Cabane

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Ici je suis bourreau, et c’est ici que je me suis engouffré pendant que les rues se vidaient. J’ai couru comme pour la dernière fois rassembler mes affaires, dans un élan strictement individualiste, un cri de moi à moi-même. Ces affaires je les ai ramenés ici. Je les ai traînées dans les escaliers, maintenant elles m’entourent. Des cahiers, des pinceaux, des vêtements, des livres, que j’étale sur mon lit. Sanctuaire ou pharmakon, je me suis précipité ici.



Ici je suis bourreau, j’accuse à toute heure. J’accuse la cuillère qui racle le fond des tasses, les doigts qui redressent des cheveux méchés, les silences qui attendent une réponse, les rires étouffés, les dents qui serrent et les voix qui portent. J’accuse un regard fuyant, un ragot mal amené.



La vie plate J’ai peur de la vie plate. La vie des silences dans la voiture. La vie des détails, des heures, des minutes, qu’on n’arrondit pas au quart ou à la demi. La vie des autres et la vie de celle qui la raconte. La vie de ma mère, la vie de ma soeur. La vie qui te fait acheter une télé. La vie qui te fait oublier le sens des choses, la vie qui te fait acheter un ticket loto parce que tu viens de gagner au loto. La vie qui te fait taire, la vie qui te fait trop parler. La vie sans fin, la vie en boucle. Moi je veux une vie de crissements, je veux marcher dans une flaque sans rien dire. Les rails crissent après le passage d’un train. Moi je veux une vie dans les trains. Je suis dans le train.



J’ai retrouvé mes gestes d’enfants, mes nuits blanches et mes matins qui s’écoulent à la demi-journée. Ma chambre est un tombeau, ici gît mes seize, dix-huit et vingt ans. Mes restes sont des vases, des lampes et des posters. Des objets qui ont perdu mon attention, que j’ai abandonné mais qui, ici, forment les mues de mes anciens séjours, de Brest à l’avenue Simone Weil. C’est eux que j’ai choisi de laisser à ma mère, à mon père.



Sur le parking d’un restaurant asiatique Je suis silencieux. Les regards font le tour de la pièce, puis du jardin. Tu scrutes les visiteurs, habitués ou non. Tu vas t’étonner des nouvelles lampes, du nouveau buffet. Ils ont même installé des jeux pour enfants. Je suis collé à la vitre. Je fuis. J’ai fumé une cigarette. Je me réfugie aux toilettes, carreaux rouges, carreaux blancs. Rendez-vous joyeux, je dégueule sur vos ragots.



La tĂŠlĂŠvision Forum des attentions, toujours trop bruyante.



La salle de bain L’eau du bain est froide. Les carreaux ruissellent



Je ne connais pas l’amour Je rassemble ses images Je récite ses chansons Mais mon obsession pour le sentiment amoureux ne me fera jamais connaître l’amour. « Tu ne sais pas, tu ne comprends pas »



Un jour la voisine est morte. Le voisin est resté en vie. Un été elle a avoué me regarder danser dans ma chambre. Aujourd’hui je plains son mari. Je l’imagine alcoolique, esseulé, mou. Je déteste croiser son regard. Comme deux renards en pleins phares, on se surprend, lui à la cuisine et moi au bain. J’imagine une maison vide, des vases vides, des lits vides. Je me contente d’observer une commode à travers la lucarne, j’y vois des pots vides, des soucoupes vides.



J’ai appelé Fanny, elle m’a demandé si la Lune m’empêchait de dormir. Je lui ai répondu que non, que ma dernière nuit était bien plus belle que toutes les autres, depuis bien deux mois. Elle m’a répondu que c’était normal puisque c’était la pleine Lune en Scorpion. Alors d’accord, c’est la pleine Lune en Scorpion. Et puis moi je suis Scorpion, c’est donc un peu comme un anniversaire, et mon sommeil est un cadeau, alors merci la Lune. J’ai même entendu dire que cette pleine Lune en Scorpion était un événement puisque non seulement j’avais pu bien dormir, mais c’est un temps idéal pour se remettre en phase avec ses émotions, de mieux les définir, de ne pas se mentir. Alors arrêtons de nous mentir. Je ne sais pas où je suis, mais je sais que j’y suis seul. C’est sous mes pieds, ça ronfle, ça roule, ça grogne, c’est sous le tapis. Parfois ses vapeurs montent à mes narines, et puis je m’y écroule. C’est un sable qui cède sous mon poids, un ciment qui ne bâtirait pas une brique ni un mur. Et moi j’y nage



Il est minuit et je déteste ma vie J’aimerais faire disparaître tous les meubles et m’allonger sur un matelas posé sur le sol. Demain matin je me lèverai tôt pour boire un café sur un balcon, j’écouterai des musiques dont personne ne connaît le nom et j’irai travailler sur les projets du moment parce que je suis artiste et j’ai un point de vue sur le monde, je me questionnerai donc sur ma pratique, que j’exposerai à mes amis que j’aime vivement et avec lesquels je suis intime. Je parlerai à voix haute et je n’aurai aucun mal à finir la journée. Mais cela n’est pas moi


Il y a les Hommes et il y a les Arts. Les Hommes, on peut les trouver sur les côtes à peindre la mer, dans une urgence des ressentis. S’ils leur manque la parole, les cris leur sont toujours possibles par la touche, le geste ou la couleur. L’attrait pour les Arts serait-il seulement un appel à autre langage ? Un système de symboles et de définitions poreuses, vacillant entre universalité des formes et interprétations ? Auraient-on élaboré un champ infini de moyens pour modeler l’individu, de sa chair à ce qui l’habite, de ses premiers pas à la terre qu’ils ont foulé ?


Moi je pense que c’est une cabane. Un autre lieu (heteros topos) dans lequel il y aurait tous les outils nécessaire à élaborer mon utopie (ou topos). En entrant dans cette cabane, je perds mes peaux et mes muscles, mes cheveux et mes ongles. Il ne me reste plus qu’à plonger mes doigts dans mes tripes pour en tirer des épisodes : des moments vécus, des pensées bleues ou des actes manqués. Ainsi je les manipule et les façonne, puis je les organise et les range. C’est en quittant ma cabane, en enfilant mes habits lourds et opaques, que je porte un premier regard sur ma création, je vais tenter de me rappeler de sa forme et de ses couleurs, pour en emporter son essence. Puis je m’éloigne de l’édifice pour reprendre ma chair et remplir mes poumons.



Les vieux habits Ici c’est aux pauvres qu’on donne les vieux habits. Eh bien moi je dis qu’on leur donne des vaisseaux. Des transports vers d’anciennes histoires qu’on ne peut plus dire puisque personne ne les a écrit. Des histoires qui ne se disent plus, mais des histoires qui avancent. J’ai toujours privilégié les vieux vêtements, j’ai toujours dit qu’ils me racontaient des histoires mais je mens. C’est moi qui raconte des histoires. J’habite ces vêtements parce que j’ai peur de vous raconter mes histoires, ou pire, j’ai peur de ne rien vous raconter du tout. Aujourd’hui je serais cet homme courbé qui n’a jamais pu quitter la ville où il a grandit, hier j’étais l’arrogant à la peau brillante, celui qu’on admire tant pour cette facilité qu’il a à vous sourire. Un jour je quitterai mes vieux vêtements et je vous raconterais mes histoires. Je ne serais plus le pauvre d’ici.



Quentin Delaunay, 2020 Réalisé dans le cadre du cours Vers une édition d’auteur avec Thierry Moré, EESAB Rennes. Texte composé en Avenir Light dessiné par Adrian Frutiger, Titrage en Garaje 0504 dessiné par Thomas Huot-Marchand. Merci à eux, merci à ce confinement, merci à mes amies


quentin delaunay


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