Chapitre 1 Ballade sauvage

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Axel Desgrouas

Ballade sauvage Roman

Les ĂŠditions des VĂŠliplanchistes


Collection « 17scd » © Éditions des Véliplanchistes, 2017.




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Il est cinq heures du mat’. Je traverse la ville encore endormie au volant de ma Super 5. Mal réveillé, j’enchaîne les clopes en me faufilant à travers le brouillard normand. Au loin, la lumière blanchâtre des lampadaires vient s’écraser sur les toits en tôle des entrepôts, dessinant au passage de grands halos de lumière artificielle. C’est le royaume de la ferraille et des cœurs mécaniques, réglés comme des horloges.

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Comme tous les matins la voix de Robert Smith me tient éveillé et comme tous les matins, j’arrive au boulot après avoir écouté l’intégral de Seventeen Seconds. Dix-sept secondes, une mesure de vie. Les gars de l’équipe de nuit sont en train de ramasser leurs affaires quand je rentre dans l’atelier. Ils ont mangé leurs huit heures et c’est à mon tour de prendre le relais. Je ne sais pas si la nuit a été plus difficile que d’habitude, mais ce matin les types qui se traînent en silence vers la sortie ont vraiment de sales gueules. Les visages sont marqués par la fatigue et les corps sont lourds. Je ne connais pas vraiment ces mecs, je n’ai jamais eu l’occasion de les croiser dans un bistrot ou dans une des rues marchandes du centreville d’Évreux. Pas un mot ni même un salut au moment d’échanger nos postes, pourtant, j’ai l’impression que nous ne sommes pas si différents. Je les regarde sortir comme on regarde la fumée d’une cigarette s’échapper par la fenêtre : des zombies métalliques, gavés au speed et à la bouffe transgénique.

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C’est sans doute l’hiver de trop pour eux entre ces putains de murs. La machine s’est enrayée et si l’un d’entre eux tombe, un autre prendra sa place. J’ai eu envie de les suivre mais ils n’étaient déjà plus là quand le soleil noir s’est levé. Après le boulot, c’est un rituel, on se retrouve tous les quatre au Fuzz Pub, la bière n’est pas chère et le patron a laissé une platine vinyle à disposition au fond de la salle. Tous les mardis, je paye la première tournée : trois pintes de Meteor et un whisky coca. On a pris un peu de poids, laissé nos vieux rêves de gosse au placard, mais la commande, elle, n’a pas changé d’un poil depuis presque dix ans. Inlassables, on commence par boire la première tournée cul sec et on s’installe autour du baby-foot. Ça rigole, ça chambre et tant qu’il nous reste des pièces de cinquante centimes, on a quinze ans à nouveau. Ici on connaît tout le monde. Faut dire qu’on a tout appris au Fuzz Pub. Premiers concerts, premières cuites, premières bastons, premières nanas pelotées mala-

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droitement dans la salle du fond. Relents de bières, tabac froid et érections nocturnes. C’est ici qu’on s’est retrouvés l’année dernière après l’accident d’Arthur. Il a toujours été un peu à part. C’est sans doute pour ça qu’il est celui que j’aime le plus. Imprégné de culture punk depuis l’adolescence, il voue un culte sans limite à Richard Hell, le poète cramé du CBGB’s. Comme son idole, il cherche à donner un sens à sa vie en noircissant des carnets entiers de poésie. Prose sombre et électrique. Il rêve du New York crasseux des mid 70s sans jamais y avoir foutu les pieds. Comme Richard Hell en plein boom punk, Arthur est un garçon très porté sur les drogues. L’héroïne n’étant plus à la mode ces temps-ci, c’est à la coke qu’il a offert son cœur. Cette histoire d’amour qui dure déjà depuis plusieurs années a pris un tournant dramatique l’an dernier, quand en proie à une sévère crise de manque, il s’est défoulé sur les antidépresseurs familiaux qui traînaient dans l’armoire à pharmacie. C’est sa sœur qui l’a retrouvé inanimé dans la salle de bain et qui a prévenu les secours. Tout

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le monde a crié à la tentative de suicide et cette fois, il a bien failli y rester. On aurait pu se calmer, lever un peu le pied sur tout ça mais ici, y a vraiment rien d’intéressant à faire. Alors après deux mois en maison de repos, quand les médecins l’ont enfin laissé sortir, il s’est précipité chez moi avec un petit caillot d’environ deux grammes dans la poche. On a tout tapé dans la nuit. On a grandi avec la solitude et l’ennui. Quelques graffitis sur les murs des baraques abandonnées, des clopes chipées sur les tables des cafés et des albums de rock’n’roll glissés sous le t-shirt à la sortie des bibliothèques municipales. Les packs de bières sifflés près de la rivière sous le nez des flics, les barrettes de shit qu’on refourguait à la sortie du bahut, les premières traces de C dans les chiottes des fils de bourges pendant leurs fameuses soirées d’été. Rien d’autre que des souvenirs d’adolescents qu’on ressasse, encore et encore.

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C’est comme si on avait abdiqué avant que la guerre n’éclate. Comme s’il n’y avait plus de raison d’être en colère. Des vieux qui vont crever d’avoir bossé toute leur vie, des gosses à qui on n’apprend plus rien d’autre qu’à fermer leur gueule, des femmes qui sont traitées comme des chiennes jusque chez elles et puis les images qui défilent comme les balles d’un fusil mitrailleur sur un écran de télévision. Des cadavres qu’on parsème à l’autre bout du monde et les flics qui pètent les plombs sur un mec de seize ans. On n’a pas la force de se battre quand on se lève à quatre heures du mat’ pour nourrir ses gosses. - Oh ! Tu dors ? Secoue-toi, j’ai pas envie de payer la prochaine tournée ! Charlie me sort un peu brutalement de mes pensées mais c’est vrai qu’on est en train de prendre une branlée. 7-0. On avait pas une putain de chance. Je paye la tournée des losers. Tradition oblige. Trois pintes de Meteor et un whisky coca. Comme d’habitude.

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La nuit commence à tomber et le Fuzz Pub est maintenant bien rempli.

Unknown Pleasure de Joy Divison tourne à plein régime sur la platine et la bière commence à faire son effet. J’ai toujours aimé traîner dans les bars. C’est là que l’on trouve le sel de la terre. Je pense notamment à ces mecs accoudés au zinc, la cinquantaine bien tassée et la face ravagée par l’alcool, qui viennent chaque jour panser leurs plaies à grands coups de rosé. Ces mecs-là ne parlent pas beaucoup. Ils sont une petite bande à venir dès l’ouverture. On pourrait presque croire qu’ils font partie du décor. Les yeux fixés tout au fond de leur verre à pied, ils ne viennent pas pour rompre leur solitude mais pour la partager. Jamais agressifs ni désagréables, ils partent quand ils ont leur compte, la mine toujours aussi triste mais le cœur peut-être un peu plus léger, jusqu’à ce que l’ivresse se dissipe et qu’un nouveau jour commence. Je me demande souvent ce qui a bien pu leur arriver. À quel moment ont-ils lâché prise avec le monde réel ?

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Ce n’est pas facile de vivre dans une petite ville grise de province. Même le soleil semble nous avoir oubliés. Il y a ceux qui partent, de peur de mourir ici, et ceux qui restent. Je ne sais même pas pourquoi je reste. On rêve d’un ailleurs, on cherche à combattre l’ennui par tous les moyens. Pour certains, le voyage se trouve au fond d’un verre, pour d’autres c’est sur la face B d’un vieux disque. Je m’échappe à travers le viseur d’un appareil photo. Capturer les moments, les émotions, avant qu’ils ne disparaissent pour toujours. Je pense aux gars de l’équipe de nuit qui, à l’heure qu’il est, doivent déjà être à leur poste, à attendre que le soleil se lève pour pouvoir aller s’effondrer quelques heures dans leur lit. J’aimerais les photographier au petit matin quand enfin ils s’échappent. Chopper quelque chose dans leur regard. One shot. - Une autre pinte, s’il te plaît. Plus je m’enfonce dans mes réflexions et plus un sentiment étrange m’envahit. Ce

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n’est pas de la colère, ni de la peur, c’est plus que ça. Ça m’attrape l’estomac et ça le tord dans tous les sens. C’est comme ça maintenant que l’angoisse s’installe. J’avale ma pinte d’une traite et sors fumer une clope en espérant que ça passe rapidement. - Bah alors, ça va pas ? Arthur m’a rejoint, une énième bière à la main. - T’inquiète pas, j’ai juste trop picolé. Je finis ma bière et je me tire. - Ok… Tu pourrais aussi passer à la maison. J’ai chopé cet après-midi. On pourrait se la coller toute la nuit et déjeuner à la binche demain matin, à l’ancienne ! En plus j’ai fait le plein de vinyles cette semaine : Fat White Family, ça te parle ? Ça sonne un peu comme les Fall, faut absolument qu’on les voie en concert, t’en penses quoi ? - Pas ce soir. Je bosse moi demain. Et puis tu sais, les nuits blanches passées à m’exploser la tête, c’est plus mon truc… - Ça fait longtemps qu’on s’est pas

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retrouvés tous les deux ! On a sans doute plein de chose à se dire… - Vraiment mec, pas ce soir. Arthur n’insiste pas. Il me lance un petit sourire et rentre dans le bar à la recherche d’un nouveau partenaire de défonce. Parfois j’aimerais être Arthur. En avoir rien à foutre de tout. Vivre chaque instant de mon existence comme si c’était le dernier. Devenir une panthère électrique. Pied au plancher, 100 miles à l’heure. Au fond, je sais qu’il a raison, c’est dans le caniveau qu’on ramasse les plus belles nanas, pas sur les grands boulevards. Je remonte la rue Victor Hugo à pied et je sens que la crise d’angoisse est en train de doucement s’évanouir. Je m’arrête quelques secondes devant la salle de l’Abordage, le temps de fumer une cigarette. Des tas de souvenirs me reviennent à l’esprit. C’est ici qu’on répétait avec Arthur. On avait monté un groupe et joué deux fois dans la petite salle du club. C’était avant qu’il ne délaisse sa guitare, choisissant la paille à la place.

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Fin du premier chapitre


Crédit photos : © Axel Desgrouas



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