Vie et mort des langoustes

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ROMA LIVRES

VIE ET MORT DES LANGOUSTES

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Collection dirigée par Silvana Cirillo Comité de rédaction : PAOLO DI PAOLO FILIPPO LA PORTA TOMMASO POMILIO CHRISTIAN RAIMO

DANS LA MÊME COLLECTION Edoardo Maspero – SANS AUCUN REMORDS Ilaria Gaspari – L’ÉTHIQUE DE L’AQUARIUM AA. VV. – PETITES HISTOIRES SANS FRONTIÈRES* Aurelio Picca – BELLISSIMA Carlo Sgorlon – LE BOUQUETIN BLANC

* Recueil de nouvelles écrites par Alberto Bevilacqua, Giuseppe Bonaviri, Vincenzo Consolo, Alessandra Lavagnino, Nicola Lecca, Carlo Lucarelli, Dacia maraini, Dante Marianacci, Raffaele Nigro, Aurelio Picca, Carlo Sgorlon.

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NICOLA H. COSENTINO

VIE ET MORT DES LANGOUSTES ROMAN

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Titre original : Vita e morte delle aragoste © Voland srl – Roma 2017 Traduction de l’italien : Eléna Bonnet Impression : Copyright de l’édition française : 2019 © Éditions de Grenelle sas – Paris. Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite, enregistrée ou transmise, de quelque façon que ce soit et par quelque moyen que ce soit, sans le consentement préalable de l’éditeur. ISBN 978-2-36677-197-8 ISSN 2607-9135 Dépôt légal : Février 2019 (Imprimé en Italie)

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UNE DYNAMIQUE DANS L’ESPACE 2010, mais aujourd’hui aussi

Le fracas provenait d’une théière qui s’était brisée contre la portière d’un taxi. Vincenzo entendit un cri, une sorte de yee.ha ! de cow-boy, et le bruissement d’un corps léger en fuite, tandis que la céramique explosait contre le vernis noir de la portière. Marco et lui se retournèrent, mais ne virent personne s’enfuir en cette longue nuit sur Shoreditch High Street et la multitude titubante alentour ne pouvait être suspectée, car incapable de courir ou trop éloignée. Le taxi freina brusquement en roulant sur des tessons blancs, s’arrêta un instant, puis repartit comme si de rien n’était, en écrasant les débris de la théière. Vincenzo et Marco traversèrent la rue et, avant que le compte à rebours clignotant des feux ne les oblige à courir, Teapot, qui n’était pas encore Teapot, se pencha pour ramasser un fragment de porcelaine qu’il glissa dans son sac en bandoulière. C’était un éclat blanc orné d’une petite fleur stylisée, rappelant la forme d’un barillet, d’un rouge vermeil. Un tesson épais, aiguisé, dangereux et d’une grande beauté.

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Un pas en avant. L’autre soir, pour la première fois en deux ans, j’ai dîné avec quelques collègues. Je me suis calé dans un coin de la banquette capitonnée, en étendant mon bras droit sur l’appuie-tête, derrière la nuque rasée d’un autre graphiste – comme ça, avec désinvolture. Nous avons beaucoup mangé pour un prix modique, puis, le dîner terminé, alléguant ce repas généreux, nous avons étalé nos ventres à travers les boutons étirés de nos chemises pastel, les boutonnières tendues à craquer. Mes collègues ont refait deux tournées de bière. Ils me donnaient l’impression de partager des secrets et de se parler avec des mots à eux, dont j’étais exclu : il suffisait qu’un serveur traîne la jambe ou que quelqu’un réduise son dessous de verre en miettes, pour qu’ils échangent des clins d’œil ou éclatent d’un rire nerveux, desquels je m’isolais, en affichant un sourire timide. Lorsque je leur ai dit que j’allais rester dîner avec eux, ils m’ont brièvement applaudi, et tandis que nous prenions nos vestes sur le portemanteau, en file indienne, derrière la porte, je me suis senti un peu gêné. « Comment me voient donc ces gens-là », me suis-je demandé en descendant les escaliers humides de l’immeuble et à nouveau en marchant dans la rue, où j’évitai la lumière violente du soleil, en suivant le mince filet d’ombre qui rasait les murs. En arrivant, j’ai regardé le menu exposé derrière une vitrine à côté de l’entrée du restaurant. Ce n’est pas que je sois avare, mais je le fais toujours. Encore une chose que Vincenzo m’a apprise : toute chose a son prix, un montant à ne pas dépasser. J’évite les restaurants qui proposent des spaghettis à la tomate à plus de six euros, et il en

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va de même pour la pizza Margherita. Bref, tandis que je regardais les prix, un de mes collègues, je ne sais plus lequel, m’a donné une petite tape dans le dos et m’a dit que pour ce premier soir, je serais leur invité. Mon embarras a alors laissé place à un certain contentement, car je me suis dit en montant les escaliers de ce restaurant à plusieurs étages, que ça leur faisait peutêtre réellement plaisir de me compter parmi eux. Ça ne m’était pas désagréable, au fond. Depuis quand n’étais-je pas sorti avec d’autres personnes ? Après la deuxième ou troisième tournée de bières, alors que je n’essayais même plus de m’intégrer en tentant d’imiter leurs blagues, ils m’ont posé eux aussi la question. Ils m’ont demandé : « Tu as des amis en ville ? », et dans un autre contexte, à la maison par exemple, j’aurais pu répondre : « Oui, bien sûr, mes collègues ». Mais là, je ne pouvais pas. Car c’étaient eux, mes collègues, qui, pressés autour de moi, m’avaient posé cette question, qui ne laissait aucune échappatoire : « Tu as des amis en ville ? » et non pas « Tu as d’autres amis en ville, en dehors de nous ? » — Non, ai-je répondu. — Personne ? Ils voulaient savoir si j’étais un étranger, de ceux qui sortent de leur travail et s’adressent à leur chien, à leur fille de sept mois et à leur femme, en leur mentant : « Bien sûr, mes collègues sont aussi mes amis », ou bien un homme seul, un réfractaire à la compagnie, un garçon intelligent, mais malheureux, dont il faudrait se méfier. J’ai souri et j’ai répondu « Pas ici », et ils ont acquiescé, avec une inattention polie. Puis ils ont changé de sujet, car ma solitude réelle ou présumée, et de 9

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manière générale toute mon existence de jeune père flegmatique, passionné d’esthétique éditoriale, ne les intéressait pas, ou pas vraiment. Inconsciemment, c’était peut-être pour cela que j’avais menti : la bonne réponse à la question « Personne ? » était en fait, « Personne, que ce soit ici ou ailleurs », mais, bien que le concept soit clair, je n’y avais encore jamais réellement pensé. J’ai écrit ces quelques lignes sur Vincenzo à Shoreditch, au cours de cette même soirée, après le dîner. Elles constituent l’anecdote la plus pertinente qui soit, pour commencer à parler de lui. Lui qui, bien entendu, n’est personne et ne sera jamais personne. Je peux prendre des notes sur sa vie, mais je ne pourrai jamais penser à en faire un roman et à le publier. Qui est Vincenzo Teapot ? Un ami à moi. Est-il célèbre ? Non. Est-il mort tragiquement ? Non, il est vivant. Et alors, en quoi cela nous intéresse-t-il ? Exact, au revoir et merci. La vie du commun des mortels ne vaut pas plus qu’un récit privé, le souvenir de ceux qui les aiment. Et moi, j’aimais beaucoup Teapot. Nous avions été ensemble au lycée, puis à l’Université à Rome, toujours ensemble. Après la licence, il était parti travailler un an en Angleterre, pour finalement rentrer chez lui, en Calabre. Puis à nouveau à Rome avec moi, mais cette fois en chambre double. Moi, je travaillais dans le graphisme, pour une petite entreprise, modeste mais attachante, qui produisait des badges, des magnets, des cartes rigolotes, des posters et quelques livres, beaux par la forme, et non par le fond, d’auteurs jeunes et ambitieux. Vincenzo était 10

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sociologue, mais il travaillait dans une librairie près de la place Pasquino, à côté de l’église de la Natività di Gesù. Il avait posé sur le comptoir mes badges et mes magnets, agrémentés d’adages lapidaires. Je me souviens en particulier de celui-ci : Contemporanéité : il doit y avoir une erreur, et d’autres du même genre. Nous en avions des dizaines, de ces magnets-là. Ils constituaient l’attrait pittoresque d’une maison très sombre, au nord de Rome, que nous distinguions de la première, lumineuse, à San Lorenzo, en les nommant pompeusement le Second et le Premier Appartement. Lorsqu’on parlait de notre vie, ils devenaient évidemment Nos Appartements. Ça faisait de l’effet. Son séjour en Angleterre, durant ce bel été au cours duquel je ne le vis pas un seul instant – alors que Marco lui rendit visite, que Bon Iver jouait à Waterloo, et que Teapot cherchait du travail – dit comme ça, cela semble à peine vrai – fut à l’origine de jolis récits et l’amorce de sa véritable autonomie d’homme nostalgique et amoureux de la vie. Et moi, je n’étais pas là, c’est vrai, j’ai loupé ça, mais j’ai constaté les résultats. À son retour, il mangeait mieux et il aimait la mer, mais il buvait plus, bien plus, peut-être trop, et il avait abandonné les Sudaméricains au profit des Anglais, Barnes, Mc Evan et Moore, qu’il tentait désormais d’imiter dans ses écrits. Je ne sais pas s’il y parvint, il est très baroque, qu’il s’agisse des trames ou des tournures de phrases, mais encore une fois, je n’ai rien lu de lui depuis plus d’un an et les récits qu’il m’envoya à l’époque et que j’avais dans mon ordinateur ont tous explosé en même temps que le disque dur grésillant sur lequel ma femme, enfin ma compagne, a renversé de la Licor 43. 11

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Ainsi, tout ce qui me restait de Vincenzo, ce qui me le rappelait parfois au mieux, sans l’ombre d’une méchanceté, est parti en fumée, noyé dans un verre d’alcool. Il ne me reste plus qu’à l’évoquer comme on évoque ces faits que l’on raconte pendant les dîners ou les voyages en voiture, en espérant que chaque anecdote en amène une autre, le plus longtemps possible, jusqu’à épuisement du stock. Le soir de l’explosion de la théière, il rentra chez lui et attendit la nuit, que Marco s’endorme. Puis il écrivit son premier récit avec sa nouvelle signature : Vincenzo Teapot. Lorsqu’il me l’envoya pour me le faire lire (quatre pages denses dans lesquelles, comme d’habitude, il ne se passait rien), je ne savais même pas ce que voulait dire Teapot. Vincenzo m’appela sur Skype pour me raconter cette anecdote sensationnelle de Marco et lui, presque tués sur le coup par une théière volante qui s’était brisée sous leurs yeux, et me dire à quel point il aurait désiré assister avant cela à une scène semblable, qui aurait constitué le digne incipit de sa narration. Ma dynamique dans l’espace. Un crash. Que voulait dire « dynamique dans l’espace », je l’ignore, mais cela devait avoir un rapport avec la définition. En fait, je crois que la théière lui avait donné l’impulsion nécessaire pour devenir l’homme qu’il rêvait d’être : un homme qui voit réellement les choses qu’il veut raconter, ou qui voit les choses telles qu’elles sont, tout simplement. Un truc dans ce genre-là. Vincenzo est un garçon qui s’attache aux détails. Il n’a pas de vision d’ensemble, mais il note le détail, le cadre du tableau, le coup de pinceau, le filigrane, la signature, le faisceau de lumière, un sein découvert. Il avait 12

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ce talent-là. Cette perception profonde des choses du monde. Le « mono no aware », disait-il. Il fut un temps où il se passionna pour le japonais. Il découle de cette seconde hypothèse que la dynamique de l’espace est liée à la timidité, ou mieux, au fait de se cacher. Vincenzo avait souvent honte de luimême, mais surtout des mots inefficaces. J’imagine que son pseudonyme lui donna un souffle nouveau pour laisser libre cours à ce qu’il écrivait. C’est comme mettre les mains dans les poches de sa veste lorsque que l’on parle ou que l’on marche, plutôt que de les laisser se balancer le long de son corps. Par la suite, j’ai longuement réfléchi à la question suivante : Y a-t-il un sens à adopter un pseudonyme lorsqu’on est universellement inconnu ? et j’ai préféré ne pas y apporter de réponse. Je suis de ceux qui se réservent d’évoquer les vérités universelles sur leur lit de mort, sauf lorsqu’il fait très chaud et ici, le soleil est si bas qu’il me semble sur le point de tomber, alors je me dis : « Je suis sur le point de mourir, c’est le moment de me pencher sur les vérités universelles de ce bas-monde ». Voici l’une d’elles : il y avait quelque chose d’inconciliable entre notre amitié et la vie réelle, celle qui survient après les rêves et, en un sens (un sens proche de celui de l’humour), celle qui les a réalisés. Ariane n’y est donc pour rien, c’est le temps qui est le seul responsable. On utilise souvent une métaphore un peu embarrassante pour illustrer le fait de grandir : prendre son vol. On grandit, donc on prend son vol. Moi, je ne trouve pas que cela corresponde ni au vol ni au gouffre qui 13

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s’entrouvre sous celui qui l’exécute. Devenir adultes, soudainement et sans avoir pris son élan, est l’inverse d’un gouffre, c’est se perdre dans une immensité débordante. Comme un embarras du choix, une crise face au menu, le geste inattendu d’un cocher qui vous retire vos œillères. Pour moi, et aussi pour Vincenzo, grandir, cela voulait dire d’une certaine façon faire de la place aux horizons qui s’ouvrent, et se libérer, prendre une grande inspiration, expirer tout l’air que nous avons retenu à travers le temps, depuis les apnées timides de nos premières fois. Pour comprendre ensuite, même si c’est douloureux, même s’il est trop tôt, qu’il n’y aura bientôt plus de premières fois. Car pour ne pas mourir, on doit savoir respirer. On doit apprendre à inspirer de l’air frais et à se relaxer. Pendant le dîner avec mes collègues, après l’interrogatoire sur l’amitié, je n’avais ni faim, ni soif, mais j’ai pris le menu et j’ai commandé un plat cher et deux autres bières. J’étais leur invité et j’ai voulu tout d’un coup qu’ils paient davantage. À la fin de la soirée, après trois demis de blonde, j’étais devenu sociable, ils me prenaient dans leurs bras avec enthousiasme. Inutile de dire que je n’en avais plus rien à faire. Je pensais à Vincenzo. J’espérais qu’il était en train de respirer comme un grand, où qu’il soit.

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VINCENZO, J’AURAI TA PEAU Été 2012

Il ne m’était arrivé qu’une seule fois dans le passé de me retrouver seul avec Ariane. C’était il y a quatre ans, au mois d’août, quand j’avais été la chercher à l’aéroport de Lamezia Terme à la place de Teapot. Je me rappelle m’être présenté à elle plein d’inhibitions, distant et encore en pyjama, ou presque, c’est-à-dire en bermuda et marcel. Je crois que je ne m’étais même pas douché, car le réveil de Vincenzo – « Vas-y toi à l’aéroport, j’ai une course à faire » – sonna à moins d’une heure de l’arrivée de son invitée, et moi j’étais un mec ponctuel. Il n’en savait rien, ou disons plutôt qu’il me faisait confiance sans jamais vraiment se fier complètement à moi. Pour être sûr que je n’allais pas rester au lit, il avait ouvert les volets et les fenêtres en grand, ce que je ne supporte pas, même en été. Quand il sortit en claquant la porte, je me réveillai pour de bon et jetai un œil au réveil : j’avais à peine le temps de prendre les clés de la voiture. Ce n’est qu’en garant celle-ci, à l’arrivée, que je m’aperçus que je conduisais depuis quarante minutes avec des tongs. Et je ne crois pas que ce soit autorisé par le code de la route. 15

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Deux mots sur Ariane : elle me faisait peur. Je n’avais pas encore digéré son style de vie, et bien que je me donne des airs d’artiste – ce que je n’ai jamais été, pas même lorsque, comme disait Silvia de moi à l’époque, j’étais le sigisbée de Vincenzo – ça m’angoissait de savoir Teapot avec une fille comme elle, qui, à mon avis, pouvait parfaitement gagner sa vie sans le site porno. Je l’imaginais le matin, devant sa glace, en train de se maquiller d’un air dramatique, tout en se disant : « Mieux vaut être nue qu’employée. » Vincenzo adorait les filles comme ça. En termes d’étrangeté, Ariane battait des records, mais encore une fois, au fil des années, Teapot m’avait obligé à dialoguer avec des créatures véritablement décadentes, toujours en décalage avec la concrétisation de nos aspirations. Lorsque je le lui faisais remarquer, en lui disant, par exemple « Ta nouvelle copine est schizophrène », il me répondait en regardant ailleurs que les plus belles amours sont celles qui mêlent le septième ciel à la fange. Il les appelait des amours-gouttières, et à l’époque, cela me semblait une métaphore fascinante. Ces amours-là étaient sujettes à de violentes tempêtes, et j’étais chargé d’en gérer les conséquences, en ce sens que Vincenzo vivait la liaison intime qui s’était formée entre le septième ciel et la fange, tandis que mon rôle était de grimper, de débarrasser la gouttière de ses couches de feuille et une fois ma tâche achevée, de lui dire : « Ça va, il y a juste eu un peu de vent, l’eau va s’écouler à nouveau. » Avec Ariane, ça avait commencé comme ça, comme une fascination d’artiste, car elle incarnait la fange dans ce jeu vertical de l’amour, selon Teapot. Lorsqu’à 16

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notre retour d’Espagne, je lui dis que l’idée me déplaisait (« Ta nouvelle copine est porno-schizophrène »), il m’accusa d’être conformiste et je l’accusai de les choisir sur un critère d’étrangeté maximale, il me reprocha alors d’être misogyne et je lui répondis que, si vraiment je détestais les femmes, et même l’humanité tout entière, c’était à cause de lui et des spécimens qu’il nous imposait à l’un et à l’autre, à savoir des personnes désespérées cachées derrière leur arrogance, la pire espèce possible. Lorsque nous abordions ce sujet, ce qui n’était pas rare, Teapot devenait sérieux et me disait que les bonnes mœurs voulaient que nous nous comportions bien avec ces spécimens-là, car l’air dont sont pleins les ballons de baudruche est le même que celui que contiennent les sachets en papier anti-panique. Il ne dit rien d’aussi pathétique concernant Ariane. Il essayait de me convaincre par des comparaisons, me garantissant que c’était une fille forte, et plus sereine que Silvia, qui elle, pourtant, ne travaillait pas avec des sites pornos. Moi, comme je l’ai déjà dit, je ne le croyais pas. Je ne le crus pas pendant plus de trois mois, et pour être plus précis, depuis ce jour de printemps où nous l’avions rencontrée à Séville, jusqu’à ce mois d’août en Calabre, où elle me sourit au beau milieu de l’aéroport, seule dans la multitude de touristes inconnus. En cet instant, je compris deux choses sur les préjugés : premièrement que la beauté des femmes annule le poids des choses, bouleverse les prises de positions, renverse et détruit la mise en place d’une table bien apprêtée. Et deuxièmement que ce n’était pas qu’Ariane faisait ce qu’elle aimait, mais plutôt qu’elle aimait ce qu’elle faisait, comme la plupart des personnes particulières. 17

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Je ne sais pas si je me suis fait comprendre. Je recommence : faire ce que l’on aime est une tendance positive, mais être véritablement convaincu de tout ce que l’on accomplit est une vocation d’illuminés, l’incarnation du bonheur, la meilleure façon de jouir de la liberté. Moi, par exemple, qui fais plein de choses qui ne me rendent pas heureux, qui n’ai pas encore atteint ce Nirvana, je suis un gâcheur de libre arbitre. Pas Ariane. Elle avait accepté d’atterrir à Lamezia Terme presqu’au dernier moment et sans aucune garantie sur le déroulement des vacances, et elle faisait preuve d’une joie insolite, comme touriste et comme femme amoureuse. Elle était heureuse, qui l’aurait cru. Une petite observation sur les préjugés : après toutes ces réflexions profondes, je changeai l’idée que je me faisais d’elle, sans réfléchir. Je me rendis simplement compte que je la désirais. Cette chose-là – perçue tout à coup, lorsque je remarquai sa robe longue qui caressait ses fesses, plus imposantes que ses seins, et ses yeux marron, petits, plissés par l’effort de me reconnaître, ses pieds enserrés dans des sandales pas chères, achetées au marché chinois – annula tout préjugé la concernant. Durant le court moment que nous passâmes seuls, une partie inconsciente de moi-même se concentra en une pensée unique : Tu pourrais lui plaire tout à coup, et même plus que Teapot. Une odeur de café et de croissants flottait dans l’aéroport, dans une atmosphère de matinée ordinaire qui me rappelait l’hiver. La première chose qu’Ariane me demanda, après « Comment vas-tu ? » ne fut pas « Où est Vincenzo ? », mais « On boit un café ? ». Je le lui offris et lui dis quelque chose de banal sur l’accueil des

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Italiens ; elle laissa échapper un rire cristallin et répondit : « Ça commence bien. » Elle avait deux bagages, une valise à roulettes et un sac, et lorsque je lui proposai de les porter, elle me refila la première. Elle était petite et large, de forme allongée, comme un dossier, et pour la faire rouler correctement à travers les files de gens, je dus marcher derrière elle. Alors que nous nous dirigions vers la voiture, je me surpris à regarder ses fesses avec une telle intensité, qu’une partie de moi-même souhaitait peutêtre inconsciemment d’être découverte. Du reste, je me comportai comme un célibataire italien digne de ce nom, en lui ouvrant la portière et en m’informant sur son voyage, avec l’intention secrète de lui paraître plus galant, plus présent et plus concret que Teapot, dont les façons étaient suffisamment désinvoltes, pour m’envoyer la chercher à l’aéroport à sa place. — Pourquoi Vincenzo n’est-il pas là ?, demanda-telle après quelques minutes, assise droite sur son siège, le regard posé tantôt sur moi, tantôt sur la mer lumineuse, qui se profilait derrière moi. Son sein gauche reposait sur la ceinture de sécurité. Je répondis une vérité qui était presque un mensonge, comme toutes les vérités concernant Teapot. — Il prépare une surprise romantique, répondis-je. Ariane sourit et répéta romantique avec son « r » roulé et son ton chantant, pour que je ne me rende pas compte que ça lui faisait plaisir. Elle ne posa plus de questions et je ne parlai plus de Vincenzo. Une autre partie de moi – la troisième, en plus de la partie consciente de la vie réelle et de la partie cachée, qui voulait lui plaire – se demandait à quel 19

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point ce pouvait être excitant de prendre un avion, en sachant pertinemment qu’à peine à terre, on fera l’amour avec quelqu’un. Voilà, me disais-je, Ariane est en train de vivre cette excitation et elle me le confirme à la manière des femmes, en le niant. Pendant le reste du trajet, elle me raconta des anecdotes sur les gens et les lieux que nous avions fréquentés au printemps. Tout en parlant, elle se passait de la crème sur les jambes, repliées sur le siège. De temps en temps, elle rajustait sa robe pour couvrir un flanc dénudé, puis elle recommençait à glisser deux doigts dans le pot et s’enduisait les cuisses de crème, en l’étalant méticuleusement. Ce fut un voyage bref, mais difficile. Vincenzo Teapot était dans l’appartement, aux fourneaux, enveloppé dans un nuage de vapeur grésillante, qui fleurait les lardons. Il prit Ariane dans ses bras, sans ôter son tablier décoré de motifs de Noël, les cheveux réunis en une mini queue de cheval, attachée par un élastique rose. Leurs retrouvailles, assez froides, s’adressaient à moi, et me disaient : Nous ne sommes que des amis. Tout est sous contrôle. La surprise romantique était un plat extraordinaire de spaghettis all’amatriciana, accompagné d’un vin blanc frais, acheté pour l’occasion. Ce fut un déjeuner bref, duquel rien ne transparut, et cela me déplut un peu car je les avais vus s’embrasser des dizaines de fois et ils avaient fait l’amour de nombreuses autres fois dans la baignoire de la salle de bains, à côté de ma chambre (et probablement dans un lit double, sur lequel je gisais ivre), et malgré cela, ils dissimulaient leur désir évident de 20

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recommencer et le fait qu’ils en avaient envie depuis plus de deux mois. Je le savais déjà, mais je ne devais pas le savoir. Après le troisième verre, Vincenzo ne parvint plus à dissimuler ses regards et à retenir ses mains. Avant qu’ils ne me proposent un café pour me dérouter davantage, je m’inventai une folle envie de mer et les laissai seuls. Nous avions emménagé lui et moi, pour la première fois, dans un quartier qui nous était inconnu, et que Silvia, qui continuait à le harceler de menaces de mort, connaissait peu. Nous payions une misère car l’appartement était un deux pièces au troisième étage, qui donnait sur la voie ferrée. Nous entendions les trains siffler à toute heure et les vitres trembler. Il aimait bien ça, pas moi. Nous étions là depuis quatre jours déjà et nous avions partagé la chambre double les premières nuits. À partir de ce soir-là, je me déplaçai sur le canapé-lit à côté du balcon, ce qui me contraria assez peu, car il aurait été pire de me sentir exclu de mes propres vacances. Je fis un grand tour du village, parcourant les ruelles alignées comme dans un jeu de Tétris, où soufflait un vent chaud qui m‘ébouriffait les cheveux. Je reconnus deux ou trois personnes croisées en ville, – connaissances de Teapot, du temps de Silvia – et je fis un signe à l’une d’elles, qui ne me le rendit pas. J’achetai une glace, elle ne me plut pas, je terminai la crème, assis pensivement sur un rocher, puis je jetai le cornet orange dans les vagues. De toute façon, il était biodégradable. Ariane nous avait apporté des cadeaux. Deux casquettes rouges et blanches du Sevilla Fútbol Club, deux 21

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Cruzcampo et une grande bouteille de Sangria achetée au duty free, qui avait dû lui coûter une fortune. Il y avait aussi une casquette pour Marco, qui vint nous rendre visite une seule journée avec Manuel, un cousin plus jeune, qui l’accompagnait à la guitare. Ils avaient une soirée dans le quartier de Capo Vaticano, assez loin. Il nous proposa d’y aller et Ariane en avait envie, mais Teapot refusa sans nous consulter. Marco, lorsqu’il s’agissait de prendre la voiture, n’insistait jamais. Il pleuvait, et nous restâmes enfermés dans l’entrée-cuisine à les écouter jouer jusqu’à une heure tardive. Il jouait bien, comme toujours, et Ariane le fixait comme j’imagine que l’on fixait une radio à l’époque où la télé n’existait pas. Je me sentis un peu jaloux, et Vincenzo aussi, je crois. À la moitié de son répertoire, Ariane fut prise de nostalgie et demanda à Marco s’il connaissait un morceau de musique espagnole. Il s’essaya à jouer Si tú no vuelves, de Miguel Bosé, car c’était le seul dont il se rappelait les paroles, mais il s’interrompit avant le refrain et promit de l’étudier davantage. À partir de ce jour, notre petite maison s’imprégna des tons chauds de la musique espagnole, la vraie, celle que l’on n’entend pas chez nous. Je me familiarisai avec Joaquín Sabina, Javier Krahe, Leiva, Joan Manuel Serrat et un certain Enrique Bunbury que Teapot n’aimait pas. En revanche, il aimait bien une fille qui chantait en anglais, Russia Red, et sa chanson Fuerteventura qu’il se mit à écouter de façon obsessionnelle, jusqu’à ce que plus personne ne la supporte. Nous descendions rarement à la plage. Teapot y faisait meilleure impression, mais il nageait moins bien. Ma petite expérience du water-polo m’avait donné une 22

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certaine robustesse, mais j’avais pris une douzaine de kilos mal répartis. Vincenzo grossissait puis maigrissait, tour à tour, tous les quatre mois il était différent. En maillot, nous n’étions ni éblouissants ni effrayants, moins entraînés que Leopardi, prenant déjà le chemin d’une vieillesse élégante, avec un petit ventre et les épaules voûtées par le bureau. Mais nous étions beaux, surtout lui. Debout face à la mer, il souriait toujours, sombre et bien découplé par nature, avec son maillot échancré de la couleur de son élastique à cheveux. Ariane, contrairement à nous, était pleine de vie. En maillot, elle nous surprit par des couleurs inattendues et de nombreux grains de beauté. Tandis que je la regardais faire la roue sur le rivage, ou traîner Vincenzo par le pied le long d’une piste de sable, je me demandais si l’Ariane privée était l’amie, pas nue, que j’avais devant moi, ou la cam girl qui vivait sous un faux nom dans une maison payée par un site porno. Qui la connaissait le mieux ? Moi qui passais mes vacances avec elle ou les milliers d’utilisateurs anonymes qui l’avaient vue sous la douche ? Mais surtout, comment faisait Vincenzo pour supporter ça ? Lorsque je cherchais une réponse, je ne parvenais pas à distinguer l’envie de la réprobation. La solitude du premier jour ne se reproduisit pas. Comme ils partageaient leurs nuits, nous parvenions à passer nos journées tous les trois. Cet été-là fut vraiment agréable. Teapot n’écrivit jamais, du moins pas devant moi, mais j’imagine qu’il faisait le plein d’images, du genre, Ariane se mettant du vernis sur les ongles de pied, recroquevillée sur le lit, Ariane sur le balcon cherchant du regard les Éoliennes, à demi-nue sous un paréo estival, Ariane nous posant une question sur 23

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Berlusconi à laquelle nous ne savions pas répondre, Ariane enjambant une barrière de chantier, en nouant sa robe pour ne pas la déchirer et nous demandant de la suivre, ou encore Ariane qui, lorsqu’elle découvrait ses cuisses, – je ne m’en étais pas aperçu dans la voiture – laissait entrevoir trois grains de beauté formant un triangle, Ariane enfin, qui, dans ces situations, ne croisait jamais mon regard, parce qu’elle savait que je la regardais comme la regardait Teapot et que c’était peut-être moi l’ami, le non-écrivain, qui me constituais une réserve d’images. Un jour, nous sortîmes pêcher, et ce ne fut pas brillant. Vincenzo était particulièrement mauvais et n’y mettait pas du sien, il semblait vouloir piloter le bateau, plutôt que s’occuper de sa canne à pêche. Au bout d’un certain temps, il la posa et commença à faire le fou autour de nous. Ariane riait, lui présentait son cou pour qu’il y dépose un baiser, et lui disait des choses en espagnol qu’il comprenait, mais pas moi. — Vince’, lui dis-je, si vous parlez, je n’attraperai rien. Il se tut et je n’attrapai pas un clou. En rentrant de cette expédition infructueuse, nous trouvâmes Silvia qui nous attendait devant le portail de la maison. Elle avait légèrement grossi depuis la dernière fois, mais elle était encore très jolie. Elle souriait avec diplomatie, à sa façon, et elle tenait à la main une sorte de bouteille de vodka, à l’étiquette arrachée. Je fus persuadé qu’elle contenait de l’acide, mais n’en dis rien. Je continuai à marcher d’un air désinvolte derrière Vincenzo, servant ainsi de bouclier à Ariane, et lorsque Silvia jeta la bouteille sur Teapot, je me retour24

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nai pour la protéger entièrement. Un éclat effleura légèrement l’avant-bras de Vincenzo. — Une petite pensée, lui dit Silvia, puis elle partit en courant. Une Lancia couleur crème l’attendait, la portière ouverte. C’est ainsi que nous dûmes expliquer qui était Silvia à Ariane et pourquoi elle en voulait à Teapot. Ce fut un récit difficile, offensif, haineux. Ariane n’en aima ni le ton ni les termes, et au bout d’un moment, elle se consacra à la blessure de Vincenzo, plongée dans un émoi silencieux. Cela dura une petite heure, jusqu’à ce que l’on entende monter de la rue un chœur d’hommes et de femmes qui hurlait le nom de Teapot et le mien, puis cria ensuite à tue-tête : « Vincenzo, j’aurai ta peau, tu es trop bête pour exister, Vincenzo, j’aurai ta peau, parce que tu ne sais pas te décider. » Ils répétèrent ces phrases six ou sept fois, puis s’en allèrent. Nous étions habitués aux coups de folie de Silvia, et le lendemain nous n’y pensions déjà plus. Nous passâmes l’une de nos dernières journées à faire de brèves promenades d’un village à l’autre, avant de déjeuner dans un restaurant de poisson, bien au-dessus de notre budget, en prétendant avec désinvolture que l’argent nous importait peu. Pendant ces deux heures que nous passâmes à bien manger et à beaucoup boire, nous abordâmes tous les sujets sérieux que nous avions chaque jour éludés, au profit des divertissements. Ariane nous demanda quel était notre programme et Vincenzo tenta de résumer la situation. Il parla de son travail à la librairie et de mon stage à l’agence de graphisme, de la chambre double miteuse que nous avions louée pour réduire les frais. Nous continuâmes à parler d’argent 25

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et de l’absence de moyens légaux pour s’en procurer légalement avant nos trente ans. À un moment donné, Ariane se mit à rire et dit : — Vous pouvez toujours faire comme moi. Elle plaisantait, et c’était la première référence qu’elle faisait à ce sujet, depuis qu’elle en avait parlé à Séville. Et je ne sais pourquoi – peut-être parce qu’ils se tenaient la main, laissant enfin de côté l’étiquette ridicule qu’ils s’étaient imposée en ma présence, ou peut-être parce que je me considérais comme son ami, sans me sentir suffisamment impliqué dans son existence protégée et pourtant si exposée – il me vint à l’esprit d’être sincère et d’abandonner les stratégies. Je lui demandai : — Mais comment tu fais ? — Pour faire quoi ? — Pour ne pas avoir honte. Vincenzo Teapot me regarda, elle, elle me regardait déjà. Je ne me sentis pas en tort car je le pensais vraiment. Et donc, je poursuivis : — Je veux dire, tu es libre de faire n’importe quoi d’autre. Pourquoi tu fais ça ? — D’après moi, répondit-elle calmement, être libre signifie qu’on ne peut avoir honte de rien. Elle prononça cette phrase dans un italien parfait, sans baisser les yeux. Elle souriait, elle ne s’était pas vexée. Plus tard, en abordant à nouveau le sujet, Vincenzo me fit part de sa vision des choses : selon lui, la seule prison était le conformisme. Mais ce jour-là, il dit quelque chose de plus vague qui, comme d’habitude, me sembla très intelligent. — Oui, si tu es libre, tu ne peux pas t’échapper. Tu 26

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dois être libre jusqu’au bout. Et par cette réponse il eut, comme toujours, le dernier mot. Ariane partit le lendemain matin, à l’aube. Et cette fois, ce fut Vincenzo qui l’accompagna. Je les entendis sortir et me levai pour lui dire au revoir. Elle s’approcha de moi et posa une main chaude sur ma hanche, à l’endroit de l’élastique du boxer. Puis elle posa deux lents baisers sur mes joues et me prit brièvement dans ses bras. Sa main se déplaça dans mon dos et tandis qu’elle me caressait de haut en bas, je l’entendis murmurer, « Merci pour tout ». Elle se dégagea et rejoignit Vincenzo, qui m’indiqua leur chambre avec autorité, d’un signe de tête. — Prends le grand lit, vilain garçon. La porte se referma derrière eux et je retournai dans ma couchette, près du balcon. Cela m’avait traversé l’esprit mais le fait de dormir du côté d’Ariane m’angoissait. Dès lors, Vincenzo me demanda plus souvent mon avis sur elle, car il savait qu’elle m’avait plu. — C’est une fille extraordinaire, lui disais-je. Et je le pensais vraiment. Il me demandait : « Elle est belle ? » comme si c’était discutable et je répondais qu’elle l’était, mais que ce n’était pas vraiment mon style. Je mentais. Je n’attendis pas longtemps après son départ. Je me souvenais de la chaîne, depuis le séjour à Séville, mais durant des mois, je m’en étais pas mal fichu. Et pourtant, la dernière nuit de ce bel été, je me levai du lit, pris mon ordinateur et m’installai sur le balcon. L’appartement d’Ariane était comme dans mes souvenirs : blanc, propre, moderne, trop beau pour elle. Elle dor27

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mait sur le ventre, allongée sur un divan Chesterfield. La télévision, qui projetait des images sans cadrage, illuminait par intermittence sa peau nue et son slip noir transparent. Je pensai à beaucoup de choses en cet instant, mais aucune ne concernait le sexe. Je pensai, par exemple, qu’elle était belle comme un animal insaisissable qui s’observe de loin ou caché, belle comme les choses que l’on doit découvrir et qui, au fond, ne peuvent jamais être découvertes, et c’était justement là qu’était sa supercherie inconsciente. Je pensai qu’elle avait dormi pendant des semaines dans la maison que j’avais louée avec mon meilleur ami et que personne – parmi les fans qui la suivaient certainement – ne pouvait l’imaginer. Je pensai qu’elle avait dormi du côté du lit où je dormais à présent, et d’où elle s’était souvent tournée vers Vincenzo, pour le chercher, le prendre dans ses bras, l’embrasser. Je pensai : « Qu’est-ce que les gens ont bien pu voir devant les caméras pendant les jours qu’elle a passés ici ? Rien ? Le site avait-t-il été temporairement désactivé ? ». Bref, je pensai à ça, rien de plus, car à un moment donné, je vis Teapot venir à ma rencontre en titubant, le portable à l’oreille et un sourire niais sur le visage. Il me fit un clin d’œil et dit : « Hey, ma petite » tout en ouvrant la porte du balcon. Sur l’écran, Ariane s’était levée et souriait en parlant au téléphone. Comme elle avait un sein découvert, et qu’elle était magnifique, je me sentis coupable et j’éteignis l’ordinateur. Pour le désorienter, je me mis à chanter « Vincenzo, j’aurai ta peau, tu es trop stupide pour exister, oh, Vincenzo j’aurai ta peau, parce que tu ne sais pas te décider ». Et lui, mon meilleur ami, se mit à rire.

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