Alberto Hurtado

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Alberto Hurtado A Santiago du Chili, qui ne connaît le « Foyer du Christ » ? Depuis plus de cinquante ans, cette œuvre gigantesque a logé, nourri, éduqué, relevé des centaines de milliers de pauvres, jeunes et vieux. Chaque année, elle a besoin de quarante-six millions de dollars pour survivre. L’Etat lui en donne huit cents mille Le reste est fourni par la Providence, moyennant la charité des chrétiens… et l’intercession, du haut du ciel, du fondateur : le père Alberto Hurtado. Du nord au sud du Chili, on se souvient de ce jésuite, mort en 1952 à l’âge de 50 ans, et dont la personnalité rayonne comme celle d’un abbé Pierre, d’un saint Jean Bosco ou d’un Joseph Cardijn. Passionnée, passionnante, l’histoire du père Hurtado apporte un souffle du large, un sourire d’espérance.

Alejandro Magnet

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Alberto

Hurtado Un toit pour le Christ

Alberto Hurtado

Sur la route des saints

Sur la route des saints Editions Fidélité 61, rue de Bruxelles BE-5000 Namur

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ISBN : 2-87356-319-2 Prix TTC : 4,95 €

9 782873 563196

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Sur la route des saints

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Alberto

Hurtado Un toit pour le Christ 1901–1952

Dom Alejandro Magnet (†) Traduction : Marc Godin, s.j. et André Nazé, s.j. (†) Préface de Daniel Sonveaux, s.j., Provincial de la Province Belge méridionale

fidélité 2005


Dans la même collection : Le Frère Mutien Claude La Colombière, … Vincent de Paul, … Monseigneur Romero Damien le lépreux Saints et Bienheureux de Belgique Dominique Pire Julienne de Cornillon Catherine de Sienne Marie de Jésus Julie Billiart Marcellin Champagnat Dom Marmion Juan Diego François Xavier Lambert Louis Conrardy Alberto Hurtado

Cum permissu superiorum

Photo de couverture : Portrait d’Alberto Hurtado. © Editions

fidélité

61, rue de Bruxelles • BE-5000 Namur fidelite@catho.be Dépôt légal : D/2005/4323/19 – ISBN : 2-87356-319-2


Lettre préface L’amitié de Dieu et des pauvres Le secret d’une vie réussie Plus que par les théories ou les débats d’idées, nous sommes touchés aujourd’hui par les témoignages fondés sur une expérience mûrie, authentifiée au creuset des réalités visibles et invisibles, matérielles et spirituelles. Qu’est-ce donc qu’un saint ? C’est un ami dans le Seigneur, dont la vie nous propose un témoignage d’Evangile vécu dans des circonstances humaines particulières, au cœur du monde tel qu’il est, et non tel qu’on le rêve. Un saint est un homme d’amitiés vraies, fidèles, courageuses même. Les engagements d’Alberto Hurtado nous rappellent qu’être ami du Seigneur Jésus signifie être ami de Dieu et des pauvres. Il n’y a dès lors pas à hésiter. L’amitié, l’amour doit se mettre dans les actes plus que dans les paroles, nous dit saint Ignace. Une conversion du cœur qui passe à l’action ne peut toutefois s’effectuer sans discernement. Alberto a répondu à l’appel du Seigneur en engageant ses talents et ses forces dans un apostolat direct avec les pauvres. Il s’y était longuement préparé, notamment par de sérieuses études en sciences humaines. Expert en droit, il fut très tôt initié à la doctrine sociale de l’Église. Homme de terrain, il a perçu l’urgence de sa mise en pratique. Confronté au matérialisme envahissant et à ses égoïsmes qui sont les ressorts souvent cachés des structures d’injustice, il devient jésuite et prêtre. Il secoue les conformismes et les docilités immobiles. Dans les projets qu’il mène désormais ou auxquels il a participé aux côtés de laïcs chrétiens, il se révèle organisateur mais aussi pédagogue. Il est présent dans les 3


media et les lieux de réflexion. Partout, il veille à susciter un climat de véritable amour et de respect envers le pauvre. Car le père Alberto Hurtado n’était pas un technocrate de la justice. Sa vie, c’est l’histoire d’une amitié authentique avec Dieu et avec les autres, l’histoire d’un amour qui s’est mis en marche. Une vie de foi et de prière que l’Esprit Saint a progressivement rendue inséparable des relations sociales. À l’orée d’un monde violemment déséquilibré, où la prospérité matérielle se concentre de plus en plus aux mains de quelques puissances, cette vie passionnée et passionnante nous rappelle que la foi chrétienne doit contribuer à transformer les structures sociales injustes et le système actuel des relations de pouvoir au plan mondial. Dans cet esprit, il nous faut trouver et bâtir ensemble des solutions d’espoir. Etre ami du Seigneur signifie être ami des pauvres. Et ses amis, on ne peut pas les laisser tomber. La vie d’Aberto Hurtado en témoigne aujourd’hui. Par sa disponibilité. Par sa vraie joie. Amar y servir. Je remercie le père Renato Poblete, directeur du « Foyer du Christ » (Hogar de Cristo), qui nous a permis de présenter en français la biographie du père Hurtado par Don Alejandro Magnet. Merci au traducteur, le père Marc Godin s.j., ainsi qu’aux éditions Fidélité, car voici un texte qui donne à percevoir le secret d’une vie réussie. Bruxelles, le 31 juillet 2005 Daniel Sonveaux s.J. Provincial de la Province Belge méridionale


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Itinéraire MAR, près de Valparaiso. C’est là, au cœur du Chili, que vient au monde, le 22 janvier 1901, le petit Alberto Hurtado Cruchaga. Ses parents, d’origine basque et navarraise, sont agriculteurs dans la région voisine de Casablanca. Le père est un homme d’action, fier cavalier, débordant de force et de vitalité. La mère, pensive et douce, incarne en son domaine la tradition chrétienne des foyers chiliens. Leur vieille demeure paysanne, aux sombres corridors parfumés de jasmin, contient un oratoire, lieu de rendez-vous pour le rosaire du soir et pour la mission annuelle. A l’été de 1905, un père rédemptoriste y prêche la mission. Le petit Alberto est fasciné par la liturgie. Avec quatre planches et une caisse, il improvise un autel et imite gravement tout ce qu’il a vu faire par le prêtre. Avec tant de sérieux que son père prophétise : « Ce gamin-là, il deviendra saint ou évêque ! » Alberto ne sera jamais évêque… Il est encore enfant, suivi d’un petit frère, quand le drame s’abat sur la famille. Un jour, à quatre heures du matin, un paysan essoufflé tambourine sur la porte de la ferme : « Patron ! Patron ! Venez vite ! Les voleurs sont revenus, ils partent avec nos bêtes ! » Le temps de seller les chevaux et de boucler les cartouchières, Hurtado Larrain se rue au triple galop. Les brigands sont dispersés et mis en fuite, le bétail est recouvré.

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INA DEL

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Au retour, fatigué, vacillant, le fermier se met au lit et demande un verre d’eau. Quand sa femme le lui apporte, elle le trouve mort. Avec ses deux petits garçons, la jeune veuve doit faire face à une situation financière déplorable. Le domaine est grevé de dettes. Il faut le vendre, mais aucun acheteur ne se présente et les créanciers menacent. Par miracle, vingt minutes avant l’ultime échéance, un acheteur se présente et règle l’affaire. Les dettes sont apurées, de justesse, mais il faut s’en aller en ville… La pauvre Doña Anita Cruchaga — son nom veut dire « lieu de la croix » — est accueillie, avec ses deux petits, chez son frère célibataire, à Santiago. Dans la bousculade du départ, elle a perdu tous ses joyaux. Encore jeune et fort belle, elle pourrait se remarier, mais elle choisit de se vouer à l’éducation de ses deux fils. Alberto est encore trop jeune pour réaliser le drame. Des années plus tard, il étonnera ses compagnons de collège en prenant tout à coup le deuil pour son père, sans expliquer à quiconque les raisons de son attitude.

Premières études Doña Anita a enseigné elle-même à son fils les rudiments de la lecture. Quand il a huit ans, elle l’inscrit en première préparatoire au collège Saint-Ignace. L’enfant est joyeux, toujours de bonne humeur, débordant de vitalité. Physiquement, il fait plus que son âge. Dans ses pauvres habits, rarement renouvelés par sa mère, il paraît un peu dégingandé. Au plan des études, il n’est pas dans le peloton de tête, mais il rayonne de bonté et d’amitié. Tout le monde l’aime. Sans jamais moraliser, il entraîne et il attire. 6


A quatorze ans, déjà fort physiquement, Alberto est encore un enfant, mais il tranche par une piété intime et profonde. Certains voient déjà en lui un futur prêtre. Bien peu savent qu’il a déjà pris sa décision : devenir jésuite. Pendant les vacances, cousins et cousines l’entraînent dans des promenades à cheval, mais souvent il leur fausse compagnie. La curiosité féminine le surprend, dans un coin de solitude, en train de prier le rosaire… On a gardé de cette époque une lettre d’Alberto à un ami qui deviendra évêque, Manuel Larrain : « J’ai eu beaucoup de plaisir à recevoir ta lettre. Je rends grâce que tu aies l’âme si mystique. Tu verras que tu trouveras beaucoup de raisons à faire ce qu’elle te demande : communier fréquemment. Quant à moi, je n’ai aucune nouvelle sinon que mon âme est de plus en plus forte, grâce à Dieu. »

Rencontre En 1915, arrive au collège de Santiago le père Vivès del Solar, venu de Cordoba en Argentine. C’est un homme au cœur doux, simple et attrayant, d’une personnalité morale et intellectuelle supérieure. Entré au noviciat avec le désir de se consacrer aux ouvriers, c’est un pionnier et un apôtre de la doctrine sociale de l’Eglise. Bien qu’il s’occupe d’étudiants plus que de cadres, il a été l’objet de critiques et de désagréments sans nombre. Professeur d’histoire au collège SaintIgnace, il devient bientôt le directeur spirituel d’Alberto. Une profonde amitié, une confiance réciproque unissent d’emblée l’adolescent et le prêtre. Jusqu’à la fin de sa vie, Alberto Hurtado aura sous les yeux, dans sa chambre de jésuite, deux photos : celle de sa mère et celle de son père spirituel, le père Vivès. 7


La vocation Impatient comme tous les passionnés, Alberto voudrait entrer tout de suite au noviciat. Il a quinze ans à peine ! Le père Vivès le convainc d’achever d’abord ses humanités : « Tu dois encore affermir ton caractère. La vie religieuse est une vie de sacrifice. Fortifie ta volonté par l’étude et la prière. » Alberto obéit, remplit rigoureusement ses devoirs d’étudiant, s’applique déjà à l’oraison et aux examens de conscience quotidiens. Mais voici qu’à la fin de sa rhétorique, l’horizon s’assombrit : la mère d’Alberto ne peut plus faire face, économiquement, aux besoins de la petite famille. Alberto doit prendre un travail à mi-temps comme secrétaire dans une entreprise de distribution de journaux, et il consacre l’autre moitié de la journée à étudier le droit à l’Université Catholique. D’Espagne où il a été envoyé, le père Vivès écrit à son jeune ami pour l’encourager et surtout pour calmer sa fougue de pur-sang. Ne songe-t-il pas maintenant à la Chartreuse ? Le père Vivès le rassure : la Compagnie demande à ses hommes une égale mortification, dans leur jugement et leur volonté propre. Et le tempérament d’Alberto n’est pas fait pour une vie recluse et silencieuse… On le voit, dès cette époque où il est lui-même un gagne-petit, se tourner avec amour vers toutes les misères qu’il côtoie. Un père du Sacré-Cœur, qu’il a choisi comme confesseur après le départ du père Vivès, en témoigne : « Il avait dans la pratique de la charité un zèle irrépressible qu’il fallait constamment modérer pour que cela ne devienne pas de l’exagération. Il ne pouvait voir la douleur sans chercher à y remédier, ni un manque quelconque sans chercher la manière de le combler. Il vivait 8


dans un acte d’amour pour Dieu qui se traduisait constamment en acte d’amour envers le prochain. Son zèle quasi débordant n’était rien d’autre que son amour qui se mettait en marche. Il avait un cœur comme un chaudron en ébullition qui demande une soupape de sécurité. On trouve ici l’explication de la grande variété des œuvres de charité qu’il entreprit depuis sa jeunesse. » Dans son bureau du collège Saint-Ignace, le père Vivès réunissait des jeunes à qui il expliquait l’encyclique de Léon XIII Rerum Novarum. Passant de la théorie à l’action, il emmenait ces étudiants parmi la population ouvrière du quartier Mapocho, dans la paroisse d’Andacollo. Dans le groupe, Alberto est l’un des plus enthousiastes. Le père Vivès, à la fin de sa vie, confiera à un ami : « Je suis vieux, je n’en puis plus, mais la relève est assurée avec celui qui vient : Alberto Hurtado. » La paroisse d’Andacollo, en 1912, compte quarante mille habitants, le dixième de la population de Santiago. C’est le quartier le plus pauvre et le plus abandonné de la capitale. Il faut du courage pour s’aventurer dans ses ruelles sans trottoir, sans caniveau, sans éclairage, transformées en bourbier à chaque pluie, sans autre lieu d’accueil que des tavernes sordides ou des maisons de prostitution. La rivière Mapocho sert de décharge. Du matin au soir, des femmes et des enfants fouillent les immondices, harcelés par des nuées de moustiques, voire mordus par les rats. C’est au patronage de ce quartier qu’Alberto Hurtado va travailler comme secrétaire, caissier et bibliothécaire : titres pompeux pour le jeune étudiant qui y apportera, durant ses cinq années d’université, sa bonté et sa joie rayonnantes.

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Intermède A cette époque se présente soudain une occasion aux relents d’aventure dans la vie du jeune étudiant. Le gouvernement chilien propose aux étudiants des universités d’effectuer leur service militaire obligatoire comme officiers de réserve, moyennant la participation à trois mois de cours spéciaux. L’armée du Chili a toujours attiré la jeunesse. En chaque Chilien, dit-on, un soldat sommeille. Alberto et une pléiade de ses amis s’engagent. On a retenu de ces cent jours le témoignage — en style militaire ! — de deux de ses chefs : « Hurtado, c’est un de ces types qui relèvent le moral. » Le sergent de sa compagnie ajoute : « C’est un coq qu’on apprécie pour sa bonne humeur, sa sympathie, son esprit militaire et son respect scrupuleux de la discipline. » Mais sous l’uniforme militaire, l’homme religieux ne se cache pas. Un jour, dans la cour de la caserne, un coup de feu est tiré par inadvertance, un homme est blessé. Réflexe d’Albert : courir chercher un prêtre ! Heureusement, le père Dominicain qu’il ramène n’a qu’à bénir en souriant un blessé à peine égratigné. Alberto et ses amis quittent l’armée avec le grade de sous-lieutenant de réserve.

Crise de logement A la fin de la Première Guerre mondiale, le Chili traverse une crise : les exportations de salpêtre diminuent à tel point qu’il faut en arrêter l’extraction. Le président Alessandri, idole du peuple, surpris par l’événement, décrète l’état d’urgence. On crée des logements et on déplace, du nord 10


au sud, jusqu’à Santiago, des milliers d’ouvriers et leur famille. Logement et ravitaillement sont gratuits, assurés par l’Etat, mais l’embauche dans la capitale n’est pas sûre. Les chômeurs sont amers et révoltés. C’est vers eux, par priorité, qu’Alberto entraîne ses compagnons de l’université et de la congrégation mariale. Il s’agit d’aider, matériellement, les « demandeurs d’emploi », mais aussi de promouvoir parmi eux la doctrine sociale de l’Eglise. Les feuilles de propagande des jeunes « sociaux chrétiens » s’écartent en plusieurs points des idées socialistes de la FOCH (Fédération ouvrière du Chili) qui qualifie les étudiants de « gommeux » et leur interdit l’entrée de son local. L’affrontement est inévitable car les « gommeux » ne se laissent pas intimider. Un meeting est organisé : à défaut de travail, les ouvriers sont friands de joutes oratoires. Le porte-parole de la FOCH est un baroudeur qui parle « fort et dur ». Celui des chrétiens, Alberto évidemment, n’est qu’un étudiant sans expérience. Les débuts de la rencontre sont difficiles. Mais à mesure que le débat s’approfondit, le ton s’adoucit, les ouvriers reconnaissent que les « gommeux » ne sont pas des bourgeois haïssables. Finalement, la confiance l’emporte. Tant et si bien que les ouvriers commencent à fréquenter le domicile d’Alberto pour lui demander aide et conseil. Ainsi prend forme, à côté du collège des jésuites et parrainés de loin par le père Vivès, un secrétariat social et une école du soir dont Alberto est l’âme et la cheville ouvrière. Comment a-t-il pu mener de front tant d’activités : son travail à mi-temps, gagne-pain de sa mère et de son frère ; ses études de droit, sans dilettantisme ; une présence quotidienne aux pauvres et aux chômeurs et, innervant le tout, une vie de prière de plus en plus envahissante ? Pas de loisirs : ni fête, ni promenade, ni spectacle. Et comme si cela 11


ne suffisait pas, il fait pénitence… Deux fois par an, avec les étudiants du groupe « Léon XIII », il participe à une retraite spirituelle. Le témoignage de ses amis est unanime : Alberto, c’est la joie contagieuse, le service en tout, la vitalité débordante. Des yeux d’enfant, qui vont jusqu’à l’âme. Un battant, mais sans ennemi. Tout le monde l’aime.

Avocat En 1922, Alberto termine ses études de droit. Il lui reste à préparer sa thèse pour être reçu comme avocat. Dans son mémoire intitulé Le travail à domicile, il traite de l’intervention de l’Etat dans le contrat de travail. Pour lui, l’antagonisme inévitable du capital et du travail exige une juste législation qui protège les ouvriers, la partie la plus faible et la plus démunie. Banalité aujourd’hui, nullement évidente au début de ce siècle. Critiquer le capitalisme, promouvoir les syndicats, comment un jeune catholique ose-t-il ? D’autant que le mémoire ne s’en tient pas aux principes. Il aborde la question telle qu’elle se présente au Chili, dans le quotidien. Avec chiffres, statistiques, graphiques et dessins, il dénonce l’exploitation des ouvriers par les gros commerçants et les industriels. Comme remède, il réclame une législation ouvrière inspirée du code du travail que le président Alessandri a présenté, mais que le Congrès veut ignorer.

Un signe Le jeune docteur en droit est content. Il a mené ses études à leur terme. Une vie professionnelle féconde est à sa portée. Mais… quelle est la volonté de Dieu ? Sa voca12


tion de jésuite occupe toujours son cœur et sa prière. Quand donc, Seigneur, pourrai-je faire le pas ? Durant tout le mois de juin, consacré au Sacré-Cœur, Alberto multiplie les nuits de prière dans l’église des Pères français. Il réclame un signe, le véritable feu vert. Le jour de la fête du Sacré-Cœur, le dernier vendredi de juin, il a communié et est parti à son travail. A quinze heures, coup de téléphone. Sa mère bien-aimée vient d’apprendre qu’elle a gagné le procès engagé dix-huit ans plus tôt au sujet de la vente de leur propriété terrienne. L’acheteur indélicat qui avait abusé de la situation, frappé lui-même par un scandale public, vient de se convertir et veut, avant de se retirer dans un monastère, dédommager la jeune veuve d’autrefois. Celle-ci va recevoir une somme suffisante pour vivre désormais à l’aise. Tel est, selon la légende, le premier miracle du père Hurtado.

Le noviciat 1923, le 14 août. Le train du Sud va quitter la gare centrale de Santiago. Escorté d’un groupe d’amis qui l’accompagneront jusqu’à San Bernardo, le candidat jésuite Alberto Hurtado s’embarque pour le noviciat de Chillan. Adieu, maman ! Adieu, Miguel, mon petit frère ! Adieu, tous mes amis des taudis de Mapocho ! C’est pour mieux vous aimer que je vous quitte ! Avant-hier, Alberto a passé solennellement son examen d’avocat devant la Cour suprême de Justice du Chili. Sans attendre son diplôme, impatient, il fonce vers le sud, vers le rendez-vous de son Seigneur. Quand il frappe à la porte du noviciat, il sait un peu ce qui lui sera demandé : une ouverture de conscience loyale et 13


confiante à l’égard du père Maître des novices ; une mise à l’épreuve de sa vocation dans des « expériments » ; un approfondissement de sa vie de prière ; une meilleure connaissance de la Compagnie, de sa spiritualité, de sa mission dans l’Eglise. Tout ce qu’il a vécu depuis cinq ans lui fait trouver légères, presque trop faciles, les prétendues épreuves du noviciat. Servir les pauvres dans un hôpital ou un hospice, mendier son pain et son logement sur les routes d’un pèlerinage, catéchiser des enfants, assurer le nettoyage ou l’entretien de la maison, en toutes choses obéir avec le sourire…, depuis toujours, ou peu s’en faut, Alberto a pratiqué ces renoncements et cette charité. Même la retraite de trente jours le trouve bien aguerri et exercé dans le discernement des mouvements de son âme. Le seul sacrifice qui lui coûte, c’est l’éloignement des siens et de tant d’amis de Santiago. Comme Saint Paul, il est tendu et il s’élance pour saisir le Christ et se laisser saisir par lui.

Le juvénat Après dix-huit mois de noviciat, Alberto est envoyé au juvénat de Cordoba, en Argentine. Son passeport établi par la police de Chillan porte sommairement : Aspect physique : régulier mince. Age : 23 ans. Taille : 1 m 76. II s’arrête à Santiago pour saluer sa mère et renouveler ses adieux… Le transandin remonte la Cordillère et entre en Argentine à Las Cuevas. Sur le quai de la gare où Alberto se dérouille les jambes et contemple la Cordillère, un ouvrier s’approche et le salue avec amitié : — Vous ne vous souvenez pas de moi, Monsieur Hurtado ?

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— Si, bien sûr : vous êtes Monsieur Gonzalez. Que faites-vous par ici ? — Je ne suis pas ici pour mon plaisir ! On m’a déporté pour menées subversives… Et vous, vous êtes donc jeune Père ? Evidemment, vous prêchiez si bien ! Vous vous rappelez encore nos discussions ? A Cordoba, Alberto reprend ses cours de latin, peaufine ses humanités et apprend le grec. Le 15 août, deuxième anniversaire de son entrée au noviciat, il fait ses premiers vœux perpétuels. Il a reçu ce jour-là une lettre du père Vivès qui est comme son testament spirituel : « Comme je suis vieux, je vais me permettre de te dire trois choses que tu dois toujours avoir à l’esprit : 1- Donner à ce qui unit à Dieu une importance primordiale pour que tu sois fermement ancré à la source de toute sainteté. 2- Renoncer à soi-même, à ses goûts, ses désirs, ses sentiments, etc., et, sans tuer le cœur, le dominer. 3- Bien connaître l’esprit de la Compagnie pour s’attacher à ce qui lui est le plus conforme. »

Philosophie Deux années plus tard, la Compagnie envoie Alberto en Espagne pour ses études de philosophie. En passant par Barcelone, il peut embrasser le père Vivès. Au « Collegium Maximum » de Sarria, le jeune philosophe s’applique avec énergie et probité à ses travaux scolaires. Il évite l’originalité, tout ce qui sentirait l’audace de pensée, mais dans son cœur et son esprit, la justice sociale est toujours au premier plan. Y travailler de toutes ses forces est de l’essence du 15


christianisme. Les pauvres de notre pays, ose-t-il affirmer, ce sont les riches tellement orgueilleux qu’ils en oublient l’obligation divine du travail, sans remarquer que leurs richesses sont amassées avec les larmes, les privations et les misères du pauvre… Il parle de sa patrie, le Chili, mais l’Espagne de 1930 aurait bien besoin de prophètes ! La crise économique mondiale y a engendré des mouvements sociaux dont l’Eglise et la monarchie semblent inconscients. Selon le père Vivès, l’Espagne va vers un désastre. En 1931, la monarchie espagnole s’écroule, sans effusion de sang. Mais plusieurs églises et couvents sont incendiés. La république adopte des mesures qui signifient, pratiquement, l’expulsion des jésuites. Ceux-ci se dispersent dans l’Europe. Alberto obtient du consulat du Chili le visa de sortie et gagne l’Irlande. A Barcelone, il a eu le temps de voir, pour la dernière fois en ce monde, son cher père Vivès. C’est en Irlande qu’il termine sa première année de théologie, tout en apprenant l’anglais.

Louvain Après six mois, Alberto Hurtado quitte l’Irlande pour la Belgique. Louvain lui permettra de mener de front des études de sciences pédagogiques dans la célèbre université, et la théologie à la maison d’études des jésuites belges. Vu de Santiago du Chili, l’événement est perçu en ces termes par son biographe : « A Louvain, la Compagnie avait sa maison à la rue des Récollets, no 11, vétuste et sombre immeuble de briques nues, formé de divers corps de construction avec des 16


étages à des hauteurs différentes, que le rude hiver belge transformait en vaste glacière. Cette maison, dirigée par le père Janssens, futur Général de la Compagnie, irradiait d’un mélange séducteur et stimulant de vie religieuse et intellectuelle. Un cinquième de la population de la ville de Louvain était constitué d’étudiants, la plupart vêtus de toges [sic]. A la rue des Récollets, la Compagnie envoyait les plus prometteurs de ses futurs profès pour étudier la philosophie et la théologie. On avait donné pour dortoir, aux Sud-Américains, la meilleure partie de la vieille maison. Les chambres donnaient sur une cour plantée de rosiers dont les fleurs étaient l’unique grâce des alentours. Le noviciat de Chillan était, à côté de la maison de la rue des Récollets, un endroit délicieux. » Le père Janssens, un connaisseur d’hommes, aurait voulu nommer d’emblée Alberto « bidelle » ou chef de file et porte-parole des théologiens. Jamais un Sud-Américain n’avait rempli cette charge. Mais Alberto représenta à son recteur que la double tâche de ses études à l’université et en théologie réclamait toutes ses forces et tout son temps. Le milieu des théologiens jésuites de Louvain compte à cette époque au moins quinze nationalités différentes. A tous, Alberto fait la même impression. Un de ses compagnons français témoigne : « Le souvenir que nous conservons tous de lui est inoubliable. Malgré une intelligence et une vivacité d’esprit extraordinaires, il nous stupéfiait tous par sa modestie et sa simplicité. Le sourire en permanence sur les lèvres, il avait le talent de stimuler celui qui lui parlait. Il avait, dans son regard, une franchise qui désarmait, et son visage irradiait 17


une joie et une sérénité qui trouvaient leur source dans une âme totalement donnée au Christ. » Et un jésuite nord-américain se souvient : « Alberto Hurtado était une flamme. Ses idéaux étaient à la fois élevés et terre à terre. Il avait une intelligence aussi sûre que personnelle. Il fallait plutôt la deviner, car jamais il ne la montrait inutilement. Sa charité était évidente et pourtant retenue. Alberto Hurtado était l’apôtre et l’homme parfaits. Peut-être que d’autres pouvaient être aussi zélés que lui. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui le fût plus. Seul un saint François Xavier pouvait combiner autant de zèle avec autant de compréhension. » A la première fête de Noël qu’il passe à Louvain, Alberto reçoit une visite qui lui réchauffe le cœur. Son vieil ami Alvaro Lavin, qui a partagé comme une « âme sœur » ses activités sociales à Santiago et sa vocation à la Compagnie, vient d’être ordonné prêtre et achève sa théologie en Hollande. II rejoint son ami à Louvain et ils fêtent leurs retrouvailles par un pèlerinage à Diest, à la maison natale de saint Jean Berchmans. Alvaro y célèbre l’Eucharistie et Alberto reçoit de sa main le Corps du Christ… A Louvain, les deux amis iront encore prier devant la relique du cœur de saint Jean Berchmans.

1933 Le pape Pie XI la proclame « année sainte » en souvenir de Jésus mort à 33 ans. Pour Alberto, c’est l’année de son

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ordination sacerdotale. Le rêve, ou plutôt l’appel de sa petite enfance et de ses années de collège va devenir réalité. Le 24 août, onze ans jour pour jour après son entrée au noviciat de Chillan, Alberto Hurtado et trente-huit de ses compagnons jésuites sont prosternés, la face contre terre, dans le chœur de l’église. Le Cardinal Van Roey, archevêque de Malines, avec des dizaines de concélébrants, leur impose les mains et les consacre : Tu es prêtre pour l’éternité ! Joie, pleurs de joie. En ce matin de plein été, le soleil inonde la petite ville flamande, tandis que dans l’autre hémisphère la Cordillère des Andes étincelle de sa neige hivernale. Le 25 août, Alberto célèbre sa première messe. Alvaro Lavin l’assiste à l’autel. Le personnel de la Légation chilienne à Bruxelles et d’autres compatriotes sont venus. Chaque fois qu’il se retourne en ouvrant les bras pour dire « Dominus vobiscum », le Seigneur soit avec vous, Alberto voit devant lui sa lointaine patrie, ses amis, les pauvres de Mapocho, et surtout sa mère… Dona Ana lui a envoyé un télégramme, trois mots qui valent un livre : « Prêtre, bénis-nous. » Au verso de son image souvenir, Alberto a fait imprimer ces mots : « Souvenir du jour où Jésus m’a ordonné prêtre pour distribuer son Corps, sa Parole et son Pardon. Je te recommande, Seigneur, mon père défunt, ma mère, ma famille, mes amis, ceux qui, grâce à ton amour, m’ont fait du bien et ceux que ta Providence m’a confiés. » L’année même de son ordination sacerdotale et au moment de terminer ses études de théologie, Alberto obtient, avec grande distinction, un autre diplôme tant espéré : la licence en sciences pédagogiques.

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A 32 ans, riche de savoir et d’une expérience des hommes incomparable, riche surtout de la grâce du sacerdoce, il doit encore passer par la dernière étape de la formation du jésuite : le « troisième an » de noviciat, l’« école du cœur ». C’est encore en Belgique, à Drongen (Tronchiennes) près de Gand, qu’il passe ces dix mois de retraite, de prière, de services apostoliques dans l’esprit de saint Ignace. En même temps — c’est sans doute pour cela qu’il a souhaité rester en Belgique —, il prépare sa thèse de doctorat à Louvain. Il la présente dès la fin de son troisième an et obtient la grande distinction pour son étude sur le système pédagogique de Dewey face aux exigences de la doctrine catholique. On ne saurait exagérer, dans la vie du père Hurtado, l’importance des cinq années passées en Belgique. Il y a vécu au carrefour de trois grandes cultures, dans un milieu théologique où les pères Joseph Maréchal et Pierre Scheuer réconcilient Kant et saint Thomas, où la foi et les sciences humaines s’épaulent. C’est l’époque où Vandervelde, président de la IIe Internationale, prend ses leçons d’éloquence populaire chez les jésuites de Gand, tandis qu’un petit vicaire de paroisse, Joseph Cardijn, au lit de mort de son père que le travail en usine a épuisé, fait le serment de se donner pour toujours à la classe ouvrière. Alberto Hurtado n’oubliera jamais sa dette de reconnaissance envers ses maîtres et ses amis de Louvain.


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Retour au Chili de regagner son pays, il veut encore s’informer sur les problèmes pédagogiques des collèges de jésuites en Allemagne, en Autriche, en Italie, en France. Il passe quelques semaines dans ces pays dont les trois premiers, hélas, manifestent déjà les symptômes de la folie fasciste et nazie. A la mi-janvier 1936, tandis qu’un vent glacial balaie la mer du Nord, Alberto s’embarque sur le navire Cap Arcona en direction de Buenos Aires. A Santiago, pour la première fois depuis onze ans, il embrasse sa mère bien-aimée, tout émue de recevoir sa bénédiction et de découvrir en son fils, à travers sa joie de toujours, une gravité, une dignité qu’elle ne connaissait pas. Au Collège Saint-Ignace, Alberto est nommé d’emblée professeur de religion et responsable de la direction spirituelle des aînés. Il est aussi chargé de conférences à l’Université Catholique et il écrit, dans la revue Estudios, des articles sur les nouvelles écoles pédagogiques, sur l’aspect social de l’éducation, sur la psychologie des adolescents.

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Educateur Comme éducateur, Alberto ne cherche pas les idées originales. Avec Dewey, il rappelle que l’éducation est la vie, non une préparation à la vie. Il soutient qu’il est plus facile d’en21


seigner que d’éduquer. Pour enseigner, il suffit de connaître quelque chose. Pour éduquer, il faut être quelqu’un. Et encore : la véritable éducation consiste à se donner soi-même comme modèle vivant, comme leçon réelle. Ce fut la pratique de Jésus. Modèle vivant, il l’est parmi ses collégiens, avec une allure adolescente qu’il gardera jusqu’à la mort, mais surtout avec sa fraîcheur d’âme, sa confiance, son goût de l’amitié. Il est respecté, car lui-même, le premier, respecte. Dieu, dit-il volontiers, ouvre les portes d’une âme avec autant de respect qu’un prêtre ouvre la porte d’un tabernacle. Ce respect n’exclut pas la rudesse virile, la fermeté dans les décisions. Mais la discipline est pour lui école de liberté. Il veut seulement mettre vie et ardeur là où d’autres se contentent d’une docilité immobile. Tout ce qui est bon, noble, harmonieux, par le seul fait d’exister, éduque. Si quelqu’un existe, contagieusement, c’est bien le père Hurtado, avec son enthousiasme, sa foi dynamique et séduisante. Il incarne la joie de croire. Il ne veut pas que ses jeunes amis se sentent étouffés ou même gênés dans leur vie chrétienne, comme des êtres de seconde zone. Il leur apprend la saine liberté des enfants de Dieu et la règle suprême : faire ce que ferait le Christ s’il était à ma place. Quoi d’étonnant si, en quelques années, il voit se lever autour de lui, tel un nouveau saint Bernard, une moisson de vocations sacerdotales ? Chaque matin, il se lève à cinq heures, fait oraison, puis célèbre la messe en l’église Saint-Ignace. A la première rangée, parmi les fidèles, on trouve tous les jours l’humble figure de don Carlos Casanueva, recteur de l’Université Catholique, qui malgré la longue oraison qu’il a déjà faite, ne veut pas perdre la messe de son ancien étudiant. La piété d’Alberto à l’autel impressionne aussi les jeunes. Ils sentent 22


en lui l’homme de Dieu, à la fois séparé et serviteur, responsable du peuple chrétien. Dans les contacts personnels qui se multiplient au point de dévorer son temps, sa pénétration psychologique lui permet un discernement des esprits clair et rapide. Il ne dédaigne pas le langage drôle ou familier, ou même trivial pour créer rapidement un climat de confiance. Sa jovialité est constante, imperturbable. Son expression favorite, c’est : « Je suis content, Seigneur, oui, content », même quand tout va de travers, même quand il est incompris. On dit de lui que s’il était évêque, il donnerait des indulgences pour cette invocation : « Contento, Señor, contento. » Il appelle Dieu, familièrement, « le Patron ». Et donc les chrétiens, ses fils, « les petits patrons ». Il se met comme prêtre à leur service. Chaque « petit patron », appelé ainsi sur un ton affectueux et spontané, se sent vraiment fils de Dieu. Le style Hurtado entraîne ses jeunes dans une spiritualité de confiance en la vie, dans un certain esprit de conquête et un abandon total au Christ.

Le noviciat de Marruecos En 1937, un décret du Père général érige le Chili en Vice-Province indépendante. Il faut y construire un nouveau noviciat, moins éloigné et plus fonctionnel que celui de Chillan. On a choisi Marruecos où des terrains ont été donnés à la Compagnie, et le père Hurtado est désigné comme responsable de la construction. Il devient le cauchemar des architectes ! Il veut un vaste édifice, avec une capacité minimale de cent chambres, mais pour un minimum de frais ! Le bâtiment doit être lumineux, élégant, humain, mais sans confort ni dé23


coration, il doit être beau et austère à la fois, mais le chauffage sera suffisant pour que les novices n’aient pas les pieds gelés… Le 9 octobre 1938, on pose la première pierre. En caisse, le père Hurtado a 35 000 dollars. Pour achever le bâtiment, il en faudrait 2 000 000… Avec la pauvre cagnotte, les travaux continuent sans interruption jusqu’au début de 1940. A cette date, il faut s’arrêter : l’argent manque et on a une dette d’un million de dollars… Mais bientôt les travaux reprennent et, dès la fin de 1940, les novices inaugurent leur nouvelle maison. Un an plus tard, la dette n’est plus que de 700 000 dollars. Le père Hurtado mendie sans complexe : « Faire que les riches abandonnent une partie de leurs richesses pour une bonne œuvre est un apostolat comme les autres et certainement plus difficile que beaucoup d’autres. » Dans la nuit du 24 janvier 1939, un tremblement de terre dévaste l’ancienne maison de formation de Chillan. Marruecos la remplace à point nommé.

« Le Chili est-il un pays catholique ? » Oser poser cette question, comme titre d’un livre à gros tirage, à la veille d’un Congrès eucharistique, quelle impertinence ! La préoccupation de l’auteur, le père Hurtado, n’est pas d’ordre politique. Dès son retour au Chili, en 1936, il a attiré l’attention sur la crise des vocations sacerdotales dans son pays. Jamais, avant lui, un prêtre chilien n’a osé publier une analyse aussi crue. Il dénonce la paganisation progressive de la société chilienne : le matérialisme envahissant, l’éloignement de toutes les classes sociales par rapport à l’Eglise, la dépravation des mœurs qui s’ensuit, la perte du sens du passé, le refus des responsabilités, l’égoïsme exa24


cerbé. Comme plus tard le livre fameux de l’abbé Godin, La France, pays de mission ? celui du père Hurtado fait sensation, provoque, étonne, réveille. Avant lui, en 1939, les évêques chiliens ont attiré l’attention, dans une lettre pastorale commune, sur la décadence religieuse du pays. Alberto remonte aux causes du mal et cherche des solutions. Il s’en prend surtout aux mauvais riches, soi-disant chrétiens, qui ignorent ou rejettent la doctrine sociale des papes. Il les rend responsables de la perte de la foi dans les classes laborieuses. Ils sont, à ses yeux, bien qu’ils s’en défendent, les plus violents agitateurs sociaux. Dans les milieux catholiques, naturellement, on proteste, on contre-attaque. Mais des évêques comme Mgr Manuel Larrain n’ont pas peur de descendre dans l’arène pour défendre Alberto. Le doyen de la Faculté de Théologie prend publiquement sa défense : « Théologiquement, ce livre est inattaquable. Beaucoup de Pères de l’Eglise ont employé des expressions encore plus virulentes que celles du père Hurtado. » Certains catholiques lui reprochent son impertinence, mais surtout ils redoutent son influence, subversive à leurs yeux, sur la nouvelle génération. Pour le disqualifier, tous les moyens sont bons, y compris la calomnie. Lui garde son sang-froid. Sans s’immiscer dans la politique, bien que certains clans veuillent l’annexer pour augmenter leurs effectifs, il entend simplement montrer la justesse de la doctrine sociale des papes, l’urgence de la mettre en pratique, et la responsabilité des catholiques qui ne le font pas. A travers la tempête, son oraison jaculatoire ne le quitte pas : Contento, Señor, contento ! « Je suis content, Seigneur, oui, content de toi ! »

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Nouvelle nomination Cours de religion au collège San Ignacio. Direction spirituelle des aînés. Aumônerie de la Congrégation mariale des jeunes. Cours de sciences religieuses à l’Université. Direction de la maison d’exercices spirituels à Marruecos. Recherche de fonds pour la construction du noviciat. Retraites continuelles aux jeunes de différentes écoles. Prédications soigneusement préparées par écrit. Visites innombrables au parloir du collège. Vraiment, Alberto n’a pas le temps de s’ennuyer. Au confessionnal, dans son bureau et jusque dans la rue, il est accroché, dévoré. « Le prêtre est un homme mangé. Heureux l’homme entièrement mangeable et qui sert dans tout ce qu’il a de substance ! » (Claudel) Comme si tout cela ne suffisait pas, son vieil ami et compagnon d’université, Auguste Salinas, qui vient d’être nommé évêque auxiliaire de Santiago, lui demande de prendre en charge l’Action catholique des jeunes de son diocèse. Alberto accepte sans hésiter : priorité aux jeunes ! En principe, il n’est que l’aumônier, l’inspirateur : aux laïcs la responsabilité. Mais comment transformer une tornade en zéphyr ? Il a beau dominer ses impulsions, proposer et convaincre sans jamais forcer, nul ne s’y trompe : le chef, c’est lui. Mais il discute et persuade avec tant de délicatesse que personne n’a le sentiment d’être forcé. Sous son impulsion, l’Action catholique acquiert un style et des dimensions nouvelles. Les jeunes découvrent la personne du Christ comme le Sauveur de l’homme, de tout l’homme. Ils se sentent provoqués à une conversion radicale. Ecoutons l’orateur :

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« Plus aiguë que la crise économique qui est atroce, plus grave encore que le conflit international, le plus sanglant qui a touché l’humanité, est l’actuelle crise des hommes. Au Chili il y a une profession vacante dans laquelle personne ne s’engage : celle de l’homme… Nous sommes tous en train d’espérer une humanité meilleure… Et cela engendre en nous, chrétiens, une responsabilité formidable comme il y en eut peu dans l’histoire. Pour que le chrétien puisse accomplir sa mission régénératrice, il doit prendre une position héroïque, sortir de sa conception bourgeoise qui est l’antithèse de la première. En d’autres termes il doit prendre au pied de la lettre l’enseignement intégral du Christ. » De tels accents touchent les cœurs. Les jeunes se sentent mobilisés. Les congrès de l’Action catholique, au plan régional et même national, rassemblent des foules ardentes. En même temps, les vocations sacerdotales se multiplient, au profit de la Compagnie plus encore que des diocèses. Un évêque a cette boutade : « On m’envoie au séminaire le lait écrémé, et la crème va à la Compagnie ! » Naturellement, si on veut être critiqué, il suffit de faire quelque chose. Des traditionalistes inquiets contestent les idées du jeune aumônier et vont jusqu’à le harceler. Cependant, Hurtado va de l’avant : Contento, Señor ! et il travaille comme quatre. Tôt levé, il ne dort plus que cinq heures par nuit. Ses journées sont si agitées qu’il ne participe plus guère aux repas dans sa communauté. Ses amis lui ont acheté une casserole thermos pour qu’en rentrant vers minuit il puisse manger quelque chose de chaud. Que s’est-il passé vers la fin de 1941 ? A-t-il abusé de ses forces ? A-t-il été désavoué ? Ou calomnié ? Toujours est-il qu’en janvier 1942 il présente sa démission de conseiller de 27


l’Action catholique. A son évêque, il allègue la fatigue nerveuse et surtout « le délabrement qui menace sa vie spirituelle ». A son Supérieur Provincial, il avoue que les critiques et les accusations qu’on lui porte se résument en deux points : 1) une ingérence en matière politique qui sème la zizanie parmi les chrétiens ; 2) des idées en matière sociale « avancées et dangereuses ». Sur le premier point, le témoignage des jeunes est unanime : « Le père Hurtado est l’homme de l’unité. » Quant au second, il s’adosse uniquement aux encycliques des papes et aux déclarations de la Conférence Nationale des évêques du Chili. Humblement, Alberto s’accuse d’avoir peut-être manqué de prudence ou de modération. Il se déclare prêt à se corriger et à faire pénitence… Mais il affirme aussi avoir toujours défendu devant les jeunes les résolutions prises par les évêques, bien que celles-ci aient été promulguées sans qu’on ait jamais demandé son avis de conseiller. Quoi qu’il en soit, entre la présentation de la démission et son acceptation officielle, deux années entières vont s’écouler, pendant lesquelles la confiance et l’unité de vues entre l’évêque auxiliaire et l’aumônier ne cessent de se détériorer. Processus mystérieusement dramatique. Entre les deux hommes, il n’y a ni tension, ni sourde rancune, ni hostilité. Chacun des deux apprécie ouvertement les qualités de l’autre. Seulement, chacun des deux estime que l’autre se trompe et que cela peut avoir de graves conséquences pour l’Eglise. Cette commune droiture d’intention en ces deux hommes de Dieu donne à leur conflit un caractère mystérieux qui le soustrait à tout jugement. Nous ne voyons que l’envers de la tapisserie. A la mi-novembre 1944, Alberto envoie à l’archevêque une longue lettre présentant sa démission de conseiller na28


tional des jeunes catholiques. La commission épiscopale, réunie peu après, en prend acte et l’accepte. Parmi les jeunes, la nouvelle tombe comme une bombe. Le père a toutes les peines du monde à les convaincre qu’il ne s’agit pas d’une destitution, que c’est lui qui a voulu démissionner. Il leur fait promettre, non sans peine, de renoncer à toute représaille et de rester fidèles à leur idéal.



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Un toit pour le Christ

Heureuse angine ! Le 19 octobre 1944, à dix heures du matin, Alberto Hurtado prêche une retraite à un groupe de dames. A propos de l’évangile de la multiplication des pains, il se prépare à parler du Corps mystique du Christ, quand tout à coup il s’interrompt, reste un moment en silence, puis, sans transition : « J’ai quelque chose à vous dire. Comment pourrons-nous continuer ainsi ? Cette nuit je n’ai pas dormi, et il vous serait arrivé la même chose si vous aviez vu ce que j’ai vu. J’arrivais à la maison Saint-Ignace, quand un homme en manches de chemise, dans la bruine, m’a barré le chemin. Il était maigre et brûlant de fièvre. A la lumière de l’éclairage public j’ai vu qu’il avait une forte angine. Il ne savait pas où dormir et m’a demandé de quoi se payer une chambre dans une pension. Il y a des centaines d’hommes dénués de tout à Santiago, et ce sont nos frères, réellement nos frères, sans métaphore ! Chacun de ces hommes est le Christ. Que faisons-nous pour eux ? Que fait l’Eglise catholique pour ses fils de la rue qui dorment sous les portiques des maisons et ont l’habitude de se réveiller frigorifiés ? Et cela se passe dans un pays chré31


tien. Cette nuit, un mendiant peut mourir à la porte de la maison de l’une d’entre vous. Après un silence encore, comme s’il revenait à la réalité, il ajoute : « Pardonnezmoi. Je ne pensais pas vous parler de cela. Peut-être étaitce une inspiration du Saint-Esprit ? » A la sortie de la salle, les dames sont toujours sous le choc. Elles commentent l’incident… en paroles et en actes ! Argent et bijoux sont présentés immédiatement au Père pour qu’il fasse quelque chose ! Les dons, au fil de la journée, se multiplient. Une dame va jusqu’à donner un terrain, une autre libelle un chèque plantureux pour les travaux. Dès le lendemain, Alberto informe son supérieur de ce qui s’est passé… et de son nouveau projet. L’archevêque de Santiago, Mgr Caro, l’approuve et le bénit. Un quotidien, El Mercurio, lance un appel à la générosité de ses lecteurs. En quarante-huit heures, un grand dessein a pris corps. II n’y a plus qu’à passer aux actes.

Un toit pour le Christ Le 21 décembre 1944, Mgr Caro bénit la première pierre du « Foyer du Christ » (Hogar de Cristo), au cœur de la paroisse de Jésus Ouvrier prise en charge par les jésuites. Les statuts de l’œuvre nouvelle la définissent : « Une œuvre de simple charité évangélique, destinée à créer et à fomenter un climat de véritable amour et de respect envers le pauvre. » Pour financer les constructions, Alberto multiplie les appels à la générosité : « Il y a tant de souffrances à apaiser ! Le Christ erre dans nos rues en la personne de tant de pauvres qui ont faim, 32


de tant de malades expulsés de leurs misérables logis. Le Christ n’a pas de foyer ! Et nous qui avons le bonheur d’en avoir un, et de manger à notre faim, qu’allons-nous faire ? » La réponse dépasse toutes les espérances. L’opinion chilienne a été touchée au cœur. Des centaines de personnes, de tous les niveaux, offrent leurs services. Sans attendre la fin des constructions qui vont bon train, un comité de dames se charge du service social des enfants et des femmes. Un « comité d’approvisionnement » rassemble les produits agricoles nécessaires à l’alimentation des hôtes. Dans deux rues voisines, s’installent un foyer provisoire pour les enfants et les jeunes vagabonds, et un foyer d’accueil pour les femmes démunies et leurs tout-petits. Celui-ci est pris en charge par les Sœurs de l’Amour miséricordieux. Pour être accueilli au Foyer du Christ, une seule condition doit être remplie : en avoir réellement besoin. Sans distinction de croyances ou d’idéologies, sans qu’on se croie obligé de pratiquer. Comme saint Vincent de Paul, comme les religieux et religieuses de Mère Teresa, le père Hurtado se garde bien d’identifier clochards et lie du peuple. Que de malchanceux ont été jetés à la rue par un propriétaire impatient, sans aucune faute de leur part ! Le Foyer du Christ entend les traiter avec respect. Dans les salles bien aérées s’alignent des lits propres, et non superposés jusqu’à quatre étages comme à l’assistance publique. Un repas substantiel est servi chaque soir, et un petit-déjeuner chaque matin. Comme autrefois à Mapocho, le père se mêle aux gens et leur parle du Christ, le grand pauvre, le premier des pauvres. Il va jusqu’à leur demander pardon de ne pas les honorer assez, d’oublier leur « éminente dignité ». 33


Foyers d’enfants Ami des pauvres, Alberto l’est d’instinct, depuis toujours. Quand ces pauvres sont des enfants, sa compassion ne souffre ni obstacle ni délai. A la misère de leurs corps s’ajoute la blessure du vice qui les marque pour la vie. Le cœur du prêtre ne peut tolérer que s’abîment ainsi les petits à qui va toujours la prédilection du Christ. Combien y a-t-il d’enfants vagabonds, à Santiago, en 1944 ? Apparemment, plus qu’aujourd’hui. On en voit partout. Soumis à la loi du milieu, ils forment une étrange association, avec un langage hermétique et pittoresque, avec des chefs, des clans, des rivalités. A moitié nus mais toujours contents, ils parcourent les rues et les parcs, ramassant des mégots, à l’affût d’un bon coup, audacieux et méfiants, habiles et lestes, prompts à se disperser. Ils voyagent sur le parechoc arrière des bus, ils mendient en chantant le dernier tango à la mode, fauchent le portefeuille d’un bourgeois inattentif, rôdent autour des gares et des tavernes louches, se regroupent le soir au bord du Mapocho pour y faire du feu et se préparer une boisson chaude. Tout le monde les voit, mais le père Hurtado, le premier, les regarde : avec les yeux de l’amour du Christ. Il va les chercher, dans sa légendaire camionnette verte, et les ramène au Foyer. Mais il n’est pas sûr de les garder. Sa politique est celle des portes ouvertes : s’en va qui veut. En fait, oui, ils s’en vont, une fois, deux fois, trois fois. Mais peu à peu ils restent plus longtemps. L’accueil, les jeux, les repas les attirent, mais par-dessus tout l’affection et l’attention de celui qu’ils surnomment « petite maman », mamita. Ils reviennent. Peu à peu, par la seule force de l’amour, ils passent de l’état sauvage à l’apprivoisement. Des « foyers » adaptés, avec école primaire et ateliers, les 34


éduquent à une vie normale. Certains, après une fugue, reviennent avec un nouveau qui n’en croit pas ses yeux. Une nuit, le jésuite responsable d’un dortoir observe qu’un petit se lève et se relève pour allumer sa lampe de chevet. « Tu as peur de l’obscurité, mon gars ? — Non, petit père, pour qui me prends-tu ? — Mais alors, ta lampe, c’est pourquoi ? — J’ai toujours dormi au pied d’un réverbère. » Peu à peu, les travaux d’ateliers s’améliorent au point de mériter un salaire. Fierté du premier groupe qui a pu s’habiller à son goût grâce à l’argent gagné par le travail ! Auprès des éducateurs, le père Hurtado insiste sur ce point : « Prenez toujours soin des vêtements qu’on leur donne. Qu’ils ne soient jamais trop grands ni trop petits : les garçons en seraient humiliés. Ne permettez jamais qu’on les montre du doigt comme d’anciens gamins de rue. Traitez-les comme des enfants normaux. Les pauvres ont une grande dignité. » Parfois, avec la police qui doit faire son métier, les relations ne sont pas faciles. L’ancien avocat Hurtado sait rappeler aux policiers les limites de leur droit de perquisition. Au Foyer du Christ, les pécheurs repentants savent qu’il existe un droit d’asile… Pour refaire une santé nerveuse, rien de tel que le travail des champs. Avec l’aide d’un agriculteur généreux, Alberto crée une ferme école dans la localité de Colina. Elle sera dirigée bientôt par un Petit Frère des Pauvres, Alfredo Ruiz Tagle, qui partage entièrement l’inspiration et les buts du Foyer du Christ. 35


Malgré les déceptions et les échecs inévitables, le père Hurtado ne perd jamais son optimisme. Ses déclarations à la presse ne cessent de réveiller les consciences. Il écrit dans une revue : « J’affirme que notre peuple est grand, patriote, généreux, altruiste et travailleur. C’est la misère, ce sont les guenilles, les bas salaires, les taudis et les infirmités, celles qui remplissent d’amertume, qui sont causes de toute la tragédie des gosses. On s’enivre plus pour dissiper son amertume que par vice. Nous, le reste de la société, nous sommes la cause de l’analphabétisme, des vices, du vagabondage et de la délinquance. Nous sommes les coupables directs de l’existence des mendiants, des vagabonds et des hommes qui vivent mal… Nous leur donnons de bas salaires, nous leur fermons les portes de l’éducation, nous les serrons dans la promiscuité de leur petite maison, où ils dorment entassés comme des ballots, vivant avec chiens, poules et cochons et à peine couverts de misérables guenilles. Je soutiens que chaque pauvre, chaque vagabond, chaque mendiant est le Christ en personne qui porte sa croix. Comme le Christ, nous devons l’aimer et le protéger. Nous devons le traiter comme un frère, comme un être humain, comme nous-mêmes. Si nous commencions tous une campagne d’amour pour l’indigent, nous mettrions fin en peu de temps au spectacle déprimant de la mendicité de rue, des enfants qui dorment sous les portiques et des femmes qui défaillent dans les rues avec des enfants dans les bras. Je connais l’âme des mendiants, des filous du Mapocho, et je sais qu’ils sont braves quand on les traite bien et non comme des loques. » 36


Combien faudrait-il de Foyers du Christ pour secourir toutes les détresses ? Tous ne comprennent pas, au début, le sens qu’Alberto Hurtado veut donner à son œuvre. Cependant, un nombre croissant de chrétiens et d’incroyants comprennent que les structures sociales et économiques doivent changer. Ils sont d’accord avec le père : « L’injustice cause infiniment plus de maux que la charité ne peut en guérir. »

Humanisme social Tandis qu’il travaille, avec quelle fièvre, à organiser le Foyer du Christ, Alberto continue à donner des retraites et des cours de religion au collège San Ignacio, à diriger et conseiller des centaines de jeunes, à confesser, étudier et prêcher. En même temps, par la lecture de livres et de revues, il se tient au courant de la réalité chilienne et mondiale. Sa préoccupation de fond, c’est d’adapter la spiritualité chrétienne à un monde non chrétien qu’il s’agit de pénétrer et d’ensemencer. Pendant les vacances d’été, son repos consiste à changer de travail ! Il profite des mois plus chauds pour goûter la paix de la campagne où il peut lire, réfléchir et prier dans un profond recueillement. Le paisible village de Calera de Tango, avec ses vieilles maisons de style colonial, l’accueille avec ses deux valises pleines de livres : de théologie, de sociologie, de pédagogie et aussi des romans. Sa chambre blottie dans une fermette, à l’angle d’un patio, a la porte si basse qu’il doit se baisser pour y entrer. Le mobilier est digne d’un chartreux. Mais les fenêtres donnent sur la campagne immense. Il lit très rapidement, prend des notes, recopie de larges passages. Ce temps de retraite et de silence, de face à face avec sa propre pensée, l’aide à évaluer son action. 37


C’est dans ce havre de paix qu’il rédige le livre Humanisme social qui paraît en 1947. Son idée : il est plus facile de défendre l’Eglise dans ses combats strictement religieux que d’affronter l’égoïsme massif du monde contemporain. Il est plus facile d’analyser le projet marxiste que de percevoir la distance qui sépare les conceptions sociales de beaucoup de chrétiens et le pur esprit du Christ. On se culpabilise d’avoir serré la main d’un franc-maçon ou d’un communiste, mais on fréquente sans vergogne ceux qui violent ouvertement la morale dans les affaires. Les chrétiens de façade, complices des injustices sociales, sont responsables de l’apostasie apparente des masses pauvres. Pas de fidélité à Dieu sans justice pour les hommes. Les vrais chrétiens ne peuvent prêcher aux pauvres la résignation. Ils doivent combattre en première ligne, non par peur du marxisme mais en vertu de leur foi, pour que la doctrine sociale émanant de l’Evangile transforme réellement la société.

Voyage en Europe Au début de 1947, le père Alvaro Lavin est nommé Supérieur de la vice-province jésuite du Chili. Depuis le collège et le service militaire, une profonde amitié unit les deux hommes. En juillet, Alberto écrit à son supérieur : « Oserais-je vous demander la permission de me rendre au congrès de Paris ? Je vous avoue que je le désire ardemment : ce serait d’un grand profit pour connaître les nouvelles orientations sociales de l’Action catholique et des congrégations. Si c’est trop audacieux, laissez tomber. » Permission accordée, le père Hurtado participe, à Versailles, à une « Semaine internationale d’études » de la Com38


pagnie de Jésus. Deux cents jésuites s’y retrouvent, venus de tous les pays du monde. D’Amérique latine, ils sont neuf, dont deux chiliens : Alberto Hurtado, et Carlos Aldunate qui étudie en Europe. Alberto expose devant toute l’assemblée la situation du catholicisme au Chili. Son rapport impressionne par l’envergure et la profondeur de l’analyse. Des années plus tard, plusieurs jésuites français verront en lui le futur supérieur général de la Compagnie. Pendant son séjour en France, il rencontre l’abbé Pierre et assiste à sa messe. Sur son bleu de travail, l’abbé a revêtu aube et chasuble : « Je suis si fatigué, dit-il en guise d’introït, que je ne sais si je pourrai vous parler, mais le Christ descendra pour prendre nos douleurs. » A la fin de la messe, tous ces hommes — des communistes convertis — fraternisent autour d’une boîte de haricots, dans un climat de ferveur et d’amitié qui rappelle Cesbron : Les saints vont en enfer. Alberto découvre avec émerveillement une communauté religieuse : trois capucins et deux jésuites, tous prêtres ouvriers. On discute des problèmes de grèves… Il fait aussi la connaissance des Petits Frères et des Petites Sœurs de Charles de Foucauld qui travaillent en usine tout en menant une vie contemplative en communautés. Il se rend tout exprès à Aixen-Provence pour rencontrer le père Voillaume, celui qui a retiré les disciples du père de Foucauld de la solitude du Sahara pour les semer dans la bruyante solitude des usines.

Audience pontificale Après une série d’entrevues avec le Père général de la Compagnie, le père John Janssens, son ancien recteur de Louvain, Alberto obtient, le 8 octobre 1947, une audience privée avec le pape Pie XII. Il l’a préparée avec soin par un 39


mémorandum rédigé avec l’aide du Père général. Alberto y expose la situation sociale, religieuse et politique du Chili et conclut par ces lignes : « Les appels de Sa Sainteté pour réaliser une action sociale urgente ont touché un groupe de laïcs catholiques qui m’ont demandé de l’aide pour propager la doctrine sociale des encycliques et les réaliser pratiquement. Ce travail se fera avec une entière soumission à la Hiérarchie et en dehors de la politique des partis. Le but concret sera de préparer des dirigeants ouvriers pour qu’ils apportent l’esprit de l’Eglise au sein des institutions syndicales avec les méthodes de l’Action catholique chilienne ; de donner aux jeunes patrons la mentalité sociale ; de faire des recherches sérieuses sur la réalité nationale pour la formation personnelle et obtenir une amélioration du sort des travailleurs ; de propager ces idées parmi les cercles d’étudiants, dans des semaines sociales, dans les revues, etc. Cette tâche va être lourde, mais avec la bénédiction de Sa Sainteté, on luttera avec l’espérance de travailler pour l’avènement du Règne de Dieu dans cette Amérique qu’il faut garder au Christ. » A la fin de l’audience, Pie XII l’encourage et le bénit très cordialement. Mais la sympathie active du père John Janssens lui est encore plus sensible. L’année suivante, le Père général enverra à toute la Compagnie une instruction sur l’apostolat social, dont il a soumis le brouillon au père Hurtado en lui demandant ses suggestions. Avant qu’ils se séparent, le Père général lui confirme sa mission avec ces mots mystérieux : « Courage ! Vous avez une grande âme. Lancez-vous dans cette tâche qui réclame une solution, de toute urgence. Les deux dernières congrégations générales ont beaucoup insisté 40


sur ce point. Mais sachez que vous devez être prêt à tout, jusqu’à quitter le Chili. » Alberto atterrit au Chili le 8 janvier 1948, après six mois d’absence. Profitant de l’été, il se retire à Calera de Tango pour planifier ses activités prochaines. Il a emporté avec lui une lettre d’une importance capitale : une simple feuille avec une devise rouge et l’en-tête de la Secrétairerie d’Etat. Le sous-secrétaire pour les affaires extraordinaires lui signifie que le pape a examiné soigneusement son mémorandum et qu’il y a trouvé « une confirmation de la grave situation religieuse, morale et sociale du Chili ». C’est pourquoi il désire encourager chaleureusement la proposition qu’il lui a exprimée d’aider un groupe généreux de laïcs à développer un vaste plan de travaux sociaux selon la doctrine catholique, en dépendance étroite de la Hiérarchie et complètement séparés de la politique des partis. Le pape qualifie ce programme de « solide et plein d’espérance » et il envoie au père Hurtado « son affection paternelle et sa bénédiction apostolique ». Fort de cet appui et avec l’aide de son Provincial, Alberto procède à une révision profonde de ses activités. La surabondance des travaux l’étouffe. Sa clientèle en direction spirituelle, excessivement nombreuse, a fait dégénérer les entretiens en échanges insignifiants. Sa propre vie spirituelle s’en est ressentie, faute de temps pour prier et se renouveler. Désormais, il veut se donner par priorité à l’action syndicale et économique.

Travaux syndicaux L’Action syndicale et économique chilienne (ASICH), fondée en 1947, n’a pas encore pris son plein essor. Elle n’était 41


pas sûre de recevoir le plein appui de la hiérarchie de l’Eglise. A présent, c’est chose faite. Elle peut se déployer. Pour adhérer à l’ASICH, il n’est pas requis d’être catholique pratiquant. Il suffit d’accepter les principes d’un ordre social fondé sur les encycliques des papes. L’archevêque de Santiago veille seulement à ce qu’on évite toute erreur doctrinale, et il délègue à cet effet un aumônier, le père Hurtado. Celui-ci, bien entendu, ne se contente pas du rôle d’un pur observateur ! Il commence par faire appel à des hommes engagés dans leur profession, à des universitaires, à des patrons, à des hommes politiques intéressés par le problème des syndicats. Presque partout, il se heurte à la méfiance, au soupçon. Aux yeux de beaucoup, il apporte la preuve que le marxisme est en train de noyauter l’Eglise elle-même ! Critiques, calomnies, dérision s’élèvent de partout. Il tient bon. Il refuse de connaître le nom de ses détracteurs. Au terme de la première année, l’ASICH compte une section d’une cinquantaine d’ouvriers en cours de formation syndicale et une autre section d’employés, plus nombreuse et plus aguerrie. Alors que le marxisme a déjà derrière lui une longue histoire de luttes et de sacrifices, les chrétiens accusent un retard de cinquante ans et partent de zéro. Voire en dessous de zéro, car ils se heurtent à des montagnes de préjugés et de méfiance. Cinquante chrétiens, alors que le pays entier compte 250 000 ouvriers syndiqués… il y a du pain sur la planche ! Pourtant, après deux années, l’opinion publique a changé. En 1950, une lettre publique du cardinal José Maria Caro reconnaît, encourage et félicite l’ASICH. 25 % des dirigeants syndicaux du pays appartiennent à l’ASICH. Le président mondial de la confédération des syndicats chrétiens, Gaston Tessier, en visite au Chili, voit en elle « le mou42


vement le plus prometteur et le plus sûrement orienté de toute l’Amérique latine ».

Le Foyer du Christ en pleine expansion Alberto n’a pas cinquante ans. Mais le temps lui paraît plus précieux que jamais. Il a le pressentiment qu’il ne vivra plus longtemps. Au début de 1949, il se fixe comme consigne pour l’année : « Etre fidèle à mon horaire et m’organiser. » Il ne donne plus que deux heures par jour à la direction spirituelle des jeunes. Mais le Foyer du Christ poursuit sa croissance dans des proportions qui font crier au miracle. En 1949, il accueille et loge 141 000 personnes et distribue 373 000 rations alimentaires. Alberto a acquis, en face du collège San Ignacio, une maison destinée aux secrétariats du Foyer et de l’ASICH, pour 2 400 000 dollars. Comment vat-on la payer ? Nul ne le sait d’avance. Mais chaque fois qu’une échéance devient impérative, l’argent nécessaire arrive toujours. Un jour, le conseil d’administration refuse de commencer une nouvelle œuvre qui réclamerait, au départ, un investissement d’un million de pesos. Il estime qu’on a déjà assez de dettes et de contraintes. Alberto, qui ne veut jamais passer au-dessus de ce conseil en matière économique, en est attristé. Pour lui, ce refus constitue un manque de confiance envers Celui qu’il appelle familièrement le Patron. Il est sur le point de quitter le conseil, quand on l’appelle d’urgence à la porterie. Une dame âgée, d’apparence modeste, lui dit : « Nous avons décidé, mon mari et moi, de laisser un legs pour le Foyer du Christ. Mais à la réflexion, il nous a semblé qu’une donation de notre vivant conviendrait mieux. C’est pourquoi je me permets de vous offrir 43


cette enveloppe qui contient un chèque. » Alberto remercie la dame et, machinalement, met l’enveloppe en poche. Avant de rentrer dans la salle du conseil, il s’arrête, ouvre l’enveloppe…, puis il entre et jette le chèque sur la table : « Voilà, dit-il, hommes de peu de foi : un million de pesos exactement. » C’est ainsi que le Foyer vit et grandit : par la générosité de beaucoup de Chiliens de toutes conditions. Ils admirent ce jésuite si joyeux et viril, rude et bon enfant, qui pratique ce qu’il prêche et qui en plus rappelle aux riches leurs devoirs. Le père Hurtado devient une figure populaire. Il parle à la radio, donne des conférences, écrit dans les journaux. On parle de plus en plus de ses missions de commando, au volant de sa camionnette verte, pour recueillir en pleines nuits d’hiver les va-nu-pieds et les clochards et leur offrir un toit, un repas chaud, une amitié. Une secrétaire avait affiché à la porte de l’accueil : « Ouvert de 9 à 11 heures ». Le Père fait corriger l’avis : « Nous ne sommes pas une administration. Ecrivez plutôt : “Le père Hurtado vous attend de 9 à 11 heures.” Je suis ici pour servir. » Chaque matin, des dizaines de personnes défilent : des femmes dont le mari est en prison… Un petit vieux qui gardait ses économies dans ses souliers, jusqu’au jour où, son secret éventé, il se retrouve les pieds nus, pleurant comme un enfant… Dans la cohue, parfois, un voleur à la tire, un de ces jeunes escrocs si habiles que le père est tenté d’« indulgence chilienne » pour leur « dextérité ». Des dames riches viennent aussi donner leurs bijoux, leur manteau de fourrure : « Je ne puis plus le porter, dit l’une d’elles, il me brûle les épaules quand je pense qu’avec son prix on peut retirer de la misère dix gamins de Mapocho. »

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Naturellement, dans certains salons, Hurtado est traité de communiste, de démagogue, ou même de défroqué. Il oublie, dit-on, qu’il est prêtre de Jésus Christ qui a prêché l’amour et la résignation… Beaucoup cependant, tout en lui reprochant ses imprudences, accordent volontiers leur aide à son œuvre. Tel donateur lui écrit : « Je vous envoie dix mille pesos, mais exclusivement pour les pauvres du Foyer. Je compte que vous n’en utiliserez pas un centime pour l’ASICH ! »

La revue Messager Souvent, dans ses retraites, le père Hurtado cite cette phrase : « Il y en a qui abusent de la religion et qui se cachent derrière son nom, dans leurs exactions injustes, pour se défendre des réclamations complètement justifiées des ouvriers. » Et il demande : « Qui a dit cela ? Karl Marx ? Lénine ?…. Pas du tout : c’est le pape Pie XI. Comment le pape a-t-il pu dire une chose pareille il y a vingt ans ? Comment ne le savez-vous pas ? » Pour dissiper cette ignorance, il publie, en 1949 et 1950, deux volumes : « L’ordre social-chrétien dans les documents de la hiérarchie catholique » et « Syndicalisme : histoire, théorie, pratique ». Mais de gros livres ne suffisent pas, à son avis, pour pénétrer la mentalité d’une population. Il faut les doubler d’une revue qui agisse sur le public comme un « guerillero idéologique », qui aide et oriente les chrétiens à devenir des témoins de la présence vivante de l’Eglise, sur le plan religieux, social et philosophique. En soumettant ce projet à son supérieur provincial, Alberto écrit : « Cette revue ne serait pas de tendance littéraire, ni pieuse, mais d’une orientation plus large. Il est urgent de la pu45


blier parce qu’il y a une grande désorientation, surtout chez les jeunes, et que nous pouvons compter sur une équipe de Pères de bon jugement, unis et bien formés, peut-être comme dans aucun autre pays américain. Les évêques la désirent, la Conférence épiscopale soutient le projet et de nombreux laïcs y collaboreraient avec joie… Il s’agit d’éveiller la conscience du laïcat catholique, d’incarner la foi dans la vie, de présenter les positions catholiques comme quelque chose de raisonné et de sérieux à l’ignorant et à l’adversaire, de détruire la séparation artificielle entre foi et vie. » Ainsi paraît, en octobre 1951, le premier numéro de Mensaje (« Message »), nom choisi par le père Hurtado pour la revue qu’il a imaginée et dont il est le premier directeur.

Compagnon de Jésus Au plus fort de leur vitalité, les hommes d’action se posent la question : « Et après moi ? Que deviendra mon œuvre, qui n’est pas seulement mienne ? » Dès la création du Foyer du Christ, le père Hurtado en parle à ses supérieurs. A sa grande joie, la Compagnie de Jésus accepte officiellement de prendre en charge le Foyer du Christ comme une de ses œuvres les plus importantes en matière sociale. Elle en confie la gestion au groupe de laïcs du Conseil et au Comité des dames, mais elle s’engage à lui donner un aumônier. Alberto en est profondément encouragé. Il n’a jamais voulu faire cavalier seul. Membre du corps apostolique de la Compagnie, il veut l’être et il l’est en toutes ses initiatives : aucune qui n’ait été couverte, bénie et confirmée par l’obéissance. 46


Depuis son retour d’Europe, certains s’inquiètent de voir l’influence considérable du père Hurtado sur les novices et les étudiants jésuites. Une sorte de « style Hurtado » les marque incontestablement. On les reconnaît à leur air heureux et hardi, à un certain allant — chante et va de l’avant ! —, à un don total de soi au Christ, à une confiance dans la vie, à un regard d’espérance sur le monde. Ils se sentent les héritiers des jésuites d’autrefois, pionniers de la justice sociale, qui, au temps de la colonie, défendaient intrépidement la cause des pauvres. Aux confrères qui s’inquiètent de cet esprit, Alberto rappelle les directives des Pères Généraux et des Congrégations générales. « Je crois, écrit-il à son Provincial, que la ligne de conduite que j’ai soutenue est la seule qu’en conscience je peux soutenir. Mais si les Supérieurs estiment que je dois observer une autre conduite, je suis, comme toujours, disposé à obéir chaque fois qu’on me signale clairement les erreurs et qu’on me précise la ligne d’action. S’il s’agit d’une déformation chronique qui serait mienne, je préférerais, Révérend Père, qu’on me retire ; mais j’engage chaque jour l’Eglise que je désire seulement servir. » La réponse du père Lavin est on ne peut plus claire : « Vous retirer de vos activités actuelles et de ce milieu, tout comme vous éloigner du contact des jeunes jésuites serait non seulement injustifié et injuste, mais attentatoire à la gloire de Dieu. Ordonner cela ou l’approuver serait me ronger de remords très justes pour toute ma vie. En tous vos ministères, vous avez procédé avec la bénédiction de l’obéissance, demandée clairement et sincère47


ment, et concédée, en ce qui me concerne, avec pleine conscience, plaisir surnaturel et satisfaction. Je sais avec certitude le bien immense et la grande influence que vous avez sur les jeunes jésuites. Au cas où, chez quelques-uns, s’est produite une interprétation erronée (dont vous n’êtes pas responsable), les fruits produits sont tellement plus importants qu’en toute justice vous devez continuer à les donner. Les jeunes ont besoin d’idéaux, de zèle, d’abnégation, et vos conversations leur donnent tout cela. Et donc, au lieu de songer à vous retirer, je vous demande de vous efforcer à poursuivre votre travail plus sûrement que jamais. » Autour du Foyer du Christ, le père Hurtado a réuni un groupe de dames d’une admirable et authentique charité. Toutes ont le sens de la dignité du pauvre. Quelques-unes ne l’ont pas d’instinct. Un jour, dans une réunion de quatrevingts personnes, l’une d’entre elles demande si, au moins, les pauvres du Foyer du Christ sont reconnaissants. Alberto explose : « Reconnaissants de quoi, Madame ? Avons-nous le droit de demander des remerciements parce que nous tirons de la crasse dans laquelle nous le faisons vivre un être humain, notre frère, une créature qui n’est pas responsable, et que nous lui donnons un toit, de la nourriture et une éducation ? Savez-vous ce que c’est, Madame, de dormir à cinq dans un lit ? Savez-vous ce que c’est de s’alimenter des restes que vous jetez aux ordures ? Ce matin, en allant à la Alameda, j’ai vu une petite femme qui triait les restes de nourriture qu’il y avait dans une poubelle… C’étaient les restes de votre maison, Laurita ! »

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De tels accents éloignent quelques personnes mais forment en profondeur celles qui restent. Au contact assidu de la misère naît en elles le sentiment d’une responsabilité : le désir d’une vie plus proche de l’Evangile, plus dépouillée, plus totalement donnée à Dieu. « Il nous faut, dit le père, un amour du prochain sans distinction de classes, de races, d’éducation, qui cherche dans le plus pauvre et le plus abandonné celui qui est le plus frappé par la douleur, parce que dans ce pauvre on voit et on rencontre le Christ. » De ce désir d’une vie plus évangélique naît la Fraternité du Foyer du Christ dont le père Hurtado rédige lui-même les statuts. Ses membres promettent, chacun selon son état, pauvreté, chasteté, obéissance, et en outre s’engagent à servir les pauvres spécialement dans le Foyer. Sur ce fondement de l’Evangile, le Foyer continue à grandir. Le bilan de 1951 dénombre 700 000 nuitées et 1 800 000 rations alimentaires ! De nouvelles constructions sont en cours et une société anonyme est créée, Foyer ouvrier, qui entreprend de bâtir, sur des terrains offerts au Foyer par les autorités civiles, des maisons à bon marché. Cette initiative, sous l’impulsion d’un jésuite belge, le père Josse van der Rest, connaîtra un développement extraordinaire dans toute l’Amérique latine et jusqu’en Asie.

Adieu Et soudain, le ressort de la machine se brise. Ce n’est pas une fin subite et spectaculaire, mais une maladie inexorable, qui va tisser lentement la couronne du martyre. 49


Au milieu de 1951, Alberto commence à se sentir mal, mais il ne prend pas le temps de recourir au médecin. En novembre, ses forces déclinent manifestement. D’autorité, le père Lavin, son Provincial, l’envoie à Valparaiso pour l’obliger à se reposer. De là il continue à écrire pour la revue Mensaje, à prévoir l’avenir de l’ASICH, à intervenir pour le Foyer. Quand il rentre à Santiago, un de ses amis a demandé pour lui un rendez-vous chez un professeur renommé. « Non, non, Lucio, dit-il, je me contente du petit docteur qui me voit régulièrement. » Le 15 avril 1952, son ami de toute la vie, Monseigneur Manuel Larrain fête ses vingt-cinq ans de vie sacerdotale. Pour rien au monde, Alberto ne veut manquer cette fête : dans la cathédrale de Talca remplie de monde, au milieu d’un silence solennel, il parle du mystère et de la grandeur du prêtre : « Le prêtre, c’est un feu pour que le monde brûle, c’est le dispensateur d’une faim et d’une soif nouvelles. Comme le héros et le saint, il n’est pas un citoyen docile. Il est l’éternel insatisfait, qui dérange l’ordre social pour préparer, à chaque moment, une réalisation plus haute. Il est le témoin d’un ordre invisible, et comme le Christ il doit être la victime expiatoire, se charger des souffrances des hommes et offrir pour eux le sacrifice. Le prêtre, dans son ultime réalité, est quelqu’un de solitaire, c’est l’homme du Sinaï, et bien qu’il combatte dans la plaine, quelque chose de lui reste toujours dans les hauteurs. » Telles sont ses dernières paroles en public. Il ne lui reste plus qu’à s’offrir lui-même en sacrifice. Le 19 mai, il célèbre la messe pour la dernière fois. Une phlébite, puis un infarctus pulmonaire font craindre une fin 50


toute proche. Le lendemain, les médecins diagnostiquent un cancer du pancréas. On décide le transfert du malade à l’hôpital universitaire. Alberto demande un lit en salle commune. Malgré ses souffrances, qui sont cruelles, il ne se plaint jamais. Contento, Señor, contento ! Jamais sa prière préférée n’a été plus méritoire. A partir de la mi-juin, de jeunes prêtres qui lui doivent leur vocation se relaient pour célébrer la messe au pied de son lit. Le 24 juillet, son Supérieur doit bien l’avertir qu’on n’a plus d’espoir de le guérir. Commence alors le défilé des adieux, à la fois douloureux et transfiguré. En la fête de sainte Anne, fête patronale de sa mère dont le portrait ne le quitte pas, il reçoit une par une les dames du Foyer. « Je voudrais toutes vous remercier de ce que vous avez fait pour Dieu, pour le Foyer et pour moi ». Il les bénit, chacune, en pleurant. « Pardonnez-moi d’être si pleurnichard, mais je suis vite ému quand je vois les personnes que j’aime ! » Aux ouvriers et aux employés de l’ASICH : « Je ne pleure pas de chagrin, je pleure de joie parce que je retourne à mon Père, Dieu. » L’épouse du Président de la République, l’aide de camp du Président, des évêques, des parlementaires se succèdent au pied de son lit. « Je peux être ému, dit-il au père Lavin, en pensant à ma mort prochaine et en voyant autour de moi tant de chaleur et d’affection. Mais croyez bien, Père, que je suis heureux. » Le 18 août, à deux heures de l’après-midi, le mourant entre en agonie. Ses frères jésuites, autour de lui, récitent les 51


prières de la recommandation de l’âme. Sur la ville, un clair soleil d’hiver descend doucement à l’horizon du Pacifique. A las cinco de la tarde 1, oui, « à tous les clochers de la ville, il est cinq heures de l’après-midi » quand Alberto Hurtado Cruchaga remet sa vie à son Créateur et Seigneur. Des profondeurs de son corps tourmenté sourd une sérénité qui rend presque à son visage la lumière de son sourire habituel. Le père Lavin commence les prières pour les défunts. Deux jours plus tard, dans l’église Saint-Ignace, devant un parterre de personnalités civiles et religieuses, le président du CELAM, Monseigneur Manuel Larrain, prononce l’oraison funèbre de son ami. « Comme un frisson sur la pampa, du nord au sud de la République la nouvelle a couru, plus sanglotée que prononcée : le père Hurtado est mort. Au fond des mines ténébreuses où sa parole a pénétré comme une lumière d’espérance, les hommes consternés chuchotent : le père Hurtado est mort. Et la pluie d’hiver sur les toits de la ville répète comme un gémissement plein de larmes : le père Hurtado est mort. Et le pauvre angoissé dans sa cabane sent qu’un grand ami s’en est allé. Et sous les ponts de Mapocho, l’orphelin sait qu’il n’est plus là, celui qui l’aimait comme un père, celui qui avait su réinsérer sa vie errante dans la société.

1. Poème célèbre de Garcia Lorca, « La Mort du Toréador », qui commence par ces mots : « Cinq heures de l’après-midi, oui, à tous les clochers de la ville, il est cinq heures… »

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Tandis que le temps passe et que la loi fatale de l’oubli va répandre sur toutes choses sa poussière subtile, dans nos cœurs vivra à jamais le souvenir d’un prêtre qui a beaucoup aimé Dieu et ses frères, qui a aimé les pauvres et les humbles et pour eux a offert sa vie. Seigneur, Tu nous l’as donné, à Toi nous le rendons. Contento, Señor, contento. »



Cinquante ans plus tard * 1952, 2002. Cinquante ans après la mort du père Hurtado, son œuvre est plus vivante que jamais. Le Foyer du Christ continue à donner un toit, du pain, de l’amitié à des milliers de pauvres et même à des familles entières. Au service d’hôtellerie, ouvert toutes les nuits sans aucune discrimination, s’est ajouté un service de vestiaire : beaucoup de pauvres n’osent pas se présenter pour trouver du travail simplement parce qu’ils n’ont pas de vêtement décent. Les foyers d’enfants, à l’expérience, se sont limités à 16 enfants et se sont multipliés : il y en a 32 dans le pays. Ils sont dirigés par des couples, dans un climat de tendresse et de sécurité qui guérit, autant que possible, les blessures psychologiques des enfants. Le rêve du père Hurtado était de donner à ces enfants un foyer rempli de chaleur, de respect et d’amour. Chaque année, un contingent de jeunes sort de ces foyers après les études primaires et conquiert un diplôme d’école supérieure : aide en pharmacie, mécanicien, électricien, tourneur, commerçant, etc. D’autres jeunes entrent à l’armée ou dans l’aviation. En 1991, 258 862 enfants sont passés par ces Foyers. En outre, 56 508 enfants ont été placés dans des familles qui les prennent en charge et reçoivent une aide pédagogique du Foyer du Christ. L’AIDE INTERFAMILIALE — autre programme travaille à réintégrer des enfants dans leur famille, parents ou proches. (*) Rappelons qu’en 2002 la population totale du Chili s’élevait à 15 000 000 : dont 4,6 % d’indiens. La ville de Santiago compte 6 060 000 habitants.

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Des CENTRES OUVERTS ont accueilli en un an 445 730 mineurs en situation d’extrême pauvreté. L’œuvre « ENFANTS DE LA RUE », en collaboration avec l’UNICEF, s’occupe des enfants vagabonds, les éduque, les réintègre dans leur famille ou dans un des Foyers du Christ. Dans la LUTTE CONTRE LA DROGUE, des dizaines de milliers de jeunes ont été aidés dans quatre centres de réhabilitation. Un groupe ambulatoire s’efforce de prévenir et de traiter le problème de la transmission de la drogue. Pour les ALCOOLIQUES, un centre de réhabilitation offre les soins médicaux et l’hospitalisation de jour. Pour les jeunes qui sortent de prison (30 672 mineurs en 1991) une assistance psychologique, sociale et familiale est apportée, et des ATELIERS PROFESSIONNELS ont reçu 22 428 jeunes en un an. Aux PERSONNES ÂGÉES, une aide alimentaire, des entretiens, une thérapie professionnelle sont apportés en plusieurs foyers : 162 centres. Dans le domaine de la SANTÉ, six polycliniques totalisent trois salles de 118 lits, sept salles de soins palliatifs (stade terminal) : 57 569 malades y ont été soignés en un an. Dès le début, le père Hurtado avait bien vu que les familles pauvres se désagrégeaient faute de logement. « Ils ont besoin d’une maison, non pour se protéger de la pluie, du soleil ou du froid, mais pour pouvoir se disputer avec leur femme sans que les voisins le voient » (J. van der Rest). Le Foyer du Christ a fondé en 1957 un département « Viviendas » (« Demeures ») qui aide les pauvres à construire eux-mêmes leur petite maison préfabriquée. En quarante ans, Viviendas a construit pour environ 600 000 personnes. Le succès de cette formule a incité les dirigeants de nombreux pays, dans toute l’Amérique latine, à l’adopter partout où le problème de l’habitat réclame une solution urgente. Au Chili, en 2004, 14 200 fa56


milles ont construit leur « maison d’urgence », et 480 maisons « définitives » ont été construites. Viviendas est dirigé par deux jésuites belges : Josse van der Rest et Jules Stragier. Les pères Carlos Hallet, s.j. et André Hubert, s.j. ont également été aumôniers du Foyer du Christ. Depuis plus de vingt ans, le Foyer du Christ a créé une entreprise de POMPES FUNÈBRES qui jouit d’une réputation et d’une confiance très grandes dans l’opinion publique. Ses services profitent d’abord aux pauvres : en 2004, 446 familles ont bénéficié de funérailles gratuites. Pour toutes ces activités, le Foyer du Christ a besoin de plus de quarante-six millions de dollars par an. Grâce à Dieu, miraculeusement il les reçoit ! En 2005, plus de 600 000 amis et bienfaiteurs versent chaque mois une quote-part qui va de deux à plusieurs dollars. L’Etat et plusieurs entreprises collaborent pour quelque 800 000 dollars chaque année. D’autres revenus proviennent de dons, de ventes de charité, de collectes, de testaments, de tombolas et… des services funéraires. Le Foyer du Christ est conscient d’être suspendu, chaque jour, à la Providence et à l’intercession de l’inoubliable et bien-aimé père Hurtado. Pour en savoir plus : www.hogardecristo.com (en espagnol). Le 15 mai 1991, pour le centenaire de l’encyclique Rerum Novarum, le représentant mondial des syndicats chrétiens a demandé au Saint-Père la béatification du père Hurtado, modèle de prêtre qui a donné sa vie pour la justice, pour les pauvres et pour le monde ouvrier. Alberto Hurtado sera béatifié le 16 octobre 1994 par le pape Jean-Paul II et canonisé onze ans plus tard, le 23 octobre 2005, par Benoît XVI.



Table des matières Préface de Daniel Sonveaux, s.j. .............................................. 3 1. Itinéraire ............................................................................ 5 2. Retour au Chili ................................................................ 21 3. Un toit pour le Christ ...................................................... 31 Cinquante ans plus tard ...................................................... 55 Table des matières ................................................................ 59

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Achevé d’imprimer le 30 août 2005 sur les presses de l’imprimerie Bietlot, à 6060 Gilly (Belgique).



Alberto Hurtado A Santiago du Chili, qui ne connaît le « Foyer du Christ » ? Depuis plus de cinquante ans, cette œuvre gigantesque a logé, nourri, éduqué, relevé des centaines de milliers de pauvres, jeunes et vieux. Chaque année, elle a besoin de quarante-six millions de dollars pour survivre. L’Etat lui en donne huit cents mille Le reste est fourni par la Providence, moyennant la charité des chrétiens… et l’intercession, du haut du ciel, du fondateur : le père Alberto Hurtado. Du nord au sud du Chili, on se souvient de ce jésuite, mort en 1952 à l’âge de 50 ans, et dont la personnalité rayonne comme celle d’un abbé Pierre, d’un saint Jean Bosco ou d’un Joseph Cardijn. Passionnée, passionnante, l’histoire du père Hurtado apporte un souffle du large, un sourire d’espérance.

Alejandro Magnet

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Alberto

Hurtado Un toit pour le Christ

Alberto Hurtado

Sur la route des saints

Sur la route des saints Editions Fidélité 61, rue de Bruxelles BE-5000 Namur

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fidélité

ISBN : 2-87356-319-2 Prix TTC : 4,95 €

9 782873 563196

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