Nietzsche, pensatore della politica, pensatore del sociale?

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18-01-2013

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Typologie des hommes du commun. Nietzsche et la «populace»

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disposer du nombre comme elle le souhaite48. Enfin, il faut noter, ainsi que le fait Renate Reschke, que Nietzsche «ne fait pas de la masse un concept sociologique: il manie plutôt cette catégorie en critique culturel»49. Plusieurs perspectives découlent de ces constats. D’abord, il est manifeste que Nietzsche ne reconnaît aucun rôle politique à la masse. Celle-ci est essentiellement passive ou réactive et doit être soumise au travail afin de laisser le temps à d’autres de créer la culture au sens large. Ensuite, pour celui qui se distingue de la masse ou de la populace, Nietzsche précise quelques postures: celles, politiques, du membre de la nouvelle aristocratie et du grand homme dominant cette aristocratie; celles, artistiques, du créateur et du musicien; celles, prophétiques, de l’annonciateur de la mort de Dieu et du rédacteur des «nouvelles tables»; enfin celles, philosophiques, du sage et du penseur solitaire. Nietzsche oscilla entre certaines de ces postures – loin des villes, loin du Markt et du vacarme de la place publique, sur le chemin du «convalescent», cherchant parfois à former une Bildungs-Sekte, éducative et culturelle50, ou à joindre une Gemeinschaft, loin de la Gesellschaft au sujet de laquelle il lui fallait bien remarquer que la masse ou la populace y étaient vainqueurs. L’homme de la place publique ne serait donc jamais philosophe? Les gens ordinaires et humbles, chez eux sur la place du marché, dans les rues bruyantes des villes d’Europe et d’Amérique, ne semblent avoir pour seule tâche que de «vivre au profit des exemples les plus rares et les plus précieux du genre humain»51. Voilà donc ce qui distingue les personnages de D.H. Lawrence: sur le visage des uns se lit la conscience d’œuvrer à quelque chose qui dépasse l’individualité, alors que dans les yeux des autres ne se lisent que les soucis pratiques de la vie quotidienne immédiate. La société matérielle, commerçante et utilitariste, unit ceux de la masse, alors que les autres recherchent – mais peut-être sans la trouver – une communauté des esprits qui traverse les époques comme les continents. Dans la perspective nietzschéenne, l’homme de la place publique et le grand homme se différencient par leur rapport au temps, le premier étant cantonné au présent dont la place publique – ses échanges, ses conversations, son marchandage, ses denrées – se veut le symbole d’une masse certes affairée, mais non pas culturellement active52.

48 Nietzsche écrit notamment que les masses «sont en somme disponibles pour n’importe quel esclavage, pourvu que l’individu qui leur est supérieur se légitime sans cesse comme plus élevé, comme étant né pour commander» (Le gai savoir / FW, § 40). 49 R. Reschke, «Masse», in H. Ottmann (dir.), Nietzsche-Handbuch. Leben, Werk, Wirkung, Stuttgart Weimar,Verlag J.B. Metzler 2000, p. 279. 50 Voir Fragments posthumes II, 1, trad. P. Rusch, Paris, Gallimard 1990, / KSA 7,32[62] (début 1874-printemps 1874). 51 G. Brandes, Nietzsche. Essai sur le radicalisme aristocratique, trad. M.-P. Harder, Paris, L’Arche 2006, p. 31. 52 Une version antérieure de ce texte est parue dans la revue montréalaise Conjonctures en 2008. Je remercie mon collègue Martin Breaugh, avec lequel je signais la premiére version de cet article, de m’avoir permis de retravailler ce dernier. Je souhaite par ailleurs remercier un évaluateur anonyme pour ses judicieux commentaires.


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