La mondialisation

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Ce cinquante-quatrième numéro sur la mondialisation a été réalisé par François Houtart

La mondialisation

– Dossiers sur des questions actuelles –

Trimestriel • Éditions Fidélité no 54 • 15 mars 2003 Bureau de dépôt : Namur 1 Éd. resp. : Charles Delhez • 121, rue de l’Invasion • 1340 Ottignies

ISBN 2-87356-254-4 Prix TTC : 1,95 €

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La mondialisation

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l y a bien longtemps que l’échange des marchandises s’est fait sur de grandes distances. Mais aujourd’hui nous assistons à l’interpénétration économique au travers des frontières, aussi bien des processus de production que de commercialisation, de financement ou de recherche. La structure sociale du marché est devenue mondiale. Elle est loin d’être équitable. Mais des forces de résistances, tant au Sud qu’au Nord, se manifestent et s’engagent pour une autre mondialisation. Des centaines d’alternatives existent. Tout est maintenant question de volonté politique…



La mondialisation Éditorial par Charles Delhez que l’échange des marchandises s’est fait sur de grandes distances. Que l’on se rappelle la route de la soie entre la Chine et l’Europe, le commerce entre la Méditerranée et le sud de l’Inde, celui entre l’Asie et les côtes africaines ou encore celui qui, venant des côtes de l’Amérique du Sud aboutissait au Yucatan. Mais ce n’était pas encore à proprement parlé des rapports internationaux. C’est le capital mercantile qui déclencha les rapports internationaux, avec la conquête de l’Amérique et l’établissement de comptoirs ou la domination politique en Afrique et en Asie. Nous sommes au XVe siècle. C’est à ce moment que naît aussi le Droit international avec Vittoria. Il se développe sur la base du principe de la liberté du commerce, justifiant entre autres, le droit à la conquête de ceux qui y font obstacle. La mondialisation contemporaine commence après la deuxième guerre mondiale avec le développement des entreprises multinationales. Ces dernières sont localisées

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L Y A BIEN LONGTEMPS

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surtout aux États-Unis, en Europe et au Japon, avec des activités ou des filiales partout dans le monde. Leur intégration interne se réalise par le biais de transactions entre éléments de la même entreprise (jeu de facturations, par exemple), permettant ainsi d’accroître leur rentabilité. Aujourd’hui nous assistons au développement d’un nouveau phénomène, qui se greffe sur le précédent : l’interpénétration économique au travers des frontières, aussi bien des processus de production, que de commercialisation, du financement ou de recherche-développement. Cette phase nouvelle fut grandement accélérée par la chute des régimes socialistes et elle accentue la polarisation Nord-Sud ou centre-périphérie. Cette mondialisation actuelle n’est donc rien d’autre que l’évolution du marché. Ce dernier, fruit de la division entre capital et travail, est un rapport social mettant en relation des acteurs économiques situés à l’intérieur d’une structure sociale, aujourd’hui mondiale, mais loin d’être équitable. Cette brochure le montrera abondamment. En analysant de manière très précise et très engagée cette mondialisation à l’œuvre sous nos yeux, le chanoine François Houtart, professeur émérite de sociologie à l’Université Catholique de Louvain, nous fera voir également les forces de résistances qui, tant au Sud qu’au Nord, se manifestent aujourd’hui et s’engagent pour une autre mondialisation. À Porto Alegre, en janvier 2003, des centaines d’alternatives ont été proposées. Elles existent donc.Tout est maintenant question de volonté politique…


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La mondialisation, de quoi s’agit-il ?

de l’économie est considérée par certains comme un grand pas en avant de l’humanité, qui grâce à elle, devient « un village global » et cela réjouit tous ceux qui ont une perspective œcuménique : grâce aux nouveaux moyens de communications, se tissent des liens culturels. Or, la mondialisation contemporaine est bien plus que le simple fruit de la technologie, comme on la présente souvent pour en souligner le caractère inéluctable. Elle s’inscrit, en fait, à l’intérieur d’un processus de recomposition de l’accumulation du capital, connue sous le nom de Consensus de Washington et qui enclencha la phase néolibérale du développement capitaliste à l’échelle mondiale.

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A MONDIALISATION

Consensus de Washington : Accord de fait, au milieu des années soixante-dix, entre les Organismes financiers internationaux et la Réserve fédérale des États-Unis sur la nécessité d’orienter l’économie mondiale vers une libéralisation des marchés et une suppression des mesures régulatoires encore imposées par les États.

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Cette nouvelle phase se caractérise par l’intégration mondiale des diverses étapes de la production et de la distribution en des lieux géographiques différents, surtout grâce aux nouvelles techniques de la communication et de l’informatique. Elle débouche sur une gigantesque concentration du Une gigantesque pouvoir économique, de même que concentration sur l’accroissement de la « bulle du pouvoir financière », facilitée par l’abandon économique de l’étalon-or. La fonction de la phase néolibérale fut de renforcer la part du capital dans les ressources produites, par rapport à celle du travail et de l’État. Cela succéda aux pactes sociaux entre entrepreneurs, travailleurs et État, et à la poursuite d’un développement national dans la majorité des pays du Sud. La baisse de la productivité, dans le premier cas, et le coût des transferts de technologie, dans le second, furent des facteurs décisifs du changement d’orientation. Certes, cette politique économique mondialisée a permis de maintenir une croissance importante, mais néanmoins fragile, comme en témoignent les diverses crises. Elle encouragea aussi un développement technologique considérable. Mais elle a également débouché sur le renforcement du pouvoir d’une minorité dans le monde, avec un faible effet d’entraînement sur les couches sociales intermédiaires et le rejet de millions d’êtres humains dans la pauvreté ou l’extrême pauvreté. Une des bases idéologiques du système économique capitaliste est d’affirmer et de faire croire qu’il n’y a pas 4


De la conception à la vente L’équipement de précision pour le hockey sur glace est conçu en Suède, financé au Canada et assemblé à Cleveland (USA) et au Danemark pour être distribué respectivement en Amérique du Nord et en Europe ; dans sa fabrication entrent des alliages dont la structure moléculaire est le fruit de recherches menées dans l’Etat de Delaware (USA) et qui y ont été brevetées, mais qui sont fabriqués au Japon. La campagne de publicité est conçue en Grande Bretagne ; le film de cette campagne est tourné au Canada, sonorisé en Grande-Bretagne, monté à New York. Une voiture de sport est financée par le Japon, dessinée en Italie et montée dans l’Indiana (USA), au Mexique et en France ; elle contient les composants électroniques les plus récents, mis au point dans le New Jersey et fabriqués au Japon. L’auteur termine sa série d’exemples par l’interrogation : Lequel de ces produits est Américain ? Lequel ne l’est pas ? Comment décider ? Et la réponse a-t-elle vraiment de l’importance ? R. Reich (1993)

d’alternatives, qu’il faut pousser la libéralisation plus avant afin de pouvoir résoudre les problèmes en suspens et que le marché est le véritable régulateur de la société. Les plus ouverts parmi ses partisans diront qu’il faut 5


veiller à rétablir les lois de la concurrence pour combattre les monopoles. Certains reconnaîtront même que d’importants secteurs de l’activité humaine appartiennent au secteur non-marchand. D’autres diront qu’un minimum d’État est indispensable pour établir le cadre légal du marché, assurer les tâches d’éducation et de santé, réaliser les infrastructures collectives et garantir l’ordre public. Enfin, face à l’inquiétant taux de misère, tous sont d’accord pour mettre sur pied des programmes de lutte contre la pauvreté et mobiliser les organisations volontaires, notamment religieuses, pour y remédier. Mais ce qui est rarement reconnu dans ces milieux, c’est le fait que le marché est un rapport social. Le système économique capitaliste construit les inégalités et les requiert pour pouvoir se reproduire. Cela appartient à sa propre logique : la concurrence, la compétition, le meilleur (le plus fort) gagne, maximiser le profit, réduire les coûts de production, flexibiliser le travail, privatiser… Dans une telle perspective, le rapport entre partenaires tend nécessairement à l’inégalité. Plus encore, le rapport marchand tend à devenir la norme de l’ensemble des activités collectives de l’humanité, depuis l’éducation et la santé, jusqu’à la sécurité sociale, les pensions, les services publics, les prisons, les cimetières…

Triste bilan Le bilan de la mondialisation capitaliste doit être établi si nous désirons développer un jugement éthique. Non seulement les chiffres de la pauvreté sont effrayants mais, 6


malgré certains progrès, on assiste à une augmentation en chiffres absolus. La Banque mondiale estime qu’en 2008 ce nombre n’aura pas bougé. Selon le FMI, un cinquième de la population mondiale a régressé au cours des dernières années. La Banque mondiale explique aujourd’hui que la pau- La pauvreté, vreté est un phénomène complexe, un phénomène pas seulement mesurable en termes complexe de revenus, mais qu’elle comprend aussi la faim, un logement insalubre, l’absence d’eau potable, les maladies non soignées, les enfants sans éducation, la peur du lendemain. Ajoutons-y : bien souvent l’environnement pollué. Le PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) affirme à propos du Brésil que la principale explication de la pauvreté est la forte concentration des revenus. Le secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan, déclare que les inégalités sociales sont le principal obstacle à l’application des mesures de Copenhague (réunion de l’Assemblée générale des Nations Unies pour éradiquer la pauvreté). Voyons les chiffres. La moitié de l’humanité se situe en dehors du circuit de la richesse, soit 2,8 milliards de personne ne dépassant pas le seuil de deux dollars par jour, alors que 1,2 milliard vivent en dessous du seuil d’un dollar par jour. Cela n’a pas bougé depuis cinq ans. C’est bien ce qui fait dire à M. Wolfersohn, directeur de la Banque mondiale, qu’il faut repenser le développement. Or, les objectifs des Nations Unies restaient très modestes : diminuer l’extrême pauvreté de moitié avant 7


l’an 2015, c’est-à-dire en vingt ans. En d’autres mots, accepter qu’après vingt ans, de 600 à 700 millions d’êtres humains vivent encore dans la misère, alors que jamais l’humanité n’a disposé d’autant de moyens lui permettant de résoudre ce problème.

Analyser les mécanismes Il ne suffit pas de constater, il faut aussi analyser les mécanismes. La pauvreté n’est pas un phénomène naturel, comme la pluie ou le beau temps. C’est un processus social. Elle a certes toujours existé dans l’histoire, mais jamais elle n’a été aussi étendue et jamais elle n’a été construite par des mécanismes économiques et politiques aussi puissants. La pauvreté a augmenté dans les sociétés occidentales avec l’abandon progressif des politiques keynésiennes à J. Keynes : Économiste anglais qui, pour remédier à la crise des années 1930 et pour éviter un phénomène semblable après la dernière guerre mondiale, proposa une relance de l’économie par une intervention de l’État. partir de la fin des années 1970. Cela déboucha sur l’effritement des protections sociales, la précarisation de l’emploi, les délocalisations, la compétitivité comme valeur centrale, la création d’exclusions et se traduisit par un accroissement de la rétribution du capital et une diminution relative de celle du travail. Le capital finan8


Capital et travail Le capitalisme est un mode de production fondé sur la division de la société en deux classes essentielles : celle des propriétaires des moyens de production (terre, matières premières, machines et instrument de travail) – qu’ils soient des individus ou des sociétés – qui achètent la force de travail pour faire fonctionner leurs entreprises ; celle des prolétaires, qui sont obligés de vendre leur force de travail, parce qu’ils n’ont ni accès direct aux moyens de production ou de subsistance, ni le capital qui leur permette de travailler pour leur propre compte. Encyclopædia universalis Article Capitalisme

cier a établi sa suprématie sur le capital productif, au point de provoquer des crises économiques très graves. Dans les périphéries (le Sud), malgré la fin du colonialisme, le contrôle et l’absorption des richesses par le Nord restent prédominants. Les mécanismes sont nombreux : la fixation des prix des matières premières et des produits agricoles ; le service de la dette, atteignant souvent une part majeure des revenus de l’exportation ; les taux de rétribution des capitaux étrangers, surtout à court terme ; l’évasion des capitaux locaux vers le Nord ou vers les paradis fiscaux. Bref, le flux financier du Sud vers le Nord est considérablement plus élevé que dans l’autre sens. 9


« Doit-on parler de l’aide des pays développés aux pays sous-développés, ou du contraire ? » Mgr Helder Camara

Il faut y ajouter les programmes économiques et sociaux imposés par les organismes financiers internationaux et dont les conséquences sociales négatives sont aujourd’hui reconnues. D’un côté, donc, on élabore des programmes destinés à éradiquer la pauvreté et de l’autre on continue à la construire. En effet, le marché est un rapport social où le plus fort gagne. Les investissements privés, qui aujourd’hui prennent le pas sur l’aide publique dans les rapports NordSud, n’ont pas pour but le développement, mais la rentabilité. Aujourd’hui, le marché est régulé sur le plan mondial par l’OMC, la Banque mondiale, le FMI, essentiellement en faveur du capital. Une telle régulation est appuyée par la Le marché est un force politique et militaire. Thomas rapport social où L. Friedman, conseiller de Mme le plus fort gagne Albright, n’hésitait pas à écrire dans le New York Times Magazine du 28 mars 1999 : « La main invisible du marché ne fonctionne pas sans un poing invisible. Mc Donald’s ne peut se répandre dans le monde sans Mc Donnel-Douglas, qui a conçu le F15, et la garantie à l’expansion mondiale des technologies de la Silicon Valley a pour nom l’armée, l’aviation, la flotte et le corps des marines des États-Unis. »

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Mondialisation des luttes Nous assistons à un énorme enjeu de luttes qui opposent des groupes et des classes sociales dans le monde. Il y a des millions d’exclus qui souvent se sont vus dépouillés des maigres acquis obtenus au cours des dernières décennies : ainsi les salaires réels ont-ils baissé de parfois plus de la moitié suite aux crises financières, au Mexique et en Indonésie. L’opposition se construit entre un monde organisé sur des bases légales et donc doué de respectabilité et ceux du dehors. Le droit des affaires contredit le droit des peuples. Tout devient de plus en plus virtuel et donc impalpable. Les sociétés sont dirigées par ceux qui, comme le dit Robert Reich « manient les symboles ». Mais on oublie que derrière Le droit les symboles, fussent-ils moné- des affaires taires, il y a des êtres humains. La contredit spéculation financière se traduit en le droit récessions, les récessions en chute des peuples des niveaux de vie, les chutes de niveau de vie en morbidité, en régression culturelle, en source de mort. Le secret bancaire et l’évasion fiscale renforcent le pouvoir des nantis. Les paradis fiscaux abritent une criminalité économique qui, selon certaines estimations, concerne plus d’un quart de l’économie mondiale. Alors, comment s’étonner que les réactions montent, que les paysans sans terre du Brésil s’organisent pour occuper les terres incultes, que les ouvriers de Corée du Sud se mettent en grève pour sauvegarder leurs emplois (en Asie, 11


plus de dix millions de travailleurs l’ont perdu avec la crise financière) et qu’ils protestent contre la confiscation de leur économie par le capital étranger ? Comment s’étonner que les dalits (hors caste) de l’Inde se révoltent face à la suppression des subsides aux aliments de base ou que les habitants du Chiapas s’opposent au Traité de libre-échange avec les puissants voisins du Nord ? Comment ne pas comprendre le mouvement des chômeurs en Europe, la Marche des Femmes 2000, face à la féminisation de la pauvreté, le Jubilé 2000 pour l’annulation de la dette du Tiers Monde, les résistances contre le démantèlement des services publics et la dégradation de la valeur du travail. Peut-on ne pas entendre les jeunes qui exigent d’autres valeurs que la compétitivité, l’excellence qui écrase, l’argent qui peut tout ? Face à la mondialisation du capital, on assiste à une mondialisation des résistances et des luttes. Ce qu’ils veulent, c’est une autre mondialisation. Voilà pourquoi tout n’est pas noir dans le tableau. Des millions de personnes se réveillent dans le monde pour dire non. Dans des cas précis, leur force est parvenue à arrêter certains processus et à en mettre d’autres en route. Ainsi, la pauvreté a diminué en chiffres pro- Une autre portionnels, grâce aux luttes so- mondialisation ciales. L’organisation populaire est telle que des économies souterraines, véritables stratégies de survie, permettent que les victimes du système économique ne disparaissent pas complètement. Le discours dominant consiste à dire qu’il n’y a pas d’alternative au système actuel ; au mieux, qu’il faut 12


prendre le temps et que l’humanisation du capitalisme se fera progressivement. Oublions-nous que les acteurs du capitalisme sauvage dans le Sud sont souvent les mêmes que ceux du capitalisme dit civilisé du Nord ? Oublionsnous que chaque génération qui passe se traduit par un génocide sans comparaison avec ceux que nous avons connus au cours du XXe siècle. Selon les Nations unies, la faim fait quarante millions de victimes par an et le prix Nobel de l’économie Amartya Sen a bien montré que ce n’était pas un problème physique, mais bien social et politique. La mondialisation, vue d’en haut, c’est la grande victoire technologique. Vue d’en bas, il s’agit d’une profonde destruction de l’homme et de la nature.

Des millions de personnes se réveillent dans le monde pour dire non


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Les étapes de la mondialisation capitaliste

E FAIT,

la mondialisation de l’économie, dans le sens contemporain du mot, ne date pas d’aujourd’hui. Elle commence avec les premiers pas du capitalisme.

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La colonisation mercantile Le capitalisme mercantile établit une domination internationale du commerce, celui qui existait depuis des temps immémoriaux (épices, ivoire, etc.), les produits agricoles nouveaux (sucre, café, thé) et les métaux précieux. En Afrique et en Asie, les premiers pas furent réalisés sous forme de comptoirs. Les Portugais inscrivirent leurs expéditions dans le cadre de la reconquête sur les musulmans et s’engagèrent dans des guerres saintes contre les infidèles. En Amérique, la destruction rapide des populations indigènes provoqua l’instauration de l’esclavage africain par les grands commerçants britanniques, français, néerlandais et belges. De nombreuses familles de la haute bourgeoisie de Nantes, de Bristol, de Liverpool ou d’Anvers lui doivent l’origine de leur for14


tune et la banque Barclay ou les assureurs Lloyd ont construit leur première capitalisation sur l’esclavage. Il est difficile de s’imaginer ce que tout cela signifia pour la vie humaine dans les deux continents du Sud, non seulement les souffrances physiques et la mort, mais aussi les souffrances morales et la destruction culturelle. D’un côté, pour les Indiens d’Amérique, cela entraînait la disparition de leur identité collective et de l’autre, pour les sociétés africaines, un arrêt complet de la dynamique de leur histoire économique et politique. Une telle tragédie est unique dans l’histoire de l’humanité, car elle ne fut pas le résultat de conquêtes militaires pour des objectifs politiques ou le fruit de guerres entre peuples voisins pour des avantages matériels ou symboliques, mais bien un long processus initiant une phase nouvelle du système économique mondial et de nouvelles relations interraciales. La justification religieuse des conquêtes de l’époque mercantile fut centrale. Pour les Espagnols et les Portugais, l’évangélisation des populations locales constituait une partie essentielle de la conquête. Au cours des expéditions portugaises en Afrique et en Asie, pas moins de soixante-neuf bulles pontificales autorisant à conquérir des territoires, à établir des monopoles commerciaux et à réduire des populations en esclavage, furent accordées aux colonisateurs.

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La colonisation en quelques chiffres Les effets de l’exploitation humaine ont été désastreux : un véritable génocide des populations locales, par le travail forcé, les guerres et les maladies. On estime que plus de 80 % de la population autochtone des Amériques a été éliminée. Au Mexique, alors qu’en 1519, au moment de l’arrivée de Cortez on estimait la population à 12 millions de personnes, leur nombre avait été réduit à 1 270 000 un siècle plus tard. Au Brésil, 3 millions d’autochtones peuplaient la région en 1500 et en 1900, ils n’étaient plus que 100 000. À Cuba la population indigène passa d’environ 120 000 en 1510 à pratiquement zéro en 1535. En Amérique du Nord, où le processus commença un siècle plus tard, le génocide a été perpétré systématiquement, afin de libérer la voie pour les pionniers (settlers). Le manque de main-d’œuvre dans les mines et les plantations fut à l’origine du commerce des êtres humains. Il est difficile d’estimer le nombre d’Africains amenés aux Amériques. Certaines sources parlent de 15 à 25 millions. Les historiens parlent aussi d’une mortalité de 50 % durant les voyages entre les trois continents et rappellent que des milliers périrent lors des razzias en Afrique même. La maind’œuvre noire formait la base de la production économique de la région, dont les bénéfices étaient absorbés par les Européens. Ainsi, à Cuba, entre 1774 et 1827, la population servile connut une croissance de 50 000 à plus de 250 000 personnes et en même temps l’exportation sucrière passa de 60 000 unités de mesure à 300 000.

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La colonisation industrielle La transition entre les deux périodes fut graduelle et se déroula à des moments différents selon les régions. Dans le nouveau modèle, les colonies étaient nécessaires pour l’apport de matières premières et dans une certaine mesure pour ouvrir des marchés aux produits industriels. D’où la constitution de colonies et plus seulement de comptoirs et la formation d’empires : britannique, français, hollandais, belge, les Allemands et les Japonais venant plus tard. Les nouvelles conquêtes provoquèrent de nombreuses résistances et des guerres, causant des millions de victimes partout en Asie et en Afrique. Les chiffres globaux, non encore récoltés systématiquement, s’avèrent du même ordre de magnitude que ceux de chacune des deux guerres mondiales. Par ailleurs, dans les colonies anglaises de l’Asie, l’économie de plantation entraîna les populations dans des flux migratoires considérables. La destruction des équilibres sociaux, culturels et écologiques fut aussi à l’origine de famines. Les conséquences indirectes de la colonisation causèrent également beaucoup de victimes. En Chine, la destruction de l’économie paysanne après la guerre de l’opium fut à l’origine de la révolte de Tai Ping, écrasée par l’armée impériale aidée par les puissances occidentales. Elle coûta la vie de douze millions de personnes. L’occupation des terres fut aussi un enjeu considérable, résultant parfois en annexions de territoires afin d’y développer des monocultures. Ces dernières détruisi17


Mortalité en Afrique Entre 1880 et 1900, la population tropicale de l’Afrique a diminué à cause des guerres et des famines causées par les ruptures des liens sociaux, les maladies et les dures conditions de travail. Ce n’est qu’à partir de 1920 que la population commença à croître à nouveau. La mortalité des travailleurs était très élevée : 100 ‰ à Sao Tomé en 1915, 200 ‰ au Cameroun en 1902. En Afrique du Sud, le taux était, en 1905, dans les mines, de 130 ‰ chez les Africains migrants, de 35 ‰ chez les Africains locaux et de 20 ‰ chez les blancs. Adu Boahen, 1990

rent souvent la sécurité alimentaire et provoquèrent de nombreuses famines. L’établissement de colons sur les meilleures terres se poursuivit dans plusieurs pays. Là où un début d’industrialisation s’était développé, comme dans l’est de l’Inde, au Bengale occidental au début du XIXe siècle, elle fut pratiquement démantelée par les pratiques coloniales. Le coton était exporté en Angleterre où il était travaillé dans les manufactures et réexporté en Inde sous forme de produits finis. La construction des infrastructures nécessaires à l’exploitation coloniale eut aussi un coût humain considérable. Ainsi le canal de Panama causa la perte de vingtcinq mille vies humaines, en grande partie des travailleurs jamaïquains et le chemin de fer reliant l’océan 18


au centre du Congo, lui aussi, fut payé par le sacrifice de vingt-cinq mille hommes, principalement locaux. Quant à l’essor que connurent les institutions éducatives et de santé, il fut initié surtout par le travail des missionnaires et organisé tardivement par les pouvoirs coloniaux. Elles étaient indispensables pour garantir l’existence d’une main-d’œuvre productive et d’une administration locale. Le néocolonialisme, caractéristique de la mondialisation actuelle, a poursuivi, sous d’autres formes, les mécanismes d’extraction des richesses.


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La logique de la mondialisation capitaliste

de l’économie, sous l’égide du capital, bouleverse les sociétés, il est étonnant de constater que la méconnaissance de la manière dont elles fonctionnent soit encore aussi grande.

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LORS QUE LA MONDIALISATION

Une évidence mondiale Selon le discours capitaliste sur la société, toutes ces réalités coexistent ou se meuvent dans un monde où les intérêts de classe n’existent pas et où les processus sont linéaires. Le marché est une main invisible qui régule les échanges par la loi de l’offre et de la demande et, par conséquent, plus le marché est libre, plus l’économie sera au service du progrès humain. Le seul oubli, mais il est de taille, est celui de l’existence de rapports sociaux inégaux, aujourd’hui à la dimension mondiale. Dans cette perspective, le marché total ou royaume des battants signifie l’élimination des perdants, alors même que c’est leur position dans le système productif (aujourd’hui mondial) qui, le plus souvent, a défini leur sort. Pensons aux chômeurs des sociétés industrielles, à l’immense 20


armée de réserve que constituent tous ceux qui, dans le Tiers Monde, sont réduits à des stratégies de survie. Les classes sociales profitant du système se sentent bien à l’aise et les autres sont parfois à ce point intoxiquées par ce style de discours qu’elles finissent par croire, elles aussi, dans le salut par le marché, sans autres considérations. Joseph Stiglitz, ancien vice-président de la Banque mondiale et prix Nobel de la paix, un homme du système, l’a reconnu, dans un livre célèbre : La grande désillusion (2002). Le discours écologique ignore aussi fréquemment la réalité des rapports sociaux. Trop souvent, en effet, il n’est question que de perspectives liées à l’environnement écologique et à leur analyse en termes d’effets physiques négatifs pour les espèces vivantes y compris les êtres humains. Mais n’est-il pas étonnant que le monde découvre la pollution quand les classes moyennes ou même les classes plus élevées commencent à en être affectées ? Depuis le début de l’industrialisation pourtant, les quartiers ouvriers étaient envahis par les fumées, ébranlés par les galeries minières, dépouillés de leur verdure. Et dès le début de l’exploitation coloniale des matières premières, des régions entières étaient déboisées, écologiquement agressées et souvent même physiquement détruites. L’écologie n’aurait-elle donc rien à voir avec les rapports sociaux ? Les grandes déclarations sur la durabilité du développement, sur les responsabilités vis-à-vis des générations futures, qui ont été officialisées lors des conférences de Rio de Janeiro et de Durban, ou de Kyoto 21


sur le climat, se gardent bien d’aborder cet aspect des choses. Les États-Unis bloquent toute décision ou tout texte qui pourrait faire obstacle à leurs intérêts économiques à travers le monde, mais qu’en pensent les habitants de la Côte atlantique de l’Amérique centrale qui ont perdu les deux tiers de leurs forêts ou les Ogonis du Nigeria, victimes de l’exploitation pétrolière, en particulier de la toute-puissante Shell ? Culture et rapports sociaux La rupture culturelle fruit de la modernité est le plus souvent attribuée au siècle des Lumières. C’est que la notion même de modernité met l’accent sur la culture et privilégie le rôle des idées dans la transformation des objectifs sociaux, des pratiques collectives et du progrès scientifique. Il faut donc s’interroger sur la relation entre culture et rapports sociaux. C’est une certaine modernité, véhiculée par le marché, lui-même dominé par les intérêts occidentaux, qui s’impose, avec toutes les conséquences de destruction culturelle et de réactions identitaires et violentes. La culture ne peut être séparée des rapports sociaux. Elle forme une part intégrante de cette réalité et, même si les aspects matériels et culturels peuvent être distingués, ils ne peuvent être séparés. C’est facile à comprendre. Les êtres humains sont des êtres de pensée et ils produisent constamment, un second niveau du réel, des représentations. C’est la caractéristique de la condition humaine de se représenter le rapport à la nature et les rapports sociaux, d’en faire une lecture, de classer les connaissances, 22


d’émettre un jugement valoratif. Aucun rapport social ne se construit en dehors des idées mais, en même temps, toutes les idées plongent leurs racines dans une représentation du réel. D’où les bouleversements d’une domination culturelle, qui ne peut se comprendre sans faire le lien avec le champ économique. La fonction du marché L’activité mercantile se développe quand l’économie peut se détacher de l’agriculture et échanger des biens. Le mercantilisme européen commença, dès le XIIIe siècle, à produire une bourgeoisie urbaine qui s’émancipa de l’ordre féodal, aussi bien dans la sphère du politique que dans celle des représentations et de l’éthique. Mais la bourgeoisie ne parvint à véritablement dominer la société et à faire partager son idéologie que lorsque l’accumulation des richesses, produites en grande partie par les entreprises coloniales du Sud de l’Europe, permit de financer un nouveau mode de production des biens matériels par l’in- Une parcellisadustrialisation. C’est cette dernière tion du travail qui permit, par une parcellisation du travail, de séparer le travailleur de la maîtrise des moyens de production (l’ouvrier en contraste avec l’artisan) et donc de créer un nouveau rapport social entre le capital et le travail. Ce qu’il est important de souligner, pour comprendre le capitalisme contemporain, c’est que les rapports sociaux que ce capitalisme produit et reproduit, même s’ils prennent aujourd’hui de nouveaux aspects, sont plus réels 23


que jamais. En effet, la logique de l’accumulation exige toujours que le revenu du capital se construise sur le travail, même s’il réussit à s’alimenter également à d’autres sources d’accumulation : les dettes colossales des États, le narcotrafic et d’autres opérations permettant des gains considérables et rapides. Même si la classe ouvrière des vieux pays industrialisés a réussi par ses luttes sociales à faire croître sa part de revenus et même si les anciennes colonies ont gagné leur indépendance, même si une nouvelle division internationale du travail s’esquisse, il n’en reste pas moins que le système économique, aujourd’hui dominant, construit plus que jamais un antagonisme de classes, notamment à l’échelle mondiale. Le progrès est identifié à la croissance, cette dernière à des Le progrès est indices de production de biens et de identifié à la services, celle-ci à la capacité d’ac- croissance cumulation qui en résulte et qui, à son tour, exige toujours plus de compétitivité et de réduction de ses coûts. Bref, le rapport social qu’est le marché dans sa forme capitaliste porte en lui-même les inégalités. Il cesserait d’exister s’il ne les reproduisait pas aujourd’hui à la dimension mondiale et s’il n’était pas prêt à utiliser la guerre pour assurer la reproduction de son empire.

Des exploitations à camoufler Tout un vocabulaire nouveau tend à faire oublier cette réalité de base. Certains disent que le grand clivage, aujourd’hui, est celui entre les consommateurs et les pro24


La solution universelle ? La structure du rapport social n’est pas remise en question, parce qu’elle est simplement ignorée ou seraitce qu’elle est ignorée parce qu’elle n’est pas contestée ? Le problème est que la force de persuasion de ce discours est telle qu’il parvient à passer dans les classes les plus concernées, c’est-à-dire les classes subalternes de celles qui possèdent les pouvoirs de décision économique. Elles aussi finissent par penser que le marché est la solution universelle, sans se rendre compte du rapport qu’il impose dans sa version capitaliste et qui, parce qu’il est mondialisé, ne peut être aujourd’hui mesuré qu’à cette dimension.

ducteurs. Cette conception laisse de côté les limites mises au pouvoir d’achat de ceux qui doivent coûter moins à la production ou dont on n’a pas besoin dans le processus productif actuel. D’autres concepts sont transformés. On parle d’exclusion plutôt que d’exploitation — or c’est un tout autre rapport social, l’exclusion pouvant être éventuellement résolue par une inclusion sans remettre en question la logique d’exploitation. Les mots ne sont donc pas innocents. Pourquoi, par exemple, parler d’équité plutôt que de justice ? Cela correspond à une vision qui a l’avantage de ne pas contester le rapport social antagoniste du système économique capitaliste, tout en accordant à chacun, selon sa position, une part équitable du 25


produit social. Ne serait-ce pas des conceptions, sans doute humanistes, mais essentiellement bourgeoises, car elles vont bien dans le sens d’un sauvetage du système de marché capitaliste mondial, en évitant qu’il ne succombe sous ses propres abus ?

Une immense capacité d’adaptation Ce dont il faut aussi se rendre compte, c’est de l’immense capacité d’adaptation du système capitaliste. Non seulement sa logique ne s’épuise pas dans le modèle industriel à haute intensité de travail, mais elle parvient, aujourd’hui, à fomenter la croissance en diminuant l’emploi et à créer l’accumulation au départ de ses propres contradictions. Ainsi, les mesures écologiques du recyclage, de la protection de l’environnement deviennent de nouvelles sources de profit. Il est évident que la transition vers une autre logique d’organisation de l’économie sera longue. Le capitalisme, qui a pu constituer les bases matérielles de sa reproduction, c’est-à-dire le morcellement du travail et sa soumission à des technologies toujours plus poussées, semble avoir encore de l’avenir devant lui, d’autant plus qu’aujourd’hui l’intégration du système productif est devenue mondiale. Ce fut d’ailleurs la faiblesse du socialisme d’avoir dû « courir avec les jambes du capitalisme », selon l’expression de Maurice Godelier, l’anthropologue français, c’est-à-dire sans avoir pu créer suffisamment de nouvelles formes techniques et sociales qui lui auraient permis de se reproduire sans devoir recourir à une surproduction idéologique, caractérisée par la langue de bois. 26


Cependant, une conscience nouvelle est en train de naître, celle de l’épuisement des ressources non renouvelables et celle de la destruction de l’environnement, qui commencent à mettre en danger le processus d’accumulation lui- Une nouvelle même. Le court terme qui caracté- conscience rise les pratiques du capitalisme provoque une contradiction telle, que surgit, pour la première fois peut-être, la conscience que le capitalisme sans frontière est une illusion. Une deuxième contradiction est celle de l’exploitation du travail. Non seulement l’accumulation du capital introduit des pratiques de diminution des revenus du travail, ce qui ne peut avoir que des effets négatifs sur l’écoulement de la production (crises de sous-consommation), mais la destruction des sociétés qui en résulte, cette fois réellement sans frontières, provoque des réactions liées à l’introduction du marché total. Dans les secteurs industriels, une croissance parallèle à la diminution de l’emploi ou à la réduction des revenus du travail débouche sur des mouvements sociaux plus importants que prévus. Sans doute ne faut-il pas écarter les motifs spécifiques à chaque société, les conflits sont toujours le résultat d’un faisceau de facteurs. Mais il serait tout aussi illusoire de ne pas voir l’impact des logiques du système économique mondial sur les événements de Somalie, du Rwanda, du Zaïre, du Liberia ou du Nigeria, sur ceux de Sri Lanka ou sur le renouveau de la violence contre les dalits en Inde, sur le radicalisme des mouvements isla27


miques en Iran, en Algérie ou en Égypte, sur les guerres de l’Irak, sur la révolte du Chiapas ou les violences en Colombie, au Pérou ou les longues guerres en Amérique centrale. Quand Marx disait, il y a plus de cent ans, que le capitalisme détruit les deux sources de sa propre existence, la nature et les êtres humains, il mettait le doigt sur une réalité qui, aujourd’hui, a considérablement élargi sa dimension à l’échelle mondiale. Que va-t-on pouvoir mercantiliser dans l’avenir sans crouler sous le poids des contradictions ? Jus- Le capitalisme qu’où ira la guerre commerciale détruit les deux entre les pôles du capitalisme mon- sources de sa dial contemporain, les États-Unis, propre existence, l’Europe et, troisième pôle, le la nature et les Japon et les nouveaux pays indus- êtres humains trialisés d’Asie ? En restera-t-elle au niveau des joutes juridiques et des représailles économiques ? Jusqu’où ira la militarisation des rapports sociaux mondiaux, aujourd’hui que nous vivons dans une unipolarité dominée par les États-Unis, puissance capitaliste par excellence ?


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Le fer de lance : les entreprises transnationales

internationales ont existé depuis des siècles, l’époque contemporaine est caractérisée, comme nous l’avons déjà souligné, par une intégration des processus de financement, de recherche, de production et de distribution et par leur concentration entre les mains de sociétés ou de groupes contrôlant des espaces répartis sur l’ensemble de la planète.

S

I DES RELATIONS

Origines et histoire des entreprises transnationales (ETN) Le développement actuel des ETN est lié essentiellement à la logique du système socio-économique capitaliste, construite sur le profit comme source d’investissement, lui-même destiné à développer des activités de production ou de services génératrices de nouveaux profits. Cette logique entraîne et enferme toute l’activité économique humaine dans une perspective mercantile. Sous peine de déclin, il faut constamment dépasser de nouvelles frontières et créer de nouveaux cadres juridiques : ce fut la nation, aujourd’hui ce sont des zones de libre-échange régionales ou internationales. 29


Contrastes La part du produit mondial que prennent les 200 premières firmes transnationales : 17 % en 1900 ; 24 % en 1960 ; 24 % en 1984 ; 31 % en 1995. La tendance est à l’accélération du processus. Selon l’OCDE, un quart de la production de l’Union européenne était contrôlé par les entreprises transnationales (ETN), en 1998, contre 17 % en 1990 (Financial Times, 28/03/02). La Cnuced (1996) affirme que depuis 1970, leur nombre aurait augmenté de 500 %. Elles contrôlent 10 % du PIB mondial et les deux tiers du commerce international, contre seulement la moitié en 1980. Si l’on compare leur importance dans l’économie mondiale par rapport aux États, on constate, par exemple, que Ford équivaut à la Norvège (147 milliards de dollars, contre 153) et que la firme japonaise Mitsui dépasse l’Arabie Saoudite (145 milliards de dollars, contre 140) ou encore que Mitsubishi est économiquement plus puissant que la Pologne (respectivement 140 milliards de dollars et 136). Cependant, le terme transnational est ambigu, car si les activités sont réparties dans l’univers entier, les centres de décision restent très liés avec les pays d’origine. Ainsi, en 1999, plus de 90 % des sièges des ETN se trouvaient dans la triade (États-Unis : 43,8 %, Europe, 36,6 %, Japon, 15,4 %) et seulement 9,2 % ailleurs, dont 8 % dans les pays en développement.

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Il s’agit de faire constamment baisser les coûts de production : maintien d’un faible prix des matières premières, recherche de la main-d’œuvre la moins chère possible, réorganisation du travail, développement des technologies et, face à la résistance et aux conquêtes sociales des travailleurs, ingénierie sociale sans cesse nouvelle ou même usage de la répression. Bref, la poursuite du profit s’est rapidement détachée de la réponse aux besoins. Théoriquement, dans le cadre d’un marché hypothétique, l’offre doit correspondre à la demande et l’équilibre devrait en être le résultat (la main invisible), mais en fait, l’offre se dirige vers la demande solvable et s’efforce éventuellement de créer des besoins nouveaux. Il en résulte aujourd’hui la constitution, au sein de l’humanité, d’une immense « foule inutile » pour le marché, Il faut dont on découvre le caractère po- constamment tentiellement dangereux pour le dépasser système. Le discours de Kofi de nouvelles Annan au Forum mondial de l’éco- frontières nomie (Davos) à New York en janvier 2002, rappelant les dangers que la pauvreté représentait pour la sécurité des entreprises et des détenteurs de capitaux, en est une illustration. La concentration de l’activité économique, afin de créer des économies d’échelles, de rationaliser la production ou la distribution, de faire baisser les coûts, d’obtenir des conditions favorables d’investissement, d’établir un meilleur rapport de force avec le travail ou avec l’État, a toujours fait partie des stratégies du capital. Aujour31


d’hui, les ETN ont pris le relais, développant et s’appuyant sur les nouvelles technologies de la communication et de l’informatique. Elles s’inscrivent donc dans la logique socio-économique du capitalisme. Stratégies et mécanismes de fonctionnement L’intégration du processus de production à l’échelle mondiale a été favorisé par la révolution informatique et par la forte chute des prix des transports, ce qui renforce pour les entreprises la nécessité d’un organe intégrateur central et exige également une concentration du capital. Au cours des années quatre-vingt-dix, les fusions d’entreprises se sont multipliées, renforçant le pouvoir de certains groupes. Or, une telle stratégie ne crée point, par elle-même, de richesses, ce qui explique pourquoi, alors que la puissance économique se concentre, la croissance mondiale Les fusions ralentit. Au cours des années 2000 d’entreprises et 2001, les investissements directs à l’étranger des ETN furent destinés pour 90 % à l’achat ou à la fusion d’entreprises déjà existantes et seulement 10 % correspondirent à la création d’entreprises nouvelles ou à l’amplification des capacités de production existantes. Il faut y ajouter que leurs énormes réserves financières et leur cotation en bourse contribuèrent à l’accélération de la spéculation, aux catastrophes financières que l’on a connu aux États-Unis (Enron), et aux énormes fraudes (Vivendi Universal, Total-Fina-Elf, etc.). Les ETN disposent de nombreux moyens pour déployer leurs stratégies. Nous n’en citerons que quelques32


uns. Tout d’abord, sur le plan de la recherche, elles font des alliances avec de nombreux centres de recherche, notamment dans les universités, installant leurs laboratoires près de ces dernières et créant des chaires à leur nom pour l’enseignement. Notons cependant que, dans le domaine pharmaceutique, où, selon le PNUD, seulement 0,2 % de la recherche est consacrée à la tuberculose, la diarrhée et la pneumonie, qui représentent 18 % des maladies à l’échelle mondiale, mais principalement dans le Tiers Monde. Il est plus rentable de produire pour les couches de population ayant des revenus plus élevés et dont la morbidité se situe dans d’autres domaines.

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Une autre méthode de fonctionnement tout à fait centrale est celle de la sous-traitance. La rapidité des communications facilite la recherche des sous-traitants dans tous les coins du monde, ce qui permet de sélectionner les sites de production La les moins chers et où la législation sous-traitance sociale, fiscale et environnementale est la moins contraignante. Ce mécanisme de recours à la sous-traitance permet de produire rapidement, en petites quantités et à faibles coûts. Il dégage les ETN de leurs res-

La sous-traitance chez Nike Nike ne possède aucune usine. Elle a fondé sa réussite industrielle sur l’utilisation d’une main-d’œuvre à bon marché. Toute sa production est confiée à des sous-traitants. En ce qui concerne les chaussures, elles sont pour la grande majorité fabriquées par des entreprises situées essentiellement dans des pays à bas coûts salariaux et notamment en Asie (Thaïlande, Chine, Corée…). Au total, plus de 500 000 personnes travaillent pour Nike dans le monde chez des sous-traitants. Or, la multinationale américaine ne salarie que 20 000 personnes réparties entre sa maison mère aux États-Unis, ses bureaux continentaux (Amsterdam pour l’Europe) et ses sièges nationaux (200 employés par exemple en France) qui occupent essentiellement des fonctions financières, commerciales, design, marketing, etc.

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ponsabilités d’employeur tout en leur garantissant les privilèges de leur position de donneurs d’ordre. Outre l’utilisation du champ politique, la constitution de monopoles permet de faire pression sur les producteurs, afin de faire baisser les prix. Ainsi, l’acquisition, en Hongrie, de l’ensemble des six entreprises traitant des semences de tournesol par la société agro-industrielle Montedison, contrôlée par la transnationale italienne Feruzzi, fit l’objet d’une plainte contre l’entreprise d’État qui avait effectué la privatisation, car celle-ci avait permis à la transnationale ayant établi un monopole, de faire baisser le prix payé aux producteurs et d’augmenter les prix de vente. Les conséquences sociales de telles politiques sont, dans certains pays surtout du Sud, vraiment dramatiques. Ainsi, au Sri Lanka, les petits producteurs de riz sont obligés de vendre le paddy à un prix inférieur au coût de production. Ajouté à la privatisation de l’eau d’irrigation actuellement en cours, cela les forcera à vendre leurs terres à des groupes plus puissants, locaux et étrangers, dont certaines ETN, sans pouvoir pour autant se réintégrer dans d’autres activités économiques. Il faut encore ajouter les pressions des organismes financiers internationaux pour que le pays abandonne la culture du riz, afin de se lancer dans des productions d’exportation, l’amenant à nouveau, comme dans la période coloniale, à dépendre de l’extérieur pour son alimentation de base. En même temps, ces mêmes organismes interdisent de développer une politique de subsidiation pour les plus démunis. 35


Nestlé au Sri Lanka Le Sri Lanka produisait du lait, qui pendant longtemps fut subsidié par l’État, ce qui fut aboli par les exigences du Programme d’ajustement structurel imposé par le FMI. En 1981, un plan de collecte et de distribution des produits laitiers fut négocié par le gouvernement avec Nestlé. L’entreprise privée prit la place de l’organisme gouvernemental qui régulait le secteur. Le lait frais disparut face au lait en poudre. Une intense publicité fut lancée pour persuader les gens des avantages de ce dernier qui entre-temps était passé de 4,5 roupies les quatre cents grammes en 1977 à 219 roupies en 2001. Malgré l’inflation, cela signifiait une augmentation considérable. Or, au Sri Lanka, plus de deux millions de familles, surtout rurales, ne disposent que d’un revenu mensuel ne dépassant pas mille roupies, ce qui exclut pratiquement de la consommation de lait la majorité des enfants de cette catégorie de la population. La stratégie développée correspondait à des objectifs de rentabilité et non aux besoins vitaux des populations.

Préparer le terrain pour une politique commerciale est aussi une stratégie importante. Ainsi, en Thaïlande, une ONG américaine, appelée ISAAA (International Service for the Acquisition of Agrarian Biotech Applications), s’est donnée pour tâche « de promouvoir l’ingénierie 36


technologique génétique auprès des paysans thaïs, mal informés sur la question ». Il s’agissait, selon l’ONG, d’un partenariat entre pays riches et pays en développement, pour un transfert de connaissances, destiné à « éliminer la pauvreté parmi les paysans asiatiques par l’usage de techniques biologiques ». Or, cette ONG est financée par les ETN de l’agrobusiness, Cargill, Monsanto et Novartis, et prépare ainsi la voie à l’introduction des semences génétiquement modifiées. Le pouvoir de décision écono- Une influence mique ainsi concentré entre les très grande mains des entreprises transnatio- sur les instances nales permet d’exercer une in- politiques fluence très grande sur les instances politiques, notamment sur les Nations Unies, sur l’Union européenne, l’ASEAN, le Mercosur…

Répartition des revenus


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Une éthique et une politique pour une autre mondialisation

du mouvement contre la domination mondiale du capital sont nombreuses. Elles sont orientées surtout vers des alternatives, non pas simplement pour corriger les abus et les excès du système capitaliste, mais pour transformer sa logique.

L

ES REVENDICATIONS

Des alternatives pour répondre aux impasses Le bilan de la phase néolibérale de l’accumulation du capital se solde par des conséquences particulièrement négatives. Une série d’impasses se manifestent. Impasse écologique, manifestée par la conférence de Kyoto sur le climat, le problème des ressources non renouvelables, etc. Impasse économique, notamment du système productif, de moins en moins alimenté, face à la prédominance du capital financier. Impasse sociale, illustrée par la répartition des revenus dans le monde : 82 % absorbés par les 20 % les plus riches, et seulement 1,4 % par les 20 % les plus pauvres. Impasse politique, illustrée par ce qui s’est passé en France : une droite porteuse du système économique capitaliste amenée au pouvoir par des votes majoritaires ; une gauche, qui à force de vouloir 38


humaniser le système, en devient le gestionnaire ; une extrême-droite qui rassemble un nombre important de victimes du système et un ordre international dominé par les entreprises transnationales et la force militaire des États-Unis. On Impasses écolopourrait y ajouter les impasses cul- gique, éconoturelles, avec la marchandisation mique, politique progressive de la culture et la crise et culturelle de l’éthique sociale. Aujourd’hui, cependant, on assiste à une explosion des réactions, aussi bien dans le Sud que dans le Nord. Les groupes sociaux qui se manifestent deviennent de plus en plus nombreux et dans de plus en plus de secteurs : non seulement les syndicats ouvriers, mais aussi les paysans sans terre, les peuples indigènes, les groupes ou les castes opprimées, les femmes, les jeunes, les travailleurs des services, les petits paysans et entrepreneurs, etc. Cela s’exprime notamment dans les grands rassemblements, de Seattle à Gènes et particulièrement par le Forum social mondial de Porto Alegre. Tout cela manifeste également une recherche profonde de sens, de spiritualité, de justice. L’apport de Porto Alegre a été important sur le plan culturel. On est sorti de la culture prônée par Mme Thatcher : « Il n’y a pas d’alternative » : pour entrer dans une autre culture, « un autre monde est possible ». Or, il ne s’agit pas d’un rêve. Lors de la réunion de Porto Alegre 2003, des centaines d’alternatives, à tous les niveaux, ont été proposées. En effet, jamais tant de richesse n’a existé sur la planète, mais on produit pour le profit et non pour les 39


besoins. Le progrès scientifique est souvent paralysé par le capital, dans les domaines de la biochimie, des fertilisants, de l’énergie, de la pharmacie, car les grandes firmes transnationales paralysent la transmission des connaissances en prenant des brevets et en établissant des monopoles.

Selon les Nation Unies, l’imposition de 10 % des deux cents plus grandes fortunes pendant dix ans permettrait de résoudre tous les besoins d’éducation, de santé, d’habitat pour l’ensemble de la population de la planète. Les niveaux d’alternatives auxquelles nous avons fait référence sont triples. ➀ Il y a d’abord celui de l’utopie : quelle société voulonsnous, quelle éducation, quelle communication, quelle entreprise, quel travail… ? Ce qui n’est pas dans l’ordre de l’impossible, mais bien dans l’ordre du souhait. L’utopie est à construire collectivement et à redéfinir sans cesse. Les utopies ne tombent pas du ciel. Il s’agit de réintégrer l’économie dans la société, au service des besoins de tous les êtres humains à travers le monde et de renverser la logique de la société au service des intérêts d’une minorité. ➁ Un deuxième niveau est celui des alternatives à moyen terme. On peut en citer beaucoup dans de nombreux 40


domaines. Elles prendront du temps, parce qu’elles sont complexes ou parce que le système va se défendre. Ainsi, la constitution de pôles économiques régionaux, permettant une autre configuration de la mondialisation et une moindre puissance des compagnies privées transnationales, est une orientation possible. À moyen terme, on peut aussi revendiquer l’abolition des paradis fiscaux, l’annulation de la dette du Tiers Monde, l’établissement d’une fiscalité européenne. Sur le plan politique, il est indispensable de lutter pour une démocratisation des Nation Unies, aujourd’hui de plus en plus colonisées par les entreprises multinationales. Il en est de même d’une transformation en profondeur des organisations financières et commerciales internationales telles que la Banque mondiale, le FMI et l’OMC. Un objectif possible est également la démilitarisation du monde. Sur le plan écologique, bien des buts peuvent être et sont aujourd’hui poursuivis, depuis la réduction drastique des émissions de gaz provoquant l’effet de serre jusqu’à la suppression ou la transformation des engrais chimiques. Sur le plan culturel, il s’agit du rétablissement de l’égalité des cultures à travers le monde. ➂ Enfin, à court terme, les régulations peuvent faire l’objet des grandes revendications à l’échelle mondiale : régulation économique, telle que la taxe Tobin (voir encadré plus loin), l’ensemble des mesures de l’économie sociale, etc. D’un point de vue politique, on peut citer toutes les luttes en cours pour réhabiliter les services publics, 41


notamment dans les domaines de l’eau, de l’énergie, des transports, etc. Sur le plan culturel, les protections contre l’écrasement de la culture font également partie de ce niveau.

James Tobin : Économiste américain, Prix Nobel d’économie en 1981, proposait déjà en 1972 une taxe de 0,01 % sur les transactions sur les devises. L’important est d’être bien conscient qu’il existe des alternatives dans tous les domaines et à tous les niveaux et que la question est donc celle de la volonté politique de les réaliser. Le besoin d’une éthique et d’un réenchantement Tout système économique et social a besoin d’une éthique. Le principal artisan de l’éthique du capitalisme a été Adam Smith, qui affirmait que ce système économique, favorisant l’initiative individuelle, valorisait la personne. Pour lui, le marché était également un régulateur des intérêts contradictoires. Le néokeynésianisme lui aussi se base sur une éthique. Il s’agit d’une réaction contre les abus et les excès du système capitaliste. Il faut réguler le système, solution la plus efficace à court terme pour amener plus de justice. Cela permet aussi d’éviter les coûts humains d’un changement radical. Les grandes religions se trouvent dans une position semblable et c’est le cas notamment des doctrines sociales des Églises chrétiennes. Cependant, la critique 42


des abus et des excès est, en fin de compte, utile au système lui-même. En effet, aucun régime économique ou politique ne peut se reproduire à long terme au milieu des abus et des excès. Tous ont besoin d’instances critiques. Enfin, le post-capitalisme développe une perspective qui va au-delà de la critique des abus et des excès et qui débouche sur celle de la logique même du système capitaliste, notamment le fait de définir l’économie par le profit et de transformer toutes les activités humaines en marchandises. Cela exige une analyse en profondeur, montrant que le système économique contemporain ne répond pas aux Un nouveau mode objectifs mêmes de l’économie : une de production activité humaine destinée à con- ne sera pas struire les bases nécessaires à la vie l’affaire d’une physique et culturelle de l’ensemble seule génération des êtres humains dans le monde. De ce point de vue, le système capitaliste apparaît comme le système le plus inefficace que l’histoire de l’humanité ait jamais porté. L’éthique du post-capitalisme est donc radicale. Elle se situe cependant dans le long terme, car s’il a fallu plus de quatre siècles au capitalisme pour construire les bases matérielles de sa reproduction sociale, avec l’industrialisation et la division du travail, l’élaboration d’un nouveau mode de production ne sera pas l’affaire d’une seule génération. Il s’agit donc de déterminer les étapes de la transformation radicale. Par ailleurs, l’humanité contemporaine cherche également un réenchantement du monde. En effet, Max Webber, le sociologue allemand, avait bien montré comment 43


la modernité, dont le système économique est le capitalisme, conduisait au désenchantement. D’une part le développement d’une rationalité instrumentale au service de la performance économique et du profit a placé sous le boisseau tous les autres aspects de la vie humaine. D’autre part, la « modernité » portée par le développement du capitalisme aboutit à la destruction des symbolismes, notamment ceux, si fortement exprimés dans les cultures traditionnelles, de la symbiose entre l’homme et la nature et de la solidarité humaine. Il s’agit d’exprimer à nouveau ces deux perceptions, créatrices des conditions de l’épanouissement humain. Une telle recherche de sens et d’expression ne doit pas signifier le retour au passé et doit intégrer tous les apports d’une pensée analytique. Dans une telle entreprise, les arts, les philosophies, les religions ont un rôle particulièrement important à jouer. Le réenchantement peut nous faire redécouvrir les utopies, donner un sens à la quête du bonheur et exprimer l’intensité des résistances et des luttes sociales à l’échelle mondiale.

La mise en œuvre des alternatives La première chose à faire est de délégitimer la mondialisation telle qu’elle existe aujourd’hui. Cela doit rester constant, car la force hégémonique du capitalisme est considérable. Il réussit à faire passer ses objectifs dans la mentalité même de ses victimes. D’où un important travail culturel comme méthode de lutte sociale, qui exige à la fois analyse, développement d’une éthique et pédagogie. 44


Ensuite, en se rappelant que le marché est un rapport social, il s’agit de construire un nouveau rapport de forces. Face à la mondialisation du capital et à la fragmentation des luttes sociales, géographiquement et par secteurs, un autre pôle mondialisé se construit. Il s’agit également d’aboutir à des actions efficaces sur les bases mêmes du système, c’est-à-dire sa capacité de faire du profit. Le jour où Nike a vu ses profits diminuer de moitié à cause Un nouveau des campagnes concernant les con- rapport de forces ditions sociales de sa production, l’entreprise a dû changer de politique. Le jour où une grève générale européenne sera organisée pour des objectifs sociaux, un pas en avant aura été accompli. Enfin, il est important de noter qu’une simple accumulation des alternatives et des luttes pour les réaliser n’est pas suffisante. Il faut qu’elles s’inscrivent dans un processus transformateur de la logique du capitalisme qui domine l’économie mondiale. Tout cela s’inscrit dans une longue tradition de luttes sociales. Ce n’est pas notre époque qui l’a inventée, mais elle doit la vivre de façon spécifique, en retrouvant les motivations profondes qui animent les être humains partout dans le monde.

Le temps des convergences Le moment stratégique que nous vivons peut être appelé le temps des convergences. Celles-ci sont en effet fondamentales pour créer un pôle nouveau. Convergences entre mouvements sociaux anciens et nouveaux, 45


mouvements syndicaux liés à la contradiction capital/travail et mouvements portés par d’autres catégories sociales, aujourd’hui fragilisées par l’expansion mondiale de l’économie capitaliste (femmes, paysans sans terre, peuples indigènes…), pour dépasser la diversité des cultures de lutte et se retrouver dans un combat commun. Convergences entre néokeynésiens et postcapitalistes pour réaliser les alternatives à court et à moyen terme ; entre les luttes du Nord et du Sud, pour des alternatives complémentaires ; convergences entre croyants et noncroyants pour la promotion des êtres humains ; convergences entre croyants de diverses religions pour la justice ; convergences entre progressistes de divers partis politiques pour la réalisation des alternatives. Ce temps de convergences exige également d’être attentif aux stratégies de l’adversaire : division entre les différents éléments constitutifs des résistances et des luttes sociales, cooptation des mouvements sociaux et des ONG par les pouvoirs économiques ou par les grandes institutions d’ordre financier et commercial ; utilisation d’un vocabulaire semblable en donnant aux concepts un sens différent ; répression policière sous prétexte d’ordre et de sécurité ; militarisation du monde, que l’on justifie par la lutte contre le terrorisme ou le narcotrafic. Les grandes lignes pour la reconstruction et le réenchantement du monde sont claires. La recherche d’une éthique et d’une politique pour les réaliser est probablement la principale tâche de notre époque.

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Théologie de la libération À une époque où l’on parlait de développement du Tiers Monde, des théologiens latino-américains ont pris conscience qu’il fallait s’attaquer à la racine du mal : la dépendance des pays pauvres. Née dans les années 1960, cette théologie est d’abord une nouvelle manière de faire de la théologie : non pas à partir de débats philosophiques, mais en lien avec la vie concrète du peuple des pauvres. Au mot « salut » de la théologie classique, ces théologiens substituent celui de « libération », moins ambigu à leurs yeux. La théologie de la libération est donc une démarche engagée. Le père Segundo rappelle que le Christ était « partisan » (ou « partial »). Il « fut mis à mort pour avoir pris parti, de manière efficace, pour les uns et contre les autres ». L’éthique sociale développée par la théologie de la libération va au-delà de la critique des abus et des excès de capitalisme, pour s’adresser à la logique de ce système économique, créateur des inégalités et de l’exploitation. Elle se situe, à l’époque contemporaine de la mondialisation et de la militarisation du capital, dans la grande tradition du prophétisme biblique. Un document récent de la conférence épiscopale du Brésil a bien mis cet aspect en lumière. Remettant en question le fonctionnement même du système économique, sur base d’une analyse marxiste des sociétés, elle a fait l’objet de méfiances et de rejets, jusque dans le chef des autorités ecclésiastiques.


Bibliographie • AMIN S. et HOUTART F., Mondialisation des résistances. L’état des luttes 2002, Paris, L’Harmattan, 2002. • ANDREFF W., Les multinationales globales, Paris, La Découverte, 1996. • BEAUD M., Histoire du capitalisme, Paris, Seuil, 2000. • HOUTART F. et POLET F., L’autre Davos, Paris, L’Harmattan, 1999. • MOREAU-DEFERGES Philippe, La Mondialisation, coll. « Que sais-je ? », Paris, PUF, 1997. • STIGLITZ Joseph, La grande désillusion, Paris, 2002. • WALLERSTEIN Emmanuel, L’après libéralisme, Paris, L’Autre, 1999.

Table des matières Éditorial 1. La mondialisation, de quoi s’agit-il ? 2. Les étapes de la mondialisation capitaliste 3. La logique de la mondialisation capitaliste 4. Le fer de lance : les entreprises transnationales 5. Une éthique et une politique pour une autre mondialisation

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Ce cinquante-quatrième numéro de la collection « Que penser de… ? » a été rédigé par François Houtart, fondateur et responsable du Centre Tricontinental à Louvain-la-Neuve.

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Ce cinquante-quatrième numéro sur la mondialisation a été réalisé par François Houtart

La mondialisation

– Dossiers sur des questions actuelles –

Trimestriel • Éditions Fidélité no 54 • 15 mars 2003 Bureau de dépôt : Namur 1 Éd. resp. : Charles Delhez • 121, rue de l’Invasion • 1340 Ottignies

ISBN 2-87356-254-4 Prix TTC : 1,95 €

9 782873 562540

La mondialisation

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l y a bien longtemps que l’échange des marchandises s’est fait sur de grandes distances. Mais aujourd’hui nous assistons à l’interpénétration économique au travers des frontières, aussi bien des processus de production que de commercialisation, de financement ou de recherche. La structure sociale du marché est devenue mondiale. Elle est loin d’être équitable. Mais des forces de résistances, tant au Sud qu’au Nord, se manifestent et s’engagent pour une autre mondialisation. Des centaines d’alternatives existent. Tout est maintenant question de volonté politique…


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