Nadia El Hakim_Figures de la trangression_Mémoire de Master ENSAV_Juin 2015

Figures de la transgression Etienne-Louis Boullée & Bernard Tschumi, L’exploration des limites de l’architecture

Nadia El Hakim — Mémoire de Master, Ensa-v, Juin 2015 Séminaire Philosophie, art, espace urbain Sous la direction de Manola Antonioli & Vincent Jacques

Sommaire

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Introduction

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Limites

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Etienne-Louis Boullée

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Limites contextuelles

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Limites disciplinaires

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Émergence d’une autonomie architecturale

Éloge de l’Art proprement dit Bernard Tschumi

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Limites contextuelles

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Limites disciplinaires

Émergence d’un activisme architectural Le Paradoxe Architectural

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Visibilité Etienne-Louis Boullée

34

[Fig. 1]La composition comme exception à la norme

40

[Fig. 2] La représentation de l’espace sombre

Bibliothèque Nationale, 1785 Cénotaphe de Newton, 1784 Bernard Tschumi

46

[Fig. 3] L’ostentatoire dans la transgression

52

[Fig. 4] La représentation de l’évenement

Advertisements for Architecture, 1978 The Manhattan Transcripts, 1988

57 60

Temporalité Feux d’artifices

Plaisir et vanité de la transgression 63

Carnaval

Catharsis et rythme de la transgression

67

Conclusion

73

Bibliographie

77

Annexes

Introduction

Introduction « If you want to follow architecture’s first rule, break it. » Tel est le message d’une des Advertisements for Architecture de Bernard Tschumi. Ces mots manifestes évoquent la nécessité pour l’architecture d’engager une approche critique sur sa propre nature et les règles auxquelles elle est soumise, en explicitant ainsi l’existence d’un lien entre pratique architecturale et attitude transgressive. La première règle de l’architecture est justement de l’enfreindre : paradoxe d’autant plus provocateur qu’il s’agit d’un message publicitaire pour l’architecture. Son ancrage dans un mécanisme promotionnel confirme cependant que l’idée de transgression en architecture ne s’intègre pas dans une vocation destructrice et négative mais au contraire, elle en est la règle première : une démarche critique, à visée méliorative, facteur d’évolution.

Le mot « transgresser » est aujourd’hui symboliquement chargé d’un sens subversif. Transgresser c’est violer, enfreindre, excéder la mesure, franchir les limites des lois ou des normes morales silencieusement acceptées dans la vie en société. Son sens étymologique, « aller au-delà » (trans-, -gredi) rappelle néanmoins le lien étroit que l’idée de transgression entretient avec celle d’expérience, voire avec celle de connaissance si l’on s’attarde aux représentations mystiques, mythologiques et bibliques qui la concernent (le péché originel, le vol du feu par Prométhée…). La transgression serait alors à la fois la manifestation externe d’une contestation ou d’une provocation envers un système de valeur dominant, et une démarche empirique interne menant à un développement ou un renforcement personnel.Cette ambivalence semble être d’autant plus valable lorsqu’on la transpose dans le domaine de l’architecture. Questionner les normes d’une pratique aussi ancrée dans les contraintes économiques, sociales et matérielles équivaut donc à questionner indirectement ces contraintes, et le système dans lequel elles sont mises en places. D’autre part, convoquer une démarche expérimentale, renouveler les outils de l’architecture dans le processus du projet amène à dépasser le status quo de l’architecture afin d’en clarifier ou d’en

p.6 Bernard Tschumi, Advertisments for architecture, 1978.

Impression Courtesy Bernard Tschumi.

Introduction

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redéfinir les limites.

Admettre cependant avec Michel Foucault que la transgression existe seulement dans le franchissement-même de la limite, dans l’acte de transgresser, (« La transgression est un geste qui concerne la limite ; c’est là, en cette minceur de la ligne, que se manifeste l’éclair de son passage mais peutêtre aussi sa trajectoire en sa totalité, son origine même. »1) c’est mettre en valeur son aspect éphémère, son temps d’existence fini. L’Histoire est en effet témoin d’une occurrence cyclique d’entreprises transgressives, de moments de contestation, qui, allant à l’encontre des valeurs dominantes aboutissent parfois à a transformation de ces valeurs, jusqu’à ce qu’une autre contestation envers ces nouvelles valeurs prenne forme. L’attitude transgressive momentanée s’engage donc à l’acceptation d’une temporalité finie, qui resurgit et se redécouvre de manière cyclique.

Que peut motiver les architectes à oeuvrer de manière transgressive ?

Si l’idée de transgression se comprend avec l’idée des limites, quelles sont celles de l’architecture et que signifie-t-il de les dépasser ? Quel support, quelle visibilité et quelle temporalité sont mises en oeuvre pour soutenir une attitude transgressive?

Telles sont les questions amenées par le sujet de ce mémoire. Pour tenter d’y répondre, il s’agit d’illustrer ces questionnements à travers le récit parallèle de l’oeuvre de deux architectes, prises comme figures de la transgression sous ses différents angles. A deux siècles d’écart, les oeuvres d’Etienne-Louis Boullée et de Bernard Tschumi se ressemblent, se répondent de manière intemporelle et sont portées d’une visée similaire, aussi poétique que critique. Leurs ancrages respectifs dans un contexte de crise sociale et politique - la Révolution Française pour le premier, Mai 68 pour le second - engagent la transposition de l’esprit contestataire qu’anime leur époque et leur milieu au sein de la discipline architecturale. En outre, au delà d’un discours clair sur une profession en crise, il partagent la volonté d’une remise en cause de la forme même de l’architecture, de son rôle et de sa 1 Michel Foucault, « Préface à la Transgression », Critique 195196, août-septembre 1963.

8

nécessité.

Avec les oeuvres de Boullée et Tschumi en appui du propos, il s’agit de

d’abord de constater les limites qui contraignent la pratique architecturale et motivent le choix d’une approche transgressive, puis d’analyser à travers une iconographie la visibilité de la transgression à travers la représentation pour enfin établir des liens temporels à l’existence de ces moments éphémères de transgression.

Introduction

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Limites

Limites

Parler de transgression en architecture implique l’idée qu’il y ait, dans l’utilisation de l’architecture, quelque chose à transgresser. L’architecture, par le fait qu’elle se réalise dans un contexte réel, est par essence une discipline soumise à tant de normes et de contraintes autant économiques, sociales ou législatives, qu’elle provoque parfois une insatisfaction et un désir d’autonomie au regard de ces contraintes externes, et qu’il est cohérent d’imaginer l’existence d’attitudes vouées à les transgresser. L’architecture au sens disciplinaire, c’est à dire entendue en tant que domaine de connaissance, est également soumise à des limites idéologiques, internes, qui concernent les codes, les conventions, les références qui régissent la pratique de manière tout aussi contraignante. Il est important de noter cependant que ces systèmes de normes sont toujours inscrits et définissables dans un contexte temporel et géographique donné, d’où la difficulté de généraliser.

Quelles sont ces limites et à quoi font-elles obstacle ? Les attitudes transgressives en architecture, en défiant la position de ces limites, questionnent indirectement la « tâche » architecturale et le rôle des architectes.

Dans les lignes qui suivent, il s’agit d’abord de relever l’origine de l’attitude transgressive, c’est à dire comprendre la relation qu’Etienne-Louis Boullée et Bernard Tschumi entretiennent avec l’engagement politique, à travers leur compréhension des limites de l’architecture, des conditions et du rôle des architectes à leur époque1. Cette partie de la reflexion prend comme principal appui l’oeuvre écrite des deux architectes.

1 « Au lieu de se demander : quelle est la position d’une oeuvre à l’égard des rapports de production de l’époque? Est-elle d’accord avec eux, est-elle réactionnaire ou aspire-telle à leur transformation, est-elle révolutionnaire? Au lieu de cette question, ou de moins avant celle-ci, je voudrais en proposer une autre…

Je voudrais demander : quelle est sa place dans ces mêmes rapports ? » Walter Benjamin, « L’Auteur comme Producteur » in Essais sur B. Brecht, Maspero, 1969.

Limites 13

Étienne-Louis Boullée (1728-1799)

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L’oeuvre d’Etienne-Louis Boullée (1728-1799) est comptée parmi celle des architectes dits révolutionnaires - adjectif employé pour la première fois par Emil Kaufmann pour qualifier le trio Boullée-Ledoux-Lequeu2 - et traduit de manière explicite voire extrême la position critique dont l’architecture s’est dotée durant cette période. Le Siècle des Lumières et l’aboutissement de la Révolution Française de 1789 a motivé de nombreux changements idéologiques dans la conception du monde. En architecture, cette période se traduit pour les historiens de l’art par la transition du classique vers le néoclassique, à laquelle l’interprétation commune assimile l’idée progressiste d’un détachement des valeurs esthétiques et formelles de l’antiquité au profit de leurs valeurs symboliques et politiques. Accompagnée d’une part d’un regard sur l’urbanisme classique, et d’autre part d’un positionnement sur les conventions de la pratique architecturale de son époque, l’oeuvre de Boullée est effectivement innovante aussi bien dans les sujets qu’elle traite que dans le choix d’une approche architecturale expérimentale se réalisant presque exclusivement par le dessin. Cette double lecture de ses travaux, mêlant le support du projet - le dessin - au projet lui-même est nécessaire pour comprendre le statut transgressif de son oeuvre au regard des normes idéologiques qui la régissent, à la fois critique dans sa manière de constituer une nouvelle définition de l’architecture et expérimentale dans sa recherche de nouvelles méthodes de création.

2 « Emil Kaufmann, Three

Revolutionary Architects : Boullée, Ledoux and Lequeu » in Transactions of the American Philosophical Society. Philadelphie, 1952. pp. 187-190.

Limites 15

Limites contextuelles Emergence d’une autonomie architecturale

Emil Kaufmann, dans l’introduction de son étude Trois Architectes Révolutionnaires décrit Boullée, Ledoux et Lequeu comme des hommes « imprégnés d’un idéal nouveau proposé par les grands penseurs du siècle [qui] tentaient, sans en avoir pleinement conscience, d’exprimer cet idéal dans leur art. »3 Le projet de Kaufman a contribué à, sinon entraîné, la redécouverte de ces architectes de la fin du XVIIIème siècle dont l’architecture est aujourd’hui connue et interprétée comme idéale, utopique, irréalisable et s’exprime principalement dans le dessin. Le projet de Kaufmann, au-delà de son apport sur l’architecture néoclassique, avait pour but de voir à travers l’oeuvre de ces architectes, et par un rapprochement avec la notion Kantienne d’autonomie, le fondement du Mouvement Moderne.4 3 Emil Kaufmann, Trois Architectes Révolutionnaires : Boullée, Ledoux, Lequeu [1952], Paris : éditions de la SADG, 1978, p.54.

4 Avec Les Fondements de la Métaphysique des Moeurs, Kant définit l’autonomie de la volonté comme principe suprême de la morale. Ce principe d’autonomie réside dans l’idée que l’être raisonnable obéit à ses propres lois, et il s’oppose à celui d’hétéronomie où la volonté cherche sa loi en dehors d’elle-même.

Ces principes d’autonomie et d’hétéronomie ont été, avec le discours sur les avant-gardes modernes, introduites d’abord dans l’art, puis dans l’architecture avec Kaufmann, son principal ouvrage étant De Ledoux à Le Corbusier : Origine et développement de l’architecture autonome (publié pour la première fois en 1933 à Vienne).

5 Kaufmann, op. cit., p. 53.

6 Kaufmann, op. cit., p. 54.

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Cette notion d’autonomie permet de comprendre l’oeuvre de Boullée et des architectes « révolutionnaires » à travers leur position par rapport aux transformations sociales de leur époque. Ainsi, Kaufmann exprime son étude comme une tentative de « clarifier la position historique des architectes en opposant leurs réalisations aux tendances générales de l’époque ».5 Néanmoins, si Kaufmann emploie l’adjectif « révolutionnaire » pour qualifier le trio Boullée-Ledoux-Lequeu, il en écarte toute mauvaise interprétation en rappelant que ces architectes n’ont joué aucun rôle sur la scène politique révolutionnaire, et n’ont pas plus fait partie des architectes chargés de l’édification des symboles mémoriaux ou bâtiments symboliques de la Révolution Française. Il les distingue en cela de la « horde d’artistes mineurs qui prétendaient évoluer avec leur temps uniquement parce qu’ils rajoutaient des bonnets phrygiens à tous leurs dessins ».6 Les architectes dont parle Kaufmann ont au contraire échappé de peu à la guillotine du fait de leur proximité avec le Roi lors de leur carrière. Même si de nombreuses analyses ont trop souvent établi des rapports directs entre l’idéal utopique de la Révolution Française et les architectures publiques monumentales de Boullée, il est nécessaire de rappeler que l’oeuvre de Boullée n’est pas l’expression de la Révolution elle-même, mais elle survient, avec l’idéologie des Lumières, dans le but d’accompagner les transformations politiques et

sociales dont elle est témoin, en adoptant une approche critique vis-à-vis du contexte et de sa propre discipline. « Ayant vécu dans une atmosphère de mécontentement politique et social, précise Kaufmann, les architectes révolutionnaires souhaitaient, pour le bien public, traduire les idées de leur temps en imaginant des plans totalement nouveaux »7. Un mécontentement qui incita les architectes à chercher de nouvelles formes et de nouvelles règles de composition. L’attitude transgressive de Boullée vient alors de sa constante remise en question d’un système de normes du Classicisme, celui qui régit la composition urbaine et architecturale de son époque. Elle vient aussi de sa manière à exercer son Art en s’émancipant des commandes et de la pratique traditionnelle de l’architecture, à savoir : l’aboutissement sur la construction d’un bâtiment. Il fit prévaloir, au contraire — et c’est cet aspect que l’on retient généralement de son oeuvre — l’idée sur la réalité, la théorie sur la pratique, par le développement d’une oeuvre se réalisant presque exclusivement dans le dessin.

De son oeuvre construite qui se limite en effet à quelques hôtels particuliers, il n’en reste qu’un seul8, les autres ayant été détruits au fil du temps. à l’inverse, l’architecture décrite dans ses dessins a traversé les âges et constitue une référence incontournable de l’histoire et de la théorie de l’architecture.

Les postes variés qu’il a tenu au sein de l’administration des bâtiments et sa participation à l’Académie d’Architecture en tant que membre important lui a conféré les biens suffisants pour se retirer de la pratique architecturale en 1781 et se consacrer au dessin de projets qui, en aucun cas, ne présentaient l’intention d’être construits.

Hormis la centaine d’estampes conservées à la Bibliothèque Nationale, Boullée a laissé derrière lui quelques écrits sur l’architecture, notamment son principal traité Architecture, Essai sur l’Art, qu’il écrit durant cette période9. Par une sévère critique des institutions, celui-ci renseigne sur les conditions de la profession à son époque. En effet, il y fait le constat d’une discipline soumise à de fortes contraintes financières, politiques et esthétiques, qu’il prend pour responsable du non-épanouissement de l’architecture. Plus fataliste encore, il constate que cette situation est une impasse car le seul moyen pour l’architecte de développer ses talents est de

7 Kaufmann, op. cit., p. 56.

8 Il s’agit de l’Hôtel Alexandre construit en 1763, situé au 16 rue de la Ville-l’Évêque dans le 8e arrondissement de Paris. L’hôtel est classé au titre des Monuments Historiques depuis 1927.

9 Bien que sa datation exacte demeure non identifiable, on estime sa rédaction 1781 et 1793.

Limites 17

se faire connaître des gens en place et donc d’y sacrifier l’étude de son art.

Pour illustrer ce constat, Boullée prend l’exemple d’un jeune architecte à la réputation émergente. Plus sa notoriété évolue, plus il se retrouve entièrement livré aux travaux pour lequel il est sollicité et devient donc homme d’affaire du public, laissant de côté l’art pour lequel il aspire. Aucune alternative à ce système ne semble possible pour Boullée dans les conditions professionnelles de son époque. Il y voit un système régi par des commandes assujettissant l’architecte à des contraintes décourageantes et laissant peu de place aux idées innovantes. Il dénonce l’aveuglement des ordonnateurs de commandes dans leur choix de mise en oeuvre : « Combien de fois leur préférence n’a-t-elle pas été accordée à des intrigants ignares au détriment de l’homme de mérite qui travaille toujours et n’intrigue jamais ! »10 Les personnes en place et les juges, qu’il considère inéclairées, ne peuvent pas saisir la beauté des productions des architectes les plus habiles. Par cette affirmation, Boullée fait de la condition de l’architecte une équation insolvable. Et pour se justifier davantage, il la compare à celle des autres arts, notamment en peinture et en littérature, où il n’est pas question d’être contraint par le commanditaire mais où l’épanouissement est au contraire encouragé par une certaine liberté dans l’expression du talent. « Oh ! Combien est préférable le sort des hommes de lettres et des peintres ! Libres et sans aucune espèce de dépendance, ils peuvent choisir tous leurs sujets et suivre l’impulsion de leur génie ! »11 En enviant la liberté des hommes de lettres et des peintres, Boullée soulève ici l’idée d’une autonomie esthétique déjà assumée dans le domaine des arts visuels et littéraires avec l’apport des Lumières. En accord avec l’émancipation générale de cette époque, les transformations culturelles ont offert une légitimité à l’existence de l’Art comme activité émancipée de 10 Etienne-Louis Boullée, Architecture. Essai sur l’art, éd.

Jean-Marie Pérouse de Montclos, Paris : Hermann,1968. p. 55.

11 Loc. cit.

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l’église et des commandes de l’aristocratie. De la même manière, les philosophes des Lumières comme Voltaire et Rousseau ont permis le renforcement de la critique dans les travaux des hommes de lettres. La rationalisation des disciplines artistiques et l’autonomie de la volonté comme principe suprême

de la morale théorisée par Kant amène aussi l’idée d’un Beau absolu dans la contemplation de la Nature. Cette idée est présente chez Boullée à travers la fascination de la Nature comme unique référence : « Chacun de nous définit le beau à sa manière et chacun de nous croit avoir raison, mais la raison est le fruit de l’examen ; ainsi, avant de prononcer, ne serait-il pas convenable d’asseoir son jugement en interrogeant la nature et en s’appuyant des preuves qui en émanent ? »12 En suivant cette voie, Boullée et les « architectes révolutionnaires » ont eu l’intention d’amener l’architecture vers un tel changement de statut, qui conférerait aux architectes l’autonomie de la volonté dans l’exercice de leur art.

Limites disciplinaires Eloge de l’Art proprement dit « Qu’est-ce que l’architecture ? La définirai-je avec avec Vitruve l’art de bâtir ? Non. Il y a dans cette définition une erreur grossière.

Vitruve prend l’effet pour la cause. »13 Avec cette opposition directe à la définition de l’architecture par Vitruve dont le célèbre traité De Architectura est traduit en français sous le nom Architecture ou Art de bien bâtir, Boullée remet en cause des codes qui régissaient la pratique architecturale depuis plus de trois siècles. Boullée soulève une méprise de la part de Vitruve entre la cause - art- et l’effet - bâtir. Pour Boullée, il faut d’abord concevoir pour effectuer. A la lecture de ces premières lignes de l’Essai sur l’Art, on comprend d’emblée le rapprochement qu’effectue Kaufmann entre les « architectes révolutionnaires » et les avantgardes du début du XXème siècle. La définition de l’architecture que défend Boullée paraît très proche de celle qu’on connaît aujourd’hui. Les règles internes qui conduisaient la pratique autrefois étaient cependant rarement remises en question. Jean-Marie Pérouse, en note de l’ouvrage, précise que seul Alberti avait avant lui théorisé avec une telle rigueur la distinction entre conception et exécution. Dans le De Reædificatoria, il définit l’architecte comme « celui qui sait diviniser les choses avec son esprit » 14. Boullée, de la

12 Boullée, op. cit., p.157.

13 Ibid., p. 49.

14 Loc. cit., cf. commentaires de Jean-Marie Pérouse de Montclos.

Limites 19

même manière, distingue dans l’architecture deux aspects : « L’Art proprement dit et la science, voilà ce que nous croyons devoir distinguer dans l’architecture. » 15 En premier lieu, la Science, Boullée la définit comme le corpus de connaissances techniques liées à cet art de bâtir permettant de manier des matériaux et de les assembler en architecture. Autrement dit, tout ce qui constitue le savoir manuel. Boullée considère cet art de bâtir comme secondaire, et dénonce le fait que la plupart des auteurs parmi ses contemporains et ses prédécesseurs s’y sont trop attachés. Il modère néanmoins ses propos en soulevant la nécessité première de cette partie scientifique : « Il fallait étudier les moyens de bâtir solidement avant de chercher à bâtir agréablement. La partie scientifique étant de première nécessité, et par conséquent la plus essentielle, les hommes ont été naturellement déterminés à s’en occuper d’abord d’une manière particulière. »16 En second lieu, l’Art proprement dit, ou tout ce qui relève de l’esprit et de la sensibilité de l’architecte. Cette partie est selon Boullée inexistante dans 15 Loc. cit.

les livres d’architecture de référence de son époque. Il assume en prenant

16 Loc. cit.

l’exemple de Vitruve et de François Blondel17 que « ni l’un ni l’autre de ces

17 De Architectura de Vitruve et le Cours d’Architecture de Blondel étaient deux traités conduisant fortement l’architecture classique.

18 Boullée, op. cit., p. 51.

19 Pier Vittorio Aureli propose une lecture de l’architecture de Boullée comme « état d’exception » vis-à-vis de la ville classique. Expliquant les monuments de Boullée comme un « archipel de formes finies », cette lecture s’ancre dans son interprétation de la relation entre architecture et urbanisation. Pier Vittorio Aureli, « Architecture as a state of exception » in The Possibility of an Absolute Architecture, Cambridge : MIT Press, 2011, pp. 141-176.

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deux auteurs n’ont eu aucune idée des principes constitutifs de leur art. »18 Par cette affirmation, il voit l’architecture comme étant toujours dans son enfance, car ses principes - en tant qu’Art proprement dit - sont encore inconnus.

Dénoncer l’intérêt obsolète pour la Science et faire l’éloge de l’exploration de l’Art proprement dit en vue d’un progrès de l’architecture sont les motivations principales de l’Essai sur l’Art et des dessins qui l’accompagnent. S’offrant l’exercice de sa pratique sans aucune contraintes liées ni au contexte réel, ni aux codes internes à la discipline architecturale, on peut considérer que Boullée place son oeuvre comme une « exception » au regard des « normes » classiques qu’elle transgresse.19 Cette « exception » réside dans la subjectivité de la composition formelle, qu’Aldo Rossi prend comme vecteur d’un « rationalisme exalté » en opposition au « rationalisme conventionnel » qui régit la ville classique, en même

temps qu’il y trouve une justification à son principe d’architecture autonome.20 Le « rationalisme exalté » que définit Rossi en introduction à la traduction italienne de l’Essai sur l’Art est donc liée à la décision subjective de Boullée sur les normes du classicisme, elle-même permise par l’importance qu’il accorde à l’Art proprement dit dans sa méthode de création. Sans être une rupture totale, le « rationalisme exalté » dépasse ainsi « le rationalisme conventionnel » du classicisme, en se réalisant dans dans l’imitation de la Nature. « Par des observations sur la nature, mes vues se sont étendues sur mon art ; par les applications de mes observations et des vues philosophiques, j’ai offert des moyens d’art qui n’ont été saisis par personne. Le mérite de cet ouvrage est d’avoir vu plus loin que les myopes qui m’ont précédé.» 21 Mettant de côté la lecture traditionnelle où la symbolique des formes monumentales est le reflet de l’idéal révolutionnaire, cette interprétation montre que le caractère « révolutionnaire » de Boullée réside dans le processus de composition lui-même. L’imitation de la Nature comme mode de composition n’est autre qu’une transposition des méthodes de création artistique dans la composition architecturale. Ainsi Boullée assume qu’il « entend par art tout ce qui a pour objet l’imitation de la nature » et qu’« aucun auteur en architecture n’a entrepris la tâche que je me suis imposé »22, à savoir, celle de porter l’architecture à sa perfection par l’observation et l’imitation de la nature. Ces expérimentations donnent lieu à des jeux de formes et de lumière dans les dessins de Boullée qui sont effectivement inédits dans l’histoire de l’architecture. Allant au-delà des limites imposées par ses prédécesseurs, et en empruntant des méthodes de compopline architecturale. En ce sens, on peut donc approuver avec Tafuri que

20 Aldo Rossi, introduzione a Etienne-Louis Boullée, Architettura.

Saggio sull’arte, éd. Marsillio, Padoue, 1967.

l’architecture de Boullée ne contient pas d’utopie sociale, mais qu’elle s’agit

21 Boullée, op. cit., p. 155.

sition propre aux arts visuels, Boullée s’est donné la tâche d’élargir la disci-

d’une tentative d’adaptation de sa méthode de création aux transformations sociales qui s’annoncent : « L’exaltation dimensionnelle, la pureté géométrique, l’ostentation de valeurs primitives qui s’y retrouvent constamment prennent une signification concrète. Ce ne sont pas des rêves irréalisables, mais des modèles expérimentaux pour une nouvelle méthode d’engendrement de projet. »23

22 Boullée, op. cit., p.59.

23 Manfredo Tafuri, « Les aventures de la raison : naturalisme et urbanisme au siècle des Lumières » in Projet et utopie, Paris : Dunod, 1979, p. 14.

Limites 21

Bernard Tschumi (1944 -)

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Si l’existence d’attitudes transgressives dans le projet d’architecture peut se faire voir dès le Modernisme architectural naissant, on doit sa formulation aux écrits et projets de Bernard Tschumi dans le milieu des années 1970. De connotation littéraire, philosophique, religieuse, l’idée de transgression n’est pas à première vue une notion architecturale, si ce n’est dans la métaphore du franchissement. Comme le montre l’article de Louis Martin sur les origines intellectuelles de Bernard Tschumi1, la transposition de notions - telle que celle de transgression - est une méthode régulièrement employée par l’architecte pour alimenter son oeuvre théorique, ce qui témoigne de sa curiosité envers les autres disciplines et sa volonté d’enrichir la sienne. « Ceux qui considèrent comme impure une architecture qui emprunte à d’autres disciplines non seulement oublient les interférences inéluctables entre culture, économie et politique, mais sous-estiment aussi la capacité de l’architecture à accélérer les mécanismes de la culture en alimentant la polémique qui l’anime. En tant que pratique comme en tant que théorie, l’architecture doit importer et exporter. »2 La transgression dans les travaux de Tschumi, bien que théorisée tardivement, est au centre de ses travaux, et est une manière de formuler sa constante mise à l’épreuve des définitions acquises, des idées reçues.3 Ces idées reçues concernent d’une part le rôle des architectes dans une époque d’insatisfaction et de transformations sociales, et d’autre part l’architecture elle-même, ses codes et ses conventions. Car dans une période où naît aussi un questionnement de la culture à travers une approche critique de la littérature, de la philosophie ou encore du cinéma, il s’y trouve une occasion de questionner de la même manière les valeurs culturelles de l’architecture.

On peut lire dans les oeuvres de Tschumi cette ambivalence : ses travaux de jeunesse sont imbus d’une énergie rebelle propre à l’esprit des mouvements sociaux de la fin des année 60, et précèdent ses recherches disciplinaires qu’il a mené à partir des années 70, qui mettent à l’épreuve les conventions de l’architecture, sa définition même, dans une constante expérimentation en vue de son développement, de l’élargissement de ses limites.

1 Louis Martin, « Transpositions : On the intellectual origins of Tschumi’s Architectural Theory » in Assemblage 11, Avril 1990, pp.

22-35.

2 Bernard Tschumi, introduction à la première édition [1994], Architecture et Disjonction, Orléans : HYX, 2014, p. 21.

3 « What does [transgression] has to do with architecture ? Of course, that can be a question.

Architecture itself has a very long history, and in this period it has started to carry a whole series of preconceived ideas that everybody takes for granted, a dictionary of received ideas, clichés. When you want to question received ideas, you have to see where it does not quite fit. » Bernard Tschumi, « Transgressions » AHRA conference, UWE Bristol. Keynote lecture, 21 novembre 2013.

Limites 23

Limites contextuelles Emergence d’un activisme architectural

Marqué par les évènements de Mai 68 à Paris, Tschumi présentait une fascination certaine envers le potentiel révolutionnaire du travail et des actions des Situationnistes, et avait dans l’espoir de garder en vie l’énergie contestataire de sa génération. Ses premières années en tant qu’enseignant à la Architectural Association de Londres dans le début des années 70, ainsi que les mouvements sociaux animant les villes d’Europe à l’époque4 4 « J’avais été fasciné par le détournement des rues de Paris pendant les évènements de Mai 68 et je commençais à percevoir, dans beaucoup de grandes villes à travers le monde, des situations semblables “d’utilisation détournée” », « Je me rendis plusieurs fois à Belfast et à Derry, pour rassembler l’information nécéssaire à la préparation d ‘un numéro du magazine Architectural Design consacré à l’insurrection urbaine. » Bernard Tschumi, introduction à la première édition [1994], Architecture et Disjonction, Orléans : HYX, 2014, p. 15.

5 Henri Lefebvre a marqué les études urbaines et spatiales de l’époque avec l’idée que l’architecture était le reflet de la société.

Le concept de « détournement » de Guy Debord et de l’Internationale Situationniste participe sans doute à l’ironie qui marque les travaux de Bernard Tschumi. cf. Louis Martin, « Transpositions : On the intellectual origins of Tschumi’s Architectural Theory » dans Assemblage 11, Avril 1990, pp. 22-35.

6 Tschumi, op.cit, p. 17.

7 Loc. cit.

8 Loc. cit.

24

constituaient un décor favorable à l’émergence d’un activisme architectural et devait servir de prétexte pour développer une théorie de l’architecture révolutionnaire. Le séminaire sur la politique urbaine qu’il y enseignait se développait en parallèle de l’écriture d’une série d’articles sur le sujet, tirant sa méthodologie analytique des théories de l’urbanisme contemporaines empreintes des tendances marxistes et structuralistes, notamment celles de Henri Lefebvre et Guy Debord.5 L’article « The Environmental Trigger » publié en 1975 marque la fin de ses recherches en posant la question du rôle de l’architecture comme détonateur pour le changement social et politique : comment concevoir les conditions plutôt que conditionner la conception ? 6 Telle est la question qui anime ses recherches et conduit ses enseignements à travers l’écriture de cet article.

Il y propose trois rôles pour les architectes : celui de conservateur consistant à « traduire les priorités politiques et économiques de la société existante », celui de critique qui « révéleraient les contradictions de la société » et enfin celui de révolutionnaire qui convoquerait la compréhension de la ville et des mécanismes de l’architecture « pour joindre nos forces à celles des autres professionnels qui tentaient d’aboutir à de nouvelles structures urbaines et sociales »7. En favorisant les rôles de critique et de révolutionnaire, Tschumi exprime cependant sa conscience des limites d’une position architecturale et intellectuelle dans une révolte politique. Il formule donc à la suite deux types de stratégie comme actes de résistance envisageables pour les architectes, qu’il désigne « actions exemplaires » et « contre-design ».8 Ce que Tschumi décrit comme les actions exemplaires rassemble des actes

au sein de la structure urbaine utilisant des méthodes qui sont en contradiction avec la logique économique dominante. « Les “actions exemplaires” agissent à la fois comme l’expression et comme le catalyseur de la crise environnante, tout en combinant, dans une tactique de guérilla, exemplarité et utilité immédiate, vie quotidienne et prise de conscience. »9 Conquête de terrain confisqué, construction collective temporaire, action dans l’illégalité, Tschumi insiste déjà sur la prévalence de l’acte qui permet de révéler des réalités insatisfaisantes, plutôt que la réalisation d’un objet bâti comme simple but de ces entreprises. La construction d’une Maison du Peuple dans l’illégalité par les étudiants parisiens lors des évènements de Mai 6810 illustre ce type d’ « actions exemplaires » : en cela, Tschumi décrit l’action collective comme une rhétorique de contestation dont le fondement réside dans la valeur symbolique et exemplaire de la conquête du terrain plutôt que dans l’objet bâti en lui-même. « L’espace en lui-même était neutre, mais pour démontrer que son sens était politique, des signes spécifiques étaient nécessaires, qui visaient à lui donner un nom ou, pour le dire moins sommairement, à accomplir des actes politiques fondés sur une construction (dans ce cas-là, l’édification d’un bâtiment pour le peuple sur une propriété privée ou un terrain appartenant à l’Etat). »11 Le « Contre-design » s’inscrit au contraire dans une démarche architecturale, dans la mesure où cette stratégie emploie les moyens propres à l’architecte - c’est à dire le plan, le collage, les perspectives - pour dénoncer les effets néfastes des pratiques d’urbanisme conventionnelles. De plus, elle vise à reconsidérer, par l’emploi détourné des outils de l’architecte, les valeurs culturelles et les connotations attachées à l’architecture. En effet, convoquer le dessin du plan comme produit final plutôt que comme medium dans une démarche architecturale lui permet d’acquérir « une liberté supplémentaire dont n’a jamais benéficié aucun élément construit par la force du capital »12.

Une liberté permettant la critique, reformulant ici l’idée d’une autonomie architecturale déjà mentionnée par l’analyse des dessins de Boullée. Sans

9 Bernard Tschumi, “The Environmental Trigger,” in A Continuing Experiment, ed. James Gowan, Londres : Architectural Press, 1975.

10 Bernard Tschumi fait référence à la construction par des étudiants de l’École des Beaux-Arts d’un bâtiment de « guérilla » en trois jours dans une friche en banlieue parisienne, à la fin de l’année 1968, avec des matériaux dont ils se sont emparés sur des chantiers voisins.

L’appellation de cette baraque en « Maison du peuple », ainsi que les méthodes de construction dans l’illégalité convoquent en effet les notions de liberté, d’égalité, de collectivité, de soulèvement, chères à la contestation sociale de l’époque.

vraiment croire à l’autonomie de l’architecture - qui reste une notion vague

11 Tschumi, 2014, op.cit., p. 16.

et fortement débattue par le fait qu’il est difficile de donner une définition

12 Ibid., p.18.

Limites 25

commune - autant que certains de ses contemporains,13 Tschumi exprime le potentiel d’une dénonciation par l’illustration caricaturale de l’urbanisme engendré par le développement du système capitalisme, mais surtout d’une transformation des valeurs culturelles de l’architecture par la contre-architecture. L’architecture qui n’engendre pas de bâtiments, mais qui au contraire inverse la relation du médium au produit dans une logique critique. Dans la même lignée que la démarche de Boullée, les années 60-70 ont en effet témoigné d’une résurgence de projets « de papier ». Les avant-gardes radicales italiennes des années 70 en font partie, et sont mentionnées par Tschumi pour tenir d’exemple. Les dystopies peintes par Archizoom, en illustrant les potentiels égards de l’urbanisme capitaliste, questionnent à l’époque la tâche de l’architecte, leur pouvoir de critique et les modes d’expressions pour aboutir à cette critique, voire au développement d’une forme d’art et d’architecture révolutionnaire. « Puisque la révélation explicite des scandales de la spéculation ne conduira en aucun cas à une reconfiguration de la société, l’objectif à long terme des tactiques de l’absurde est la destruction de certaines de ses valeurs culturelles. »14 Ces deux stratégies sont en somme animées de la même intention contestataire de refuser « toute alliance, même temporaire, avec les forces institutionnelles existantes. »15 La transgression des normes est déjà bien présente dans cette description des outils et des attitudes à la disposition des architectes. Il s’agit dans le premier cas d’un refus de se plier aux normes légales et sociales, qu’on pourrait apparenter aux attitudes amenant aux guérillas urbaines. Le second cas, le contre-design, introduit l’idée d’une transgression à l’intérieur de la discipline architecturale, par le détournement de son rôle et de ses outils.

13 L’idée d’autonomie architecturale était fortement défendue par des personnalités telles que Peter Eisenman, Daniel Liebeskind ou d’une autre manière, Aldo Rossi.

26

L’article révèle cependant une désillusion quant à la possibilité pour l’architecture de conduire directement à une nouvelle structure sociale, et marque la fin de la croyance de Tschumi envers les insurrections urbaines.

Fidèle à sa méthodologie pour alimenter ses recherches théoriques, c’est à

14 Tschumi, 2014, op.cit., p. 19.

la suite d’une transposition de sa démarche critique vers sa propre pratique

15 Ibid., p. 20.

que Tschumi entreprend de se concentrer sur l’architecture elle-même et non plus la société comme objet à mettre à l’épreuve de la crise.

« Je commençais à prendre conscience que le vieux concept révolutionnaire consistant à ‘tirer partie des contradictions internes de la société’ pouvait s’appliquer à l’architecture et pourrait un jour, à son tour, influer sur la société. […] De même que le ‘détournement’, ou ‘usage rebelle’, du contexte physique de la ville avait mené à diverses formes de soulèvements urbains, le bon usage et l’usage détourné de l’espace architectural pouvaient-ils conduire à une architecture nouvelle ? »16 Les contradictions internes de l’architecture, Tschumi les révèle et sont à la base de sa redéfinition de l’architecture comme discipline disjointe, comme « terrain de deux termes mutuellement exclusifs, l’espace et son utilisation - ou, de manière plus théorique, le concept d’espace et l’expérience de l’espace». Cette disjonction amène au constat d’un paradoxe dans la définition même de l’architecture.

Limites disciplinaires Le paradoxe architectural Avec l’article « The Architectural Paradox » publié pour le première fois en 1975 dans la revue Studio international17, Tschumi introduit sa définition de l’architecture, telle que prise au sein d’un paradoxe, par le constat d’une fracture entre réalité sociale et rêve utopique qui alimentait les débats de la scène architecturale du XXème siècle. Le fossé « entre les contraintes économiques et l’illusion d’une technique qui devait tout résoudre »18 a en effet été mis à la lumière de la critique à la suite de la crise qu’a subie l’architecture dans la deuxième moitié du XXème siècle. La génération de Bernard Tschumi, en plus de subir les aléas et les soulèvements dues aux insatisfactions sociales, est témoin de la crise annonçant la fin de la croyance envers les méthodes et les intérêts du Mouvement Moderne. Cette crise a incité les débats et la critique à tenter de reformuler les concepts de l’architecture,

16 Loc. cit.

dans le but de consolider son identité déchirée. Tschumi, de cette manière,

17 Bernard Tschumi, «Le Paradoxe Architectural » [1975] in Architecture et Disjonction, Orléans : HYX, 2014, pp. 29-43.

aboutit à sa propre lecture des évènements et de la situation de l’architecture.

La description suivante montre encore une fois l’importation des analyses post-68 d’Henri Lefebvre sur la relation entre espace et société, et des théo-

18 Ibid., p. 29.

Limites 27

ries sémantiques développée par le groupe Tel Quel19 -notamment celles de Roland Barthes et Georges Bataille, qui entre autres, constitueront une source de compréhension indispensable à la lecture des travaux de Bernard Tschumi. Ces transpositions sont à l’origine de l’existence des notions d’éro19 La thèse principale de La Production de l’Espace est que « le mode de production organise - produit - en même temps que certains rapports sociaux - son espace et son temps. C’est ainsi qu’il s’accomplit » Henri Lefebvre, La Production de l’Espace, [1974], Paris: Anthropos, 2000.

La revue littéraire Tel Quel, fondée en 1960 a quant à elle cristallisé les mouvements culturels de l’époque autour du développement d’une recherche critique textuelle. Elle comptait parmi ses nombreux contributeurs Philippe Sollers, Georges Batailles, Roland Barthes, Jacques Derrida.

20 Voir Georges Bataille, Erotisme, Paris : Minuit, 1957 et Roland Barthes, Le Plaisir du Texte, Paris : Seuil, 1973.

21 Tschumi, 2014, p. 30.

22 Denis Hollier, La Prise de la Concorde, Paris : Gallimard, 1974.

23 Tschumi, 2014, p. 42.

24 Ibid., p. 33. La relation entre les avant-gardes artistiques et le rejet du mode de production dominant est formulée par la théorie critique de l’Ecole de Francfort (Benjamin, Adorno).

Il est important de rappeler l’héritage marxiste duquel sont issues ces démarches critiques.

En architecture, il a été question d’exprimer cette critique dans la deuxième moitié du XXe siècle avec des personnalités telles que Manfredo Tafuri, Frederic Jameson ou K.Michael Hays.

28

tisme, de plaisir, et de transgression dans les travaux de Tschumi.20 « The Architectural Paradox » exprime le constat d’un paradoxe inhérent à l’architecture, à savoir : « l’impossibilité qu’il y a à interroger la notion d’espace et, dans le même temps, à faire l’expérience d’une praxis spatiale »21.

Pour clarifier ce paradoxe, Tschumi développe les images de la Pyramide et du Labyrinthe, déjà illustrée par Denis Hollier pour expliquer la dialectique de la raison et de l’expérience chez Georges Bataille.22 Transposées dans l’architecture, ces images représentent respectivement l’espace conçu et l’espace perçu, l’idée abstraite et la réalité sensible, le concept et l’expérience. « L’architecture constitue la réalité de l’expérience alors que cette réalité vient bloquer la vision d’ensemble. Et l’architecture constitue l’abstraction de la vérité absolue alors que cette vérité vient bloquer la sensation. »23 Cette dialectique du concept et de l’expérience est un élément central des motivations théoriques des projets de Tschumi. (Cette disjonction, d’ailleurs déjà introduite par Boullée à la fin du XVIIIème siècle avec la séparation de l’architecture comme Science et l’architecture comme Art proprement dit est toujours perceptible aujourd’hui, dans la pratique au quotidien : les dualismes tels que théorie et pratique, art et technique, conception et construction sont caractéristiques de la pensée moderne et contemporaine.)

La Pyramide est tout ce qui se rapporte aux idéologies de l’architecture, au savoir conceptuel permettant de raconter, par le langage et la pensée, les catégories et les concepts de l’architecture. La pyramide, cependant ne demeure qu’une idée : il est impossible de matérialiser ce savoir conceptuel.

Cette tendance de l’architecture a été explorée à travers la recherche d’une autonomie de la discipline, par les avant-gardes architecturales et artistiques du XXème siècle, (de l’architettura razionale à l’architecture radicale) dont l’envie de bâtir « autre chose qu’un simple reflet du mode de production dominant » est propre à cette attitude24. Avant cela, Boullée prônait déjà une

attention particulière à l’art proprement dit, qu’il est possible d’exercer une fois libéré des contraintes du réel.

Mais comme l’écrit Tschumi, Boullée « ne fait que souligner l’importance des buts conceptuels en architecture ; il écarte totalement la réalité sensuelle de l’expérience de l’espace »25. C’est en cela que Bernard Tschumi, à l’égard de ses contemporains qui prônent l’existence d’une autonomie de l’architecture, rappelle l’importance de la seconde partie constitutive de l’architecture : l’expérience-même de l’espace illustrée par la figure du Labyrinthe. Le labyrinthe est au contraire la matérialisation de cet espace, « mais où il est impossible d’avoir une vue d’ensemble sur la manière d’en sortir. »26 Où se place l’architecture dans cette dialectique ? Etant à la fois conceptuelle et perceptuelle, elle est aussi bien Pyramide que Labyrinthe : là se trouve le paradoxe. « Si l’oeuvre architecturale renonce à son autonomie en reconnaissant sa dépendance idéologique et financière latente, elle accepte les mécanismes de la société. Si elle se sanctuaires dans une posture relevant de l’art pour l‘art, elle n’échappe pas à sa catégorisation dans les stéréotypes idéologiques. »27 D’où l’impossibilité d’être les deux à la fois, et donc, l’expression constante d’une lacune dans l’oeuvre architecturale, qui ne peut se résigner qu’« à son autodestruction»28. Mais pour ne pas résoudre l’architecture au silence, l’article évoque une solution alternative prônant le dépassement de ce paradoxe dans une réinterprétation de l’érotisme Bataillien, où l’expérience sensitive se fait par l’idée, où l’architecture est le point de rencontre entre espace idéal et espace réel, « là où elle transcende sa nature paradoxale en rejetant la forme que la société attend d’elle »29 . En somme, lorsqu’elle transgresse sans détruire30 - les attentes soumises par les normes aussi bien externes (la société) qu’internes (la discipline). « L’architecture est envisagée comme la convergence momentanée et sacrilège de l’espace réel et de l’espace idéal. Les limites demeurent, car transgression ne veut pas dire destruction méthodique de règles ou des codes relatifs à l’architecture ou à l’espace.

Au contraire, la transgression introduit de nouvelles articulations entre intérieur et extérieur, entre concept et expérience. Ce qui re-

25 Bernard Tschumi, « Architecture et Transgression » 1976. Architecture et Disjonction. Orléans : HYX, 2014, p. 56.

26 Bernard Tschumi, « Le paradoxe architectural », 1975. Architecture et Disjonction, Orléans : HYX, 2014, p. 38.

27 Ibid., p. 41. Le déterminisme inscrit dans ce constat rappelle la dépendance de l’architecture aux idéologies qui lui sont internes et externes, vue dans l’analyse de Tafuri.

28 Ibid., p. 42 « L’architecture est à la fois l’être et le non-être. La seule alternative au paradoxe est le silence. une assertion définitive et nihiliste qui pourrait offrir à l’histoire de l’architecture son ultime mot de la fin, son autodestruction. » 29 Bernard Tschumi, « Architecture et Transgression » 1976. Architecture et Disjonction, Orléans : HYX, 2014, p. 63.

30 Loc. cit., « Il n’est pas question ici de destruction ni de subversion, mais bien de transgression. »

Limites 29

vient simplement à surmonter la prévalence inacceptable de l’un sur l’autre. »31 La découverte d’une réflexion sur le statut de l’architecture, et l’intégration des notions de transgression a permis à Tschumi de déplacer son énergie contestataire à l’intérieur de l’architecture pour en questionner les limites et les tabous. Cette nouvelle définition propre à l’oeuvre de Tschumi résidant dans le dépassement du paradoxe architectural est constitutive de sa pensée, et conduira ses travaux à travers une attitude transgressive.

31 Loc. cit.

30

VisibilitĂŠ

Visibilité

Le constat des limites développé précédemment sert de motivation pour l’émergence d’entreprises architecturales transgressives que Bernard Tschumi nomme « oeuvres de la limite ». Ces oeuvres de la limite, Tschumi s’y insère et en remarque la nécéssité. Par ce qu’elles sont des « parenthèses isolées dans le flot de la production commerciale », elles renseignent sur la condition de leur art et permettent de définir et de clarifier la nature de l’architecture. Ainsi, selon Tschumi, les eaux fortes de Boullée font partie de ces « prises de positions essentielles qui, bien qu’elles n’aient pas nécessairement été bâties, nous informent avec plus de précision que les bâtiments concrets de la même époque sur l’état de la discipline »2. Les oeuvres de la limite évaluent les conditions existantes et les dépassent dans une logique « critique » aussi bien de leur contexte externe, que de leur propre condition.

Avec les figures présentées dans les pages suivantes, la représentation sert de support où s’exprime l’attitude transgressive des oeuvres de la limite. La transgression, souvent associée à son caractère ostentatoire, est inséparable de sa visibilité. Dans la démarche architecturale, cette visibilité est toutefois nuancée. Si l’attitude transgressive est souvent dans la recherche d’un but ostentatoire engageant l’attention d’un recepteur, sa visibilité peut aussi servir d’outil pour la transcription d’une exploration personnelle et silencieuse. Ainsi, la représentation engage d’une part la communication d’un discours critique sur les normes dominantes, mais permet d’autre part de servir de support pour une démarche empririque. Elle est donc à la fois medium et résultat.

Les figures qui suivent tiennent comme exemples d’oeuvres de la limite., et montrent la réalisation de l’attitude transgressive par sa visiblité dans les travaux de Boullée et de Tschumi.

1 Bernard Tschumi, « Architecture and limits », [1980] in Architecture et Disjonction, HYX, Orléans, 2014, p.80.

2 Loc. cit.

Visibilité 33

La composition comme exception à la norme Etienne-Louis Boullée, Bibliothèque Nationale (1785)

Les compositions architecturales de Boullée offrent un discours sur le système de normes classique, aussi bien dans le contenu que par les moyens qu’il emploie. Par son discours critique sur la standardisation dans la composition de l’urbanisme classique, l’oeuvre de Boullée est un « état d’exception » selon la lecture de Pier Vittorio Aureli dans l’article « Architecture as a state of exception ». Aureli établit d’abord un parallèle entre stabilité politique et régularité de l’urbanisme français du XVIIème siècle pour expliquer que le classicisme français s’est doté d’une approche plus orientée vers la norme que vers l’exception, vers la régularité plutôt que la complexité.3 Cet aspect du classicisme français, en architecture et en urbanisme, se manifeste dans l’importante influence du Cours d’Architecture de François Blondel qui contribua à la compréhension de l’architecture comme un « esprit de système », basé sur des normes formelles et proportionnelles strictes. La création de l’Académie d’Architecture en 1671 a renforcé ce systématisme et cette normalisation du langage architectural. Boullée, à travers son architecture monumentale, développe selon Aureli une forme alternative d’architecture publique, en même temps qu’il dépasse cette systématisaton. En réinterprétant toutefois les attributs de la ville classique, il y intégre une subjectivité dans la composition.

Selon Aureli, les formes urbaines qui constituent la base d’une systématisation dans la composition classique sont l’hôtel (et plus précisément, la *cf. p.86, annexe [3(a)].

cour carrée*), la place et le boulevard. Ces figures urbaines, dans l’interprétation d’Aureli, représentent un pouvoir politique à travers un cadre architectural qui, par sa régularité, pouvait être répété dans toute la ville. Ainsi, les places conçues pendant le XVIIe et XVIIIe siècle à Paris seraient le reflet de

3 Pier Vittorio Aureli, « Architecture as a state of exception » in The Possibility of an Absolute Architecture, Cambridge : MIT Press, 2011, p. 149.

34

la totalité et de l’uniformité du pouvoir en place. La lecture d’Aureli laisse comprendre que le projet Boullée n’est pas seulement un reflet de l’architecture comme discipline autonome mais qu’il est aussi un « projet sur la ville » ; en cela que son architecture dévoile — en même temps qu’elle limite —

[Fig.1] 2.1 Etienne-Louis Boullée, Bibliothèque Nationale, 1785 Coupe transversale Encre, lavis, 117x44 cm Bibliothèque Nationale de France 2.2 Etienne-Louis Boullée, Bibliothèque Nationale, 1785 Perspective de la salle principale Encre, lavis, 98x63 cm Bibliothèque Nationale de France.

1.1

1.2

cette « extension totalitaire et uniforme » de la ville classique.4 Ainsi, Aureli n’y voit pas une négation « révolutionnaire » envers la tradition existante, mais bien une appropriation « post-révolutionnaire » et critique des figures urbaines de la ville classique.5 Le Projet de Métropole de Boullée, rassemblant tous ses dessins de monuments, pour employer ses propres termes6, montre ainsi une nouvelle *cf. pp. 80-83, annexe [1].

représentation de l’architecture publique.* Les différents fragments qui composent le Projet de Métropole décrivent chacun une architecture publique, monumentale, comme objet architectural fini voire autonome, et non plus comme le dessin d’un vide qui caractérise les figures classiques de la cour, la place et le boulevard. Ainsi Boullée porte-t-il son attention à la ville à travers la description et au dessin de bâtiments publics. L’Essai sur l’Art est par ailleurs le premier traîté d’architecture consacré exclusivement à la description de programmes publics. Le projet de la Bibliothèque Nationale représenté sur la figure 1, dessiné en 1785, est un des fragments du Projet de Métropole et tient comme exemple de l’appropriation par Boullée des figures urbaines classiques. Avec la Bibliothèque Nationale et l’explication contenue dans l’Essai sur l’Art qui lui est associée, Boullée communique son discours sur la ville classique d’une part, et sur les contraintes émises par l’intendance d’autre part, à travers les moyens qu’il met en oeuvre.

4 Aureli, op.cit.,146.

Du fait de son attachement aux domaines de la connaissance, le projet de

5 Loc. cit.

la Bibliothèque Nationale est un engagement cher à Boullée. Le projet étant

6 Le terme « monument » se redéfinissait à l’époque pour désigner les bâtiments publics à échelle monumentale plutôt que les édifices commémoratifs.

issu d’une commande proposée par le gouvernement pour la construction

7 « Ma position était singulièrement critique, et les réflexions auxquelles je m’abandonnais n’étaient pas propres à me donner de l’encouragement. » Etienne-Louis Boullée, Architecture. Essai sur l’art, éd. Jean-Marie Pérouse de Montclos, Paris : Hermann,1968. p. 127.

8 Ibid., p.129.

9 Loc. cit.

38

d’une nouvelle bibliothèque nationale à l’emplacement du Couvent des Capucins, rue Saint-Honoré (à Paris), Boullée décida d’adopter un positionnement résolument critique par rapport aux consignes imposées par l’intendance.7 En transgressant les règles qui lui sont imposées, il développe ainsi son projet sur l’emplacement actuel de la Bibliothèque Nationale rue Richelieu, presque soumise à l’abandon aux vues de la saturation des ouvrages qu’elle comptait, en assumant vouloir « procurer à la Bibliothèque les avantages que ce monument exige »8. « Accoutumé à me raidir contre les obstacles, j’osai diriger mes idées sur l’emplacement actuel. Soit que j’aie été plus heureux que

les autres, c’est dans ce lieu rejeté où l’on ne supposait pas la possibilité de réussir que j’ai fait le projet que je présente »9 Le projet de Boullée semble être un détournement de la Bibliothèque Nationale, et par extension, de la figure de l’hôtel propre à l’urbanisme de la ville classique, en cela qu’il recouvre la cour interne de la Bibliothèque par un voûte tenant sur les deux ailes existantes. Redéfinissant de cette manière l’échelle du bâtiment public, il lui confère un statut monumental et donc exceptionnel, et développe l’image d’un espace public intérieur couvert qu’il tire de l’Ecole d’Athènes de Raphaël*10. Cette référence picturale assumée

*cf. p. 87, annexe [3(b)]

tient comme information supplémentaire quant aux principes de composition que Boullée met en oeuvre. L’analogie picturale est aussi idéologique et permet de montrer l’importance de la culture et de la place du discours public dans la vision des monuments de Boullée. L’autonomie qu’il se permet de prendre dans le dessin par rapport aux règles qui lui sont imposées, et les moyens qu’il met en oeuvre dans ses dessins de monuments expriment un discours transgressif sur les normes classiques, dans la mesure où il ne les nie pas, mais se les approprie et les dépasse, ce qui lui permet de développer la monumentalité de ses bâtiments publics comme des exceptions à l’égard de ces normes.

10 Raphaël, L’École d’Athènes, fresque de la Musée du Vatican, Vatican, 1509

Visibilité 39

La représentation de l’obscurité Etienne-Louis Boullée, Cénotaphe de Newton (1784)

« Me trouvant à la campagne, j’y côtoyais un bois au clair de lune. Mon effigie produite par la lumière excita mon attention (assurément, ce n’était pas une nouveauté pour moi). Par une disposition d’esprit particulière, l’effet de ce simulacre me parut d’une tristesse extrême. Les arbres dessinés sur la terre par leurs ombres me firent la plus profonde impression. Ce tableau s’agrandissait par mon imagination. J’aperçus tout ce qu’il y a de plus sombre dans la nature. Qu’y voyais-je ? La masse des objets se détachant en noir sur une lumière d’une pâleur extrême. La nature semblait s’offrir, en deuil, à mes regards. Frappé des sentiments que j’éprouvais, je m’occupai, dès ce moment, d’en faire une application particulière à l’architecture. J’essayai de trouver un ensemble composé par l’effet des ombres. Pour y parvenir, je me figurai que la lumière (ainsi que je l’avais observé dans la nature) me rendait tout ce que mon imagination enfantait. Telle a été la manière dont j’ai procédé lorsque j’ai travaillé à créer ce nouveau genre d’architecture. »11 Dans ce paragraphe tiré de sa description des cénotaphes et temples mortuaires dans l’Essai sur l’Art, Boullée livre un indice quant à sa démarche de création associée à une expérience autobiographique de la nature. En racontant l’histoire de l’espace moderne, Michel Foucault exprime la crainte 11 Etienne-Louis Boullée, Architecture. Essai sur l’art, éd.

Jean-Marie Pérouse de Montclos, Paris : Hermann,1968. p. 136.

12 Michel Foucault, «L’oeil du pouvoir» (entretien avec J.-P. Barou et M. Perrot), in Bentham (J.), Le Panoptique, Paris : Belfond, 1977, pp. 9-31.

qui a hanté la seconde moitié du XVIIIe siècle : celle de l’espace sombre, « l’écran d’obscurité qui fait obstacle à l’entière visibilité des choses, des gens, des vérités. »12, la contre-figure de la transparence qui alimente l’utopie Moderne. Anthony Vidler dans le chapitre « Dark Space » de The Architectural Uncanny situe l’oeuvre de Boullée dans cette dialectique des Lumières et de l’espace sombre évoquée par Foucault. Si Vidler rappelle la tendance de ses monuments à baigner dans la lumière, il voit dans ses dessins la

13 « Boullée might well have invented, if not the first architectural figuration of death, certainly the first self-conscious architecture of the uncanny, a prescient experiment in the projection of “dark space.” » Anthony Vidler, « Dark Space » in The Architectural Uncanny, 1992.

première occurrence d’une architecture de l’obscurité (architecture of the

*cf. pp. 84-85, annexe [2].

L’expérience autobiographique est une des caractéristiques de l’oeuvre de

40

uncanny)13 par sa projection de l’espace sombre. Au-delà de représenter le lieu de la mort, les cénotaphes de Boullée sont marquants par leur spécificité a peindre la nuit, l’obscurité.* En commentaire de ces dessins dans l’Essai sur L’Art, Boullée livre en effet l’expérience personnelle qui l’a poussé a entreprendre sa représentation de l’espace sombre.

[Fig.2] 2.1 Etienne-Louis Boullée, Cénotaphe de Newton, 1784 Coupe intérieure de nuit Encre, lavis, 66x44cm Bibliothèque Nationale de France 2.2 Etienne-Louis Boullée, Cénotaphe de Newton, 1784 Coupe intérieure de jour Encre, lavis 66x44cm Bibliothèque Nationale de France

2.1

2.2

Boullée qu’Aldo Rossi prend comme appui pour justifier le rationalisme exalté (razionalismo esaltato) de Boullée. Au-delà du rationalisme conventionnel (razionalismo convenzionale) qui tire la création architecturale des principes définis par un système, le rationalisme exalté de Boullée « suppose une confiance (ou une foi) qui éclaire le système, mais qui se situe en dehors »14. Autrement dit, l’exaltation permet la transgression en ce sens que le rationalisme exalté dépasse les conventions en même temps qu’elle les renforce, les rend plus évidentes, à la lumière de la critique.

Cette nouvelle figure de représentation qui apparaît avec l’oeuvre de Boullée est donc rendue possible par sa volonté à explorer le domaine de l’Art proprement dit, qui tient lui-même de son rationalisme exalté. Poussant sa pratique à l’expérimentation de ses propres outils et des modes de représentation conventionnels, son observation de la nature est un moyen de transposer dans l’architecture ce qu’il envie des autres disciplines artistiques — à savoir : rendre le caractère, l’effet qui cause une impression quelconque, qui fait éprouver des sensations — afin de « démontrer que l’architecture, dans ses rapports avec la nature, a peut-être encore plus d’avantages que les autres arts »15. Cénotaphes et temples funéraires choisis comme sujet, il écarte ici tout discours critique sur la ville existante pour ne faire voir que ses principes de composition de formes et de lumière découlant de cette volonté à mettre en oeuvre la nature. « Présenter le squelette de l’architecture par une muraille absolument nue », « former par des matières absorbant la lumière le noir tableau de l’architecture des ombres dessiné par l’effet d’ombres encore plus noires »16 permet de ne convoquer aucun autre ornement que sa propre monumentalité, aucun autre relief que la profondeur provoquée par les jeux d’ombres. Le Cénotaphe de Newton induit seulement un hommage à la découverte, qui présente une occasion 14 Aldo Rossi, introduzione a Etienne-Louis Boullée, Architettura.

Saggio sull’arte, éd. Marsillio, Padoue, 1967.

44

favorable pour Boullée d’affirmer : « Ce genre d’architecture formé par des ombres est une découverte qui m’appartient. C’est une carrière nouvelle que j’ai découverte. »17

15 Boullée, op.cit. 59.

La contre-figure des Lumières et l’exclusivité de l’architecture des ombres,

16 Boullée, op.cit. 79.

la méthode heuristique liée au rationalisme exalté et à l’observation de la

17 Boullée, op.cit. 73.

nature, enfin, l’énergie qu’il consacre à l’exploration de son art lorsqu’il

énonce : « j’avoue que j’ai crayonné pendant longtemps avant d’être satisfait. »18, ces attributs montrent que l’oeuvre de Boullée, sous l’angle de l’expérimentation personnelle, est motivée par l’exploration de terrains inconnus et le progrès de son art.

18 Boullée, op.cit. 137.

Visibilité 45

L’ostentatoire de la transgression Bernard Tschumi, Advertisements for Architecture (1978)

Si l’emploi de la publicité a des antécédents dans l’histoire de l’architecture19, l’entreprise des Advertisements for Architecture (1976-1978) est moins intéressée à promouvoir un style ou un mouvement qu’à émettre la possibilité d’employer le media de masse comme support pour un acte architectural : l’emploi de la publicité permet de lire l’attitude transgressive à travers son caractère ostentatoire. La série des Advertisements rassemble *cf. pp. 88-89, annexe [4].

des affiches plus criantes les unes que les autres.* En rapprochement à l’utilisation nouvelle de la logique publicitaire dans la scène artistique de l’époque20, cette production se trouve à la limite de la pratique architecturale en cela qu’elle transgresse la relation traditionnelle du bâtiment à son support de représentation. Où sont les limites de l’architecture ? Les affiches représentées sur la figure 3 posent cette question aussi bien dans l’utilisation d’un support peu commun que dans le message provocateur qui y est inscrit. Les Advertisements sont de la part de Tschumi une tentative de détournement, empruntée au vocabulaire situationniste21, à la fois

19 Les constructivistes Russes ou encore le CIAM ont utilisé l’affiche publicitaire pour communiquer leurs idées.

20 cf. pp. 88, annexe [5].

Dans les entretiens avec Enrique Walker, Tschumi mentionne rétrospectivement les oeuvres de Victor Burgin et Barbara Kruger.

Bernard Tschumi, Enrique Walker, Tschumi on Architecture: Conversations with Enrique Walker, New York : The Monacelli Press, 2006, p. 33.

21 « Critique dans son contenu, cet art doit être aussi critique de lui-même dans sa forme ». Guy Debord, [à propos de la théorie situationniste du détournement], « Les Situationnistes et les nouvelles formes d’action dans la politique ou l’art » Destruction du RG6 dans Oeuvres, 1963.

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de la publicité — comme ready-made de la société de consommation — et des outils des architectes. Par l’emploi du langage de la publicité, donc du produit esthétique détourné, les Advertisements questionnent l’aspect autocentré du discours architectural. La relation des Advertisements à l’idée de transgression est fondamentale dans la mesure où, d’une part, ils sont la première mention explicite du thème des limites dans le travail de Tschumi, par le support comme dans le contenu, et d’autre part, ils font écho au plaisir Bataillien évoqué plus haut. Dans une logique de transgression et dans un langage ironique, ils tentent de provoquer un désir pour l’architecture, de la même manière que la publicité provoque du désir pour le produit.

Les Advertisements for Architecture sont une série de sept affiches publiées progressivement dans le journal Oppositions entre 1976 et 1978.Ils associent une photographie, dont la symbolique est volontairement obscure et dérangeante, à un slogan provocateur. Cette juxtaposition résulte en une carte postale à caractère manifeste, engageant la révélation de tabous liés à la société mais aussi, et plus particulièrement, à l’architecture. Le mode de

[Fig.3] 3.1 Bernard Tschumi, Advertisments for architecture, 1978 Collage, impression Courtesy Bernard Tschumi 3.2 Bernard Tschumi, Advertisments for Architecture, 1978 Collage, impression Courtesy Bernard Tschumi

3.1

3.2

représentation des Advertisements suit directement celui de ses illustrations provocatrices Paris 68 parues dans le journal Architectural Design accompagnant un article sur les événements de Mai 68 à Paris.22 Cette analogie nous incite à voir dans les Advertisements une transposition de l’énergie rebelle des évènements de Mai 68 dans le domaine de l’architecture.

Les photographies de la Villa Savoye figurant sur les Advertisements de la figure 3 ont été prises par Tschumi lors de sa visite dans le cadre d’une action associative étudiante vouée à se mobiliser en faveur de sa conservation23. L’oeuvre architecturale, pourtant une oeuvre canonique de l’archi22 cf. p. 90, annexe [6].

Bernard Tschumi, Martin Pawley, « The Beaux-Arts Since 1968 », Architectural Design 41, Septembre 1971, pp. 536-566.

tecture moderne, était à l’époque dans un état de délabrement. Tschumi

23 La Villa Savoye à Poissy(Le Corbusier), construite en 1931, était laissée à l’abandon dans les années 1960. Son état de délabrement a incité la visite de Tschumi en 1965.

architecture se définissant comme «le jeu savant, correct et magnifique des

24 Dans un entretien avec Enrique Walker, Tschumi relève l’obsolescence de cette célèbre citation de Le Corbusier. Bernard Tschumi, Enrique Walker, Tschumi on Architecture: Conversations with Enrique Walker, New York : The Monacelli Press, 2006.

25 Le slogan indique : « The most architectural thing in this building is the state of decay in which it is ». Bernard Tschumi, Advertisements for architecture, 1978 [fig.3.1].

26 Frederic Migayrou, « Vecteurs d’un événement programmé » in Bernard Tschumi, Concepts et Notations, éd.

Frederic Migayrou, Paris : Centre Pompidou, 2014.

27 Tel est le titre du chapitre V de l’Erotisme. Georges Bataille, Erotisme [1957], Paris : Minuit, 1985, p.71.

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trouva dans la dégradation de la Villa Savoye une source d’ironie à l’égard de la pureté Corbuséenne qu’il prit comme occasion pour révéler l’obsolescence des règles imposées par le modernisme, pour dévoiler la fin d’une volumes sous la lumière »24. A l’inverse, Tschumi voit dans cette architecture dégradée la réalisation d’un dépassement de son « paradoxe architectural », où la rencontre entre l’idéalisme absolu de l’architecture et la contingence temps humain devient « la chose la plus architecturale du bâtiment »25. Les événements inattendus liés à la trace du temps, l’usage imprévu et le manque d’entretien transgressent sa forme anticipée : « la forme que la société attend d’elle ». L’image est déjà une provocation en soi, mais son caractère promotionnel par l’emploi d’un graphisme publicitaire l’est d’autant plus qu’elle fait la propagande d’une sensualité qui se manifeste dans les traces de moisissures qui parent la Villa Savoye, allant, en définitive, à l’encontre des mouvements en faveur de sa restauration. Sa fascination pour les sujets Batailliens (le plaisir, la moisissure, la mort — en somme, l’humanité) est non seulement une réaction à la stérilité du dessin de la Villa Savoye, mais aussi à l’approche intellectuelle de ses contemporains, notamment Eisenman et Rossi26. De cette manière, Tschumi met à l’épreuve les tendances de la scène architecturale contemporaine et développe sa singularité dans un but évolutif. Parce que « la transgression n’est pas la négation de l’interdit, mais elle le dépasse et le complète » 27, Tschumi va simplement dépasser les codes modernes et y insérer sa singularité en poussant l’architecture à ses limites, en éprouvant l’architecture par l’expérience de la limite.

VisibilitĂŠ

La représentation de l’évènement Bernard Tschumi, The Manhattan Transcripts (1988)

Cette expérience de la limite, Tschumi la prend comme problématique centrale dans ses Manhattan Transcripts entre 1976 et 1981, le point d’orgue de ses questionnements théoriques sur les conventions de la discipline architecturale. Loin déjà de la critique sociale ou politique, les Transcripts représentent une forme de défi représentationnel au regard de ses propres outils.

En partant des disjonctions qui sévissent l’architecture – entre usage, 28 « Peut-on tenter d’apporter une contribution au discours architectural en répétant sans relâche qu’il n’y a pas d’espace sans évènement, pas d’architecture sans programme ? », Bernard Tschumi, « Espaces et évènements », [1983] in Architecture et Disjonction, HYX, Orléans, 2014, p. 101.

29 La réalisation des Manhattan Transcripts coïncide avec le début de sa carrière en tant qu’enseignant dans les universités américaines (Institute of Architecture and Urban Studies de New york, University of Princeton), où le débat sur l’architecture critique et sur l’architecture autonome était déjà engagé à travers Peter Einsenman, Daniel Liebeskind,.

Les travaux de ces derniers sont cependant principalement centrés sur l’expression formelle.

30 cf. pp. 96-97, annexe [9] Voir Frederic Migayrou, Bernard Tschumi, Concepts et Notations, Paris : Centre Pompidou, 2014.

31 cf. p. 94, annexe [8] Ces diagrammes figurent dans la monographie Architecture Concepts: Red is Not a Color, New York : Rizzoli, 2012.

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forme et valeurs sociales, entre concept et expérience, entre mouvement et espace –Tschumi a inséré sa conception du programme, emprunté à la littérature et aux scénarios filmiques, selon laquelle il est donné que l’architecture ne peut pas exister sans les évènements et les usages28. Cette définition du programme, amène à la distinction de l’espace, de l’évènement et du mouvement comme trois entités indépendantes entretenant des relations de conflits et de réciprocité dans l’architecture. Le programme de Tschumi dépasse autant le fonctionnalisme du programme moderne que l’autonomie architecturale prônée par certains de ses contemporains29 dans le fait qu’il y insère l’idée d’évènement et de mouvement, soit des actions qui font exister l’architecture par l’expérience de l’espace. Les Transcripts, dans un but expérimental, tentent de confronter ces différentes entités au sein d’une même représentation, questionnant ainsi les limitations des modes de représentation traditionnelles – plans, coupes, axonométries, perspectives.

La notation du mouvement que Tschumi met en oeuvre dans les Manhattan Transcripts ne sont pas à écarter des nouvelles codifications dynamiques qui apparaissent dans les autres domaines, comme les notations expérimentales de la musique de John Cage ou les notations chorégraphiques de Trisha Brown.30 Cependant, la notation des Manhattan Transcripts est issue de l’importation des outils de séquences filmiques dans la représentation architecturale. Les diagrammes pour Alexandre Nevsky de Sergei Eisenstein sont mis à l’appui pour témoigner de l’analogie directe que Tschumi élabore entre séquence architecturale et séquence filmique.31

[Fig.4] 4.1 Bernard Tschumi, The Manhattan Transcripts, 1988 Part 4 : The Block Dessin, collage Courtesy Bernard Tschumi 4.2 Bernard Tschumi, The Manhattan Transcripts, 1988 Part 4 : The Block Dessin, collage Courtesy Bernard Tschumi

4.1

4.2

Ainsi, cette cartographie peu commune, initiée d’abord dans les Screencf. p. 94, annexe [7]

plays en 1976* par une première expérimentation de ces outils (précédant le dessin des Manhattan Transcripts) se comprend en trois lectures : celle des évènements ou des actions, représentée par les fragments de plans filmiques (issus de différents films), celle du mouvement symbolisée par une notation diagrammatique, et celle de l’espace qui est la transcription de ces mouvements en espace architectural. Si la lecture des Screenplays peut se comprendre assez rapidement, la complexité des Transcripts les rend relativement opaques à la compréhension. Néanmoins, le site existant (Manhattan) dont la représentation constitue la base de l’expérimentation laisse interpréter que les Transcripts transposent la méthode développée dans les Screenplays pour cartographier un espace réel, l’ajoutant à la trame narrative qui y est déjà employée. « Les Manhattan Transcripts diffèrent de la plupart des dessins architecturaux dans la mesure où ils ne sont ni des projets réels ni de la pure fantaisie. »32 Composés de quatre épisodes différents («Le Parc », « La Rue », « La Tour (La Chute) », « L’îlot »), ils transcrivent en effet un espace des actions réelles, mais l’idée de « transcription » suppose la transformation de cette réalité, du fait de la subjectivité de la représentation. Cette idée de « transcription » indique déjà une méthodologie expérimentale et subjective permettant d’explorer la relation entre représentation et projet, engageant une séquence narrative, le programme, qui débute par un meurtre. Le mode de représentation peu conventionnel des Transcripts permet alors d’ « utiliser leur format

32 « The Manhattan Transcripts differ from most architectural drawings insofar as they are neither real projects nor mere fantasies ». Bernard Tschumi, The Manhattan Transcripts, New York : St. Martin’s Press, 1981.

31 « The Transcripts use their tentative format to explore unlikely confrontations ». Bernard Tschumi, The Manhattan Transcripts, New York : St. Martin’s Press, 1981.

56

expérimental pour explorer des confrontations peu probables »33 entre espace, évènement et mouvement.

TemporalitĂŠ

Temporalité

Après avoir étudié les motivations et les outils qui permettent de supporter le développement d’une attitude transgressive, la question qui se pose est celle de la temporalité d’un tel acte. Foucault nous rappelle, dans sa « Préface à la Transgression », son existence éphémère : « La limite a-t-elle une existence véritable en dehors du geste qui glorieusement la traverse et la nie ? Que serait-elle après et que pourrait-elle être avant ? Et la transgression n’épuise-t-elle pas tout ce qu’elle est dans l’instant où elle franchit la limite, n’étant nulle part ailleurs qu’en ce point du temps ? »1 La révélation de la limite et l’acte de transgresser sont tout autant momentanés et éphémères qu’ils existent l’un dans l’autre en ce point du temps. Un « point du temps » que Tschumi décrit déjà dans sa description de l’érotisme Bataillien, dans cette rencontre entre l’idée et l’expérience, la vie et la mort, la convergence momentanée et sacrilège de l’espace réel et de l’espace idéal.

Mais que reste-t-il de la transgression si elle n’existe que dans cet acte de franchissement ? Que reste-t-il de l’esprit contestataire lorsque la critique est formulée, les limites révélées ? Enfin, comment cet acte éphémère se confronte à la pérennité qui caractérise traditionnellement l’architecture ?

Les lignes qui suivent emprunteront deux analogies : D’abord, le feu d’artifice est un moyen de représenter le momentané et le gratuit lié à la transgression. Tschumi en vient à tenter de faire exister les feux d’artifice comme acte architectural, défiant ainsi la pérennité traditionnelle de l’architecture. Ensuite, la métaphore du carnaval permet d’illustrer l’aspect à la fois bénéfique et périodique d’une telle attitude.

Plutôt que la transgression elle-même, il s’agit de questionner l’acte de transgresser, l’action de franchir, son existence finie et les éventuelles traces que peuvent laisser ce franchissement.

1 Michel Foucault, 1963, « Préface à la transgression », in Dits et écrits, 1954-1988, Tome 1, Paris : Gallimard, 1994, p. 237.

Temporalité 59

Feux d’artifices Plaisir et vanité dans la transgression

« L’architecture doit être conçue, érigée et brûlée en vain. La plus grande architecture de toutes est celle des feux d’artifices : ils démontrent parfaitement la consommation gratuite du plaisir. »2 Ainsi peut-on rassembler les positions et les oeuvres analysées précédemment dans leur célébration d’une architecture de la non-nécéssité qui s’oppose à toute forme de productivité traditionnelle : le caractère chez Boullée, qui définit tout ce qui provoque des émotions, et le plaisir qui nomme la rencontre entre idée et expérience chez Tschumi. Les attitudes transgressives précédemment analysées tendent alors à retrouver cette spécificité gratuite de l’architecture, à rapprocher de ce qu’Hegel nommait le supplément artistique3 distinguant l’architecture de la simple construction. Mais si l’architecture réside dans cette spécificité gratuite, ce supplément, alors qu’est-ce qu’une production architecturale qui échappe à toute nécéssité, qui n’a pas d’autre fin que d’être architecture ? Tschumi tente d’explorer cette possibilité par l’emploi des feux d’artifices comme acte architectural, émettant un rapprochement évident entre la temporalité des feux d’artifices et celle de l’acte transgressif. *cf. pp. 102-103, annexe [11]

temporaire et du vain liés à la transgression. Quand Tschumi développe un

2 Bernard Tschumi, « Fireworks » [1974] in A Space : A Thousand Words, Royal College of Art Gallery, Londres 1975.

système de notations pour conceptualiser le feu d’artifice, il donne claire-

3 Pour Hegel, l’architecture est tout ce qui, dans un bâtiment, ne renvoie pas à l’utilité. C’est ce qu’il définit par ce « supplément artistique ». Friedrich Hegel, Esthétique ou philosophie de l’art, Vol.1, [1823] Paris : Flammarion, 1979.

4 Tschumi, op.cit.

les Advertisements for Architecture. Le feu d’artifice réalisé à la Architectural

5 Bernard Tschumi, « Le paradoxe architectural »[1975], Architecture et Disjonction, Orléans : HYX, 2014, p. 41.

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Les Fireworks Manifestos4 de Bernard Tschumi sont une image littérale du

ment le statut d’architecture ou de production architecturale à ce qui n’était en fait qu’un évènement-spectacle*, de la même manière qu’il l’a fait avec Association en 1979 à l’occasion du Guy Fawkes Day a permis a Tschumi d’explorer la possibilité d’un acte architectural résidant dans sa gratuité et son aspect éphémère. Un plaisir célébré par la consommation immédiate et l’absence d’utilité pragmatique des feux d’artifices, défiant la pérennité et la fonctionnalité traditionnelle de l’architecture. En faisant entrer le feu d’artifice dans le champs de l’architecture, Tschumi proclame à nouveau que son inutilité radicale « constitue sa force même dans une société du profit triomphant. »5 La force des feux d’artifices, Tschumi la voit justement pour

ce qu’elle refuse toute productivité, puisant sans doute ses idée chez Theodor Adorno lorsqu’il déclare que « ces apparaissants empiriques provoquent un plaisir qui peut être ni acheté ni vendu, qui n’a pas de valeur marchande et ne peut être intégré dans le cycle de production. »6 En outre, les feux d’artifices sont pour Tschumi une autre forme de dépassement du paradoxe architectural, car ils représentent ce moment impossible entre les traces de raison et l’expérience immédiate de l’espace.

Le 20 juin 1992, le Parc de la Villette fut animé d’un feu d’artifice qui se voulait être la translation en lumière de la proposition architecturale du Parc.* Quand Tschumi dessine les séquences du feu d’artifice, il entend

* cf. pp. 100-101, annexe [10]

confronter une réalisation concrète et durable à ce qui peut, dans cette définition, se rapprocher le plus de l’architecture, à savoir cette non-nécéssité qui est l’intention architecturale.

Dans la posture théorique de Tschumi, les feux d’artifices de La Villette s’articulent comme une preuve de l’existence de l’architecture. Au delà des effets sonores et lumineux, le feu d’artifice de La Villette réincarnent la proposition architecturale du parc de la Villette à travers un médium non permanent : l’apparition éphémère des feux dans le ciel qui ne se captent qu’à un moment donné. Les trois systèmes développés dans la composition du parc de la Villette (les points, les lignes et les surfaces) sont traduits en lumière et représentés par un système de notation qui reprend celui du feu d’artifice de 1979. Le Parc de la Villette est la première grande réalisation de Tschumi, et avant tout, il se veut être un terrain d’expérimentation pour explorer la possibilité d’une translation de ses propositions théoriques vers l’espace construit. Ainsi, l’évènement du feu d’artifice est une manière de faire vivre le concept du parc dans la réalité, et à travers l’expérience qu’il offre aux spectateurs. Mais également, c’est de la part de Tschumi un bilan de cette translation de sa posture théorique vers le construit. Il communique par cette entreprise sa compréhension de la transgression comme un acte momentané, un franchissement qui ne peut exister que dans sa finitude, mais qui ne peut pas être capté dans une forme aussi pérenne que le bâtiment. L’analogie des feux d’artifices proposent l’idée que la transgression peut donner une clef de lecture sur une définition contre-intuitive par

6 Loc. cit. Cette citation de Theodor Adorno reprise par Tschumi est tirée de sa Théorie Esthétique (1970).

Temporalité 61

rapport à la compréhension commune de l’architecture, que ce qui fait l’architecture n’est pas forcément sa valeur construite et pérenne. Ainsi, peut-on entendre la déclaration manifeste que la transgression a une fin, que les folies rouges n’incarnent la transgression que dans la généalogie de leur conception : seulement par ce qu’elle sont le résultat d’une suite d’explorations guidées par l’attitude transgressive de Tschumi.

Cependant, bien que la furtivité du moment ne puisse se capter, la lumière des feux d’artifices n’existent que dans le ciel nocturne, de même que l’obscurité est renforcée par l’apparition lumineuse. Cet acte momentané fait exister les deux à la fois grâce à leur convergence. De la même manière, le contact furtif de la limite à la transgression amène Foucault à la définir comme : « quelque chose peut être comme l’éclair dans la nuit qui, du fond du temps, donne un être dense et noir à ce qu’elle nie, l’illumine de l’intérieur et de fond en comble, lui doit pourtant sa vive clarté, sa singularité déchirante et dressée, se perd dans cet espace qu’elle signe de sa souveraineté et se tait enfin, ayant donné un nom à l’obscur. »7

7 Michel Foucault, « Préface à la transgression », Critique 195-196, août-septembre 1963 in Dits et Ecrits I, Paris : Gallimard, 2001.

62

Carnaval Catharsis et rythme dans la transgression

La figure du carnaval permet enfin de mettre en perspective cette temporalité et cette gratuité mentionnées précédemment afin d’explorer les atouts qui éventuellement en découlent. Le carnaval se caractèrise par son aspect évenementiel, temporaire, mais qui pourtant se réitère périodiquement. De la même manière, les figures de la transgression s’oublient et se redécouvrent dans un rythme cyclique.

Le critique littéraire Mikhaïl Bakhtine a consacré une part importante de son oeuvre à explorer le potentiel transgressif du « carnavalesque ». Le rituel médiéval du Carnaval est selon lui l’expression la plus forte de la culture populaire (en opposition à la culture classique, normée), la contrepartie du rituel religieux.* Il est ainsi d’usage de détourner les règles ecclésiastiques, par exemple par l’élection d’un « pape des fous »8. Bakhtine décrit le rituel du carnaval comme une rupture temporaire avec la structure dominante, les lois et les dogmes imposés. La vie carnavalesque « se situe en dehors des ornières habituelles, c’est en quelque sorte une vie à l’envers, un monde à l’envers. »9 Dans l’introduction de son analyse de l’oeuvre de Rabelais, Bakhtine rappelle que cette suspension temporaire est à la limite entre l’art du jeu et la réalité, insistant ainsi sur l’importance de l’expérience du moment. Ainsi, la vie carnavalesque n’est pas seulement un fruit de l’imag10

ination, un spectacle offert au peuple, mais elle représente une expérience vécue dans un cadre spatial et temporel précis. Révélant le rôle cathartique du rire carnavalesque, le travail de Bakhtine suggère alors l’aspect bénéfique de la transgression : un excès des limites qui part d’une reconnaissance des tabous de la société et qui ne menace pas pour autant la garantie d’un retour aux normes à l’issue de ce moment de transgression11. En cela, la figure du carnaval n’est pas un idéal utopique, sa temporalité ne suggérant pas un renversement total des normes, mais bien leur dépassement temporaire. Elle s’insère dans une structure socio-politique déjà établie, et le rôle cathartique de la liberté qui lui est associée contribue au renforcement de cette structure, plus qu’à son anéantissement. Sorte d’ « exception qui confirme la règle », cette liberté n’existe que sous des conditions ponctuelles et partic-

*cf. p.104, annexe [12].

8 « Avec toute cette difformité, je ne sais quelle allure redoutable de vigueur, d’agilité et de courage ; étrange exception à la règle éternelle qui veut que la force, comme la beauté, résulte de l’harmonie. Tel était le pape que les fous venaient de se donner. » Victor Hugo, Notre-Dame de Paris [1831], Paris : Gallimard, 2002, p 89.

9 Mikhaïl Bakhtine, La poétique de Dostoïevski, Paris : Seuil, 1970, p.170.

10 « But the basic carnaval nucleus of this culture is by no means a purely artistic form nor a spectacle and does not, generally speaking, belong to the sphere of art. It belongs to the borderline between art and life. In reality it is life itself, but shaped according to a certain pattern of play. » Mikhaïl Bakhtine, Rabelais and His World, Cambridge : MIT Press, 1968, p.7.

11 « It asserts and denies, it buries and revives, such is the laughter of the carnival », Ibid., p. 11.

Temporalité 63

ulières. N’importe quelle société, aussi répressive soit-elle, peut en effet se permettre de conférer à son peuple ce moment de liberté sans mettre en danger son établissement, et au contraire, justement parce que les conditions du carnaval sont des conditions éphémères.

Toutefois, Bakhtine affirme que la perception carnavalesque du monde s’oppose « à toute fin définitive : toute fin y est un nouveau commencement, les images carnavalesques renaissent toujours et encore. »12 Si l’on rapproche cette analyse du carnaval aux sujets que l’on a mentionné plus tôt, ce rapprochement suggère alors que l’attitude transgressive dans les projets d’architecture existent dans leur aspect éphémère mais aussi périodique. Les postures analysées précédemment, par leur célébration du gratuit positionnent l’architecture à l’encontre de ce que la société attend d’elle, c’est à dire la pérennité que promet traditionnellement la production architecturale.

Mais comment ce défi à la pérennité est-il paradoxalement amené à durer ? L’analogie avec le carnaval tel qu’il est interprété par Bakhtine permet de dégager deux idées quant à la transgression : celle-ci est cyclique, dans le sens où son existence momentanée entraîne une fin, certes, mais une fin qui n’est pas définitive car elle resurgit momentanément et périodiquement ; elle est aussi bénéfique, car son rôle cathartique qui réside dans sa finitude permet à l’architecture de consolider son identité.

Il est généralement mentionné que les « architectes révolutionnaires » sont rapidement tombés dans l’oubli après le tournant du XIXème siècle, sous le triomphe d’une urbanisation pragmatique sur la composition architecturale, témoignant de l’aspect passager de leur contribution. Les traces qu’ils ont laissé ont cependant permis à d’autres de s’approprier et de poursuivre leur réflexion. Ainsi ont-ils été redécouverts et rendus célèbres par une série de publications et d’expositions leur étant dédiées dans les années 1960, Emil Kaufmann étant le principal acteur de cette redécouverte, très peu de références mentionnées avant ses premiers écrits sur l’architecture 12 Bakhtine, op.cit., 1970, 234.

13 Emil Kaufmann, Trois Architectes Révolutionnaires : Boullée, Ledoux, Lequeu, Paris : SADG, p. 53.

64

pendant la révolution française. En 1952, il déclare avec recul en introduction de son ouvrage Trois Architectes Révolutionnaires : « Vers 1920 on ne parlait encore des oeuvres de Boullée et Ledoux que lorsqu’elles posaient un problème local. On n’y faisait

d’ailleurs que de brèves allusions et leurs auteurs étaient en général peu appréciés. Dans un article publié en 1929, j’ai essayé d’attirer l’attention sur leur signification historique. »13 La première étude biographique consacrée à Boullée est effectivement l’essai d’Emil Kaufmann pour The Art Bulletin14 publié en 1939. Le manuscrit de son traité Architecture. Essai sur l’art pourtant daté avant 1794 est publié pour la première fois en 1953 à Londres sous le titre Boullée’s Treatise on Architecture15, sous la direction d’Helen Roseneau. Cette publication est suivie de l’édition italienne en 1967 Architettura. Saggio Sull‘Arte16 introduite par Aldo Rossi, puis de l’édition française en 1968 introduite par JeanMarie Pérouse17. En outre, l’exposition présentée à la Bibliothèque Nationale en 1964 « Les architectes visionnaires de la fin du XVIIIe siècle », a donné lieu à une redécouverte plus élargie de leurs travaux, d’autant plus qu’elle a itinéré à Genève, puis à Houston, USA. L’introduction d’Aldo Rossi à la traduction italienne de l’Essai sur l’Art coïncide à l’essor de la popularité des architectes révolutionnaires. S’identifiant dans un premier temps au rationalisme de Boullée qu’il définit d’exalté, Rossi affirme la pérennité des principes de l’architecture basée sur ceux de la nature : « Ce rapport au temps, à travers l’évolution de l’architecture et la pérennité des principes, n’émerge pas de l’oeuvre de Boullée et des architectes de la raison. Les principes de la nature se réfèrent à une conception statique qui se répète pour toujours. »18 Par ailleurs, les écrits de Kaufmann sur les « architectes révolutionnaires » et leur popularité conséquente montrent comment la relecture d’une oeuvre ou d’une époque peut entraîner la constitution d’une culture architecturale a posteriori, par l’affirmation d’une continuité entre l’architecture néoclassique de Boullée et Ledoux et l’architecture Moderne, et par la formulation du concept d’autonomie architecturale post-révolutionnaire, qui caractérise aussi les avancées culturelles du XXème siècle — soit les avant-gardes — en art puis en architecture.

Si les projets de Boullée étaient résolument irréalisables, ils ne se limitaient pas pour autant au simple dessin comme résultat. Il entendait au contraire construire avec ses images « un muséum d’architecture qui comporterait tout ce qu’on peut attendre de l’art par l’effort de ceux qui les

14 Emil Kaufmann, « Etienne-Louis Boullée » in The Art Bulletin, XXI, Londres,1939, pp.

213-227.

15 Boullée’s Treatise on Architecture, éd. Helen Roseneau, Londres : Alec Tiranti,1953.

16 Etienne-Louis Boullée, Architettura. Saggio sull’arte, Padoue : Marsillio, 1967.

17 Etienne-Louis Boullée, Architecture. Essai sur l’art, Paris : Hermann, Paris, 1968.

18 « Questo rapporto col tempo, attraverso l’evoluzione dell’architettura e la perennità dei principi, non affiora, naturalmente, nell’opera di Boullée e degli architetti della ragione. I principî della natura si riferiscono a una concezione statica che, per sempre, ripeta su stessa. », Aldo Rossi, Introduzione a Boullée, Architettura. Saggio sull’arte, Padoue : Marsillio, 1967, p.20.

Temporalité 65

cultivent. »19 La popularité posthume de son oeuvre et la transformation structurelle progressive de l’architecture vers une discipline obéissant à ses propres lois confirme le succès du projet des « architectes révolutionnaires ».

De même, dans son entretien avec Enrique Walker, Bernard Tschumi évoque avec recul la manière dont ses attitudes transgressives ont contribué à la construction de ses outils conceptuels.20 Ainsi, une pratique culturelle transgressive n’implique pas automatiquement que son résultat final l’est aussi : les Advertisements for Architecture ont ainsi été ressortis et réinter*cf. p.105, annexe [13].

prétés lors de la Biennale de Venise en 2012.* Néanmoins, poursuivre sur la métaphore du carnaval amène à questionner la réelle liberté qui réside dans un tel acte de transgression. Le carnaval, comme le précise Bakhtine, n’est pas une manifestation étrangère au système dominant dans le but de son renversement, mais il s’intègre bel et bien à celui-ci, en fait partie. Ce qui était transgression peut en fin de compte devenir la norme, voire un renforcement paradoxal de ce qu’elle remettait en cause. La récupération, soit selon la définition de Tschumi, « la facilité qu’ont les institutions culturelles à se saisir des attitudes factieuse et subversives et à les convertir en des formes sophistiquées de la culture mainstream »21 pourrait bien être un phénomène inévitable. A la différence de l’idéal utopique qui se nourrit d’un espoir ininterrompu, la force de la transgression réside surtout dans la conscience de sa vanité et de sa fin,

19 Etienne-Louis Boullée, Architecture, Essai sur l’Art, p.62.

20 Bernard Tschumi, Enrique Walker, Tschumi on Architecture: Conversations with Enrique Walker, New York : The Monacelli Press, 2006.

21 Bernard Tschumi, introduction à la première édition de Architecture and Disjonction, 1994. Architecture et Disjonction, Orléans : HYX, 2014, p. 19.

22 Michel Foucault, « Préface à la transgression », Critique 195-196, août-septembre 1963 in Dits et Ecrits I, Paris : Gallimard, 2001.

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connaissant ainsi son ultime condition : « la transgression franchit et ne cesse de recommencer à franchir une ligne qui, derrière elle se referme en une vague de peu de mémoire, reculant ainsi à nouveau dans l’horizon de l’infranchissable. »22

Conclusion

Conclusion

Plaisir, érotisme, obscurité, vanité… La transgression est en somme une entreprise qui pousse à la révélation et à l’exploration des tabous. Contrefigure de la norme, les tabous concernent tout ce qui se situe hors de ce qui est défini par les codes. Les oeuvres dont il a été question lors de cette étude ont pu être qualifiés d’entreprises transgressives dans la mesure où elles empruntent une démarche ayant pour but de questionner, sinon de dépasser, les a priori de la compréhension commune et intuitive de l’architecture à leur époque.

Etienne-Louis Boullée et Bernard Tschumi furent témoin de transformations culturelles et sociales de grande ampleur amenées par des changements plus généraux de perception auxquels ont participé la philosophie des Lumières, d’une part, et les théories culturelles post-68 d’autre part.

Dans une certaine mesure, leurs oeuvres architecturales peuvent être interprétées comme transposition de ces transformations culturelles à l’intérieur de la discipline architecturale. Sans prétendre à un changement radical de la société par l’architecture, ils illustrent tous deux l’idée que l’architecture, étant intimement conditionnée par son contexte externe, constitue ellemême un objet potentiel de critique. En concentrant la réflexion sur l’architecture, ils engagent ainsi, avec autant de modestie que de zèle, une forme de critique de l’architecture par l’architecture. Georges Bataille dans l’Expérience Intérieure explique que, de la même manière, il entend « sortir par le projet du domaine du projet »1.

L’intérêt particulier pour l’idée de transgression réside également dans la relation ambigue qu’elle entretient avec celles des limites, certes contestataire mais jamais destructrice. Non pas rejet catégorique des limites concernées, mais plutôt franchissement ne remettant pas en cause leur existence, la transgression peut paradoxalement contribuer à la clarification ou au renforcement de ces limites. Malgré son lien avec la démarche contestataire, la transgression « n’oppose rien à rien… elle n’est pas violence dans

1 Georges Bataille, l’Expérience Intérieure, Paris : Gallimard, 1978, p. 60.

Conclusion 69

un monde partagé (dans un monde éthique) ni triomphe sur des limites qu’elle efface (dans un monde dialectique) »2. La contestation qu’amène la transgression n’est pas une négation, mais bien une affirmation qui n’affirme rien3, si ce n’est le dépassement de la limite. Cette absence d’affirmation justifie aussi la démarche empirique voire heuristique qui définit la transgression. L’exploration sans but précis, sinon celui de dépasser les a priori, est caractéristique de l’attitude transgressive. D’où l’importance du processus de création qui constitue le cadre où se réalise cette expérimentation, ce vagabondage au delà des limites qui elles-même deviennent extrêmement floues voire mouvantes.

Cet atout expérimental est peut-être là où se distinguent les figures de transgression dont il est question ici des utopies architecturales. Bien que les utopies soient une forme de transgression du fait qu’elles formulent par la fiction un positionnement sur la société (et vont donc au delà du rôle directement productif souvent attaché à l’architecture), l’inverse n’est pas forcément vrai. Les utopies des architectes mettent en avant leur intérêt pour le modèle social qui y est décrit : le phalanstère de Fournier, la cité industrielle de Tony Garnier, le Corbusier et l’utopie moderne visent à redéfinir, voire concrétiser, des modèles sociaux, ou élaborer de nouveaux systèmes de ville par la description d’un idéal qui met en lumière les défauts 2 Michel Foucault, « Préface à la transgression », Critique 195-196, août-septembre 1963 in Dits et Ecrits I, Paris : Gallimard, 2001.

3 Loc. cit. Michel Foucault rappelle la définition de la notion de contestation par Maurice Blanchot.

4 « Il n’est guère possible de proposer des “contre-espaces” architecturaux : la recherche d’une alternative, totalement inscrite à l’intérieur de structures qui conditionnent toute la nature même de la conduite du projet, est dans les termes une contradiction évidente. » Manfredo Tafuri, Projet et Utopie, Paris : Dunod, 1979, p.154.

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du présent. A l’inverse, les oeuvres inclues dans cette analyse ne proposent pas de « contres-espaces », ni de modèles sociaux alternatifs, mais questionnent le status quo de l’architecture par le franchissement de ses limites. Ainsi représentent-elles une sorte de réaction face à la désillusion de l’architecture comme activateur de changement.4 Car là où l’utopie est par définition un idéal innatteignable, la transgression réside dans l’acte de transgresser, c’est à dire dans le contact précis avec la limite. Par ce qu’elle connaît et accepte sa condition temporaire, une activité transgressive ne garantit pas que son résultat l’est aussi. Au contraire, on peut même se demander : une production architecturale peut-elle être transgressive ou la transgression se retrouve-t-elle seulement dans la démarche qui a poussé à cette production ? En réalité, les dessins de Boullée et de Tschumi, une fois réalisés, ne sont pas transgressifs, pour cette même

raison que la transgression existe dans l’acte. Ils incarnent néanmoins la transgression, et servent de support théorique pour que d’autres intentions transgressives les découvrent et se les approprient.

Le choix d’une attitude transgressive, le positionnement d’une oeuvre architecturale à la limite du réalisable, à la limite de l’acceptable, enfin, à la limite de l’architectural, fait preuve d’une curiosité, sinon d’une maîtrise, pour sa propre discipline. Les postures hors norme des oeuvres dont il a été question qui s’apparentent à un rejet de l’architecture prouvent paradoxalement une envie de s’en approcher le plus possible en passant outre les différentes couches qui parent cette discipline complexe. Les occurences périodiques de ce type de postures dans l’histoire de l’architecture sont indispensables et inséparables des moment de crise disciplinaire, où ces mêmes couches font entrave à la lisibilité claire du rôle et de la place de l’architecture. L’attitude transgressive, en franchissant ces limites, est alors identifiée comme une démarche essentielle pour une pertinence sans cesse renouvelée de la discipline architecturale.

Conclusion 71

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Conférences LITTLEFIELD, David. SARA, Rachel. Transgression : 10th International Conference of the Architectural Humanities Research Association, 21-22 Novembre 2013, UWE Bristol.

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Annexes

[1(a)] Etienne-Louis Boullée, Projet de métropole : Museum au centre duquel est un temple à la Renommée, 1783 Coupe Encre, lavis Bibliothèque Nationale de France

80

[1(b)] Etienne-Louis Boullée, Projet de métropole : Museum au centre duquel est un temple à la Renommée, 1783 Perspective intérieure Encre, lavis Bibliothèque Nationale de France

Annexes 81

[1(c)] Etienne-Louis Boullée, Projet de métropole : Cirque, 1781-1793 Elévation Encre, lavis Bibliothèque Nationale de France

82

[1(d)] Etienne-Louis Boullée, Projet de métropole : Cirque, 1781-1793 Vue intérieure Encre, lavis Bibliothèque Nationale de France

Annexes 83

[2(a)] Etienne-Louis Boullée Monument funéraire caractérisant le genre d’une architecture ensevelie, 1781-1793 Elevation géométrale Encre, lavis, 111x36cm Bibliothèque Nationale de France

84

[2(b)] Etienne-Louis Boullée, Entrée d’un cimetière, 1781-1793 Elevation perspective Encre, lavis, 111 x36 cm Bibliothèque Nationale de France.

Annexes 85

[3(a)] François Mansart, Hôtel de la Villière, 1635 Gravure de Jean Marot Bibliothèque Nationale de France

86

[3(b)] Raphaël, L’Ecole d’Athènes, 1509 Vue intérieure Fresque, 500 x 770 cm Musée du Vatican, Chambres des Signatures

Annexes 87

[4(a)] Bernard Tschumi, Advertisments for architecture, 1976-1978 Collage, impression Courtesy Bernard Tschumi

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[4(b)] Bernard Tschumi, Advertisments for architecture, 1976-1978 Collage, impression Courtesy Bernard Tschumi

Annexes 89

[5] Victor Burgin Sensations, 1975.

Impression photographique sur panneaux.

[6(a)] Bernard Tschumi, Martin Pawley,

Paris 68, 1971.

Illustration dans « The Beaux-Arts Since 1968 », Architectural Design 41, Sept.1971, p.548 92

[6(b)] Bernard Tschumi, Martin Pawley,

Paris 68, 1971.

Illustration dans « The Beaux-Arts Since 1968 », Architectural Design 41, Sept.1971, p.552 Annexes 93

94

[7]Bernard Tschumi,

Screenplays, 1976.

Collage, dessin.

Courtesy Bernard Tschumi Annexes 95

96

[8] Serguei Einsenstein

Diagrams for Alexander Nevsky, 1938.

Dessin.

Annexes 97

[9(a)] John Cage

Notations pour Fontana Mix, 1958.

Notations musicales.

98

[9(b)] Trisha Brown

Sans titre, 1973.

Notations chorĂŠgraphiques Dessin, encre sur papier Annexes 99

[10(a)] Bernard Tschumi, Feux d’artifices au Parc de la Villette, Paris, 20 Juin 1992 Photographie

100

[10(b)] Bernard Tschumi, Feux d’artifices au Parc de la Villette, Paris, 20 Juin 1992 Photographie

Annexes 101

[11(a)] Bernard Tschumi, Notations pour Feux d’artifices au Parc de la Villette, Dessin Courtesy Bernard Tschumi.

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[11(b)] Bernard Tschumi, Notations pour Feux d’artifices au Parc de la Villette, Dessin Courtesy Bernard Tschumi.

Annexes 103

[12] Pieter Bruegel l’Ancien La fête des fous, 1560 Gravure Bibliothèque royale Albert Ier, Bruxelles.

104

[13] Bernard Tschumi, Advertisement for Architecture, Exposition « Common Ground », Arsenale, Biennale de Venise 2012

Annexes 105

Fin