette prouesse de transformer une petite atteinte

© Coco Song

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narcissique en accessoire de séduction, en objet miroir où se reflètent ces jeux par lesquels le moi tente d aller explorer tous ses possibles. Nécessité faisant loi, le port de lunettes naît avant tout sous le signe de la résignation. Mais un premier constat s impose : on n est pas seul dans ce cas-là ! En effet, avec l allongement de la durée de la vie, chacun, désormais, est voué à porter des lunettes. Eh oui : 100 % de la population, entre 45 et 50 ans arborera (fièrement) ce petit nécessaire à vision nette. Les lunettes sont au fond le petit secret le mieux partagé ! Ensuite, au lieu de la disgrâce attendue, la portée cosmétique des lunettes « saute aux yeux » : une jolie fille à lunettes est avant tout une jolie fille. Quant aux physiques moins conformes aux canons du moment (car en la matière tout est relatif, n estce pas !), c est l occasion pour eux de raviver un visage terne, d affirmer un regard jusque là perdu dans sa modestie, bref de composer grâce aux lunettes une nouvelle façon d être soi. Tout se passe exactement comme lorsqu une femme ose un


© Façonnable

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Le Tanneur (© Look Vision 2008)

vêtement sexy : ce qui séduit et attire, c est autant l audace de la tentative et la liberté qu elle traduit que la réussite esthétique proprement dite. C est le même souci de présentation et de soin de soi que souligne l impertinence ou la justesse du choix d une monture. Incroyable basculement des lunettes « orthèses » vers les lunettes accessoires de mode ; d une contrainte vers le plaisir ; d un signe désuet et asexué vers un symbole hypermoderne plein d entrain, de glamour et d appétence. L affaire au départ n était pas si bien engagée. Dans l inconscient collectif les lunettes constituent à la base non seulement le signe ostentatoire d une défaillance physique, mais aussi d un défaut esthétique, libidinal, narcissique. Véhiculant même une logique de victimisation : « Les lunettes polarisent la violence », écrivait ainsi Raymond Jean, dans son livre intitulé Les Lunettes. L espèce humaine est ainsi faite : le signe de faiblesse attire généralement sur le faible la violence des forts. Dans les cours de récré d autrefois, le petit chétif à lunettes n avait plus qu à numéroter ses abattis. Mais cela n est plus vrai. Cette image de faiblesse qui collait à la peau des porteurs de lunettes appartient désormais au passé. Les « Quatre Zieux » et autres « Têtards à hublots » d autrefois ont disparu. Les verres sont si minces que le regard n y paraît plus enfermé comme dans un bocal. En matière polycarbonate, ils s avèrent incassables : ils vous suivent partout. Les montures à mémoire de forme elles aussi libèrent le porteur de l obsession de ne pas casser ses lunettes. Du coup celui-ci n a plus rien du timoré d antan. L enfant et l adolescent peuvent au contraire participer pleinement à la vie du groupe sans risque d exclusion. Les lunettes augmentent le corps. Elles n appartiennent plus au monde de la passivité ; elles redonnent au contraire du champ pour l action. Les lunettes marquent l entrée dans cette ère où la technologie ne contredit plus la nature, mais n a au contraire d autre but que d en accroître les bienfaits. Et par dessus le marché, voilà qu elles se payent même le culot d être « tendance » ! Pas un magazine féminin qui n en présente régulièrement les nouveautés. Décidément, ce petit nécessaire à « vue nette » n est pas si accessoire que ça !

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L’érotisme des lunettes

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n nanar du porno, sorti en 2004 et sobrement intitulé Infirmières à lunettes, vantait gaillardement ses mérites avec l argument (imparable) suivant : « Deux fantasmes en un ! » Infirmières, à la rigueur, on peut comprendre : le côté « nounou » peut plaire à un certain type d hommes ne dédaignant pas les chemins quelque peu régressifs de la libido. Mais les lunettes ? Était-ce donc aussi évident que cela ? C est Bernard Pivot qui raconte : « Du temps d Apostrophes, quand je portais des demi-lunes que je ne cessais d enlever et de remettre pendant l émission, selon que j avais à parler ou à lire, j avais reçu une lettre d une téléspectatrice qui me confiait combien elle était troublée par le mouvement de mes lunettes » ... Pourquoi ? Parce que les lunettes règlent l espace du public et de l intime ; qu elles sont chargées des gestes du privé, de ce dernier geste près du lit qui consiste à les ôter, geste de nuit, rituel quotidien de l intime. Capteur d attention, attracteur étrange, la paire de lunettes marque une coupure technique avec la nature ; un second cordon ombilical tranché. Pour le coup le porteur semble investi d une indépendance, d une liberté d esprit, la même qu introduit la


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distance humaniste entre la culture et la nature et qui soulève le sujet plus loin, plus haut que tous les déterminismes, pour en faire une conscience éclairée, joueuse et autonome. Et puis les lunettes sont intégrées au visage, habillent le regard ; quand à l improviste elles s en éloignent soudain, elles le laissent vulnérable, de cette vulnérabilité proche du nu. Jadis considérées comme un repoussoir pour le regard sexué, les lunettes deviennent une parure engageant à des gestuelles multiples. Il y faut ce détour, cette parade du visage masqué-démasqué. Parfois elles quittent le nez. Accompagnant un geste, elles laissent un instant le regard à nu. De même que le psychanalyste n est pas vu par le patient afin de libérer la parole de celui-ci, la personne regardée par un regard de myope peut alors laisser un plus libre cours à ses élans. Le désir joue du flou, du mystère. Il y faut tout un jeu d invisibilité, de subtils voilements. Loin des yeux, les lunettes marquent le temps de la confidence, des murmures, des paupières mi-closes. Entre la clarté et le flou, le clair-obscur du désir. L érotisme est une esthétique de l approche, une logique de l entre-deux que symbolise parfaitement le petit objet « lunettes ». Celui-ci possède le don de ritualiser la scène : resté seul après le dévoilement

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intégral du corps, il renvoie puissamment à la part manquante, augmentant, épiçant encore la soudaine présence de la nudité. Objet technique, il évoque le monde du travail, l esprit de sérieux. Accessoire des yeux, il accentue la présence des regards. Des jeux conscients du regard. La vue est en amour un sens précurseur, celui de l approche. Il est l objet de multiples stratégies : on peut voiler le regard porté sur le corps pour accroître la sensation de plaisir, dans la tension d un assouvissement maintes fois différé, histoire d en décupler les saveurs. Après la vue l ouïe, puis l odorat, le toucher, le goût marquent la montée dans une intimité plus grande, une plus grande proximité avec la chair. Les lunettes, à l instar des dessous suggestifs, sont à la fois le signe de l intime (elles constituent ce trait d élégance posé à même le corps), et celui de la distance. Dans cet intervalle le jeu érotique déploie son champ. Car les deux, intimité et distance, lui sont nécessaires. Ils sont les deux pôles magnétiques à partir desquels se configurent l approche, la rencontre. Pas de hasard, donc, à ce que Chantal Thomass, reine de la lingerie sexy, signe, pour le groupement d opticiens Rev, une collection de toute beauté qui n a pas fini d alimenter les fantasmes. « La lunette


des lunettes. Elles développent désormais envers elles une vraie démarche », se réjouit Chantal Thomass. Franck Evrard, dans un ouvrage très sérieux intitulé L érotique des lunettes (Éditions Imago, 2003), va encore plus loin : « Le jeu avec les lunettes tend à devenir le substitut de gestes érotiques et une métaphore de l acte sexuel. La manière de replier les branches comme on croise les jambes, de tripoter délicatement la monture, d en suçoter les branches, de les planter sur le front, d essuyer les verres doucement avec une peau, traduit le potentiel insoupçonné contenu dans une paire de lunettes ». Jusqu à en faire « un stimulant sexuel au même titre que le porte-jarretelles ou le bas résille ». Un « fétiche » apte à « renverser une servitude du corps en un instrument de désir ». La pornographie se donne comme une pure représentation de territoires corporels spectacularisés,

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est un élément de séduction, m explique la célèbre créatrice. J en porte moi-même, c est peut-être pour cela que l objet m interpelle. Comme la lingerie, les lunettes se trouvent au contact direct de la peau, elles renvoient au corps. Une monture révèle une personnalité : fantaisiste, drôle ou plus classique. On joue avec une lunette, c est un joli geste, comme avec une cigarette. La collection de lunettes comprend à la fois mes couleurs, le noir, le rose, le rouge, le pourpre, mais aussi les codes de la marque : clous, laçages, rubans, nœuds, matelassage, inclusion de dentelles ». Un de ses modèles présente des verres Zeiss spécialement teintés pour l occasion, avec un beau dégradé allant du noir au rose. Un véritable maquillage du regard : comme une ombre à paupière, puis virant sur ce rose qui appelle le rouge des lèvres. « L expression d une femme passe par son regard et par ses lunettes. Je crois que les femmes sont aujourd hui très conscientes du pouvoir d attraction

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désindividualisés, morcelés, anonymisés, anatomisés, idéalisés jusqu au kitch, permutables à l infini ; quand l érotisme est la construction d un récit partagé, lié à une corporéité personnalisée, incarnée dans un être singulier, irremplaçable. À cet égard les lunettes, en tant que marqueur de singularité, prennent toute leur place dans le dispositif de la scénographie érotique. Puis, le moment venu, « l abandon de l objet marque l intimisation de la relation » (F. Evrard), équivalent du catleya proustien, signal de départ pour l ultime parade sexuelle. Dans Le Grand appartement (Pascal Thomas, 2006), Lætitia Casta incarne Francesca, une jeune femme active d aujourd hui. Le grand appartement en question est un havre de créativité, de liberté et de bonheur partagé abritant une sympathique communauté de doux dingues. Mais ce bonheur est menacé : un arrêté d expulsion doit être prononcé. C est Francesca qui assure elle-même la défense devant la justice. Martin (Mathieu Amalric), son ami, professeur de cinéma complètement absorbé par son métier, ne lui est d aucun secours. Au contraire : il fuit le problème, car telle est sa nature. Francesca doit se battre toute seule. Martin est fortement luneté : des montures noires, épaisses et masculines, donnent force et gravité au visage de ce doux rêveur. Elles le marquent dans la classe « intello » bohème mais sentent le masque, le signe surjoué. Un soir, tandis que Francesca manifeste son stress devant une menace d expulsion qui se fait de plus en plus précise, Martin lui propose de se détendre en regardant un film de Tourneur. Mais à cet instant précis l évasion hors du réel n est pas le moyen qu envisage sa compagne. Un subtil jeu va alors s organiser autour des lunettes de Martin, à la fois dévoilement de la vérité du couple et élément fondateur de la parade sexuelle. Tout d abord Francesca retire les lunettes du visage de Martin : elle le démasque dans sa vérité, celle qu elle aime en lui, effaçant de ses traits ces signes

sociaux convenus (force virile, gravité, autorité, responsabilité) qui travestissent sa nature véritable. Après le rapt des lunettes de son ami, Francesca les chausse elle-même : symbole que c est elle qui assure effectivement la mâle défense du territoire grâce à ses actions opiniâtres. Chacun est désormais replacé dans sa vérité : l homme rêveur, vulnérable et fuyant la réalité, la femme assumant pour tous la défense très concrète de ce rêve. Et prenant l initiative de la rencontre amoureuse. À ce ballet des lunettes à grosses montures noires qui a permis au couple d inverser les rôles s ajoute la soudaine apparition de Francesca en tant que corps désirant. La masculinité des lunettes renforce la féminité de Francesca. Le peignoir s ouvre brusquement sur une rayonnante nudité, ronde et sensuelle. Le noir de la monture renvoie au noir de la toison féminine : double captation, à laquelle Martin ne peut résister plus longtemps. Les lunettes à fortes montures noires permettent le déploiement d une double stratégie : une stratégie sociale de retrouvaille où chacun est replacé dans sa nature profonde ; une stratégie désirante où l inversion des rôles masculin/féminin est un puissant facteur d érotisation de la scène. Ne terminons pas ce gouleyant chapitre sans évoquer bien sûr le pouvoir d attraction direct qui émane des lunettes, comme dans Domicile Conjugal de François Truffaut (1970) où Antoine Doinel demande à sa partenaire de garder ses lunettes pendant l amour. C est qu en conservant un élément de sophistication éminemment social (lunettes, talons aiguilles, porte-jarretelles, etc.), le corps attise plus encore l impression de déshabillé, affirmant plus fortement sa distance à l espace public, à son rôle social ; donc son repli absolu dans sa sphère privée. Sans doute est-ce la raison de l opération spéciale lancée à l occasion de la Saint-Valentin 2006 par le lunetier créateur Alain Mikli pour sa marque M/M : « Édition limitée Spéciale Célibataires : 2 lunettes + 2 préservatifs = + de plaisir... pour fêter la rencontre d 1 coup d œil ! »

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Architectes de nos désirs

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e naturés, je veux dire plongés passifs dans une nature qui signifie l ensemble de ce qui naît ou va naître sans nous, nous devenons naturants, architectes et ouvriers actifs de cette nature », écrit Michel Serres dans Hominescence (Éditions Le Pommier, 2001). La somme des connaissances, les techniques qui en résultent, donnent désormais à l homme le pouvoir de transformer, dépasser sa nature. Nous avions appris, depuis deux millions d années que nous nous tenons debout sur cette Terre, que notre sort était scellé de manière intangible : sous le nom de fatalité, la mort prenait tôt nos ancêtres. Et le lieu, le milieu de leur naissance conditionnaient l entier de leur brève existence. Depuis la fin du siècle dernier, ce sort qui ne dépendait pas de nous a été dépassé. Le décodage du génome humain, les progrès considérables de la médecine, le souci de « sculpter », de façonner son corps, montrent combien notre espèce est en train de muter : elle passe de la passion, c est-à-dire la souffrance subie, à l action. Le XXe siècle nous aura enseigné, selon l antique formule, à devenir ce que l on est. C est d ailleurs ce qui nous définit : nous sommes désormais les architectes de notre moi. Et ne nous


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y trompons pas : c est là une révolution sans précédent. Aucun homme n a jamais fait une telle expérience avant nous. Dans un temps aux mesures élargies (nous gagnons un trimestre d espérance de vie chaque année), en partie réapproprié (temps libres de la société des loisirs), l individu peut se livrer à cette interrogation sur le « qui suis-je ? ». Non pas d ailleurs sur le mode du questionnement que sur celui de l action : je suis ce que je fais pour façonner le champ de mon moi en interaction avec autrui. Car je ne suis pas seul : c est devant l autre que je suis. Devant l autre je parais. Je ne possède d identité que référée à l autre. Or cet autre, je le perçois d abord à travers les foules urbaines, qui désormais, font le quotidien de la grande majorité d entre nous. Mon identité doit être compatible avec la brièveté des relations effervescentes produites par les grandes mégalopoles modernes. Ce ne sont donc plus mes idées ni mes paroles, spécifiques du temps long de la rencontre, qui m identifient et me distinguent de l autre. Mais mon apparence : ma surface, mon corps. Ainsi, pour la première fois depuis les Grecs, nous ne sommes plus ce que nous pensons, ni même ce que nous faisons, mais ce que devant l autre nous présentons de nous-mêmes. De sorte que s opère sous nos yeux une radicale mutation. Le corps est devenu le centre de toutes les attentions, le foyer de l identité, la résidence principale du moi. « Ce qu il y a de plus

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profond en l homme c est la peau », prétendait Paul Valéry. Cela n a jamais été aussi vrai qu aujourd hui. L homme s efface ? Paraît le corps. Le culte du corps tel que nous le connaissons aujourd hui se comprend à partir de deux pôles antagonistes : d un côté la tyrannie de la norme (la beauté comme mise en ordre des corps), de l autre l émancipation d une beauté entendue avant tout comme expression de la maîtrise et de l autocontrôle, signe évident d une liberté individuelle et du triomphe de la volonté. Comme le rappelle dans ses travaux le sociologue Georges Vigarello, « la fin des systèmes transcendants a renvoyé sur le corps, du moins en Occident, l expérience de l illimité ». Avec la perte de l influence religieuse, l éternel a cessé de se situer dans un horizon supra-terrestre, hors d atteinte ; il a trouvé refuge dans l ici maintenant des présences concrètes. Un complet retournement de perspectives ; car si le corps était investi jusque-là par l angoisse de la finitude et de la mort, et pour cela tenu en suspicion légitime, le voilà devenu peu à peu théâtre de l expérience de l illimité. L expérience de soi, notamment à travers l exaltation des sensations (retrouvées, extrêmes, etc.) a remplacé en moins d un siècle l expérience mystique et religieuse. C est donc à une complète relecture des corps que nous invite la modernité. Nouvelles sont les questions, inédits les enjeux : le corps doit jouir d une éternelle


jeunesse. Dans un monde désormais dépourvu de transcendance, le corps devient le lieu du possible et de la réalisation de soi. Pourquoi le corps, et pas telle ou telle modalité de notre intériorité ? Parce que le mythe de l intériorité a volé en éclat avec la révolution psychanalytique. En montrant que le sujet humain était constamment le jouet non conscient de pulsions sexuelles et de pulsions de mort, Freud a délogé notre confiance en ce vieux bastion humaniste que représente en nous la raison. Ce mouvement d expropriation du moi visà-vis de l intériorité s est même amplifié au cours de ces trente dernières années : des sociologues et des ethnologues ont ainsi pu montrer que nos émotions les plus intimes sont avant tout des faits de culture. Se mettre en colère, c est s autoriser ce que nous ne pourrions pas nous permettre sans l alibi de la colère. L émotion est un jugement sur les choses qui nous permet de dépasser une situation sociale donnée, en biaisant avec les obstacles qu elle nous oppose à travers le dispositif de ses normes et de ses conventions. Donc notre histoire personnelle de sujet moderne s écrira par et pour le corps. La place de celui-ci étant précisée, venons-en à présent aux enjeux que recouvre sa prédominance. Georges Vigarello attire notre attention sur un point de rupture : en 1945, l OMS (Organisation mondiale de la santé) commence à prendre en compte la psychologie, et plus généralement le bien-être global du corps non pathologique. De la question des corps en souffrance on passe ainsi à celle des corps en recherche d épanouissement et de potentiel accru. Les progrès de la génétique vont placer au centre le principe de prévention. Non plus seulement guérir, mais véritablement prévenir les affections. Nous voici devenus responsables de notre corps : nous « gérons » notre « capital santé ». Dès lors tout change. Cesser de fumer, surveiller son régime alimentaire ou fréquenter une salle de sport, autant de décisions qui marquent l emprise grandissante de la volonté sur soi-même. C est ainsi : la maîtrise de soi s attache moins au caractère qu au physique. À l heure où la violence arbitraire se déchaîne pour un rien, l individu tient à présenter le signe extérieur de son parfait contrôle sur son corps. Le spectacle qu il offre est par conséquent deux fois réussi : celui de l apparence qu il a su se donner à lui-même en même temps que celui de la volonté et de la maîtrise.

Cette volonté farouche de se construire soi-même en tant que corps remplace peu à peu le traditionnel souci du « cosmétique », c est-à-dire ce que l on utilise pour cacher ou sublimer, par le pharmaceutique, voire le médical ou le chirurgical, c est-à-dire ce qui a fonction de réparer, de corriger une fois pour toutes. Car tel est bien notre finalité : réparer la nature. Nous sommes sortis de la nécessité et de la contingence qui contraignaient naguère la vie de nos aînés. Nous ne sommes plus écrasés par tous les déterminismes qui s abattaient sur eux dès la naissance. Nos plus anciennes espérances convergent à présent vers nos technologies les plus neuves : le décodage du génome humain, la compréhension de l ADN et les modifications transgéniques jettent soudain devant nos yeux un horizon plus incroyable encore qu il n a jamais été. Parce que cette fois, il ne s agit pas de nouveaux continents à explorer ni de planètes à atteindre : il s agit de manipuler le vivant, c est-à-dire nous-même. Notre époque est une brève transition coincée entre deux énormes blocs de temps emportés dans leur interminable friction tectonique. À cette échelle le corps appartient déjà au passé. Dix ans, quinze peut-être, nous séparent encore d une ère où ni la force comme jadis, ni la raison comme naguère, ni même le corps comme aujourd hui ne seront plus le siège du moi. Le moi choisit toujours en nous ce qui possède le plus force de vie : le muscle, l esprit, le corps. Cela varie suivant les époques. Le moi qui vient sera encodé dans les gènes par un mixte de nature rehaussée de technologie. Pour l homme d action de quarante-cinq ans, la paire de lunettes qui lui rend la vue de sa jeunesse n est pas le signe du déclin, mais la poursuite sans fin de sa personnalité véritable, appuyé sur la précision et l efficience retrouvées. De même pour la séductrice de cinquante ans, sa première paire de progressifs n est pas à ranger au rayon « cheveux gris », « premières rides », mais dans le rayon cosmétique avec lequel elle a acquis depuis toujours la compétence de se mettre en valeur. De sorte qu il n y a plus, comme à travers toute l époque humaniste classique, de séparation entre nature et culture ; le corps naturel est magnifié par la technologie qui n en constitue plus une négation, mais un dépassement. Une sublimation.

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Quand l’amour est aveugle

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dgar Allan Poe était connu pour la noirceur de ses thèmes mais aussi pour le mordant de son ironie. C est dans cet esprit que le poète et nouvelliste américain, alors qu il n était pas encore l auteur célèbre que l on connaît, rédigea Les Lunettes (publiée pour la première fois en 1844 dans les pages du New York Sun) : un court récit où le tragique, comme toujours, en dispute au grotesque. Jugez plutôt : Napoléon Bonaparte Simpson, jeune et riche héritier d une noble famille d ascendance française, qui plus est fort bien de sa personne, n est affublé que de deux défauts mineurs : un nom aussi prétentieux que ridicule (Simpson signifiant littéralement « Fils de niais », dégonflant passablement le grandiloquent Napoléon), et une forte myopie qui devrait le contraindre au port permanent de ses lunettes ; ce à quoi, par coquetterie, il ne peut se résoudre. Un soir, à l Opéra, il aperçoit, de loin, une inconnue. Il tombe immédiatement sous le charme : c est le coup de foudre. Le jeune homme impétueux, qui ne connaît rien encore aux choses de l amour, demande sur le champ l inconnue en mariage. Celle-ci accepte, à la condition qu il ne chausse ses lunettes qu au lendemain de ses noces. On se doute


© Öga (Morel)

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© Vogue (Luxottica)

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QUAND L’AMOUR EST AVEUGLE © Ralph Lauren (Luxottica)


de ce qu il arrivât : non seulement la belle inconnue idéalisée s avère une vieille dame de 82 ans, mais pis encore, notre damoiseau apprend que celle-ci n est autre que... sa propre arrière-grand-mère ! Les lunettes sont instruments de vérité. Grâce à elles le jeune et beau Simpson aurait pu voir les choses en face. Lorsque l imagination prend ainsi une place disproportionnée par rapport à la réalité, la destinée tourne en farce hideuse. Comme dans le mythe d Œdipe, le récit se constitue comme un réquisitoire à l encontre des yeux. Avec cette nuance que dans la nouvelle de Poe, c est le jeune homme qui est directement responsable des misères qui lui arrivent. Il ne tenait qu à lui, après tout, de chausser ses lunettes ! Ainsi, à cet alibi de coquetterie qui le pousse à écarter l accessoire légitime du retour à la vue, s ajoute cette complaisance à l égard du flou. Ne

pas voir relève de la décision délibérée. De sorte que son coup de foudre pour son aïeule (qui tient à la fois, sur le plan psychanalytique, du complexe d Œdipe et du narcissisme), relève d un double imaginaire. L amour est aveugle, c est bien connu. Poe joue avec ce lieu commun mais le dépasse. À la passion irraisonnée propre à l amour naissant et qui crée, parfois de toute pièce, une image idéalisée de l objet du désir, se superpose le projet délibéré d en nier la figure réelle. On assiste donc à la double fermeture du malheureux Simpson dans son imagination, au mépris de la réalité. Réalité qui, bien cruellement, ne tarde pas à rendre à celui-ci la monnaie de sa pièce. La passion, semble nous dire Poe, ne doit pas écarter un minimum de clairvoyance : là réside toute la ruse de sa nouvelle, son impitoyable rire sardonique.

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Cet insatiable désir de voir

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ans le film documentaire Fenêtre sur l âme (2004) du réalisateur brésilien Joao Jardim, dix-neuf personnalités de différentes spécialités et de différents pays s interrogent sur la manière dont ils voient, se voient. Ils sont écrivains, cinéastes, photographes, musiciens, poètes, neurologues... Voyants ou non voyants, ces grands témoins tressent, à travers la diversité de leur approche, une véritable ode au regard ̶ celui-ci fut-il absent. Entendre un aveugle parler de la vision est toujours un moment d intense émotion. Ainsi Eugen Bavcar, professeur d esthétique, photographe, qu un double accident a rendu aveugle dans sa jeunesse. Comment la main guide le regard désormais absent. Comment la gestuelle compense le manque de repère dans l espace. Et comment, au final, la « prise de vue » ressemble à une longue caresse. Un long, immense acte de présence. Faire une image, au sens propre, puisqu on ne peut la voir. « On nous propose des images à travers la télé, des images toutes faites. On ne sait plus voir, on ne voit plus rien, parce qu on n a plus le regard intérieur, on n a plus la distance. C est-à-dire qu on vit dans un espèce d aveuglement généralisé ». Plus beau qu un regard, il y a la construction d un regard. Tel est ce que montre le travail d Eugen Bavcar. Pour prendre


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© Try (Allison) © Try (Allison)

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une image que l on ne peut voir, il faut la concevoir. Le processus de l œuvre en train de se faire compte alors plus que l œuvre proprement dite. Wim Wenders ne le démentira pas. « Je pense que la vue passe par les yeux, mais pas seulement », ditil. « La plupart d entre nous sommes capables de voir, aussi, avec nos oreilles, d entendre et de voir, aussi, avec notre cerveau, avec nos tripes, avec notre âme ». Le réalisateur de Paris Texas raconte comment il a besoin de ses lunettes pour cadrer la réalité : « Le cadre me permet de mieux voir, de me concentrer sur ce que je regarde avec plus d attention. » Le neurologue Olivier Sachs, connu pour son ouvrage L Homme qui prenait sa femme pour un chapeau, l affirme : « L acte de voir, de regarder, ne signifie pas juste regarder ce qu il y a là. Pas juste regarder ce qui est visible, mais aussi, je crois, regarder ce qui est invisible. Dans un sens, c est ce qu on entend par le mot imagination. » Le film trouve son origine un soir que Joao Jardim traverse New York en taxi : fasciné, aveuglé par la féerie de Manhattan, le jeune cinéaste se surprend à mettre et ôter sans cesse ses lunettes. Il se rend compte alors que sa vision floue de grand myope est encore plus belle que la vision nette. Il a trouvé son

sujet : que voyons-nous du réel ? Comment notre perception, fragmentaire, imparfaite, conditionne-telle notre accès au monde extérieur ? Ce que nous appelons la réalité ne serait-il pas autre chose qu une focale plus ou moins précise, arrêtée aléatoirement au beau milieu des choses ? Une affaire, en somme, de point de vue ? Pas seulement. Agnès Varda, dans un témoignage très émouvant, parle de son film Jacquot de Nantes. Hommage à la jeunesse de Jacques Demy, son mari. Celui-ci, déjà très affecté par la maladie, assiste aux premières projections. Filmer pour retenir cette vie qui déjà ne tient plus qu à un fil. Regarder afin de sauvegarder. Long plan sur une peau d homme vieillissant, parcheminée, parsemée de ces traces qu y a laissé sa propre histoire. L image c est du temps qui s abolit ; ou plutôt une suspension provisoire de ce qui dans le temps nous menace. Mais dans cette suspension même cette menace n en est que mieux présente, mieux centrale. Et dans ces images que l amour de partout déborde se dit l essentiel : ce n est pas l image qui fait sens, mais le fait de regarder (ne fusse que mentalement) l image. Non pas le voir proprement dit, mais, insatiable, le désir de voir. 89

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Audrey L. Photographe

Portfolio « Voir », « être vu », « regarder », « dérober », « cadrer », « capter », « prendre »... sont autant d actes à la base de mon travail et alimentent mes productions artistiques. Le thème de la vue, ce qu il exprime, ce qu on a vu et verra, notre mémoire visuelle, etc., est une matière incroyablement riche pour mon travail de création. Il y a quelque chose d intéressant à saisir dans le rapport que chacun entretient avec ses lunettes : elles sont un objet, en même temps qu une extension de soi. Je n ai pas besoin de lunettes de vue. Mais ce travail m a presque donné envie d en porter ! J ai trouvé que ses lunettes apportaient un « plus », un charme supplémentaire à mon modèle. Et lors de la sélection pour les prises de vue, j ai été impressionnée par le nombre, la diversité des formes et des matières. Je trouve que les lunettes sont un très bel objet : sensuel et raffiné. Si demain, je devais en porter tous les jours, je vivrais cela comme une façon supplémentaire d affirmer mon style et de dire : « voilà qui je suis. » J ai choisi Clémence pour modèle parce que je l avais déjà vue avec des lunettes et l avais trouvé parfaite ainsi ! J ai ensuite appris qu elle en portait au quotidien... Durant les prises de vue, elle a spontanément joué avec cet objet, qui fait naturellement partie d elle-même. D un point de vue purement esthétique, les lunettes apportent structure, style, et caractère à un visage. Elles prolongent la personnalité. Elles soulignent l intensité d un regard, l arrondi d une joue, la forme d un nez. Elles font « corps » avec le visage. Elles invitent au regard, à la sensualité. Un exemple : la scène où Clémence rencontre une personne dans un bar. C est un moment de séduction.

Le jeu de la photo lors de la prise de vue a rejoint la réalité : j ai exploité cette gêne, la fragilité que mon modèle dégageait à ce moment-là. Elle avait ses lunettes solaires dans les mains, puis les posait sur le bar, puis les reprenait, les regardait, les touchait... en soutenant son jeu de séduction, cet accessoire la rassurait et lui donnait une contenance. Choisir de très belles lunettes, c est à la fois se montrer, s afficher, mais aussi se protéger (et cela est d autant plus vrai pour des solaires). L attention de ceux qui vous voient ou vous regardent se porte sur les lunettes elles-mêmes. Et vous, vous êtes derrière : c est peutêtre une façon de recréer, alors même qu on se trouve en public, une intimité avec soi-même. Je trouve que les femmes d un certain âge qui portent leurs lunettes au bout du nez et ajustent leur monture pour mieux voir sont terriblement touchantes. Ce geste parle du temps qui passe. De la vie. Je repense à cette photo que j ai prise dans laquelle mon modèle se regarde dans un miroir. Le sujet se regarde dans le miroir : première interprétation de ce qu il voit. Moi, je regarde le sujet se regardant dans le miroir, c est une deuxième interprétation, tout en prenant cette photo, ce qui constitue une troisième interprétation... Cette triangulaire m a interpellée. En réalité, au moment où j ai saisi l image, il y a eu un très léger dédoublement du modèle dans la glace. C est à peine perceptible : je ne l ai pas vu tout de suite, c est en zoomant sur l image que j ai remarqué ce détail, comme un reflet, une vibration... J ai trouvé cette coïncidence intéressante pour un portfolio dont le thème est « les lunettes ». Que voit-on alors réellement, et quel est le degré d interprétation de chacun, avec ou sans lunettes ?

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matin

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Ce premier geste du matin, geste du corps encore incomplet : prendre ses lunettes, c’est dÊboucher le flacon de vie.

Lunettes Zenka

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passante

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Ville, percussion mentale et émotionnelle. Ça vous dépossède, ça vous prive de vous-même. Marteaux piqueurs, vrombissements de l’incessante rumeur automobile, cris de la rue. Elle cette aisance, si juste, préservant derrière ses lunettes noires toute la force silencieuse de l’intime.

Lunettes Kenzo (L’Amy)

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mobile Être ici au milieu du vacarme de la foule, mais en détourner le cours, tout autour ça continue, mais dans sa bulle privée le moi reprend vigueur, capte les signes et les messages qui ne sont destinés qu’à lui, recompose la ville à partir de sa propre singularité, revient peu à peu dans sa propre histoire.

Lunettes Koali (Morel)


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interrogations

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Dans le halo scintillant d’un écran d’ordinateur, prendre une décision, là, tout de suite. Ce geste professionnel de concentration intense. Voir c’est aussi comprendre. Jeu avec les lunettes. Soutenir la question, c’est déjà y répondre.

Lunettes Sensio (Augar)

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journal

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Nouvelles du monde. Brouillage du proche et du lointain. Comment ça communique. Comment ça fait sens. Surveiller, un œil sur sa propre vie, un œil sur le cours des choses.

Lunettes Sonia Rykiel (Régé)

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essayages Le jeu de l’apparence pour construire un moi plus authentique. Multiplicité sans fin des artifices pour retrouver unité et unicité. Tout à l’e uphorie de ces diversités qui à chaque seconde nous renouvellent.

Lunettes (de haut en bas) Emergence, Harry Larry’s, Anne et Valentin


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le go没t des choses belles

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L’enchantement est dans les gestes simples, lorsque la conscience vient à la rencontre des choses, tous les sens en Êveil.

Lunettes Parasite

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rendez-vous On n’a pas deux fois l’occasion de faire une première impression, alors c’est là, tout de suite, ça passe ou ça ne passe pas, la vie est un speed dating permanent, en soutenir le rythme. Par chance, des femmes à lunettes on ne dit pas seulement qu’elles sont belles, mais qu’elles ont aussi de la personnalité. Elles laissent derrière elles un parfum entêtant.

Lunettes Jean Lafont


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miroir

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Cette fêlure dans le miroir, entre assurance et fragilité. Ou n’est-ce pas tout simplement humain, on ne se voit pas comme l’autre nous voit, il y a ce flou, ce flottement. Mais le charme de la rencontre ne vient-il pas, précisément, de là, cette fêlure ? Trouver quand même un axe, une certitude : les lunettes. Premier message, premier indice.

Lunettes Minima

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Pouvoir compter sur elles pour composer une attitude, signifier ce que les mots n’ont pas encore dit, mieux maîtriser ses gestes. Pour dissiper l’hésitation des débuts, et entrer, à son rythme, dans la nouveauté de la rencontre.

Lunettes François Pinton

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2ème PARTIE

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TRÈS BRÈVE HISTOIRE DE LA LUNETTE

Très brève histoire de la lunette

l y a dans l objet « lunette » une vraie générosité, un réel appétit de vie, de liberté et de partage ; un réel goût pour la beauté, mais aussi pour la vérité et pour l étude. Les lunettes constituent l objet humaniste par excellence. On dit que c est le moine franciscain, inventeur et philosophe Roger Bacon, surnommé « le docteur admirable », qui aurait été l introducteur des lunettes auprès du Vatican, dont l usage se serait ensuite propagé au reste de la Chrétienté durant le XIIIe siècle. Liées à leur naissance érudite (elles vont symboliser le personnage lettré à travers toute la peinture classique), les lunettes sont aussi l instrument qui résume le mieux la philosophie de Bacon : préférer le savoir de l expérience aux dogmes hérités. Voir de ses yeux plutôt que tenir pour vraie une croyance aveugle. Il y a là, en ces tout premiers instants où apparaissent les lunettes, l appel en elles de ce que l on ne nomme pas encore la liberté de pensée : usage du libre arbitre et plein exercice de la raison autonome. Des rebelles avant l heure, en quelque sorte, cousines pas si éloignées que ça de tous les autres instruments d optique (lunettes astronomiques, télescopes, microscopes) qui vont révolutionner la science et accoucher de la pensée des Modernes !


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Objet modeste, parure involontaire mais incontestable support de style et de personnalité, la lunette a opéré à travers son extraordinaire histoire une singulière conversion. Fille des cours d eau et de l industrie artisanale de montagne, née de cette défaillance du corps qui fait de nous des amétropes, de l effet du temps qui passe et nous transforme en presbytes, elle n avait a priori rien pour séduire. Berceau historique de la lunette, le Jura compte plus de 60 entreprises dans la filière de la lunetterie, principalement dans le canton de Morez (39), employant environ 3000 salariés. Aujourd hui encore, Morez et sa région demeurent le premier bassin de production et d emplois de l industrie lunetière française. C est la maîtrise du travail du métal qui est à l origine de cette industrie. Situé au pied des Rousses, entre Bourgogne et Bas Jura, à l ombre du viaduc ferroviaire qui jette son ombre sur la vallée étroite, Morez s étend le long de la Bienne. Une rue Lamartine est là pour signaler au visiteur que les célébrités locales ne doivent pas toutes leur renom au seul art de la lunette. Lorsqu un dénommé Étienne Morel, forgeron de son état, décide de s établir sur les bords de la Bienne au fond du lieu-dit de la Combe-Noire (nous sommes alors au milieu du XVIe siècle), il ne sait pas encore qu il va donner son nom à la ville de Morez. La région, sous la sourcilleuse autorité des bénédictins de l Abbaye de Saint-Claude, est encore aussi sauvage et impénétrable qu au jour de la création. Ses vastes forêts de sapins géants sont peuplées d ours, de cerfs, de loups ; semées de lacs, parcourues d eaux vives et de torrents. C est une contrée aux hivers rudes, et pour tout dire assez inhospitalière. Pour s y installer, il faut avoir de solides raisons. Certains historiens avancent que le Morel en question aurait choisi l endroit, non seulement pour y exercer son activité grâce à la force hydraulique, mais surtout pour échapper à quelque démêlé qu il aurait eu alors avec la justice de son temps... Quelques moulins à grains, quelques clouteries profitent déjà des eaux de la Bienne. En 1660, c est à Morbier que les frères Mayet mettent au point la fameuse horlogerie comtoise. Quelques années plus tard, Jean-Baptiste Dolard, lointain aïeul de Lamartine, crée la première tréfilerie de FrancheComté. Ce n est qu en 1678 que la région sort de son isolement et se trouve rattachée à la couronne de France. L émaillerie restera la principale activité de la vallée jusque dans les années 30, en fournissant


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notamment les fameuses plaques bleues où s inscrit traditionnellement le nom de nos rues. Si le métal est depuis des lustres la grande affaire morézienne, c est que les flancs des montagnes du Jura recèlent le précieux minerai de fer. Grâce aux bois des forêts on obtenait facilement de quoi alimenter le feu pour les forges. Enfin, parce que l eau est partout, qui dévale des sommets, on disposait d une force motrice pour activer les martinets. Un certain Pierre-Hyacinthe Cazeaux possédait une clouterie. Il fabriquait déjà les fameuses « pointes de Paris », lorsqu il eu l idée de travailler le fil de fer différemment. En 1796, il fit sensation à la célèbre Foire de Beaucaire en présentant sa toute nouvelle invention : la lunette. Suspendre aux oreilles, à l aide de deux branches, des verres placés devant les yeux de façon stable et permanente, voilà qui paraît une évidence aujourd hui ; encore fallait-il quelqu un pour y penser ! Si l on connaissait l art de polir des verres depuis plus de mille ans, encore fallait-il imaginer cet ingénieux dispositif. Notre Pierre-Hyacinthe fut cet homme-là. Eh oui : la lunette naquit d un clou. Un clou ; autant dire pas grand-chose ! D où le nom de « clouants »,

fort peu engageant il faut bien le dire, dont on affublera les lunettes naissantes. Colportant ensuite sa trouvaille de marché en marché, le succès poussa l inventeur à ouvrir son premier atelier de fabrication. L artisanat lunetier était né, donnant ainsi du travail aux paysans montagnards. À cette époque, seule l Angleterre produit des lunettes. Elles sont fabriquées à la pièce, sur commande, par des artisans bijoutiers. Les branches sont forgées, le nez et les tenons soudés à la fournaise sur de très larges cercles. Le tout est assemblé par des ouvriers horlogers, des forgerons ou des cloutiers. Dans la région de Morez, l invention de notre bon Pierre-Hyacinthe Caseaux commence à faire parler d elle. Pendant une trentaine d années, elle va susciter une intense activité artisanale, complément indispensables aux travaux agricoles, à laquelle vont s adonner les paysans retenus chez eux par la neige durant le long hiver franc-comtois. De véritables ateliers commencent à voir le jour, recrutant des ouvriers dans les forges comme dans l horlogerie. C est ainsi qu en 1840 on dénombre déjà dans la petite ville de Morez une bonne quinzaine d ateliers. C est l introduction des premières

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machines à vapeur qui va progressivement transformer l artisanat familial des paysans de montagne en une véritable industrie. En 1796 Caseaux emploie treize ouvriers pour produire annuellement plus de 3000 paires de lunettes : c est la toute première industrie lunetière française, rivale de son homologue anglaise. En 1900, la ville de Morez ne compte pas moins de trente neuf entreprises de lunetterie, pour une production annuelle d un million de montures. Deux cents emplois sont directement liés à cette activité. Dès 1864, le principal marché de la lunetterie de Morez est l Amérique du Nord, avant les lois protectionnistes de 1890. Celles-ci feront le bonheur d American Optical et Bausch & Lomb. La société L Amy prospecte déjà en Amérique du Sud, l Océan Indien et le Pacifique. Elle dispose d un intermédiaire à Yokohama, aux Indes britanniques et à Bangkok. Dès le début du XXe siècle s y ajoutent l Australie et la Nouvelle-Zélande. Le petit artisanat lunetier de montagne est désormais devenu une industrie qui exporte dans le monde entier. Le geste technique appris sur les bords de la Bienne se transforme en parure portée avec distinction dans les cercles les plus huppés. En 1849, treize ouvriers spécialisés fondent à Morez l Association Confraternelle des Ouvriers Lunetiers. De cette coopérative ouvrière naîtra la société ESSEL qui, après la fusion avec la société SILOR de l impétueux et inventif Georges Lissac, donnera naissance en 1972 à ESSILOR. Incroyable destin que celui de cette vallée oubliée du temps et qui accouche ainsi du numéro 1 mondial de l industrie du verre ophtalmique, aujourd hui fleuron du CAC 40 ! Mais les épopées ne sont pas linéaires. En 1920, devant l effondrement du marché du peigne et des accessoires de coiffure dont elle s était faite une spécialité, la ville d Oyonnax (01), située à une cinquantaine de kilomètres de Morez, va elle aussi se convertir à la lunette. Et va utiliser pour ce faire cet acétate de cellulose (autrement dit : la matière plastique), importé d Italie, qu elle utilise déjà dans ses articles de coiffure ; jusqu à se poser en grande rivale de sa voisine. Un coup dur pour Morez, que l arrivée de la guerre va pénaliser plus encore. Durant l occupation en effet, l avantage revient aux « peigneux » d Oyonnax qui, contrairement à sa rivale, est en zone libre. Cette dernière développe alors ses activités de façon

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spectaculaire ; une forte expansion qui s accélèrera après la Libération grâce au marché américain. Il faudra attendre les années 1980 pour voir le marché s inverser. Le dollar fléchissant fortement, les Américains se tournent vers de nouveaux fournisseurs. Un malheur n arrivant jamais seul, le plastique est détrôné par le métal au niveau des tendances de la mode lunetière. Ainsi la région de Morez retrouve-t-elle, non sans de profondes restructurations, sa suprématie d antan. Désormais le danger vient d ailleurs : la concurrence asiatique (sur la production à moindre coût) et italienne (sur les licences de marque de couturiers) battent leur plein. De sorte que les fabricants français, désormais solidaires, se sont tournés vers un marché exigeant, plus technique : celui de la marque de créateur. « Nous nous sommes recentrés sur notre savoirfaire : la lunette plaisir, la lunette émotion, celle qui échappe à la banalité. Objet complexe, cette lunettelà existe par elle-même en tant qu architecture, en tant que design. Elle exprime la volonté des individus de s affirmer au travers de signes forts. Les lunettes de créateurs à la française sont de véritables accessoires de valorisation et de personnalisation », affirme Dominique Pinton, Président du syndicat Lunettes de France. Incroyable histoire d amour que celle de ce petit terroir jurassien pour cette invention hors norme : les lunettes. Fête de l innovation, du style international branché, alliance de la mode et de l intelligence, les lunettes n en conservent pas moins l humilité de leurs origines.

Légendes des photographies pages 114 à 117 1. 2.

Binocle fin XVIIIe - début XIXe siècle. Concours International de Design 2005 « Jeunes créateurs, à vous de voir », organisé par les Lunetiers du Jura. 3. Vue extérieure du Musée de la lunette, à Morez (39). 4. Besicle en cuir du XVIIIe siècle réalisée sur les modèles des pièces du XVe siècle. 5. Loupe pliante. 6. Étui à motif régional avec besicles en cuivre. 7. Paire de lunettes plastiques produites aux États-Unis, création de Pierre Marly dans les années 1960-1970. 8. Lorgnette-bijoux, XIXe siècle. 9. Paire de lunettes solaires en fer à cheval et branches pliantes. 10. Paire de lunettes chinoises. 11. Paire de lunettes de moto, début XXe siècle.


2000 NOUVEAUX MODÈLES CRÉÉS CHAQUE ANNÉE JUSTE POUR VOS BEAUX YEUX Les Lunetiers français créent 2000 nouveaux modèles tous les ans. Ils mettent tout leur savoir-faire au service de 100 marques ou griffes internationales. Près de 10 millions de paires sortent chaque année des ateliers. 1 sur 2 est exportée (40 % vers l Amérique du Nord ; 45 % vers l Europe ; 10 % vers l Asie). La France est ainsi le 6e exportateur mondial de montures de lunettes, le 5e marché mondial en terme de consommation. Le chiffre d affaire de la filière est de 332 millions d euros, dont 136 pour l export.

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Le rêve de Benjamin Franklin

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© Iceberg (Allison)

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ous sommes le 23 mai 1795. Une diligence vient de quitter Philadelphie. À son bord, le front contre la fenêtre, un étrange voyageur regarde défiler le paysage au rythme des soubresauts de la route. L homme est au soir de sa vie. L âge venant a souligné de sagesse la fermeté de ses traits. Derrière ses petites lunettes rondes, ses yeux songeurs ont délaissé le conte philosophique de ce Monsieur Voltaire qu il a eu l occasion de rencontrer à Paris et qui lui a laissé une si forte impression. L ouvrage sur les genoux, notre homme regarde au-dehors ̶ de tous ses yeux. L homme qui a pris place dans la diligence est un grand observateur de la nature. Grâce à ses innombrables inventions son nom est désormais connu dans le monde entier. Il a établi que l électricité, pareille à un courant, possédait un pôle positif et un pôle négatif, jetant les bases de la physique moderne ; il a démontré le caractère électrique de la foudre et mis au point le principe du paratonnerre ; grand voyageur, il a cartographié


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Sabrina, pour la campagne Varilux Physio (© Essilor)

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le Gulf Stream et mis en évidence son influence capitale sur le climat tempéré de l Europe. Ardent défenseur de la liberté de pensée, il est l un des rédacteurs de la Déclaration d Indépendance des États-Unis de 1776. Pour Benjamin Franklin, pas de doute : innover, c est partager. Il a l habitude de dire qu il préfère mourir en homme utile qu en homme riche. Il s est ainsi refusé à breveter son système de calorifère afin que chaque foyer américain puisse en profiter au plus vite. Innover, c est aussi pour lui diffuser le savoir lié à cette innovation : voilà pourquoi il a également fondé la première bibliothèque publique. Mais pour l heure notre homme, tout inventeur qu il est, est confronté à un problème quotidien qui empoisonne sa vie : étant myope, devenu presbyte au fil des ans, son regard ne peut passer du livre qu il lit au paysage qu il observe sans être dans l obligation de changer chaque fois de lunettes : une pour la vision de loin, une autre pour la vision de près. Cette gymnastique l agace, parasite les élans spontanés de sa pensée ; et pour tout dire gâte un peu son plaisir. C est alors qu une idée germe dans son esprit. Il suffirait sans doute de couper en deux les verres de ses deux paires de lunettes, en assemblant chaque demi-verre de sorte que la partie inférieure serve pour la vision de près et la partie supérieure © Gold & Wood

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permette la vision de loin. Voilà. Il tient sa solution. Benjamin Franklin vient d inventer les lunettes à double foyer. Satisfait de sa trouvaille, il jette fébrilement quelques notes sur le sujet, bien décidé à envoyer le fruit de ses réflexions à son opticien de Philadelphie ; puis il s endort au rythme des chevaux au trot, l esprit en paix. Son sommeil est si profond qu il ne tarde pas à y rencontrer, au détour de ses rêves, un jeune ingénieur français. Ce dernier lui fait part de l incroyable découverte qu il vient de faire. Au mur un calendrier marque la date de 1946. Le jeune homme se nomme Bernard Maitenaz. Il regarde le savant américain avec un respect et une déférence qui ont pourtant bien du mal à dissimuler un œil pétillant de malice. On pourrait y lire le défi, si le jeune homme n avait cet air modeste, timide presque, que le doute naturel donne à tout chercheur véritable. Lorsque ce dernier se met à lui détailler sa trouvaille, crayon en main, Benjamin Franklin est frappé par la façon que son interlocuteur a peu à peu de se redresser, prenant de l assurance au fil de son exposé. Bernard Maitenaz parle. Que dit-il ? Il décrit un verre pour presbyte dont la géométrie de surface aurait l extraordinaire propriété de lier à la fois la vision de loin et la vision de près, résolvant une fois pour toute le problème posé par le savant américain. Grâce à un


© Elcé

« couloir de progression », cette nouvelle géométrie donne au regard la capacité de passer en douceur, de façon naturelle, du livre au paysage, puis du paysage au livre. « Tout ça dans un seul verre, n estce pas ? », fait Benjamin Franklin, prêt a succomber à l enthousiasme devant la portée évidente de l invention du jeune ingénieur français. « Oui Monsieur, dans un seul verre ; pour voir de loin comme de près, dans toutes les directions de regard, sans casser l image en deux comme avec les double foyer. Dans toutes les directions de regard et à toutes distances... », répète Franklin en se frottant le menton, comme pour s assurer qu il entendait bien. « Un verre capable d accompagner chaque mouvement de notre vie, mais oui, bien sûr ! », s écrit-il, définitivement convaincu. « Et cette invention, quelle est son nom ? », interroget-il encore. » « Le verre progressif Varilux. » Le savant américain regarde alors longuement le jeune Bernard Maitenaz, une main sur son épaule. Ses yeux brillent d émotion ; cette émotion devant une nouveauté historique en train de se dévoiler. Cette vibration intense de l intelligence au travail où s exprime silencieusement la reconnaissance envers un pair. Ce sentiment instinctif de se trouver devant la solution juste. Puis il murmure : « C est une révolution. » C est la force de ce mot de « révolution » qui a tiré Benjamin Franklin de son sommeil. Il essaye tant bien que mal de se remémorer la démonstration de l ingénieur, mais rien n y fait : la nature fugitive des rêves lui brouille la mémoire. Il songe un instant à son propre principe de double foyer et se dit, dans sa grande sagesse, que pour son époque, ce n est déjà pas si mal. Même s il tente, en vain, de se rendormir pour pouvoir poursuivre en douce sa conversation avec le jeune savant français. Tant d autres questions à lui poser ! Le Varilux, premier verre progressif de l histoire, fut lancé en 1959 par ce qui allait devenir le Groupe Essilor. Les équipes de chercheurs, héritières de Bernard Maitenaz, en sont aujourd hui à la sixième génération de verres progressifs. Des verres physiologiques, totalement personnalisés, qui assurent à tous les presbytes une adaptation quasi immédiate et s ajustent aux montures les plus « tendances ». Offrant aux 100 % d individus qui deviennent naturellement presbytes à partir de 45 ans l incroyable sensation de retrouver la vue de leurs 20 ans !

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LA PRESBYTIE, QU EST-CE QUE C EST ? Passé 45 ans, la presbytie est un phénomène 100 % naturel qui touche 100 % de la population. Il s agit d un durcissement du cristallin lié à l âge, et donc d une perte de ce pouvoir accommodatif qui nous permet sans cesse d opérer une mise au point nette sur les objets placés à toutes distances. Une compensation optique devient alors nécessaire pour pallier cette perte de l accommodation. Les presbytes représentent aujourd hui 30 % de la population française. En 2020 ils seront plus de 40 %, soit 25 millions d individus. Les verres progressifs, après avoir ringardisé les double foyer ainsi que les demi-lunes, ont les faveurs d un presbyte sur deux ; un milliard de verres progressifs sont aujourd hui portés sur la planète !

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Comment la mode vint aux lunettes ?

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© Lunettes Beausoleil

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a lunette et la mode ? Au départ, pas plus éloignées que ces deux-là ! Et pourtant... Leur lune de miel commence véritablement dans les années 50-60 où, porté par une période de foi en l avenir et d euphorie sans précédent, l opticien-créateur Pierre Marly crée les premières lunettes de stars. Cet ancien apprenti de chez Lissac rue de Rivoli (premier mégastore de l optique datant de... 1939 !) possède un goût très sûr, un rare sens du client et une inventivité à toute épreuve. Pierre Marly va commencer par réaliser, à leur demande, des lunettes farfelues pour le fameux tandem Pierre Dac et Francis Blanche. Puis, tout de suite repéré par le monde du spectacle, il va créer des lunettes mythiques, ces lunettes-signatures qui inventent tour à tour le regard de Nana Mouskouri, Jackie Kennedy ou Michel Polnareff ̶ ce même Michel Polnareff dont les célèbres lunettes à montures blanches sont créées par Marly l enchanteur à partir de la forme du cadre du bon vieux téléviseur années 60 (elles étaient destinées dans un premier temps à... Sophia Loren ! ). Les lunettes du légendaire chanteur pop font tellement partie de son image qu elles remplacent son nom dans les affiches de la tournée 2007 ou la pochette de sa dernière compilation, comme un logo de marque !


© X-IDE

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COMMENT LA MODE VINT AUX LUNETTES ?


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© Galleria Guglielmo Tabacchi (Safilo)

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Pour la vie, pour un film, pour la montée des marches au festival de Cannes face aux crépitements des photographes, le joli nez des stars ne sait plus sortir sans se parer de lunettes signées Marly ! L opticien aux mille inventions va rester seul pendant près de vingt ans à creuser le sillon de la mode et de la lunette « pour être vu ». Ne devant qu à son inépuisable imagination une vogue grandissante auprès de la jet-set, du gotha politique et du show-biz. Les gazettes adorent ; le public en redemande. Les personnalités internationales les plus « en vue » font fabriquer leur regard chez Pierre Marly. Mais l histoire de la mode lunette pour le commun des amétropes ne commence véritablement qu en 1967, lorsque les visiteurs professionnels du Salon international des plastiques de la lunetterie et du matériel pour opticiens (qui deviendra plus tard le Silmo-Paris), qui se tient à l époque à Oyonnax, découvrent, médusés et séduits, le premier défilé de mode présentant des lunettes. Un défilé de mode « spécial lunettes » ? Du jamais vu ! Sacrés Français : ils ont osé ! Un cap, tant esthétique que psychologique, vient d être à jamais franchi. Dès l année suivante apparaît la première ligne de lunettes de créateur, chez l Italien Emilio Pucci. En 1969 les premières solaires griffées font leur entrée en scène sous la prestigieuse griffe Christian Dior. Dès 1972, les Lunettes Lafont créent des séries spéciales pour Chanel et Hermès. L optique vient de basculer dans l univers de la mode. De monter à la capitale la belle jurassienne n en devient que plus racée, plus impertinente. Sa rencontre avec la mode dans les années 1970, où elle accessoirise les défilés, s avère déterminante. C est l époque où les élégantes cessent définitivement de porter des chapeaux. La tête va nue. Les stylistes sont à la recherche d un nouvel élément pour intensifier la face, lui redonner allure et caractère : ce sera la parure « lunettes ». S inspirant de l exemple pionnier de Pierre Marly, et désormais conscients de la portée des lunettes en matière de mode, les grands couturiers parisiens (Courrèges, Dior, Yves Saint-Laurent...) présentent leurs défilés avec des montures extravagantes tout au long des psychédéliques années 70. Les silhouettes n en sont que plus cohérentes, plus mystérieuses, grâce à cette touche d excentricité qui ravit la presse et accroche instantanément le regard. Les formes sont volumineuses, expressives à l excès. De nouveaux ports de tête. De nouvelles attitudes : modernes, affirmées, délurées, bien dans l esprit de cette époque vouée à la libération des corps.


À l orée des années 80, ces mêmes couturiers vont aller plus loin. Associant leur nom prestigieux à celui de fabricants de lunettes, ils commencent à répandre l idée qu une paire de lunettes est de plein droit un « accessoire de mode » ; et pas seulement à l occasion des défilés de Haute Couture. La crise aidant, le marché du luxe se tasse ; l époque est aux produits dérivés. La lunette est tout naturellement un territoire que les griffes de couturiers vont investir massivement. À coup de logo de marque, la lunette devient un puissant identifiant chargé de symbolique. Grâce aux lunettes, de nombreuses jeunes femmes de la classe moyenne vont ainsi pouvoir accéder pour la première fois au prestige narcissique d un univers de griffe, comme elles le faisaient autrefois grâce au parfum qui permettait la première accession à la marque de rêve. C est aussi le moment que choisit un jeune opticien parisien au look écolo pour se lancer dans l aventure de la lunette « pour être vu ». Son nom : Alain Miklitarian, qu il va rapidement simplifier en Mikli tout court. On se souvient de son premier slogan, à l humour ravageur : « Mieux vaut être myope et belle que myope ». Tout est dit : la lunette sera du côté de la beauté piquante, impertinente et libérée, ou elle ne sera pas. À l époque, il n existe guère que Jean-François Rey, Philippe Lafont et François Pinton pour porter le discours d une lunette de création. Avec un renouvellement moyen tous les trois ou quatre ans, la lunette ne vit pas au même rythme que la mode qui elle, change tous les six mois. Exit la mode : la lunette est avant tout un objet de style. Associé au célébrissime Philippe Starck, Alain Mikli, au cours des années 90, fait entrer la lunetterie dans une nouvelle dimension : celle du design. Une esthétique de la fonction. Une symbolique de la forme. De quoi valoriser définitivement l objet. Les média de la galaxie glamour vont adorer. La lunette de créateur est désormais sous les feux de la rampe. Depuis, le mouvement n a fait que s accélérer. Si les principales griffes « Couture » sont passées aux mains des fabricants italiens (Luxottica et Safilo, les deux

leaders mondiaux), les lunettes de création sont restées le cœur battant de la production française. Le Silmo-Paris, le salon des professionnels de l optique dont on a dit l influence sur le lancement de l objet lunette dans les sphères de la mode, créait au tournant des années 90 le premier « Village des Créateurs ». Une idée en exclusivité mondiale consistant à regrouper en une même enceinte les sociétés nées dans le sillage d Alain Mikli : Anne & Valentin, Frédéric Beausoleil, Face à Face, Theo, Eye DC, iC! Berlin, l.a.Eyework... Mais cette lente évolution qui fit d une déficience physique le prétexte à épicer la silhouette n aurait pas pu être possible sans l extraordinaire progrès des verres ophtalmiques. Ceux-ci sont désormais beaucoup plus fins qu autrefois. D une parfaite transparence, ils ont su rendre le regard aux beautés de sa nature originelle. Galbés, ils se glissent dans les designs les plus branchés. Compacts, ils permettent même au presbyte d accéder à ces petites lunettes irrésistiblement « tendance » qui vous redonnent un coup de jeune. Colorés ou teintés « flash », ils accompagnent la mode lunetière dans toutes ses audaces créatives. Mêmes s ils demeurent avant tout des « dispositifs médicaux » (selon les termes du Code de la santé publique), ils ont su opérer la mutation et passer, eux aussi, du domaine de la contrainte à celui du plaisir. Aujourd hui la lunette poursuit son incroyable mutation. Mutation commencée avec Pierre Marly, faite de décontraction et de joie de paraître, qui entérine désormais la pleine légitimité d un produit d origine paramédicale dans le champ de la mode, du style, des arts de vivre et de l air du temps. Au-delà de leur fonction première ̶ rendre à tous la pleine clarté du monde ̶ elles sont devenues le prolongement des individus ; comme annonce, comme signature. Leur importance stylistique n est plus mise en doute, bien au contraire. C est aujourd hui Karl Lagerfeld qui exprime le mieux cette vérité nouvelle : « Pour moi les lunettes sont plus importantes que le vêtement ! ». On ne saurait décidément leur rendre plus bel hommage.

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Le grand retour de l’accessoire

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© Face à Face

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est l accessoire qui fait ou défait la femme », avait l habitude de dire Coco Chanel. Ce disant pensait-elle aux lunettes ? C est fort possible en effet. Dans une société aussi soucieuse de son image que la nôtre, on ne compte plus les célébrités qui s affichent volontiers derrière leurs lunettes. Étonnantes de couleurs et d audaces graphiques, les lunettes s emparent de la mode, respirent l air du temps, signent des styles de vie. Lunettes pour se voir dans le regard des autres, lunettes pour jouer, lunettes pour séduire : il y en a pour tous les goûts ! Gianfranco Ferré : « Parmi tous les accessoires, les lunettes représentent celui qui est, indiscutablement, le plus lié à notre physionomie qu il contribue à définir et caractériser de manière déterminante. C est un objet, utile, au fort potentiel émotionnel qui vit en symbiose avec notre personnalité, notre être, notre individualité. » L accessoire est devenu furieusement « tendance » ; et les années qui viennent devraient le voir revenir au tout premier plan. Un engouement sans précédent, qui va se renforçant depuis le début des années 2000. Art de la fusion, du métissage, de la citation et du détournement, cette nouvelle mode (impulsée


© Fendi (Marchon)

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en partie par la stratégie de diversification qui incite les marques à investir d autres domaines que le leur) est en quête de produits fortement symboliques, hybrides, réversibles, multifonctions. Il faut multiplier les occasions de porter un accessoire, en décalant les situations par un second degré de bon ton. Un seul mot d ordre : se différencier tout en faisant partie. Depuis l apparition du total look, l accessoire s est retrouvé propulsé au rang de complément indispensable. Profitant de cette période baroque où un signe devient l élément par lequel un ensemble se coordonne ou au contraire se déstructure avec à propos, l accessoire trouve son second souffle. Tendances ? Décontracté mais stylé, décomplexé et sensuel, luxueux mais provoquant. Dans le grand théâtre des apparences, le superflu n existe pas. Tout signe fait sens, toute appartenance traduit l être profond. L accessoire n est plus envisagé d après sa fonction : une lunette bandeau, utilisée en serre tête, n est là que pour mettre en valeur la chevelure tout en renforçant une allure, une attitude. L accessoire permet de multiplier les possibilités expressives et les nuances signifiantes. Offrant des surfaces plus restreintes, il est aussi le lieu de plus d audaces. Parce qu il parvient, à lui seul, à donner une tout autre lecture du corps.

© Bulgari (Luxottica)

© Celine (De Rigo)

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Les accessoires ont envahi la sphère signifiante de l individu parce que le vêtement seul ne suffit plus : les accessoires soulignent, rendent visible une tendance, ou au contraire l inversent, la contredisent, la confrontent à autre chose. Le corps n est plus enfermé dans une seule lecture : le sujet contemporain s expose à la diversité d un monde ouvert à tous les possibles, à tous les ailleurs, à toutes les altérités. L accessoire est la clé d un équilibre interchangeable, modifiable à l envi à tout moment de la journée. Il y a le tailleur Chanel du bureau ; puis, à l heure de retrouver des amis pour dîner, ces boucles d oreilles destroy dont l élégante cadre sup pare ses lobes pour épicer son look. Ou le contraire : l étudiante jean s-basket mais pour laquelle Chanel est la référence en matière d élégance et de style de vie, ornera sa chevelure d une solaire aux deux C. L individu procède ainsi par touches successives ; en fait, le total look entendu comme panoplie complète d une marque et d une seule, d une tendance et d une seule, c est du passé. Les deux exemples cités plus haut sont bien plus représentatifs des comportements actuels que le cas de la femme Chanel de pied en cap. Les marques de luxe l ont bien compris : elles ont confié à de jeunes designers le soin de multiplier les accessoires. Gagnant à la cause des couches de population pour qui ces grandes Maisons demeuraient jusque là hors d atteinte.

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© Vanni (Nico Design)

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L Accessoire : un accélérateur de tendances Nomadisme : le mouvement, signe des temps, accélérateur de particules, favorise l effervescence et la rencontre, confronte à l ailleurs, à l autre. L individu sort de son moi ancien et se vit comme ouverture au possible. Mélange baroque : art de la rencontre fortuite (toutes les cultures, toutes les époques), il produit un sens nouveau issu du nomadisme. Nature : juste l authentique, juste l essentiel. Dans un monde privé de repère, le retour à un certain naturel (retravaillé, domestiqué, épuré) pour retrouver un fondement commun. Réenchantement : vivre sa vie comme une surprise perpétuelle face à un univers de plus en plus encadré. Anticonformisme : dans un monde sans cesse en mouvement, la norme, c est moi ! Humour et distance : second degré, toujours. La somme de ces tendances caractéristiques de notre époque incite le consommateur à détourner, mélanger les objets, à se les réapproprier en les personnalisant. L accessoire permet de multiplier les possibilités expressives et les nuances signifiantes. Offrant des surfaces plus restreintes, il est aussi le lieu de plus d audace.

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© Parasite

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MODERNITÉ DES LUNETTES

ans Le peintre de la vie moderne, paru pour la première fois en 1863, Charles Baudelaire se lance dans un vibrant éloge des artifices féminins, au premier rang desquels le maquillage. Son premier argument consiste à montrer l écart fondateur où se tient la civilisation par rapport à l état de nature : « La nature n enseigne rien, ou presque rien, c est-à-dire qu elle contraint l homme à dormir, à boire, à manger, et à se garantir, tant bien que mal, contre les hostilités de l atmosphère. C est elle aussi qui pousse l homme à tuer son semblable, à le manger, à le séquestrer, à le torturer ; car, sitôt que nous sortons de l ordre des nécessités et des besoins pour entrer dans celui du luxe et des plaisirs, nous voyons que la nature ne peut conseiller que le crime. C est cette infaillible nature qui a créé le parricide et l anthropophagie, et mille autres abominations que la pudeur et la délicatesse nous empêchent de nommer... Passez en revue, analysez tout ce qui est naturel, toutes les actions et les désirs du pur homme naturel, vous ne

Toutes photos page ci-contre © Concours International de Design 2004 et 2006 « Jeunes créateurs, à vous de voir », organisé par les Lunetiers du Jura. Atelier Démoulin – Dijon.

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Modernité des lunettes


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MODERNITÉ DES LUNETTES


© TAG Heuer (Logo)

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MODERNITÉ DES LUNETTES © Arnette (Luxottica)


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© Vuillet Vega

trouverez rien que d affreux. Tout ce qui est beau et noble est le résultat de la raison et du calcul. Le mal se fait sans effort, naturellement, par fatalité ; le bien est toujours le produit d un art. » Baudelaire le dandy, héritier en cela de toute la tradition humaniste, voit dans l art la réponse de la liberté humaine face au déterminisme de la nature : « La vertu est artificielle », affirme-t-il. « Je suis ainsi conduit à regarder la parure comme un des signes de la noblesse primitive de l âme humaine. » La liberté, c est la facticité : le thème, éternel, sera plus tard réactualisé par Sartre. « La mode doit donc être considérée comme un symptôme du goût de l idéal », affirme encore Baudelaire : « La femme est bien dans son droit, et même elle accomplit une espèce de devoir en s appliquant à paraître magique et surnaturelle ; il faut qu elle étonne, qu elle charme ; idole, elle doit se dorer pour être adorée. » La mode marque cette liberté particulière de qui sait faire un usage approprié de l artifice. Elle est un fait de culture. Une preuve de civilisation. « Ainsi, si je suis bien compris, la peinture du visage ne doit pas être employées dans le but vulgaire, inavouable, d imiter la belle nature, et de rivaliser avec la jeunesse. On a d ailleurs observé que l artifice n embellissait pas la laideur et ne pouvait servir que la beauté. Qui oserait assigner à l art la fonction stérile d imiter la nature ? Le maquillage n a pas à se cacher, à éviter de se laisser deviner ; il peut, au contraire, s étaler, sinon avec affectation, au moins avec une espèce de candeur. » Autant de propos qui s appliquent parfaitement aux lunettes. Montures ostentatoires, rouges, flashy, lumineuses et volumineuses : voilà un arsenal précieux pour vivre pleinement la modernité au sens baudelairien du terme, dans l affirmation de soi. Nous vivons ainsi de plus en plus dans des « corps d emprunts », façonnés, augmentés, renouvelés. Demain nous irons plus loin encore : biotechnologies et nanotechnologies nous entraînent non pas vers un simple bien-être, mais bien vers ce « plus être » qui est l horizon que nous promet désormais « l hypermodernité » dans laquelle nous sommes entrés. Si elles ont su symboliser à elles seules les désirs de cette « hypermodernité » désormais en marche, c est que les lunettes représentent l accessoire par excellence où se décrypte la grande aventure de la subjectivité ̶ pure liberté en train de s éprouver elle-même.

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Chausser ses lunettes

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Le Tanneur (© Look Vision 2008)

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CHAUSSER SES LUNETTES

hausser ses lunettes » : il y a dans l expression un côté irréductiblement « charentaises ». Chausser, déchausser : ce rapport entre les yeux, le nez (sur lequel « on chausse ») et le pied (appelé ici, certes de façon métaphorique, mais bien présent) est pour le moins curieux, voire désagréable. Plus loin : chausse, c est aussi le mot qui a donné « caleçon »... Que voilà décidément une affaire mal engagée... scabreuse, pour tout dire. Des lunettes aux chaussures, où se fait le raccord ? Passé l étonnement, vient à l esprit une idée de douceur confortable et intime. Car il y a, de fait, dans l idée de « chausser », une notion de proximité, de solidarité entre l élément chaussant et l élément anatomique chaussé. Les skis par exemple « déchaussent » par sécurité, pour dégager la jambe en cas de chute et ne pas contrarier les mouvements naturels du corps. Existe donc un contact étroit, intime et doux : l objet que l on chausse épouse les formes de notre corps, s intégrant parfaitement dans notre schéma corporel. « Chausser ses lunettes » indique donc à la fois cette intimité physique de l objet et de notre corps, ainsi que cette familiarité quasi naturelle qui soude l un à l autre de façon plus ou moins permanente.


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CHAUSSER SES LUNETTES


© Kio Yamato

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CHAUSSER SES LUNETTES


Car nous oublions ce que l on a chaussé. Le mot dit ce niveau de confort où l objet est oublié, laissé en quelque sorte en totale autonomie à la fonction qu il assure, sans que notre esprit en soi le moins du monde préoccupé. Ou alors, c est qu un réglage s impose... En appui léger sur l arrête et les deux côtés du nez, sur le contour de l oreille, ou encore par une insensible pression temporale, les lunettes s effacent complètement de votre esprit. Un porteur de lunettes ? Mais ça n existe pas ! Vous ne trouverez personne pour se définir comme tel. Il n y a que des hommes et des femmes qui vivent leur vie. Le meilleur endroit pour oublier ses lunettes est encore son nez. Oubli d autant plus facilité qu aujourd hui les matériaux, que ce soit au niveau des montures ou au niveau des verres, sont de plus en plus légers, fins, anallergiques pour les parties en contact avec la peau. Ne reste alors que ce pur bonheur de voir, épicé, deci de-là, par ce sentiment émerveillé que l on éveille parfois dans le regard des autres ; bien difficile alors d y démêler ce qui revient à l éclat de notre personne et ce qui revient à l éclat de nos lunettes ! 139

© Alain Mikli

© Anne et Valentin

Expression donc pas si malheureuse, si l on considère qu elle traduit ce tour de force : les lunettes, dispositif optique, « équipement » comme disent certains professionnels, prennent leur place et finissent par se fondre avec un parfait naturel au visage de celui ou de celle qui les porte.

CHAUSSER SES LUNETTES


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Lunettes et psychologie

Modèle Dolce & Gabbana (Luxottica) - Photo © CLM

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es myope ? ‒ Oui. ‒ Tu me vois bien ? ‒ Non. ‒ Tu mets pas tes lunettes ?

‒ Non. ‒ T es dans le brouillard ? ‒ Oui, au boulot, c est comme si je suis tôt à la pêche. ‒ Pourquoi tu mets pas tes lunettes ? ‒ J aime bien la pêche. » Ce savoureux dialogue, tiré de Brèves de comptoir de Jean-Marie Gourio (1992), énonce sans en avoir l air toute la complexité de la vision. L acte de voir en réfère à l expérience et à la sensibilité de chacun. Voir flou n est pas nécessairement vécu comme un inconvénient. Ce peut même être le contraire, comme le montre le dialogue qui précède, où le plaisir naît du flou et de la réminiscence qu il entraîne. Dans d autres circonstances, retirer ses lunettes afin de ne plus voir est une forme de repli sur soi, de protection. Il faut bien se rendre à l évidence : il y a parfois un bonheur à rester dans le flou. Il est aussi difficile de convaincre un sujet réticent à porter une correction oculaire qu un sujet réfractaire à la culture ; car tout deux refusent la part de lucidité qui leur incombe. Tout deux vivent comme un


© X-IDE

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© OKO

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suprême réconfort le fait de ne pas prendre part, et de pouvoir ainsi se retirer en eux-mêmes. La vision est ainsi le plus subjectif de nos sens : car les yeux possèdent des paupières pour se fermer. Elle s inscrit à travers des stratégies perceptives liées à la dimension psychologique de chacun. De sorte que le porteur de lunettes vit dans deux mondes à la fois : le monde réel, visible, tangible ; le monde flou, imaginaire, propice à la rêverie. Sartre disait que l Autre, au sens strict, est celui qui me regarde. Double primauté du Voir : l Autre est celui qui, par l instance du regard, me définit en tant qu identité perçue. Ce regard éloigné à la fois me dépossède de moi-même et me reconstitue selon un ordre qui lui est propre. D où la formule bien connue : « L enfer, c est les autres ». En cela en effet l autre me « regarde », il me concerne car il donne de moi une définition qui me demeure extérieure. « Jamais tu ne me regardes là d où je te vois » (Lacan). Tout se passe comme si le secret de ma propre existence parmi les autres devait me rester étranger. Il réside donc chez l Autre, dans cette instance « qui me regarde ». Voir est à la fois comprendre l autre, partager avec lui et régler les modalités de l être ensemble. Les échanges sociaux passent avant tout par le regard. En premier lieu le regard est salut, appel, invite ou au contraire évitement, refus. Par lui on se rapproche des autres par des modalités infraverbales, muettes, donc plus légères, qui, sans tirer à conséquences, permettent d évaluer le degré de connivence des personnes et préparent en quelque sorte l approfondissement ou non de la rencontre. Le regard peut être perçu en tant que don, récompense ̶ et inversement, comme privation, punition. Par le regard on règle la distance (voire la hiérarchie), dans un jeu très strictement codifié : la proximité ne sera pas la même selon qu il s agira de deux collègues entre eux, d un vendeur avec son client ou d un couple d amoureux. Cette gestion de la distance est très largement sous le contrôle de la vue. De même la lecture des émotions sur le visage de l autre, ou dans sa gestuelle, passe par les yeux.

Quand ce n est pas le regard lui-même qui est objet de déchiffrement : yeux brillants de passion, d envie, de colère, yeux battus de la dépression, pupilles dilatées, etc. Voir autrui, c est donc mieux le comprendre. Mais « se voir » marque aussi la certitude des présences : « On se voit bientôt ? », demande-t-on, non pour fixer un tête à tête les yeux dans les yeux, mais simplement pour exprimer le fait d être ensemble. Le voir indique et signifie non seulement la présence, l être ensemble, mais aussi les modes de relations entre les personnes présentes et les réactions individuelles. Il y a quelques années l écrivaine Françoise Xénakis, bien connue pour ses montures rouges de forme ronde (façon forte d assumer publiquement son amétropie), m expliquait un jour qu au cours des « dîners en ville », lorsqu elle ressentait le besoin d une certaine introspection, d un certain retranchement, il lui arrivait d ôter ses lunettes pour demeurer dans le vague. Un peu à la façon dont on règle la lumière d une lampe halogène, elle gérait ainsi la dialectique du clair et du flou selon le besoin du moment. Nous butons là sur la limite du voir : aussi difficile à admettre que ce soit, il y a une fonction du flou, un désir de non-voir, une stratégie du brouillard. Ne pas voir l autre me donne le sentiment d échapper à l emprise de son regard. J échappe à autrui lorsque je ne le vois pas. Il existe donc une équation que nous pourrions énoncer ainsi : plus je vois, plus je suis vu. Mieux voir me surexpose à ce regard en retour. Il peut s ensuivre dans certains cas malaise et inquiétude. Voir, plus généralement, nous engage à un risque majeur, celui de la lucidité, celui de la responsabilité. Car Voir, c est comprendre (« Vous voyez ? ») ; et il y a un confort naturel à s abuser soi-même. Ainsi l individu élabore-t-il tout un ensemble de parades au bien-voir afin de préserver un certain confort mental, fait de rêveries vagues et de réalités aux contours imprécis qu il peut imaginer et agencer à sa guise. Voir, c est être responsable du monde. Porter des lunettes reviendrait alors à assumer pleinement ce statut.

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Voir, c’est pouvoir

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© Jean Reno (Socodeix)

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VOIR, C’EST POUVOIR

es lunettes rappellent la primauté du voir, qui confère à la fois savoir et pouvoir. Quand elles n en réfèrent pas aux puissances maléfiques : mauvais œil. Fonction haptique du regard : voir c est prendre, c est posséder, même à distance. D où l angoisse devant le « regard déplacé » : Actéon dérobant l image de Diane au bain à l insu de celle-ci sera transformé en proie et dévoré par ses propres chiens, parce qu il s est rendu coupable d un véritable crime de lèse déesse. Puissance, versus dangerosité du regard. Voir, c est toujours jouer avec des puissances qui nous dépassent ; qui peuvent à tout moment nous subjuguer ou nous anéantir. Les lunettes sont symboles de l activité intellectuelle, accompagnant dans la peinture classique les saints (en dépit de l anachronisme) et les savants. Mais toute chose se renversant aussi en son exact contraire, elles symbolisent également la folie et la décrépitude. Car de même que le « fou du roi » est le double inverse du monarque véritable, rappelant ainsi à ce dernier la relativité de toute chose, les lunettes appellent à la fois la raison et ce qui lui est contraire. Elles sont la mesure, mais aussi la démesure. À cette ambiguïté constitutive s ajoute la place que les lunettes prennent dans l économie générale du


© Smith (Safilo)

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VOIR, C’EST POUVOIR

© Bollé


© Charmant

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VOIR, C’EST POUVOIR


visage. Situés sur la ligne de partage entre la sphère intellectuelle (le front) et la sphère de la sensualité (la bouche), les yeux expriment en quelque sorte l infini dialogue de ces deux principes, la synthèse perpétuellement ouverte, inachevée, du corps et de l esprit. S y ajoute l aspect fortement sexuel du nez. Mais un nez à lunettes indique aussi dans la tradition l impuissance, la sénilité. Impuissance associée chez l homme à la notion de perte dioptrique, de déficit corporel souvent lié à la prise d âge (presbyte signifie « vieillard » en grec) : « Bonjour lunettes, adieu fillettes... », disait-on jadis. L idée selon laquelle les lunettes constituent pour l individu un marqueur d amoindrissement subsiste bel et bien ; même si, dans la réalité, l amoindrissement est plutôt du côté de celui qui ne compense pas sa vue basse par le port de lunettes. L œil est symbolique de la personne dans son ensemble. Il révèle son être profond, son intimité secrète : « l œil, miroir de l âme ». De sorte que chaque événement qui le touche affecte la totalité du sujet. C est sans doute là une des raisons pour lesquelles

l objet « lunettes » est resté si longtemps dans un « angle mort » sociologique ; un objet que l on a du mal à interroger, voire même à s approprier, tant la charge psychologique, inconsciente et émotionnelle est forte. En revanche les verres correcteurs sont gradués selon différentes « puissances ». À l impuissance du regard amétrope ou presbyte correspond la puissance retrouvée grâce à ces petites merveilles technologiques que sont les verres de lunettes. À cette castration symbolique succède ce ressaisissement de soi où l individu recouvre la plénitude de ses moyens, l intégrité de son schéma corporel. Autour des lunettes et de leur usage puissance et impuissance se disputent donc les faveurs interprétatives. On aura beau chercher, on ne trouvera aucun autre accessoire traversé par autant de conflits, par autant d anxiété, mais aussi, lorsqu on en fait usage, par un tel sentiment de retour à la vie. Parlerait-on ainsi de montres, de bracelets, de colliers ? Décidément les lunettes ont vraiment un statut à part !

© Parasite

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VOIR, C’EST POUVOIR


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La renaissance par les lunettes

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© Façonnable

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LA RENAISSANCE PAR LES LUNETTES

œil, et plus généralement la fonction visuelle, est en rapport métonymique avec l ensemble de la personne ; il est cette part de nous-même qui parle au nom du tout. Et le compliment « t as d beaux yeux tu sais » ne s applique pas seulement, on l aura compris, aux organes sus-nommés, mais bien à l ensemble de la personne ainsi flattée. L œil engage donc l ensemble du schéma corporel. Et même au-delà : il est bien cette « fenêtre de l âme » que l on dit. Il révèle la personnalité profonde. Celui qui a quelque chose à cacher détourne le regard, ne supporte pas la confrontation « les yeux dans les yeux ». De même, voir ne constitue pas un acte isolé. Voir engage au contraire l ensemble de l individu dans son rapport à soi, aux autres et au monde. Il ne s agit jamais d une simple fonction organique. Toucher à l œil, c est toucher l homme dans sa vérité. Au-delà de son caractère fonctionnel, la vision est aussi fortement symbolique (« L œil était dans la tombe et regardait Caïn »). Elle est enfin un opérateur relationnel de première importance. La psychanalyse ne dit pas autre chose. Elle nous apprend par exemple que l enfant s éveille en regardant les yeux de sa mère, qu il se construit à partir de cette


© Jean-Luois Scherrer (Aoyama)

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LA RENAISSANCE PAR LES LUNETTES


© Exté (Allison)

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LA RENAISSANCE PAR LES LUNETTES


Trop souvent réduit à son ordonnance dans son rapport, en tant que patient, au médecin, l individu qui arrive chez l opticien doit retrouver d emblée son statut de sujet à part entière. Il revient à l opticien de l accompagner dans sa reconquête de sa propre identité. Relevé grâce au professionnel des affres de l amétropie, le nouveau porteur connaît alors une véritable re-naissance.

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© Smith (Safilo)

réciprocité des regards. Lorsque l ophtalmologiste ou l opticien s approche d un visage et examine les yeux d une personne, ce qu il observe depuis les prérogatives qui sont les siennes est un organe ̶ alors que pour l individu il s agit d un élément central de son processus identitaire, de son économie libidinale et plus généralement de son rapport au monde. Expliquer à un individu l existence de l amétropie qui l affecte revient à lui révéler une incapacité fonctionnelle à développer son processus identitaire. C est pourquoi la personne aura tendance à penser que c est d un autre que lui dont il est question ; qu il n a au fond rien à faire avec cette histoire de dioptries en moins. Le sujet ne perçoit tout bonnement pas la réalité de son amétropie. Accepter l amétropie reviendrait sinon à accepter une étrangeté à soi. Le défaut visuel, au moment de sa révélation, peut être vécu inconsciemment comme une privation d identité. La perturbation ainsi introduite dans l édification de l identité se double de cette autre : « Non seulement je ne suis plus moi, mais en plus, ça se voit ! ». Pour le nouveau porteur, les lunettes sont une barre qui rayent le visage et le signalent à la vue de tout ceux qui le connaissaient « avant » comme individu déchu de son identité première. Elles « dé-figurent » au sens premier : elles nient le visage. Aussi est-il très difficile d accepter sans réticences une telle négation d un visage aimé, celui d un enfant par exemple : on s aperçoit que les parents sont alors traumatisés et vivent très mal un petit événement que l enfant supporterait quant à lui plutôt bien. Car lui réintègre en bénéfices perceptifs ce qu il perd en repères identitaires ; et sans la commisération parentale, il serait tout à la joie du bien-voir retrouvé (avec ses corollaires : participer, mieux s intégrer, etc.) ; car l un compense largement l autre. La perte identitaire n est jamais que temporaire, alors que renouer avec la pleine clarté du monde est un plaisir sans fin.

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Vacillement d’identité (ma visite chez l’opticien)

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© L’Amy

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VACILLEMENT D’IDENTITÉ (MA VISITE CHEZ L’OPTICIEN)

ls me regardaient. Des centaines de regards scintillants. Scintillants et vides. De toutes parts. Oppressants. Je sentais monter en moi cette impression de malaise irrépressible que l on tente de refouler pour ne pas passer pour un complet ahuri. Rester dans le jeu, comme si de rien n était. Donner le change. Donner le change fut cependant chose presque impossible tant je me sentais cerné par tous ces regards brillants, durs, surnaturels. Comme si chacun d eux eut été doté du pouvoir de voir tout au fond de moi, de percer à jour tous mes secrets ̶ même les mieux cachés, les plus inconnus de moi même. L antre d un antiquaire maléfique au bric-à-brac étrange ne m aurait pas fait plus d effet. D antiquaire, ou d alchimiste. La lente transmutation du flou en clarté. Autant dire du plomb en or. Rêve, réel, tout en moi commençait dangereusement à se confondre. Me parvenait pourtant le bruit lointain d une machine ; quelque part à l étage quelqu un devait usiner des verres. C était là, dit-on, le métier de Spinoza. Cette pensée me réconforta. Je redescendis peu à peu au niveau de la réalité et profitai de l inattention du vendeur pour rester un peu avec moi même, découvrir ce qui n allait pas, d où me venait ce sentiment de malaise.


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VACILLEMENT D’IDENTITÉ (MA VISITE CHEZ L’OPTICIEN)


© Eye Like © JLC Opticien

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VACILLEMENT D’IDENTITÉ (MA VISITE CHEZ L’OPTICIEN)

Je n étais au fond que chez un opticien, brave homme de ma connaissance dont j avais même fréquenté la boutique autrefois pour y accompagner mon père. À présent c était mon tour, tout ça après tout s inscrivait dans une continuité bienveillante. Pas de quoi s alarmer pour si peu. Mais la vue de ces centaines de lunettes couvrant les murs causait en moi un ébranlement profond : comme si elles captaient mon identité, lisant en moi à livre ouvert, me vidant peu à peu de ma propre substance. Et puis une image revenait, lancinante : celle d une montagne de lunettes entassées devant un crématoire, à Auschwitz. Millier de regards vides abandonnés à leur sort par un dieu désormais résigné à sa propre absence. Au bord de l effondrement, je m affalai finalement à une table, incapable de me concentrer plus longtemps. Une jeune fille affable en profita pour me faire un contrôle de la vue, vérifiant que celle-ci correspondait bien à l ordonnance froissée que je tenais fébrilement, comme un blanc-seing, depuis mon arrivée en ces lieux. Son sourire, je dois le dire, me fit le plus grand bien. Mais n était-elle pas une de ces créatures qui viennent vous séduire afin de mieux vous perdre ? D autant que le prix annoncé pour les lunettes choisies me laissa sans voix. Pis encore : abdiquant toute raison, je la laissai me préparer une offre dont je ne compris pas un traître mot. Elle prononçait ces formules énigmatiques qui ne sont là que pour vous faire perdre votre reste de raison. L éclat répété des lunettes exposées dans les présentoirs muraux semblait les reprendre dans un ressassement infini proche de l incantation : « presbytie, dioptrie, astigmatisme, myopie... », « presbytie, dioptrie, astigmatisme, myopie... ». Cependant, de me glisser progressivement dans le confort de l évidente compétence de cette jeune opticienne me rassura, à la manière de la première cigarette que l on tend à un rescapé. Je me laissai guider, un peu étourdi d entrer dans cet univers étrange et un peu magique de l optique. Un peu magique oui ; car l opticien est celui qui rend la vue. Et recouvrir la vue est toujours un acte grave. Lorsque je repris pied dans la conversation, nous étions en train de parler de mon mode d existence, des tâches que j avais à accomplir quotidiennement pour mon travail, mais aussi dans le cadre de mes loisirs. La jeune opticienne ne laissait rien au hasard. Elle me dit : « Vous comprenez, mon travail consiste non pas à vous vendre une paire de lunettes, mais à déterminer


avec vous quelle sera votre paire de lunettes. Celle qui n appartiendra qu à vous, parce qu elle sera adaptée non seulement à vos yeux et à votre morphologie, mais aussi à votre style et à votre mode de vie ». Je compris alors que j étais en train, peu à peu, de reprendre pied dans mon identité. À cet instant je débordai de gratitude à l égard de l opticienne et

une irrésistible envie de l embrasser me prit. Fort heureusement je n en fis rien, me contentant de sourire, enfin détendu, pleinement ouvert à ce petit objet qui m attendait, qui n était là que pour moi et qui allait, par la grâce de ces verres correcteurs et de son aspect valorisant, me rendre pleinement à moi-même.

© Exalte Cycle (Kaigan)

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Acheter des lunettes : de la contrainte au plaisir

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© Silhouette

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ACHETER DES LUNETTES : DE LA CONTRAINTE AU PLAISIR

es lunettes constituent le seul accessoire de mode prescrit sur ordonnance. Ce n est pas là la moindre de ses bizarreries ! Tout commence donc par l annonce médicale, jamais agréable à entendre, d une petite déficience physique. Aussi minime soit-elle, cela ne fait jamais plaisir... Les rapports qui existent entre un porteur et ses lunettes s inscrivent dans l histoire individuelle de celui-ci. Le vécu, ainsi que la perception du sujet, sont déterminantes. L annonce de l obligation de porter des lunettes a généralement lieu dans le contexte médical d un cabinet d ophtalmologie. C est un instant mémorable, fortement impliquant. Ce moment est généralement vécu comme un moment difficile. L aspect inéluctable, sans retour en arrière possible, en fait un tournant dans la vie qui suggère le destin, la fatalité. Le sujet est dans la contrainte, la non maîtrise de ce qui est en train de lui arriver. D autant que de l avis général le cadre ophtalmologique est peu favorable à l échange (relation déséquilibrée où le sujet est totalement passif devant le médecin. Celui-ci n a en outre que peu de temps à lui accorder) : le public est par conséquent peu enclin à faire état des nombreuses interrogations qui l assaillent alors.


© Morel

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Cette annonce est associée dans l esprit du public à une forme de « handicap », d amoindrissement des capacités physiques ; au vieillissement, dans le cas de la presbytie. D où des sentiments exacerbés relevés par une récente enquête Silmo-Sofres (« Je l ai carrément mal pris »), non dépourvus d angoisse (« un mauvais souvenir », « une torture »). Malaise qui s étend à l entourage, avec la certitude de ne jamais voir comme avant celui que l on connaissait, ou chérissait. Le mot « défiguré » est parfois utilisé ; il traduit bien tout le désarroi de certaines personnes. Certaines vivent cette contrainte comme un élément attentatoire à leur identité. D autant que les lunettes pâtissent de la réputation peu engageante que leur ont fait les « culs de bouteille » d antan, qui vous perdaient le regard dans des profondeurs insondables. Cela, c est bien fini, grâce aux progrès considérables de verres désormais amincis et poids plume, bénéficiant de cette parfaite transparence que vient illuminer le traitement anti-reflets. Rien ne vient plus s interposer : l émotion intacte, les yeux en lecture directe ! C est tout le paradoxe : les élégantes montures des fashionistas ne seraient rien sans ce raffinement technologique des verres. Sans ces prouesses high-tech, il ne serait venu à l idée de personne de qualifier les lunettes d accessoires de mode ! Pour le public toutefois la perception globale est loin d être négative. Porter des lunettes est après tout chose courante : c est le cas d une personne sur deux. Qui plus est l hérédité y est fortement impliquée, ce qui a déjà installé une familiarité avec l objet : « Mes parents en portaient, j étais sûre d y passer un jour ». Les observateurs notent même, dans cette identification aux parents, quelque chose de rassurant ; comme une filiation bien assumée. Existe surtout chez toutes les personnes que l on interroge à ce sujet un fort soulagement devant une solution apportée à un trouble visuel devenu gênant pour tous les aspects de leur vie quotidienne. Ce qu il se passe dans la tête du porteur à ce momentlà résulte du mélange de toutes ces impressions souvent contradictoires. Il va falloir alors sortir de cette situation potentiellement anxiogène et la transformer

ACHETER DES LUNETTES : DE LA CONTRAINTE AU PLAISIR

en situation de plaisir. Ce sera tout l art de l opticien que d accueillir dans un cadre convivial, avec une offre valorisante et des modèles flatteurs et étonnants. Car différentes enquêtes montrent que le moment du choix et des essayages chez l opticien est le moment le plus agréable du processus. Très fort, cet instant où l on reconnaît dans une paire de lunettes sa paire de lunettes ! Lorsqu il y réfléchit, le public aimerait se faire davantage plaisir dans le magasin d optique : achat d impulsion (en général on retient toujours la première monture choisie), envie de changer de tête, de jouer avec sa propre image et de s inscrire dans une tendance de la mode. Mais une majorité de clients entend demeurer réaliste : la visite chez l ophtalmologiste ne doit rien au plaisir (surtout que les délais d attente sont longs ; ils peuvent atteindre selon les régions jusqu à dix-huit mois !), et beaucoup vérifient le montant du « reste à charge » auprès de leur assureur complémentaire avant de passer à l acte. Pourtant, si le réalisme prévaut, les études décèlent comme une possibilité, un désir de désir. La consommatrice aimerait échapper un peu au principe de réalité. « Le mieux serait de craquer devant un modèle que l on aperçoit tout à coup en passant devant une vitrine. Mais en général on entre chez l opticien tout simplement parce que la vue baisse », précise à regret une consommatrice de quarante ans. Les trois principales raisons de choix du lieu d achat sont la proximité du magasin (43 %), les conseils d un proche (28 %) et le pur hasard (22 %). Sur les conseils de la mutuelle : 9 %. La publicité (télé et radio) compte pour 7 %. Les conseils de l ophtalmologiste pour 6 %. La pub par publipostage ou dans la presse : 5 % chacune. Toujours d après la Sofres, les lunettes sont majoritairement perçues comme dispositifs médicaux (ce qu elles sont effectivement au regard de la législation), et non comme produits de consommation courante. D où cette ambiguïté constitutive : les mécanismes d étude de l offre, de choix, de prise de décision et de renouvellement sont semblables à ceux que l on peut observer ailleurs (avec les mêmes demandes


Les critères du choix d une paire de lunettes : • Look et esthétique : 68 % • Légèreté, confort, bien adaptée : 46 % • Prix : 21 % • Solidité : 16 % • Lunettes à montures non visibles (dites à verres percés) : 8 % • Originalité, singularité : 3 % • Des verres de marque : 3 % • Des lunettes de marque : 3 %

L acte d achat d une paire de lunettes est un acte intime, axé sur l image de soi. Non tant pour transformer celle-ci que pour l améliorer. Nous sommes là dans l univers des produits de « bien-être », de soin de soi. Les lunettes s apparentent moins à un masque qu à un cosmétique. Ce qui compte tient au rendu final des lunettes sur le visage, plus qu à une grande attention aux marques. Les consommatrices n entendent pas se singulariser par leurs lunettes ; mais seulement 8 % les préfèrent invisibles. Il y a donc une acceptation manifeste des tendances, lorsqu elles ne sont pas trop extravagantes. Discrétion, mais pas trop ! Éminemment féminines, en somme. L envie de la consommatrice de recommander un magasin tient à la capacité de celui-ci à mobiliser les trois critères fondamentaux que sont la compétence perçue (« c est pro »), l ambiance ressentie (« c est sympa ») et l étendue de l offre au juste prix (« c est bien »). Dès que ces critères sont réunis, les portes du plaisir s ouvrent en grand pour faire oublier que l achat optique est avant tout un acte nécessaire. 159

© Calvin Klein (Marchon)

de prix, choix et services). Cependant les lunettes demeurent achetées et renouvelées avant tout par nécessité médicale (à 72 % sur prescription). Venons-en à présent à la question qui fâche, à savoir celle du prix. Bien que les consommatrices sachent que la mutuelle complète en général le montant remboursable par la Sécurité sociale (dans des proportions de 60 % en moyenne), le prix est majoritairement perçu comme trop élevé. Le prix facial de la monture, accessible sur les présentoirs, n indique rien ; puisqu à ce montant il faut ajouter le prix des deux verres ainsi que la prestation technique de l opticien qui va devoir les usiner avec une extrême précision, afin de les monter dans la monture choisie. Cela se complique encore du fait qu en général on ne connaît pas « le reste à charge » final. C est plutôt l illisibilité quant au montant de sa dépense finale qui perturbe le public. Bonne nouvelle : avec les progrès des échanges de données informatisées, il sera bientôt possible pour l opticien, pour peu qu il dispose des éléments suffisants, d annoncer au client pratiquement en direct le montant exact de ce « reste à charge » et donc du niveau de sa dépense réelle. Il n en reste pas moins que pour 53 % des personnes interrogées les lunettes sont « très chères », pour 40 % elles sont « chères ». Seuls 7 % considèrent qu elles sont à un prix normal. Pourquoi change-t-on de lunettes ? À 71 % à cause d une évolution de la vue, à 13 % suite à une monture cassée. L envie de changer de look n intervient spontanément que pour 8 % des personnes interrogées ; elle peut atteindre 20 % tout de même si on y ajoute le remplacement d une paire démodée ou abîmée, ou par simple plaisir de changer. La multi-possession oui, semble dire le public, mais certainement pas pour « changer de tête » (« Quand on a une gueule on y tient », disait une publicité Afflelou dans les années 90).

ACHETER DES LUNETTES : DE LA CONTRAINTE AU PLAISIR


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Ritual Fashion : invocations autour de huit tendances imaginaires

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© Von Dutch for M.POKORA

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a mode. Les modes. De vie. Toutes les vies. De lunettes. Toutes les lunettes. Comme ça. Pour voir. L optique est à la mode ? Non ! Mieux : l optique, c est la mode ! Parce qu elle est au contact de la peau, la lunette est un objet qui doit savoir se faire oublier. Pourtant sa modestie naturelle incite les designers à dépasser sa fonction première pour la transformer en un centre communicationnel embarqué, au service d une découverte multi sensorielle du monde (convergence de plusieurs sens, l ouïe et la vue), mais aussi multimodale (web cam, internet, MP3, téléphonie... ). On parle aujourd hui de « verres intelligents », style Mission Impossible, lorsque Tom Cruise prend ses ordres à travers des données retransmises dans le verre de ses lunettes... Fiction ? Non : réalité ! Les lunettes sont désormais mûres aux styles de vie et aux tendances. Les modes, à la différence d autrefois, ne se substituent plus les unes aux autres mais au contraire coexistent, s accumulent, se télescopent, s influencent. Se créolisent. Se bouturent. Solidement installés, mutant au fil du temps et des innovations, 8 courants de base rien que pour vous. À vous de vous y glisser, de jouer des uns comme des autres, dans une permanente traversée des apparences pleine de jeux créatifs, de joie et de liberté.

RITUAL FASHION : INVOCATIONS AUTOUR DE HUIT TENDANCES IMAGINAIRES


© X-IDE

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RITUAL FASHION : INVOCATIONS AUTOUR DE HUIT TENDANCES IMAGINAIRES


© Lunettes Beausoleil

© Eye’DC

1. Rigueur décalée Lignes résolues, angles droits, architectures très construites : le style géométrique revient fort pour créer des looks de caractère, fortement structurés. Carrées, rectangulaires, trapézoïdales, les montures affirment des formes strictes sans être austères. Non sans rupture de ton : un jeu de formes arrondies ou ovoïdes vient nuancer cette rigueur. Lui apportant son imaginaire festif. Le style tient tout entier à cette géométrie de l excentrique où la rigueur n est là que pour être démentie, décalée, déjouée. Car rien de ce qui est humain ne saurait tout à fait se satisfaire des schémas établis. C est en tout cas ce que nous suggère cette nouvelle tendance « Rigueur décalée » où le style surgit d une faille du rationnel, de ce doute pétillant de malice où la raison cède finalement devant le plaisir des sens.

2. Saveurs gourmandes Pour un peu on en mangerait ! Elles sont chocolat, miel ou vanille, rouge fraise, orange ; sans oublier le violet myrtille, qui s annonce déjà comme un must fait pour durer. Saveurs douces et enivrantes : couleur fruit, couleur pâtisserie, couleur bonbon ou chocolat, les montures captent l attention en stimulant les sens. Tons acidulés, matités chic ou surbrillances. La matière hyper moderne se dévore des yeux, invite le goût, stimule les papilles. Univers de plus en plus synesthésique où tous les sens se joignent et collaborent dans la fusion créatrice d une nouvelle sensualité. Une fête sensorielle pleine de jeunesse, de fraîcheur et d hédonisme ̶ à déguster sans modération !

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© Try (Allison)

3. Rouge désir Les reins cambrés au bon endroit, c est la tendance latino, auréolée de rouge passion. Un paso-doble tout en rythme où l élégance du noir prend toute sa vigueur parmi les carmins et les vermillons. Rouge, à la manière dont la braise qui couve devient brusquement incendie. « Si tu ne m aimes pas je t aime et si tu m aimes prends garde à toi ». Grâce et rouge fantaisie, mystère et volupté. Une tendance « brûlante » qui n écarte rien du trouble de la sensualité des corps, faite pour les esprits libres, tour à tour ombre et lumière, où il n est question de perdre la tête que pour mieux se trouver soi-même.

RITUAL FASHION : INVOCATIONS AUTOUR DE HUIT TENDANCES IMAGINAIRES


© Pierre Cardin (Safilo)

Masques hypermodernes pour jungle trip urbain. Totems high-tech pour savants rituels des rues. Indifférenciation des sexes : masculin/féminin, tout se transforme au rythme de la ville. Trépidations ; indistinction. Style sophistiqué, oui, mais vite. Nos accélérations, féeries périphériques, échangeurs, tags, couloirs de correspondance, ce « trop » qui partout éclate et pousse au « toujours plus » ̶ et nos vies fonctionnelles, interchangeables, qui glissent le long des surfaces lisses des voies rapides jusqu au « top chrono » de la rencontre speed dating, existence toujours un peu flottante, insituable, où l autre enfin dans un regard nous renvoie à un instant de paix que nous avions jusque là oublié. Partager, mais toujours à la limite. Éclat de rire sous le métal. Faire l amour en gardant son oreillette de téléphone, au cas où. Lunettes de soleil qui ne connaissent plus de saisons, couleurs neutres, touches dorées, formes minimalistes ou oversize ; magie noire de cette effervescence techno sauvage.

© Bless (Studio Mikli)

4. Speed Glam

Selon leur propre slogan, les nouvelles technologies veulent apporter « sens et simplicité ». Commande à distance, interaction douce avec un environnement high-tech au service du bien-être des individus et de la préservation des écosystèmes. Le passage entre réalité actuelle et réalité virtuelle est de plus en plus aisé. Offrant une multiplicité d interactions, des mondes aux dimensions multiples. Le danger d une dé-réalisation du monde par la réalité logicielle fait place aux délices-délires d un ré-ancrage du virtuel dans le réel. Approches virtuelles, rencontres réelles. Le logiciel comme support à une conscience élargie. Cette nouvelle « real-virtualité » sert de base à de nouvelles expériences de soi. La console Wii, signée Nintendo, en est le symbole : elle propose une expérience physique, par un geste bien réel, en totale interactivité avec le monde virtuel de ses jeux. Bienvenue dans les mondes hybrides.

© Rip Curl

5. Real virtualité

© Oakley

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RITUAL FASHION : INVOCATIONS AUTOUR DE HUIT TENDANCES IMAGINAIRES


6. Vintage 70 s

© Alyson Magee (Studio Mikli)

La douce dinguerie baroque, colorée et festive des 70 s n en finit pas de se décliner sur tous les tons. Non sur le mode nostalgia, mais sur celui du jeu, de la citation, du détournement volontiers parodique. C est le grand retour à l humain, en contrepoint des excès « techno ». Communautaire (mais à titre provisoire), éclatée (mais de façon naturelle) et hyper consciente (concernée par les problèmes de société et du monde, écologie et développement durable), multi-ethnique et bigarrée, c est aussi la tendance qui revendique la joie de vivre et l insouciance, certes disparues, mais toujours référentes. L image d un paradis perdu dont on assume la perte tout en maintenant le contact avec sa possibilité. Par principe.

7. Adrénaline surfwear Exploit personnel, sensations extrêmes : issue de la rencontre du sport de haut vol et de l urban style le plus débridé, la tendance « adrénaline surfwear » porte les référents de la glisse estampillée free ride et du grand frisson jusqu au cœur des dance floors les plus branchés. On ne manque pas d humour, on sait même rire de soi (Film culte : Brice de Nice). Le monde n est qu un grand bac à sable pour adultes où il fait bon s ébattre sur le mode de la légèreté et du second degré, de la trajectoire sur un fil et de l énergie débordante. Avec, naturellement, ce brin d inconscience nécessaire pour faire partie du jeu. Un seul mot d ordre : « Just do it » ! (version Jerry Rubin revue par Nike).

© Parasite

© Julbo

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© Michael Kors

8. Candeur piquante La candeur piquante est un style né des manga japonais et de l esprit « kawaï » : feinte ingénuité, innocence déjantée, enfantillages subversifs, voire pervers ... En France sa version est plus sage, version Audrey Tautou dans Le Fabuleux destin d Amélie Poulain. Moins destroy, c est le retour vers la gentillesse désintéressée, vers la sollicitude. Côté Amérique, c est la Cameron Diaz de Marie à tout prix et son innocence de « brave fille » qui met le feu partout où elle passe, le plus innocemment du monde... Côté Homme, c est la vague des « chics types », des « hommes sensibles », en complète rupture avec l imagerie machiste d autrefois.

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© Smith (Safilo)

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Les règles d’or de l’harmonie

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© Safilo

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LES RÈGLES D’OR DE L’HARMONIE

e même que tout changement de coiffure marque l individu dans une attitude, un état d esprit particuliers qui lui sont personnels, les changements de lunettes accompagnent souvent l histoire intime, à travers la fluctuation des modes, le passage des époques, la signification que l on souhaite donner à sa personne. Un changement d humeur, une relation qui commence, un désir de nouveau départ ; et si l on accompagnait tout cela d une nouvelle paire de lunettes ? Comme la chevelure avec laquelle elle partage beaucoup, la lunette construit une partie du corps que l on peut retravailler sans cesse selon le goût du jour. À la fois structure de la personnalité et mutation au gré des humeurs. Changement rapide qui change tout. Un voyage au bout de soi-même : découvrir la lunette qui révèle le mieux notre personnalité, selon l axe de communication que l on entend privilégier. Quitter son visage d emprunt, hésitant, approximatif. Trouver sa figure véritable, plus affirmée, plus entreprenante, plus avenante. Les lunettes ? Il faut jouer de ses multiples paradoxes. C est précisément ce qui les rend si piquantes. Corps étranger ; mais objet intime également : quel accessoire nous donne quotidiennement autant que


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© Sweet Years (Kaïgan)

LES RÈGLES D’OR DE L’HARMONIE


LES RÈGLES D’OR DE L’HARMONIE

© Exalte Cycle (Kaïgan) © Jean-Luois Scherrer (Aoyama)

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lui ? Entre privé et public, il organise les règles du jeu de la découverte, de la séduction, de la rencontre. Parce qu en rehaussant l expression du regard, en sublimant un visage dont elles renouvellent la lecture, les lunettes entrent dans les stratégies de séduction, de persuasion, de communication ; elles sont constitutives d une manière profondément personnelle d être en société. L image de soi est l interface entre notre monde intérieur, notre personnalité, notre parcours biographique, et le monde extérieur : les autres. Avec ou sans le thème de la beauté, l image personnelle est avant tout une histoire de communication ; de messages à adresser. Cette image que nous élaborons de nous-même conditionne notre estime de soi. Elle est pour partie variable en fonction des vêtements et des accessoires avec lesquels nous pouvons composer. Pour partie figée par la forme définie de notre corps, de notre gestuelle naturelle ; pour partie sans cesse à construire, dans le devenir même de notre propre histoire, de notre propre singularité. Dans ce contexte les lunettes occupent une place tout à fait particulière, à mi-chemin entre le donné et le variable, la liberté et la contrainte, le naturel et l artifice, la nécessité et le délibéré. Dès lors que la communication est engagée, le visage prend une dimension particulière ; notamment au niveau du regard. C est là que les lunettes prennent toute leur importance. Car elles contribuent, voire même coordonnent, l image globale de la personne. Chaque style va imposer des formes qui vont et d autres qui ne vont pas. Les lunettes vont transformer l impression générale que l on a d une personne. Elles donnent plus d assise à toute la silhouette. C est pourquoi une paire de lunettes, contrairement à ce que l on croit, se choisit toujours en se regardant en pied. Il doit exister une proportion harmonieuse entre la morphologie générale et les lunettes, un subtil équilibre. Attention aux couleurs d une monture : elles influent sur la perception du teint et des yeux. Elles peuvent éclairer ou au contraire ternir l éclat naturel d un visage. Il faut également prendre garde de ne pas couper la ligne des sourcils, au risque d affaiblir toute la dynamique du visage. Une monture qui rompt l arrondi du sourcil, quelle que soit sa forme, coupe l expression du regard. N oublions pas que les sourcils sont un lieu de très forte expressivité de la face. Ils doivent donc rester visibles au dessus de la monture.


Des joues pleines, des pommettes hautes peuvent être mises en valeurs par de petites lunettes. Il faudra veiller à ce que les montures ne reposent jamais sur la joue. Un grand nombre de personnes portent les lunettes rectangulaires ou ovales beaucoup trop bas sur le nez. La ligne de la monture divise l œil en deux parties, ce qui a pour effet de couper l expressivité de leur regard. Perturbant leurs vis-à-vis : car ce phénomène instaure une coupure dans la relation. Donnant ainsi à l interlocuteur un sentiment d évitement, de fuite, de dissimulation. Le respect de la morphologie impose de ne pas aller à l inverse d un défaut. Cela a généralement pour effet d en accentuer la perception. Par exemple, dans le cas où les yeux sont tombant, il faut éviter des montures papillon qui vont souligner le travers plutôt qu y remédier. Pour les visages longs, les longs nez, l objectif consistera à casser la longueur avec des montures « nez de selle » (reposant sur le nez) placées assez bas. Pour les nez petits ou en trompettes, on essaiera au contraire d allonger le nez et le visage avec des montures en « nez clé ». Les différentes solutions esthétiques qu offrent les lunettes vont permettre par exemple de remettre un nez disgracieux en harmonie avec le reste du visage.

Si les yeux sont écartés, on aura à cœur de centrer les yeux dans les verres avec des montures assez larges, présentant un large pont (le pont étant la partie reliant le verre gauche et le verre droit). Si les yeux sont rapprochés, il faut autant que possible centrer les yeux avec des montures ayant des pattes et un petit pont. Dans la mesure du possible il convient de bien centrer les yeux au milieu des verres. Sinon les effets de rapprochement ou d écartement des yeux vont déstructurer l ensemble du visage, donnant une impression générale de regard fuyant, de non présence. Il faut savoir que l œil presbyte va sembler plus gros que nature, tandis que l œil myope, lui, va paraître plus petit. Le choix approprié des montures, associé éventuellement au maquillage, va permettre de reconfigurer les équilibres. Dans le premier cas on choisira des montures fines et des formes étirées ; dans le second des montures larges pour retrouver des proportions harmonieuses. Le rectangle donne une masculinité, une densité, tandis que le rond tend à donner un air juvénile, rêveur, indécis, lunaire, fatigué (œil cerné). Généralement les lunettes effacent les rides d expression et donnent une dynamique au regard.

Forme du visage

Objectif

À privilégier

À éviter

Tendance ronde

Affiner les traits

Formes étirées, rectangulaires

Branches larges ou épaisses

Tendance triangulaire

Ovaliser le visage

Formes rectangulaires, ovales, rondes, bases inférieures arrondies

Branches larges, épaisses, semi-invisibles, barre frontale épaisse

Tendance rectangulaire ou long

Élargir le cadre du visage afin de l écourter

Montures trop discrètes Formes rectangles, ovales, allongées, papillon, arrondies, fantaisistes, branches épaisses

Tendance ovale

Respecter la forme du visage

Théoriquement tout convient. Alourdir le visage Tenir compte du cadre du visage et des détails

Contour du visage court

Ne pas alourdir

Montures fines, percées, invisibles

Montures et branches épaisses

Contour du visage grand

Harmoniser l équilibre des volumes

Montures fines avec grands verres, montures plus épaisses avec verres petits

Petites montures, branches épaisses

Contour du visage évasé

Compenser le volume latéral

Montures avec des tenons déportés

Branches larges ou montures dont seules les branches sont colorées

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LES RÈGLES D’OR DE L’HARMONIE


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LES RÈGLES D’OR DE L’HARMONIE


Harmoniser les montures avec les détails du visage. Détails

Objectif

À privilégier

À éviter

Nez long

Écourter

Montures à pont bas ou droit si étroit

Pont haut

Nez court et large

Affiner, allonger

Pont reposant haut sur le nez

Pont bas

Arcade tombante

Cacher la ligne descendante

Montures plates ou rondes à pans coupés

Montures invisibles, percées, formes arrondies

Oreilles décollées

Attirer l attention ailleurs

Montures à tenons déportés

Branches épaisses

Oreilles longues

Couper la longueur

Montures branches épaisses, larges, décalées

Branches fines

Frange, grande mèche, front court

Alléger la partie supérieure du visage

Montures fines

Montures épaisses

Grand front

Donner une présence sur la partie supérieure du visage

Travailler sur l épaisseur de la Montures percées, invisibles, monture, la couleur, l origiarrondies nalité de la barre frontale

Modelé mou, joues pleines

Unifier les traits vers la partie supérieure du visage, casser les arrondis

Formes à facettes, biseautées, rectangulaires

Rondes ou ovales

© Marithé + François Girbaud (Grosfilley)

Habiller le regard, c est instantanément mettre en valeur la personne dans son ensemble. Des lunettes bien choisies vont permettre de souligner des avantages, mais peuvent aussi rétablir des harmonies. Les lunettes offrent ainsi de nouvelles lectures de soi, mieux construites, mieux contrôlées, mieux affirmées.

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Une lunette en métal possède une durée de vie sur le nez du porteur de 5 ans. En général plus discrète, la lunette métal paraît aussi plus intemporelle. Une lunette en acétate de cellulose (plastique) est renouvelée plus souvent : sa durée de vie est de 3 ans seulement. Plus typée, plus colorée, plus sujette à la mode, à l humeur et à la multi-possession.

LES RÈGLES D’OR DE L’HARMONIE


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LA FIN DES LUNETTES ?

La fin des lunettes ?

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a chirurgie reléguera-t-elle un jour les lunettes au rayon des antiquités ? Rien n est moins sûr : « Six siècles confirment que pour le confort visuel, la lunette, ce n est pas si mal », constate le professeur d ophtalmologie Yves Pouliquen, de l Académie française. Et de poursuivre : « Le pouvoir réfractif (ce qui permet une mise au point nette de l image sur la rétine) dépend à 70 % de la cornée, à 30 % du cristallin. On peut agir sur ce pouvoir réfractif en incisant la cornée ; en la sculptant ; en la greffant ; en y implantant un dispositif optique. On peut également agir sur le cristallin en l ôtant, en le remplaçant, en rajoutant des lentilles artificielles intraoculaires au système optique de l œil. » « Depuis les Grecs qui posaient des galets sur les yeux pendant leur sommeil pour modifier la courbure de l œil, la modification de la réfraction est un vieux rêve. L opération de la cataracte, il y a cinquante ans, était déjà une chirurgie réfractive sans le savoir. » « Toutefois la grande aventure commence après les années 70, lorsque le russe Fyodorov lance la kératotomie radiaire. Celle-ci va avoir un retentissement considérable. Cependant les effets de la kératotomie radiaire vont vite s avérer instables


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LA FIN DES LUNETTES ?


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et insuffisants, avec notamment l inconvénient de fragiliser la cornée. Elle va néanmoins permettre d inscrire la chirurgie réfractive dans le champ de l ophtalmologie. Et va inciter les américains, eux aussi, à passer à l acte. » « En 1983 apparaît le laser excimer. Le premier remodelage de la cornée par laser a lieu en 1988. La kératotectomie photo-réfractive est née. Celle-ci ne va pas sans poser de problèmes : douleurs postopératoires, effet de brouillard, aberrations optiques pouvant subsister pendant six mois, à quoi s ajoute le coût très élevé de l instrumentation. » « On lui préfère désormais le lasik et l epilasik. Il s agit là d une méthode de choix, très élaborée, dont on a pu craindre un moment qu elle supprime le recours aux lunettes : pas de douleur ni troubles cicatriciels, avec une extension aux astigmatismes associés ainsi qu à l hypermétropie. » « 60 % des interventions sont constituées par des myopies inférieures à 5 ou 6 dioptries. Au-delà, l ablation serait trop profonde, il y aurait risque de fragilisation trop importante de la cornée. » « Concernant la presbytie, les méthodes directes basées sur le remodelage de la cornée connaissent un succès mitigé. Je suis personnellement rebelle à ce genre de modification car la presbytie évolue. »

LA FIN DES LUNETTES ?

En guise de conclusion, le Professeur Pouliquen dresse ainsi le bilan de vingt ans de chirurgie réfractive : « La chirurgie réfractive constitue une discipline incontestable, en développement ; ses résultats sont appréciés, principalement dans le cas de myopies inférieures à 4 dioptries. Elle a engendré une stimulation remarquable en matière de technique chirurgicale par lasers ainsi que de toutes les investigations de l œil. Auprès des patients elle a fait l effet d un véritable phénomène de société. Elle marque l introduction d une éthique différente, appliquée au confort de l œil sain et non aux soins que réclame un œil malade. 10 % des ophtalmologistes français en feraient actuellement leur spécialité. À l avenir, le laser sera-t-il systématisé pour traiter tous les troubles de la réfraction ? C est aujourd hui une question sans réponse. » Cependant des indicateurs sont là pour donner une tendance. On sait par exemple qu en une année, aux États-Unis, seuls 5 % des candidats à la chirurgie réfractive ont été jusqu à l opération. Sans compter qu il y a eu quelques procès retentissants après des « flop » sévères. En France, en 2004, on dénombre 111 000 procédures, soit 0,37 % de la population. En Chine : 0,05 %. Aux États-Unis : 0,92 %.


« La chirurgie réfractive est certes une discipline vouée à progresser encore, en précision comme en qualité. Mais je ne suis pas sûr que vis-à-vis d un œil sain les mentalités changent. Car tous les malades me le disent : Mon œil est essentiel . Je doute donc que ces pourcentages changent grandement dans les années qui viennent », conclut Yves Pouliquen. La chirurgie réfractive s est certes banalisée. Mais après avoir connu aux États-Unis un démarrage foudroyant, elle progresse désormais de façon plus modérée. « En France, estime Bertrand de Limé, Président du GIFO (Groupement des Industriels et Fabricants de l Optique), cette progression a été sans réel impact sur la vente des lunettes. » Sans doute faut-il y voir l effet des investissements massifs de l industrie en matière de Recherche et développement, pour offrir au public des produits de plus en plus adaptés, notamment avec la dernière génération de verres individualisés : la géométrie des surfaces, qui donne au verre son pouvoir correcteur, est directement calculée et fabriquée d après les propriétés personnelles du porteur et en fonction de la monture choisie. Jamais on n avait été aussi loin dans le « sur-mesure ». La situation du public, quant à elle, reste paradoxale. Si la vision est la seconde préoccupation sanitaire des Français derrière le cancer, les besoins urgents restent considérables : 8 millions d automobilistes ne possèdent pas de corrections adaptées, dont un million chez qui la vue est tellement mauvaise qu ils n auraient pas même le droit de se présenter au permis de conduire ! Quant aux enfants, et en dépit de « la course à la réussite » qui stresse tellement les parents, un sur six éprouve des difficultés scolaires dues à un simple besoin de correction visuelle. Interrogé sur la question, Xavier Fontanet, Président Directeur Général d Essilor, N°1 mondial des verres ophtalmiques, explique : « La technologie n a de sens qu en vertu du service offert au client. En ce sens elle connaît actuellement des avancées considérables. Les progrès pour les cinq ans qui viennent vont être fantastiques. Essilor récupère les merveilleuses découvertes de la science pour en faire profiter le porteur final. C est pourquoi nous recrutons actuellement énormément d ingénieurs pour notre département Recherche et développement. L arrivée des nanotechnologies, par exemple, va nous permettre de diviser par 10 l épaisseur des couches sur les traitements des verres. » « Les exigences de la vie moderne sont telles que l optique est promise à un futur extraordinaire.

Nous investissons lourdement. Nos recherches dépassent d ailleurs le cadre strict de la correction, comme lorsque nous proposons au marché un verre anti-fatigue. Nous testons également un verre qui permettra de réduire la progression de la myopie. Nous abordons de plus en plus le verre solaire ; nous allons amener des merveilles sur le plan de la protection, de la correction et de la polarisation. Nous sommes engagés dans un travail de fond pour mieux comprendre comment le cerveau s approprie le verre progressif. Demain nous mettrons peut-être de l information sur les verres, des écrans tv, etc. » En dépit de l apparition de cette chirurgie réfractive qui prend peu à peu sa place, notamment auprès des porteurs de lentilles qui constituent la population la plus attirée par l opération de l œil, les lunettes demeurent bien le moyen privilégié pour corriger sa vue, tout en permettant au consommateur d accéder à des montures valorisantes, optimisant chez lui cette double demande : efficacité, séduction et communication interpersonnelle.

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© Nina Ricci (L’Amy)

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CONCLUSION


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La « femme à lunettes » ? Mais elle n existe plus depuis longtemps ! Une ravissante est une ravissante, avec ou sans lunettes. La beauté a comme effacé l accessoire pour le fondre dans une harmonie générale. Le détail n est là que pour renforcer l ensemble. Au même titre qu un collier, qu un pendentif, qu un bracelet, qu un maquillage parfaitement équilibré, la paire de lunettes se mêle à la beauté toujours singulière, s y épanouit en l épiçant. Choisie avec soin, elle magnifie le visage pour ne donner à voir qu un être dans toute sa plénitude, tout son rayonnement. Située sur le visage au cœur de la sphère identitaire, la paire de lunettes crée aussi sur la personne ce détail qui fait qu on s y attarde, qu on s y attache. Elle rend la beauté plus sûre, plus convaincante encore. En concentrant l attention sur le regard, elle accentue cette sensation de communication intense, d accueil à l autre, de complicité directe, d œil à œil. L élégante sophistication des modèles d aujourd hui, rehaussée par la parfaite clarté et la finesse des verres actuels, a fait entrer les lunettes dans la sphère de la beauté. Elle ne la contredit plus, mais l accompagne en la sublimant. Les femmes qui comptent surtout sur leur personnalité pour éblouir leur monde ont acquis progressivement une solide maîtrise dans leur rapport aux lunettes. Joueuses même lorsqu elles sont discrètes, attirantes, intrigantes, exubérantes, les lunettes se prêtent à tous les caractères, à toutes les situations. À travers elles la femme délivre autour d elle un message d équilibre, de vivacité, de volonté, de construction assumée de soi. Les lunettes sont chargées des valeurs de charisme (dont on annonce tant le retour) et pimentent, exacerbent cette beauté intérieure que l on croit deviner.

CONCLUSION


© Lunettes Beausoleil

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La simple observation de la rue nous apprend tous les jours que les femmes ne s y trompent pas : on y rencontre fort peu d erreurs de goût. Au contraire, un choix très sûr, grâce à l active complicité d opticiens de plus en plus experts en visagisme. Mais aussi grâce au naturel avec lequel les femmes d aujourd hui jouent avec ce malicieux petit accessoire de séduction. Réapprendre à respecter l autre est le grand enjeu d une société de plus en plus urbanisée. Or on ne peut respecter l autre que si l on se respecte soi-même. Prendre en compte l autre est directement proportionné à la construction rigoureuse, satisfaisante, différenciée et cohérente d un soi. D un soi tout à soi. On ne veut plus, comme dans les années 70, ressembler à sa voisine ; ni, comme dans les années 80, s identifier à tel ou tel groupe d appartenance. Mais juste être soi. Fortement. De façon libre et assumée. Ceci ne s était jamais vu. La tendance de fond de notre époque ? « Juste moi ». L évolution de l individualisme, frottée aux vents des altérités multiples et de ses parcours aléatoires, passe par la reconquête de soi. Reconquête à ses propres yeux, reconquête aux yeux des autres. Nous sommes dans l invention permanente de soi, dans la recréation infinie. Dans cette reconquête du moi les lunettes deviennent des alliées de premier rang. Car il faut se faire une raison : c en est décidément fini du règne absolu des stéréotypes. 74 % des femmes considèrent que la beauté que leur vendent les magazines n est pas réaliste. Fin des playmates cultes, retour à la beauté toute simple de « la fille d à côté ». Pour 75 % des femmes la mode consiste avant tout à se faire plaisir ̶ vocation réflexive : se sentir séduisante pour se sentir en paix avec soi-même... Un nouveau respect de soi, indulgent, bienveillant : une nouvelle façon, mieux assumée, d être soi. Dans cette société où désormais une majorité de familles est issue de séparations et de recompositions, la séduction est devenue l obsession la mieux partagée. À tout moment « refaire sa vie ». Quel que soit son âge il faut désormais se montrer apte à séduire. Correctrices, mais aussi protectrices, les lunettes ont un effet liftant, cosmétique, anti-rides. Enfin leur modestie naturelle confère aux lunettes une parfaite facilité d usage. La simplicité, c est la politesse des choses. Une politesse qui confine à l élégance. Les lunettes propagent des technologies douces qui ne se voient pas mais se ressentent, garantissant une praticité totale, un confort infini, un soin délicat. Les lunettes ? Plus qu un accessoire de séduction : un véritable objet à bonheur.

CONCLUSION


Pour un vestiaire à lunettes

par Alain Mikli, créateur de regards

Postface Fort heureusement, les lunettes optiques ne se réduisent pas à de simples accessoires de mode ! La mode est un show, un spectacle, j y ai moi-même participé à mes débuts. Mais si les lunettes correctrices n étaient que des accessoires, elles perdraient leur fonction indispensable. Transformer la lunette en gadget, en simple tendance, lui enlève son côté technique : ce n est pas le bon angle. Les lunettes solaires comme Chanel, Dior ou Gucci, ou encore les lunettes de sport, comme Oakley, en détournant la fonction première du produit, deviennent de véritables produits de mode. Pour les montures optiques en revanche, ce que je recherche aujourd hui consiste à exprimer la dimension intemporelle du produit. Le styliste de mode anticipe de quelques mois sur les tendances à venir. Il doit se renouveler en permanence. Mon travail au contraire consiste à anticiper sur la société de trois ou cinq ans, sur ses modes de fonctionnement et ses attentes nouvelles. C est pourquoi je me sens plus proche du designer. Le designer possède en effet cette approche lorsqu il conçoit un meuble ou une automobile. Je me suis éloigné du styliste de mode. La lunette est pour moi une expression qui s inscrit dans la durée. La création devient ainsi un véritable mode de pensée. C est un travail de longue haleine : créer autours d une vision, d une éthique. Une véritable signature ne signifie quelque chose que si elle provient d un regard permanent sur le long terme.

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La lunette d un couturier et la lunette de créateur répondent à des logiques différentes. Dans le premier cas, c est la marque qui attire. Le consommateur entre chez l opticien et réclame une marque dont il aime la symbolique, les valeurs, l aspect rassurant. Le travail de l opticien s apparente dans ce cas au libre-service : c est un étalagiste, avec une prestation commerciale minimale. Devant l impact de la marque sur le consommateur l opticien est passif. Le consommateur peut trouver cette lunette partout, ce qui tend à banaliser le produit. L opticien « étalagiste » ne peut pas vendre une lunette de créateur ; car il s agit là d une vente plus passionnelle. L opticien valorise son métier en intégrant des dimensions fondamentales de conseil, de visagisme, de psychologie. Il peut ainsi déployer toute l étendue de son expertise. Les produits de créateurs permettent d entrer dans l intimité du consommateur. Nos bons clients forment un réseau d amis. Nous sommes dans un univers radicalement différent de la vente à l étalage ! Il faut désormais promouvoir la multi possession. Les lunettes que je crée sont chères (prix public à 800 ou 1000 euros), ce qui n empêche pas que le taux de consommation soit très élevé : nos clients reviennent tous les six mois ou un an. À ce prix-là, même après cinq ans, il faut que la lunette soit toujours agréable à porter pour le consommateur. Celui-ci doit pouvoir conserver les lunettes qu il aime. C est pourquoi je défends l idée d un véritable « vestiaire de lunettes ». Car il existe chez le consommateur le désir d une possession multiple de lunettes, qui lui permette de changer de look au gré de son humeur et selon les situations.


Nous vivons actuellement dans la lunette une mutation très importante. Les magazines, les grands quotidiens s intéressent de plus en plus à nos créations. Les grandes griffes (Gucci, Dior, Chanel...) contrôlent l identité de leurs produits ; ce qui fait un contrepoint à l image un peu dégradante des batailles autour du prix, grâce à de belles campagnes valorisantes qui s affichent un peu partout. Les grandes maisons de luxe sont en train de devenir plus efficaces en terme de contrôle et de promotion de leur image. On va communiquer de plus en plus (Internet). De son côté la lunette va devenir plus technique. Elle va également se doter de multifonctions. En cela elle va suivre l évolution naturelle de tous les autres produits : elle va devenir plus intelligente, plus sophistiquée. La convergence est une obligation : la lunette doit embarquer des micro-processeurs, des caméras, des lecteurs MP3, etc. Elle doit associer des fonctions complémentaires à la vision (audition par exemple) : transmission, communication (son et image non seulement enregistrés mais aussi retransmis en direct). La façon dont on fabrique les lunettes est très différente d il y a seulement quelques années : cela va évoluer encore plus fortement. La lunetterie est un métier neuf, presque une start up. C est un secteur qui a à peine 150 ans, alors que l industrie textile à plusieurs centaines d années. Peu de pays en partagent autant l expertise que la France, alors que l industrie du vêtement est planétaire. Tout reste à inventer !

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Annexes pour y voir clair 1. Comment m offrir des lunettes de vue sur un coup de cœur ? Hier il fallait impérativement une ordonnance pour aller vous acheter des lunettes. Vous craquiez devant un modèle de rêve ? Eh bien il vous fallait d abord attendre de longs mois pour votre visite chez l ophtalmologiste. Or aujourd hui ce n est plus vrai. Vous pouvez désormais entrer directement chez l opticien pour avoir immédiatement accès au modèle de vos rêves. En effet, depuis la dernière Loi de financement de la Sécurité sociale de décembre 2006, il vous est possible de vous rendre chez l opticien en accès direct, sans passer par la case « ophtalmo ». Vous devrez pour cela avoir sur vous votre dernière ordonnance et c est tout. Celle-ci doit remonter à trois ans maximum. L opticien sera habilité, sauf avis contraire clairement exprimé par votre ophtalmologiste, à prendre en compte l évolution de votre vue lorsqu il y a lieu (rappelons qu un opticien est obligatoirement un professionnel détenteur d un Brevet de Technicien Supérieur (BTS). Bon nombre d entre eux sont, de plus, titulaires d une Maîtrise). Cette nouvelle disposition vous permettra un remboursement dans les mêmes conditions qu auparavant, tout en bénéficiant d un accès direct chez l opticien, muni de votre ordonnance en cours de validité.

2. Comment décrypter mon ordonnance Votre prescription indique : OD pour Œil Droit et OG pour Œil Gauche -0,75 : si le chiffre est précédé du signe moins, il indique le degré de myopie. Si le chiffre est précédé du signe plus, il indique le degré d hypermétropie. (-0.25) : exprime l importance de l astigmatisme : il est noté entre parenthèses et il est toujours associé à un axe. 90°: Orientation de l astigmatisme exprimée en degrés. Add +1.50 : valeur de l apport nécessaire à l œil presbyte pour bien voir de près. La vue évolue tout au long de la vie : il est nécessaire de consulter régulièrement votre ophtalmologiste.

3. Chez l opticien L acte d achat chez l opticien se décompose en deux temps distincts : 1. La monture doit être choisie en fonction de vos goûts, du contexte d usage mais également selon la morphologie de votre visage (voir nos conseils en relooking). 2. Les verres doivent retenir toute votre attention car ils prennent en compte non seulement votre correction, mais aussi vos goûts, l esthétique (transparence, finesse, éclat « flash » et coloration), les conditions spécifiques dans lesquelles vous allez porter vos lunettes. N oubliez pas que votre performance visuelle et votre confort dépendent des verres. Découvrez le meilleur de la technologie adaptée à votre cas personnel (voir plus loin). La monture c est la mode (« plaire » et « se plaire »), les verres c est le bien-être et le « plus-être » (vue plus performante qu à l état naturel). Dans tous les cas, votre meilleur conseiller est votre opticien. Proche, disponible, accessible, l opticien est un technicien supérieur diplômé

qui saura répondre à toutes vos interrogations. Nouveau : dans le cadre du renouvellement de vos lunettes, vous pouvez désormais vous rendre directement chez l opticien (voir condition ci-contre).

4. Vos questions/nos réponses ‒ Ma vue n évoluant pas, je porte les mêmes lunettes depuis 5 ans. Dois-je en changer quand même ? ‒ Les lunettes assumant une fonction sociale (look et soin de soi, statut, communication, séduction), il est recommandé de ne pas trop se déconnecter des tendances. Songez qu il s agit de ce qui accompagne votre regard, la partie la plus expressive de votre personne. De plus, même dans le cadre d une utilisation courante, les verres à la longue peuvent perdre en capacité au niveau de leurs traitements protecteurs (anti-reflets, anti-rayures, traitement hydrophobes, anti-salissures). La monture elle-même va finir par se déformer légèrement, ce qui peut avoir pour effet de décentrer légèrement les verres, ceux-ci perdant alors de leur efficacité. Ce qui peut entraîner diverses gênes, migraines ou fatigue visuelle. Un changement de lunettes tous les 2 ou 3 ans, lié à la possession de plusieurs paires différentes à mettre selon les circonstances, est à conseiller. ‒ Les lunettes, n est-ce pas tout de même un petit peu cher ? ‒ La vue, ça n a pas de prix ! D autant qu une paire de lunettes n est un produit fini qu après transformation par l opticien : elles nécessitent le meulage, le montage et l ajustage des verres selon votre prescription individuelle. Mais pour ceux qui voudraient y regarder de plus près, un simple calcul suffit. Si l on considère le prix de vente moyen en France de 313 euros, et le délai de renouvellement à 3 ans, cela revient à 85 centimes par jour : moins que le pain quotidien ! Enfin il faut considérer le « reste à charge » après remboursement par la mutuelle, plus que le prix de base proprement dit. Au regard du service rendu, et si l on veut bien prendre en compte ces divers paramètres, la dépense n est finalement pas si élevée.

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‒ À 45 ans, je n ai jamais porté de lunettes, mais j éprouve de plus en plus de mal à déchiffrer le journal. Que se passe-t-il donc ? ‒ Chacun d entre nous a connu, connaît ou connaîtra ce passage : la presbytie. C est un processus parfaitement naturel, dû à un durcissement progressif du cristallin. Sa courbure devient alors insuffisante pour une mise au point nette, d où des difficultés en vision de près (sauf chez les myopes). Contrairement à certaines idées reçues, repousser le port des lunettes à verres progressifs ne servira à rien ; cela ne fera qu accroître la fatigue, les maux de tête et l inattention. Et peut vous faire perdre subitement votre passion de la lecture ! ‒ Je travaille toute la journée sur écran d ordinateur. Cela peut-il s avérer à la longue dommageable pour ma vue ? ‒ La réponse ne vient pas du MEDEF mais des nombreuses études épidémiologiques portant sur le sujet : le travail sur écran ne génère en soi aucune pathologie oculaire. En revanche il va révéler, voire renforcer des anomalies préexistantes. Si vous éprouvez une gêne visuelle lors de votre travail sur écran, il s agit d un signal qui vous

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avertit simplement que vous devriez consulter un ophtalmologiste. Plus généralement, un éclairage adapté contribue notablement au confort.

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‒ Au soleil, quelle est la couleur de verre qui protège le plus efficacement ? ‒ Le plus important consiste à choisir une teinte (gris, marron ou gris-vert) respectant parfaitement le rendu des couleurs, notamment si vous utilisez vos solaires en situations de conduite automobile. Attention au bleu et rose, très bien pour sortir en boîte, mais qui modifient la perception du rouge et du bleu. Il faut savoir que la qualité de la protection ne dépend absolument pas de l aspect plus ou moins sombre du verre, mais de ses qualités filtrantes au niveau des rayons UV. Les verres gris restituent très fidèlement les couleurs. Les verres verts accentuent les contrastes (très appréciés des hypermétropes). Les verres bruns donnent une sensation de lumière même par temps un peu couvert (très appréciés des myopes). Les verres solaires, en plus du marquage « CE », doivent porter l indication de leur degré de protection (comme les crèmes solaires) : • Classe 0 (Confort, esthétique) : absorbe jusqu à 20 % de la lumière visible. • Classe 1 (Luminosité solaire atténuée) : absorbe entre 20 % et 57 % de la lumière visible. • Classe 2 (Luminosité solaire moyenne) : absorbe entre 57 % et 82 % de la lumière visible. • Classe 3 (Luminosité solaire forte) : absorbe entre 82 % et 92 % de la lumière visible. • Classe 4 Incompatible avec la conduite automobile (Luminosité solaire exceptionnelle) : absorbe entre 92 % et 97 % de la lumière visible. Bien entendu les solaires existent aussi en version solaires-correctrices, quel que soit le trouble visuel. ‒ En situation de forte luminosité, faut-il mettre des lunettes de soleil aux enfants ? ‒ De même que leur peau, le cristallin et la rétine des enfants et adolescents (jusqu à 12 ans) sont particulièrement sensibles au rayonnement du soleil ; car leur pupille est plus large, faisant passer davantage de lumière. Elle est aussi moins riche en pigments. Les dommages ainsi causés par une exposition excessive au soleil sont cumulatifs tout au long de la vie. Ils peuvent, par exemple, occasionner des cataractes précoces vers 50 ans. Or on sait que seuls 27 % des enfants disposent actuellement d une paire de lunettes de soleil. Il faut donc particulièrement attirer l attention des parents sur ce point. Enfin on prendra soin d acheter des solaires de qualité dans le cadre d un véritable magasin d optique. Pas de solaires gadgets. Derrière de mauvais verres teintés, la pupille de l enfant va se dilater ; si le verre n arrête pas 100 % des UV, ceux-ci vont pénétrer encore plus largement dans l œil. Le remède est alors pire que le mal. ‒ Lors d un examen de routine, l ophtalmo a détecté dans un de mes yeux une tension trop élevée. Pourtant je ne souffre pas d hypertension. De quoi s agit-il ? ‒ Une hypertension oculaire peut être, dans certains cas, indicateur de la présence d un glaucome. Cette pathologie asymptomatique entraîne la destruction progressive de la rétine ainsi que du nerf optique. Lorsque le sujet atteint s en rend compte, il est trop tard pour

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agir. Pour prévenir de tels dommages irréversibles, il est conseillé de faire contrôler sa tension oculaire par un ophtalmologiste à partir de 40 ans. 800 000 Français souffrent actuellement d un glaucome sans le savoir. Une véritable logique de prévention s avère donc nécessaire. ‒ L un de mes proches souffre de « basse vision » ; de quoi s agit-il et comment lui venir en aide ? ‒ Toute personne pourvue du meilleur équipement optique possible et présentant une acuité visuelle inférieure à 3/10e est considérée comme « malvoyante ». Elle est donc atteinte de « basse vision ». Concrètement, elle perçoit des formes, mais plus les détails. Chez l adulte, ce phénomène touche 1 à 2 % de la population. Mais avec l allongement de la durée moyenne de vie, la basse vision devrait connaître dans les années qui viennent une forte progression. Des systèmes permettent aujourd hui de compenser une « basse vision » : lunettes à grand champ, loupe à fibre optique, maxi loupe avec petite caméra et écran, vidéo agrandisseur portatif connectable sur le téléviseur. Ces dispositifs permettent à la personne de retrouver une certaine autonomie. Mais il faut veiller en permanence à ce que sa malvoyance n entraîne pas un isolement, un repli sur soi. La dimension psychologique est prépondérante. (Source : Silmo)

5. Quels sont les troubles visuels les plus courants ? • En France, sur 10 personnes, 5 sont emmétropes (sans trouble visuel) et 5 sont amétropes (présentent des troubles visuels, sauf presbytie). 3 sont presbytes. • Sur les 5 amétropes, 3 sont myopes, 2 sont hypermétropes. • Sur les 3 presbytes, 1 est emmétrope (sans défaut visuel), 1 est myope, 1 est hypermétrope. • Après 45 ans, 100 % de la population devient presbyte. • Au-delà de 50 ans, l acuité visuelle tend à baisser de 1/10e tous les 10 ans. • 2,5 millions d enfants présentent un trouble visuel. • 15 à 20 % des moins de 6 ans sont touchés par une anomalie visuelle. • 50 % des adolescents portent une correction visuelle. (Source : La santé visuelle après 40 ans ‒ Colloque de l ASNAV 2003 et Silmo)

6. Santé visuelle : les Français concernés, mais les besoins restent considérables • La Santé visuelle est la seconde préoccupation des Français en matière de santé derrière le cancer. • 8 millions d automobilistes sont mal ou non corrigés, dont 1 million serait inapte à repasser le permis de conduire. • 25% des élèves de primaire présentent un trouble visuel dommageable pour leurs études, ainsi que pour leur intégration au sein du groupe. • Chaque année, 180 000 enfants âgés de 0 à 6 ans courent le risque de perdre la vision d un œil à cause d une amblyopie non dépistée à temps. Traités avant l âge de 2 ans, les enfants récupèrent une vision tout à fait normale. (Source : ASNAV ‒ Association nationale pour l amélioration de la vue)


7. Des verres extraordinaires pour toutes les situations Verres progressifs : définitivement mis au point à la fin des années 50 par un ingénieur Français, Pierre Maitenaz, au sein du service Recherche et développement du Groupe français Essilor, numéro 1 mondial du verre ophtalmique, c est le verre qui a révolutionné le plaisir de voir après 45 ans. Une technologie totalement nouvelle dans le domaine de la presbytie ; et qui va reléguer les verres double foyer (vision de loin en haut, vision de près en bas, deux zones séparées par une ligne très visible située dans le milieu du verre, coupant ainsi le regard de manière inesthétique), inventés par Benjamin Franklin, au rayon des antiquités. Le verre progressif, grâce à sa géométrie de surface, possède la propriété de faire voir net à toutes distances et dans toutes les directions. Offrant non seulement une vision plus naturelle, mais aussi une posture plus naturelle. Au fil des ans les verres progressifs ont considérablement évolué, utilisant les toutes dernières avancées scientifiques, tant en matière de conception qu en terme de production. L individualisation, notamment, est de plus en plus poussée, prenant en compte non seulement les défauts mais aussi les stratégies visuelles propre à chacun. C est ce qui fait que contrairement à une idée répandue, les cas de non adaptation à un verre progressif concernent aujourd hui moins de 1 % de la population. Le verre progressif est devenu compatible avec de petites montures étroites, très en vogue dans certains milieux. Grâce aux formidables progrès qu il a su réaliser, il est désormais possible de dépasser 45 ans tout en restant à la mode ! Euh, bonne nouvelle, non ? Verres antireflets : l antireflet est un traitement qui donne au verre davantage de transparence. Aujourd hui 45 % des verres vendus son traités anti-reflets. Ce taux atteint 70 % à 100 % dans les pays germaniques et scandinaves, où le marché du bien-être est plus développé. Les verres anti-reflets accentuent la perception des contrastes et des détails fins. La vision est ainsi plus précise, plus confortable. Le traitement anti-reflet réduit notablement les effets de halos lumineux, principalement la nuit. Enfin la suppression des reflets donne au regard toute sa beauté et toute son intensité naturelle. Une fois qu ils les ont essayés, 97 % des consommateurs optent définitivement pour les verres traités anti-reflets tant le niveau de confort est exceptionnel. Bonus : ils sont désormais bien plus faciles à nettoyer qu auparavant. D autres traitements viennent compléter l anti-reflet : c est ainsi qu il existe des traitements hydrophobes (qui laisse couler l eau sans lui permettre de s accrocher à la surface du verre), anti-rayures, anti-salissures et même anti-poussières ! Verres photochromiques : le traitement photochromique permet à vos verres de foncer selon l intensité de la lumière, tout en revenant à un état parfaitement clair sitôt votre retour à l intérieur. À l état clair ce sont des verres correcteurs traditionnels, à l état foncé de véritables verres solaires. Le verre photochromique est en quelque sorte le Touten-Un de l optique. Idéal pour les personnes sensibles à la lumière, ou pour ceux qui ne veulent conserver qu une seule paire de lunettes sur eux, même sous un fort ensoleillement. Cet accompagnement de votre verre dans toutes les situations météorologiques procure une intense sensation de confort. Attention : les pare-brise de voiture coupant les UV, la plupart des verres photochromiques ne

foncent pas quand vous êtes au volant. Dans cette circonstance, ils ne peuvent donc pas se substituer à des verres solaires. Verres polarisants : les verres polarisants constituent une géniale invention qui date de 1929. Avant d être connu par son célèbre appareil photographique à développement instantané (1945), la société Polaroïd fut l inventeur de ce verre solaire permettant la polarisation de la lumière. En annulant les effets gênants de l éblouissement (ce qui permet de voir parfaitement un poisson situé sous la surface de l eau par exemple, ou encore une naïade dans une piscine) , les verres polarisants offrent un confort de perception insoupçonné, notamment au niveau des contrastes qu ils accentuent. En France seuls 10 % des verres vendus sont polarisants, quand ce taux est de 36 % en Australie et de 23 % aux États-Unis. Ces verres aux propriétés exceptionnelles existent naturellement en version correctrice. Verres anti-fatigue : 57 % de la population se plaignent de fatigue visuelle (Étude OpinionWay-ASNAV-2006). Afin de réduire cette fatigue visuelle, Essilor a lancé en 2005 le premier verre anti-fatigue. Idéal pour le jeune myope ayant des activités soutenues en vision de près, mais aussi pour les personnes de plus de 35 ans dont les réserves accommodatives (la faculté de l œil à faire le point avec précision) commence à décliner. Vos yeux piquent, tirent, brûlent, larmoient ? Vous éprouvez des difficultés à voir net instantanément ? Vous êtes victimes de maux de tête ? Vos yeux sont fatigués en fin de journée ? Déjà porteurs ou non, les verres anti-fatigue sont sans doute indiqués.

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Verres d intérieur : également appelés « verres de proximité », ou « verres mi-distance », cette gamme de verres offre un confort maximum en vision de près ainsi qu un champ visuel étendu. Recommandé pour un travail prolongé sur écran : le passage entre les différentes distances proches (documents, clavier, écran) se fait naturellement. En revanche, ce sont des verres spécifiques, pour des usages particuliers. Ils sont par exemple incompatibles avec la conduite automobile. Verres anti-rides : pour nos yeux comme pour la peau, les pigments de mélanine agissent comme une protection naturelle contre les UV et la lumière bleue (cause de l éblouissement). Notre capital mélanine s amenuise avec le vieillissement. En intégrant de la mélanine synthétique au cœur de ses verres, ce nouveau verre Essilor (appelé Airwear Mélanine) assure une haute protection des yeux mais aussi de leur contour (la peau du contour de l œil étant particulièrement fragile). Cette protection équivaut à une crème protectrice d indice 70, et freine le vieillissement de la rétine et de la peau du contour de l œil. C est le premier verre anti-rides. Votre opticien est le spécialiste le mieux à même pour vous renseigner sur le meilleur de l innovation, de la technologie et de la mode. Il saura vous conseiller pour vous offrir la solution parfaitement adaptée à votre cas personnel, selon votre mode de vie, votre personnalité, vos activités, vos besoins et vos envies. N hésitez pas à lui demander son avis !

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8. Lentilles de contact

10. Presbytie : la crainte de ne pas s adapter

Complément des lunettes, pour une soirée, une semaine ou pour la vie, les lentilles de contact ont achevé leur mutation vers la praticité et le confort maximaux. On dit que le principe remonterait au XVIe et à Leonard de Vinci qui, dans ses Carnets, expliquait déjà comment fabriquer « un objet de cristal semblable à une prunelle ». Descartes (1637), Thomas Young (1809), William Herschel (1828) font également figures de précurseurs de ce génial dispositif « santé » et « cosmétique » à la fois. Mais c est l ophtalmologiste suisse Adolphe Eugène Fick (1888) qui est considéré comme le père véritable de la lentille de contact. C est à Prague que Otto Wichterlé invente les lentilles souples en 1963. Un pas de géant en direction d un véritable confort de l œil. En 1988, nouvelle révolution : le groupe américain Johnson & Johnson commercialise les premières lentilles jetables hebdomadaires. Si l innovation concerne davantage les modes de fabrication (parfaite reproductibilité) que les matériaux proprement dits, les lentilles jetables (journalières, hebdomadaires ou mensuelles) vont offrir au public le maximum de confort, d innocuité (l œil est toujours au contact d une lentille neuve) et de simplicité : fini la corvée de l entretien ! Aujourd hui les lentilles concernent toutes les corrections, astigmatisme et presbytie comprises. Les progrès des matériaux permettent une meilleure oxygénation de la cornée, ainsi qu une meilleure lubrification : plus de sensation d œil sec. Totale tolérance ! Enfin il faut tordre le cou à une idée fausse : la capacité de l œil à être confortable en lentille ne s émousse pas avec l âge. On peut porter des lentilles toute sa vie. Les lentilles offrent des performances inégalées dans des situations spécifiques : recommandées en pratique sportive, elles sont idéales pour des ports occasionnels, pour une soirée par exemple. Il existe même des lentilles colorées (également en version correctrice) pour épater vos amis ! Elles offrent un champ de vision maximal et peuvent même, selon les modèles et en accord avec l ophtalmologiste, être complètement oubliées jour et nuit sans dommage.

• 25 % des presbytes mettent plus d un an avant d aller consulter un ophtalmologiste. • 38 % d entre ces récalcitrants attendent encore un an de plus entre la consultation et la visite chez l opticien ; • 50 % des presbytes âgés de 40 à 55 ans ne sont pas équipés en progressifs, principalement ceux qui ne portaient pas de lunettes auparavant ; • La raison principale pour ne pas opter pour les progressifs : à 81 % la crainte de ne pas s y adapter (alors que tous les verres garantissent désormais une adaptation rapide, voire instantanée).

9. Qui sont les porteurs de lentilles ? • 2 millions de prescriptions par an. • 10 % des Français, soit 6 millions de porteurs. • 70 % de femmes, 30 % d hommes. • 93 % possèdent des lunettes correctrices. • 50 % utilisent pour une myopie seule, 38 % pour un astigmatisme et 12 % pour la presbytie. • Durée de port moyen : 10 heures par jour. • Chez les 19-46 ans : utilisation moyenne depuis 9 ans. • 86 % portent des lentilles souples. • Motivations : confort (29 %), qualité de vision (20 %), esthétique (16 %). (Source : SYFFOC, syndicat des fabricants en optique de contact et solutions d entretien)

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(Source : Essilor)

11. Quelques chiffres en passant Je porte mes lunettes en permanence : 61,4 %. Occasionnellement : 38,2 %. Renouvellement moyen tous les 3 ans1/2. 6 porteurs sur 10 changent la monture et les verres en même temps. 66 % changent de verres sans changer de monture. 16 % changent de monture sans changer de verres. (Source : Sofres-Silmo 2005)

56 % des Français ont fait contrôler leur vue au cours des douze derniers mois. ( Source : OpinionWay-Asnav)

12. Quelles lunettes portez-vous ? • Montures métal : 46 %. • Montures acétate (plastique) : 22 %. • Montures percées : 20 %. • Montures titane : 17 %. • Montures combinées métal et plastique : 15 %. • Les griffes : environ 30 %. • Les lunettes de créateur : environ 10 %. • 70 % des Français possèdent des solaires. (Source : Lunettes de France)

13. Quelle dépense pour les montures ? • Moins de 90 euros : • Moins de 120 euros : • Moins de 150 euros : • Moins de 230 euros : • Plus de 230 euros : (Source : Silmo)

29 % des consommateurs. 21 % 17 % 17 % 16 %


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Eléments pour une petite bibliographie

Essais Chanez P.O, Femme à lunettes (et petite poitrine) : psychologie des complexes, Le Manuscrit, 2002. Collectif, La Santé visuelle après 40 ans ‒ Colloque de l ASNAV ‒ Association nationale pour l amélioration de la vue, Asnav-CLM, 2004. Corbin Alain, Courtine Jean-Jaques, Vigarello Georges, Histoire du corps ‒ Tome 3 : Les mutations du regard, le XXe siècle, Éditions du Seuil, 2006. Crestin-Billet Frédérique, La Folie des lunettes, Flammarion, 2003. Cuvillier Dominique, À vue d oeil, une aventure de lunettes racontée par le Silmo, Chêne, 2007. Cymes Michel et Dupont-Nivet Jean, Bien voir à tout âge, Guide France Info, Éditions Jacob-Duvernet, 2001. Evans M., Lunettes de soleil, Soline, 1997. Evrard Franck, L érotique des lunettes, Éditions Imago, 2000. Fitz Carolyn et Le Grelle Bernard, Les Hommes préfèrent les myopes, Les Presses du management, 1999. Girard Sylvie, Les Lunettes, Castermann, 1988.

Folle dingue de lunettes, Balland, 1989. Huxley Aldous, L Art de voir, Payot, 1978. Lanthony Michel, Les yeux des peintres, Réunion des Musées nationaux, 2006. Larnac Gérard, L éblouissement moderniste ‒ mutations du regard à travers l art contemporain, CLM, 2004.

Le Regard échangé ‒ une histoire culturelle du visible, Mare & Martin, 2007. Le Roux Jean-Charles, L Épopée Varilux, Perrin, 2007. Loth Jürgen, 5 rue de Castiglione, une carrière chez Meyrowitz, CLM, 2006. 188

Pouliquen Yves, La Transparence de l œil, Odile Jacob, 1991. Marly Pierre, Les Lunettes, Atelier Hachette/Massin, 1980, avec un texte de Georges Pérec, Considération sur les lunettes. Marly Pierre, Margolin Jean-Claude, Bierent Paul, Lunettes et lorgnettes, Éditions Hoëbeke, 1988. Millodot Michel, Le Nouveau Dictionnaire de la Vision, CLM, 2004. Najac et Motin, Des Jeux pour les yeux, Chiron-CLM-ASNAV, 2007. Olivier Jean-Marc, Une industrie à la campagne ‒ le canton de Morez entre 1780 et 1914, Musée des techniques et cultures comtoises, 2002.

Des clous, des horloges et des lunettes, Comité des travaux historiques et scientifiques, 2002. Pasco M., L histoire des lunettes vue par les peintres, Boubée, 2006. Vitols Astrid, Dictionnaire des Lunettes ‒ historique et symbolique d un objet culturel, Bonneton-CLM, 1994. Winckler Laurence, Nouveaux regards sur la vision ‒ enjeux, recherches, perspectives, CLM, 2005. Fictions Bassani Giorgio, Les Lunettes d or, Gallimard, 1962. Buron de Nicole, Où sont mes lunettes ?, J ai Lu, 1998. Evrard Franck, Luna, Actes Sud-Papiers, 1988. Hubel Alice, Ciel mes lunettes !, Le Cherche-Midi, 2007. Japrisot Sébastien, La Dame dans l auto avec des lunettes et un fusil, Denoël, 1966. Jean Raymond, Les Lunettes, Gallimard, 1984. Kubrick Stanley, Raphael Frédéric, Eyes Wide Shut, Pocket, 1989. Poe Edgar Allan, Les Lunettes, Mille et Une nuits, 2000. Robbe-Grillet Alain, Le Voyeur, Minuit, 1955. Rouaud Jean, Le Monde à peu près, Minuit, 1986. Roussel Jean, La Vue, Pauvert, 1963. Saramago José, L Aveuglement, Point Seuil, 2006.


Reconnaissance

Si l idée de ce livre constitue bien une première, sa concrétisation en un ouvrage de 192 pages aussi richement illustrées (notamment grâce aux somptueuses compositions graphiques de Jean-Christian Hunzinger) n aurait pas été possible sans l aide du Silmo-Paris. Notre reconnaissance va tout d abord à Monsieur Guy Charlot, son Président, qui par son soutien enthousiaste nous a permis de donner à notre sujet toute sa dimension. Nos remerciements vont aussi au Syndicat Lunettes de France et à son Président, Monsieur Dominique Pinton, dont le concours a

permis de financer le Portfolio « 10 fois 1 paire de lunettes » de la jeune et talentueuse photographe Audrey L. Enfin un grand merci au secteur de l optique dans son ensemble. Des fabricants aux distributeurs en passant par les chercheurs et les créateurs, il a toujours su préserver, et avec quelle passion, cette part humaine qui le lie indéfectiblement à la qualité de vie de ses contemporains. Ce livre leur est dédié.

Lunettes de France

Silmo-Paris

« Unis dans une vision globale, de l amont à l aval, les lunetiers français ont su montrer leurs différences dans le domaine de l innovation, de la technologie et de la créativité : imposant ainsi leur vision avec un design équilibré entre fantaisie et élégance, un véritable symbole de qualité made in créativité , transformant une lunette en objet de désir, d émotion. » (Dominique F. Pinton, Président de Lunettes de France).

Le Silmo (ou Mondial de l optique), est le salon professionnel international qui depuis plus de 40 ans donne le ton en matière d innovations technologiques et de tendances de la mode en lunetterie.

Regroupant les syndicats des Lunetiers de Paris, de Morez et Oyonnax, Lunettes de France est le syndicat de référence de la filière lunetière française. Il défend les valeurs et les spécificités des fabricants inscrits dans un même élan professionnel, partageant un même savoir-faire reconnu, conjuguant tradition et innovation, pour le confort du porteur de lunettes.

Ardent défenseur de la french touch, faite de créativité et de convivialité, le Silmo est visité chaque année par quelque 46 000 opticiens. L occasion unique de rencontrer plus de 1000 exposants, fabricants et enseignes de distributeurs, venus du monde entier.

Chaque automne, le Silmo investit quatre halls du parc des expositions de la Porte de Versailles (Paris) pour proposer à son public de professionnels la vitrine exhaustive de l offre internationale. 189

Liste des adhérents : ALAIN MIKLI, ALBIN PAGET, AMADEUX, ANNE ET VALENTIN, AUGAR, BEAUSOLEIL LUNETTES, BESANCON, BNL EUROLENS, BOLLE, BOURGEAT, BOURGEOIS, CEBE, CEMO, CHRISTIAN DALLOZ, SUNOPTICS, COEURDOR, COLIN LUNETTERIE, COLORIPLAST, COMOTEC, COTTEZ, CTS, ELCE-CABAUD,

Salon d affaire, miroir prospectif des grandes tendances technologiques et esthétiques, le Silmo a inscrit l optique-lunetterie dans les courants de la mode, du design et des aspirations aux « styles de vie ». Il a participé aux profondes transformations d un secteur qui a su, à partir d un besoin physiologique, conquérir les plus hautes exigences du public en matière d esthétique, d affirmation de soi et d élégance.

EYE DC, FACE À FACE, FOLOMI LUNETTES, FRANÇOIS PINTON, GOUVERNEURAUDIGIER, GROSFILLEY LUNETTES, HARRY LARY S, HENRY JULLIEN, JACQUES DURAND

LUNETIER,

JEFL,

JF REY,

JULBO,

KANGO-BARBE, KARAVAN,

LAFONT, L AMY, LEON JEANTET, LES FILS D AIMÉ LAMY, LIKA, LOGO, LOOK VISION, LOUBSOL, LUNETTERIE LUCAL, LUNETTES GRASSET ET ASSOCIÉS, LUXURY EYEWEAR, MINIMA, MODERN OPTIQUE, MOREL, NAJA, OPTISUN,

« En quatre décennies, le Silmo, en anticipant les mutations économiques et stylistiques, mais aussi en tissant des liens étroits et fidèles avec tous les professionnels du secteur de l optique-lunetterie, a su tracer des voies nouvelles pour offrir en permanence un événement d exception. » (Guy Charlot, Président du Silmo).

OXIBIS EXALTO DILEM, PAGET FRÈRES, PARASITE DESIGN, PICCOLI, PROST

YVES COGAN, ZENKA BY TAND M.

Depuis son origine, le Silmo-Paris constitue la mémoire vive de la lunetterie. Il est le grand témoin de sa perpétuelle effervescence. Et donne à voir d un seul coup d œil tout un secteur d activité fondamentalement tourné vers l humain, le bien-être, le soin de la personne. Que du bonheur !

Lunettes de France 185, rue de Bercy • 75012 Paris Tél. 01 43 46 27 50 • Fax 01 43 46 27 58 www.lunettes-de-france.com

Silmo-Paris 185, rue de Bercy • 75012 Paris Tél. 01 43 46 27 61 • Fax 01 43 46 27 62 www.silmo.fr

DÉCOLLETAGE, RÉGÉ ASSOCIÉS, RENOR, ROUSSILHE PRODUCTIONS, SIMOP, SINGER DÉCOLLETAGE, SNTS, SOGEMA EYEWEAR , SPOROPTIC-POUILLOUX, THIERRY, TSM, TRANSITIONS OPTICAL, UNT, VICTOR GROS DISTRIBUTION, VISIOPTIS, VOLTE FACE, VUARNET, VUILLET VEGA, WOOD OPTIC DIFFUSION,


© Concours International de Design 2004 « Jeunes créateurs, à vous de voir », organisé par les Lunetiers du Jura. Atelier Démoulin – Dijon.

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Préface ‒ par Astrid Vitols, journaliste et consultante en tendances, mode et beauté.

1ère partie 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18

Portfolio 2ème partie 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32

La vue, la vie ! ..............................................................................................................

6 12

Le regard réinventé Qualité de vue, qualité de vie ! Nos « états d yeux » Femmes en quête d apparence Bien-être, soin de soi, image de soi Femme à lunettes Lunettes de charme : l arme fatale Homme à lunettes, homme à mystère « Code séduction » : se rendre visible à l autre Les mutations de la séduction Au cœur d une subjectivité en devenir Le mystère des lunettes noires Moi, je, mes Ray-Ban Jeux narcissiques et lunettes L érotisme des lunettes Architectes de nos désirs Quand l amour est aveugle Cet insatiable désir de voir

14 18 22 26 30 34 38 42 46 52 56 60 64 68 72 78 82 86

10 fois 1 paire de lunettes ‒ photographies d Audrey L.

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Un objet humaniste.......................................................................................... Très brève histoire de la lunette Le rêve de Benjamin Franklin Comment la mode vint aux lunettes ? Le grand retour de l accessoire Modernité des lunettes Chausser ses lunettes Lunettes et psychologie Voir, c est pouvoir La renaissance par les lunettes Vacillement d identité (ma visite chez l opticien) Acheter des lunettes : de la contrainte au plaisir Ritual Fashion : invocations autour de huit tendances imaginaires Les règles d or de l harmonie La fin des lunettes ?

112 114 120 124 128 132 136 140 144 148 152 156 160 166 172

Conclusion Postface ‒ « Pour un vestiaire à lunettes » par Alain Mikli, créateur de regards.

176 179

Annexes pour y voir clair Éléments pour une petite bibliographie Reconnaissance

182 188 189

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Photographies Couverture : haut © Face à Face / bas : Lunettes Studio Mikli (par Vanessa & Medhi) Page 7 : Astrid Vitols © Marc Ginoux. Pages 114 à 118 : © Musée de la lunette - Morez/Studio Vision/Collection ESSILOR. Pierre Marly. Page 144 : Jean Reno - Photo J.B. Guitton - Groupe Socodeix Page 160 : M.Pokora - Photo Slam - RAC Paris Page 162 (haut) : International Design Creation (IDC) - www.eye-dc.com Photos : © Sabine Senta-Loys - (http://hollalabooklet.chez-alice.fr). Pages 89 et 172 à 175 : © Jupiterimages. Pages 179 à 181 : © Alain Mikli. Dos : Lunettes (de gauche à droite) © Anne et Valentin, © Parasite, © Silhouette. Portfolio : 10 fois 1 paire de lunettes Réalisation et photographie : © Audrey Laurent (www.audrey-L.com). Modèle : Clémence Fragoso / Stylisme : Béatrice Varesano / Maquillage : Julie Principe / Coiffure : Audrey Carel. Lunettes / Page 93 : Zenka / Page 94 : Kenzo (L Amy) / Page 97 : Koali (Morel) / Page 99 : Sensio (Augar) / Page 100 : Sonia Rykiel (Régé) / Page 103 : Modern Optique, Harry Larry s, Anne et Valentin / Page 105 : Parasite / Page 107 : Jean Lafont / Page 108 : Minima / Page 111 : François Pinton. Photos pages 92, 95, 96, 98, 101, 102, 104, 106, 109, 110 © Jupiterimages. Un grand merci pour leur accueil : HIP la maison (Grenoble) ; Première Avenue (Grenoble) ; Restaurant Le comptoir de l Amarcord (Grenoble). Ainsi que pour le prêt de vêtements et accessoires : Première Avenue et La Suite (Grenoble). Compositions en studio Réalisation et photographie : © Audrey Laurent (www.audrey-L.com). Page 90 (haut) : Anne et Valentin, Augar, Elcé-Cabaud, Eye DC, JF Rey, Kenzo, Oxibis, Zenka. Page 90 (bas) : Anne et Valentin, Augar, Axebo, François Pinton, Frédéric Beausoleil, JF Rey, Oxibis, Rochas. Page 119 : JF Rey, Parasite, Rochas, Sonia Rykiel. Page 153 : Harry Lary s, JF Rey, Lafont, Sonia Rykiel. Page 170 : Anne et Valentin, Eye DC, François Pinton, Harry Lary s, JF Rey, Lafont. Page 182 : Anne et Valentin, Gouverneur, Paragraphe. Page 187 : JF Rey, Loubsol. Graphisme et mise en page Jean-Christian Hunzinger > www.exatypo.com

Éditeurs alban éditions 47 bis rue du Commerce 75015 Paris Tél. 01 45 79 05 05 www.alban.fr

CLM Éditeurs 69A, rue de Paris • 91400 Orsay Tél. 01 60 92 53 26 • Fax 01 60 92 53 52 e-mail : clm.com@wanadoo.fr www.edition-optique.com

© CLM Éditeurs ‒ Sébastien Coste, 2008. Achevé d imprimé en août 2008 - Imprimerie E.M.D. 53110 Lassay-Les-Châteaux. Dépôt légal à parution.



Voir, c est vivre : 80 % des informations en provenance du monde extérieur passent par la vision. Bien voir constitue l une des toutes premières préoccupations des Français en matière de santé. Dire le plaisir de voir, la beauté d un regard, le chic sensuel et pétillant de ce petit sésame de la clarté retrouvée : les lunettes. Objet humaniste, les lunettes ont à voir avec la pensée, la libre propagation des idées, l indépendance d esprit. Elles entraînent à la lucidité comme à l émerveillement. Lunettes accessoires, lunettes cosmétiques, lunettes bijoux, lunettes « style de vie » : quelle parure nous donne quotidiennement autant qu elles ? Entre sphère privée et espace public, les lunettes organisent les règles du jeu de la découverte, de la séduction, de la rencontre. Une personne sur deux en possède ; 100 % après 45 ans, avec l apparition de la presbytie. Rien que pour cela, les lunettes méritaient bien cet hommage plein d esprit, de malice et d enthousiasme !


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