TINA n°2 / pages 1 - 21

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TINA

THERE IS NO ALTERNATIVE LITTÉRATURES

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janvier 2009

éditions è®e


la revue TINA est éditée par les éditions è®e - http://www.editions-ere.net animée par Éric Arlix, Chloé Delaume, Hugues Jallon, Dominiq Jenvrey, Emily King, Jean-Charles Massera, Émilie Notéris, Jean Perrier, Guy Tournaye. Merci aux intervenants de ce numéro 2


SOMMAIRE

TINA FICTIONS

GAËLLE OBIEGLY - PHILIPPE JOANNY MARYLINE DESBIOLLES - VITO ACCONCI

FICTIONS / EXTRAIT LYDIE SALVAYRE

FICTIONS / LABO ADELINE GRAIS-CERNÉA

DOSSIER DÉCRYPTAGES

INTERVIEW AGENT LITTÉRAIRE par TINA BENCHMARKING TINA BERTRAND GERVAIS ASSOCIATES CONSULTING VINCENT BOURDEAU

VEILLE INTERVIEW de LYDIE SALVAYRE CRITIQUES LITTÉRATURE, ESSAIS, REVUES, INTERNET, ...


TINA

THERE IS NO ALTERNATIVE LITTÉRATURES


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EDITO 2 Quand même le livre numérique c'est une super occasion de jouer avec l'hypertexte, d'incorporer plus de son et d'image, de se la jouer fulguropoing. Quand même que les produits dérivés des fictions soient toujours réduits à être en ligne parce qu’un cd ou un dvd nécessitent un blister, ce qui emmerde les représentants et fait paniquer les libraires, ça craint. Quand même défendre la littérature ne devrait jamais être « à votre bon cœur Madame», on peut faire du commerce et prendre des risques, vendre le dernier Musso et mettre Lutz Bassmann en vitrine. Quand même la désinformation (littéraire) et la mauvaise foi critique sont acadabrantesques. Quand même, rentrer en septembre, c’est vachement scolaire. Quand même écrire encore des romans traditionnels, c’est pas de l’acharnement thérapeutique ? Quand même pourquoi lorsque l’on s’active à nos fictions nous avons l’impression d’entrer en résistance dans un monde qui fondamentalement s'en fout ? Quand même être en phase avec l’air du temps médiatique et de la rotation des ouvrages imprimés implique de manière quasi-automatique de diluer et de simplifier le propos, d’entrer dans le compromis.


Quand même, le progrès technique, les surgelés, c’était censé nous dégager du temps pour penser, pas le contraire. Quand même le monde ne tourne pas rond et son écriture, visiblement, c'est pas mieux. Quand même un prix littéraire c’est la même dynamique qu’un bandeau « élu produit de l’année » non ? Quand même les prix littéraires c'est un peu old school, un peu poussiéreux, on les supprime ? Et puis quand même les frères Goncourt c’est pas Mallarmé ni Gertrude Stein ? Quand même ça donne des frissons l’intégration de la « Direction du Livre et de la Lecture » à la « Direction générale du développement des médias et de l’économie culturelle ». Quand même c’est gonflé de confier au PDG d’un grand groupe une mission concernant la création d’un label « librairie indépendante ». Quand même puisque les avant-gardes sont mortes depuis trente ans, ça ne sert à rien de porter le deuil, encore moins de sortir le défibrillateur. Quand même, on a beau savoir que la Forêt des livres est un non évènement kitchissime de droite, le prix du Traité de philosophie attribué à Francis Lalanne, ça fout le vertige. Quand même les émissions littéraires sans littérature, c’est un peu du télé-achat.


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Quand même, à la télévision, une émission littéraire, ça aurait de la gueule. Quand même la littérature n’est pas soluble dans le marché du livre. Quand même les contrôleurs de gestion et les actionnaires qui verrouillent les politiques éditoriales, y’a un moment où on a merdé non ? Et quand même les fusions/acquisitions, elle est où la plus value pour la littérature ? Quand même le « bon à tirer » bloqué par les avocats ça devient lourd. Quand même s’il n’y a pas de trame narrative, la 4ème de couv on la fait comment ? Quand même, systématiquement, une photo et maintenant un clip pour présenter un livre, c’est pas avec ça qu’on va se rapprocher du contenu. Et puis quand même le regard habité de l’écrivain, ça vous transmet du contenu ? Quand même le coup marketing BHL-Houellebecq qui vire au fiasco industriel, c'est plutôt rassurant, non ? Ça prouve bien que les épiciers de l'édition sont vraiment des nazes.



FICTIONS

TINA

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TINA FICTIONS

GAËLLE OBIEGLY PHILIPPE JOANNY MARYLINE DESBIOLLES VITO ACCONCI

FICTIONS / EXTRAIT LYDIE SALVAYRE

FICTIONS / LABO ADELINE GRAIS-CERNÉA


GAËLLE OBIEGLY

MA VIE D’HOMME Gaëlle Obiegly est née en 1971. Son premier ouvrage, Petite figurine qui tourne sur elle-même dans sa boîte à musique, a été publié aux éditions Gallimard-L'Arpenteur en 2000. Depuis, sa voix intrigante et singulière, aux accents tour à tour désincarnés et organiques, a su se faire entendre à travers quatre autres textes, toujours chez le même éditeur : Le Vingt et un août (2002), Gens de Beauce (2003), Faune (2005) et La Nature (2007). En 2007, elle participe à la série des Petits éloges chez Folio, via son Petit éloge de la jalousie. Son prochain roman est en cours d'écriture : « Depuis quatre ans, j'écris, je déchire, je recommence. Je ne sais pas encore le titre ni quand sera fini ce livre qui vient lentement — peut-être dans une semaine ou dans longtemps. Il y est question de disparaître. Comme personnages : travailleurs au noir, l'animal, revenants, un bandit, un vieillard, gens de l'art, deux trois femmes dont une qui ne veut pas dire son nom. Quand j'écris, je n'existe pas. »


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Je me souviens, en pensant à autre chose, d'un couteau que j'ai dû abandonner à l'aéroport. La femme de la sécurité aérienne ne veut pas que je lui offre ce couteau parce que, ditelle, il faut le détruire. Ou bien il est détruit, et avant d'être détruit il est déposé dans une grande urne transparente, ou bien il va dans la valise, pour cela il faudrait retourner au guichet d'enregistrement. Je choisis la destruction, j'ai donc déposé mon couteau dans l'urne transparente et je l'ai regardé à travers la paroi comme quelque chose de précieux. Je le trouve précieux. Je le trouve précieux, à cause de sa destinée. Je réagis, il est trop tard. Au sujet de mon couteau détruit, j'ai dit à la femme de la sécurité aérienne, une fois que l'objet était dans la bulle en plexiglass, en chemin, donc, vers le néant, que cet objet m'avait été donné par la mère d'un copain, pour convaincre cette femme de la gravité de ce qu'elle m'avait fait exécuter, mais ça ne lui a fait ni chaud ni froid. Je pense, je pense tout à coup à autre chose que ce dont je me souviens. Je pense, ça ne veut rien dire. Je me raconte, je l'ai inventée, sur la plage, une histoire. Je me présente, je n'ai pas tout à fait représenté son visage, un homme, il a dans la tête une ritournelle, elle l'obsède, elle prend toute la place, comme une mauvaise compagne, la nuit, elle revient sans cesse, pire qu'une image. Je compose, cette ritournelle.


Je vis, l'homme a vécu un événement, il a entendu la ritournelle en même temps. J'oublie, l'homme l'a oublié cet événement, et les circonstances, il ne lui reste plus que la ritournelle. J'élabore, un chirurgien élabore une technique d'opération dans un coin de mon cerveau et dans un autre, parallèlement, l'homme est avec sa ritournelle, très embêté. Je me secoue, il secoue sa tête pour en faire sortir cette ritournelle qui est pire qu'une image, pire que les oreilles qui sifflent, qu'un abcès. J'élimine, on élimine du cerveau grâce à un petit trou par lequel on introduit dans la boîte crânienne une fine aiguille, on élimine du cerveau les souvenirs, les traumatismes, les ritournelles. Je m'explique, le chirurgien explique simplement sa technique d'opération. Je décide, j'ai décidé de nommer mon homme. Je nomme, je l'ai nommé Silver. Je propose, il s'est proposé, Silver, à peine nommé, il s'est proposé comme cobaye pour la nouvelle technique d'opération et le chirurgien l'a accepté. Ils se sont rencontrés deux fois pour des tests. J'opère, le chirurgien a opéré pendant plusieurs heures et ça a réussi. Je danse, et le cerveau dansait légèrement, il bougeait à certains


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endroits et j'imagine que c'est grâce à cela que le chirurgien et son équipe ont repéré la ritournelle, elle mène la danse. Je disparais, la ritournelle a disparu de son cerveau. Je témoigne, Silver est invité à témoigner, un jour, dans une émission de télévision et il se dit « tiens, pourquoi pas ». Je trouve, la science a trouvé un moyen de trafiquer l'esprit des gens. Les gens sont là pour féliciter la science et le chirurgien, sur le plateau de télévision, et ils sont là aussi pour témoigner. Parmi ces cobayes auxquels on a fait un petit trou quelque part sous les cheveux pour leur vider le cerveau il y a Silver. Je n'en peux plus, il n'en pouvait plus de cette ritournelle c'est tout ce qu'il dit. J'attends, il a attendu son tour pour parler, pour dire si peu. Avant lui c'étaient un homme qui a retrouvé la vue et une femme sous perruque et derrière des lunettes noires qui a retrouvé l'usage de ses tempes. Je frémis, et Silver frémit en entendant le générique de l'émission qui annonce la fin, c'est la ritournelle. Les circonstances et l'événement sont rendus à mon homme. Passé le frémissement, il s'offre en spectacle. J'invente, encore, un homme, ses doigts disparaissent sous des bagues comme des fleurs minérales bleues et violettes. Je me prélasse, il se sera prélassé toute sa vie, il va d'un endroit à un autre, lentement, en faisant des détours, et son oisiveté lui rapporte de l'argent, c'est quasiment une énigme.


Je dors, il dort l'artiste avec ses bagues. Je rêve, j'ai rêvé qu'il était 9h30, j'ai regardé ma montre, c'était ça. Je fais du bruit, je ne ferai jamais autant de bruit que les Américains — peut-on le leur reprocher, ils ne s'expriment qu'avec enthousiasme. Je somnole, par terre, dans le restaurant, somnole un gros cafard rouge, c'est une femelle, et c'est la cause de ma tristesse. La femelle transporte la tristesse, parce qu'elle transporte les petits. Je m'écrase, j'ai voulu écraser la femelle cafard, alors l'artiste aux bagues avec Silver qui lui tenait le bras et écarquillait les yeux en imaginant la catastrophe, les deux en même temps «non, ne faites pas ça.» Quand on l'écrase, tous les petits sortent. J'écris. Je surplombe, d'une taverne surplombant la mer, ouverte jour et nuit, et la nuit, des torches sont allumées aux coins de la terrasse couverte de végétaux qui en poussant se confondent comme se confondent les animaux de la famille qui tient la gargote, qui sont les récents, qui sont les anciens chats, on ne sait pas, ils se confondent comme aussi les oisifs et les travailleurs. La serveuse tout à coup indisponible pour cause de baignade. Je me baigne, pendant que se baigne la serveuse un client débarrasse son assiette pour pouvoir étaler son jeu de cartes. Je m'habille, il est habillé de vert le client qui fait une réussite. Sa chemise a des petits carreaux verts et blancs, le short en toile marron s'accorde aux chaussures de montagnard. Il joue aux cartes, tourné vers la mer.


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Je voyage, il a voyagé à pied, le grand garçon. Je bouffe, cette frontière bouffée par les chèvres se prolonge en frontière irisée par le pétrole dilué dans la mer, il est venu à pied jusque-là, il est venu de loin. Un grand enfant, il est tourné en permanence vers le large, il joue, il saute par-dessus des chaises. Je parle, il a parlé à sa mère au téléphone pendant une heure mais il disait qu'un mot. Il a dans les quarante, je crois. J'étais à la table à côté. Je fais des rencontres, je l'ai rencontré un peu plus tard dans l'obscurité ce grand garçon. Il se lavait les dents au-dessus d'un petit lavabo dans les cabinets où j'avais besoin de me rendre ; j'ai attendu qu'il ait fini son lavage. Je crache, il a craché et puis tout de suite il a dit une phrase d'un mot : « moment ». Je chante, mais je ne chante pas en groupe. Il y a des Américains aussi dans cet endroit où dort le grand garçon qui ne dit qu'un seul mot, où dort l'artiste avec ses bagues, où je dors, où dort Silver, ces Américains chantent en groupe en s'accompagnant à la guitare. Je fais la tête, elles font des têtes pas possibles les femmes pour mimer les phrases qu'elles chantent. Je me fous des claques, ils se claquent les cuisses avec leurs mains en même temps qu'ils chantent. Une énergie déployée uniquement dans l'enthousiasme, c'est un genre d'horreur. Je la ferme, comme deux lignes ferment un espace quand elles convergent.


Je meurs. J'écoute, il a écouté sa mère longuement au téléphone le grand garçon de l'obscurité. Je contemple, ensuite il n'a plus contemplé l'eau mais il s'est tourné vers la gorge aux parois rouges une fois que c'était raccroché. Dedans pousserait du cannabis. Je marche, nous avons marché sur le sable et nous sommes entrés dans la gorge. Vous êtes dedans. Je tombe, on est tombés sur je sais pas quoi mais c'était peut-être pas du cannabis. Je cours, je suis un animal, je suis un grand chien, je suis une belle bête au poil noir et luisant, je cours, mes oreilles se soulèvent, je reviens vers l'homme, c'était une escapade. J'avance, il s'avance lentement lui aussi le grand garçon. Il n'y a plus tant de ronces que tout à l'heure à l'entrée de la gorge. Je fais le chien, il fait le chien aussi, assez bien. On a le fou rire. J'espère, il espère qu'on va se revoir quand on sera plus ici. Je fais des pirouettes, les petits enfants font des pirouettes, des bras d'honneur. J'explore, nous explorons l'un après l'autre le squelette d'une chèvre. L'esprit semble là. Je palpite, comme il palpite le cerveau.


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Je cherche, un mot souvent. Je réfléchis, inutilement peut-être. Je marche, et marche à mon bras le grand garçon qui est vieux, plus vieux qu'un arbre. Tout à coup il me monte dessus. Je vis, nous vivons, ça nous suffit. Je perçois, lui il perçoit à cause d'une altération du cerveau que le présent. Je vis, il vit une succession de présent. Je suis, il est dans l'éternité, grâce à mon défaut.


PHILIPPE JOANNY

ME GÊNER ? Philippe Joanny est né en 1968. Il a publié Le Dindon aux éditions Balland en 1999. Son prochain roman, Bijou, sera publié aux éditions [gil] en février 2009. http://www.the-green-light.org


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Je ne sais pas ce qui me procure le plus de plaisir, regarder une mouche empalée sur un cure-dent griller à la flamme d'un briquet ou ne rien faire du tout. On raconte que les villes de province sont d'un ennui mortel. Moi je ne suis pas du genre à m'ennuyer, un rien me captive. C'est ici que j'ai grandi, dans cet hôtel. Une vingtaine de chambres, trois étages, la façade décrépie, les fenêtres du rez-de-chaussée surmontées de petits auvents de tissu rouge passé. Hôtel de la gare, c'est ce qu'il y a d'écrit en lettres noires sur l'enseigne. Elle ne marche plus, le néon est cassé. Comme son nom l'indique, l'hôtel est situé juste en face de la gare. Dire que je n'ai jamais pris le train de ma vie. Il paraît que je ne suis bon à rien, c'est du moins ce que mes parents me répètent à longueur de journée. Ça me fait doucement rire. Aujourd'hui c'est dimanche. Tous les dimanches, je suis de garde à l'hôtel. C'est moi qui tiens la réception. Je donne un coup de main pendant que mes parents vont rendre visite à la mère de mon père. Ça va pas fort la grand-mère, ça fait deux mois qu'elle est à l'hôpital. Les médecins disent que c'est bientôt la fin. Je ne prends pas beaucoup de risques en annonçant qu'elle va mourir là, chambre 412, quatrième étage, service Géranium, couleur dominante le jaune pâle. Je ne suis toujours pas allé la voir, d'ailleurs je n'y tiens pas, les hôpitaux non merci, je préfère me rendre utile ici, à l'hôtel. Le plus difficile, c'est de rester assis l'après-midi entier derrière le comptoir sans bouger. J'ai beau faire des efforts, je n'y arrive jamais. En ce moment je tue le temps en composant des listes, des listes de prénoms auxquels j'associe des accessoires et des modes de cuisson. Je peux passer des heures à chercher l'association la plus juteuse. Mathieu, mocassins, papillotte. Denis, sandalettes, court-bouillon. Jean-Louis, bottes en caoutchouc. J'hésite entre la broche et l'étouffé.


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