A la grâce de Dieu

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André Louf

fidélité

A la grâce de Dieu



A la gr창ce de Dieu


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André Louf

A la grâce de Dieu Entretiens avec Stéphane Delberghe

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Du même auteur : • Heer, leer ons bidden, Lannoo, Tielt, 1971 (trad. en français, allemand, anglais, espagnol, italien, polonais, croate, hongrois, japonais, portugais). • Saint Antoine. Lettres, introduction et traduction, Éd. de Bellefontaine « Spiritualité Orientale » no 19, 1976 (trad. en espagnol). • Niets boven de liefde. Woorden van een abt ter meditatie, Lannoo, Tielt. • La voie cistercienne. A l’école de l’amour, Desclée de Brouwer, Paris, 1980 (trad. en anglais, espagnol, italien, japonais). • Seul l’amour suffirait. Commentaires d’évangile pour les années A, B et C, Desclée de Brouwer, Paris, 1982-84 (trad. en néerlandais, italien). • Inspelen op genade, Lannoo, Tielt, 1983 (trad. en français, anglais, espagnol, italien, portugais, polonais). • Geistliche Vaterschaft, « Münsterschwarzacher Kleinschriften » 26,

Münsterschwarzach, 1984.

• In brüderlicher Gemeinschaft leben, « Münsterschwarzacher Kleinschriften » 33,

Münsterschwarzach, 1986.

• Jan van Ruusbroec. Écrits I. Traduction (La Pierre brillante, Les sept Clôtures, Les sept Degrés

de l’Amour, Livre des Éclaircissements), « Spiritualité occidentale », no 1, Éd. de Bellefontaine, 1990. Tomes ii-iii-iv.

• Genade in zwakheid. Woorde van een abt ter meditatie, Lannoo, Tielt, 1992. • La grâce peut davantage. L’accompagnement spirituel, Desclée de Brouwer, Paris, 1992 (trad. en italien, anglais). • Jan van Ruusbroec. Écrits II. Introduction et traduction (Les Noces spirituelles), « Spiritualité

occidentale » no 3, Éd. de Bellefontaine, 1993.

• Jan van Ruusbroec. Écrits III. Introduction et traduction (Le Royaume des Amants, Le Miroir

de la Béatitude éternelle), « Spiritualité Occidentale » no 4, Éd. de Bellefontaine, 1997.

• Jan van Ruusbroec. Écrits IV. Introduction et traduction (Les Douze Béguines, Les Quatre

Tentations, La Foi chrétienne, Lettres), « Spiritualité Occidentale » no 5, Éd. de Bellefontaine, 1999.

• L’umiltà, « Sympathetika », Edizioni Qiqajon (Bose), 2000.


ÂŤ Si le grain de blÊ‌ Âť Il est des mots que l’on cueille comme des fruits mĂťrs ! Telle fut la naissance du titre de ce recueil d’entretiens. A la grâce de Dieu‌ comme la marque d’un abandon qui loin d’être dĂŠmission est accueil et engagement au tĂŠmoignage. A la grâce de Dieu‌ comme la reconnaissance que tout s’origine et s’accomplit dans le don que Dieu fait Ă tout homme de sa Vie et de son amour. A la grâce Ă Dieu‌ comme un bouquet de ÂŤ mercis Âť pour les visages croisĂŠs, les paroles ĂŠchangĂŠes, les ĂŠvĂŠnements vĂŠcus. ExpĂŠriences d’une telle intensitĂŠ qu’il est difficile de les taire ! Mais convient-il pour autant d’en parler ? Dilemme du moine, retirĂŠ en solitude, Ă qui l’on demande de parler de son expĂŠrience intĂŠrieure. GĂŞne, excuses, confusion‌ Sa vie au dĂŠsert n’est-elle pas tĂŠmoignage pour celui qui ÂŤ a des oreilles pour entendre Âť, ÂŤ des yeux pour voir Âť ? Pas question donc, pour AndrĂŠ Louf, de nous perdre dans les arcanes d’une autobiographie qui n’aurait d’autre but que de parler de soi, de s’offrir en exemple ou de satisfaire quelque curiositĂŠ. Non, il n’est pas un modèle mais un tĂŠmoin. Un chrĂŠtien, parmi d’autres, dont le rĂŠcit de vie, les intuitions, les passions s’offrent comme un tremplin pour que chacun puisse discerner au cĹ“ur de son existence, la trace de Dieu. Son souhait est simple : que chaque lecteur puisse se laisser porter au-delĂ de l’anecdotique pour percevoir le souffle de l’Esprit et s’en inspirer ! Ces entretiens se proposent donc davantage comme un itinĂŠraire Ă parcourir que comme un catalogue d’ÊvĂŠnements. Puisse donc ÂŤ l’iti5


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nérant-lecteur » entrer dans l’expérience qu’ils proposent et en découvrir ainsi toute la force vivifiante ! Alors ces quelques paroles de vie enracinées dans la Parole deviennent à leur tour, chair et vie. Stéphane Delberghe


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« Je leur dois beaucoup ! » Récits d’origines…

« Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, pour le pays que je t’indiquerai. » (Gn 12, 1)

— La Bible nous révèle combien Dieu se donne à connaître au fil des événements, des rencontres qui tissent nos histoires. C’est dire que le témoignage de foi qu’expriment votre vie monacale, vos écrits, vos conférences est le fruit d’une histoire qui a ses racines… — En effet, je suis né le 28 décembre 1929 à Leuven. Cela m’a valu le privilège d’être baptisé dans la Collégiale Saint-Pierre où on trouve le fameux baptistère attribué, par une tradition aujourd’hui remise en question, à Quentin Metsys. Louvain n’était toutefois pas la terre natale de mes parents puisque mon père venait du Westhoek, et plus précisément de la région d’Ypres, à la frontière française, non loin de l’abbaye du Mont-des-Cats d’ailleurs, et ma mère, de gistel, près d’Ostende. Mes parents étaient des croyants très engagés. Mon père, juriste de formation, avait commencé sa carrière comme avocat pour rapidement devenir « avoué », métier depuis lors disparu. — En quoi cela consistait-il ? — « L’avoué » était, en quelque sorte, un avocat nommé d’of7


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fice et chargé plus particulièrement des questions de procédure. Ceci pouvait l’amener à défendre des causes contraires à ses propres convictions humaines et religieuses. Je pense par exemple à la séparation d’époux. a cette époque, certains avocats refusaient de plaider en faveur d’un divorce. Ce que mon père, à cause de sa fonction officielle d’avoué, ne pouvait pas faire. Toutefois, très convaincu de la valeur du lien conjugal et de l’unité familiale, il avait sa façon à lui d’accompagner les époux dans une telle démarche. Pour lui, il ne s’agissait pas de gérer un dossier parmi d’autres mais, bien au contraire, d’aider les personnes à prendre conscience de la gravité d’une telle décision, à se remettre face à leur propre liberté, et quelquefois à découvrir le chemin douloureux mais souvent fructueux de la réconciliation… — Témoignage d’une foi vécue au quotidien… — Oui. a la fois dans la vie sociale par des engagements multiples, mais aussi au cœur de la vie familiale par une pratique religieuse très fréquente. Comme nous habitions tout près de l’église Saint-Jacques à Bruges, maman pouvait participer chaque jour à la célébration eucharistique, emmenant ses enfants (mes deux sœurs cadettes et moi-même) dès leur plus jeune âge. Papa lui-même nous rejoignait plusieurs fois par semaine. Mais notre pratique religieuse ne s’arrêtait pas là, puisqu’il nous arrivait fréquemment de prier en famille. Par exemple, lorsque nous étions en vacances chez mon grand-père, nous priions quotidiennement le chapelet et la litanie des Saints. rituel bien ennuyeux pour un enfant, mais auquel nul ne pouvait échapper. — Vous semblez vous souvenir de ces habitudes parfois pesantes comme d’événements heureux. — Sans aucun doute. Les rites, comme l’ont souligné à de nombreuses reprises les sciences humaines, sont nécessaires à l’homme ; 8


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ils sont des instruments privilégiés de sa croissance. ainsi, il ne faut pas sous-estimer cette célébration régulière de la liturgie eucharistique dans la vie de l’enfant que j’étais, car elle a progressivement façonné la conviction intérieure que l’homme ne s’engendre pas par lui-même mais qu’il se reçoit de Dieu. Ne sommes-nous pas appelés à expérimenter toujours davantage notre propre filiation divine ? Mais ce qu’il me paraît important de préciser de suite, c’est que cet engendrement progressif à la vie même de Dieu est l’œuvre conjointe et de Dieu et de l’homme… Se profile ici un thème qui m’est cher, et auquel nous reviendrons sûrement, à savoir l’articulation de la grâce de Dieu et de la liberté de l’homme. — A vous écouter, on perçoit combien les personnes qui vous ont accompagné ont été essentielles à votre découverte de l’appel de Dieu. — Cela se vérifie pour mes proches, mais tout autant pour mes éducateurs et enseignants. De souche chrétienne, j’ai tout naturellement reçu ma formation dans l’enseignement privé, les trois premières années chez des religieuses, et ensuite au Collège SaintLouis à Bruges. Ce collège était réputé, dans la province et dans le diocèse, pour la qualité de ses enseignants. En classe de poésie (la cinquième actuelle), notre professeur était l’abbé Viaene, qui était alors le rédacteur de Biekorf, revue linguistique fondée par guido gezelle, poète flamand très connu. Nous avions également l’abbé Demeulenaere qui était l’un des meilleurs spécialistes collaborant à cette revue. Leur vaste culture littéraire et leurs qualités pédagogiques nous ont donné une formation humaniste solide qu’une initiation à la vie spirituelle complétait avec bonheur. En effet, la vie au collège était marquée de part en part par des pratiques religieuses. Nous étions, par exemple, obligés de participer chaque jour à l’eucharistie, ainsi qu’aux vêpres, le dimanche. C’est à cette époque que j’ai commencé à apprécier la célébration de l’office. La liturgie était pour moi un moment important. J’attendais également avec impatience la retraite an9


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nuelle, prêchée généralement par un Père Jésuite ; j’y ai appris ce goût pour l’intériorité qui ne m’a plus jamais quitté. Je dois aussi beaucoup à mon père spirituel, qui était l’un des professeurs du collège. un homme profond, exigeant, qui me secouait quand j’en avais besoin. C’est lui qui m’a appris à prier, sans grands discours mais par la force de son témoignage. Lorsque je le rencontrais, cela se passait tout simplement. Je le vois encore se mettre à côté de moi, ouvrant son missel, lisant l’un ou l’autre texte de la messe du jour, les commentant et priant à haute voix. Y avaitil meilleure école pour quelqu’un qui allait se vouer plus tard à une vie particulièrement consacrée à la prière ? — On dit parfois qu’à l’origine d’une vocation, il y a un trio de relations : un parent, un prêtre (religieux ou religieuse) et un ami… Vous parlez peu des jeunes de votre âge. — Et pourtant, ils ont eu une importance capitale, presque autant que ma famille d’ailleurs. Je me suis, en effet, investi de tout mon cœur, et très jeune, dans les mouvements de jeunesse, et plus particulièrement dans la Katholieke Studenten aktie, qui était le pendant flamand de la JEC francophone. Engagement qui fut pour moi l’occasion d’une réelle croissance humaine et spirituelle. Tout d’abord, rapidement invité à assumer des responsabilités, il m’a fallu apprendre à prendre ma place face à des adolescents à peine plus jeunes que moi. De telles expériences m’ont aidé à découvrir des capacités jusqu’alors ignorées (facilité de parole, aisance dans les relations), et à acquérir un minimum de confiance en moi-même (sans trop céder à la vanité, j’espère !). La reconnaissance que j’y expérimentais m’aidait à prendre progressivement confiance en mes possibilités et à les développer. Ce qui me donna une certaine aisance pour animer des rencontres avec des jeunes ; notamment des cercles d’étude où nous traitions de thèmes préparés par la direction diocésaine du mouvement, sous la direction du célèbre Chanoine Dubois qui, pour 10


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la jeunesse estudiantine du diocèse de Bruges, représentait ce que Cardijn était pour la JOC dans toute la Belgique flamande. — Des qualités bien utiles à un pasteur, un homme de terrain… — Peut-être. Et cela n’a pas été sans me causer de problèmes lorsque j’ai pensé plus sérieusement à entrer à la Trappe. N’étaisje pas appelé à me donner entièrement à une mission pastorale, comme j’avais commencé à le faire jusqu’alors ? Discernement que l’approfondissement des liens créés ne facilitera pas. Ceux qui n’ont pas connu une telle expérience imaginent parfois difficilement combien, dans ces mouvements de jeunesse, se vivait une réelle fraternité faite de solidarité et d’entraide. Ce qui m’a toutefois aidé dans mon chemin de clarification, ce fut de continuer à nourrir ma foi. ainsi, pendant les deux dernières années des humanités, ce même mouvement nous proposait une formation spirituelle plus intense, visant à préparer ceux qui le désiraient à ce qu’on appelait, dans le style romantique de l’époque, un engagement de « chevalier ». Celui-ci comprenait une cérémonie d’adoubement qui se déroulait durant les vacances, au terme d’un camp de trois jours. Il faut dire qu’il était relativement conséquent pour un adolescent. Le « chevalier » s’engageait notamment à faire un quart d’heure d’oraison par jour, à fréquenter régulièrement la Parole de Dieu, à se faire accompagner spirituellement par un prêtre… autant de petits engagements qui deviendront de réels piliers de mon existence. — Cet engagement, dans la mouvance de l’Action Catholique, n’avait-il pas une dimension politique ? — En effet, nous y recevions une éducation à la citoyenneté, qui nous enracinait dans notre double identité, flamande et belge. Et ceci sans extrémisme. La KSa avait été créée, vers les années 1930, par Mgr Lamiroy, évêque de Bruges, entre autres choses pour éviter que la jeunesse catholique ne dérive vers le 11


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nationalisme flamand qui recrutait alors très largement. C’était une manière de donner droit à la revendication légitime d’exister comme flamand, mais avec le souci que cette différence clairement affirmée puisse devenir le socle d’une nouvelle fraternité. Cela a eu des retombées très positives. Si une bonne partie de la jeunesse catholique flamande n’a pas cédé, durant la dernière guerre, à la tentation de collaborer avec les mouvements appuyés par l’autorité occupante, elle le doit notamment à l’influence bénéfique exercée par la KSa. Cette préoccupation « identitaire » nous a toutefois causé quelques ennuis au lendemain de la Libération. a cette date, une partie de l’opinion publique confondait, de manière bien compréhensible, sentiment flamand et collaboration avec les allemands. C’est dire que notre option de continuer à revendiquer et à affirmer notre identité flamande n’a pas toujours été bien reçue. Je me souviens de nos hésitations lors de la préparation du cortège de la Libération, en mai 1945. Il ne faisait nul doute que nous arborerions l’emblème de notre mouvement et le drapeau belge. Mais convenait-il d’y joindre le lion flamand ? — N’était-ce pas un peu risqué ou, au moins, un peu rapide ? — Peut-être. D’ailleurs, nous savions qu’il y avait, dans la foule, des gens munis de pompes à eau pour nous accueillir fraîchement. Nous avons toutefois décidé de le faire, tout en nous préparant au pire. ainsi, avait-on astucieusement fait porter les trois drapeaux par des fils de fermier, montés à cheval, ce qui a efficacement découragé ceux qui avaient pensé pouvoir créer un incident. J’aimerais toutefois y insister : cette revendication de l’identité flamande se faisait sur fond d’amour de la patrie. au cœur de notre mouvement, nous avions vécu une espèce de « réconciliation avec la Belgique ». Je me souviens d’un moment tout particulièrement significatif. C’était durant l’occupation, à Waregem, lors d’une session d’études, comme on en organisait chaque année pendant les 12


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vacances d’été. Le Chanoine Dubois y annonça, sous un tonnerre d’applaudissements, qu’au jour de la Libération nous ajouterions la Brabançonne au « Vlaamse Leeuw ». Ce qui était loin d’être évident à cette époque. Je dois ajouter que mon père, lui aussi, a joué un rôle important, à sa façon, dans ma « réconciliation » avec la Belgique. S’étant distingué durant ses années à l’université comme un flamingant bon teint, avec à la clé quelques heures de détention lors d’une manifestation d’étudiants, il aurait pu, comme plusieurs de ses collègues, être tenté par quelque forme de collaboration avec l’occupant. Or, il sut garder la tête froide. Je l’entends encore me dire : « Les allemands n’ont pas seulement envahi la Belgique, ils ont aussi envahi la Flandre ! » C’était faire preuve d’un solide bon sens ! — En parlant de vos parents, de votre père spirituel, des mouvements de jeunesse, vous avez dit à plusieurs reprises « Je leur dois beaucoup ! » : vous sentez-vous en dette ? — D’une certaine façon. a condition de bien comprendre ce que cela veut dire. On pourrait parler, à l’instar des psychanalystes, de « dette symbolique ». C’est-à-dire d’un acte de reconnaissance dans tous les sens de ce terme. Je crois que, pour porter du fruit, l’homme doit apprendre à reconnaître celui qu’il est en vérité, et qu’une telle reconnaissance passe nécessairement par le fait d’accueillir sa propre filiation, son héritage particulier. Non pas comme un fardeau, comme le poids du passé qui pèse sur ses épaules, mais davantage comme une porte ouverte, une invitation à inventer l’avenir. S’engager sur cette voie conduit à coup sûr à la « reconnaissance », au sens d’action de grâce. C’est cela que je souligne lorsque je dis : « Je leur dois beaucoup ! » — Vous rejoindriez donc François Varillon lorsqu’il affirme que la

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grâce est composée de deux mouvements : celui du don gratuit et celui de la gratitude ? — C’est bien le mot qui m’habite : gratitude. Celle-ci n’a d’ailleurs fait que s’accentuer au fil des ans et des expériences. Lorsque qu’on accompagne des personnes dans leur chemin de maturation ou dans leurs premiers pas dans la vie monastique, on peut mesurer combien des défaillances à ce niveau-là causent de blessures parfois immenses. Comme si la personne n’avait pas de colonne vertébrale qui lui permette de se tenir debout, de se « verticaliser » comme disent certains auteurs. Je crois avoir reçu, en cadeau, cette force intérieure qui est la possibilité de dire qui je suis, de me situer… Il reste que rien n’est jamais définitivement joué. Certes, nous sommes façonnés par notre passé (positif ou négatif), mais jamais celui-ci ne peut complètement nous déterminer. Enfant, j’avais quasi naturellement un attrait pour les temps de solitude et de prière, mais cela ne veut pas dire que tout était acquis et que j’allais être un bon moine ! Ces prédispositions intérieures jointes à l’ambiance familiale constituaient un réel terreau, mais elles ne m’ont pas évité les tensions inhérentes à tout discernement. Et notamment les tensions entre mes désirs apparemment contradictoires de solitude et de relations, de contemplation et d’action pastorale. — Période d’heureuse instabilité, diriez-vous aujourd’hui ? — après-coup, sans aucun doute. Mais cela ne supprime rien au caractère douloureux et coûteux de ces phases de crise, au sens grec du terme krisis, à savoir de discernement. Saint Paul parle de douleurs d’enfantement : c’est bien de cela qu’il s’agit. De crise en crise, c’est l’Homme Nouveau qui est engendré en nous. Je pense être de ceux qui ont toujours plus ou moins spontanément pensé à une vocation religieuse ou sacerdotale. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Il m’a fallu, par exemple, prendre conscience de l’impact du désir inconscient et parfois explicite de mes parents. Je me souviens d’une parole de ma mère, au jour de ma confir14


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mation : « Pendant que tu étais devant l’évêque, j’ai prié pour qu’un autre jour vienne où tu serais de nouveau devant lui » ! C’était on ne peut plus clair. Et pourtant, il m’a fallu quelques jours avant d’en comprendre le sens. Vous vous doutez bien que lorsque, plus tard, le doute m’a envahi, comme cela arrive dans toute existence, et que j’ai remis en cause mon choix de vie, je n’ai pu éluder ce type de questionnement. Non pas pour me morfondre sur le passé, mais davantage pour apprendre à l’ouvrir sur de nouvelles possibilités. Ce fut un réel parcours de réconciliation avec moi-même et les autres qui m’a amené à découvrir peu à peu un véritable attrait intérieur qui se faisait sentir à une toute autre profondeur et m’a ainsi permis d’avaliser mon choix à partir de nouvelles bases. — Votre désir de vie sacerdotale trouvait donc en votre maman une alliée, mais qu’en était-il de votre papa ? — a cette époque, je dois dire que je « sentais » un appel à une vie donnée à Dieu, mais sans y voir trop clair. Vocation religieuse, monastique, sacerdotale ? Je n’y connaissais pas grand chose. J’étais en recherche, et donc à l’affût de tout ce qui pouvait m’éclairer. Mon père, outre ses activités professionnelles, était très engagé dans une association d’aide aux missions et aux missionnaires. C’était toujours fête à la maison lorsque des missionnaires en vacances nous rendaient visite. Ces nombreuses rencontres ont éveillé en moi l’idée d’une vie missionnaire, sans pour autant effacer une autre image qui était venue habiter mon cœur. Lorsque nous allions en vacances chez mon grand-père, nous pouvions voir au loin la silhouette de l’église abbatiale du Mont-des-Cats. Ce lieu m’intriguait. aux dires de mon père, là-haut habitaient des moines qui ne parlaient jamais. Voilà bien un endroit mystérieux pour un enfant. Il ne manqua évidemment pas de m’impressionner et d’éveiller ma curiosité. J’étais comme naturellement attiré là-bas. Ce sentiment intérieur a été amplifié par un événement somme toute anodin. Je 15


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devais avoir quinze ans. Maman avait comme aumônier de son mouvement d’action catholique un prêtre en qui elle avait mis toute sa confiance. Il était devenu une personne de référence dans la famille. On parlait fréquemment de lui, on l’évoquait volontiers au fil des conversations. Or, voici qu’un jour il décida, de manière bien imprévisible, d’entrer à la Trappe de Westmalle. Cet événement fut accueilli par maman presque comme une véritable catastrophe. On ne parlait d’ailleurs plus que de cela à la maison. Mais ce n’est pas tellement son choix de quitter le monde malgré ses diverses responsabilités pastorales qui a été déterminant pour moi, c’est plutôt le fait qu’il n’ait pu le mener à bien. En effet, pour des raisons de santé, ce prêtre (qui est d’ailleurs mort avec une réputation de sainteté) n’ait pu poursuivre son expérience à la Trappe et a quitté le monastère. Lorsque je l’ai appris, une idée s’est soudain imposée à moi : « Puisqu’il n’a pas pu poursuivre, pourquoi ne pas prendre sa place ? » C’était sans doute un peu naïf, mais cela a ébranlé quelque chose en moi. Le Seigneur se sert souvent de détails qui semblent sans importance pour manifester son désir. — Point de départ d’un travail de discernement plus approfondi… — Oui. a cette époque, j’ai commencé à me documenter. J’ai lu quelques livres, notamment sur l’abbaye d’Orval, ou un article sur celle de Westmalle. un jour, je me suis même échappé, à vélo, jusque Saint-Sixte, à Westvleteren, qui n’était pas très éloigné du lieu de mes vacances auprès de mon grand-père. J’y ai aperçu de loin quelques moines… Cela m’intéressait, mais sans rien de plus précis. J’en ai toutefois parlé assez rapidement à mon directeur spirituel qui, malgré un premier étonnement, a accueilli mon désir avec beaucoup de simplicité et de sérieux. Ce fut une expérience essentielle pour moi. Il ne m’a ni encouragé ni découragé. Il m’a plutôt mis en face de mon propre chemin d’intériorité, en m’invitant à vivre désormais les choses en profondeur. Ce fut un temps de maturation nécessaire. un peu plus tard, en mai 1945, plus exac16


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tement durant les vacances de Pentecôte, je rejoignais avec un ami les environs du Mont Kemmel pour y préparer un camp de jeunes. Efficaces comme nous l’étions, nous avions terminé l’ensemble des tâches fixées vingt-quatre heures avant le départ prévu. une question nous taraudait : comment occuper le temps soudainement disponible ? une idée me trottait bien dans la tête : du Mont Kemmel, on pouvait apercevoir le Mont-des-Cats. C’était l’occasion ou jamais ! Bien sûr, il y avait des obstacles. Tout d’abord, convaincre mon ami qui ne se doutait de rien et à qui je ne voulais rien révéler de mes projets. Ensuite et surtout, nous étions en Belgique et le Mont-des-Cats se trouvait en France. Il fallait donc traverser la frontière que la guerre avait rendue totalement hermétique à cette époque. La seule solution était donc d’emprunter les petits chemins. Solution qui nous attira tous deux : braver l’interdit, c’était bien de notre âge. au fond, au pire, ce que nous risquions, c’était d’être gentiment refoulés dans notre pays d’origine. — Ce qui a d’ailleurs failli vous arriver. — En effet. Sur le point d’entrer en France, nous tombons sur une patrouille de douaniers français. Il ne faisait donc aucun doute que nous retournerions rapidement à la case départ. C’était sans compter sur « l’ange qui veillait », pour parler de manière imagée, puisqu’à ce moment éclata un violent orage. Heureuse pluie torrentielle qui mit en fuite les douaniers, pressés de trouver un toit protecteur et qui nous permit, avec le même empressement, de traverser la frontière en direction du Mont-des-Cats. arrivés sur place en début de soirée, nous nous sommes signalés et avons été agréablement reçus. Le frère hôtelier nous a servi un repas, sans toutefois nous accorder l’hospitalité pour la nuit. Il ne nous connaissait pas et, de surcroît, nous avions quelque difficulté à nous exprimer en français. Il nous a alors indiqué la possibilité de loger dans la grange d’une ferme voisine, ce qui, pour des jeunes habitués à camper, ne posait aucun problème. Et tan17


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dis que nous nous apprêtions à rejoindre ce lieu d’hébergement, il nous proposa d’assister, si tel était notre désir, au dernier office de la journée, appelé complies. C’était la première fois que je participais à cette prière du soir et que j’entendais le chant du Salve regina, la prière à Marie qui clôture chacune des journées dans tous les monastères de notre Ordre. Ce fut un véritable « coup de foudre », pourrait-on dire (ce qui ne m’était pas arrivé lors de mon passage à Saint-Sixte). a la fin de cet office, j’étais convaincu que c’était là, dans cette abbaye, que Dieu m’attendait. rien n’aurait pu me faire changer d’avis.

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Tradition vivante…

« Si vous revenez vers lui de cœur et d’âme, pour vivre dans la vérité devant lui, alors il reviendra vers vous et jamais plus ne cachera sa face. » (Tb 13, 6)

— Comment vous êtes-vous expliqué cela à cette époque ? — Je n’ai pas cherché à me l’expliquer. Vous savez, lorsque vous vivez un événement d’une telle intensité, il envahit en un seul instant tout le champ de la conscience. Bien sûr, il sera soumis à l’érosion du temps, comme chacune de nos périodes de lumière, mais il marque de manière définitive une rupture radicale. Il y a un avant l’événement et un après. On n’en sort peut-être pas totalement différent, mais on n’est plus tout à fait le même. Tout, rationnellement, pouvait s’opposer à une telle décision : ma connaissance très rudimentaire du français, mon jeune âge, mon engouement pour le service pastoral. Mais non, c’était plus fort que moi. D’ailleurs, avant de quitter le Mont-des-Cats, je me suis empressé de prendre date avec l’hôtelier pour une future visite. Il a accepté volontiers, en soumettant toutefois cette nouvelle rencontre à une condition. Il fallait que je dispose d’un passeport en règle. rapide retombée sur terre ! Mais mon emballement était tel que je décuplais d’ingéniosité. Je peux bien l’avouer aujourd’hui car il y a prescription depuis belle lurette, 19


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et il n’y avait là, au fond, rien de bien méchant : j’ai fabriqué de faux papiers, non pas destinés à d’éventuels douaniers bien sûr, car la supercherie aurait été découverte sur le champ, mais à l’intention d’un hôtelier que j’espérais crédule. Bien inutilement d’ailleurs, puisque celui-ci ne me les a jamais demandés. — Ont commencé alors les différentes étapes qui vous mèneront à l’engagement définitif dans la vie monastique. — J’ai commencé par faire deux ou trois retraites de quelques jours. C’était une manière d’entrer progressivement en contact avec l’atmosphère du lieu, et de vérifier la permanence de cet attrait intérieur. Comme cela me semblait assez clair, je m’en suis ouvert à mes parents qui se sont montrés fort réticents. Pas tellement par rapport au choix de la vie religieuse ou sacerdotale, mais bien par rapport à un engagement aussi précoce dans la vie monastique. Je dois avouer, avec le recul du temps, que leurs raisons étaient pertinentes. Mon père surtout me trouvait trop jeune. L’avenir allait montrer qu’il n’avait pas tout à fait tort. a l’époque, je n’avais qu’entre dix-sept et dix-huit ans. Je n’étais d’ailleurs pas le seul dans ce cas puisque l’actuel abbé de la Trappe, à Soligny (près de Mortagne, en Normandie), auteur du livre Le Bonheur en Dieu, est entré à la même période que moi et ayant le même âge à quelques semaines près. Mon père trouvait en outre, soutenu en cela par des amis prêtres, que c’était du « gaspillage » de ne pas mettre au service de l’Église diocésaine les qualités que certains me reconnaissaient. Et puis, je désirais entrer dans une abbaye française ! Comme s’il n’y avait pas de Trappes en Belgique, et en Flandre notamment. Maman, quant à elle, n’a guère contesté mon choix. Pour autant que je m’en souvienne, elle l’a accueilli avec simplicité, peut-être même secrètement heureuse. Elle a d’ailleurs dû s’interposer pour tranquilliser mon père, puisque, somme toute, celui-ci ne s’est jamais réellement opposé à mon entrée. 20


TraDITION VIVaNTE

— Trouver la juste attitude, pour des parents, ne doit pas être chose aisée. — Non, effectivement. Ce qui importe, évidemment, c’est de vouloir le bien de son enfant. Mon père a été assez vite rassuré lorsqu’il m’a visité à l’abbaye et m’a découvert en paix. J’ai alors compris que ses résistances étaient, d’une part, sa manière de se situer par rapport à l’événement (on néglige trop souvent l’onde de chocs que des choix de vie aussi fondamentaux peuvent susciter chez nos proches) et, d’autre part, visaient à m’éveiller à un choix libre, ce que je n’ai pas pu saisir à ce moment-là. En tout cas, en ce domaine, l’excès nuit toujours. Trop de résistance peut décourager ou parfois même encourager indûment. Certaines personnes ont pu entrer dans la vie religieuse, stimulées, diraisje, par l’opposition de leurs parents, sans toutefois avoir de réelle vocation. Je suis donc heureux d’avoir rencontré quelque résistance chez mon père, mais aussi d’avoir vécu une réelle opposition, voire même de l’incompréhension de la part de mes compagnons d’étude, sans parler des manœuvres de certains de mes professeurs de collège qui avaient d’autres projets pour moi. rencontrer une telle opposition, que l’on pourrait appeler bienveillante, aide à donner une certaine consistance au choix que l’on fait. — Cette mise à l’épreuve n’est-elle pas systématique aujourd’hui ? — Il doit y avoir encore de ces « coups de foudre », mais il est exact que la plupart des monastères y réagissent aujourd’hui tout différemment. Il ne serait plus guère possible d’y entrer aussi jeune. Concrètement, par exemple, au Mont-des-Cats, on n’autorisera pas quelqu’un à entrer avant d’avoir atteint l’âge de vingt-trois ou vingt-quatre ans et d’avoir achevé son parcours d’études. On souhaite même qu’il ait pu déjà faire, d’une manière ou d’une autre, une expérience professionnelle. Cela n’empêche pas pour autant que l’éventuel candidat prenne part à la vie de 21


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la communauté durant des stages plus ou moins prolongés avant cette date. D’ailleurs, tel est aujourd’hui le parcours habituel. — De tels séjours suffisent-ils à clarifier un choix ? — Pour certaines personnes, oui. Quelqu’un qui n’est vraiment pas fait pour notre style de vie, le sent généralement dans les meilleurs délais. Pour les autres, cela peut les aider, étant cependant entendu, comme me le rappelait un jour un moine d’expérience, que pour entrer au noviciat, il faut des grâces d’illusion sans lesquelles on n’entrerait jamais ! Cela reste toujours vrai aujourd’hui. Plus tard, on sera amené à affiner les motifs de son choix, pour finir par s’apercevoir que l’on n’est au monastère qu’à cause du seul amour de Jésus. Mais au départ, il y a ces « grâces d’illusion » qui font qu’on vole, qu’on plane. Pas toujours, mais c’est souvent le cas. En ce qui me concerne, j’avais appris à construire ma personnalité « à la force du poignet », comme on disait. Dans la bouche de nos éducateurs de l’époque, on entendait souvent une expression flamande, difficile à traduire : il nous fallait devenir des « Jongens met wilskracht ». L’idée en était claire : on était censé être en mesure de tout réaliser par la « force de la volonté ». Cela ne pouvait que me conduire à me « casser le nez », si vous me permettez cette expression qui dit bien ce qu’elle veut dire. Épreuve salutaire s’il en est. Mais, rassurons-nous : ces prises de conscience se font progressivement. Toutes les illusions ne tombent pas du premier coup et en une seule fois. Quant à mon attirance pour l’activité pastorale, elle s’est apaisée grâce à une parole que Pie xi avait un jour adressée aux Chartreux, prétendant que « ceux qui, dans la vie cachée, se consacrent à la prière et à la pénitence, font beaucoup plus pour l’extension du règne de Dieu que ceux qui s’y consacrent par leurs travaux ». Ce multo plus du document pontifical m’a rendu la paix, au moins dans les premières années, même si, comme vous vous en doutez, d’autres crises devaient suivre. 22


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— On dit généralement que le temps du noviciat est un temps de maturation, de mise à l’épreuve. — C’est en effet un temps où le jeune moine va faire l’expérience, dans la durée, de la vie au monastère, et va être amené à lire ce qu’il éprouve à cette occasion sous le regard d’un « ancien » que l’on appelle Père Maître. Pour ma part, je garde un bon souvenir de mon Maître des novices, tout en confessant que je ne l’ai pas toujours apprécié sur le coup, car je le trouvais quelque peu sévère et distant, par rapport à moi en tout cas. Il était juriste de formation et était entré à l’abbaye à l’âge adulte. Il devint plus tard abbé d’une communauté italienne, fondée jadis par le Montdes-Cats, aux portes de rome. aujourd’hui, il me semble devoir dire que je lui dois énormément. D’abord, pour la dimension sérieusement monastique de son enseignement. Il nous introduisait à partir de la règle de saint Benoît aux anciennes sources monastiques que l’on fréquentait alors plus rarement qu’aujourd’hui, ainsi qu’aux œuvres de saint Bernard. Cela peut paraître étrange mais, à l’époque, c’est un livre du Père Louis Bouyer, Le sens de la vie monastique, qui avait comme réveillé les moines à ce qui constituait l’essentiel de leur vocation, alors que l’auteur n’était pas moine lui-même. Son ouvrage nous a tous beaucoup marqués, à commencer par notre Père Maître. Le Père Bouyer attirait plus particulièrement l’attention sur le rôle et la place de la Parole de Dieu, de la lectio divina, dans la vie du moine. Il faut se souvenir que vers la fin des années 1940, la lecture de la Bible en langue vulgaire n’était guère accessible au fidèle ordinaire, le Droit Canon l’interdisant. Mais notre Père Maître nous rassurait : par rapport à cette prescription du Droit, les moines, nous disait-il, avaient toujours gardé le privilège d’une exception. grâce à Dieu, ce qui était alors privilège et exception est aujourd’hui devenu le bien commun de tous les croyants.

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— Je voulais justement vous demander : qu’est-ce qu’être moine ? — Tout d’abord, il y a « moine et moine ». En fait, il existe un large éventail de possibilités et de types de vie monastique au cœur de l’Église, en Occident comme en Orient. Pour ce qui concerne les cisterciens, ceux-ci s’enracinent, comme la plupart des moines en Occident, dans la longue Tradition bénédictine. Celle-ci remonte au vie siècle de notre ère. a cette époque, Benoît de Nursie avait interrompu ses études à rome et s’était retiré comme ermite dans une grotte près de Subiaco. Sa sagesse et la radicalité de sa vie ont rapidement attiré de nombreux disciples. Ce qui l’a amené à élaborer des règles d’organisation de la vie au monastère afin de trouver un sain équilibre entre la prière, le travail et l’étude — ainsi qu’entre des éléments de vie solitaire et une vie fraternelle menée en commun. Cette règle fonde encore aujourd’hui l’identité monastique des bénédictins, des cisterciens et des trappistes. Elle témoigne d’une sagesse humaine et spirituelle peu commune. Elle n’en demeure pas moins exigeante, ce qui explique qu’au fil des siècles, on ait parfois eu tendance à s’en écarter et qu’un retour aux sources ait été nécessaire à intervalles réguliers ! — Vous voulez parler des grandes réformes qui ont jalonné l’histoire de la vie monastique en Occident ? — Oui, sauf que la plupart des ces réformes n’ont pas eu l’aspect spectaculaire qu’on leur a parfois prêté. Le phénomène de la réforme est inhérent à la vie monastique, et lui est même intérieur. Le moine est toujours un peu en instance de réforme. rien d’étonnant alors à ce que la vie monastique ait eu besoin d’un mouvement de réforme, deux à trois fois par siècle. C’est le contraire qui eût été inquiétant. Il y a plusieurs raisons à cela. Elle est d’abord une réalité incarnée dans l’humanité et dans le temps, et donc traversée de mouvements qui la tirent « vers le bas ». Mais aussi, à chaque époque, elle est confrontée à des mentalités et à des sen24


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sibilités nouvelles auxquelles elle est obligée de s’ajuster, sans perdre son identité profonde. On peut donc dire qu’il est de l’essence même de la vie monastique, comme de l’Église d’ailleurs, d’être en constant renouvellement, et ceci sans nécessairement donner naissance à des réformes éclatantes. Bien sûr, l’historiographie officielle a retenu quelques grandes réformes plus importantes que les autres, mais qui sont simplement emblématiques d’une dynamique fondamentale. D’ailleurs, les thèmes centraux et récurrents de ces différentes réformes (la séparation du monde, le silence, le retour au travail manuel, à la pauvreté individuelle et communautaire) concernent des questions qui ne cessent de se poser dans le quotidien de la vie monastique. au fond, il s’agit toujours de préciser les frontières de l’identité monastique par rapport à un environnement qui ne cesse d’évoluer. Ce qui d’ailleurs facilite le discernement des vocations qui se présentent. Plus l’expérience proposée est évidente et précise, plus aisément les candidats peuvent faire leur choix. La réforme de Cîteaux, à la fin du xie siècle, illustre assez bien le phénomène. Elle fut de fait impressionnante, tant par la qualité que par la quantité de son recrutement. Pensons notamment à saint Bernard dont le rayonnement était peu banal, et qui a même joué un véritable rôle politique, ce qui n’entre pas ordinairement dans le charisme de la vie monastique. Impressionnante également parce qu’elle combinait un retour à ce qui faisait le cœur de l’expérience monastique et une relecture des formes de vie sociale nouvelles, telles, par exemple, que la chevalerie. Il faut se rappeler qu’à l’époque tous les moines de chœur faisaient nécessairement partie de la noblesse. Les autres, ne sachant généralement ni lire ni écrire, devaient « se contenter » de l’état de frère convers. L’écart sociologique entre les deux couches de la société était alors important et se reflétait dans la structure de la communauté monastique. Il ne pouvait en être autrement. a Cîteaux se sont cependant dessinées les bribes d’un nouvel équilibre entre ces deux « mondes ». Cîteaux a également réussi, sur25


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tout à travers la littérature spirituelle abondante qu’elle a suscitée, à se brancher sur la sensibilité à la fois humaniste et spirituelle de son époque. C’est ainsi qu’elle a été à la source d’une mystique « amoureuse » qui portera des fruits jusque dans le xvie siècle et au-delà, et qu’elle a apporté une contribution originale à ce qu’on a récemment appelé la « théologie monastique ». On entend par là une théologie qui, à l’image de celle de la grande époque patristique, naît de l’expérience spirituelle et vise à la promouvoir en retour. Mais hélas ! malgré l’ampleur et la pertinence de la réforme inaugurée par les compagnons de saint Bernard, un nouveau mouvement de réforme s’amorce dès avant la fin du xiie siècle, au sein même de la famille cistercienne. — Pouvez-vous préciser ? — Même si les historiens se posent encore des questions à ce sujet, il semble qu’on puisse affirmer que, du vivant même de saint Bernard, deux tendances existaient déjà au sein de l’Ordre cistercien. L’une, dans la droite ligne de l’abbé de Clairvaux, représentait une orientation plus contemplative (Clairvaux, certains monastères de Bourgogne, des Pays-Bas, d’Espagne, d’Italie) ; l’autre, comprenant principalement des monastères situés en allemagne, Suisse et autriche, semblait plus ouverte au service du monde extérieur. Ces différences d’orientation ont progressivement conduit aux réformes du début du xviie siècle et finalement, vers la fin du xixe, à la séparation de l’Ordre en deux « branches » : les Cisterciens du Saint Ordre de Cîteaux (présents principalement en allemagne et en autriche, et jusque récemment à aubel, près de Liège) et les Cisterciens de la stricte observance. Ce mouvement centrifuge s’était encore accentué sous l’influence de l’abbé de rancé, abbé de la stricte observance, qui a imposé sa réforme personnelle au monastère de la Trappe (à Soligny, dans l’Orne). D’où l’appellation de « Trappes » (par exemple à Orval, Chimay…), toujours en vigueur aujourd’hui, 26


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pour les monastères qui, à un moment de leur histoire, se sont inscrits dans cette mouvance. L’abbé de rancé a longtemps été l’objet de controverses, tant il avait renforcé l’austérité de la vie au monastère. Des études récentes nous ont toutefois aidés à découvrir qu’au-delà des caricatures, il possédait de réelles qualités humaines et spirituelles qui en faisaient un authentique pasteur pour ses frères. Quelques siècles plus tard, la communauté de La Trappe allait, au détour d’événements très douloureux, montrer à nouveau le chemin du retour à l’austérité. En effet, comme vous le savez, la révolution française a quelque peu malmené l’Église, et notamment les communautés monastiques. Or, parmi les cisterciens de France, seuls les moines de La Trappe ont alors survécu aux différents troubles et massacres. Ils doivent la vie au fait d’avoir quitté la France en direction de la Suisse, sous la direction de Dom augustin de Lestranges. Le trajet fut on ne peut plus périlleux, tant à cause des violences extérieures que des difficultés de santé. Ce fut une véritable odyssée. Ceci n’a toutefois pas empêché Dom augustin, une fois installé en Suisse, de reprendre, en les accentuant encore, toutes les austérités de la Trappe. Son intention semble avoir été de contrebalancer les crimes de la révolution française par un accroissement de sacrifices censés les expier. Ces règlements très stricts ont été en usage jusque récemment. Beaucoup d’anciens, encore en vie aujourd’hui, les ont connus au début de leur vie monastique. — Cela a donc changé depuis. Quelle fut l’occasion de ce changement ? — L’aggiornamento demandé par le Concile fut l’occasion d’un véritable renouveau que l’on pourrait résumer par la formule suivante : « Moins de quantité pour favoriser une plus grande qualité. » Il y avait, par exemple, la longueur jadis impressionnante des prières au chœur, des litanies, des processions et autres. Le 27


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Concile a permis un réel allégement de ces pratiques en faveur de tout ce qui doit aider le moine à vivre plus profondément en « état de prière ». a ce sujet, on peut d’ailleurs faire remarquer que le Concile nous a tout simplement fait reprendre ce qui fut aussi l’intention de la réforme du xiie siècle : déjà, à l’époque, nos Pères avaient résolument écarté de telles pratiques. D’une part, parce qu’elles ne se trouvaient pas dans la règle de saint Benoît, et d’autre part, sans doute, parce qu’ils pressentaient déjà qu’elles ne favorisaient pas réellement la prière intérieure. Mais l’effet de mode gagne parfois aussi la vie monastique. Ce qui explique que, deux siècles plus tard, ces pratiques, alors fort populaires dans le monde chrétien, ont à nouveau été introduites dans nos monastères, et cette fois pour un long moment, puisqu’il a fallu attendre le xxe siècle avant de les abandonner. Ceci peut s’expliquer déjà d’un simple point de vue psychologique par la résistance au changement de tout individu et de toute organisation, mais aussi, d’un point de vue plus théologique, par une mauvaise compréhension de la fidélité à la Tradition. Celle-ci n’est pas un paquet bien ficelé que l’on se passe d’une génération à l’autre. Elle est davantage un acte de transmission qui est toujours à la fois don et accueil créatifs. a partir de ce que nous avons reçu, il s’agit d’inventer ce qui convient aujourd’hui. Mais cela ne peut se faire que dans une dynamique de conversion (individuelle et communautaire) continue. C’est-à-dire que, pour construire l’avenir, il est nécessaire de faire un retour aux sources pour discerner le souffle qui les habite, nous laisser saisir par lui et nous inscrire dans son mouvement. Car ce souffle, c’est l’œuvre de l’Esprit, et, comme en témoigne Paul, seules les œuvres de l’Esprit traversent le cours des âges. Dès lors, les résistances au changement ne sont pas en elles-mêmes négatives, car elles peuvent être l’occasion d’un approfondissement des enjeux et des conséquences de nos projets, ce qui est loin d’être négligeable. C’est en quelque sorte ce qui s’est passé dans notre Ordre. Dès avant le Concile, Dom gabriel Sortais 28


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s’était bien rendu compte qu’il était nécessaire de faire quelques aménagements, afin d’en revenir davantage à ce qui fait l’essentiel de la vie monastique. Cela ne s’est toutefois pas fait sans peine, puisqu’il s’est trouvé au cœur de tensions avec les autorités romaines alertées par certains frères mécontents. Les aménagements touchaient en fait des piliers de la vie monastique. — A quoi pensez-vous par exemple ? — Tout d’abord, à la réforme liturgique. Vous savez que la liturgie est au centre de la vie du moine. Saint Benoît l’appelle Opus Dei, Œuvre de Dieu, non pas tellement l’œuvre accomplie par Dieu, mais l’œuvre qui ne s’occupe que de Dieu, c’est-à-dire la prière. De là vient son importance et la difficulté d’y apporter des modifications substantielles sans heurter ou blesser. ainsi, alléger l’office de pratiques surajoutées a naturellement réveillé, chez certains frères et sœurs, la peur de ne plus accomplir tout ce qui était demandé et donc de ne plus être à la hauteur de leur service de Dieu. Si ces pratiques étaient vraiment superflues, pourquoi les avoir requises avec tant de rigueur des siècles durant ? De même, passer du latin, considéré comme une langue sacrée, au français n’a pas été sans peine. Pourtant, peu de frères comprenaient le latin. a ce sujet me revient un souvenir de noviciat. Notre maître des novices nous avait fourni un psautier dans lequel les textes latins étaient accompagnés de leur traduction française. Ce qui nous permettait de prier plus attentivement le texte que nous chantions. Eh bien ! cela a suscité quelques protestations de frères anciens qui estimaient que ce n’était pas ainsi qu’il convenait de prier l’office. De toute évidence, ils avaient appris une façon de célébrer l’office où le contenu du texte chanté importait peu. Dans mon propre cas, le latin ne constituait pas une difficulté. Ce qui fait qu’au jour où le Concile s’est prononcé en faveur de la liturgie en langue vivante, j’ai accueilli cette décision avec un certain enthousiasme, 29


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mais en me disant qu’elle allait s’appliquer aux paroisses et non pas aux moines. J’étais, moi aussi, d’avis que les moines auraient à garder la langue antique de la liturgie. un événement est toutefois venu me faire changer de perspective. Le Père abbé de Saint-andré à Bruges, qui était alors Dom Théodore ghesquière, avait organisé une rencontre des supérieurs monastiques d’afrique à Bouaké, en Côte-d’Or, où je devais représenter nos fondations africaines. Or les moines d’afrique avaient obtenu, dès avant le Concile, la faculté de célébrer l’office dans une langue vivante. J’ai donc, pour la première fois, été plongé dans une liturgie en langue vernaculaire. Cela a suffi pour découvrir l’importance capitale d’un tel choix pour les frères non initiés au latin. J’avais l’impression de devoir en quelque sorte descendre de mon « estrade », d’être invité à renoncer au privilège de « ceux qui savent », pour permettre au plus grand nombre de découvrir et de prier la Parole de Dieu. C’est ainsi que j’ai fini par devenir un fervent partisan de l’introduction de la langue vivante dans nos liturgies monastiques. — Cela n’a pas dû se faire sans difficulté ? — Non. Nous étions assez divisés, tant au niveau des communautés locales qu’au niveau du Chapitre général. Derrière la difficulté à se décider se cachaient certaines craintes légitimes : notamment la peur de perdre une réelle qualité esthétique de la liturgie — un pape n’avait-il pas dit qu’il souhaitait que son peuple prie sur de la beauté ? — mais aussi celle de voir diminuer sa dimension priante, sa qualité d’intériorité… Je me souviens que lorsqu’il a fallu nous décider pour l’ensemble de l’Ordre, nous étions réunis en Chapitre général à Cîteaux, qui est situé non loin de Taizé. Cette proximité de lieu nous a conduits un jour à rejoindre cette jeune communauté pour la prière du soir. C’était la veille du vote au sujet de l’introduction de la langue vernaculaire dans nos offices. Ce passage impromptu à Taizé semble avoir 30


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été assez déterminant. Les Pères abbés avaient tous été frappés par la qualité contemplative de la célébration des frères. Ce temps de prière commune en français avait donc apparemment apaisé de nombreuses appréhensions, et a permis un vote qui fut finalement largement en faveur de la langue vivante. Ce n’était pas pour autant gagné, puisque le Pape Paul vi était plutôt partisan de garder le latin pour la liturgie monastique. Son grand amour à la fois de la vie monastique comme de la liturgie explique cette réticence tout à fait compréhensible. Il a toutefois fini par accepter les motifs qui lui furent soumis. Mais il nous a fallu encore attendre quelque temps avant que la décision du Chapitre ne soit définitivement avalisée par les instances romaines compétentes. — Outre la liturgie, quelles autres dimensions de la vie monastique ont-elles été renouvelées ? — Le Concile nous a conduits à un approfondissement des relations fraternelles. Certains ont même prétendu qu’il avait permis de passer d’une « communauté d’observances à une communauté de charité ». La formule est exagérée car elle suggère que la charité était absente auparavant. En plus, elle semble opposer les observances à l’amour, ce qui est une caricature. Derrière la rigueur apparemment austère des prescriptions concernant le silence et la clôture, par exemple, se cachait un réel souci du frère. Il n’en reste pas moins qu’un allégement des prescriptions et un retour au sens profond des différentes pratiques ont permis à la dimension communautaire de notre forme de vie de déployer tout ce qu’elle a de positif, mais aussi ce qu’elle a d’inévitablement éprouvant. En d’autres termes, elle a rendu à la relation au frère, à côté d’un sentiment plus intense de la communion, tout son poids d’ascèse et de renoncement. En effet, vivant continuellement dans la proximité d’autres frères, on se découvre rapidement jaloux, envieux, insubordonné, ir31


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rité, acceptant difficilement les remarques. Or, une certaine manière quelque peu « individualiste » de vivre les prescriptions de la règle, peut permettre d’éviter cette confrontation nécessaire à l’autre et à ce qu’il éveille en nous. La solitude devient alors fuite de soi et fuite de l’autre ; une occasion perdue de s’enraciner davantage dans la foi, d’entrer de manière nouvelle dans la grâce du pardon réciproque. Vivre au quotidien la relation au frère, sans fuir celui-ci, nous conduit en peu de temps jusqu’aux limites de nos possibilités humaines. Heureuse expérience ! Car comment pardonner à notre frère en vérité, sans avoir senti, à la racine de notre être, notre besoin continuel d’être pardonné par Dieu ? — Expérience à renouveler chaque jour… — Oui. On n’en a jamais terminé de sortir de nos aveuglements sur nous-mêmes, sur les autres, et par la même occasion, sur Dieu. Chacun de nous entre au monastère avec ses blessures, ses défenses conscientes et inconscientes, ses scénarios intérieurs, et va presque automatiquement les déployer au cœur de la vie communautaire. Comment faire autrement d’ailleurs, sinon en recourant aux scénarios familiers qui nous avaient permis de survivre jusqu’à ce jour ? On se forge des « ennemis » imaginaires qu’on croit devoir neutraliser, ou contre lesquels on se protège comme on peut. L’un va se cacher dans un coin comme s’il désirait disparaître. L’autre, au contraire, va chercher à « en mettre plein la vue » à ses frères. La stratégie et le symptôme sont différents, mais c’est la même blessure profonde — en théologie, on parlerait peut-être de « péché originel » — qui cherche à se faire connaître. Or, c’est souvent la vie communautaire qui permet, petit à petit, de faire venir à la conscience cet « être blessé », et conduit ainsi à une progressive guérison. Sans doute est-ce la raison pour laquelle saint Benoît considérait qu’un moine ne pouvait devenir ermite qu’après s’être affronté à une semblable « érosion » par la vie com32


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munautaire. Livré d’emblée à la vie solitaire, le moine risque d’être rapidement victime de ses illusions, même si la vie ne tarde pas à lui remettre les deux pieds sur terre. On raconte qu’un Père du désert qui était régulièrement la victime d’accès de colère, avait fini par briser la cruche dont il disposait. La cruche avait pris la place du frère. Ce qui importe, c’est que la blessure émerge. Nous y reviendrons sans doute.



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Solitaire pour Dieu La vocation monastique

Vivre à Dieu seul et se tenir en sa présence. Tout quitter pour apprendre la paix. (Hymne pour la fête de St Benoît)

— Vous parlez de la vie communautaire, mais le moine n’est-il pas un solitaire ? — On a l’habitude de distinguer deux types ou styles de vie monastique. L’un que l’on appelle érémitique où l’isolement est assez prononcé. On peut penser notamment à certaines familles monastiques comme celle des Chartreux ou aux Frères et Sœurs de Bethléem, mais aussi à des hommes et des femmes qui, faisant une promesse reçue par l’évêque, se consacrent à la recherche de Dieu, dans un certain isolement — parfois même au cœur d’une ville. L’autre type de vie monastique est celui qu’on appelle cénobitique où la dimension communautaire est prépondérante, sans pour autant être unique. En effet, ce qui marque fondamentalement toutes les formes de vie monastique, c’est bien l’expérience de la solitude, éprouvée dans la durée. Ce qui permet de compléter la réponse à votre question : « Que veut dire être moine ? » Le moine est d’abord et avant tout un baptisé comme les autres. Comme tout homme, il est appelé à grandir « en Christ ». Toutefois, ce qui distingue les disciples du Christ, c’est le lieu particulier où ils font cette expérience. Pour les uns, le lieu 35


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de cette croissance sera la vie conjugale ; pour d’autres, un service pastoral paroissial ; pour d’autres encore, une mission particulière (pensons aux religieuses hospitalières ou enseignantes…). Pour le moine, ce sera la solitude. Non pas la solitude pour ellemême, mais parce qu’elle est par excellence le lieu où le croyant va pouvoir progressivement rencontrer Dieu. ainsi, dans la vie monastique cénobitique, séparation des autres et communion avec les autres se rejoignent et s’harmonisent au service d’une même expérience de la recherche de Dieu. On peut même parler d’interaction entre les deux. Nous voyions à l’instant comment la fréquentation assidue du frère pouvait nous conduire dans les meilleurs délais à faire l’expérience de nos propres limites, en d’autres termes, à éprouver notre solitude radicale. De même, ce sentiment profond de solitude nous fait entrer dans une communion nouvelle et encore insoupçonnée avec les autres. — Le moine est donc quelqu’un qui aime la solitude ? — Certainement ! Mais ce n’est pas suffisant. Pour être moine, encore faut-il être un chercheur de Dieu. En effet, d’éventuelles dispositions naturelles à la solitude peuvent s’avérer tout à fait ambiguës. a la fois, facilité et piège. Prenons l’exemple d’une personne — le cas n’est pas imaginaire — qui aurait une facilité étonnante pour le recueillement et l’introversion à un point tel qu’un psychiatre la situerait sans doute aux limites du pathologique, au sens où il distingue mal son monde intérieur du monde extérieur. Il est clair qu’une telle aisance pour l’introversion ne pourrait qu’être encouragée dans la vie monastique. C’est dire que cette personne se trouverait, au départ, profondément heureuse et en paix dans notre style de vie. Tout irait très bien. Je dirais même trop bien. En effet, un bonheur aussi tranquillement affiché peut cacher des problèmes bien plus profonds. Il m’est arrivé, face à une telle personnalité, de la questionner : « Que faistu donc durant l’office ? » La réponse ne se fit pas attendre, mais 36


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me laissa perplexe : « L’office ne me gêne aucunement ! » Je compris plus tard que le frère en question avait raison. Il s’était tout de suite situé à un niveau d’intériorité qui rendait inutile toute discipline extérieure. Le cas est tout à fait exceptionnel. Pourtant, un an plus tard, le même frère confiait qu’il se demandait s’il avait déjà vraiment rencontré le Christ. Il s’était rendu compte qu’il était autant à l’aise avec des écrits bouddhistes qu’avec l’Écriture et que, peut-être, il n’avait pas encore discerné le visage du Christ. Dieu risquait tout simplement d’être le « grand tout » de son intériorité. Mais faut-il s’en inquiéter outre mesure ? La genèse ne nous montre-t-elle pas que Dieu fait émerger la création du chaos originel ? Quelle que soit la confusion intérieure, l’Esprit de Dieu est à l’œuvre au cœur des hommes et y promeut la vie. D’ailleurs, au fil des ans, ce frère s’est peu à peu « christianisé », s’il est permis de s’exprimer ainsi. Il a fini par apprendre à mieux faire le lien entre lui-même, ses frères et Dieu. Il est décédé récemment, pas encore âgé, en véritable « ami de Dieu et ami des hommes », ses frères, après avoir prédit le moment de sa mort, à la surprise de tout le monde, car il n’était pas gravement souffrant. — Vous parliez de dispositions naturelles. A quoi pensiez-vous ? — Sans doute à cette disposition à l’introversion, au recueillement intérieur, dont je viens de parler. Également, à une bonne capacité à vivre dans une certaine indépendance, sans avoir besoin de multiplier les relations sociales, d’élaborer des projets, de prendre part à des activités extérieures. ajoutons-y la capacité d’accepter une parole d’autorité sans s’en trouver déstabilisé. Il existe des personnes tellement blessées qu’elles sont incapables de vivre sereinement un engagement à l’obéissance. Elles éprouvent toute parole émanant de l’autorité comme une agression et risquent finalement d’être davantage déstructurées par la vie monastique qu’aidées à se construire. On peut donc considérer qu’il 37


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est nécessaire d’avoir envisagé sereinement son rapport au pouvoir, à la sexualité, aux biens matériels, avant de s’engager dans une forme de vie obéissante, chaste et pauvre. Cela ne veut pas dire qu’il faut avoir réglé tous les problèmes. Ce n’est jamais le cas. Toute une vie n’y suffit pas. Mais cela signifie qu’il faut avoir fait suffisamment (et autant que faire se peut) la vérité en soi pour éviter les deux écueils que sont la fuite et la négation. Il y a des célibats qui pourraient être des fuites de la sexualité, des pauvretés qui pourraient cacher une avarice déguisée, des obéissances qui essaieraient de justifier des peurs de tout conflit. alors que les vœux sont normalement destinés à ouvrir un chemin qui conduit à Dieu, ils pourraient devenir des obstacles et dresser des barricades sur ce même chemin, en devenant des « en soi » qui masquent Dieu, des idoles auxquelles on s’arrête. Mais nous y reviendrons certainement. — La clôture est-elle un symbole de la solitude monastique ? — Si vous voulez dire par là qu’elle n’a pas de consistance réelle, il faudrait dire qu’elle est bien davantage qu’un simple symbole. Elle est une barrière réelle qui marque une séparation. D’une part, elle protège des envahissements de l’extérieur, et, d’autre part, elle constitue un dernier obstacle pour le frère qui serait en proie au désir de fuir. Pour exprimer ce que cela signifie, il faudrait rapprocher ce mur de clôture de cette partie des bâtiments réguliers qu’on appelle le cloître. Celui-ci constitue en quelque sorte une clôture à l’intérieur même du monastère. Il s’agit d’une cour intérieure carrée, composée d’un pré à ciel ouvert, qui au Moyen age rappelait symboliquement le Paradis. On ne peut donc s’en échapper que par le haut, par le ciel. C’est une manière de signifier qu’il n’y a de réelle issue à nos difficultés, à nos histoires d’homme, que « vers le haut ». Le cloître est vraiment comme le signe sensible, le sacrement de notre vie retirée et centrée sur l’essentiel qui est l’intimité avec Dieu. Or, c’est bien 38


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de cela que le frère doit se souvenir lorsque, pour une raison ou une autre, il désire s’échapper du monastère. En effet, ce n’est pas un mur qui empêchera un frère de partir s’il le désire vraiment. Mais un départ précipité qui serait plus une fuite que l’occasion d’entrer davantage dans le désir de Dieu serait plus néfaste que bénéfique. ainsi, se heurter au mur de clôture, c’est peut-être avoir l’occasion de prendre réellement conscience de ce qui habite son cœur et, à partir de là, être amené à choisir en vérité. — On dit parfois que le mot « moine » vient du grec monos qui signifie seul, unique, unifié ? — Cette racine étymologique rejoint l’idée, apparue dès le e ii siècle, que tout chrétien est un homme en route vers son unification intérieure. Cependant, il s’agit là d’une relecture spirituelle, symbolique d’une signification qui était différente à l’origine. En fait, le vocable « moine » semble provenir d’un terme araméen ou syriaque qui désignait tous ceux qui vivaient en célibataires pour le Christ. Il était donc bien question de solitude ou de « singularité », mais au sens d’être seul dans la vie, sans conjoint, ce qui incluait le renoncement au mariage. C’est le sens que le mot latin singularitas possède encore chez Tertullien, par exemple, mais qui n’a plus été gardé ensuite dans la littérature latine. Le célibat s’inscrit dans la perspective paulinienne d’un choix affectif unique de la personne du Christ (1 Co 7). Mais il importe de souligner d’emblée que cette absence de lien conjugal, explicitant encore le retrait du monde, ne constitue pas un but pour lui-même. Elle est un chemin emprunté pour vivre en vérité une expérience intérieure. Être solitaire ou célibataire, c’est, tôt ou tard, s’exposer au vide et être obligé de traverser ce vide et d’y survivre sans chercher une quelconque compensation. une telle « mise à l’épreuve » fait obligatoirement grandir en humanité. Si, en plus, elle est vécue « par amour du Seigneur », elle est un chemin qui peut nous rapprocher grandement de lui. Saint Paul dit 39


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du célibat vécu pour le Christ qu’il « attache sans partage au Seigneur » (1 Co 7, 35). Or, dans le vocabulaire de saint Paul, cette dernière formule signifie sans aucun doute la vie de prière. a ses yeux, le célibat est le chemin par excellence qui conduit à la prière ininterrompue, un thème cher à toute la Tradition monastique. Dans la pratique, cela ne va pas de soi. Nous avons souvent tendance à nous épargner une telle expérience tant elle nous blesse. Or, c’est au cœur de cette fragilité traversée que la merveille pourra s’opérer. Pensez au récit de la genèse où Dieu dit qu’il « n’est pas bon que l’homme soit seul ». Et pourtant, il ne comble pas ce vide mais, au contraire, durant la nuit — qui n’est pas sans évoquer la nuit des mystiques mais aussi toutes nos situations de crise — il aide l’homme à s’ouvrir à son autre côté, à sa face cachée. Voilà bien un des enjeux essentiels de l’expérience spirituelle. — A propos de ce passage de l’Écriture, certains commentateurs parlent également, en consonance avec les sciences humaines, de réconciliation des pôles masculin et féminin en l’homme. — Je m’accorderais volontiers avec eux. Il m’est d’ailleurs arrivé d’évoquer cette question dans le livre Seigneur, apprends-nous à prier ! Comme je viens de le suggérer, il me semble, en effet, que le célibat sainement vécu — je parle ici du célibat masculin, car je peux difficilement évoquer le célibat féminin qui représente sans doute une expérience complémentaire — creuse chez l’homme le manque d’un vis-à-vis féminin. Or, ce manque correctement géré et intégré peut être le lieu d’une expérience nouvelle. Il provoque souvent le célibataire à développer son pôle féminin caché, avec toutes les valeurs symboliques qui lui sont attachées : disponibilité, accueil… dans la plupart des cas d’ailleurs d’une façon parfaitement inconsciente, mais non moins féconde pour autant. Or, s’ouvrir à son pôle féminin introduit le moine à une profondeur d’expérience contemplative qu’il ne soupçonnait pas encore. 40


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Cela se comprend mieux si on accepte de percevoir la vocation contemplative comme une vocation fondamentalement féminine. Dès lors, pour un être de sexe masculin, elle s’adresse plutôt, au moins par certains de ses aspects, à son pôle féminin. La prière n’est-elle pas d’abord et avant tout accueil : c’est bien Dieu qui visite l’homme, qui féconde son cœur pour y faire germer la semence de sa Parole. Visite de Dieu qui nous convoque, jour après jour, à construire notre « homme nouveau ». Et celui-ci, même s’il est d’abord une réalité spirituelle, entraîne normalement une maturation humaine et psychologique dont la réconciliation des pôles féminin et masculin est un élément. Peut-être l’extrême douceur, si remarquable dans la vie de tous les saints, même et surtout masculins, trahit-elle cette harmonieuse intégration de leur pôle féminin, paisiblement investi par l’Esprit de Dieu. Le curé d’ars ne parlait-il pas du « cœur liquide des saints » ? — Vous soulignez donc clairement que le moine, dès les origines, est un célibataire pour le Christ. Jésus serait-il un substitut affectif ! — Non, évidemment, surtout si on garde au mot « substitut » sa couleur franchement péjorative. Il reste cependant vrai que le Christ, dans la vie affective du célibataire chrétien, viendra occuper une place qui a été consciemment laissée vacante et disponible. Mais il va de soi que la communion avec le Christ s’instaurera à un niveau beaucoup plus profond que celui de notre sensibilité superficielle. Depuis l’époque patristique, la littérature spirituelle utilise couramment l’image biblique des « épousailles » pour désigner cet attachement au Christ, particulièrement en parlant de la vie religieuse, mais il importe d’en bien comprendre le sens. Dans la mentalité juive, les épousailles sont liées à la fécondité. Lorsque le texte biblique parle d’épousailles entre Dieu et l’homme, il ne fait aucunement de Dieu un éventuel substitut affectif, mais il souligne, de manière forte, que l’homme tire toute sa fécondité de l’alliance vécue avec Dieu. Si on applique ceci à 41


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la vie monastique, le moine qui, au son de la cloche, se lève pour aller veiller et prier dans la nuit, peut se dire qu’il est invité et attendu par « l’Époux », au sens où il perçoit intérieurement, même parfois sans en être explicitement conscient, qu’aujourd’hui même, Dieu va à nouveau déployer sa grâce en son cœur. C’est cette alliance vécue avec Dieu qui ouvre progressivement le célibat à une chasteté qui est la capacité d’aimer en vérité, c’est-àdire d’aimer l’autre pour lui-même, et non pour l’intérêt qu’il procure. D’ailleurs, le premier sens du terme castus, en latin, est « non égoïste », « qui n’exploite pas l’autre ». ainsi, lorsque saint Bernard considère qu’il existe un amour « chaste » du Christ et un autre amour qui ne l’est pas, il sous-entend que celui qui aime le Christ pour les consolations qu’il accorde n’est pas véritablement chaste. — La solitude, l’isolement, le célibat ne donnent-ils pas au moine un certain sentiment d’inutilité, voire de stérilité ? — Cela n’est pas rare et constitue une épreuve pour beaucoup, surtout lorsque leur potentiel de créativité et d’initiative n’est pas suffisamment mis en valeur au cœur même de leur communauté. Celle-ci est parfois fort réduite en nombre de personnes et en possibilités de rayonnement. Certes, dans une communauté, il existe toujours des fonctions à remplir mais, somme toute, il y en a peu. En général, cette épreuve ne vient pas tout de suite. au départ de la vie monastique, tout est nouveau. Il y a beaucoup de choses à découvrir. Le temps est en quelque sorte scandé par le parcours de formation et des études, par l’attente de la profession et, dans certains cas, de l’ordination. Ceci donne un certain rythme à la vie, entretient des attentes et stimule le désir. Par contre, vers quarante ou cinquante ans, le frère, en pleine force de l’âge, bénéficiant bien souvent d’une formation solide, peut légitimement désirer en faire profiter d’autres et épanouir toutes ses pos42


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sibilités. Il traversera alors des moments d’une crise dont l’issue n’est pas assurée d’avance. Pareille épreuve m’a été épargnée. J’étais déjà abbé à cet âge, et devais m’acquitter d’un rôle qui occupait la plus grande partie de mon temps, et où je pouvais laisser s’exprimer ce désir, qui nous habite tous, de transmettre la vie. au lendemain de ma démission, j’ai pu éprouver combien une telle mise en disponibilité nous oblige à aller puiser plus en profondeur. Les propositions d’apostolat, de retraites à prêcher ou de conférences à donner, de missions aussi où j’aurais pu continuer à me dévouer, ne manquaient pas. Y céder était-ce céder à une tentation ? Heureusement, mon Père spirituel m’a remis en face de mon désir, déjà ancien, de mener de manière plus approfondie une vie contemplative, si possible sous une forme plus solitaire. au fond, comme me le disait alors une moniale — à qui je reste reconnaissant —, il me fallait choisir : soit m’enraciner dans une expérience de vraie solitude pour y trouver progressivement la paix, soit devenir un « abbé à la retraite » — otium cum dignitate, aux dires de Cicéron ! — mais tout autant occupé (voire même davantage) que précédemment, et ne vivre plus que de mes nostalgies. C’est exactement cela. Comme il m’a été donné de le constater chez beaucoup de moniales ou de moines, la sœur ou le frère qui acceptent de traverser cette période de crise, s’ouvrent, pour eux-mêmes et pour les autres, à un autre type de fécondité, celle du grain semé en terre… — N’avez-vous pas l’impression qu’on a élargi à l’ensemble des ministres de l’Église ce régime monastique ? Et qu’en pensez-vous ? — Vous entrez là dans une question très spécifique à propos de laquelle je ne me sens guère le droit de prendre position, encore moins de juger. En fait, le moine pourrait peut-être jouer un rôle d’éveilleur, de quelqu’un qui, malgré lui, pointe du doigt certaines réalités, et qui rappelle ainsi à chacun le rôle qui est le sien. Votre question éveille toutefois un souvenir déjà lointain 43


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mais éclairant. Il y a déjà plusieurs années, de jeunes moines orthodoxes grecs qui, grâce à des bourses d’étude, venaient étudier la théologie en France, logeaient dans un séminaire, mêlés aux autres séminaristes. Étant donné les différences culturelles, ce séjour devait susciter tôt ou tard des réactions. Je me souviens d’un de leurs étonnements : « C’est curieux, me dit l’un d’eux, les séminaristes prétendent vivre dans le célibat, mais ils ne jeûnent jamais ! » Ils exprimaient ainsi que, en accord avec leur Tradition, le célibat supposait nécessairement un certain cadre de vie, fait de prière, de veilles, de jeûne, de communion avec d’autres frères : pratiquement un cadre qui rappelle celui de la vie monastique… D’ailleurs, dans l’orthodoxie, les prêtres de paroisse, s’ils ne sont pas moines, doivent être mariés, et le séminariste ne sera pas ordonné à moins d’avoir prononcé des vœux monastiques ou d’avoir contracté mariage. Cela ne veut pas dire qu’il faudrait agir de même chez nous, mais seulement que la remarque des jeunes frères orthodoxes appelle à la réflexion. Vivre le célibat ne peut être structurant pour une personne que s’il implique les autres éléments d’une expérience spirituelle. En d’autres termes, s’il est relayé par une vie de prière, un certain renoncement effectif, la fréquentation de la Parole de Dieu, et même par un minimum de jeûne et de veilles. L’Église latine est parfaitement libre de décider que ses ministres vivront dans le célibat. Ce choix n’est pas obligatoirement lié au sacerdoce, mais bien des raisons militent en sa faveur. Toutefois, requérir le célibat demande d’assurer un cadre de vie qui puisse le rendre fécond. Notamment par une formation qui, au-delà d’un bagage intellectuel indispensable, cherche à faire entrer dans une expérience qui est structurée par les différentes pratiques spirituelles — et, osons le mot : « ascétiques » — que la Tradition de l’Église nous a léguées. Vivre le célibat d’une façon féconde suppose qu’on ait traversé, grâce à ces différentes pratiques ascétiques (au sens d’entraînements), un certain nombre d’épreuves qui font 44


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grandir humainement et spirituellement, et qui surtout acculent chaque fois à opter à nouveau pour un lien exclusif avec la personne du Christ.



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Transmettre la vie L’accompagnement spirituel

« Père, donne-moi une parole pour que je vive ! » (Apophtegmes)

— Vous évoquiez tout à l’heure le fait qu’il faut avoir une certaine maturité pour se lancer dans l’aventure de la vie monastique. Ne croyez-vous cependant pas que nous sommes toujours quelque peu dupes de nous-mêmes ? — Effectivement, les motivations d’une entrée dans la vie religieuse sont parfois très mélangées, voire même franchement suspectes. Et pourtant, Dieu peut s’en servir. Si l’appel est authentique, ce premier support va progressivement s’effacer au profit d’un enracinement solide et motivé dans le choix de vie. un tel travail intérieur demande toutefois la présence d’un frère qui témoigne de ce qui est vécu, et assure une certaine assise affective aux moments difficiles. Celle-ci suppose une attitude juste, parfois difficile à trouver, faite à la fois de présence disponible et de distance respectueuse. Il est bon de se retrouver seul face à soi et à tout ce qu’éveillent le retrait du monde, la vie fraternelle, le travail au service de la communauté, et de pouvoir ensuite le partager avec quelqu’un qui écoute silencieusement, avec respect. L’accompagnateur spirituel doit avant tout accueillir la vie de l’autre telle qu’elle est. Il ne doit donc pas com47


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mencer par dévoiler ce qu’il entrevoit ou pressent déjà. une parole qui survient avant le moment opportun ne fait que renforcer les défenses psychologiques ou provoquer un rejet. L’absence de réaction positive ou négative de la part de l’accompagnateur ne signifie pas que ce qui est partagé est sans importance, mais elle cherche à ouvrir à son sens profond. Bien souvent, les plaintes exprimées ou les reproches formulés sont les symptômes de quelque chose de plus important qui va se révéler le moment venu. afin d’en favoriser la prise de conscience, il est bon, par exemple, de s’approprier dans le dialogue les images que l’autre évoque, de veiller à n’utiliser que son vocabulaire… autant de points de contact qui peuvent amorcer un dialogue et qui, souvent, contiennent déjà un début de solution. Certaines fois, il sera utile d’ébaucher une interprétation qui, selon ce qu’en fera la personne, pourra ouvrir une brèche et tracer un chemin. C’est toujours par une brèche, parfois minime, que se faufile la lumière au cœur de l’obscurité ! Cela demande évidemment que la personne accompagnée soit disponible pour un tel partage, et prête à apprendre quelque chose de ses erreurs ou de ses manques, de son « ombre », comme diraient certains spécialistes des sciences humaines. — Qui soulignent d’emblée la richesse, mais aussi toute la difficulté d’une telle entreprise… — C’est vrai. Il y a des personnes qui, pour des raisons parfois conscientes, mais souvent inconscientes, ont une grande difficulté à s’ouvrir. Et on peut les comprendre. S’exposer à de telles prises de conscience, c’est regarder le fond des choses, et souvent réveiller des angoisses très anciennes dont il est parfois difficile de tirer profit. Dans certains cas, il est même préférable de ne pas bousculer un équilibre que l’on sent trop précaire. Ceci ne présume d’ailleurs en rien de la qualité de la vie de la personne en question, de la valeur qu’elle a pour elle-même, pour les autres 48


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et pour Dieu. Tout au plus peut-on constater une sorte de blocage, ou du moins un ralentissement dans l’évolution humaine et spirituelle. Il vaut d’ailleurs mieux parler d’un simple « ralentissement », car il n’y a aucun doute que la grâce continue à travailler. Derrière les murs de défense, un travail intérieur s’accomplit que l’on peut parfois surprendre. a l’occasion de certaines convictions de foi, par exemple, de certains actes de confiance et d’abandon qui ne proviennent pas des défenses, mais d’un niveau bien plus profond. Prenons l’exemple d’un frère, décédé depuis longtemps. Durant toute sa vie, il avait été littéralement tourmenté par des scrupules, au point d’en être parfois complètement « paralysé ». a certains moments, on pouvait ressentir chez lui une confiance en Dieu et une expérience concrète de sa miséricorde, rarement rencontrées chez d’autres. Cela se voyait peu, mais se devinait sans erreur possible. ainsi, au moment de son décès, il semblait comme étouffer dans ses scrupules, mais par ailleurs, la douceur de son sourire trahissait à n’en pas douter une paix qui provenait d’au-delà de ses défenses. La grâce les avait tout simplement enjambées. — Cette présence d’un frère qui nous précède quelque peu sur les chemins de la foi, c’est ce qu’on appelle habituellement « l’accompagnement spirituel ». Celui-ci ne trouve-t-il pas un regain d’intérêt ? – apparemment si, et c’est heureux. une reprise de l’accompagnement spirituel est indispensable aujourd’hui, non seulement pour les croyants plus particulièrement en quête de spiritualité, mais encore pour l’ensemble de l’Église. une redécouverte de cette pratique, qui soit fidèle à la Tradition, mais qui tienne aussi compte de l’affinement des sensibilités et des psychologies modernes, pourrait être décisive pour l’avenir de la foi au xxie siècle. En fait, une conception quelque peu étriquée, autoritaire et moralisatrice, de ce qu’on appelait autrefois la « direction spirituelle » a eu comme résultat que de larges couches de la communauté ec49


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clésiale, et même un bon nombre de religieux et de prêtres, s’en sont peu à peu écartés. Pourtant, l’enjeu est de taille puisqu’il s’agit de la transmission de la vie, et de la vie même de Dieu. Cette désaffection explique sans doute que nombre de jeunes chrétiens, en quête d’un sens à donner à leur vie, mais déçus par le moralisme déconnecté de toute saveur spirituelle et théologique que des gens d’Église leur offraient parfois, sont allés frapper ailleurs. Faut-il rappeler ici la prolifération actuelle des sectes ou des mouvements religieux plus ou moins magiques ? Leur succès (relatif mais non négligeable) témoigne d’une recherche qui ne trouve plus à se nourrir à l’intérieur de notre Église. Citons également un autre type d’accompagnement qui existe maintenant depuis près d’un siècle et qui s’est beaucoup développé : la psychothérapie. a condition d’être correctement pratiquée, celle-ci peut préparer, parfois compléter l’accompagnement spirituel en tant que tel. — Vous les dissociez donc clairement pour mieux les articuler ? — Exactement. Les acquis aujourd’hui admis de la psychologie sont en mesure d’explorer, avec un succès certain, le terrain où se déploie la vie intérieure. Ils peuvent le déblayer, en identifier certains obstacles et, sans toujours les supprimer, au moins en réduire l’effet entravant. La psychothérapie, sous quelque forme qu’elle se présente, ne possède cependant pas la vocation de se substituer à l’accompagnement spirituel. Certes, il existe de frappantes similitudes entre l’écoute thérapeutique et l’accompagnement spirituel, mais elles ne doivent pas nous faire gommer les différences non moins essentielles. Tout d’abord, l’objectif de ces deux types d’accompagnement est différent. La thérapie vise la guérison de l’un ou l’autre de nos troubles psychologiques. En ce sens, elle peut préparer et faciliter l’accompagnement dont l’objectif est de préparer le cœur à la visite de Dieu. Ces deux objectifs expliquent aussi pourquoi les rôles endossés par les deux parties sont également différents dans la thé50


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rapie et dans l’accompagnement. Lors de l’écoute spirituelle, à un moment donné, l’accompagnateur doit donner une parole. « Père, donne-moi une parole afin que je sois sauvé ! » était la demande que les premiers moines adressaient habituellement à leur Père spirituel. Toutefois une telle parole ne portera réellement du fruit que si l’accompagnateur la prononce sous la motion de l’Esprit, et non sans avoir longtemps écouté au préalable. En d’autres termes, il est important qu’il ne prenne la parole que « lorsque l’heure sera venue ! » Exprimée au bon moment, sa parole sera véritablement source de vie. On pourrait même dire qu’elle accompagnera alors une véritable naissance. L’accompagnateur aura fait œuvre d’accoucheur. — Mais comment découvrir ce juste moment ? — Paradoxalement : en écoutant en même temps ce qui se passe dans son propre cœur. L’accompagnateur spirituel se mettra à l’écoute de l’écho que la confidence de l’accompagné aura suscité en lui-même, car c’est le plus souvent à travers cet écho qu’il percevra un signe de l’Esprit. C’est là un chemin que l’on ne peut apprendre que par l’expérience concrète de l’accompagnement. au début, ces « séances d’écoute de l’autre » ont quelque chose d’effrayant. On ne se sent guère compétent. Jusqu’au jour où l’on se rend compte que ce qui se passe lors d’un partage fraternel n’est pas tellement différent de ce qui se passe lors de la lectio divina. a un moment donné, on peut sentir à l’intérieur de soi une espèce de brûlure intérieure. On commence parfois par s’en méfier, et c’est prudence. Mais au fil de l’expérience, et en essayant chaque fois d’être pleinement disponible à l’autre — et à l’autre —, on se rend mieux compte qu’il est inutile de chercher ailleurs, que ce qui nous touche davantage dans l’échange est aussi ce qui est important pour l’autre. Cette « touche » intérieure est plus précieuse pour la suite du dialogue que tous les conseils moraux ou toutes les motivations intellectuelles que l’on pourrait aligner. Il suffit 51


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alors de renvoyer au partenaire ce que sa parole a réveillé en nous. Il souffre, souffrons avec lui. Il est désemparé, partageons son embarras. Sa faiblesse l’humilie, portons ensemble les faiblesses de toute l’humanité. En bien des cas, c’est cela, tout simplement, qui ouvrira son horizon et lui rendra la capacité d’inventer son propre chemin de vie. — Avez-vous cherché à vous expliquer cela ? — Il s’agit d’une constatation plutôt que d’une explication. En écoutant quelqu’un de cette manière et en lui reflétant en quelque sorte son image, on l’aide puissamment à s’accueillir lui-même. Quelqu’un se reconnaît plus facilement dans ce miroir qu’un autre lui tend que dans ce qu’il ressent personnellement. Lui redire une phrase qu’il vient de prononcer, en changeant à peine un mot, souligner telle parole, telle image, sans autre explication, peut ainsi l’aider à se recevoir sans honte et dans la paix. Cela suffit souvent pour débloquer des situations apparemment inextricables. Il y a toutefois une condition préalable : que cette personne se sente réellement accueillie, c’est-àdire qu’elle ressente qu’elle a le droit d’exister comme elle est. C’est à ce moment que l’accompagnateur, dépassant ses simples compétences relationnelles, peut devenir le signe d’un Dieu qui dit à chaque homme : « Je t’aime tel que tu es. » Mais c’est là, à nouveau, le secret de la grâce dont l’accompagnateur n’est qu’un « serviteur inutile », invité à s’effacer. Lorsque cet effacement ou cette écoute disponible et bienveillante deviennent pénibles pour l’accompagnateur, ils sont le signe que la confidence de l’autre a aussi touché quelque chose d’essentiel en lui, qui appelle encore un travail intérieur d’élaboration. C’est dire que l’accompagnateur et l’accompagné cheminent toujours ensemble. Chaque occasion d’accompagner quelqu’un sur son chemin vers Dieu est pour l’accompagnateur, une invitation à en apprendre autant sur son propre compte que sur celui de l’autre. En fait, 52


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chaque relation tant soit peu profonde nous transforme à notre tour et porte des fruits pour nous, souvent à l’insu de la personne accompagnée. C’est dire que l’on ne sort jamais indemne d’une telle relation. — Vous parliez de « naissance ». Est-ce la raison de l’appellation « père spirituel » ? — On sait que le vocabulaire de la « paternité » n’est guère apprécié aujourd’hui. Sans doute y eut-il un temps où il fut trop facilement utilisé, et d’une façon quelque peu formelle, comme un titre parmi d’autres. Malgré une mise en garde de Jésus (conservée dans les évangiles, et qui reflète sans doute quelque problème un peu aigu dans la communauté primitive), l’usage en remonte cependant jusqu’au Nouveau Testament. Saint Paul, par exemple, revendique avec beaucoup de force son rôle paternel vis-à-vis des chrétiens de Corinthe : « Quand vous auriez dix mille pédagogues en Christ, vous n’avez pas plusieurs pères. C’est moi qui, par l’Évangile, vous ai engendrés en Jésus Christ » (1 Co 4, 15). On ne pouvait être plus clair. Mais pour être à même de parler comme Paul le fait par rapport à ses lecteurs, il est nécessaire de s’être trouvé un jour soi-même à la place du fils, au cœur d’une véritable relation de paternité, à partir de laquelle une réalité nouvelle est véritablement née, pour le père comme pour le fils. Essayons de comprendre. L’accompagnement spirituel cherche à faire découvrir toujours davantage la vie, au sens le plus profond de ce terme, la vie que saint Bernard appelait la vita vitalis ou la vita vivida, la « vie vivante » par excellence, c’est-à-dire la vie de Dieu en chacun de nous. Or, toute vie se transmet par un processus de fécondation, de croissance et de maturation, pour aboutir à une mise au monde, à une naissance. Lorsqu’une telle naissance à soi, aux autres et à Dieu se produit, l’événement est à ce point incisif que celui qui est suscité à la vie se reconnaît spontanément fils, c’est53


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à-dire engendré de manière nouvelle à la vie. Seule cette reconnaissance par le fils fait de l’accompagnateur un père. ainsi ne s’improvise-t-on pas « père spirituel » et ne « revendique »-t-on pas non plus d’être le père de qui que ce soit. Tout d’abord au sens où celui qui n’a pas été valablement accompagné — et cela veut dire, en termes monastiques, qui n’a pas été réellement engendré par un père ou une mère spirituels — éprouvera toujours quelques difficultés pour accompagner de manière ajustée quelqu’un d’autre. Ensuite, au sens où c’est l’événement qui donne à l’accompagné d’accéder à la vie de Dieu qui fonde le fait que l’accompagnateur est vraiment un père, et non pas son éventuelle prétention à l’être. Le vocable de « père » ne fait que donner un nom à un type de relation entre hommes qui favorise la rencontre du Christ et, par lui, l’accès à la vie de Dieu. C’est pourquoi, dans sa règle, saint Benoît rappelle à tout abbé que ce nom de père ne lui est donné que honore et amore Christi, en honneur et par amour du Christ dont il tient la place. Tout ceci est d’ailleurs parfaitement cohérent avec l’avertissement de Jésus lui-même : « N’appelez personne sur la terre votre père, car vous n’en avez qu’un seul, le Père céleste. Ne vous faites pas non plus appeler maîtres, car vous n’avez qu’un seul Maître, le Christ » (Mt 23, 9-10). — Pourtant, les sources monastiques auxquelles vous faites référence parlent souvent du « disciple » et du « maître » ! — Oui. Les Pères du désert parlent volontiers de la relation maître-disciple. Cependant, si on interroge leur pratique, on constate qu’ils ne s’écartent pas fondamentalement du précepte évangélique. C’est le disciple qui allait poser une question au maître, la plus habituelle étant : « Père, dis-moi une parole afin que je vive. » La portée de cette brève demande est très vaste. En hébreu et dans les langues sémitiques, le verbe que l’on traduit par « vivre » signifie à la fois « vivre », au sens courant du terme, et « être sauvé ». C’est dire que la relation d’accompagnement ne 54


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cherche pas tant à aménager la vie quotidienne du disciple qu’à le conduire en « eau profonde ». Il s’agit de lui permettre de descendre progressivement au plus intime de lui-même, afin de libérer les forces de vie qui s’y trouvent entravées. Nous voilà donc loin de ce que l’on pourrait appeler un enseignement, voire un endoctrinement. Dans la pratique ancienne, le disciple confiait au père spirituel tout ce qui constituait sa vie. Il s’agissait d’une réelle ouverture du cœur qui allait bien au-delà du décompte des péchés, puisqu’elle était confidence des états d’âme, de ce que l’on désignait alors par le vocable de « pensées ». Encore faut-il bien percevoir la portée de celui-ci. Il traduit habituellement le vocable grec logismoi. Or, celui-ci désigne bien davantage que les pensées qui sont en nous les produits d’un processus intellectuel. Il implique également l’idée de projet, de penchant, de désir même. C’est bien à ce niveau-là que se situe le dialogue spirituel. Il n’y est pas tant question de disserter sur Dieu, sur ce que pourrait être une vie vertueuse ou conforme à la morale, que de s’ouvrir au désir qui habite au fond de notre cœur. Le disciple laisse s’exprimer les désirs qui l’animent, et il est autorisé à le faire sans censure aucune. Le maître, quant à lui, les accueille simplement, sans plus. Dans son attitude, comme dans ses paroles, il n’y aura ni approbation ni désapprobation, mais seulement une écoute neutre, dans un climat d’accueil respectueux. Seul un tel accueil peut aider l’autre à neutraliser, ou du moins à réduire les sentiments de culpabilité et de honte qui président souvent à l’émergence de ces désirs. Or, ce point est capital puisque, pour grandir en Dieu, et d’abord tout simplement pour devenir adulte, il est nécessaire de s’être approprié sa capacité d’être un homme ou une femme de désirs. une telle prise de conscience de ses désirs ne va pas de soi. Beaucoup de personnes ont déjà des difficultés à accepter qu’aucun désir ni penchant ne soit mauvais en soi, comme si le Dieu Créateur avait déposé dans l’homme des réalités qui seraient « absolument mauvaises ». Il s’agit là, hélas ! 55


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d’une espèce de manichéisme rampant qui infestait nos mentalités, surtout celles dites « chrétiennes », jusqu’à tout récemment. Non ! nos désirs, quels qu’ils soient, ne sont pas mauvais, puisqu’ils ont été créés par Dieu. Ils sont seulement malades ou blessés, et à cause de cela capables de nous faire pencher vers le mal. Ils ont donc besoin d’être guéris, non d’être éliminés ou détruits. C’est en ce sens que le dialogue d’accompagnement devrait être un lieu de guérison. — Le maître ne reproduit-il pas en cela l’attitude de Jésus qui se place au-delà de la morale, pour rejoindre la blessure profonde de l’homme ? Je pense par exemple à l’épisode de la femme adultère… — Effectivement. Il reste que c’est plus facile à dire qu’à vivre au quotidien, et nous avons tous à l’apprendre, souvent à partir d’un mauvais pas. Le soir d’un jour où, jeune abbé, j’avais sans doute maladroitement et trop énergiquement « passé un savon » à un frère qui m’était pourtant proche, je trouvai dans ma boîte à lettres un billet qui portait cette simple citation de SaintExupéry : « L’ami, c’est d’abord celui qui ne juge pas ! », billet que j’ai longtemps conservé. C’est bien cette qualité d’amour que le Christ est venu nous apprendre, et que nous sommes invités à transmettre à ceux que nous accompagnons. Il n’est pas question de s’enfermer dans un sentimentalisme qui serait inefficace mais, en écoutant de manière bienveillante, de témoigner d’un Dieu qui aime l’homme au-delà des apparences et au-delà de ses faiblesses. L’expérience apprend qu’une telle qualité d’écoute suffit largement, car elle permet à l’autre de se découvrir « aimable et aimé ». Se savoir aimé « tel quel » possède une force « thérapeutique » considérable. Cela crée en plus une espèce de secrète connivence entre l’accompagnateur et l’accompagné, ce dernier se sentant pleinement compris et accueilli par quelqu’un qui n’est pas étranger à ses propres tourments. Saint Benoît souhaite qu’un

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père spirituel soit quelqu’un « qui sache guérir ses propres blessures et celles des autres ». — Vous liez « vie », « salut », « guérison »… Cela me fait penser au fait que le terme sotèria en grec a la double signification de salut et de santé. Pour vous, l’accompagnement spirituel guérit ? — En effet, notre salut individuel passe par l’expérience d’une libération intérieure. Il y a en nous des obstacles à la vie, dont le compagnonnage avec le Christ peut nous libérer. Jésus nous éveille au fait que nos désirs tordus ou nos comportements aberrants sont les symptômes d’une blessure bien plus profonde, qui de près ou de loin touche toujours au désir fondamental d’être aimé ; c’est de cette blessure-là qu’il s’occupera. L’accompagnement spirituel cherchera simplement à ouvrir un chemin à l’amour de Dieu, en aidant le partenaire à accueillir le regard d’amour que Dieu porte sur lui — et c’est bien plus difficile qu’il n’y paraît. Lorsque quelqu’un a touché du doigt cette réalité-là, l’a pu « ressentir » intimement, on sent la vie se libérer en lui. Il parcourra désormais un réel chemin de salut, et goûtera les premiers bienfaits d’une guérison intérieure. On comprend alors mieux pourquoi les Pères du désert terminaient la rencontre avec leur disciple par une bénédiction. C’était leur manière de dire, comme dans le Livre de la genèse : « Dieu vit que cela était bon… » La personne en question et son entourage ne tardent d’ailleurs pas à voir les fruits de ce qui s’est passé intérieurement, et il n’est pas rare que cette libération intérieure enclenche d’autres guérisons, physique ou psychologique. C’est qu’à l’occasion d’une soudaine maturation spirituelle, des nœuds inconscients particulièrement tenaces peuvent se dénouer à leur tour. Mais c’est là « ce qui est donné par surcroît », et non pas ce qui est d’abord recherché.

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— A ce sujet, n’avez-vous pas l’impression que le corps a, en Occident, peu à voir avec l’expérience spirituelle ? — au contraire, le corps y tient une grande place, au moins dans la vie monastique. Certes, les anciens distinguaient les observances corporelles (nécessaires mais insuffisantes) et le travail intérieur — « l’ouvrage caché », comme l’appelle la tradition byzantine — qui est constitué par la garde du cœur, le contrôle des pensées, le souvenir de Dieu, le recueillement de l’esprit, mais ils les distinguaient pour mieux les relier. un apophtegme compare l’expérience spirituelle à un arbre : « Les feuilles de l’arbre sont le labeur corporel ; les fruits sont le labeur spirituel. Sans feuilles, l’arbre ne porte pas de fruits. Sans fruits, l’arbre n’a pas de raison d’être. » Par labeur corporel, il faut entendre tout ce qui peut parfois être pesant pour le corps : le jeûne, les veilles, un travail manuel fatiguant, le fait de vivre dans un espace restreint. On pourrait rappeler ici une catégorie de moines qui n’existe plus guère aujourd’hui en Occident mais qui était assez répandue au Moyen age : ceux qui s’enfermaient pour l’amour du Christ. au xiie siècle, saint Bernard en salue encore un avec le beau titre de amore Christi inclusus, reclus pour l’amour du Christ ! Le Concile de Trente a pratiquement mis fin à cette coutume, au moins parmi nous, car elle subsiste sous des formes diverses dans plusieurs Églises d’Orient. Les reclus s’enfermaient donc dans un lieu sans plus guère en sortir. C’était bien leur corps qui était enfermé, mais cette réclusion corporelle voulait exprimer une réalité spirituelle : là était l’essentiel. un apophtegme raconte qu’un Père du désert rencontra l’un de ses confrères qui s’était attaché une chaîne à la jambe pour ne pas céder à la tentation de se promener à l’extérieur. Il l’interpella : « Votre chaîne ne doit pas être de fer, votre chaîne, c’est le Christ. » Ceci n’exclut pas pour autant les pratiques corporelles, mais les situe à leur juste place. Elles sont appelées à devenir « sacrement », c’est-à-dire signe et chemin d’une réalité spirituelle. Cela ne signifie pas qu’elles auront un effet spi58


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rituel assuré, mais que, dans la mesure où elles sont relayées par la grâce, elles donnent d’entrer dans le mouvement même de l’Esprit. Tout cela vaut aussi pour la participation du corps à la vie liturgique. Prier en commun, ce n’est pas seulement tourner les pages d’un livre, mais c’est encore se tenir debout ou assis, se signer, faire des inclinations profondes, se mettre à genoux, se prosterner. autant d’attitudes extérieures qui sont des invitations à un mouvement intérieur. — Vous citiez tout à l’heure saint Benoît, en parlant de la paternité spirituelle de l’Abbé. N’y a-t-il pas danger, risque de confusion, à cumuler les rôles : direction spirituelle et matérielle ? — Vous touchez là à une question délicate : celle de la collusion possible entre accompagnement spirituel et exercice de l’autorité. On pense d’ailleurs généralement qu’il conviendrait de séparer rigoureusement administration de la communauté et accompagnement spirituel proprement dit. C’est d’ailleurs ce que prévoit le Droit canonique. Ce n’est toutefois pas la solution urgée par saint Benoît. a ses yeux, l’abbé est vraiment « père » de la communauté, et en porte le nom, sans que cela implique pour autant qu’il doive être l’accompagnateur individuel de chacun des frères. Saint Benoît prévoit d’ailleurs explicitement l’intervention d’autres « anciens spirituels » auxquels les frères pourront s’adresser pour les affaires de leur conscience. Si le responsable de la communauté porte le nom d’Abbé — « père » — c’est, d’une part, parce qu’il est toujours un peu, face à celle-ci, l’incarnation que l’on pourrait appeler « emblématique » de la paternité de Dieu, mais aussi parce que, d’autre part, son rôle est précisément de promouvoir la transmission de l’expérience spirituelle aux frères en particulier et à la communauté dans son ensemble. Son ministère est tout entier au service de la paternité spirituelle. Et ceci, tant par l’accompagnement de certains frères en particulier, qui n’est jamais exclu, que par son exemple, par la parole qu’il délivre 59


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en privé ou en public, et aussi — et peut-être surtout — par le service de l’autorité et les décisions qu’il est amené à prendre. Certaines des décisions, même dans le domaine matériel, sont de réelles paroles de vie. Sans oublier l’enseignement spirituel que l’abbé dispense régulièrement à ses frères lors des réunions communautaires au chapitre, et cela parfois tous les jours. Jeune moine, j’ai été impressionné par la parole d’un abbé ancien : « Chaque matin, au chapitre, je crée ma communauté ! »


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Choisir Dieu Multiplicité de visages

« Vois, je te propose aujourd’hui vie et bonheur, mort et malheur. Choisis donc la vie… » (Dt 30, 15.19)

— Pour en revenir à votre histoire, comment êtes-vous passé de l’intensité et de l’immédiateté du « coup de foudre » à la persévérance du quotidien ? — Il est bien vrai que la lune de miel, comme on l’appelle, ne dure pas toute la vie. Tout le monde aura à passer par des périodes plus rudes. Mon temps de formation a connu deux moments d’épreuve. Le premier ce fut un accroc de santé, pas grave en soi mais qui allait m’obliger à un style de vie qui était exactement à l’opposé de ce que ma ferveur de novice — l’expression est de saint Benoît — escomptait de vivre. De manière bien imprévisible, j’ai souffert d’hyperthyroïdie, une infirmité chronique qui me rendait extrêmement nerveux, instable, fatigué et fatigable, et peut-être même fatiguant pour les autres. Elle m’a « condamné » — je le vivais un peu comme cela — à vivre au ralenti et quelque peu en marge de la communauté. Ni suffisamment malade pour avoir le privilège de séjourner à l’infirmerie, ni suffisamment bien portant pour suivre le rythme de la vie à la Trappe. Ce fut une véritable épreuve qui se prolongea pendant 61


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deux ans. Voilà sans doute exactement ce qui était nécessaire pour moi qui avais mis mon point d’honneur à devenir un « bon moine », mais plutôt à la force du poignet. Ce fut un grand moment de vérité ! — La seconde épreuve est venue se greffer sur la première ? — D’une certaine manière. Cette inactivité forcée a réveillé par contrecoup mon besoin d’activité, et plus précisément mon désir de consacrer mes forces au service de quelque apostolat. Cet attrait pour l’action a pour ainsi dire hanté les trois années de mon premier engagement, la période donc de mes vœux temporaires. J’ai progressivement pris conscience du fait que j’aurais pu être pasteur d’une communauté chrétienne, d’une paroisse par exemple, et que cela m’aurait également rendu heureux. au point que mon Père abbé, à la fin de cette période de vœux temporaires, a cru bon de retarder mon engagement définitif dans la vie monastique. a cette époque, être retardé pour la profession solennelle était souvent le signe que le frère se préparait à quitter sous peu l’abbaye. On m’a alors proposé — très sagement, je crois — de rendre provisoirement un service à l’hôtellerie. Ce qui me permit de faire droit à mon besoin de contact sans renoncer à mon désir d’intériorité. Mais le risque était grand de passer à côté de l’expérience fondamentale que propose la vie monastique : celle du désert et de la solitude pour Dieu. Ce qui explique qu’au bout d’un certain temps, mon Père abbé m’ait demandé de retourner en communauté pour me permettre de préciser si, oui ou non, j’avais l’intention de m’engager définitivement. Cette fois-ci, je me suis mis à douter à mon tour. On m’a alors proposé de prendre quelque distance avec la communauté, et de suivre des études de théologie à Leuven. Mon Père abbé, un homme plein de sagesse et de bon sens et relativement ouvert pour l’époque, m’y a envoyé, en oubliant toutefois de vérifier si une telle décision entrait dans les usages de l’Ordre. Quelques mois 62


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plus tard, je fus rappelé au monastère par le Père général de l’époque : ce n’était pas la coutume qu’un moine trappiste suive des cours dans une université autre que celles de rome, et de surcroît un moine qui n’était pas encore engagé définitivement. — Six mois… ce fut un peu court pour un temps de discernement. — Cela a toutefois permis de reconnaître les liens, pas encore très purifiés ni suffisamment décantés — il faut bien l’avouer — qui m’unissaient déjà à la communauté du Mont-des-Cats, et de préciser mon désir ferme de prendre racine dans la vie monastique. — Vous étiez donc décidé à vous engager définitivement dans la vie monastique. — Oui. C’est avec un sentiment de libération que la décision a été prise. Puis, tout s’est en quelque sorte précipité, puisque la célébration de la profession solennelle s’est déroulée deux mois plus tard. a partir de ce moment-là, l’attrait pour la vie pastorale a disparu, et je me suis senti de plus en plus engagé dans la vie monastique. Bien sûr, toujours à « ma » façon (je n’avais pas encore perdu mes réflexes de jeunesse), c’est-à-dire toujours un peu volontariste, prétendant critiquer bien des choses que je voyais autour de moi, et savoir ce qu’il faudrait désormais modifier, etc. au fond, autant de symptômes d’une maturation qui n’était pas encore achevée — mais l’est-elle un jour ? Ce qui explique qu’assez rapidement je fus taraudé par une question lancinante : n’avais-je pas posé mon choix trop rapidement ? Étais-je vraiment libre ? Les raisons d’en douter s’accumulaient. Ce n’était pas le choix lui-même qui posait problème, mais plutôt le fait que je m’étais peut-être engagé sans être pleinement libre. Ce qui est tout à fait différent. au fond, je le regrettais non pas à cause de moi, mais à cause du Seigneur qui méritait d’être choisi en pleine liberté. L’amour n’est pas autre chose. Mais comment y 63


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remédier ? Est-il possible de refaire un choix qui a déjà été fait, et d’une façon sur laquelle rien ne semble permettre de revenir ? alors, contre tout espoir, je me suis senti poussé intérieurement à demander au Seigneur de me donner un jour une nouvelle occasion de faire ma profession, de prononcer à nouveau ce « oui » définitif, mais cette fois de manière pleinement libre. — Et vous avez été exaucé ? — a première vue, cela semble plutôt saugrenu. Mais cependant, le Seigneur a exaucé cette prière au-delà de tout ce que j’aurais osé espérer. Ici commence donc un nouvel épisode de mon histoire, ou plutôt de l’histoire de Dieu avec moi. Comme j’avais à l’époque terminé le cursus de formation théologique assuré à l’abbaye, mon Père abbé, pensant que j’avais quelques aptitudes pour l’étude des langues, m’envoya à rome pour y poursuivre des études bibliques. Il va sans dire que j’étais très heureux de cette proposition. a rome, les moines étudiant logeaient à la Maison généralice où ils essayaient de mener de front le régime des études et les observances monastiques habituelles. J’y ai vécu trois années très intéressantes, ayant l’occasion de faire l’expérience de l’Église dans sa diversité, d’apprendre à connaître d’autres sensibilités monastiques, d’approfondir ma propre Tradition et ses multiples visages, de reprendre contact avec le monde extérieur. Et on sait combien rome recèle de trésors cachés ! Bien sûr, ma tendance prononcée à la critique ne s’était guère émoussée, mais plutôt avivée par tout ce que je remarquais autour de moi. Pourtant, Dom gabriel Sortais, notre abbé général de l’époque, avait commencé une remise à jour de l’Ordre qui était plutôt audacieuse pour son temps. L’incompréhension de certains parmi ses proches collaborateurs et les réticences de la Congrégation des religieux ne lui manquèrent pas. En fait, il se rendait compte que certaines de nos pratiques étaient trop figées et que certaines austérités étaient excessives. Il s’était donc fait fort d’obtenir cer64


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tains adoucissements, notamment pour le jeûne, le sommeil, la durée des offices. On peut dire aujourd’hui qu’il avait pris un peu d’avance sur l’aggiornamento que le Concile allait demander. Mais cela ne suffisait pas aux jeunes étudiants que nous étions. Nous ne nous privions pas de militer en faveur d’autres points qui nous semblaient tout aussi essentiels. Notamment concernant le sacerdoce des moines. a l’époque, tout moine de chœur devenait presque automatiquement prêtre. Nous étions un petit groupe à se faire les défenseurs d’un monachisme laïque. — Que vous voulez dire ? — Que les deux vocations sont nettement distinctes. On n’accepte pas d’être prêtre comme on choisit d’être moine, ou parce qu’on est moine. Il est donc tout différent d’ordonner des frères en fonction du besoin de la communauté ou de considérer l’ordination presbytérale comme une sorte d’achèvement de la vocation monastique. Cette question est encore discutée aujourd’hui, et il faudrait sans doute nuancer davantage mon propos que je n’ai l’occasion de le faire ici. Toujours est-il que je m’étais abondamment ouvert à des confrères à ce sujet et que deux de ceux-ci, forts de nos débats théologiques enflammés, de retour dans leur monastère, avaient demandé à ne pas être ordonnés. Or, à l’époque, il était à peu près inimaginable que quelqu’un qui avait achevé le cursus d’études nécessaires ne soit pas ordonné. On m’a rendu responsable de cet incident, ce qui explique qu’au bout de trois ans, alors que se profilait la possibilité d’un doctorat à l’Institut biblique, l’abbé général et son Conseil décidèrent de mettre fin à l’expérience, et m’invitèrent à retourner dans mon monastère. Vous comprendrez que mon abbé, connaissant les circonstances de ce retour, ne se sentait pas très assuré. Qu’allaitil se passer ? Ne se devait-il pas de protéger les frères d’une contamination d’idées plutôt douteuses ? un jour, je reçus donc une lettre de mon Père spirituel d’alors, sans doute inspirée par le Père 65


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abbé, qui m’invitait à chercher une autre abbaye. Il n’excluait pas forcément la vie monastique mais me faisait sentir qu’il était préférable de ne pas envisager un retour à mon propre monastère. Cela m’a complètement surpris. D’autant plus que j’avais alors parcouru tout un chemin intérieur qui m’avait plutôt apaisé et même confirmé dans mon choix. un peu plus tard, j’eus l’occasion de rencontrer mon abbé, de passage à rome. Dans un premier temps, il me tint le même langage que celui de mon accompagnateur : cherchez plutôt ailleurs ! Je lui fis part de ma surprise et lui redis mon désir de rentrer au monastère de ma profession. Il ne s’y opposa pas, mais à condition d’y mettre un bémol : toute possibilité d’enseignement serait définitivement exclue. — Et c’est à ce moment là que vous avez reformulé votre engagement définitif ? — Oui, cet incident, si contrariant en soi, m’a finalement permis de prononcer à nouveau, et librement, mon « oui définitif ». Cela se passa d’ailleurs d’une façon tout à fait inattendue, pour moi comme pour le Père abbé. Sans y songer me sont alors spontanément revenues sur les lèvres les paroles rituelles de la profession solennelle. a la question qu’il venait de me poser : « acceptestu cette condition ? » Ma réponse fusa — mais elle venait d’ailleurs, d’un autre en moi : « Oui, mon révérend Père, moyennant la grâce de Dieu et le secours de vos prières. » La réponse était tellement inattendue, mais aussi tellement impressionnante, que le Père abbé m’a demandé l’autorisation de prendre contact avec mon confesseur sur place, et un délai de vingt-quatre heures avant de me faire part de sa décision. Mon confesseur m’avait beaucoup aidé au moment où j’avais pris connaissance du premier courrier m’annonçant ma mise à l’écart de la communauté. Il m’avait notamment permis de découvrir combien cette situation me mettait providentiellement à la « dernière place » ; celle du petit, du faible, du pauvre qui peut enfin s’abandonner et s’ouvrir à la grâce. Je 66


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commençai, d’une certaine manière, à accepter de ne pas être le « maître du jeu ». Ce fut le début d’une seconde conversion. — Vous me permettrez de revenir quelques instants sur la distinction que vous faites entre vocation monastique et vocation presbytérale. — Il n’y a pas d’unanimité à ce sujet, même parmi les moines. On peut distinguer, grosso modo, deux courants de pensée. L’un admet l’existence d’un sacerdoce dit « contemplatif », qui exclut pratiquement tout service pastoral particulier, mais serait une sorte de couronnement de la vocation monastique. Le parcours normal du moine consisterait alors à avancer, étape après étape, vers l’ordination presbytérale. Cette façon de voir ne manque pas de fondement, puisque l’ordination unit le frère de manière particulière au Christ-prêtre : et n’est-ce pas là l’enjeu de toute vie chrétienne, et en particulier de la vie monastique ? On peut cependant se demander si un tel raisonnement ne confond pas le sacerdoce baptismal, propre à chaque chrétien, et le sacerdoce presbytéral de ceux qui reçoivent le sacrement de l’Ordre. En effet, si on le poussait à bout, tout baptisé aurait avantage à se faire ordonner prêtre pour vivre davantage uni au Christ. un autre courant considère que la vie monastique est complète en elle-même. Le moine se cherche un lieu d’expérience particulier pour y vivre en profondeur sa vocation baptismale, sans que cela ne requière l’ordination presbytérale qui, elle, n’est justifiée que par la présence d’un peuple auquel le nouveau prêtre sera envoyé. Dans cette perspective, pour un moine, devenir prêtre dépendra d’une vocation particulière qui s’ajoutera à sa vocation monastique. Le moine-prêtre est alors appelé à être un serviteur au service de la communauté. Il sera pasteur comme le Christ le fut, et c’est à ce titre qu’il présidera au rassemblement de la communauté lorsque celle-ci est réunie pour célébrer l’eucharistie. Cette deuxième façon de voir entraîne un corollaire pratique pour l’or67


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ganisation de la vie communautaire : il n’est plus nécessaire d’y multiplier les prêtres, comme on avait coutume de le faire jusqu’à récemment. On perçoit facilement toute la spécificité d’un tel choix : être moine et être prêtre correspondent à deux vocations différentes, certes pas inconciliables (heureusement), mais qu’il ne faut pas confondre. D’ailleurs saint Benoît évoque deux visages particuliers à l’intérieur de la communauté : celui des prêtres qui sont nécessaires pour assurer le service de l’eucharistie et des sacrements, et celui de ceux qu’il appelle les « anciens spirituels » qui servent de conseillers et d’accompagnateurs aux frères. Ceux-ci vont leur confier non pas tellement leurs péchés mais leurs blessures intérieures, dans l’espoir d’en guérir. Or, ces « anciens » n’étaient pas nécessairement prêtres. Peut-être vautil la peine de relever cela à un moment où il nous semble manquer de prêtres dans l’Église : le sacerdoce n’est pas requis pour être un accompagnateur spirituel et pour aider ses frères et ses sœurs à se rapprocher de Dieu. — Mais d’où vient alors cette multiplication des ordinations dans les monastères ? — Elle remonte aux xe et xie siècles. Elle est probablement en rapport avec la multiplication des messes privées qui étaient alors offertes pour les défunts. Dans un premier temps, on aurait donc favorisé les ordinations sacerdotales afin d’honorer la demande de messes à des intentions particulières. Ce n’est que plus tard que l’eucharistie célébrée de manière privée est devenue un élément de la spiritualité des moines-prêtres. Il faut savoir que, jusqu’au Concile, chaque prêtre du monastère participait à la célébration communautaire de la messe (à laquelle seul l’officiant communiait), et célébrait en plus une messe (au moins) en privé, sur un autel adjacent au chœur. Les dimanches et jours de fêtes, il y avait en outre, chez les cisterciens, tôt le matin, une deuxième messe conventuelle où ceux qui n’étaient pas prêtre pouvaient 68


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communier. Personnellement, je me sentais plutôt mal à l’aise devant cette multiplication des eucharisties. C’est dire que j’ai accueilli avec une grande joie la concélébration, proposée par le Concile. Plusieurs d’entre nous ont rapidement senti que cette nouvelle manière de célébrer l’eucharistie serait bien meilleure. — Un tel changement n’a pas dû être facile ! — Non. D’ailleurs quelques anciens ont gardé leur manière de faire jusqu’au bout, et on ne leur a jamais demandé d’y renoncer. D’ailleurs, on pouvait les comprendre. De manière habituelle, il n’est déjà pas aisé de changer ses habitudes, mais la difficulté est accrue lorsque celles-ci s’enracinent dans des conceptions théologiques ! Certains frères ont tellement été façonnés par une manière de voir Dieu, de croire en lui et d’agir en conséquence, qu’il leur était impossible de changer de comportement sans être la proie d’un sentiment de culpabilité. Or, la vie monastique, malgré son cadre plutôt structuré, devrait permettre à chacun de s’épanouir et de grandir vers Dieu selon son propre rythme. On a donc pu voir cohabiter différentes pratiques dans nombre de monastères, certains frères continuant à célébrer leur messe privée avant ou après la concélébration. On demandait seulement que tous soient présents à l’eucharistie communautaire. Bien souvent, l’heure de l’eucharistie a été avancée, afin de permettre à tous d’y prendre part, sans en être empêchés par des obligations de travail. aujourd’hui, l’eucharistie est vraiment devenue le centre de la journée du moine et le point culminant de la vie communautaire. — On pressent que le Concile a transformé les relations à l’intérieur du monastère… notamment pour les frères convers… — Oui. avant le Concile, nos communautés étaient composées de frères convers qui prenaient en charge l’ensemble des tâches matérielles du monastère, et de moines dont le service 69


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principal était la prière de l’office. Pour bien comprendre cet état de choses, il faut remonter un peu dans l’histoire. D’une part, au xiie siècle, seuls les nobles, parce qu’ils avaient reçu la formation intellectuelle nécessaire, pouvaient devenir moine de chœur. D’autre part, vivre la vie monastique de manière vraiment claustrale (c’est-à-dire en ne quittant guère la clôture, ce qui était le but poursuivi par les fondateurs de Cîteaux) posait de réelles difficultés : comment trouver les ressources pour satisfaire les besoins quotidiens ? Comment articuler la célébration de l’office et la gestion d’un domaine qui avait tendance à s’agrandir ? C’est pourquoi, afin d’être fidèles à leur vocation de solitude et de prière, les moines ont rapidement fait appel à des ouvriers célibataires qui assuraient l’ensemble des tâches d’entretien et de production. Ceux-ci restaient laïcs et vivaient à l’extérieur du cloître proprement dit. Ils logeaient parfois dans un bâtiment à l’entrée du domaine, et n’entraient à l’église que le dimanche et aux solennités. Des échanges, et même une certaine émulation spirituelle, s’instaurèrent rapidement entre les deux groupes. Les moines assuraient la catéchèse des frères convers, et ceux-ci découvraient progressivement toute la richesse intérieure de leur état. D’ailleurs, dès le temps de saint Bernard, des anecdotes pieuses circulaient, tendant à prouver que les frères convers, travaillant dans les champs, pouvaient devenir des moines aussi authentiques que ceux du cloître. Et il est vrai qu’un grand nombre d’entre eux étaient de grands priants. De fil en aiguille, on est ainsi arrivé à leur proposer un nouveau type d’engagement, très proche des vœux religieux, puisque le frère convers s’engageait pratiquement à persévérer toute sa vie au monastère, dans le célibat, la pauvreté et l’obéissance. Il y avait donc deux types d’engagement différents et ainsi deux « catégories » de frères. D’ailleurs, jusqu’au Concile, les frères convers portaient un habit de couleur différente, n’avaient pas droit de vote au chapitre, ne participaient pas à l’élection de l’abbé, ne prenaient 70


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part qu’à une partie des offices, etc., tout en étant souvent chargés des principales responsabilités matérielles de l’abbaye, auxquelles ils étaient d’ailleurs généralement bien préparés. — A vous entendre, on peut parler de deux vocations distinctes ? — Exactement. Devenir frère convers était une façon particulière de se retirer dans la solitude, à la recherche de Dieu. Ce style de vie convenait à des personnes du monde artisan, agricole ou autre, que la vie monastique avec la prière des offices tout au long du jour n’attirait pas vraiment. a l’époque, la grande majorité des frères convers ne revendiquait d’ailleurs aucun changement particulier. C’est davantage l’Ordre, et particulièrement Dom gabriel Sortais, qui a estimé utile de les intégrer davantage dans la vie de la communauté, notamment quant aux droits capitulaires. En cela, il avait raison. Toutefois, on a pu craindre parfois que ce souci de donner des droits identiques aux uns et aux autres ne respectait pas la grâce particulière de chaque membre de la communauté. a ce point même que, dans certaines régions de l’Ordre, des frères convers se sont franchement opposés à ce renouveau, estimant qu’il les éloignait de leur engagement initial. Il a donc fallu trouver un compromis entre le nouvel équilibrage des relations entre les frères (il n’y a plus qu’une seule catégorie de moines aujourd’hui) et le respect du chemin personnel de chacun. Ce qui semble avoir eu lieu de manière assez heureuse, à peu près partout. — Mais il n’existe plus, aujourd’hui, de vocation de frères convers au sens strict ? — La « classe » juridique du frère convers n’est plus mentionnée dans nos Constitutions. au départ, beaucoup ont pensé qu’il fallait garder cette porte ouverte, d’une façon ou d’une autre. au Mont-des-Cats, nous avons continué à proposer cette perspective à des candidats qui nous semblaient mieux adaptés à ce type 71


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d’engagement : celui d’une vie retirée de prière, sans prendre part à tous les offices, qui laissait plus de temps pour le service matériel de la communauté. Or, au moins dans nos régions, cela ne s’est guère avéré opportun. Pour deux raisons, semble-t-il. D’une part, la plupart des candidats à la vie monastique sont aujourd’hui d’abord attirés par la célébration de l’office, car en bien des cas, c’est la vue d’une communauté réunie pour la célébration de la Liturgie qui a éveillé en eux le désir de la rejoindre. C’est dire que leur proposer un engagement qui les en écarte en partie ne rencontre pas beaucoup d’échos chez eux. D’autre part, les offices étant aujourd’hui célébrés en langue vivante, il n’y a plus d’obstacle particulier à la participation à la prière commune. Jadis, une certaine connaissance du latin, ou au moins la capacité de l’apprendre, était souvent un critère décisif. De toute façon, nos Constitutions actuelles ne prévoient plus la possibilité d’ouvrir un noviciat pour frères convers. Celui qui désire se faire cistercien devient « moine », sans autre spécification. Toutefois, ceci ne veut pas dire qu’il n’existe plus de différences. La vocation de l’un n’est pas celle de l’autre. Certes, chaque frère, qu’il devienne un jour prêtre ou non, reçoit une formation catéchétique de base, qui est la même pour tous. Mais assez rapidement, on lui proposera un parcours de formation particulier, adapté à ses possibilités et à ses attentes, et répondant aux nécessités du monastère. ainsi, celui qui a plus d’affinités et de compétences pour le travail manuel pourra assurer ce type de service plutôt que d’autres. Certains frères deviennent même de réels spécialistes dans leur domaine. Il est donc encore possible de vivre de manière différenciée cette unique vocation monastique. Quant à la présence à l’office, disons que, dans l’esprit de la règle de saint Benoît, chaque frère y est normalement « attendu ». Mais là encore, la possibilité d’une certaine souplesse existe, pour moduler cette assistance en fonction du travail et des aspirations intérieures de chacun. 72


CHOISIr DIEu

— On parle parfois également d’oblats. — En général, on distingue deux sortes d’oblats : les oblats de l’extérieur et ceux de l’intérieur. Les oblats de l’extérieur sont des laïcs qui vivent dans le monde. Ils sont souvent mariés, ont une famille, mais désirent intensifier leur lien avec un monastère particulier. Ils prennent parfois un réel engagement vis-à-vis de la communauté et se réunissent plusieurs fois par an pour un temps de prière et de formation. La plupart des monastères bénédictins, par exemple, proposent ce type d’engagement. Chez les cisterciens, cela n’a guère existé par le passé. Ils estimaient sans doute que leur vie davantage retirée du monde les en empêchait. Depuis peu, il existe quelques groupements de laïcs qui sont associés à l’un ou l’autre monastère. On ne peut toutefois pas parler, en ce qui les concerne, de véritable oblature. Ils sont totalement autonomes et, pour le moment du moins, leurs membres ne prennent aucun engagement vis-à-vis de l’Ordre. Il existe aussi des oblats de l’intérieur, ou oblats réguliers, tant chez les bénédictins que chez les cisterciens. Il s’agit souvent de frères qui ont commencé un noviciat mais qui, pour une raison ou une autre, n’ont ni désiré s’engager définitivement ni souhaité partir du monastère. Ils ne se lient donc pas par des vœux religieux. Leur lien à la communauté est particulier. Les oblats s’engagent à respecter la règle de vie du monastère durant le temps de leur séjour mais, n’ayant pris aucun engagement définitif, ils peuvent retourner dans le monde quand ils l’entendent. De son côté, la communauté s’engage à ne les renvoyer que dans les cas prévus pour les profès solennels. Certains monastères proposent volontiers ce type d’insertion dans la communauté. Il est approprié à certaines situations particulières : un époux, par exemple, qui, de commun accord avec son épouse, désire se retirer dans la solitude ; un homme d’affaires qui voudrait se faire moine, mais qui est obligé de garder certaines obligations extérieures au monastère…



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De la grâce d’illusion à la grâce du réel L’ascèse

« L’esprit est fort, mais la chair est faible. Veillez donc et priez pour ne pas tomber à l’heure de la tentation. » (Mt 26, 41)

— Votre mise à l’écart des structures de formation de la communauté a été de courte durée. — En effet. De retour au monastère, comme il avait été prévu, j’ai pris part à la vie de la communauté dans le quotidien de ses travaux, de ses célébrations, de son silence priant. Ceci m’a amené à redécouvrir, avec une joie nouvelle et désormais plus profonde, la grâce de la solitude, de la communion fraternelle et de la « rumination » de l’Écriture. grâce à Dieu, je me sentais très serein. un an et demi plus tard, de manière totalement imprévisible (étant donné mon « passé »), on m’a demandé de prendre en charge la rédaction des Collectanea Cisterciensia, l’une des revues de spiritualité de notre Ordre. C’est le Procureur général qui est venu lui-même de rome pour demander à mon Père abbé l’autorisation d’établir le secrétariat de la revue au Mont-des-Cats. Cette proposition n’a pas été sans éveiller de nombreuses craintes en moi : étais-je bien à la hauteur de la tâche proposée ? un passage par l’Institut Biblique ne prépare pas directement à l’histoire de la spiritualité. Toutefois, fallait-il encore une fois céder au rêve de tout vouloir 75


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« maîtriser » ? Mieux valait accepter, confidens in adiutorio Dei, aurait dit saint Benoît, « en mettant ma confiance dans le secours de Dieu ». a vrai dire, ce fut un travail passionnant. Qui n’a d’ailleurs pas manqué de mettre en péril l’équilibre intérieur, acquis de fraîche date et encore fragile. En effet, disposant d’un bureau personnel et d’une machine à écrire — un luxe plutôt rare à l’époque — sollicité par de multiples demandes, encouragé par la reconnaissance que la revue acquérait, je risquais tout simplement de ne plus vivre que pour cela. une chose m’a alors beaucoup aidé, me remettre entièrement aux décisions prises par mon abbé. J’étais persuadé qu’il était bon pour moi de suivre sans discuter ce qu’il décidait, quel que soit mon avis personnel. a l’époque, un supérieur prenait souvent des décisions sans se sentir obligé de consulter au préalable celui que la décision allait concerner. Je me rappelle encore sa façon de me faire part de sa décision face à des demandes venues de l’extérieur : « Voici ce que l’on vous demande… Et voici ce que nous avons décidé… » Cela peut paraître étrange aujourd’hui, mais j’étais alors habité par une grâce d’obéissance qui ne pouvait pas s’expliquer par des critères naturels. Ce n’était pas tant le contenu de la décision qui m’importait, mais davantage l’éveil intérieur que cette grâce effectuait en moi. Là était l’essentiel. — Un essentiel qui se trouve au-delà des illusions que nous avons sur nous-mêmes, sur les autres et sur Dieu… — Oui. C’est cet « au-delà » que nous sommes appelés à découvrir toujours davantage, à condition d’enlever au mot « illusion » sa connotation péjorative, et surtout de ne juger personne. Dire de quelqu’un qu’il nourrit des illusions n’implique aucun blâme à son égard, car tous, d’une manière ou d’une autre, nous sommes habités de fausses images de nous-mêmes, des autres et de Dieu, qui embrouillent notre discernement. Il ne s’agit ni d’une tare ni d’une faute, mais simplement d’une situation de fait dont il importe de tenir compte le plus sereinement possible. On pourrait 76


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dire qu’à la « grâce d’illusion », nécessaire aux débuts, doit succéder la « grâce du réel ». En fait, c’est la confrontation à la vie quotidienne avec ses joies, ses peines, ses enthousiasmes et ses défis qui permet petit à petit de briser la carapace que nous avons endossée et d’accéder progressivement ainsi à la vérité qui libère (Jn 8). Ceci, bien sûr, ne se fait pas sans difficulté. Le périple est long et parfois parsemé d’embûches, de points d’ombre d’autant plus résistants à la lumière qu’ils touchent souvent à nos dispositions les plus intimes et les plus secrètes, et donc également les plus ignorées. Modifier un comportement extérieur est, somme toute, chose aisée. Par contre, se laisser déraciner au plus intime de soimême, regarder en face ses failles et en tirer une leçon, demande davantage de temps et de patience. ainsi, adopter les attitudes extérieures du moine, par mimétisme, ne demande généralement aucun effort particulier au novice qui se présente. Ce n’est qu’un jeu d’enfant ! Mais l’enfant n’est pas encore « l’homme debout » que le Christ nous invite à devenir ! Stature à laquelle nous ne pouvons accéder qu’au fil de nombreuses traversées intérieures. Pour ma part, il m’a fallu du temps pour découvrir et pour accepter que j’étais habité d’un « mythe » : celui de la possibilité d’accéder à Dieu par mes propres forces. N’étais-je pas entré avec générosité ? N’étais-je pas habité d’un zèle spirituel réel ? Ne m’avait-on pas confirmé que mes possibilités intellectuelles et relationnelles étaient promises à un heureux avenir ? Mais un mythe qui, sous couleur de bien, risque de faire manquer l’essentiel. — Au fond, il vous fallait passer d’un Dieu que l’on gagne à la force du poignet à un Dieu qui se donne par Amour… — Oui. C’est ce que signifie l’expression déjà ancienne « s’abandonner à Dieu ». Expérience qu’il faut bien comprendre. On l’entend parfois comme une soumission passive. au contraire, il s’agit d’entrer activement dans le dessein d’amour que Dieu a sur nous. Mais cette entrée active appelle une passivité radicale, une grande 77


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capacité d’accueil. Les gesticulations de notre générosité superficielle risquent tout simplement de compromettre l’œuvre de Dieu en nous et au cœur du monde. L’efficacité de l’expérience chrétienne n’est pas accordée aux efforts de notre volonté. Elle est d’un autre ordre. Elle n’est pas le fruit de notre travail. Elle nous est donnée mystérieusement, parfois à notre insu, souvent même bien au-delà de ce que l’on osait espérer. Là est toute la différence qui existe entre une ascèse païenne et une ascèse chrétienne. Cette dernière ne peut être qu’une ascèse de faiblesse, c’est-à-dire une ascèse qui nous conduit à traverser ce que l’on pourrait appeler le « point zéro » de notre faiblesse, pour nous ouvrir à la grâce de Dieu. ainsi le jeûne, les veilles, la solitude, le silence ne servent qu’à une seule chose : creuser toujours davantage l’abîme de notre totale pauvreté devant l’offre de Dieu. Bien loin d’être l’occasion de prouesses de générosité, l’ascèse chrétienne est vouée à devenir le lieu de notre défaite où seule la grâce de Dieu triomphe. Son but est de mettre en évidence notre radicale faiblesse afin que puisse enfin se déployer la puissance de la grâce. « C’est lorsque je suis faible que je suis fort » (2 Co 12, 10). Voilà tout le paradoxe de l’Évangile. — Mais pourquoi tout ce parcours d’entraînement ? — Permettez-moi de vous répondre en citant un des écrits de la littérature monastique ancienne qui m’a le plus marqué pour tout ce qui regarde l’ascèse chrétienne : la Lettre de Macaire à ses fils. Macaire était probablement un moine égyptien qui écrivait en copte, mais qui fut assez rapidement traduit en grec, latin et syriaque, preuve de l’importance qu’on attachait à son témoignage. Dans ce document, Macaire décrit le combat désespéré et désespérant de l’ascète en lutte avec ses tentations et avec le diable. Situation qui le conduit à être, à chaque instant, sur le point de lâcher prise et de tomber. Il a d’ailleurs l’impression qu’il est déjà tombé, avoue le texte ; et puis, voici que, tout à coup, la 78


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grâce le surprend, pour ainsi dire « lui tombe dessus » d’une façon inespérée. Il se sent libéré, mais pour un petit moment seulement. Car voici que cela recommence, et ainsi à plusieurs reprises. alors naît dans le cœur de l’ascète une question : à quoi bon un parcours aussi tourmenté ? Et Macaire de répondre : « afin que le moine apprenne que c’est la grâce du Seigneur miséricordieux qui est à l’œuvre en lui, et que c’est ainsi qu’il va acquérir l’humilité, le brisement du cœur et la tendresse. » « L’humilité, le brisement du cœur et la tendresse », ce sont là les trois vertus essentielles du moine. C’est dire qu’il faut du temps, tout d’abord pour découvrir et accueillir notre aveuglement, et ensuite, pour nous laisser éclairer par la lumière du Père. Saint Luc, s’adressant aux premières communautés chrétiennes, exprime cela de manière non équivoque. Il les avertit que « c’est par beaucoup d’épreuves qu’il faut entrer dans le Royaume de Dieu » (ac 14, 23). On pourrait dire : pour accéder à ce lieu en nous où Dieu est notre source, où coïncident le désir de Dieu et notre désir le plus profond. L’épreuve n’est donc pas un obstacle et ne doit pas devenir une impasse, mais une voie d’accès au monde de Dieu, l’occasion d’une plongée nouvelle au cœur de notre cœur. Chacun de nous est amené un jour ou l’autre à vivre de telles expériences. En cela donc, nul privilège du moine. Ce qui distingue le moine, c’est que non seulement il n’évite pas l’épreuve mais qu’au contraire, il s’y expose. De fait, il semble aller au devant d’elle et chercher à l’affronter, non pas pour se faire un nom, ni pour se prouver à lui-même ou à Dieu qu’il peut en sortir vainqueur, mais parce qu’il sent confusément que c’est là que le Seigneur l’attend. Il pressent Dieu au cœur de l’épreuve, et il aperçoit déjà les premiers fruits de sa rencontre, même s’ils sont encore très modestes. — Quels sont ces fruits ? — Saint Paul les a décrit dans sa lettre aux galates : « Les fruits 79


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de l’Esprit sont charité, joie, paix, longanimité, serviabilité, bonté, confiance dans les autres, douceur, dépossession de soi… » (ga 5, 22). autant de signes dont il faut mesurer la profondeur. Quand Paul parle de charité, il n’évoque pas la simple satisfaction de soi ou l’élan éphémère vers l’autre, mais bien l’amour-Agapè, qui est don de soi et accueil de l’autre quel qu’il soit, fût-il le pire ennemi. Il va sans dire que, sur un tel chemin, nous affrontons rapidement les limites de nos possibilités humaines. « Heureuse blessure », car il nous faut nécessairement toucher cette limite afin de « basculer en Dieu ». Vivre au désert, en célibataire, sans possibilité de se divertir (au sens pascalien du terme, à savoir sans possibilité d’échapper aux questions fondamentales de l’existence), place le moine sur cette ligne de crête d’où il peut sans cesse basculer, soit du côté de Dieu et de la Vie, soit du côté des idoles et de la mort. une telle limite, paisiblement éprouvée et assimilée, enracine sa vocation dans un terrain de vérité, et lui permet, progressivement, de porter des fruits de vie pour soi et pour les autres. une telle expérience change radicalement la personne. Tout le monde s’en aperçoit sans tarder : elle vit, parle, agit à partir d’un ailleurs, car « ce ne sont pas la chair et le sang qui lui ont révélé cela, mais le Père qui est dans les cieux » (Mt 16, 17). « L’homme caché du cœur » (1 P 3, 4), l’homme intérieur a fait surface. L’homme nouveau commence à émerger. Voilà un signe bien plus évident de vocation que la facilité d’adaptation au mode de vie extérieur, par exemple. Il arrive en effet que des candidats à la vie monastique s’accommodent facilement aux habitudes de ce genre de vie, sans que l’on sente pour autant qu’ils soient réellement touchés à l’intérieur. Extérieurement, le feu est au vert : rien ne semble s’opposer à leur entrée et pourtant… a l’inverse, il arrive qu’on perçoive la trace, même minime, du travail de l’Esprit chez un candidat dont la psychologie a été profondément blessée, et qui éprouve des difficultés pour s’insérer dans la vie communautaire. Le clignotant est franchement à 80


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l’orange, voire au rouge, et pourtant… — Vous diriez volontiers qu’il ne faut pas confondre appel à la sainteté et santé psychique ? — En quelque sorte, mais à condition de bien préciser. Tout d’abord, il n’est pas question de nier que la vie en communauté a son lot d’exigences auquel on peut difficilement échapper. Tout n’est pas imaginable, tant pour le candidat lui-même que pour la communauté qui l’accueille. Il ne peut être question, par exemple, de « rendre quelqu’un malade » pour obtenir des fruits spirituels. au contraire, le responsable de la communauté veillera, autant que possible, à ce que l’évolution spirituelle aille de pair avec le bien-être psychique. Dans certaines situations, notamment lorsque le cadre de la vie monastique risque à plus ou moins long terme de provoquer des troubles psychiques, le responsable (ou la communauté) refusera d’accueillir la personne en question. une telle décision n’est jamais facile à prendre, mais elle ne pourra qu’être bénéfique pour le candidat. Il n’est d’ailleurs pas rare qu’une telle confrontation à la réalité déclenche enfin un travail intérieur profitable chez l’intéressé. Par ailleurs, il est important d’évaluer au mieux la capacité réelle de la communauté à accueillir des personnes davantage fragilisées, un élément du problème qui est souvent négligé. Il reste qu’en ces domaines, nous ne disposons pas de critères « objectifs » qu’il suffirait d’appliquer dans tous les cas. Le risque est même réel qu’en voulant se référer à un « minimum requis » objectif, on s’éloigne du dessein de Dieu sur telle ou telle personne. Preuve en sont ces situations où, malgré certaines blessures psychologiques, on a osé parier sur les quelques points solides que l’on a pu percevoir au cours des premiers stages passés en communauté, où le résultat s’est avéré positif, tant pour le frère que pour la communauté. Des frères ou des sœurs, qui étaient parfois difficiles à vivre dans les débuts, sont devenus à la longue des 81


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compagnons de route appréciés par tous. Ou telle communauté en souffrance qui, parce qu’elle a accueilli le plus faible, s’est progressivement transformée et a trouvé un élan nouveau. — Cela semble toutefois demander beaucoup de temps, de « prudence » et la participation active de la personne elle-même ? — C’est l’un des enjeux principaux de l’accompagnement spirituel. Il est essentiel que la personne elle-même accepte de grandir. C’est pourquoi le rôle de l’accompagnateur n’est ni de minimiser les difficultés, en rassurant hâtivement par exemple, ni d’en amplifier la portée. au contraire, il sera d’abord une présence bienveillante qui restera disponible le temps nécessaire pour que la personne elle-même puisse discerner « ce qui est bon » aujourd’hui pour elle. Or, cela se fait toujours au détour d’une épreuve que les anciens appelaient le « brisement du cœur », en latin, la contritio cordis. Le mot qui en provient en français moderne, la contrition, a pris une autre signification. Le « brisement du cœur » représente une étape importante de la voie spirituelle qu’il n’est pas facile de traverser. Elle correspond au « cœur brisé et humilié », dont parle le Psaume 50. Expérience qui s’amorce au moment où l’image idéale que nous avions de nous-mêmes et que les autres avaient de nous, vole en éclats. Ce qui ne va pas sans quelques secousses intérieures : notre fierté en prend un coup ! Et nous voilà acculés à chercher un autre fondement à notre existence ! Et qui ne pourra être que Dieu, rencontré très concrètement au cœur de ce passage. En effet, c’est au cœur d’une telle épreuve, qui devient une véritable Pâque, que Dieu se rend le plus proche de nous et qu’il nous est donné de ressentir son regard de miséricorde qui tout à la fois nous accueille dans l’extrême faiblesse de la brisure, et nous en relève. Les Pères du désert éclairaient leurs propos de sentences, parfois de mini-récits, qu’on appelle apophtegmes. En voici un qui illustre ce qui vient d’être dit : « Lorsque nous sommes tentés et mis à l’épreuve 82


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[au sens le plus large du mot], abaissons-nous encore davantage. Et Dieu qui voit notre abaissement viendra à notre secours. Si, au contraire, nous essayons, en ces moments-là, de nous relever, il nous abandonnera. » — S’abaisser davantage, n’est-ce pas un peu masochiste ? — aucunement. Certes, se découvrir tel que l’on est, se laisser dépouiller de nos masques, laisser tomber les fausses images sur nous-mêmes et sur les autres, tout cela ne peut pas ne pas être douloureux, mais ce qui est recherché, ce n’est pas cette douleur, c’est plutôt de faire place à la vie, de devenir enfin un vivant et témoin du Dieu vivant. D’ailleurs, si un candidat à la vie monastique se présentait avec des motivations plutôt masochistes, la façon même de se présenter éveillerait tout de suite des soupçons. Celui qui cherche, même inconsciemment, à se faire mal atteint aussi son vis-à-vis qui, normalement, n’éprouve pas de peine à le démasquer. On ne devient pas moine pour se faire mal, mais pour entrer davantage dans le plan d’amour de Dieu sur nous. Bien sûr, comme il a déjà été dit, à l’origine d’une vocation, les motivations sont souvent mélangées. Ce qui compte, c’est de les mettre à découvert afin de les purifier. C’est ce qu’évoquent les anciens lorsqu’ils prétendent qu’on « ne persévère jamais dans la vie monastique pour les raisons pour lesquelles on y est entré ». D’ailleurs, quelqu’un qui se fait moine pour « se faire mal » ne restera pas. Il percevra rapidement que l’enjeu n’est pas de souffrir, mais de s’ouvrir à l’alliance que Dieu propose et à une béatitude qu’il ne peut pas encore imaginer. a ce moment de l’évolution spirituelle, s’abaisser n’est donc pas s’automutiler, mais accepter d’être conduit, au fil de la tentation et de l’épreuve, au plus profond de ses ambiguïtés, parce qu’on a quelque peu pressenti que c’est là que Dieu donne à se connaître. Il ne s’agit évidemment pas de « consentir » à la tentation mais plutôt de « l’épouser » ou plus précisément, d’y épouser ce qui vient de Dieu. 83


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— Il n’empêche que l’image du moine se flagellant dans sa cellule hante encore souvent l’imaginaire de nos contemporains. — Bien que les fouets et les disciplines aient disparu depuis longtemps. Il y a un demi-siècle, la coutume existait encore de « se donner la discipline » tous les vendredis, à l’exception du Temps pascal. En fait, cela durait tout au plus deux ou trois minutes, et ne consistait certainement pas à s’infliger des blessures. L’important en était la dimension symbolique : s’unir au Christ qui s’est livré pour nous jusqu’au don de sa vie. Seule cette intimité recherchée avec le Christ pouvait donner un sens à une telle pratique. Dès lors, si tel était la raison d’être de ces pratiques, il apparaît que le retrait du monde, la vie fraternelle, le silence, le jeûne, un certain manque de confort, tout cela, vécu avec sérieux et persévérance, constitue déjà de réelles mortifications auxquelles il n’y a pas lieu d’en ajouter d’autres. Il est cependant exact que l’histoire de l’Église a connu des excès d’ascèse, notamment dans la vie monastique. Pourtant, saint Benoît avait déjà prévu des « garde-fous ». ainsi précise-t-il dans sa règle que le frère qui désire faire des mortifications supplémentaires doit en demander l’autorisation à l’abbé, occasion pour celui-ci de pouvoir prononcer une parole de discernement. L’abbé écoutera le frère pour entendre ce qui se passe dans son cœur et l’éveiller au réel enjeu de sa demande. Provient-elle de sa recherche de Dieu, ou le frère est-il victime, de manière bien inconsciente, de ses propres démons intérieurs ? — Vous avez dit « écouter pour entendre »… – Oui. aider au discernement suppose d’abord d’écouter, audelà des mots, ce que la personne veut dire, sans parfois en être consciente. Cela demande en même temps d’être attentif à ce que sa demande éveille en nous. On parlait de masochisme. Il est possible d’apprendre à écouter ce que des personnes animées de ce désir éveillent en nous pour mieux nous situer en face 84


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d’elles. En évitant, par exemple, d’accentuer cette tendance et en les aidant à découvrir qu’elles sont appelées au bonheur. C’est un chemin de découverte qui se construit pas à pas, sans grand discours, en se servant de moyens très simples. L’humour peut parfois suffire à aider l’autre à se situer face à lui-même, pour prendre un peu de distance et être progressivement à même de redresser ce qui est « tordu » en lui. Par exemple, en laissant tomber une réflexion du genre : « Tu me sembles heureux d’être malheureux ! » On souligne ainsi discrètement, sans l’ombre d’un jugement, les éléments qui constituent le point sensible dans l’autre, ce qui peut ouvrir en lui une brèche, s’il se sent comme « pris en flagrant délit », et lui permettre de progresser d’un pas. S’il est prêt à faire ce pas, il se saisira de cette occasion, même sans s’en apercevoir, pour se déplacer quelque peu intérieurement. Ce qui compte finalement, c’est de s’ouvrir un jour au regard miséricordieux de Dieu, au travers et au-delà du regard bienveillant de l’accompagnateur. C’est bien un tel regard qui ouvrira son histoire sur un nouvel avenir. Pensez au regard posé par Jésus sur Pierre qui venait de le renier ; ou à celui qu’il posa sur Zachée, sur le jeune homme riche, sur Marie-Madeleine, sur le bon larron ! Cela rappelle des propos d’Isaac le Syrien, affirmant non sans quelque audace que « le bon larron et Marie-Madeleine ont été plus vite pardonnés que d’autres parce qu’ils avaient davantage péché » ! Bien sûr, de telles paroles pourraient être comprises de manière perverse, et insinuer qu’il faille pécher davantage pour rencontrer Dieu. Telle n’est pas l’intention de l’auteur. Celui-ci ne nous invite pas au péché, mais il part tout simplement de notre situation réelle — car nous sommes bel et bien pécheurs ! — pour nous inviter à nous ouvrir d’autant plus à la miséricorde de Dieu. au fond, il nous dit : « Si tu as gravement péché, crois encore plus fortement dans la miséricorde. »

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— Vous évoquiez le jeûne comme pratique ascétique ? — Il serait plus exact de parler d’abstinence, puisque nous nous abstenons habituellement de manger de la viande, alors que les pratiques que nous qualifions aujourd’hui de jeûne ne correspondent pas à ce qu’il était jadis. En tenant compte de cette précision, les moines ont généralement conservé deux périodes de jeûne, celles que saint Benoît avait déjà prévues dans sa règle. L’une s’étend du 14 septembre au mercredi des Cendres, et l’autre dure tout le temps du Carême. Les anciens attendaient de prendre leur premier repas jusqu’à trois heures de l’après-midi, voire même jusqu’aux vêpres, pendant le Carême d’Église. aujourd’hui, jeûner signifie ne manger qu’un vrai repas par jour, vers midi généralement, et manger peu le matin et le soir. Il n’est toutefois plus question de peser la ration de chacun, comme autrefois. Du pain est toujours à la disposition, et chacun est libre de se servir selon ses besoins. a lui d’évaluer ce dont il ne peut pas se passer. Certains ingrédients disparaissent cependant d’office en période de jeûne : fruits, fromage, beurre, par exemple. — Mais que signifie une telle pratique ? — Le jeûne est à la fois un signe à poser et une découverte à faire. Il est d’abord le signe d’une autre faim : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice » (Mt 5, 6). Celui qui jeûne exprime concrètement que la nourriture terrestre est secondaire à ses yeux. Non pas qu’elle ne soit pas nécessaire, mais qu’elle n’est pas le premier de ses soucis. Il garde vis-à-vis d’elle une certaine liberté, et n’éprouve pas le besoin de se précipiter sur elle. Pourtant, là n’est pas encore le sens le plus profond du jeûne. Il est bien plus fondamental que jeûner nous révèle notre fragilité radicale. En effet, celui qui ne mange pas s’expose à la mort, en son imaginaire du moins. Ce qui lui arriverait effectivement s’il arrêtait définitivement de manger. Jeûner met ainsi l’homme face à sa propre fragilité, à ses limites et à sa limite ultime qui est 86


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la mort. Celui qui jeûne ne s’en aperçoit pas consciemment, dans la plupart des cas, mais le « danger de mort » est toujours inconsciemment présent, et cela suffit pour qu’il opère quelque chose à l’intérieur du jeûneur. Celui-ci devient extrêmement vulnérable, et est vite envahi par l’impression qu’il ne pourra pas y arriver par ses propres forces. Cette prise de conscience est peutêtre la partie essentielle du jeûne, celle qui est appelée à porter beaucoup de fruits spirituels ! avouons-le bien simplement, en temps de jeûne, c’est dès son lever que le moine doit parfois invoquer le Seigneur pour qu’il l’aide à traverser cette épreuve. La faiblesse qu’il éprouve ainsi, et qui l’humilie plus qu’il n’oserait peut-être l’avouer, devient le lieu d’une ouverture à Dieu et une invitation à se tourner vers lui. Il n’est donc pas question de se sentir physiquement à toute extrémité : le corps ne sera pas réellement à la mort, sauf peut-être dans son imagination où bien des peurs peuvent alors se déchaîner, mais son être intérieur expérimente sa pauvreté et est conduit à s’ouvrir spontanément à Dieu, à accepter de ne plus dépendre que de lui, à ne plus vivre seulement de pain, mais « de toute Parole qui sort de la bouche de Dieu » (Mt 4, 4). — Expérimenter la mort comme limite, ce serait donc l’objectif des « mortifications » ? — Toutes les pratiques ascétiques, pour employer le terme habituel, sont censées nous conduire, d’une manière ou d’une autre, à éprouver nos limites et, à travers celles-ci, pressentir notre limite ultime que sera notre mort physique. Mais cela n’aurait aucun sens et ne serait d’aucun profit si nous ne faisions, au même moment, l’expérience que nous en sommes sauvés par la force de la résurrection de Jésus. Toute ascèse véritablement chrétienne est une expérience pascale. au détour de cette confrontation à nos limites, nous serons conduits, souvent malgré nous, à la Parole de Dieu qui est plantée au plus profond de 87


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notre cœur. Instant de grâce où Dieu nous engendre à un surcroît de vie. Tout ce qui nous arrive ici-bas est au service de cet engendrement. Ceci ne signifie pas que toute difficulté est écartée. Il est rarement facile d’accueillir et surtout de comprendre ce que le Seigneur veut nous dire à travers les événements. Nos critères sont tellement différents des siens, et lui seul connaît le sens caché de ce qui nous arrive. Certains Pères sont même allés jusqu’à prétendre que même l’enfer ne serait qu’une ruse de la miséricorde de Dieu dont le sens profond nous est provisoirement caché : nous comprendrons le jour où nous serons de l’autre côté. — La mort ne semble pas un tabou dans la vie monastique. — Saint Benoît demande au moine d’avoir la mort tous les jours devant les yeux. Non pas pour se faire peur, mais comme une éventualité qui entretient l’attente de son cœur. une attente paisible, joyeuse, confiante, car son départ de ce monde-ci sera le moment de la grande rencontre. Chaque jour, le Seigneur se fait proche. Souvent d’ailleurs, plus la mort approche, plus le frère s’apaise, se tient prêt et cultive l’attente, tranquillement réconcilié avec son départ proche. Il serait facile de multiplier les témoignages à ce sujet. ayant eu souvent l’occasion et la grâce de me trouver au chevet de mes frères au moment de leur départ, je puis témoigner que cela a été chaque fois un précieux cadeau, un grand réconfort et comme une provocation à croire davantage. Je me souviens de tel frère atteint d’un cancer incurable à l’âge de cinquante ans. Lors de l’opération, les chirurgiens avaient dû se rendre à l’évidence : elle avait été pratiquée trop tard. Ils m’avertirent donc qu’il ne lui restait que quelques jours à vivre. Or, aux yeux du frère, tout semblait indiquer le contraire. Son moral était au beau fixe : il était correctement soigné et s’apprêtait même à revenir au monastère, se croyant en bonne voie de guérison. La situation s’annonçait délicate car, avant son départ à l’hôpital, il m’avait fait promettre de lui dire la vérité au 88


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cas où le mal aurait été grave. Je la lui devais. avec les précautions d’usage, j’ai essayé de partager avec lui le diagnostic des médecins. Sa réaction fut aussi étonnante que fulgurante : « ah ! La bonne nouvelle, s’exclama-t-il. Je n’ose pas y croire. Quelle joie ! Et pourtant, je ne suis pas meilleur qu’un autre ! En tous les cas, cette fois-ci, je serai à l’avance ! » Il avait, en effet, la fâcheuse habitude d’arriver partout quelques minutes en retard ! — Vous parlez de Dieu qui se fait proche… J’ai envie de dire intérieurement sans doute, mais aussi par la présence des frères. — Oui. C’est là que nous découvrons toute la force de notre vie commune. Le moine est très entouré non seulement pendant l’agonie, mais aussi dans le laps de temps compris entre le moment du décès et l’enterrement. Durant tout ce temps, les frères se relaient au chevet du défunt, comme pour assurer une présence qui l’accompagnera dans son dernier voyage. L’expérience est dense et émouvante pour les frères, mais aussi pour les personnes de l’extérieur. La plupart de ceux qui ont eu l’occasion de vivre avec nous le départ d’un frère disent avoir été frappés par la simplicité (il n’y a pas de cercueil — le frère est revêtu de sa coule), et par les sentiments de fraternité et d’espérance qui animent la célébration des funérailles. La mort n’est pas le dernier mot. Elle est la porte qui nous conduit à celui que, toute notre vie, nous avons cherché. au fond, c’est au moment de la mort que la semence de vie nouvelle, déposée en nous au jour de notre baptême, porte enfin son fruit. — Ainsi en est-il de la mort, mais aussi des « petites morts » qui jalonnent nos histoires d’homme — comme vous l’évoquiez un peu avant. L’avez-vous expérimenté au cours de votre histoire ? — a de multiples reprises, et notamment en ce qui concerne mon désir de solitude. Comme je vous l’ai déjà dit, ce désir m’habitait intensément au point qu’à l’époque où j’étais rédacteur de 89


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la revue Collectanea Cisterciensia, j’exprimais chaque année à mon Père abbé mon souhait de quitter le Mont-des-Cats pour vivre l’expérience solitaire de manière totale. Celui-ci hésitait à prendre la responsabilité d’une telle décision, et ne cessait de la reporter à plus tard, fort sagement d’ailleurs. Finalement, confronté à mon impatience grandissante, il décida de prendre conseil auprès de l’abbé général qui lui suggéra d’attendre une année pour voir si la demande serait à nouveau réitérée. Si tel était le cas, il était favorable à ce que l’autorisation me soit accordée. Or, voilà que précisément à la fin de cette année-là mon Père abbé mourut inopinément. Qu’allait-il se passer maintenant ? J’espérais en tout cas que son successeur garderait les mêmes dispositions. Et c’est là que l’incompréhensible se produisit. alors que je ne remplissais pas les conditions requises (je n’avais que trente-trois ans, et le Droit Canon exigeait alors un minimum de trente-cinq ans), que j’étais finalement peu connu des frères, et que je n’avais jamais exercé une véritable responsabilité au sein de l’abbaye, la communauté m’élut comme nouvel abbé du Mont-des-Cats. Comment comprendre le sens de ce qui se passait et sa signification dans le plan de Dieu ? alors que je m’étais apprêté à partir en ermitage, croyant être fidèle à un appel intérieur, j’étais propulsé en avant d’une communauté comme pasteur. Tous mes repères disparaissaient ! Pourtant, je sentis intérieurement que c’était bien à cette place que, mystérieusement, le Seigneur m’attendait pour le moment, et qu’il me serait donné un jour de comprendre. J’ai donc accepté ce service, mais en me disant : ce sera pour dix ans, et rien de plus. Il restait à recevoir la confirmation de l’élection par l’abbé général, ce qui n’allait pas de soi. Celui-ci connaissait, en effet, ma demande de retrait en solitude, et tenait à me rencontrer avant de confirmer quoi que ce fût. Il voulait connaître mes projets. Il me dira par la suite qu’il craignait alors que je ne transforme le monastère en une laure pour ermites ou une Chartreuse !


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Le désert, l’obéissance, le célibat, la pauvreté Chemins d’humanité

Détourne-moi des idoles et conduis-moi sur le chemin d’éternité. (Psaume 138)

— Vous aviez accepté pour dix ans, pensiez-vous, et cela a duré plus de trente ans ! — au bout de dix ans, la même histoire s’est reproduite. C’est au cours d’un pèlerinage au Mont athos (sur lequel nous reviendrons, car il fut une étape essentielle de mon chemin spirituel), que j’ai eu l’occasion de réitérer intérieurement ma décision de quitter mon service d’abbé. Je m’en ouvris à mon Père spirituel qui était un moine orthodoxe vivant en France à cette époque. Celui-ci m’a donné sa bénédiction, c’est-à-dire qu’il m’a donné son accord. La chose n’était toutefois pas aussi simple qu’on pourrait le penser. D’abord, j’étais encore un jeune abbé (je commençais seulement à être « rodé ») ; ensuite, la communauté ne semblait pas malheureuse avec son nouveau supérieur ; enfin, mon « Visiteur » hésitait à cautionner une décision qui lui semblait sortir de l’ordinaire. Il a donc fallu près d’une année d’échanges avec les frères avant que ceux-ci, de guerre lasse probablement, finissent par céder à mon désir. Mais il y fallait davantage. La démission d’un abbé doit encore être acceptée par l’abbé général et son Conseil. Or, leur réponse fut négative, et la démission fut donc re91


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fusée. Me voilà à nouveau désarçonné, et même quelque peu gêné vis-à-vis de la communauté que j’avais « fatiguée » par mon insistance, et qui s’était déjà préparée à une nouvelle élection. Et que penser de mon propre discernement dans l’affaire ? avant de prendre une décision, j’avais fait une retraite d’un mois dans une Chartreuse, et j’en étais sorti profondément assuré de cet appel, tant par la paix intérieure que je ressentais que par l’avis du Père prieur acceptant que je rejoigne sa communauté. — Comment comprendre cet apparent écart entre votre discernement et le désir de Dieu exprimé par vos « Supérieurs » ? — Le Seigneur nous donne parfois d’éprouver des désirs qui, en tant que désirs, viennent manifestement de lui, mais qui cependant ne se réaliseront pas comme nous l’attendons. Le désir d’une vie solitaire ne m’a jamais abandonné. Il m’a accompagné comme une seconde vocation, comme la toile de fond de toute ma vie monastique. Il est probable qu’il ait aussi donné une certaine couleur à mon service abbatial. Mais je crois mieux comprendre aujourd’hui que le retrait dans une Chartreuse n’était pas la voie que j’étais appelé à emprunter à ce moment-là ! Le fait que le Prieur général des chartreux, qui devait approuver mon admission dans son Ordre, refusa de le faire est venu le confirmer. un premier livre venait de paraître de ma main. a ces yeux, c’était là un argument suffisant : un chartreux doit souhaiter s’enfouir complètement jusqu’à accepter d’être totalement « inutile ». Or, écrire un livre était encore une façon d’être présent au monde et d’espérer lui être utile. Paradoxalement, un autre chartreux, après la lecture du même livre, m’avait spontanément écrit pour me dire à quel point il avait été interpellé par le chapitre où il était question de la solitude comme chemin vers la prière. Il avait cru y discerner les signes d’une « vocation contrariée » pour la vie cartusienne ! Mon correspondant avait sûrement bien senti certaines choses, mais le Prieur général n’avait 92


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pas tort non plus ! Toujours est-il que cet ensemble d’événements, dont je ne compris pas tout de suite le sens, m’amena à reprendre mon service pastoral au Mont-des-Cats. De toute évidence, il me fallait désormais poursuivre dans cette voie tant que le Seigneur ne donnerait pas de signe clair que le moment était venu de prendre un autre chemin. — Comment vous expliquez-vous la persistance de ce désir de retrait du monde ? — Je ne me l’explique pas réellement. Peut-être est-ce une certaine intensité d’expérience que la solitude devrait permettre qui m’a toujours attiré. Dans la Bible, le désert est le lieu où Dieu parle au cœur de l’homme et de son peuple (cf. Os 2, 16). De là vient la nécessité de traverser d’une façon ou d’une autre le désert avant d’être à même d’annoncer la Bonne Nouvelle d’une manière juste. Bien sûr, se retirer du monde, comme le fait le moine, n’est pas l’unique façon d’être confronté à l’aridité du désert. Nombreuses sont les épreuves auxquelles l’homme est parfois confronté : solitude mal vécue, échec professionnel, difficultés de santé, relations blessées… Le désert n’est donc pas l’apanage du moine. On pourrait même dire qu’un certain « retrait du monde » est aujourd’hui ressenti comme une nécessité par beaucoup de nos contemporains. Pensons au grand nombre de citadins qui s’évadent régulièrement vers des lieux plus solitaires qu’ils désignent du beau nom de « zones vertes ». Ceux-ci ne se culpabilisent pas sous prétexte de « fuir le monde ». Leur « zone verte » se trouve bien au cœur du monde, et le fait de s’y retirer un temps leur permet de se ressourcer et d’y trouver un « mieux être ». En somme, ils s’absentent du monde pour y être ensuite plus efficacement présents. ainsi en est-il du moine qui prend au sérieux la part de solitude que toute existence humaine comporte, qui la choisit même comme sa part préférée et sa raison d’être. Il ne déserte pas le monde, ni celui des hommes, ni celui 93


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de l’Église, mais il pénètre quelque part jusqu’au cœur du mystère de l’homme et du monde. — Et quel est le cœur de ce mystère selon vous ? — appelons-le une prise de conscience de la pauvreté absolue de tout être humain face à son Dieu, s’achevant par sa reddition totale au désir et à l’amour de Dieu. un très beau texte de l’Écriture, qui constitue en fait une relecture des quarante ans que le peuple hébreu a passés au désert, exprime cela de manière suggestive. « Tu te souviendras de toute la route que le Seigneur ton Dieu t’a fait parcourir depuis quarante ans dans le désert, afin de te mettre dans la pauvreté ; ainsi il t’éprouvait pour connaître ce qu’il y avait dans ton cœur et savoir si tu allais, oui ou non, observer ses commandements. Il t’a mis dans la pauvreté, il t’a fait avoir faim et il t’a donné à manger la manne que ni toi ni tes pères ne connaissiez, pour te faire reconnaître que l’homme ne vit pas seulement de pain mais qu’il vit de tout ce qui sort de la bouche du Seigneur » (Dt 8, 2-3). Telle fut l’expérience du peuple hébreu, mais aussi celle de Jésus lorsqu’il fut conduit au désert par l’Esprit pour y être mis à l’épreuve, comme l’Évangile le souligne expressément. au fil de ces tentations, Jésus frôle, en quelque sorte, la triple maladie congénitale de l’homme pécheur — l’attachement déréglé aux plaisirs, à l’argent et au pouvoir — pour en triompher par la Parole de Dieu et dans la force de l’Esprit. En traversant ces zones plus obscures de l’humanité, en communiant à sa pauvreté profonde, Jésus est allé jusqu’au bout de son humanité, et est devenu capable d’apporter aux hommes la guérison et la transfiguration à son image. Pour le dire avec les mots de l’évangile : c’est ainsi qu’il a pris sur lui, pour l’enlever, le péché du monde (Jn 1, 29). — N’est-ce pas en fait une expérience avec laquelle tout homme doit se confronter ? — Sûrement. Tout homme est un jour amené à se confronter 94


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avec sa pauvreté et sa solitude fondamentales, pour devenir homme en vérité. Nous avons souvent tendance à nous épargner cet instant de vérité. Mais en vain. un jour ou l’autre, l’expérience s’impose d’elle-même, et il nous faut l’affronter sans possibilité de nous enfuir. On peut la comparer à la naissance d’un enfant. Celui-ci doit être profondément angoissé lorsque se présente le moment de venir au monde, mais il n’a aucun moyen d’y échapper. Le désir de sa mère de donner la vie, son propre désir, peutêtre inconscient, d’émerger à une existence nouvelle, l’attente de ses proches, autant d’éléments qui l’aideront à vaincre les résistances et les peurs, et permettront à la vie de triompher. ainsi en est-il de chacune des étapes de la vie spirituelle, comparables à autant de nouvelles naissances. Confortablement installés dans nos habitudes, souvent bonnes et spirituelles, dans nos façons de nous représenter Dieu, nous nous rassurons à partir de quelques bribes de certitude acquises. Mais le Seigneur sait bien que nous risquons de nous endormir ainsi dans un immobilisme qui, à plus ou moins court terme, ferait de nous des « morts vivants », ou plutôt des morts avant naissance, des avortons qui sont restés enfermés dans un sein maternel qui aurait dû donner la vie. C’est l’unique raison pour laquelle Dieu s’ingénie pour nous conduire au désert afin que nous y soyons à notre tour soumis à l’épreuve. Cette traversée de la solitude ne tarde pas à nous éclairer sur nousmêmes, et à dévoiler quelques-unes de nos illusions et quelquesuns de nos mythes. Elle est en quelque sorte une matrice où nous apprenons à être homme tout simplement, livrés aux mêmes passions que l’ensemble des hommes, des plus charnelles aux plus subtilement spirituelles, mais en même temps exposés à la puissance de la grâce de Dieu. Cela me rappelle une expérience, en fait assez banale mais fort éclairante, qu’il m’a été donné de faire à la fin de mon séjour à rome. Elle est peut-être un peu ridicule, mais le souvenir m’en est toujours resté et n’a pas cessé de porter des fruits jusqu’à aujourd’hui. Mon abbé m’avait permis 95


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quelques jours de retraite chez les camaldules à Frascati, près de rome. a mon arrivée, au lieu de me donner une petite chambre à l’hôtellerie, on me mit dans un ermitage, comme les autres ermites (les camaldules vivent seuls en ermitage, un peu comme les chartreux). Je disposais d’une petite maisonnette, avec deux pièces et un oratoire, agréablement entourée d’un jardin et clôturée par un muret. Que pouvais-je désirer de mieux ? J’étais aux anges ! Toutefois, l’inexpérience de la solitude allait me jouer un joli tour. La tombée de l’obscurité m’avait déjà mis mal à l’aise, et avait réveillé en moi quelques frayeurs nocturnes. un soir, comble de malchance, à peine couché, j’entends assez distinctement des bruits de chaînes. Était-ce des histoires des Pères du désert ou du curé d’ars qui me passaient par la tête ? Le fait est que je fus saisi d’une vraie panique… Petite peur, me direz-vous ! Évidemment, d’autant plus que le bruit des chaînes n’avait à voir ni avec quelque histoire d’horreur ni avec le démon qui ne vient troubler de cette façon que les vrais saints. En fait, le monastère étant bâti sur une pente, mon ermitage était situé juste au-dessus d’une étable, ce dont je ne m’étais pas encore aperçu. En dessous se trouvaient donc des vaches attachées avec des chaînes. Il n’en reste pas moins que cet événement anodin, joint aux autres inconvénients d’une solitude qui était nouvelle pour moi, fut profondément éclairant. — Pour quelles raisons ? — Il m’a permis de mieux percevoir la légèreté de ce que je croyais être mon « intériorité », et la difficulté que j’avais de m’y établir paisiblement, là où se trouvent les racines de tout être humain. au bout de vingt-quatre heures, je n’avais plus qu’une seule idée en tête : m’enfuir de cet ermitage. Les prétextes « valables » étaient nombreux. Je ne me sentais plus fait pour ce type d’expérience. Il fallait que je retourne aux études. Les examens approchaient. Du travail m’attendait… J’étais donc sur le point 96


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de faire mes bagages ! Et pourtant, au même moment, je pressentais qu’il importait quelque part de rester, qu’il me fallait absolument traverser ce moment de panique… Quelque chose, ou quelqu’un, me disait intérieurement qu’une réponse me serait donnée sur l’autre versant de l’épreuve. alors, je décidai de rester malgré tout, mais un peu à la manière de ce Père du désert qui chaque matin se répétait : « Je reste jusqu’au soir, et ne partirai qu’ensuite » et, le soir venu : « Je ne partirai que demain matin », et qui avait persévéré ainsi pendant de longues années. Ce fut une expérience extrêmement bénéfique, dont j’ai toujours gardé une certaine nostalgie, tant ce que l’on y vit intérieurement nous marque à jamais. C’est comme s’il m’avait été donné de toucher du doigt que c’est vraiment en de pareilles expériences limites que Dieu nous attend, et qu’il est prêt à nous combler. Encore une fois : Pâques, c’est bien cela : une mort qui, de façon inattendue, bascule vers la vie. — Les psychologues et les psychanalystes vous diraient qu’il n’est pas sans danger de « copiner » avec les limites… — un des maîtres de la spiritualité du désert, Évagre le Pontique, moine du ive siècle, a même créé un terme spécifique pour décrire le sentiment de lassitude qui s’installe alors dans le cœur du solitaire : l’acedia, auquel le terme français moderne d’acédie ne correspond que partiellement. La description très concrète, et même très pittoresque, qu’il en donne laisse entrevoir à quelle profondeur, psychologique et spirituelle à la fois, une telle purification opère dans le cœur de l’homme. Elle le met en question jusque dans ses racines. Parfois la dépression n’est pas loin, et l’acédie peut en présenter certains symptômes : épuisement physique et moral, crises de larmes, désespoir lancinant, idées noires. Tout cela accompagné du sentiment très éprouvant que Dieu est désormais absent. Malgré les apparences, une telle expérience est cependant profondément « religieuse ». N’est-elle 97


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pas d’ailleurs une manière d’être uni au Christ clamant sur la croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mt 27, 46). Ceci est d’autant plus éclairant qu’il s’agit bien d’une certaine conception de Dieu, conception qui est à l’agonie et promise à une « mort » nécessaire qu’il importe d’accepter (les psychanalystes parleraient de « deuil ») pour renaître à autre chose. C’est perdre certaines de nos conceptions superficielles sur Dieu, pour être en mesure de pressentir qui il est en vérité. — Une telle expérience ne s’accompagne-t-elle pas d’une remise en question fondamentale de la foi même en Dieu ? — Cela peut arriver. Isaac le Syrien décrit cette épreuve avec beaucoup d’acuité : « Crois-moi, mon frère, écrit-il à un ermite, tu n’as pas encore compris la force de la tentation et la subtilité de ses artifices. » Mais, un jour, l’expérience t’apprendra, et « tu te verras devant elle comme un enfant qui ne sait pas où donner de la tête. Tout ton savoir aura tourné en confusion, comme celui d’un petit enfant. Et ton esprit qui semblait si fermement établi en Dieu, ta connaissance si précise, ta pensée si équilibrée, seront immergés dans un océan de doutes. une seule chose peut alors t’aider à les vaincre : l’humilité. Dès que tu la saisis, tout leur pouvoir s’évanouit. » (Discours, 57). Les tentations contre la foi, le blasphème même, sont des expériences assez fréquentes chez les mystiques et chez tous ceux et celles qui sont ainsi conduits jusqu’aux confins de leur fragilité humaine. Tel est aussi le cas du moine qui va jusqu’au bout de l’expérience du désert qui lui est proposée. C’est au moment où il éprouve cette limite qu’il est capable de poser la question de la foi de manière juste. auparavant, les doutes qui l’effleuraient n’étaient que jeu de concepts et d’idées ; un jeu qui peut ne jamais finir mais restera toujours insatisfaisant. Comme l’écrit le même Isaac le Syrien : « aussi longtemps que tu discutes de la vérité, c’est que tu ne l’as jamais rencontrée. » Dès lors, éprouver 98


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ce fin fond de l’être humain, c’est faire face à l’incompréhensibilité de Dieu. Il n’y a plus d’autre issue que d’accepter un saut dans l’inconnu et d’oser faire confiance, malgré l’obscurité du moment. C’est donc au cœur de la nuit — qui peut être brève, mais qui parfois se prolonge, apparemment sans fin, au gré de la grâce de Dieu, à la mesure de chaque vocation individuelle — que nous sommes invités à faire et à refaire sans cesse le pas de la foi. a ces moments, tout contemplatif devient un éminent « expert en athéisme ». Il croit ? Peut-être. Mais sans croire, lui semble-t-il. Il ne comprend plus rien, sauf une chose : le Dieu auquel il croyait croire n’était qu’une idole de son propre crû, façonnée en partie par une culture encore vaguement imprégnée de christianisme. Le vrai Dieu, le Dieu de Jésus Christ, est tout différent. Il ne s’agit plus de l’atteindre par nos efforts, intellectuels ou autres, il nous suffit — mais ce n’est pas rien — de l’attendre inlassablement et de nous laisser saisir par lui, à l’heure de son bon plaisir, imprévisible comme fut le matin de Pâques pour ses disciples. C’est bien l’expérience pascale qui anime toute notre vie spirituelle. — Vous évoquiez les trois tentations de Jésus ; certains auteurs les rapprochent des trois vœux religieux de chasteté, de pauvreté et d’obéissance. Ceux-ci seraient donc trois chemins pour s’humaniser et découvrir Dieu en vérité ? — Voilà une question qui demanderait à elle seule tout un livre. Quelques pistes de réflexion pourront suffire ici. Disons d’abord que tout excès ne peut jamais être un facteur qui rend l’homme davantage humain. ainsi, quand le pouvoir devient oppression ou asservissement, quand l’obéissance est démission craintive, quand la richesse est futilité et inutilité, quand la pauvreté n’est que signe d’avarice ou manque du minimum vital, quand la sexualité dévie en débauche et en non-respect de l’autre, ou quand la chasteté n’est que fuite de l’autre et repli sur soi ; en tous ces cas, on s’est éloigné 99


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de ce que l’homme est en profondeur et, au même moment, de ce que Dieu désire pour lui. Pour bien entendre ce que veut vivre en réalité celui qui emprunte les chemins de la pauvreté, de la chasteté et de l’obéissance, il faut abandonner les contrefaçons qu’on y risque et se concentrer sur l’expérience intérieure qu’ils veulent favoriser. Or celle-ci consiste dans l’émergence progressive de l’Homme Nouveau en nous, tel que le décrit l’Évangile, et ne se mesure pas à l’aune de nos critères humains. Même si, par exemple, quelqu’un qui vit sobrement et chastement, et qui ne s’impose pas aux autres, est, d’un point de vue humain, agréable à vivre, ces qualités ne suffisent pas pour faire de lui un chrétien. L’expérience invite toujours à passer à un autre niveau de profondeur. Prenons comme exemple l’obéissance monastique. a elle aussi devra s’appliquer un jour ou l’autre le schéma de l’expérience solitaire, c’està-dire que le véritable obéissant devra un jour avoir fait l’expérience que cela lui est humainement parlant impossible, que l’obéissance qui lui est demandée représente une espèce de « folie en Dieu », que sa raison n’arrive plus à justifier. Ne pas fuir ce moment de vérité, c’est se trouver à un point où l’on se « sent » intérieurement invité à « basculer en Dieu », et pourtant radicalement incapable de le faire par ses propres forces. Pour basculer ainsi en Dieu, il faudra accepter de s’en remettre à « sa volonté » uniquement. C’est l’expérience que Jésus fait à gethsémani : « Non pas ma volonté, mais ta volonté… » C’est une conversion aussi radicale qui est l’enjeu du vœu d’obéissance. — Voilà qui dépasse de loin ce qu’on a appelé une obéissance fonctionnelle ! — Évidemment. Même si cela ne l’exclut pas pour autant, nous y reviendrons. Mais l’essentiel est en effet que celui qui fait vœu d’obéissance désire entrer dans l’obéissance de Jésus à son Père, et se mettre à l’écoute de ce que Dieu veut pour lui et pour le monde. Suivre ainsi le Christ, c’est traverser la mort pour re100


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naître. C’est aussi affronter l’incompréhension, le reniement, le rejet. Entrer dans la volonté de Dieu nous met souvent en présence de notre difficulté à comprendre le dessein de Dieu à partir de nos critères humains. Pour cette raison, le vœu d’obéissance peut apparaître comme une folie aux yeux du monde. Cela me rappelle qu’un certain ministre de l’Intérieur, et en tant que tel chargé en France de la reconnaissance officielle des communautés religieuses, demandait qu’aucune mention ne soit faite du vœu d’obéissance dans leurs statuts officiels. En bon « laïque » qu’il était, il estimait celui-ci contraire aux accords d’Helsinki concernant les Droits de l’homme, signés par la France. On peut sourire, ou s’irriter, d’une telle exigence qui fleure bon une certaine mentalité « laïcarde », mais, au fond, ce responsable politique, excellent homme par ailleurs, avait raison du point de vue qui était le sien. Le vœu d’obéissance n’a de sens que dans l’esprit de l’Évangile et de la suite radicale du Christ, obéissant jusqu’à la mort. un homme politique, quel qu’il soit, n’est pas nécessairement compétent pour le comprendre et l’approuver officiellement. — Mais quel est, à votre avis, ce sens ? — De dire oui à Dieu, et non à ce qui nous sépare de lui. De renoncer à tout ce qui nous empêche d’épouser toujours davantage le désir de Dieu à notre sujet. Tôt ou tard, cela peut nous confronter avec ce que l’on a parfois appelé une « obéissance aveugle ». Employer cette expression n’est pas nécessairement la défendre ou l’adopter, mais permet d’en éclairer un sens possible. En effet, en bien des cas, l’obéissance du moine ou du religieux ne se distingue pas de celle qui est demandée à tout baptisé. Chaque chrétien, même celui qui n’a pas fait vœu d’obéissance, sera un jour appelé à entrer dans cette obéissance de Jésus en étant obligé de préférer très concrètement la volonté de Dieu à ses propres désirs. Ce qu’il y a de particulier à l’obéissance mo101


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nastique, et à toute obéissance dans la vie religieuse, c’est le fait que le moine accepte que cette volonté de Dieu s’exprime à travers une communauté et un abbé. aucun baptisé n’est obligé de s’engager à cela. Il s’agit là d’une imitation particulière de l’obéissance telle que Jésus l’a vécue, spécialement à l’heure de sa Passion. Il a accepté que la volonté de son Père s’exprime à travers celle des chefs de son peuple et d’un gouverneur romain, avec lesquels, humainement parlant, il ne se sentait guère en sympathie. Il n’est d’ailleurs pas facile de trouver une base scripturaire et « évangélique » à cette forme particulière de l’obéissance qu’est celle des religieux. Tous les textes bibliques qui prônent l’obéissance s’appliquent d’abord à tous les chrétiens, alors que le choix tout aussi « particulier » de tout vendre ou de vivre en célibataire y est clairement proposé comme une option libre. J’espère n’étonner personne en proposant de voir une première allusion à cette obéissance « religieuse » dans le conseil que saint Paul donne aux esclaves chrétiens lorsqu’il les invite à ne pas chercher à s’affranchir : « Étais-tu esclave, lors de ton appel ? ne t’en soucie pas. Et même si tu peux devenir libre, mets plutôt à profit ta condition d’esclave » (1 Co 7, 21). Comment ? Parce que, ajoute Paul, même « celui qui était libre lors de son appel est un esclave du Christ ». a ses yeux, rester dans l’état d’esclave, c’est proclamer par cet état de vie que tous les baptisés sont désormais les esclaves du Seigneur. Voilà une façon bien originale d’annoncer la Bonne Nouvelle, et évidemment inacceptable aux yeux des accords d’Helsinki. Mais nous nous trouvons là à un tout autre niveau, et personne ne devrait avoir l’audace de présumer d’un tel engagement, qui ne peut être que le fruit d’une grâce, une grâce aussi exceptionnelle que celle de la pauvreté évangélique ou du célibat consacré. C’est notre ressemblance avec le Christ qui se développe alors, et cela se fait toujours par un « lâcher prise » radical. Non seulement par la pensée ou l’intention, mais dans le concret de la vie. En se remettant à l’autorité de son supérieur, le religieux 102


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entre progressivement dans cette expérience de l’abandon à Dieu. Cela peut aller très loin. Saint Benoît intitule même un des chapitres de sa règle : « L’obéissance dans les choses impossibles. » Voici la situation qu’il ose envisager : « S’il arrive qu’on demande à un frère des choses impossibles, que le frère commence par accepter l’ordre. Si, ayant essayé, il se révèle que l’ordre donné excède vraiment ce qu’il est capable de faire, qu’il aille trouver l’abbé et qu’il explique les raisons de son incapacité. Mais si, après cette ouverture humble et loyale, l’abbé maintient sa décision, que le frère sache que cela lui est profitable, et que, mettant sa confiance dans le secours de Dieu, il obéisse par amour. » — Voilà qui est bien dangereux ! L’Abbé ne risque-t-il pas d’être un père tout-puissant ? — Vous voyez bien que nous frôlons ici les limites de ce qui est humainement compréhensible. rappelons d’abord que la charge pastorale de l’abbé et l’obéissance demandée s’inscrivent dans le dynamisme d’une expérience spirituelle et qu’elles dépassent par là le cadre d’une obéissance qui serait seulement « politique », au service du bien commun. La raison profonde par laquelle saint Benoît justifie une obéissance aussi radicale met ceci admirablement en lumière. Il ne prétend pas que la décision de l’abbé soit la bonne ou la meilleure en elle-même, ni que l’abbé, de par sa charge, soit mieux placé que quiconque pour apprécier son bien-fondé, ni non plus que le bien de la communauté la demande. rien de tout cela, qui aurait pourtant été légitime s’il s’agissait simplement d’une obéissance « politique ». L’unique motif qu’il évoque est celui du bien spirituel du frère : « Que le frère sache que cela lui est profitable, et que, mettant sa confiance dans le secours de Dieu, et par amour, qu’il obéisse ! » « Cela lui sera profitable », dit saint Benoît. a ses yeux, ce motif est suffisant : une telle obéissance doit donc ouvrir le cœur du frère à la confiance aveugle en un Dieu qui est amour. La décision 103


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du supérieur est discutable ? Peut-être. aux yeux du frère, sûrement. Mais qu’importe ! Pour celui qui aime Dieu et lui fait confiance, comme dit le proverbe, « Dieu écrit droit sur des lignes courbes ». De toute évidence, c’est en de telles circonstances que le mystère de l’obéissance révèle son côté le plus crucifiant et le plus pascal. Saint Benoît le décrit dans ce qu’il appelle le quatrième degré d’humilité — que mon maître des novices appelait avec justesse la « nuit obscure » du cénobite — lorsque toutes les contrariétés semblent se liguer contre le frère éprouvé, jusques et y compris les « faux frères », et où l’incompréhension de la part du supérieur est présente en filigrane : « Tu as établi des hommes sur nos têtes », ajoute saint Benoît. C’est une véritable « nuit de l’obéissance » (quelque peu comparable à celle des mystiques) que le frère aura à traverser. une telle expérience n’est cependant qu’un passage, une Pâque qui doit un jour déboucher sur un audelà. une telle obéissance sort évidemment du cadre « politique », commandé par l’utilité du « bien commun ». Elle pourrait être appelée une obéissance « thérapeutique », car elle vise d’abord la guérison spirituelle de celui qui obéit. ajoutons quand même que si la règle de saint Benoît donne une place importante à l’abbé, elle y apporte aussi certains correctifs. ainsi prescrit-elle notamment à l’abbé de prendre l’avis des frères, soit uniquement de quelques-uns, plus sages ou anciens, pour ce qui concerne les questions quotidiennes, soit en convoquant l’ensemble de la communauté pour les choses plus importantes. L’abbé rassemble alors les frères, leur expose la question posée, les écoute — audiat fratres, souligne saint Benoît — et ne prendra qu’ensuite la décision qui lui semble la plus utile. Se référant à l’exemple biblique du petit Samuel, saint Benoît affirme même que bien souvent, « le Seigneur révèle à un plus jeune ce qu’il y a de mieux à faire ». Cet espace de dialogue correspond, au-delà des siècles, à ce qu’attendent les mentalités actuelles, et favorise la participation du plus grand nombre à la 104


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prise de décision. Dans nos monastères, cette participation est généralement mise en œuvre à travers deux procédés particuliers. D’une part, par le biais du Conseil de l’abbé (composé de quelques frères, dont certains sont élus par la communauté). D’autre part, par le biais de réunions de discussion, en petits groupes ou avec l’ensemble des frères. ainsi, si c’est toujours l’abbé qui décide en fin de compte, il ne le fait pas sans avoir pris connaissance des différents avis des frères. a strictement parler, il ne s’agit pas d’un système pleinement démocratique, dont la conception est évidemment étrangère à la mentalité des premiers siècles de l’ère chrétienne. Le mode de désignation de l’abbé, prévu par saint Benoît dans sa règle, en donne un exemple : l’abbé doit être élu par les frères. Cela ressemble fort à un mode de désignation démocratique. Or, à y regarder de plus près, on découvre que la comparaison cloche puisque le texte poursuit : « Est élu celui qui est choisi par la part la plus saine de la communauté. » On est donc loin d’une élection à la majorité des voix. D’autant plus que les abbés des environs, et l’évêque du lieu, ont un droit de regard sur cette élection, et peuvent, le cas échéant, la révoquer si, à leur avis (motivé), le candidat ne convient pas. — Il y a donc également des « garde-fous » extérieurs… — Oui, en effet. Chez les cisterciens, chaque abbaye est liée de manière privilégiée à une autre communauté — appelée « abbaye mère » — dont elle dépend pour les visites canoniques, prévues aujourd’hui par le droit canon et nos constitutions, mais dont la pratique dans l’Ordre remonte au tout début. Elles sont faites par l’abbé de la communauté mère (ou Père immédiat) tous les deux ans auprès du (ou des) monastère(s) qui font partie de ce que l’on appelle sa « filiation », et dont il a une certaine responsabilité comme Visiteur. Cette visite donne aux frères l’occasion d’exprimer à quelqu’un d’extérieur tout ce qui, dans la 105


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vie de la communauté, les rend heureux, les blesse ou les inquiète. Le Père immédiat reçoit chacun des frères individuellement, et lui consacre le temps nécessaire. Son rôle est assez large, puisqu’il s’étend non seulement au bien spirituel des frères, mais également à la gestion économique du domaine. La bonne santé d’une communauté dépend effectivement de toutes ces dimensions. au terme de sa visite, le Père immédiat rassemble la communauté pour lui faire part de ce qu’il a discerné tant de positif et de prometteur que de négatif et de contestable, et il propose éventuellement quelques moyens pour améliorer les choses. Cette rencontre est aussi pour lui l’occasion de confronter sa propre perception de la réalité avec l’avis de l’ensemble de la communauté. Il arrive qu’à la suite d’un tel échange le visiteur soit amené à modifier son point de vue, soit parce que celui-ci reflétait trop uniquement le sentiment de tel membre de la communauté, soit parce que le dialogue a permis d’affiner le discernement et les propositions. Comme on peut le constater, des moyens de contrôle existent à tous les échelons, pour éviter, autant que faire se peut, d’éventuels dérapages. — Vous avez souligné à plusieurs reprises que la pauvreté intérieure est une condition indispensable à la rencontre de Dieu. Est-ce à cette expérience que conduit le vœu de pauvreté ? — Votre question me touche personnellement parce qu’elle me rappelle un souvenir. Chaque abbé, au moment de son élection, se choisit une devise — du moins, cela se faisait dans le passé, peutêtre moins souvent aujourd’hui — qui est censée exprimer l’esprit dans lequel il désire exercer son ministère. Pour ma part, j’avais choisi trois paroles empruntées aux documents primitifs de Cîteaux : Cum Christo paupere — « [Pauvre] avec le Christ pauvre ». Or, le jour de ma bénédiction abbatiale, je me trouvais à table aux côtés d’un évêque fraîchement ordonné qui avait choisi comme devise : Evangelisare pauperibus — « annoncer la Bonne Nouvelle 106


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aux pauvres ». Comme je me hasardais à lui faire remarquer que nous avions tous les deux inclus le mot de « pauvreté » dans notre devise, il me répondit sur un ton grave : « Chaque jour, je demande au Seigneur qu’avant de faire un pas dans le sens de la pauvreté matérielle, il m’aide à faire un nouveau pas dans le sens de la pauvreté intérieure. » Cette confidence me fit grande impression et m’a accompagné depuis lors. Elle m’a aidé à relativiser certains signes extérieurs de pauvreté, et à attacher davantage d’importance à la pauvreté intérieure – pour employer une parole d’évangile, à la pauvreté « en esprit » (Mt 5, 3). Lorsqu’il m’arrivait ensuite de vouloir faire montre de pauvreté, je me rappelais ce propos sage, et me tournais systématiquement vers le Christ sur la croix, me rappelant ses tourments au jardin de gethsémani. Là, il n’y a plus de place pour les faux-semblant. L’heure est grave. Elle appelle à l’abandon. Entrer dans une telle pauvreté est sans nul doute le véritable témoignage rendu à la puissance de Dieu. Ceci n’exclut pas pour autant l’importance d’une pauvreté matérielle réelle, même si les formes peuvent en être différentes, suivant les traditions et selon la vocation de chacun. La pauvreté du disciple de saint François n’est pas celle du disciple de saint Benoît. L’abbé du Mont-Cassin n’attend pas de ses moines qu’ils soient comme des pauvres qui mendient leur pain. Par contre, il est d’une exigence sans concession à propos de ce qu’il convient plutôt d’appeler la « dépossession ». a ses yeux, le moine ne doit rien posséder qui lui soit strictement personnel. au monastère, tout est commun à tous selon la discipline que les premières communautés chrétiennes avaient mise en œuvre. ainsi note-t-il qu’au jour de l’engagement définitif dans la communauté, « on enlève au novice ses vêtements pour lui donner les vêtements du monastère ». S’agissait-il d’un vêtement distinctif comme la plupart des moines en portent aujourd’hui ? Ce n’est pas certain. Il semble plutôt que ce soit précisément l’idée que le moine ne doit plus rien avoir en propre qui est à l’origine de ce rite. Selon la lettre de la règle, cette 107


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dépossession atteint même le rapport que le moine entretient avec son corps. Pour comprendre cela, il s’agit de bien percevoir à quelle expérience humaine et spirituelle saint Benoît entend conduire le frère. Il veut lui faire découvrir sa filiation divine, qui lui permet de tout attendre de Dieu et lui enlève toute préoccupation matérielle. « Que le frère reçoive tout des mains du Père du monastère », écrit-il, tout simplement parce que celui-ci représente Dieu à ses yeux. Cette référence à l’abbé n’est toutefois pas anodine, car se découvrir fils de Dieu et entièrement dépendant de lui ne se fait jamais sans grandir en humanité. Saint Benoît l’avait bien perçu, et les sciences humaines nous l’ont confirmé : tout développement heureux de l’homme suppose l’acceptation sereine de ce que l’on a appelé une « démaîtrise », d’un refus de la toute-puissance, non seulement comme idéal, mais aussi dans la réalité concrète. Le vœu de pauvreté ne se comprend qu’à l’intérieur d’un dynamisme, à la fois humanisant et spirituel, qui vise l’épanouissement paisible et équilibré de la personnalité. une réglementation et des prescriptions tatillonnes en la matière, d’ailleurs souvent appliquées de manière purement formelle, a pu le faire oublier à certains moments, et ainsi mener à des dérives collectives ou individuelles. Écarts que la plupart des réformes de la vie religieuse ont tenté d’endiguer par un retour à une pauvreté individuelle et communautaire plus réelle. Ce fut le cas de Cîteaux, par exemple. — Cette pauvreté n’est-elle pas utopique ? — Jusqu’à un certain point. Mais l’utopie n’est pas nécessairement négative. Elle permet de se tenir toujours en alerte, de ne jamais cesser de tendre, sans jamais y parvenir parfaitement, vers cette pauvreté qui est la condition de la rencontre de Dieu. Par ailleurs, il est évident que tout monastère se trouve inséré dans une réalité socio-économique dont elle ne peut nier l’influence, et de laquelle elle doit tenir compte. Produire des biens en vue 108


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de les vendre nécessite de s’inscrire dans un réseau de distribution qui a ses lois propres. Il serait bien naïf de vouloir les démentir. D’ailleurs, moines et moniales se sont récemment regroupés en une association appelée « Monastic », qui voudrait être un lieu de réflexion où chacun peut partager ses expériences économiques et industrielles. Elle a son label qui certifie l’origine monastique des produits qui sont mis en vente. Manière de se protéger de vendeurs peu scrupuleux qui avaient récupéré notre « nom » pour écouler plus facilement leur production. Cette protection est cependant secondaire par rapport au travail de réflexion, notamment éthique, que cette collaboration a suscité. Comment se comporter comme chrétiens dans le monde économique d’aujourd’hui ? Comment témoigner de notre foi au cœur même de ces activités nécessaires ? Il s’agit là d’un grand champ de réflexion et d’un débat qui n’en est qu’à ses premiers balbutiements ! La structure de la vie monastique, sa renommée, les avantages liés au caractère commun des dépenses et des productions, font que nos entreprises sont souvent rapidement prospères. alors que faire des bénéfices ? Investir davantage dans la production pour les augmenter encore ? C’est plutôt éloigné de nos conceptions. La plupart des abbayes limitent leur production à un plafond qui suffit pour assurer les besoins de la vie quotidienne, l’entretien des bâtiments, et pour appuyer quelques projets sociaux dans les environs ou dans les pays du Tiers Monde. D’autres communautés, situées dans des régions davantage touchées par la précarité de l’emploi par exemple, ont fait le choix de développer leur activité économique florissante, par solidarité avec leur entourage. Ce choix peut se défendre, à condition que l’orientation contemplative de la communauté n’en souffre pas. Dans tous les cas, d’ailleurs, c’est le bien spirituel des frères qui sera d’abord visé, et qui conduira nécessairement à réajuster sans cesse l’économie du monastère à l’équilibre entre travail et prière dont la vie contemplative a le plus grand besoin. 109


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— On rejoint ici une difficulté évoquée par un bon nombre de nos contemporains : comment témoigner de sa foi chrétienne au travail, en sachant que les situations sont bien souvent mêlées ? — Lorsqu’on est responsable, en assurant de bonnes conditions de travail, par exemple ; en offrant des produits de qualité ; en veillant à construire des relations « employeur-employé » où chacun est respecté et reconnu pour celui ou celle qu’il est ; en veillant à des relations équitables avec les concurrents — et c’est loin d’être évident ; en assurant une rétribution « juste » ; en favorisant le dialogue entre les différents partenaires… autant d’attitudes qui témoignent d’un amour de charité. Témoigner de sa foi par des actes concrets ne peut que susciter des questions, éveiller les consciences, transfigurer progressivement des manières d’agir et de vivre si éloignées de Dieu et de l’homme. Comme on peut le constater, la tâche du moine en ce domaine n’est pas réellement différente de celle du croyant dans le monde. — Vous évoquiez l’engagement définitif. C’est peut-être l’occasion de revenir quelques instants sur la très belle formule que vous utilisez lors de la profession solennelle. — C’est saint Benoît qui la met dans la bouche du nouveau profès. Elle est d’abord une demande faite à Dieu : « Seigneur accueille-moi selon ta Parole et je vivrai. Ne déçois pas mon attente ! » (Ps 118, 116). Cette recherche de la vie authentique est au centre de la vie monastique. Si le frère engage toute sa vie, c’est pour grandir en Dieu et un jour le rencontrer. Et c’est en vue de cela qu’il promet la stabilité, la conversion des mœurs et l’obéissance. Saint Benoît a particulièrement insisté sur la stabilité, c’est-à-dire le fait de persévérer toute sa vie dans le même lieu, sans doute en réaction contre une certaine catégorie de moines qui, à l’époque, passaient leur vie à transiter d’un monastère à l’autre. Il était persuadé que l’enracinement dans une communauté particulière, avec ses pauvretés et ses richesses, était la condition nécessaire 110


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pour que s’opère progressivement le passage en Dieu. Pour lui, celui qui passe d’un monastère à l’autre se divertit, se distrait, mais n’entre pas vraiment dans l’aventure intérieure proposée, qui est celle de la conversion du cœur. Certains commentateurs de la règle ont d’ailleurs considéré que le second engagement, celui de la conversio ou conversatio morum, visait précisément à se convertir toujours davantage. Mais on peut penser aussi que le terme conversatio dans le latin de l’époque signifiait simplement l’observance monastique telle qu’elle est proposée dans la règle, c’est-à-dire l’ensemble des veilles, du jeûne, de l’office, de la vie fraternelle… — Ceci me fait penser à un verset du Psaume 117 où le psalmiste clame : « Non, je ne mourrai pas, je vivrai pour annoncer les actions du Seigneur »… – Oui, c’est bien de cela qu’il s’agit. Dans son Prologue, Benoît dit clairement à celui à qui sa règle s’adresse : « Si tu veux avoir des jours heureux, voilà ce qu’il convient de faire »… C’est donc un bonheur entrevu dans la foi qui motive le moine, et non pas un bonheur qui n’est connu qu’intellectuellement. En fait, celui qui persévère dans la durée pressent de mieux en mieux cette joie qui lui vient de Dieu. Et qui a toujours une dimension pascale, car ce bonheur entrevu est à la fois mort et résurrection. Ce qu’exprime admirablement le rite qui suit l’engagement définitif du moine. Lorsque celui-ci a prononcé ses vœux, qu’il a été revêtu de la coule (vêtement liturgique aux longues manches), il signe la cédule qui contient la formule de la profession, la dépose sur l’autel et baise celui-ci, symbole du Christ mort et ressuscité.



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Le brisement du cœur…

« Il s’est abaissé, c’est pourquoi il a été élevé. » (Ph 2)

— Vous utilisez abondamment les mots pauvreté, humilité, vertus… , autant d’expressions qui paraissent aujourd’hui suspectes. En quoi sontelles Bonne Nouvelle pour l’homme d’aujourd’hui ? — Peut-être déjà par le fait qu’elles « choquent », et ouvrent ainsi une brèche dans les systèmes de pensée ou modes d’agir qui semblent régir nos sociétés modernes. Ne serait-ce pas une forme de prophétie que de mettre à l’honneur la dernière place, celle prônée par l’Évangile, dans une société uniquement impressionnée par les réussites des « jeunes loups » en politique, ou des « golden boys » en économie ? Ces réussites, ne risquent-elles pas d’être tout simplement des courses folles aux honneurs et aux reconnaissances de tous ordres, qui conduisent rapidement à des impasses : mal-être, dépression, surcharge de travail, surcharge du poids des responsabilités, désespoir, non respect de l’autre ? N’estil pas urgent de témoigner qu’une connaissance ajustée de soi est une condition nécessaire à cette fameuse « assertivité » (capacité de s’affirmer dans sa différence et dans le respect de l’autre), prônée par les psychologues d’Outre-atlantique ? En effet, cette capacité de s’affirmer n’est-elle pas trop souvent confondue avec le 113


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fait d’être un « loup pour l’homme » ? N’est-il pas utile de mettre en doute, par le témoignage d’une vie transfigurée, les propos des « maîtres du soupçon » qui tendent à impressionner les esprits ? Est-il aussi simple de dire avec Nietzsche que l’humilité est le grand mensonge des faibles qui transforment ainsi astucieusement leur lâcheté en apparente vertu ? Ou encore, avec Freud, que l’humilité est une variante masochiste du complexe de culpabilité ? Sans vouloir nier, par ailleurs, que ces deux penseurs nous ont valu quelques lumières dont l’expérience spirituelle peut tirer grand profit. — C’est vrai. Mais ne risque-t-on pas de tomber dans un débat d’idées stérile ? — Vous pointez là vers quelque chose d’essentiel. Se limiter à un débat d’idées, c’est faire de l’humilité un concept, et oublier qu’il s’agit d’abord d’une expérience de vie très concrète et complexe. ainsi, les propos de Freud et de Nietzsche disent quelque chose de vrai, au sens où ils dénoncent des dérives possibles, mais celles-ci sont loin d’épuiser l’expérience comme telle. C’est donc plutôt leur prétention à dire le fond des choses qui est trompeuse. Nos mots sont toujours en deçà de la vie. Or, depuis les origines du christianisme, une telle prétention s’est souvent glissée de manière insidieuse dans les témoignages concernant la foi, même si cela peut s’expliquer en partie par l’utilisation de catégories philosophiques. Ce recours à un vocabulaire abstrait, pour dire la foi, a eu pour grand avantage de rendre le message évangélique accessible à des cultures très différentes. On peut même dire qu’il a permis l’universalisation de la Bonne Nouvelle. Il n’en reste pas moins vrai qu’il présente un danger : celui de prendre une distance telle avec l’expérience vécue que ce recours cesse d’être vivifiant et ne rend plus compte de la complexité de toute vie humaine. ainsi, en ce qui concerne l’humilité, on peut se demander si sa récupération par les théoriciens n’en a pas 114


LE BrISEMENT Du CŒur…

édulcoré la signification profonde. Si l’on se contente de disserter sur la foi chrétienne et les expériences de vie qu’elle propose sans y entrer soi-même de plain pied, « le christianisme risque alors, comme le notait déjà le Pseudo-Macaire dès le vie siècle, de se laisser emporter peu à peu au-delà de ses limites, et de finir par avoir le même sens que l’athéisme ». redoutable enjeu ! Car les réalités de la foi, ajoute-t-il, « sont accomplies mystérieusement dans le cœur, par l’œuvre de l’Esprit Saint, et c’est alors seulement qu’on peut en parler ». Or, c’est précisément ce caractère fondamentalement « intérieur » de l’expérience chrétienne qu’une spiritualité devenue trop abstraite risque de trahir. — L’humilité serait donc une vertu exclusivement chrétienne ? — C’est ce que semble affirmer saint augustin lorsqu’il refuse la connaissance profonde de l’humilité aux auteurs païens, qu’ils soient épicuriens, stoïciens ou platoniciens. Pour lui, même les meilleurs d’entre eux ont ignoré l’humilité, car « celle-ci vient d’ailleurs, écrit-il, de celui qui, étant le Très-Haut, a voulu s’abaisser pour nous ». Pour augustin, l’humilité chrétienne appelle un abaissement auquel seul Dieu peut donner un sens, et dont lui seul aussi pouvait nous donner l’exemple dans son propre Fils. a ce titre, elle est véritablement une étape essentielle de toute expérience chrétienne, et lui est intimement liée. Il s’agit donc bien davantage d’un parcours existentiel, extrêmement concret, que d’une recherche intellectuelle ou d’une visée morale. Parler de l’humilité de Jésus, ce n’est pas d’abord faire le catalogue des qualités morales qui furent sûrement les siennes, mais c’est avant tout décrire un véritable parcours sauveur, dont la première étape a consisté en un abaissement inévitable. Dans ce sens, on ne rencontre pas la véritable humilité en dehors de la tradition chrétienne. C’est notre chemin de vie à la suite du Christ qui nous provoque par son exemple : en entrant dans son expérience, nous apprenons à devenir « doux et humble de cœur », et à goû115


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ter ainsi individuellement et collectivement au salut qu’il nous promet. — Vous parleriez donc davantage d’une manière d’être au monde ? — Si vous voulez. a ce propos, il est préférable de parler d’un état d’humilité, au sens originel de la parole grecque tapeinôsis, un état d’abaissement, ou du latin humilitas, qui vient de humus, sol : un état où l’on se retrouve réellement « au ras du sol ». Cette situation extérieure est pratiquement indispensable pour que la véritable humilité intérieure, celle qui conditionne la « vertu » d’humilité, puisse en naître. Encore faut-il bien comprendre ce terme de « vertu ». Celui-ci provient du mot latin virtus, qui signifie « force ». C’est dire qu’au cœur même de cette expérience d’abaissement, une force nouvelle peut se révéler qui a le pouvoir de changer une existence. Saint Bernard l’avait déjà noté : « Sans abaissement concret, il n’y a pas d’humilité ! » Par ailleurs, nous savons tous que, en bon nombre de nos « abaissements » extérieurs, beaucoup de vanité réussit à se faufiler ! C’est pourquoi Isaac le Syrien précise : « Même sans œuvres, l’humilité obtient le pardon (…), mais sans elle, les œuvres ne sont d’aucun profit (…) Ce que le sel est à la nourriture, l’humilité l’est aux vertus, mais sans elle, toutes nos œuvres sont vaines, toute vertu et toute ascèse. » Isaac dit bien que l’humilité est le sel des vertus. Car si l’on tient absolument à lui reconnaître la qualité d’une vertu, encore faut-il en faire une vertu tout à fait à part. Saint Basile l’appelle d’ailleurs panaretos, la « toute vertueuse », une vertu que l’on pourrait appeler englobante, parce qu’elle contient toutes les autres. — Vous semblez dire ce que nous pressentons souvent au quotidien, qu’il y a lieu de distinguer vraie et fausse humilité. — Les écrits des anciens en témoignent déjà. « Croire que l’on n’est pas orgueilleux, disait saint Jean Climaque, est une des plus claires manifestations de l’orgueil. » Et on pourrait ajouter : croire 116


LE BrISEMENT Du CŒur…

qu’on est humble est sans doute une illusion pire encore ! ainsi, distinguant la fausse humilité de l’authentique, les anciens s’exerçaient à discerner et à décrire, sans parvenir à les nommer, des structures psychologiques qui de tout temps sont entrées en conflit, non seulement avec la bonne volonté de tout homme, mais aussi avec la grâce qui travaille celle-ci de l’intérieur. Pour signifier cette ambiguïté fondamentale qui régit tout effort humain pour parvenir à l’humilité, et qui le transforme bon gré mal gré en terrain miné d’avance, saint Jean Cassien utilise une image qui exprime bien ce qu’elle veut dire. « Les anciens, écrit-il, ont joliment décrit la nature de ce mal, en le comparant à un oignon : quand on lui ôte la peau, on en trouve aussitôt une autre, et autant on en retire, autant on en retrouve. » C’est dire que le chemin qui nous conduit à notre pauvreté radicale, là où Dieu peut nous enfanter à sa vie, n’est jamais achevé. — Mais comment alors les distinguer ? — Le même saint Jean Cassien nous donne un conseil qui, passant par saint Paul, remonte au Livre des Proverbes : « utiliser, sous le souffle de l’Esprit du Seigneur, le discernement, la discretio, comme un gouvernail pour suivre le chemin de la vertu avec une grande précaution, sachant que nous nous briserons aussitôt contre les rochers si nous dévions un tant soit peu à droite ou à gauche. » Discerner, voilà bien le maître mot de toute expérience spirituelle, à condition de s’en servir en se laissant guider par les motions de l’Esprit. Pour qui s’y exerce, une séparation nette entre l’humilité vraie, celle qui est évangélique et qui sauve, et l’humilité fausse qui est source inépuisable d’illusion, se dessine progressivement. Cette séparation est celle qui existe entre ce que l’on peut appeler « l’humilité-abaissement » (ou « l’humilité-humiliation »), en laquelle seule la grâce de l’Esprit peut nous entraîner, et « l’humilité-projet » ou « l’humilité vertu » (ce mot étant employé ici dans son sens païen), laquelle est encore principalement gérée par 117


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le surmoi, cette structure inconsciente qui est à l’œuvre en chacun de nous. — Pouvez-vous préciser votre pensée ? — La vie spirituelle est fondamentalement l’histoire d’une rencontre entre l’homme et Dieu. Or, rencontrer Dieu ne se fait pas sans mettre en œuvre l’ensemble des instances psychiques qui sont constitutives de l’être humain, et parmi celles-ci, particulièrement le surmoi. Celui-ci se révèle à travers deux instances intérieures que j’appelle volontiers : le « gendarme » et le « miroir » intérieurs. Le « gendarme intérieur » représente la cristallisation des nombreux échos que les interventions répétées de l’autorité, sous toutes ses formes, ont laissés dans l’inconscient. Il est à la fois une chance et un risque. une chance, au sens où il constitue une réserve d’interdits et de permissions enregistrés jadis, qui peuvent aider au discernement d’un agir efficace, et qui permettent de se rapprocher de ses véritables désirs pour les apprivoiser et les intégrer harmonieusement. Mais il implique aussi un risque, au sens où, pour peu que l’interdit ait prévalu de façon excessive, celui-ci peut étouffer toute capacité de désirer et conduire à une course à la perfection morale, dont on connaît les dérives. L’une des plus courantes sera la recherche obsessionnelle d’une perfection idéalisée, image on ne peut plus narcissique de soi-même, qui joue le rôle d’un « miroir », dans lequel on aime contempler ses vertus supposées. Chez les débutants, un tel miroir ne fonctionne qu’au niveau des impressions primaires. Bien vite cependant, il se met à sécréter un idéal de vie, un schéma de perfection, voire même une idéologie ou une philosophie. une « spiritualité » aussi. « L’idéal » de vie chrétienne n’échappe pas à cette subtile ambiguïté. Il est important de la reconnaître, mais plus encore de la surprendre en soi, comme « en flagrant délit », pour éviter de réduire une vocation ou un parcours spirituel à la contemplation de ce miroir narcissique où chacun admire ce qu’il souhaiterait être, au risque, comme Narcisse, 118


LE BrISEMENT Du CŒur…

de s’y noyer. L’humilité qui est appelée ici « humilité-projet » n’est qu’un produit de ce miroir. Le débutant risque tout simplement de s’y perdre, victime de ses propres rêves de perfection et de toutepuissance. — Mais ne passons-nous pas tous par une telle expérience ? — Probablement. Et ce n’est pas sans intérêt, puisqu’un tel « idéal » d’humilité laisse quelques traces en nous qui peuvent nous conduire progressivement sur le bon chemin. Cependant, aussi longtemps que le cœur n’est pas devenu sensible à l’action de l’Esprit Saint, l’idéal souffre d’une incorrigible connivence avec cette force narcissique, sournoise et tyrannique, qui s’infiltre dans les efforts les plus généreux et les pervertit de l’intérieur. Cassien la range sans hésitation parmi les agissements pernicieux de la vaine gloire dont il est si difficile, voire impossible, de se libérer. — L’humilité vraie serait donc un don de l’Esprit ? — Oui. Mais elle n’est généralement accordée, comme il a été dit plus haut, qu’au cœur de la tentation. Car c’est là que le croyant éprouve l’absolue nécessité de l’aide de Dieu. C’est au cœur d’une telle crise que va naître, comme don de l’Esprit, la véritable humilité. Celle-ci est à la fois le sentiment éprouvé de notre faiblesse et l’expérience du secours de Dieu. « apprenons donc, nous aussi, écrit saint Jean Cassien, à ressentir en chaque action à la fois notre faiblesse et le secours de Dieu, et à proclamer quotidiennement avec les saints : « On m’a poussé pour me faire tomber, mais le Seigneur m’a soutenu ; ma force et ma louange, c’est le Seigneur : il fut pour moi le salut » (Ps 117, 13-14). Mais quelle est alors la part de l’homme dans ce combat au cœur de la tentation ? me direz vous. Elle se réduit, explique Cassien, à « suivre à la trace, humblement et chaque jour, la grâce de Dieu qui nous attire ». Et il précisera un peu plus loin le sens de l’adverbe « humblement », 119


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en ayant recours au repentir de David. Sa part à lui fut de reconnaître son péché, après avoir été humilié ; et celle de Dieu fut alors le pardon. Ces deux mouvements qui se conjuguent et se rencontrent dans la même expérience sont essentiels, car la tentation la plus perfide n’est peut-être pas celle qui précède le péché, mais bien plutôt celle qui lui fait suite : la tentation du découragement et du désespoir, auxquels seule l’humilité, enfin apprise, permettra d’échapper. En effet, un des signes les plus sûrs de l’humilité est la confiance inébranlable dans la miséricorde de Dieu dont les pécheurs que nous sommes tous pressentent quelque lueur jusqu’à travers leurs chutes. Car ce jeu divin, où s’affrontent la tentation et la grâce, est un jeu d’amour. Loin d’être un bourreau, Dieu s’y révèle un éducateur infiniment aimant et patient, doux et humble de cœur, qui cherche à nous façonner à son image. Peut-être est-ce encore saint Jean Cassien qui nous en a tracé la plus touchante image ? Dans l’histoire de nos tentations, il voit l’expression de la délicatesse de Dieu qu’il ose comparer au tendre jeu qui s’instaure entre une mère et son petit enfant, dont le but est de faire grandir celui-ci : « [La mère] porte longtemps son bébé dans les bras, écrit Cassien, jusqu’à ce qu’enfin elle lui apprenne à marcher. D’abord, elle le laisse ramper. Puis, elle le dresse et le soutient de la main droite, pour qu’il apprenne à poser les pieds l’un devant l’autre. Bientôt, elle l’abandonne un instant ; mais le voit-elle chanceler, vite elle le prend, soutient ses pas hésitants, le relève s’il est tombé, ou bien le retient dans sa chute, ou bien, au contraire, le laisse tomber doucement, pour le relever ensuite. » C’est de la sorte, conclut Cassien, que le Père céleste agit avec chacun de nous. Il sait mieux que nous « qui il doit porter sur les genoux de sa grâce — in sinu gratiae suae —, qui il doit mettre à l’épreuve sous son regard, en le laissant maître de sa liberté, en l’aidant dans ses labeurs, en l’exauçant quand il appelle, en ne l’abandonnant pas lorsqu’il le cherche, et en le retirant parfois du danger sans qu’il s’en aperçoive ». 120


LE BrISEMENT Du CŒur…

— Mais quels sont les signes d’une telle humilité ? — L’humilité ne se laisse pas mesurer à l’aune de nos critères moraux habituels, elle est d’un tout autre ordre. On ne peut la réduire à l’estime plus ou moins grande, plus ou moins tempérée, que l’homme se porte à lui-même, comme l’ont imaginé les philosophes grecs, auxquels une certaine morale scolastique doit beaucoup. En fait, elle transcende le domaine des qualités et des vertus car elle s’identifie avec l’être nouveau, né de la grâce du baptême, qui porte enfin tout son fruit. un tel homme se sait faible et pécheur, mais il a fini par détourner les yeux de sa misère, pour ne plus contempler que la miséricorde de Dieu. Le brisement de son cœur, la contrition, s’est insensiblement transformée en joie humble et paisible, en amour et en action de grâce. ainsi, de cette ascèse de pauvreté — patientia pauperum — se lève chaque jour un homme nouveau. Il est tout entier paix, joie, bienveillance, douceur. Il reste à jamais marqué par le repentir, mais un repentir plein de joie et d’amour qui affleure partout et toujours, et demeure à l’arrière-plan de sa recherche de Dieu. un tel homme a désormais atteint une paix profonde, car il fut brisé et reconstruit dans son être tout entier, par pure grâce. Pour ses frères et ses proches, il est devenu un ami si bienveillant et si doux. Il comprend leurs faiblesses. Il n’a plus confiance en lui-même, mais en Dieu seul. C’est pourquoi il est pauvre aussi, vraiment pauvre — un « pauvre en esprit » — et proche de tous les pauvres et de toutes les formes de pauvreté, spirituelle et corporelle. C’est pourquoi aussi il sait frayer, tel un égal et un frère, avec tous les pécheurs du monde. Il se sent proche d’eux, car il ne se sent pas meilleur que les autres. Comme y insiste si souvent Isaac le Syrien, avec tous les auteurs de la Tradition spirituelle syriaque, il a un égal amour pour les justes et pour les pécheurs. Il ne fait même plus aucune différence entre eux, à l’image de Dieu qui fait pleuvoir également sur les justes et sur les pécheurs (Mt 5, 45). D’ailleurs, sa prière préférée est désormais celle du publi121


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cain, devenue comme sa respiration, et comme le battement du cœur du monde, son désir le plus profond de salut et de guérison, pour lui-même et pour tous les hommes : « Seigneur Jésus, prends pitié de nous, pécheurs ! » En guise de conclusion, permettez-moi de citer, en le commentant rapidement, un apophtegme qui illustre bien la façon dont les anciens moines opéraient un parfait discernement entre une humilité contrefaite ou une fausse culpabilité, produits d’instances psychologiques qu’ils ne savaient pas encore nommer, et le repentir vrai, fruit indubitable de la grâce. Voici d’abord l’apophtegme : Un frère habitait dans le désert des solitudes et sa prière était toujours la suivante : « Seigneur, je n’ai pas ta crainte, mais envoie-moi la foudre, ou une autre calamité, ou une maladie, ou un démon, afin qu’au moins ainsi mon âme insensible vienne à te craindre. » Et il priait aussi Dieu, en disant : « Maître, s’il est possible, dans ta miséricorde, pardonne-moi, et si cela n’est pas possible, châtie-moi, ici-bas, Maître, mais pas là-bas. » Il persévérait ainsi tout le temps à gémir. Un jour qu’il était assis à terre, et qu’il était à bout, sous le coup du découragement, il s’endormit. Et voici que le Christ se présenta à lui et lui dit sur un ton et avec un air joyeux : « Qu’as-tu, frère ? Pourquoi pleurestu ainsi ? » Il lui dit : « Parce que je suis tombé, Seigneur. » L’apparition lui dit : « Eh bien ! lève-toi ! » Lui qui gisait répondit : « Je ne le puis si tu ne me donnes la main. » Et lui tendant la main, le Seigneur le releva et lui dit toujours gaiement : « Pourquoi pleures-tu, frère, et pourquoi es-tu dans la peine ? » Le frère : « N’acceptes-tu pas, Seigneur, que je sois dans la peine, alors que je t’ai donné tant de peine ? » Puis l’apparition étendit la main, et plaça sa paume sur la tête. Le frère finalement la saisit et l’apparition lui dit : « Ne t’afflige pas. Dieu vient à ton secours : désormais, puisque tu as été dans la peine, je ne serai 122


LE BrISEMENT Du CŒur…

plus dans la peine contre toi ; car si à cause de toi j’ai donné mon sang, combien plus donnerai-je ma miséricorde à toute âme qui se repent. » Et revenant à soi, le frère trouva son cœur rempli de joie. Le sens de cet apophtegme est assez transparent, malgré son aspect de prime abord un peu confus. Ne nous laissons pas induire en erreur par les deux formules de prière qui ouvrent l’apophtegme. Il s’agit de « mauvaises » prières. Elles sont seulement l’écho du surmoi et du découragement que celui-ci inspire. Par la première, le moine tenté voudrait obtenir de craindre Dieu. Il demande donc à Dieu de lui faire peur, espérant que la peur lui donnera de se comporter de façon plus vertueuse. La seconde est tout aussi mal inspirée : la justice de Dieu étant ce qu’elle est, pense le frère, mieux vaut recevoir le salaire de ses fautes dans la vie présente que dans l’au-delà. Ces deux prières sont adressées non pas à Dieu, mais à la source du sentiment de culpabilité qui torture le frère en question : le gendarme intérieur qui à la fois inspire de telles prières et se hâte de les exaucer. a l’Esprit Saint elles ne doivent rien, car d’amour ou de miséricorde il n’est question dans aucune des deux. D’ailleurs, accablé et découragé par une prière aussi culpabilisante, voici que le frère s’est endormi. un songe, dans lequel Jésus en personne le visite, lui révèle alors qu’il est un racheté de l’amour, et non pas un possédé par le démon de sa quasi-insolvabilité. a l’inverse du gendarme, le Maître intérieur, Jésus, et lui seul, ne condamne ni ne châtie. au contraire, il relève le pécheur, le caresse et le console, au cœur même de son humiliation. Et voilà que le vrai repentir — merveille éminemment évangélique — inonde de joie le pécheur pardonné. Merveilleux exemple de discernement spirituel, d’une étonnante justesse, qui a déjà su identifier, sans pouvoir la nommer, cette instance intérieure que la psychologie, bien plus tard, appellera le « surmoi », et dont de123


à La grâCE DE DIEu

puis toujours le Malin ne sait que trop bien se servir, afin d’éviter que la grâce ne vienne la transformer à l’image de Celui qui, infini dans sa miséricorde, confirme tout homme dans son amour, et trouve sa plus grande joie en pardonnant.


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La Prière du cœur…

Alors que nous ne savons pas prier comme il faut, l’Esprit vient en aide à notre faiblesse… (et) intercède pour nous en gémissements ineffables. (Rm 8, 26)

— La prière : un exercice qui conduit à la solitude ou qui la comble ? — Disons en premier lieu qu’il y a mille façons de prier. Pensez notamment à toutes les méthodes proposées aux débutants : telle technique de relaxation, telle manière d’approcher le texte biblique, les oraisons, les litanies, le chapelet, autant de voies d’accès qui ne sont pas sans valeur, mais qui devront un jour ou l’autre s’effacer au profit de la prière intérieure. Du reste, tôt ou tard, toutes les techniques conduisent à une impasse, tout simplement parce qu’elles ne sont pas à la mesure de leur objet. Le priant cherche à rencontrer quelqu’un qui le dépasse du tout au tout. Ce qu’il est convenu d’appeler « prière » est à la fois mise à disposition de soi (et à ce titre, les techniques peuvent aider) et don de Dieu qui nous visite. De notre point de vue, prier signifie se tenir constamment en attente. Mais nous ne trouvons cette attitude qu’après avoir éprouvé les limites de tout ce que nous avions mis en place pour obtenir un résultat ! La prière nous conduit donc à découvrir d’une manière nouvelle cette solitude radicale dont il a déjà été question. Si elle vise à peupler notre so125


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litude, elle se révèle bien vite solitude elle-même. C’est elle qui doit nous ouvrir progressivement à la communion que Dieu nous propose. Car Dieu ne demeure pas inactif. Les moments où nous nous sentons habités d’une puissante poussée intérieure vers la prière en sont le signe ; cette poussée est celle de l’Esprit qui nous entraîne doucement et qui fait de nous des êtres en suspens vers Dieu et ouverts à sa rencontre. On pourrait citer ici certains moments de la lectio, c’est-à-dire de la lecture spirituelle de la Bible, quand un verset nous touche davantage. Il n’est pas question alors de chercher quelque éclaircissement exégétique ou théologique — une telle recherche a dû précéder la véritable lectio — mais bien de se laisser saisir de l’intérieur par une saveur encore inconnue. Ce sont des moments de grâce où nous sommes habités par une sorte de chaleur, une douceur rarement expérimentée en d’autres circonstances. La Parole de Dieu est devenue notre viatique sur le chemin vers Dieu. — Mais alors pourquoi réciter des psaumes au long des célébrations ? — La prière se nourrit de l’Écriture, et notamment des psaumes, mais on ne peut pas la réduire au seul fait de réciter des textes, même avec beaucoup d’application. Si tel était le cas, nous serions d’ailleurs souvent pris en défaut. Il n’est pas rare qu’après un moment d’attention, notre vigilance faiblisse durant la célébration d’un office et, sans même que nous nous en apercevions, se déporte vers des intérêts plus urgents ou qui nous tiennent davantage à cœur. Heureuses distractions, en un sens. Certes, elles nous irritent mais elles ont l’avantage de nous révéler rapidement nos limites, et de nous donner d’expérimenter comme saint Paul que « nous ne savons pas prier comme il faut » (rm 8, 26). Moment de vérité où nous pressentons que la vraie prière est ailleurs. Non seulement elle n’est pas au bout de nos efforts, mais elle est même au-delà de l’intérêt intellectuel, des états d’âme ou 126


La PrIèrE Du CŒur…

des sentiments que le texte sacré éveille en nous. S’arrêter à ces émotions, c’est rester en deçà de la véritable prière et, en fin de compte, demeurer toujours insatisfait. C’est en vain que l’on cherche alors à caresser la nouvelle idée intéressante qui nous a frappés, ou à reproduire l’émotion qu’on vient de vivre. — Iriez-vous jusqu’à exclure tout mouvement de la raison, toute émotion ou spontanéité… dans la vie de prière ? — Certes, non. Ils sont indispensables : nous sommes des êtres de raison, de parole, de cœur. Comment Dieu pourrait-il nous rencontrer sans passer par ces voies qu’il a lui-même créées à notre usage ? Néanmoins, ces différents moyens peuvent devenir des pièges qui nous renferment sur nous-mêmes et nous empêchent de nous ouvrir à Dieu. C’est en cela qu’ils peuvent nous écarter de la véritable prière qui, malgré certaines difficultés éprouvées, nous est toujours donnée, et même nous est donnée d’avance. Saint Paul nous le rappelle explicitement : « Alors que nous ne savons pas prier comme il faut, l’Esprit vient en aide à notre faiblesse… [et] intercède pour nous en gémissements ineffables » (rm 8, 26). En chaque chrétien, l’Esprit, reçu au jour du baptême, ne cesse de crier « Abba, Père ! » (rm 8, 15). Dès lors, toute méthode ou technique de prière ne peut avoir d’autre objectif que de mettre le croyant en contact avec cette prière divine qui est déjà à l’œuvre en lui. — Mais comment faire pour que cette prière à l’œuvre inconsciemment en nous devienne consciente ? — D’abord se mettre en état de veille. Dieu demeure le seul maître de la prière. Il pourrait tout aussi bien se passer de nos préparations pour enjamber tous les obstacles que nous entretenons, sans le savoir. C’est lui qui fera jaillir la prière « quand il le voudra, comme il le voudra, là où il le voudra », comme dit Jan van ruusbroec. a un certain moment, Dieu prend les choses en mains, et il ne nous reste alors plus qu’à suivre ses motions. Ceci 127


à La grâCE DE DIEu

ne nous évitera toutefois pas l’apparente sécheresse de nos efforts de prière laissés à eux-mêmes, ni l’ennui ou la désolation qu’ils peuvent engendrer. Heureusement ! car sans ce creusement patient et fastidieux de notre cœur, la jubilation ou le repos de la prière risqueraient de tourner rapidement à une fallacieuse quiétude, bien étrangère à l’action de l’Esprit Saint. ruusbroec se sert ici d’une expression très suggestive : « Il faut, dit-il, sans cesse s’élancer, et sans cesse défaillir, c’est comme si on ramait à contrecourant. » Cette image originale, qui revient à plusieurs reprises sous sa plume, dit bien à quel point tout effort humain est appelé à s’épuiser devant la merveille de la grâce, et comment Dieu nous attend à travers une radicale pauvreté avant de nous sauver et de nous combler. Car c’est toujours sa grâce qui doit nous sauver, même lorsqu’il s’agit de la prière. — Comment cela se passe-t-il ? — L’instant en est toujours imprévisible. Soudain nous basculons vers notre intériorité, lorsqu’à travers une parole lentement ruminée, une lumière différente semble transparaître, ou quand une force jusque-là inconnue vient relayer nos pauvres efforts et nous entraîne dans un au-delà qui, curieusement, est cependant toujours situé au plus profond de nous-mêmes. Nous sentons bien que nous n’y sommes pour rien. Le sentiment éprouvé est plutôt celui d’un « dérapage », si vous me permettez l’expression, qui voudrait rendre compte du caractère incontrôlable de l’événement, une échappée vers un ailleurs, mais dont l’éclatante réalité ne laisse aucun doute. une nouvelle sensibilité se fait jour. Notre regard s’affine. une certaine parole est enfin perçue au-dedans de nous. Et surtout, une paix qui ne peut tromper nous envahit au plus profond de nous-mêmes. Le recueillement, qui jadis nous paraissait contraint et artificiel, coule désormais de source, à l’image de la prière qui s’exprime maintenant sans difficulté, parce qu’elle aussi coule de source avec des 128


La PrIèrE Du CŒur…

mots on ne peut plus simples et faciles. La volonté de Dieu, jadis parfois difficile à discerner, semble maintenant se révéler comme allant de soi. autant de signes que « l’homme caché à l’intérieur du cœur » dont parle saint Pierre dans sa première Lettre (1 P 3, 4), commence à se réveiller au-dedans de nous. — A plusieurs reprises vous avez utilisé l’expression « basculer en Dieu », vous employez maintenant l’expression : « basculer vers son intériorité »… – Il s’agit de l’un des moments cruciaux de l’expérience spirituelle chrétienne. Toute la Bible nous répète que l’homme est intérieurement « habité » : il est le « temple de l’Esprit » (1 Co 3, 16), « le Christ habite en lui par la foi » (Ep 3, 17), « le Père et le Fils viennent établir en lui leur demeure » (Jn 14, 23). Hélas ! chez la plupart d’entre nous, même si nous sommes croyants, cette réalité, au fond bouleversante, reste souvent, et parfois pour toujours, à l’état inconscient. La culture actuelle semble même être affectée d’une surdité particulière, d’une remarquable insensibilité par rapport à ce trésor intérieur, caché en nous. Bien des aspects de la vie moderne, non condamnables en soi, se conjuguent pour attirer l’homme hors de lui-même et l’obligent à s’installer au niveau de ses sens extérieurs, à vivre, pourrait-on dire, « à fleur de peau ». Or, pour peu que l’on fréquente les grands auteurs spirituels du passé, et pas seulement ceux qui appartiennent à la Tradition chrétienne, on est frappé par la grande attention qu’ils portent à leurs sens intérieurs, à tout ce qu’ils vivent au-dedans d’eux-mêmes. L’homme moderne, au contraire, semble frappé d’allergie vis-à-vis de son intériorité, qui est le lieu où il pourrait rencontrer Dieu d’une façon infiniment plus dense et, après tout, infiniment plus facile, qu’en empruntant le long et fastidieux détour par les créatures, qu’il croit devoir s’imposer aujourd’hui. On ne parle d’ailleurs plus guère de ce lieu intérieur en nous, soudain frappé de suspicion, dirait-on. Nous avons cependant gardé 129


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l’expression « vie intérieure », mais l’usage banalisé que l’on en fait habituellement a fini par estomper complètement sa véritable signification. En voici un exemple à la fois étonnant et quelque peu plaisant : pendant vingt siècles, tous les Pères de l’Église et tous les exégètes, dans toutes les traditions et dans toutes les langues chrétiennes, ont unanimement appliqué à ce monde intérieur la parole bien connue de Jésus : « Le Royaume de Dieu est au-dedans de vous » (Lc 17, 21), ou encore celle de saint Paul : « Chantez dans votre cœur des hymnes spirituels » (Ep 4, 19). Il a fallu attendre notre époque pour voir tous les commentateurs traduire, avec une même touchante unanimité : « Le royaume de Dieu est au milieu de vous », ou « parmi vous », et, pour le texte de Paul : « Chantez de tout votre cœur » — traductions qui lexicographiquement peuvent se justifier, on peut le leur concéder, mais auxquelles personne n’avait jamais songé jusqu’à présent, preuve éloquente de la distance qui s’est établie entre notre sensibilité moderne et celle des anciens — qui cependant savaient sans doute le grec mieux que nous, puisque c’était leur langue maternelle. rien ne pourrait manifester plus clairement que nous avons tout simplement désappris la dimension intérieure de l’homme, et que nous tendons même à la passer sous silence. Or, il s’agit de rien moins que cet « homme caché à l’intérieur du cœur », que l’on vient d’évoquer à la suite de saint Pierre, ou de cet « homme intérieur » dont saint Paul disait qu’il doit progressivement déployer en nous toutes ses virtualités, tandis qu’au fil des jours notre homme extérieur va en s’amenuisant, jusqu’à sa dissolution dans la mort (2 Co 4, 16). au Moyen age latin, les auteurs parlaient de cette intériorité comme de la « Maison intérieure », du « Temple intérieur », de la « Cellule intérieure ». Mais personne n’a chanté en termes plus émouvants cette découverte de notre intériorité habitée par Dieu que saint augustin, dans l’un des passages les plus célèbres de ses Confessions : « Tard je t’ai aimée, beauté si ancienne et si nouvelle, 130


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tard je t’ai aimée ! Voilà que tu étais au-dedans de moi, mais moi je me trouvais à l’extérieur et c’est là que je te cherchais, et je me précipitais, sans beauté, dans les beautés dont tu es l’auteur. Tu étais avec moi, mais moi je n’étais pas avec toi. C’est elles qui me tenaient captif loin de toi, alors qu’elles n’existeraient pas si elles n’existaient pas en toi. » un auteur du Moyen age latin résumera la joie de cette quête de l’espace intérieur en un bref aphorisme : Quanto interius, tanto dulcius, « plus je suis intérieur à moi-même, plus je goûte de douceur ». Cette douceur qui est Dieu. — Si la prière est cet événement singulier et soudain… pourquoi alors se rassembler régulièrement pour prier l’office ? — un jour, un abbé cistercien me demanda d’animer une session consacrée à la prière, et en précisa le thème de la manière suivante. Dans son Introduction à la vie dévote, saint François de Sales écrit à sa dirigée : « Si, en priant un psaume, il arrive que ton cœur soit touché par la grâce, arrête toi. C’est le Saint-Esprit qui t’invite à une contemplation plus élevée. Et ne t’inquiète pas si tu n’achèves pas la récitation du psaume, sauf s’il s’agissait d’un psaume ou d’une prière de règle » (en d’autres termes, sauf si tu es occupé à prier l’office régulier). Et l’abbé de préciser sa question : « Cela veut-il dire que nous, qui sommes tenus de célébrer l’office, nous ne sommes pas appelés à un degré élevé de contemplation ? » Question essentielle et qu’il vaut la peine d’examiner. Car la prière liturgique est sans aucun doute l’une des voies qui peuvent nous conduire à la prière intérieure. C’était tellement évident pour les Pères du désert que ceux-ci, lors de l’office, s’arrêtaient un certain temps après chaque psaume, et gardaient le silence pour en goûter toute la saveur. Le Concile a réintroduit en partie cette pratique abandonnée au fil des siècles, en faisant normalement suivre chaque lecture de ce qu’il appelle un sacrum silentium, un silence sacré. C’est dire qu’un espace est désormais inscrit dans le déroulement même de nos liturgies, qui marque 131


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de manière claire que nos célébrations communes devraient être des points de départ, des tremplins d’où l’on s’élance vers la prière intérieure. En témoigne un document chrétien très ancien, malheureusement peu exploité parce que peu accessible, mais pourtant capital pour l’histoire de la spiritualité chrétienne, et notamment pour la spiritualité de la liturgie : le Livre des Degrés. Il s’agit d’un écrit ascétique du ive siècle, destiné à une classe de prêcheurs ambulants, espèce d’ascètes gyrovagues qui parcouraient le monde en pauvres, priant et jeûnant par amour du Christ, tels qu’on devait en rencontrer à cette époque en asie Mineure. Il ne s’agit pas encore de moines à proprement parler, dont l’auteur semble d’ailleurs se méfier un peu, et qu’il appelle les « montagnards », parce qu’ils s’isolaient dans les montagnes. Il leur reproche d’ailleurs gentiment de se séparer de l’Église locale, et les exhorte à reprendre leur place au milieu de la liturgie que nous appellerions aujourd’hui paroissiale. Or, il fonde son point de vue sur le lien qu’il établit entre la liturgie extérieure et la prière intérieure. a ses yeux, en effet, il existe trois sanctuaires. Le sanctuaire liturgique d’abord, l’église de pierre, qu’il importe de ne pas déserter, car c’est lui qui ouvre l’accès aux deux sanctuaires suivants. Le sanctuaire intérieur ensuite, dans lequel chaque croyant célèbre au plus secret de son cœur. Enfin, le sanctuaire du ciel où le Christ célèbre continuellement. Il s’agit là d’une vision très proche de celle de l’Épître aux Hébreux qui précise en effet qu’au ciel « le Christ intercède sans cesse pour nous auprès de son Père » (He 9, 24). Les trois liturgies sont reliées par un même mouvement dynamique. Elles sont comme reliées par des vases communicants. La liturgie de l’Église locale a comme rôle de nous faire passer vers la liturgie intérieure du cœur, et celle du cœur doit nous permettre d’entrer dans le troisième sanctuaire qui est celui du ciel. On se souvient ici de l’admirable parole d’Isaac le Syrien, l’un des héritiers de cette tradition spirituelle : « au fond de notre cœur, il y a une porte, et cette porte s’ouvre sur le ciel. » 132


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C’est apparemment tout simple, et pourtant cela dit beaucoup… Certes, cette porte est à la fois ouverture et obstacle, car elle est provisoirement fermée, mais elle existe, et son issue n’est qu’en Dieu. a nous de persévérer suffisamment longtemps dans la prière intérieure pour la voir s’ouvrir un jour. a ce propos, le même Livre des Degrés opère, parmi les chrétiens, une distinction entre les justes et les parfaits, distinction qui a été longtemps soupçonnée de faire partie d’une hérésie ancienne, le messalianisme. Mais en fait, il s’agit sans doute bien davantage de deux étapes dans la vie de prière que de deux états distincts. Les justes représentent l’étape des commençants : ceux-ci se tiennent devant la porte et n’y frappent qu’une ou deux fois par jour, dit l’auteur. Les parfaits, au contraire, ne cessent jamais d’y frapper. C’est ce que la tradition monastique appellera la « prière ininterrompue ». — La liturgie serait donc notre manière de frapper à la porte ? — Il faut bien le reconnaître : habituellement, nous n’avons pas conscience de cette prière qui se déploie et se célèbre au cœur de notre cœur. C’est petit à petit que Dieu va soulever un coin du voile, pour permettre qu’une petite part de cette activité inconsciente de la prière vienne à la surface de notre conscience. Parfois il s’agit comme d’un éclair rapide, bref et passager, mais qui illumine à tout jamais des pans entiers de notre existence. Instants de grâce ! Plus souvent cependant, cette venue à la conscience prendra l’aspect d’un affleurement lent et patient, à peine perceptible. une sorte d’imprégnation à partir de l’intérieur, qui peu à peu éveille en nous un sentiment nouveau… C’est dans cette ligne que la prière liturgique, sans cesse répétée en commun, ne manquera pas de porter un jour du fruit. En effet, la prière liturgique — spécialement lorsqu’elle est célébrée dans un climat que l’on pourrait qualifier « d’intérieur » ou « d’intime » — nous permet d’habiter les différents temps et mouvements de la prière, et favo133


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rise ainsi progressivement la venue à maturité de l’homme intérieur. C’est à ce titre qu’on peut l’appeler une véritable école de prière. Il existe, en effet, une nette parenté entre la prière liturgique (célébrée dans les oratoires de pierre) et la prière intérieure (célébrée au plus profond des cœurs) qui fait qu’elles s’appellent et se nourrissent l’une l’autre. une prière liturgique qui n’est pas soutenue par la prière intérieure apparaît vite pauvre et desséchée. a l’inverse, une prière intérieure qui ne provoquerait pas à la prière commune risque de n’être qu’un simple cocon, un leurre, un espace où l’on se protège des autres, de soi, et même de Dieu ; une cachette que l’on quitte de mauvais gré et qui finit par nous éloigner de l’essentiel. — A vous entendre, il semblerait que la liturgie soit une matrice… — Oui, c’est une belle façon d’exprimer ce que la célébration continue de la liturgie nous donne à vivre intérieurement. Parler de « matrice », c’est évoquer une conception, une maturation et une naissance, et c’est bien ce type d’expériences que le moine est appelé à vivre au fil de la célébration des mystères de la vie du Christ. En fait, chacun de ces mystères dit quelque chose à la fois sur Dieu et sur l’homme. Y revenir au fil des jours, c’est comme plonger aux sources de la vie pour que s’ouvrent nos horizons et que nous parvenions progressivement à vivre autrement en Dieu ! Expérience d’autant plus intense que la liturgie touche toutes les dimensions de notre être. Elle saisit l’homme dans son rapport à l’espace, à l’autre, au corps, au temps… Elle instaure, par exemple, un rapport particulier au temps, car elle est à la fois une échappée hors du temps — « le ciel sur terre », comme l’appellent nos frères orthodoxes — et une célébration inscrite dans le temps, puisqu’elle est toujours un mémorial d’un fait passé, non comme un simple souvenir mais comme un événement qui se reproduit « aujourd’hui » et ouvre l’avenir. « C’est aujourd’hui que Dieu naît ! C’est aujourd’hui qu’Il est ressuscité… ! » 134


La PrIèrE Du CŒur…

— Au monastère, ce rapport de la liturgie au temps est prégnant, puisque c’est elle qui rythme l’horaire de vos journées… — Effectivement. La liturgie monastique est célébration du temps, et donc une manière de redonner un sens au temps qui s’écoule. ainsi, la plupart des moines se lèvent au cœur de la nuit pour prier l’office de vigiles. Il s’agit là d’une expérience tout à fait essentielle. D’abord, parce qu’elle nous unit au Christ qui passait régulièrement la nuit en prière (selon le témoignage des évangélistes, et particulièrement de Luc). Tandis que les gens autour de lui dormaient, Jésus veillait sur le monde, face à son Père. Le moine ressent vivement ce souci du monde à déposer entre les mains de Dieu lorsque, vers minuit ou à trois heures du matin, il se lève pour chanter l’office. C’est particulièrement impressionnant au Mont-des-Cats, puisque sa localisation en haut d’une colline donne aux frères l’impression d’être une vigie chargée de veiller sur ceux qui les entourent. Ensuite, parce que la veillée nous donne de vivre une attente : celle de l’aube. Les anciennes églises cisterciennes, comme toutes les églises d’ailleurs, sont normalement « orientées », c’est-à-dire tournées vers l’Orient. Leur chevet regarde donc vers l’aube, ce qui permet aux moines, particulièrement à certaines saisons, de découvrir progressivement les percées du jour naissant. Belle parabole de toute vie spirituelle. Symbole de l’attente du Christ à la fin des temps, mais aussi dans notre présent de disciple aujourd’hui. Telle la lumière qui finira par percer la nuit, Dieu nous visitera à nouveau dans le jour que le ciel pâlissant annonce. On le sait d’expérience : l’aube est irrésistible. Sa lumière finira par l’emporter sur la nuit. N’est-ce pas aussi ce qui se passe dans notre vie spirituelle ? Hormis le fait que l’attente ne se réduit pas au court moment « entre chien et loup » et peut même parfois se prolonger durant des années, il s’agit au fond de la même chose : comme l’aube, la venue de Dieu est certaine et irrésistible.

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— Ceci éclaire finalement la dimension pascale de toute expérience spirituelle… — Oui. a ce titre, comment ne pas être frappé par le fait que saint Benoît prévoit l’alléluia comme antienne accompagnant les psaumes du second nocturne, c’est-à-dire de la dernière partie de l’office de nuit, alors qu’il réserve habituellement ce cri de joie au temps de Pâques et aux dimanches. Peut-être — ce n’est là qu’une interprétation possible — est-ce le signe qu’à ses yeux, le deuxième nocturne des vigiles, correspondant au moment où l’aube se fait proche, évoquait l’ambiance pascale ? D’ailleurs, cet « alléluia » ne tardera pas à être relayé par le cri de louange qui naît du cœur du moine lorsque la lumière paraît, et c’est alors la prière de laudes qui inaugure un jour nouveau et plein de promesses que la prière du soir recueillera dans ce bouquet d’actions de grâce que sont les vêpres. La journée peut alors se terminer. Durant l’office de complies, le dernier de la journée, le moine s’en remet à Dieu et à sa bénédiction, avant d’entrer à nouveau dans la nuit. Y a-t-il meilleur résumé de notre vie toujours en chemin, à la suite du Christ ? — Mais il y a encore d’autres moments de prière commune… — Outre ces moments clefs, il y a encore trois offices plus brefs que l’on appelle « petites heures », mais qui ne sont « petites » que par leur nom ; il convient de leur accorder une importance capitale, plus qu’on ne le fait généralement aujourd’hui, particulièrement à cause de leur rapport avec la « prière incessante » vers laquelle tend toute vie monastique. a ce sujet, on peut évoquer saint Jean Cassien, ce moine du ive siècle qui fut le réformateur de la vie monastique en Provence. après avoir effectué un pèlerinage en Palestine et avoir visité les monastères d’Égypte, Cassien a consigné ses observations et ses « interviews » de vétérans de la vie monastique, dans un livre appelé Collationes ou « Conférences ». L’un des objectifs de cette œuvre était d’inciter les moines 136


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d’Occident à la prière liturgique commune, dans le cadre d’un mouvement de réforme que l’auteur ambitionnait pour la vie monastique en gaule. Or, à bien des égards, son voyage n’avait pas été sans surprises. En ce qui concerne la structure de la prière commune, par exemple, Jean Cassien avait bien retrouvé en Palestine celle, classique et qui lui était familière, composée de laudes, vêpres et des quatre « petites heures », mais il s’était étonné de ce que les moines d’Égypte se dispensaient sans scrupule aucun de ces dernières. Comment en rendre compte sans choquer des lecteurs pour lesquels la vie des moines d’Égypte constituait le « haut du pavé » en matière de vie monastique ? L’Égypte n’était-elle pas son berceau, et les observances qu’on y pratiquait ne devaientelles pas être en tous points exemplaires ? L’auteur s’en tire grâce à une subtilité qui lui permet de souligner a contrario l’importance que lui-même souhaite accorder à la célébration des « petites heures ». a ses yeux, leur absence chez des moines aussi pieux et fervents ne peut avoir qu’une seule explication : elle est le signe certain qu’ils peuvent se passer des « petites heures », puisqu’ils ont déjà atteint la prière ininterrompue. Mais, s’empresse-t-il d’ajouter, nous autres, moines de gaule, qui sommes de bien piètres ascètes, nous avons encore besoin de nous arrêter plusieurs fois par jour pour nourrir ainsi ce qui deviendra un jour une prière incessante. Sans quoi, nous passerions toutes nos journées dans les travaux et dans les distractions ! Pour Jean Cassien, les fréquentes interruptions de la journée, telles qu’elles étaient assurées par la célébration des « petites heures », étaient donc bel et bien le chemin vers la prière ininterrompue. — Vos liturgies se nourrissent principalement de l’Écriture : psaumes, lectures… — Oui. Tout simplement parce que l’écoute de la Parole de Dieu constitue précisément l’un de ces moments privilégiés où notre cœur peut soudain être touché, transpercé, brisé, pour lais137


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ser jaillir la prière. Mais ici, à nouveau, les deux « versants », communautaire et individuel, sont précieux. Comprenons par là que le texte biblique deviendra d’autant plus facilement Parole de Dieu dans la liturgie que le moine le fréquente également lorsqu’il est seul. D’ailleurs, chaque jour, souvent avant laudes, un temps est consacré à cette fréquentation personnelle de la Bible. C’est le temps de la lectio divina, comme nous l’appelons. Sans doute faut-il voir en elle le véritable poumon de notre expérience monastique, qui nous permet de respirer en Dieu. Comme l’écrivait le Père Bouyer dans son livre désormais classique, Le sens de la vie monastique : « Ce que le discernement des esprits est pour le jésuite, ce que l’office solennellement célébré est pour le bénédictin, ce que l’oraison contemplative est pour le carme, la lectio divina l’est pour le moine cistercien. » C’est dire tout son poids dans notre style de vie ! — Mais de quoi s’agit-il ? — Pour le dire brièvement, il s’agit d’une lecture priante de la Bible. Non pas d’un travail scientifique ou exégétique donc, mais d’un compagnonnage patient et gratuit avec un passage biblique. Cela nécessite tout un apprentissage ! Nous sommes bien souvent pressés et avides de découvrir du nouveau, et pourtant, c’est bien Dieu seul qui fera que le texte deviendra en son temps « sa Parole pour moi, aujourd’hui ». Le Concile nous a permis de redécouvrir toute la richesse d’une telle pratique (qui n’a d’ailleurs jamais cessé au fil des siècles de vie monastique), en nous invitant à retourner aux sources de la vie monastique et aux écrits des Pères, pour mieux percevoir leur manière de fréquenter et de prier la Parole. Saint Bernard, par exemple, fut exemplaire en ce sens, même si sa manière d’interpréter la Parole nous semble parfois très éloignée de nos préoccupations actuelles. Personnellement, je dois beaucoup à un théologien protestant, Karl Barth, qui dans le premier tome de sa Théologie dogmatique invite son lecteur à se 138


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préparer et à s’ajuster à ce qu’il appelle « l’Événement [avec majuscule !] de la Parole de Dieu ». Pour moi, ce fut une véritable révélation qui m’a incité à quitter ma manière purement scientifique et, somme toute, fort desséchante de lire la Parole. Cela ne signifie évidemment pas que l’étude de la Parole de Dieu à l’aide des instruments de la critique historique moderne doive nécessairement la rendre stérile. Loin de là ! Certains de mes professeurs à l’Institut Biblique de rome étaient d’authentiques spirituels et possédaient l’art de témoigner du souffle de la Parole en délivrant par ailleurs un cours d’une haute tenue scientifique. Mais il existe aussi une manière purement scientifique d’approcher la Parole qui en neutralise la véritable portée. — La lectio divina est-elle une pratique réservée aux moines ? — Pas du tout ! L’Écriture est un don que Dieu fait à toute l’Église et à tous ses enfants. a eux d’y puiser la parole dont ils ont besoin pour la route. a cet égard, la possibilité d’accéder au texte dans sa langue maternelle facilite grandement les choses, même si certaines traductions s’écartent parfois du souffle tout à fait singulier du texte lui-même. aujourd’hui, lire la Bible dans sa propre langue semble aller de soi. En fait, nous venons de loin. au moment de mon entrée au monastère, le Droit canon précisait encore que les « pieux laïcs », dont nous étions, n’avaient pas le droit de lire l’ancien Testament dans une langue moderne. Ce qui empêchait évidemment la plupart des chrétiens de goûter à cette source inépuisable ! remarquez que, dans les monastères, on a toujours autorisé les frères à lire la Parole de Dieu en langue vernaculaire, en en appelant à un « privilège » ou à une « coutume immémoriale ». grâce à Dieu, ce qui était alors privilège est devenu le bien commun de tous les croyants.



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Loin du monde et proche de lui… Vivront-ils pour eux seulement ? Seront-ils le sel, le ferment ? Le Mystère de Pâques Déploiera sa force dans leur vie. Loin du monde et proche de lui, Le grain meurt et donne son fruit Oublieux de lui-même, Dans sa joie de croire aux moissons. (Hymne CFC in Pauvres en Christ)

— De nombreuses personnes se posent la question de l’utilité de la vie monastique pour l’Église et pour le monde. Que leur répondriezvous ? — Le moine qui s’enracine dans sa solitude et qui vit en profondeur l’expérience intérieure à laquelle il s’est senti appelé devient une « présence » tout à fait particulière au cœur du monde et de l’Église. Pour parler de manière imagée, il semble se situer quelque part aux frontières du ciel et de la terre. Là où se trouve un moine, celui-ci a une fenêtre ouverte sur le monde et une fenêtre ouverte sur la grâce qui, à travers lui, se transmet du ciel à la terre, la plupart du temps sans qu’il s’en aperçoive. ainsi, c’est d’abord par ce qu’elle est en elle-même que la vie monastique tient sa place au cœur de l’Église, non en fonction d’une quelconque utilité extérieure. Elle est un chemin offert aux chrétiens qui désirent entrer 141


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toujours davantage dans l’expérience de la solitude pour découvrir Dieu. Dans ce sens, le monastère est comme une icône de l’Église, unie autour du Seigneur et de son Eucharistie. un signe pour le monde. Saint Thomas s’en explique par une sentence originale et un peu paradoxale. Lorsque celui-ci veut affirmer quelque chose, il commence toujours par formuler des objections auxquelles il se fait un plaisir de répondre. Parlant des ermites et de leur utilité, il commence par objecter que, retirés du monde et vivant seuls, ils n’ont aucune possibilité de rendre témoignage, ni d’honorer le précepte évangélique qui invite à annoncer la Bonne Nouvelle. Or, répond-il, c’est précisément le contraire qui se vérifie : « Plus l’ermite est invisible, plus il rend témoignage. » Cela reste vrai aujourd’hui, mais à une profondeur qui échappe à toute visibilité. La communauté monastique appartient à cet ordre des choses. On pourrait dire qu’elle est un point d’interrogation, un appel à aller au-delà du visible. Bien sûr, un tel témoignage n’est pas toujours facilement reçu. Les nombreuses demandes d’ordre pastoral auxquelles, faute de prêtres, on ne peut plus répondre aujourd’hui, poussent parfois certains chrétiens à considérer d’un mauvais œil ce qu’ils interprètent comme de l’indifférence ou un manque de ferveur. Dans l’ensemble, toutefois, l’Église a bien compris que la vie consacrée, et la vie monastique en son sein, doit rendre compte de la diversité des chemins qui conduisent à Dieu, et que réduire la spécificité de ces différents modes de vie conduirait finalement à appauvrir l’expérience chrétienne. Ceci ne signifie pas que les familles religieuses ne doivent pas s’adapter aux besoins du temps, mais sans que de telles modifications ne touchent à leur identité profonde. ainsi, par exemple, nos constitutions établissent qu’aucune urgence pastorale ne peut jamais justifier qu’un moine accepte l’exercice d’un ministère paroissial. La demande croissante de lieux de ressourcement et d’accueil spirituel nous a cependant conduits à augmenter notre offre d’accueil pour des individus et pour des groupes, comme aussi nos 142


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propositions de journées de retraites. Par ailleurs, lorsqu’on veut parler de l’utilité de la vie monastique, ne conviendrait-il pas de regarder aussi du côté de Dieu ? Non pas que les moines puissent prétendre à être utiles à Dieu, ou que Dieu aurait en quelque sorte besoin d’eux. a strictement parler, Dieu n’a besoin de personne. Et cependant, à plusieurs reprises, il a exprimé le désir qu’au moins quelques unes de ses créatures s’occupent d’une façon plus exclusive de lui. N’est-ce pas l’Écriture qui nous apprend, dans la bouche de Jésus, que « le Père cherche des adorateurs qui l’adorent en esprit et en vérité » (Jn 4, 24) ? ainsi, lorsque le moine consacre une partie de ses nuits à veiller face au monde endormi, c’est, entre autres, parce qu’il est conscient que celui-ci est confié à son intercession, mais c’est aussi, et peut-être d’abord, pour répondre au désir que Jésus formula un jour sous la forme d’un délicat reproche adressé aux trois disciples endormis au jardin de gethsémani : « Ne pouviez-vous donc pas veiller une heure avec moi ? » (Mt 26, 40). De toute évidence, c’est d’abord Jésus qui désire cette présence amicale de certains, aujourd’hui encore, alors que, selon le mot célèbre de Pascal, « il est en agonie jusqu’à la fin du monde », et qu’il importe de ne pas dormir. En fréquentant les auteurs mystiques de tout bord, on ne peut pas ne pas être frappé de ce désir que Dieu leur exprime à plusieurs reprises : il se présente comme un amant jaloux qui souhaite que certains se consacrent plus exclusivement à cette présence auprès de lui ; présence d’amour et de prière, qui est inséparablement adoration amoureuse et intercession pour l’univers entier. Le contemplatif est utile au monde, sûrement. Mais il est avant tout agréable à Dieu. — Il y a de plus en plus de monde qui frappe à la porte des monastères… comment un moine accueille-t-il cette sollicitation et que viset-elle ? — L’hospitalité a toujours été pratiquée par les moines, mais 143


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sa signification s’est progressivement déplacée. a l’origine, elle était la simple traduction concrète de l’amour du Christ pour des frères qui étaient en voyage et avaient besoin de trouver un gîte pour la nuit. ainsi, de nombreuses personnes en transit trouvaient au monastère, généralement situé dans un endroit reculé et difficile d’accès, un toit où être nourri et logé avant de poursuivre leur route. a cette époque, un tel accueil comblait un manque flagrant d’infrastructures d’accueil sur les routes. Certains Ordres religieux ont même été fondés pour prendre en charge ce besoin social non encore assuré par la collectivité. a l’origine, et encore au Moyen age, il n’était pas question d’un accueil spirituel. On peut signaler ici, sur le mode de l’anecdote, que les personnes de l’extérieur n’avaient aucun accès à l’église du monastère, sauf pour leur propre enterrement, au moins dans les monastères cisterciens du xiie siècle ! Ce n’est qu’aux xixe et xxe siècles qu’est apparue l’idée d’une hospitalité spirituelle : organisation de retraites, haltes de plusieurs jours pour se recueillir. C’est bien sûr le signe que les besoins fondamentaux (être logé, manger, être soigné…) sont aujourd’hui pris en charge par bien des acteurs sociaux, alors que d’autres besoins sont oubliés. « L’homme ne vit pas seulement de pain ! » On vient donc frapper au monastère pour prendre un temps de recul et d’approfondissement de son expérience spirituelle, mais aussi par une espèce de légitime curiosité, celle du chercheur de sens, intrigué et disponible. Ou encore tout simplement pour y trouver une oreille qui écoute. La vie est parfois tellement dure de nos jours et il existe si peu de lieux où le dire ! — Percevez-vous derrière toutes ces demandes une recherche à caractère religieux ? — Derrière toutes ces soifs qui s’expriment, il y a sûrement l’œuvre de l’Esprit Saint qui pousse tout homme à aller de l’avant, et au-delà de ce qu’il connaît de lui-même, des autres et du monde, 144


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pour s’ouvrir à la vie. Toutes ces démarches ont une dimension spirituelle au sens où elles sont l’expression d’une recherche de l’homme qui désire être un vivant — c’est-à-dire être animé du souffle de vie, de l’Esprit. Dès lors, cette amorce d’un parcours spirituel est loin d’être négligeable, puisqu’elle peut conduire progressivement à une réelle expérience mystique, à cette communion profonde avec Dieu à laquelle tout homme est appelé. C’est à ce stade-là que l’on perçoit toute la fécondité de la recherche spirituelle. Toutefois, parce que nous sommes des êtres humains, celle-ci s’incarne dans un temps, une histoire, un espace, une manière de faire, en d’autres termes, dans une religion. Si on se réfère aux deux racines étymologiques de ce terme, celle-ci est un système complexe de pratiques et de croyances permettant à l’homme de « relire » sa vie, de lui donner un sens, et de « se relier » à ceux qui le précèdent, qui le suivent et qui l’entourent. C’est dire que la protestation de la représentation française, lors de l’élaboration de la nouvelle Charte européenne, contre la mention des racines religieuses de l’Europe, et son remplacement par les termes de « racines spirituelles » paraissent bien artificiels. D’autant plus que, pour des oreilles chrétiennes, « spirituel » possède une densité autrement plus spécifique que le terme, plutôt philosophique, de « religieux ». De toute façon, il paraît difficile de nier les racines religieuses, et particulièrement chrétiennes, de l’Europe. On comprend bien l’intention qui sous-tendait cette revendication : construire une société réellement pluraliste. Mais justement, ceci doit-il se faire en niant une partie évidente de la réalité ou, au contraire, en reconnaissant et en assumant sa « filiation », sans naïveté ni agressivité excessive. a force de juger le passé et de vouloir s’en démarquer, on ne parvient plus à construire le lendemain. — Pourtant vous opérez sans cesse un retour au passé ! — Oui, mais non pas pour s’y complaire, mais plutôt pour nous provoquer à construire l’avenir en bénéficiant de la sagesse du 145


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passé. Mon entrée dans la vie monastique a coïncidé avec la redécouverte des Pères de l’Église et, dans leur sillage, des Pères du désert. C’était la grande époque où est née la célèbre collection des Sources chrétiennes. Ma génération a donc eu la chance d’avoir été, pour ainsi dire, baignée dans ce retour aux sources. Cela nous passionnait. a l’époque, à part quelques écrits de Cassien, nous disposions de peu de traductions d’œuvres monastiques anciennes. J’ai donc été tout naturellement porté à en traduire certaines, déjà même avant d’aller poursuivre des études à rome, et j’ai continué à le faire au début de mon service comme abbé. Certains cisterciens de France étaient alors proches d’un moine orthodoxe roumain qui résidait dans notre pays et qui nous a beaucoup aidés à redécouvrir l’hésychasme comme le vivaient les moines d’Orient, le Père andré Scrima. Ce fut l’occasion d’un réel enrichissement. Le terme grec hesychia existe dans toutes les langues monastiques anciennes : latin, copte, syriaque, même si chacune le reçoit en lui donnant un accent propre. En grec, il signifie plutôt « calme », « tranquillité ». En latin, on traduirait quies volontiers par « quiétude », au sens de repos paisible, ou plus exactement encore, d’absence d’inquiétude. En syriaque, ˇselyô signifie d’abord « cessation de travail », « désœuvrement », « vacance », à la limite « chômage ». Le moine se met en « chômage » ou, mieux encore, en « vacance » pour Dieu. Le fait qu’on retrouve ce terme dans toutes les traditions monastiques montre à quel point les anciens y étaient attachés pour désigner à la fois l’environnement concret dans lequel le moine vit (un lieu calme, tranquille, retiré de la cité) et l’expérience intérieure à laquelle il est appelé. En effet, le même terme fut rapidement utilisé pour nommer la quiétude intérieure, cet état de l’âme, ou du cœur, qui est perçu comme un avant-goût de l’union à Dieu promise dans l’au-delà. Il a donc servi à donner un nom à une expérience essentielle à toute vie monastique, voire à toute vie chrétienne. a partir du Moyen age byzantin, et suite à des querelles entre moines grecs et italiens, le 146


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terme sera réservé à une catégorie très spécifique de moines orthodoxes. — Qui vivent au Mont Athos ? — Oui. Mais pas uniquement. On en retrouve dans tous les pays d’obédience orthodoxe, peut-être même plus particulièrement dans la russie des xviiie et xixe siècles. Il s’agit de moines qui se consacrent plus exclusivement à la prière intérieure, à l’aide de l’invocation continuelle du nom de Jésus. C’est grâce à l’un d’entre eux, saint Nicodème l’Hagiorite, vivant à la fin du xviiie siècle, et au recueil de textes patristiques composé par lui et qui a paru sous le nom de Philocalie, que nous connaissons mieux aujourd’hui cette pratique spirituelle. Saint Nicodème y a rassemblé les pages les plus significatives que les Pères de l’Église d’Orient ont consacrées à l’hésychasme et à ses thèmes annexes : la lutte contre les passions, la surveillance des pensées, la garde du cœur, tout cela pour libérer l’esprit en vue de la prière. La Philocalie a été assez rapidement traduite, d’abord en slavon, puis en russe et en roumain. Par ce biais, elle a été introduite en russie où elle a connu un succès remarquable au siècle dernier. Il suffit de se rappeler que c’est à partir d’un exemplaire de cette Philocalie, compagnon inséparable de ses pérégrinations, que le fameux Pèlerin russe, dont les Récits sont célèbres, a été initié à la Prière de Jésus et, à travers celle-ci, à la prière incessante. Des traductions anglaise et française ont récemment vu le jour et retiennent l’attention de nombreuses personnes. « La lutte contre les passions » : voilà bien une expression qui fait mouche. Soit qu’elle suscite le rejet. Soit, au contraire, qu’elle engendre une attirance. Je pense, par exemple, à l’attrait de bon nombre de nos contemporains pour certaines sagesses orientales qui proposent comme chemin vers la paix de faire progressivement taire les passions du corps et du cœur. Dans la tradition monastique, derrière l’idée de lutte contre les passions, il y a plutôt l’idée d’un contrôle des désirs, dans le but 147


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de les gérer de façon harmonieuse. Ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Pour devenir un « vivant », il peut difficilement être question de devenir apathique, c’est-à-dire de supprimer ou de tuer toute passion en nous. Entreprise d’ailleurs vouée par avance à l’échec : un désir « refoulé » — on le sait mieux aujourd’hui — a tôt fait de réapparaître sous des formes plus ou moins savamment déguisées. C’est bien la preuve que les passions et les désirs font partie de nous-mêmes, nous mettent en mouvement et nous poussent à vivre. Prétendre qu’il existerait dans l’homme des passions ou des désirs qui seraient mauvais en soi serait céder à un subtil manichéisme, condamné depuis longtemps par l’Église. Concédons, par ailleurs, que notre façon de présenter la morale, ou même l’expérience spirituelle, a été souvent entachée d’une espèce de « manichéisme rampant », qui n’a pas peu fait pour discréditer notre enseignement. Non, il n’y a pas de passion ni de désir mauvais en soi. Passion et désir, dans leur surgissement, sont des mouvements intérieurs qui poussent à vivre et, en ce sens, ne sont ni bons ni mauvais. Par contre, l’expérience nous apprend assez vite que ces mêmes désirs sont malades et qu’ils ont besoin d’être guéris. Ce sont nos actes qui nous révèlent combien notre capacité de désirer est quelque peu « tordue », blessée, et combien elle a besoin d’être redressée afin que nos désirs puissent nous permettre de goûter la vie en plénitude. Lorsque les Pères parlent de lutter contre les passions, ils ne veulent sûrement pas dire qu’il faille les étouffer ou les nier à coups de volonté, ce qui serait peine perdue, mais plutôt qu’il faille les accueillir telles qu’elles sont, prendre conscience, sans peur mais aussi sans témérité, de leurs distorsions, pour les exposer à l’amour de Dieu, dont la grâce se chargera de les transformer progressivement. a ce propos, je citerais volontiers une petite sentence de Syméon de Taibouteh, un moine-écrivain vivant au viie siècle dans l’actuel Irak : « Celui qui réussit à apaiser son âme à coups de volonté et d’efforts sera rarement humble s’il n’a pas encore été fustigé par la grâce. » C’est 148


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la grâce, en effet, c’est-à-dire l’amour de Dieu qui, à travers des épreuves permises avec un étonnant savoir-faire et avec beaucoup de tendresse, est à même de redresser progressivement ce qui est tordu en nous. Car tout ce qui appartient en nous à l’ordre du désir a toujours affaire avec l’amour ; or, c’est bien l’amour qui fait le plus souvent défaut ici-bas. — Dans les écrits spirituels, on parle fréquemment de lutte… La vie serait-elle un combat ? — Plutôt un parcours parsemé d’obstacles, de pièges à déjouer. Nous évoluons toujours. La vie est l’histoire d’un progrès lent et constant, qui demande de la persévérance, une traversée où l’on affronte certaines réalités parfois dramatiques. Mais où l’on affronte surtout cet être mystérieux, à qui la Bible donne plusieurs noms, et que nous connaissons — ou méconnaissons — aujourd’hui comme le « diable ». « Existe-t-il, oui ou non ? » se demandent beaucoup de nos contemporains. En ce qui me concerne, mis à part certains moments où j’ai pressenti sa présence dans ma propre vie, une preuve frappante de sa réalité me fut un jour donnée à travers l’un de mes frères moines. Il était un homme tout simple. Cette simplicité lui avait peut-être valu d’avoir reçu le « don des larmes ». Cela peut paraître un peu irréel aujourd’hui, ou porter à sourire. Mais, de fait, il était, par exemple, incapable de faire le chemin de croix, ou d’écouter une homélie, sans que lui coulent des larmes, ce qui le remplissait plutôt de confusion. De temps à autre, sans que je l’appelle, il venait frapper à ma porte pour me dire : « Oh, le malheureux, le malheureux ! — Mais qui ça ? lui demandais-je. — Mais le diable ! Le malheureux, il ne va jamais voir Dieu ! Ce n’est quand même pas possible ! » Et il ajoutait : « Est-ce qu’on peut prier pour le diable ? » a n’en pas douter, pour être à ce point touché d’un sentiment de miséricorde à son égard, il devait bien le connaître. Chez ce frère, c’était le signe d’un très grand amour et, je crois, d’une authentique sainteté. Vous vous souvenez peut-être qu’Isaac le Syrien, dans un texte fameux, 149


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préconise que le moine prie non seulement pour les pécheurs, mais même pour les démons, pour les animaux sauvages et pour les serpents. Seuls les saints peuvent entrer dans un tel mouvement d’amour. Le Seigneur aurait dit dans une vision à Catherine de Sienne : « Ce que j’ai fait de Judas, je ne te le dirai pas, afin que personne n’abuse de ma miséricorde. » Probablement parce que la révélation de l’amour tout-puissant de Dieu et de sa miséricorde infinie ne doit pas venir avant l’heure. Et que, l’heure venue, les mots seront devenus inutiles. a ce titre, il est permis de croire que Catherine de Sienne « savait » ! En effet, elle avait dû traverser tant de combats intérieurs pour s’ouvrir à la Parole de Dieu. L’Évangile insinue d’ailleurs que l’expérience de la rencontre avec Dieu est toujours précédée de la rencontre avec le Tentateur. Souvenez-vous du séjour de Jésus au désert où, dans un premier temps, il s’affronte au « Diviseur » qui le met à l’épreuve, avant d’être ensuite visité par les anges de Dieu qui lui rendent leur culte. En ce sens là, il y a bien combat, mais ce n’est jamais l’homme qui en sort vainqueur. Le vainqueur, c’est toujours Dieu qui visite l’homme avec sa grâce, au moment précis où les efforts de celui-ci s’épuisent. — Vous parlez des anges de Dieu… imagerie religieuse ou réalité ? — Pour moi, ils sont bien réels. J’ai toujours eu le sentiment très fort que nous avions ce que la Tradition a appelé un « ange gardien », c’est-à-dire que nous étions assistés, personnellement et collectivement, par des forces spirituelles personnalisées qu’on ne peut ni voir ni toucher, mais dont l’existence ne laisse pourtant aucun doute. L’ange est le messager de Dieu qui témoigne de sa présence, qui montre discrètement un chemin aux heures où Dieu se fait peu sentir et où les épreuves de la vie risquent de nous engloutir.


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Témoignages d’hier, paroles d’aujourd’hui Nous avons entendu et nous savons ce que nos pères nous ont raconté ; nous le redirons à l’âge qui vient, sans rien cacher à nos descendants : les titres de gloire du Seigneur, sa puissance et les merveilles qu’il a faites. (Psaume 77)

— Vous évoquiez vos travaux de traduction… — Dans les premiers temps de ma vie monastique, il m’a semblé important de mettre à la disposition de tous les moines, mais aussi des chrétiens désireux d’entrer davantage dans leur Tradition, les écrits de sagesse de ceux qui les ont précédés. Comme j’avais eu l’occasion de m’initier à des langues anciennes et que je sentais de l’intérêt pour une telle tâche parfois ingrate, je me suis lancé dans l’aventure. Celle-ci a failli tourner court au jour de mon élection abbatiale, puisque le travail pastoral allait désormais occuper le meilleur de mon temps. J’ai toutefois rapidement perçu qu’un travail de traduction, certes ralenti mais persévérant, pouvait être un élément d’équilibre dans une vie désormais un peu plus mouvementée. Par ailleurs, envisager d’écrire un livre, ce qui demande de larges plages de temps libres dont je ne disposais plus dans ma vie d’abbé, était devenu quasiment impossible. Les quelques livres qui ont été publiés sous mon nom sont un assemblage réaménagé de conférences données auparavant. Je me suis donc décidé à poursuivre ce modeste travail, dans 151


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la mesure du possible. avant l’élection, j’avais commencé par traduire quelques textes de la fameuse Philocalie, ce recueil de textes spirituels byzantins, véritable « bible » de la mystique orientale, dont il a déjà été question, mais, dans ma situation nouvelle, je ne pouvais pas songer à l’achever à moi tout seul. Heureusement, des frères orthodoxes ont pris la relève, et la Philocalie française a pu voir le jour intégralement, il y a déjà quelques années. Quels textes allaient maintenant retenir mon attention ? J’ai hésité quelque temps à me lancer dans la traduction de textes de saint Bernard. a un certain moment toutefois, je me suis dit qu’on trouverait toujours des latinistes compétents. Par contre, il m’a semblé que mes racines flamandes pourraient me permettre d’aborder la traduction des œuvres de ruusbroec. a cette époque, on disposait d’une traduction qui datait des années 1930 et qui n’avait pas été faite sur l’original en moyen néerlandais, mais sur une traduction latine du xvie siècle. Elle était par ailleurs marquée par la formation « thomiste » de l’équipe des traducteurs, alors que le vocabulaire de ruusbroec est plutôt étranger à celui de saint Thomas. — Pouvez-vous nous présenter ce personnage dont on parle de plus en plus ? — Jan van ruusbroec a vécu au xive siècle. Né à la fin du xiiie, il parcourra à peu près tout le xive, puisqu’il est mort presque centenaire. On le considère souvent comme le plus grand mystique flamand, et non sans raison, du moins en ce qui concerne le témoignage de son expérience qu’il a rendu par écrit. Il fut d’abord prêtre séculier jusque vers l’âge de cinquante ans, attaché à la collégiale Sainte-gudule de Bruxelles. Plus exactement, il en était chanoine mineur, c’est-à-dire l’un des chanoines qui, à la cathédrale, s’acquittaient effectivement de l’office au nom du Peuple de Dieu, alors que les chanoines dits « majeurs » se contentaient de toucher les bénéfices de la charge. Cette situation particulière le mettait en contact avec les milieux spirituels bruxellois, et par152


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ticulièrement avec des hommes et des femmes de grande piété, qu’on appelait « béguards » et « béguines ». Ceux-ci représentaient un mouvement spirituel de chrétiens vivant dans le monde, et n’étaient pas liés par des vœux religieux. Or, certains soupçons pesaient sur eux. Intrigué par ces « on-dit », et soucieux de leur vie spirituelle, ruusbroec décida de leur adresser quelques exhortations et, comme ils ne parlaient pas le latin, de le faire en langue vernaculaire. La moitié de ses œuvres remonte à cette époque. Plus tard, accompagné de deux autres prêtres, il s’installa à distance de la ville pour approfondir l’aventure spirituelle en un lieu plus adapté. C’est ainsi qu’il se retira dans la forêt de Soignes, non pour devenir moine à proprement parler, mais plutôt pour y fonder un lieu de vie où l’expérience intérieure serait au centre des préoccupations. une telle initiative allait rapidement attirer un bon nombre de laïcs. Il n’était toutefois pas question, à cette date, de fonder une communauté religieuse. Les fondateurs n’avaient d’ailleurs prévu aucune règle de vie, ce qui n’allait pas tarder à éveiller les soupçons du clergé local qui se chargea d’avertir l’évêque de Tournai — dont Bruxelles dépendait à l’époque — de l’existence de cette étrange « communauté », qui ressemblait à une « paroisse sauvage ». Celui-ci, désirant en savoir davantage, y envoya rapidement un représentant dont le rapport ne signala rien de répréhensible, sauf qu’il leur manquait tout simplement une règle de vie. L’évêque obligea donc la communauté naissante à s’en choisir une. Et c’est tout naturellement qu’ils se sont tournés vers saint augustin et qu’ils sont devenus chanoines de saint augustin, mais en quelque sorte sans l’avoir voulu. — A qui s’adressait Ruusbroec ? — Principalement à des personnes attirées par l’expérience intérieure. Lorsqu’il était chanoine à Sainte-gudule, il s’adressait à des béguines. arrivé dans la forêt de Soignes, il semble avoir correspondu avec les clarisses de Bruxelles et avec une communauté de 153


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chartreux, située à Hérinnes, à deux ou trois heures de marche du lieu où il s’était retiré. Intimement convaincu de l’authenticité et de l’importance de l’expérience intérieure, au point de souffrir douloureusement parce qu’elle n’était guère partagée, ni comprise ou recherchée par le grand nombre, voire même par bon nombre d’hommes et de femmes d’Église, il se décida d’en témoigner. Il écrira d’ailleurs des pages plutôt dures — mais parmi les plus belles que nous tenions de sa main — où il pointe du doigt la légèreté de certains religieux ou religieuses de l’époque. Convaincu de la force de l’expérience qui était la sienne, il voulut donc prendre la parole. Mais comment en parler de manière à être entendu ? En effet, à cette époque, beaucoup éprouvaient de grandes réserves, témoignaient même d’une certaine hostilité envers le langage mystique, suspecté d’illuminisme. Ce qui força ruusbroec à une grande prudence, mais aussi à un remarquable affinement de sa pensée comme de ses formules, alors qu’il demeurait toujours conscient du fait que cellesci ne pouvaient jamais être à la hauteur de ce qu’il ressentait intérieurement. Les mots ne pouvaient que le trahir. ainsi, dans un de ses derniers livres, adressé aux chartreux qui lui avaient demandé quelques explications concernant l’une ou l’autre affirmation un peu audacieuse de sa part, il nota sa difficulté d’exprimer en mots clairs et précis ce qui relevait d’une expérience intérieure aussi bouleversante. un jour, il alla même jusqu’à s’interroger sur l’intérêt de son geste d’écriture. Pourquoi écrire, se demanda-t-il, alors que ceux qui ne connaissent pas cette expérience ne peuvent rien en comprendre, et que ceux qui la connaissent n’en ont pas besoin ? Il reste que c’était plus fort que lui : il lui fallait rendre témoignage. — Quelle est à votre avis sa force pour aujourd’hui ? — Son originalité, son « point fort », si l’on peut dire, c’est de nourrir son témoignage d’une connaissance théologique solide, principalement tirée de la tradition augustinienne. En plus, ruusbroec est un auteur « tout en nuances », qui cherche à s’expri154


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mer d’une façon équilibrée. On pourrait le dire « au-dessus de tout soupçon » ! Pourtant, me direz-vous, il fut suspecté de panthéisme. Oui, mais seulement après sa mort, et à la seule université de Paris. Le soupçon était d’ailleurs dû à une traduction latine de son œuvre, qui ne reflétait pas assez bien toutes les nuances du moyen néerlandais de l’original. Deux siècles plus tard, une nouvelle traduction latine qui fut l’œuvre d’un chartreux allemand du nom de Surius, a éliminé ces ambiguïtés. Bien qu’originaire d’Hambourg, Surius devait très bien connaître toutes les nuances de la langue de l’original, car il propose souvent plusieurs mots latins pour rendre des termes très spécifiques de l’auteur, et réussit ainsi à respecter la portée exacte de sa pensée. Jusqu’à aujourd’hui, sa traduction latine est d’un secours précieux pour le traducteur moderne. En ce qui concerne son actualité, ruusbroec fait partie de ces auteurs qui, à la longue, deviennent de réels compagnons de route et des amis. Fréquenter ses écrits durant près de quinze ans déjà m’a permis de mieux reconnaître mes aspirations spirituelles et de persévérer à tendre vers l’objet de mes attentes et de mes désirs sans perdre patience. au fond, ruusbroec est un guide très encourageant et résolument optimiste. Il considère, par exemple, qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre un mystique et un chrétien qui ne l’est pas. La seule différence, pense-t-il, se trouve dans le fait que le premier ressent déjà ce que l’autre ne ressent pas encore. Voilà une parole lumineuse pour ceux — et j’en fais partie — qui n’ont pas encore reçu la grâce de participer à une telle expérience mystique. S’ils ne la partagent pas encore, elle ne leur est cependant pas complètement étrangère. Sans doute est-ce cet aspect des choses qui explique la fascination que les écrits des mystiques exercent sur tant de nos contemporains : ils nous attirent parce qu’ils nous parlent de quelque chose que nous pressentons obscurément au fond de nous-mêmes, sans pour autant l’avoir déjà pleinement expérimenté. au fond, en fréquentant de tels écrits, nous reconnaissons les traces et les marques de la vie dont nous vivrons pendant toute 155


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l’éternité. D’ailleurs, pour ruusbroec, l’expérience mystique ne se termine pas à la rencontre avec la personne du Christ, mais elle nous entraîne, avec lui, jusque dans le sein du Père, au cœur de la Trinité, dont il emprunte les traits pour préciser certains aspects de cette expérience. Il se réfère, en effet, au rythme intérieur de la Trinité qui est constituée à la fois par une seule nature et par trois personnes. Ces trois personnes, à un certain moment de leur communion, sont parfaitement un et, au même moment, elles sont sans cesse renvoyées à leur personnalité différente et créent ainsi des relations entre elles. De même, explique ruusbroec, dans l’expérience spirituelle, l’âme croyante, identifiée au Christ, est emportée avec lui dans le rythme trinitaire. Elle reste à la fois distincte de Dieu, et elle est en même temps complètement intérieure à lui. L’auteur évite ainsi une confusion qui pencherait dangereusement vers une forme de panthéisme ! — Vous arrivez au terme de votre travail ? — Oui. Quatre tomes ont déjà paru, et il en reste encore un à paraître, toujours aux Éditions de Bellefontaine : le Tabernacle spirituel. Il s’agit d’un commentaire allégorique du Livre des Nombres. La lecture en est plutôt ardue, mais la façon dont ruusbroec met les détails rituels du culte de l’ancienne alliance en rapport avec l’expérience spirituelle vaut cependant le détour. Ce travail de traduction touche à son terme, mais un autre s’ouvre devant moi. En effet, libre aujourd’hui de toute tâche pastorale particulière, je me suis laissé prendre par la lecture passionnante d’Isaac le Syrien, qui n’est pas un inconnu dans les milieux monastiques. Or, il se fait qu’il y a une quinzaine d’années, le professeur Sebastian Brock, d’Oxford, a pu mettre la main, dans la bibliothèque de son Institut, sur un manuscrit qui n’avait pas encore été étudié, et qui contient un grand nombre d’inédits d’Isaac. Il en a traduit une première partie dans le célèbre Corpus des auteurs orientaux, publié à Louvain. une partie reste cependant non publiée, bien que traduite en ita156


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lien. Je me suis mis à une traduction française, sur base d’un manuscrit de Téhéran dont une photocopie m’a été procurée par un confrère italien. Cela m’a obligé à retourner au syriaque (qui est l’araméen tel qu’il avait évolué vers les ive ou ve siècles), appris jadis à l’Institut biblique. Isaac est vraiment passionnant, et pas seulement pour les moines. — Pouvez-vous nous le présenter quelque peu ? — Isaac le Syrien est un moine qui a vécu aux viie-viiie siècles de notre ère, au fin fond de l’Irak. Il est même devenu évêque, mais pour quelques mois seulement. aux dires d’une source contemporaine, il aurait ensuite « résilié sa charge, pour une raison connue de Dieu seul ». Le pieux euphémisme autorise toutes les hypothèses. On pense généralement que cette démission rapide était en partie liée au fait qu’il se trouvait à l’étranger et avait été plutôt mal reçu par ses futures ouailles, mais aussi parce que, comme évêque, il ne se sentait pas dans son élément, ayant une vocation d’ermite plutôt que de pasteur. après sa démission, il retourna à la vie solitaire et se mit à écrire. Ses écrits ont eu un grand et rapide retentissement. Probablement déjà au ixe siècle, ils ont été traduits en grec par des moines syriaques de saint Sabbas, en Palestine, et ont été ainsi connus en Occident, où ils ont notamment circulé dans une version latine. Mais c’est surtout l’Orient slave qui en a bénéficié, grâce à une traduction en slavon, au xviiie siècle, puis plus tard en russe. S’il existe un auteur spirituel qui a influencé la grande spiritualité russe des derniers siècles, et très particulièrement Dostoïevski, c’est bien Isaac. Son message reste aujourd’hui d’une grande actualité, tant pour les moines que pour les laïcs. Il est d’ailleurs plutôt curieux de constater comment cet homme qui n’a écrit que pour des moines, et plus particulièrement encore pour des reclus et des solitaires, a trouvé une si large audience auprès des chrétiens vivant dans le monde. Peutêtre est-ce la preuve que celui qui parle de l’essentiel est reconnu 157


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par tous, et que cet essentiel est finalement très simple et à la portée de tout le monde ? — A quoi pensez-vous notamment ? — Par exemple, à son insistance sur la présence, en chacun de nous, d’un monde intérieur à partir duquel nous vivons, ce que nous appelons aujourd’hui l’intériorité ; à la primauté absolue accordée à la grâce sur tous les efforts humains, sans qu’il mette pourtant en doute la nécessité de l’ascèse, mais une ascèse pleinement évangélique, c’est-à-dire qui est vouée à ne pas aboutir par ses propres efforts. Dans certains textes, Isaac devient même audacieux et prend résolument le parti des plus pauvres et des pécheurs, pour souligner la nécessité absolue de la grâce. une position qui rappelle autant l’intuition de Luther que le thème fondamental de la spiritualité de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus. un autre point sensible de son enseignement concerne les peines de l’enfer qui, à ses yeux, ne sauraient être éternelles, une condamnation éternelle ne pouvant être conciliée avec ce que lui-même pense avoir expérimenté de la miséricorde de Dieu. Isaac n’est d’ailleurs pas le seul Père de l’Église à avoir éprouvé des scrupules à ce sujet. Vous pouvez deviner à ces quelques points combien il pourra intéresser un lecteur moderne. Tous ces thèmes ont été développés, dans un esprit très voisin, par un autre moine, contemporain d’Isaac, Syméon de Taibouteh, lui aussi un illustre inconnu pour les lecteurs de langue française. grâce au même ami italien, j’ai reçu la photocopie d’un manuscrit contenant une œuvre encore inédite de lui, et j’en ai aussi mis en chantier une traduction. Le vocable Taibouteh, accolé à son nom, signifie en syriaque « de la grâce », ce qui ne pouvait qu’attirer mon attention. un thème que Syméon développe volontiers est celui du « sacerdoce caché [ou intérieur] de la prière », déjà entrevu, mais discrètement, par Isaac le Syrien. Syméon considère que l’Esprit Saint qui habite en l’homme officie en tant que prêtre au-dedans 158


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de lui. En son cœur se trouve un Saint des Saints et un autel où tout chrétien célèbre la prière intérieure. C’est une manière de développer, à partir de l’expérience spirituelle, l’idée du sacerdoce spirituel que l’on trouve déjà dans le Nouveau Testament. — A vous écouter ou à lire certains écrits des Pères du désert, on est frappé par leur actualité ! — En effet, ils n’avaient rien à nous envier. Leurs écrits témoignent d’une connaissance profonde de l’homme et de sa vie intérieure, dont nous pouvons encore beaucoup apprendre aujourd’hui. Nos contemporains cherchent souvent de tels témoignages. Savent-ils seulement qu’ils existent ? Il est assez frappant de constater que bon nombre d’hommes et de femmes voulant donner un sens à leur vie se tournent si peu vers leur monde « intérieur ». Les anciens y étaient spontanément sensibles. Peut-être est-ce dû à la multiplication actuelle des moyens de communication et des possibilités de divertissement (au sens pascalien du terme) ? Toujours est-il que tout homme, pour grandir en vérité, aura tôt ou tard besoin de rentrer en lui pour rejoindre sa profondeur. L’Évangile à cet égard ne laisse aucun doute. Jésus l’a solennellement affirmé : « Le Royaume de Dieu est au-dedans de vous ! » — Le fait que l’Université de Louvain vous ait décerné le titre de docteur honoris causa est-il la signature de l’actualité du spirituel, la reconnaissance d’un rôle social particulier de la vie monastique ? — Vous devinez sans doute à quel point j’ai été surpris par cette proposition. au-delà de cet étonnement premier, je me suis d’ailleurs longtemps interrogé pour savoir s’il me fallait accepter. N’était-ce pas contraire à mon choix de la vie monastique, et donc d’une vie cachée ? De m’apercevoir que, dans cette affaire, il ne s’agissait pas tellement de ma personne, mais plutôt de l’ensemble de la vie monastique, m’a permis de dépasser cette appréhension. D’ailleurs, par une délicatesse des responsables de l’université, 159


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tous les monastères de Belgique avaient été invités à la cérémonie : c’était donc bien la vie monastique elle-même sur laquelle ils voulaient attirer l’attention. Et sans doute était-ce aussi leur manière à eux de souligner leur intérêt pour le renouveau spirituel qui est à l’œuvre dans nos Églises et dans notre société, et une façon d’y participer en tant que centre intellectuel. L’université ne cherchait d’ailleurs pas tant à mettre à l’honneur un style de vie qu’à instaurer un dialogue et inviter à un partage. Non pas que le moine prétende à une place particulière dans le concert des savoirs. Mais parce que recherche scientifique — que ce soit dans le domaine de la théologie, des sciences humaines ou autres — et expérience spirituelle, voire mystique, peuvent s’interpeller, se stimuler et se féconder. On a vu plus haut combien l’acquis des sciences humaines a pu avantageusement déblayer le terrain de l’expérience spirituelle, ou combien les études historico-critiques des textes bibliques ont pu nous rapprocher de leur compréhension. a l’inverse, le fossé entre expérience et théorie, entre mystique et théologie, serait infranchissable si le théoricien n’était pas, lui aussi, quelque peu rompu à la pratique, si le savoir chrétien n’acceptait pas d’être continuellement réchauffé et éclairé de l’intérieur, si l’amour ne constituait pas en définitive la clef de toute vraie connaissance. Amor ipse intellectus, « l’amour est lui-même connaissance », avait dit grégoire le grand, et nombre d’auteurs du Moyen age, particulièrement des cisterciens, l’avaient répété après lui. Ce que Jan van ruusbroec résuma en une sentence qui explicite bien le rôle de l’expérience spirituelle face au savoir humain : « Là où la raison s’arrête, l’amour pénètre au-delà ! »


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Vie monastique et œcuménisme…

Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu’eux aussi soient en nous, afin que le monde croie que tu m’as envoyé. (Jean 17, 21)

— On parle beaucoup aujourd’hui, d’œcuménisme. Selon vous, la vie monastique a-t-elle un rôle à jouer dans le rapprochement des différentes confessions chrétiennes ? — C’est à rome, lors de mes études, que j’ai rencontré (au sens profond de ce terme) pour la première fois des frères protestants et orthodoxes. Cette première prise de contact et toutes celles qui suivirent ont profondément concouru à ma propre croissance spirituelle. C’est dire qu’elles m’ont à la fois enrichi et qu’elles ont fait naître en moi l’intime conviction que le monachisme, comme expérience d’intériorité et de découverte de la volonté de Dieu au plus intime de soi, pouvait être un terrain privilégié pour l’échange œcuménique. D’ailleurs, souvenons-nous que la division avec nos frères issus de la réforme a principalement pour point de départ la difficulté de Luther (moine augustinien, à l’origine) à s’accorder avec une certaine appréciation de l’équilibre entre la grâce et l’effort humain, en particulier en ce qui concerne l’ascèse traditionnelle. aux yeux de Luther, les vœux religieux, tels qu’il les voyait 161


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pratiqués autour de lui, étaient devenus une « œuvre humaine », inspirée par un manque flagrant de confiance dans la grâce. Interpellation ô combien pertinente pour aujourd’hui. Il y a en effet urgence de redécouvrir dans notre quotidien une façon pleinement « évangélique » de vivre notre ascèse. avons-nous déjà su profiter de la question que Luther nous a posée ? aussi longtemps que ce n’est pas le cas, la vie monastique risque de rester une pierre d’achoppement pour nos frères de la réforme. avec nos frères orthodoxes, la question se présente différemment, et le dialogue est d’emblée infiniment plus facile, ou pourrait l’être. En effet, moines d’Orient et d’Occident puisent aux mêmes sources de sagesse : les écrits des Pères du désert, les apophtegmes, les écrits de Jean Climaque, de Jean Cassien et d’autres encore, tous issus des premiers siècles de notre ère. Ce qui situe les moines en amont des querelles doctrinales qui se sont principalement déclarées à partir du Moyen age. Ces sources renvoient à une même expérience que nous n’avons cessé de partager. Moines, nous nous reconnaissons spontanément lorsque nous échangeons sur nos expériences les plus intimes en tant que disciples du Christ à la recherche de Dieu, nous y découvrons qu’un même Esprit Saint nous unit au-delà des paroles. Pour celui qui atteint une certaine profondeur de l’expérience, toutes les images que nous projetons les uns sur les autres tombent d’elles-mêmes, pour permettre une réelle communion. Il me fut donné d’en faire l’expérience lors d’un pèlerinage au Mont athos, au début des années 1970. — Cette visite fut marquante, puisque vous l’avez déjà évoquée à plusieurs reprises. — En effet. Elle fut un cadeau inespéré de la Providence. Non seulement une telle visite était alors impensable pour un moine trappiste, mais, pour d’autres motifs encore, elle était difficilement imaginable à l’époque. En effet, les moines d’Orient et d’Occident constituaient quasiment deux « mondes » différents et bien sépa162


VIE MONaSTIQuE ET ŒCuMÉNISME

rés, avec tout ce que cela comportait de relations blessées à partir de rumeurs bien souvent éloignées de la réalité. Cette visite était due à un concours de circonstances (hasard ? j’en doute !). a la demande des moines de Chevetogne, le Mont-des-Cats avait accueilli et accompagné trois archimandrites grecs désireux de visiter quelques abbayes en France. Leur séjour fut riche en découvertes, tant pour nous que pour eux. une de leurs réflexions m’est toujours restée présente à l’esprit : « En visitant des Trappes, nous disait l’un d’eux, nous avons découvert un coin d’orthodoxie dans l’Église latine. » Bien sûr, il se trompait : nous ne sommes pas un « coin d’orthodoxie », mais simplement un endroit de l’Église latine que beaucoup d’orthodoxes ignoraient à l’époque. Ou plutôt, moines d’Orient et d’Occident, nous appartenons tous à cette Église qu’Olivier Clément a appelée « indivise » et qui, au fond, n’a peut-être jamais cessé d’exister. Cette réflexion, au bout d’une rapide visite, nous a donné de pressentir une communion profonde qui a survécu à toutes les séparations. au moment de leur départ, les moines grecs nous invitèrent à leur rendre visite pour découvrir quelques monastères en grèce. C’est ainsi qu’accompagné de deux confrères, je débarquais en grèce pour une quinzaine de jours de découverte. Nous étions accompagnés par un jeune théologien orthodoxe, Dimitri, qui connaissait bien le français puisqu’il avait fait une partie de ses études en France. Il allait nous servir d’interprète et nous permettre d’avoir des partages profonds avec quelques moines bien connus du moment. De manière inespérée, notre parcours s’est achevé par une visite au Mont athos que nos hôtes avaient spontanément inscrite à notre programme. Ce furent des instants de grâce qui m’habitent et m’inspirent encore aujourd’hui. Il y aurait tant de choses à en dire… Trois événements suffiront. a peine arrivés au Mont athos, nous rendîmes visite au Père Basile gondakakis qui, à l’époque, était le responsable (l’higoumène) du monastère de Stavronikita, et qui l’est aujourd’hui de 163


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celui d’Iviron. Celui-ci ne sembla pas étonné de notre arrivée — alors que nous ne nous étions nullement annoncés, ce qui correspondait à la façon habituelle de faire au Mont athos — et nous convia tout de suite à visiter l’un de ses frères qui vivait en ermite à l’écart du monastère, et qui, quelques semaines auparavant, lui avait annoncé un passage de moines venant d’Occident. Il avait en même temps émis le souhait de les rencontrer, car il prétendait avoir une parole à leur dire ! Nous accueillîmes volontiers l’invitation et rejoignîmes l’ermitage du Père. Je m’attendais à me trouver en face d’un ascète austère, aux traits creusés, au visage émacié. Tel ne fut pas le cas ! Nous découvrîmes un homme d’une douceur et d’une tendresse que je n’aurais jamais pu imaginer. un ermite, certes, mais avant tout un homme de Dieu, débordant d’amour, qui devait sûrement se trouver quelque part au cœur du mystère du monde et de l’Église. Il avait effectivement une « parole » à nous délivrer, puisqu’il alla rapidement chercher une édition en grec moderne des écrits d’Isaac le Syrien, et nous en lut un passage que je n’oublierai jamais. Le contenu était à peu près celui-ci : « Les higoumènes sont généralement trop jeunes quand ils entrent en charge. Ils n’ont pas suffisamment d’expérience spirituelle pour être à même de diriger leurs frères avec fruit. » Il va sans dire que j’accueillis cette parole comme m’étant adressée personnellement. Elle pointait, en effet, du doigt ce que je ressentais depuis que j’avais accepté la responsabilité de ma communauté. Invitation bouleversante à m’enraciner davantage en Dieu, pour devenir en vérité l’abbé de mes frères ! Le deuxième événement concerne la visite que nous rendîmes à une petite communauté de moines hésychastes, de moines qui se consacrent principalement à la Prière de Jésus. Leur style de vie était tout à fait particulier puisque, chaque nuit, ils se levaient de minuit à six heures du matin pour réciter ensemble la Prière de Jésus. Ils se recouchaient ensuite pour environ deux heures. On 164


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m’avait notamment conseillé de rencontrer leur supérieur, un certain Père Kharalambos, réputé pour sa sagesse et la qualité de sa vie spirituelle. arrivés au monastère, nous croisâmes deux frères occupés à jardiner. Notre interprète s’approcha d’eux et leur demanda s’il était possible de rencontrer le père en question. Leur réponse ne se fit pas attendre : « Il n’est pas là. Il est parti. » Le ton de leur voix trahissait une forte réticence : pourquoi Dimitri s’occupait-il de ces occidentaux ? Ils lui en firent le reproche en des termes qui semblaient plutôt vigoureux. Voulant à tout prix ne pas les embarrasser, nous décidâmes de rebrousser chemin en toute simplicité, sans insister. Or, à peine avions-nous parcouru quelques mètres que l’un des frères nous rappela. Nous revînmes donc sur nos pas et fûmes introduits dans le monastère. La glace semblait soudainement rompue. Le frère nous prépara un bon repas et commença par nous servir un petit verre d’ouzo (le délicieux pastis grec qui accompagne toujours l’hospitalité sur la sainte montagne), tout en échangeant avec nous, par l’intermédiaire de Dimitri, des propos sur la vie monastique, la prière ou l’ascèse, etc. autant de questions au sujet desquelles mon interlocuteur devait se demander ce que pouvaient bien penser des moines latins. une de ces questions était la suivante : « Quand vous priez, demanda-t-il, est-ce que vous voyez de temps à autre une lumière ? » Décontenancé par une question aussi directe et ne voulant pas le décevoir, j’eus un moment d’hésitation : fallaitil répondre conformément à la réalité et dire : « Bien sûr que non ! » ou, au contraire, avec l’intention secrète de soigner la réputation du monachisme occidental, pouvais-je répliquer : « Oui, parfois » ? J’optai pour la sincérité. Bien m’en prit. La réponse ne se fit pas attendre et me soulagea : « Heureusement, répliqua-t-il, car les Pères disent que celui qui voit une lumière durant sa prière, est le jouet du diable ! » Notre entretien se prolongea ainsi quelques heures durant, dans un climat de plus en plus chaleureux et fraternel. On avait visiblement fini par se reconnaître. a 165


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un moment donné, nous nous inquiétâmes de l’heure du retour du fameux père Kharalambos que nous étions toujours censés attendre. C’est alors seulement qu’il nous confessa être lui-même le père Kharalambos. avait-il caché son identité par humilité ? Ou par désir d’éviter des contacts avec ceux qu’il croyait être des touristes de passage ? Ou peut-être seulement en attendant le moment où nous aurions pu nous reconnaître comme frères ? Ce qui venait effectivement d’arriver. Mais, l’un comme l’autre, avant de nous « reconnaître » mutuellement, nous avions à dépasser le voile imaginaire qui obstruait notre regard. un dernier événement a marqué ce pèlerinage. Pendant mon séjour romain, j’avais eu l’occasion de traduire un chapitre d’un livre sur la vie monastique, dont l’auteur était le Père Théoklitos, moine du monastère de Dionysiou au Mont athos. J’émis donc le désir de le rencontrer, car je souhaitais lui soumettre une interrogation personnelle concernant ma charge d’abbé. avec le recul des années, je me rends mieux compte de ce que cette démarche pouvait avoir d’audacieux, puisque je venais me présenter un peu comme un disciple qui vient poser une question à son père spirituel, alors que l’un comme l’autre nous appartenions à des Églises qui étaient officiellement séparées. Ma demande ne manqua d’ailleurs pas de le surprendre, au point qu’il hésita un long moment avant de me répondre quoi que ce soit. Je pouvais deviner le motif de son hésitation. avait-il le droit d’entrer plus intimement en communion avec quelqu’un qu’il considérait sûrement comme un « hérétique ». Ne s’agissait-il pas là d’une « communication in sacris » autrement plus conséquente qu’une participation à l’eucharistie ? Mais ma question était vraiment sincère, et il dût s’en rendre compte. Il finit par céder à mon invitation et prit soudain au sérieux le rôle que je venais de lui confier. Ce fut une très heureuse expérience qui me donna l’occasion de goûter une communion très profonde : vraiment nous étions frères. 166


VIE MONaSTIQuE ET ŒCuMÉNISME

— Mais d’où vient ce sentiment ? — Sans doute du fait que nous partageons la même grâce monastique, et que, dans les profondeurs où nos deux Églises se rejoignent et n’ont peut-être jamais été séparées, cette grâce est exactement la même en Orient qu’en Occident. C’est probablement ce qui nous permet de reconnaître l’autre dans et au-delà de sa différence. Pour exprimer cette communion, Olivier Clément avance l’idée, à laquelle j’ai déjà fait allusion, que nous nous découvrons alors « membres de l’Église toujours indivise ». C’est une belle façon d’exprimer ce que nous avons vécu, mes frères et moi, au Mont athos. Nous avons d’ailleurs eu l’occasion de le vérifier une fois de plus sur la route du retour, puisque nous nous sommes arrêtés en roumanie, dans quelques monastères orthodoxes de Moldavie. Même grâce monastique, même tradition que celle des moines du Mont athos, dans une réalité sociale pourtant assez différente. C’était encore l’époque du communisme. Le « fait religieux » était seulement toléré, mais étroitement surveillé. La preuve : le jour où, vers midi, nous arrivâmes au monastère de Sihastria, le supérieur s’exclama : « Enfin ! Depuis ce matin, j’attendais une visite de l’étranger ! » Comme nous nous étonnions de cette affirmation, car notre visite n’avait pas été annoncée, il ajouta qu’il l’avait devinée à la présence d’une voiture de la police secrète qui stationnait devant la porte du monastère depuis l’aube. — Vous évoquiez également vos contacts avec les protestants. — a nouveau, entrer en profondeur dans l’expérience qui est la nôtre peut aider à rencontrer nos frères protestants au-delà des querelles doctrinales des siècles passés. En particulier, ce que nous avons partagé concernant l’ascèse chrétienne, qui doit toujours être une ascèse de la fragilité, permet d’entendre l’intuition spirituelle qui a justifié jusqu’à un certain point les propos de Luther concernant les rôles respectifs des œuvres de l’homme et de la grâce de Dieu. Tout moine est à même de rendre témoignage d’une 167


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même expérience : ce ne sont pas ses « œuvres » qui lui méritent la grâce. Celle-ci est par définition un don gratuit de Dieu. Saint Bernard le disait déjà très explicitement : Si adest meritum, ubi est gratia, « s’il y a mérite de notre part, où est la grâce [gracieuse et gratuite] de Dieu ? » Bien sûr, la controverse avec les disciples de Luther permettra au Concile de Trente d’affiner le concept de « mérite » d’une façon qu’eux-mêmes acceptent désormais. Mais il reste qu’il pourrait toujours y avoir une manière de vivre les observances monastiques, et même tout simplement de vivre en croyant, qui demeurerait hantée par cette obsession des œuvres. Luther n’en avait-il pas été la « victime » ? Son « expérience de la Tour », ce moment où il est saisi par la grâce et découvre de l’intérieur que Dieu n’est pas au bout de ses efforts aussi héroïques soient-ils, est capitale. Et c’est bien cet « activisme-là » qu’il dénoncera désormais sans relâche. un tel « activisme » est-il si éloigné d’une certaine façon d’envisager la vie spirituelle qui était assez courante dans nos milieux jusque vers la moitié du xxe siècle, et même au-delà ? Probablement que non. Heureusement, catholiques et luthériens ont récemment signé un accord doctrinal concernant la « justification par la foi et le don des œuvres » qui met un point final à un malentendu séculaire. Et qui devrait permettre de reprendre à nouveaux frais une réflexion évangélique sur l’ascèse chrétienne. — Vous tendez à dire que la vie monastique est un espace privilégié pour l’œcuménisme. Le diriez-vous également pour le dialogue interreligieux ? — Sans aucun doute, même si, de mon côté, il s’agit davantage d’une intuition que d’une expérience, car je n’ai pas réellement eu l’occasion d’intervenir dans un dialogue interreligieux. On peut toutefois se fier au témoignage de quelques moines qui sont actifs en ce domaine. Pour ce qui regarde la Belgique, on peut citer le Père Pierre de Béthune, prieur du monastère de 168


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Clerlande, près de Louvain-la-Neuve, animateur du DIM (Dialogue intermonastique), un service international qui, en communion avec les instances romaines, est chargé de promouvoir de tels rapprochements. au fil de ses écrits, il rend compte de telles rencontres et de l’enrichissement mutuel que l’on peut en attendre. Des traditions aussi différentes, et à première vue totalement hétérogènes, pourraient ainsi se féconder sans perdre leur spécificité et leur identité profonde. a leur manière, c’est ce qu’ont sans doute vécu nos frères trappistes de Tibhirine, en algérie. Leurs rencontres avec des spirituels musulmans, qui étaient d’authentiques priants, étaient d’une rare qualité, et conduisaient à un dialogue et à une communion en profondeur. Il reste que ces liens entre contemplatifs des deux bords sont trop peu connus et trop peu pris en considération pour avoir une influence à un niveau plus large, que ce soit à celui des dirigeants religieux eux-mêmes, des théologiens, ou même au niveau des structures sociales. Certains auteurs avancent parfois l’hypothèse qu’un véritable dialogue interreligeux pourrait être un facteur de paix mondiale non négligeable. D’une certaine manière, ce qui est arrivé à nos frères de Tibhirine en témoigne. Leur vie donnée est une semence de communion qui portera un jour du fruit, et un fruit qui demeurera. a un certain niveau de profondeur, « seul le martyr est digne de foi », selon la célèbre formule d’urs von Balthasar. — Vous parlez d’enrichissement mutuel… — un grand nombre de nos contemporains sont séduits par les sagesses orientales. Ils y cherchent ce qu’ils estiment ne pas trouver dans leur propre tradition. Souvent, il s’agit sans doute davantage d’un détour provisoire, plutôt que d’un enracinement nouveau. Je m’explique. Il n’est pas rare que des occidentaux, ayant expérimenté l’une ou l’autre voie proposée en Orient, découvrent d’une manière nouvelle et plus pertinente ce qui anime 169


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leur propre tradition, et y reviennent avec un désir marqué de la vivre désormais d’une façon plus authentique. C’est bien compréhensible. Chacune de nos traditions est à ce point riche qu’il nous est impossible d’en avoir épuisé toutes les facettes. Il faut aussi tenir compte de l’impression imaginaire fréquente que « c’est mieux ailleurs que chez soi ». Or, très souvent, cette confrontation avec une manière différente de voir et d’exprimer sa foi aide à prendre conscience de tout le potentiel disponible dans nos propres façons de vivre et de célébrer notre foi. Pour ma part, par exemple, j’ai été profondément touché par l’iconographie orientale, au point qu’à un certain moment j’en étais venu à considérer que seuls les orientaux parvenaient à traduire dans leurs images sacrées un véritable souffle religieux. En fait, la fréquentation des icônes russes m’a donné de redécouvrir, à la longue, l’inspiration religieuse qui n’a cessé d’animer l’art religieux en Occident, même celui de la période néoclassique au xixe siècle dont je n’étais pas particulièrement friand, par exemple. Cela se vérifie pour l’art, mais tout autant pour d’autres domaines. Pour un catholique romain, la fréquentation de la liturgie orthodoxe sera souvent l’occasion de retrouver toute la force symbolique de sa propre liturgie. N’est-ce pas l’exemple orthodoxe qui nous a conduits à adopter le rite de la concélébration ? Ou bien, qui nous a fait redessiner la liturgie de la Vigile pascale et en reprendre la célébration nocturne ? Ou encore, découvrir l’hésychasme et la Prière de Jésus, n’est-ce pas être éveillé au même moment à tous ceux et celles qui, au sein de notre propre Église, ont témoigné d’une semblable qualité de vie intérieure ? En ce qui me concerne, c’est sûrement mon intérêt pour l’hésychasme qui m’a conduit à la découverte de ruusbroec, par exemple. — Cette multiplicité de visages existe déjà au sein de l’Église catholique, je pense par exemple aux nombreuses communautés nou170


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velles. Comment la vie monastique accueille-t-elle ce foisonnement nouveau ? — Il existe une certaine connivence entre la vie monastique et ce qu’on appelle le renouveau charismatique. L’une et autre sont « charismatiques » au sens large du terme, c’est-à-dire qu’ils représentent dans l’Église des dons particuliers que l’Esprit ne cesse d’y réitérer pour le monde d’aujourd’hui. Chaque communauté possède d’ailleurs son charisme particulier, sa manière à elle de vivre et de parler de Dieu. Ce qui explique la grande diversité des charismes. Ceux-ci tendent à rejoindre tous les hommes dans chacune des dimensions de leur existence. Les communautés nouvelles, pour ce qu’il m’est donné d’en connaître, utilisent davantage la dimension émotionnelle, affective — au bon sens du terme — de l’homme pour conduire celui-ci à Dieu. Et c’est bien ainsi ! Certains ont parfois besoin d’un « choc charismatique » pour se mettre en mouvement. Ce petit coup de pouce de l’Esprit se transmet de diverses façons : l’accueil chaleureux d’une communauté, l’ambiance particulière d’un groupe, une belle célébration, des temps de rencontre… Il provoque à s’éveiller intérieurement, à s’ouvrir de manière plus intense aux choses de Dieu, et donne d’acquérir une nouvelle sensibilité spirituelle. Bien sûr, il n’est pas nécessaire de faire partie d’une communauté nouvelle pour bénéficier d’une telle expérience. Cela peut arriver partout, et peut-être même plus fréquemment qu’on ne le croit. Le plus souvent, nous ne nous en rendons pas compte. Le renouveau charismatique est venu pointer du doigt cette réalité. Il a cherché à nous rendre à nouveau sensibles à l’action de l’Esprit au cœur l’Église, de la vie consacrée, du monde et de chacune de nos histoires ; au cœur surtout de notre propre cœur. Et c’était là une tâche importante et même urgente.

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— Ne risque-t-on pas toutefois de confondre « choc charismatique » et action de l’Esprit ? — Il ne s’agit pas d’une confusion. Si ce « choc » est authentique, il ne se produit pas sans une intervention de l’Esprit. Le risque consisterait à vouloir réduire le travail de l’Esprit à ces moments particuliers de notre histoire qui, pour important qu’ils soient, ne sont que passagers et ne sont pas appelés à durer. Pour décrire à la fois la brièveté et la rareté de tels moments, saint Bernard se servait d’une formule qui vaut encore pour aujourd’hui : Rara hora, parva mora, « les moments en sont rares, et leur durée en est brève ». Il s’agit là d’une loi fondamentale de toute vie spirituelle authentiquement chrétienne. Non seulement ces instants de grâce ne durent pas — et c’est bien ainsi — mais il ne faut surtout pas faire effort pour qu’ils durent. C’est-à-dire qu’il ne doit en aucun cas être question de chercher à entretenir artificiellement cette motion intérieure de l’Esprit Saint, que ce soit par ses propres forces ou par quelque dynamique de groupe. Tout simplement parce que tel n’est pas le mode d’intervention habituel de l’Esprit, comme en témoignent les Écritures et tous les spirituels de jadis. Le « choc » qui cause l’éveil est sûrement important. Mais vient ensuite, inexorablement, la reprise de la vie dans son quotidien, avec ses périodes de sécheresse, ou même avec un sentiment d’abandon intérieur, autant d’expériences essentielles pour vérifier l’authenticité de ce qui a été vécu. Car lorsque l’Esprit nous envahit, il nous donne aussi une force nouvelle pour traverser les épreuves que la vie ne cesse de nous offrir. C’est dire que le charisme ne consiste pas seulement dans le don d’un instant, mais qu’il est encore un appel, une mise en route, le début d’une lente maturation, d’une croissance qui aura lieu dans le temps. Quand l’Esprit vient, il fait toute chose nouvelle ! Il n’est pas seulement réchauffement d’un instant, mais aussi transfiguration intérieure, même si celle-ci est modeste, parfois presque impalpable, et si les fruits mettent du temps à paraître.

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— C’est donc l’Esprit qui fait… ? — Oui, mais pas sans notre collaboration. Il ne s’agit pas de démissionner. Nous avons aussi notre rôle à jouer. au jour de la Pentecôte, l’Esprit, certes, transfigure les apôtres, mais ce sont eux, tels qu’ils sont, qui prennent la parole et qui parcourent le monde pour annoncer la Bonne Nouvelle. L’homme éclairé par la Parole, par ses frères et par la fréquentation des sacrements, ne doit certainement pas faire fi de ses facultés intellectuelles, affectives ou spirituelles pour être en mesure de discerner ce qu’il convient de faire : c’est aussi par toutes ces médiations-là que l’Esprit travaille les cœurs. C’est peut-être ce que pourrait signifier le fait que l’Esprit est souvent rendu symboliquement visible dans le Nouveau Testament. L’action de l’Esprit est toujours visible — pensez aux signes de l’Esprit dont il a déjà été question (ga 5, 22) — et se faufile à travers tout ce qui fait partie de notre existence humaine. — Vous évoquez saint Paul dans sa lettre aux Galates. Il est parfois pris à parti pour fonder la pratique du chant en langues… — Voilà bien une pratique dont on parle beaucoup. Sans doute parce qu’elle intrigue ou impressionne. Cependant elle n’est pas récente. Comme vous le signalez, le don des langues est évoqué dans les écrits du Nouveau Testament et notamment par saint Paul qui en parle comme d’un fruit d’une expérience spirituelle surabondante ; une expérience dont on ne peut témoigner avec les mots ordinaires et qui cherche donc à s’exprimer d’une autre façon. Peut-être à l’image du cri du nouveau-né ? Le chant en langues ne serait-il pas le cri, le chant de l’homme qui naît soudain à Dieu ? Sans doute, ce don n’est-il pas adapté à tout le monde. Plus exactement, il faut y être appelé. Je me souviens de quelqu’un qui, à un moment particulier de son histoire, avait été amené, d’une façon tout à fait inattendue, à laisser jaillir ce chant en langues de son cœur. Ce fut une expérience extraordinaire pour 173


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lui. Curieusement, mais très authentiquement, semble-t-il, il n’a pas tardé à comprendre intérieurement que ce n’était pas là que le Seigneur l’attendait. a l’inverse de ce bouillonnement extérieur, il a vite perçu, avec une intensité qui était certainement due à l’Esprit, que celui-ci l’appelait plutôt à demeurer au cœur du désert et de l’aridité, en attente d’autres merveilles qui avaient davantage besoin de silence intérieur et extérieur pour venir à la surface de son intériorité. Voyez comment l’Esprit fait toute chose nouvelle, de multiples façons qui ne se ressemblent pas mais qui sont complémentaires les unes des autres. Voilà quelqu’un qui venait de découvrir qu’il lui était possible de prier en langues, mais qui, dans le même mouvement, est conduit à s’enraciner dans l’expérience de prière et d’adoration silencieuses qui était la sienne. — On entend parfois dire que les Communautés nouvelles tirent leur succès de la restauration de pratiques anciennes, du Salut du Saint Sacrement, par exemple. — Le fait qu’on revienne à des pratiques plus anciennes souligne leur actualité et leur opportunité. Il est peut-être important de se rappeler que le Christ se rend présent au cœur de nos histoires de bien des façons. Il est présent par l’image de la croix, par l’autel, l’icône, la Parole des Écritures et finalement par l’eucharistie ou le Saint Sacrement ; mais aussi — ne l’oublions pas — par la communauté qui célèbre. Saviez-vous que les lois liturgiques défendent de garder le Saint Sacrement sur un autel devant lequel l’office est habituellement célébré. Tout simplement parce qu’il s’agirait là de deux présences du Christ qui, ensemble, feraient double emploi. En chacun de ces lieux, l’eucharistie et la communauté des croyants, le Christ se rend réellement présent, mais non pas de la même façon. Chaque tradition et chaque spiritualité pourra légitimement privilégier telle présence du Christ plutôt que telle autre. La tradition catholique a insisté sur la présence du Christ dans le pain et le vin consacrés (sans doute, à l’origine, 174


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en réaction à des contestations venant de la réforme protestante), davantage que nos frères orthodoxes qui pourtant, eux aussi, conservent le Saint Sacrement dans leurs églises et l’entourent de beaucoup de respect. De leur côté, les orthodoxes privilégient l’icône ; nos frères de tradition syriaque, la croix ; nos frères protestants, la Parole de Dieu… Ce qui peut nous aider à relativiser nos propres préférences et affinités, pour nous recentrer sur l’essentiel. De plus, ces différents modes de présence du Christ correspondent à nos différentes manières d’entrer en relation avec lui. ainsi, dans la Parole de la Bible, nous pouvons l’écouter et l’entendre, mais non pas le voir. Par contre, nous pouvons le voir d’une certaine façon dans l’icône ou, en tout cas, découvrir quelque chose de lui en nous laissant porter par le regard au-delà de ce que nous voyons. Dans le Saint Sacrement, nous le discernons comme nourriture et comme invitation à la communion avec les autres commensaux de la table eucharistique. Nous y construisons la communauté et l’Église. L’essentiel, c’est que tous ces lieux où le Christ se rend présent pour nous rencontrer nous éveillent à sa présence la plus importante pour chacun de nous, à savoir sa présence intérieure au-dedans de nous, dans notre cœur : « Nous viendrons chez lui et nous ferons chez lui notre demeure », a dit Jésus, en parlant de son Père et de lui-même (Jn 14, 23). Le Christ habite au-dedans de nous, et ces présences extérieures, pour légitimes et fécondes qu’elles soient, ne doivent donc jamais nous distraire de cette présence essentielle. Ces pratiques anciennes et vénérables gardent donc tout leur sens, et on a raison de les « redécouvrir aujourd’hui, à condition de ne pas s’en servir comme d’idoles qui nous arrêteraient en chemin ».



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Pour l’avenir de l’Église et du monde…

Soyez toujours prêts à répondre pour votre défense à quiconque vous demandera raison de votre espérance, mais faites-le avec douceur et respect. (1 Pierre 3, 15)

— Nous venons d’évoquer le renouveau qui germe au cœur de l’Église. Il semble toutefois ne pas contrebalancer le pessimisme, le scepticisme, la déception de nos contemporains, voire des croyants euxmêmes. Partagez-vous leur sentiment ? — Non. Je ne partage pas ce pessimisme. Sans doute est-il plus ou moins inévitable chez ceux qui assistent à une évolution rapide de la société et des cultures. En quelques décennies, des changements se sont succédés jusque dans l’Église, des formes vénérables ont été remplacées, ou ont tout simplement disparu sans laisser de traces. Celui qui en est le spectateur ou l’acteur, souvent malgré lui, n’est jamais bien placé pour voir les tenants et les aboutissants du mouvement. Il se trouve confronté à des moments précis et forcément limités de cette évolution, qui occupent tout son champ de vision. Comment alors résister à une impression de déficit ? Des formes tombent, sans pour autant entraîner la chute des valeurs qu’elles exprimaient, mais il est difficile de s’en rendre compte. Toute évolution conséquente de l’histoire du monde, de celle de l’Église aussi, ne révèle tout son 177


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sens et ne porte tous ses fruits que sur la durée de plusieurs générations. une vie humaine est beaucoup trop brève — quarante ou cinquante ans pour sa période active — pour que l’on puisse en dresser un bilan équitable. Seuls les historiens qui viendront après nous pourront le faire avec suffisamment de recul. Par ailleurs, au milieu d’une société dont l’évolution s’est considérablement accélérée, l’Église n’a pas pu ne pas épouser ce mouvement et, quoi qu’on en dise parfois, elle n’a pas toujours été à la traîne. Le nombre de religieux et de religieuses, de prêtres et de croyants qui ont été pour l’Église et pour le monde dans lequel ils vivaient de réels prophètes, des visionnaires qui ont devancé l’histoire et ont aidé à sa transformation, est relativement élevé. Qui nierait le rôle ecclésial et social capital d’un saint Bernard, d’un François d’assise, ou plus proche de nous, d’un abbé Pierre et d’une Mère Teresa ? L’Église n’a pas attendu le Concile Vatican II pour être saisie par un désir d’aggiornamento, même si ce vocable n’existait pas encore. Et cela en plusieurs domaines. C’est dès avant la dernière guerre que le mouvement liturgique est né en France et dans ses pays limitrophes. Même constatation, et dans la même aire géographique, pour ce qui deviendra le mouvement œcuménique. Le désir de se dépouiller de tout triomphalisme pour devenir une Église de pauvres au service des pauvres était déjà apparu avec les prêtres qui voulaient embrasser la situation de la classe ouvrière, les prêtres-ouvriers. Et le regard critique que nous affichons aujourd’hui face à certaines « tactiques » missionnaires, courantes durant la première moitié du siècle écoulé, était alors déjà partagé avec des apôtres qui, comme un Père Lebbe, par exemple, pour ne citer que lui, prétendirent se faire chinois avec les chinois. En ce qui concerne ma propre famille monastique, celle des trappistes, nous avons vu plus haut comment notre abbé général de l’époque, Dom gabriel Sortais, avait su devancer le Concile avec des mises à jour déjà fort incisives dont lui-même avait pris l’initiative : assouplissement de l’horaire, allégement de 178


POur L’aVENIr DE L’ÉgLISE ET Du MONDE

la liturgie, rapprochement entre choristes et frères convers. un demi-siècle plus tard, si on prend la peine de comparer certaines situations d’alors à celles d’aujourd’hui, il est possible de mesurer la distance parcourue : il s’agit véritablement d’un grand bond, et sans aucun doute d’un bond en avant. Voici une simple anecdote significative empruntée à mon parcours personnel. Il y a maintenant presque un demi-siècle, lorsque mon Père abbé avait décidé de m’envoyer à rome pour continuer les études, je m’étais inscrit à la grégorienne pour un travail de séminaire dont l’intitulé était — en latin, bien sûr — De concelebratione. Or, l’apprenant, mon Père abbé en fut tellement contrarié, sinon scandalisé — je l’ai su après — qu’il fut sur le point d’annuler mes années d’études romaines. un tel sujet lui semblait tout à fait déplacé, indécent presque, ou au moins gravement téméraire sous la plume d’un jeune moine, et même « risqué » à l’ombre de la Curie romaine ! Or, nous étions à la veille de Vatican ii. aujourd’hui, un tel choix ne récolterait, pour sûr, que des encouragements. Vraiment, quelle distance parcourue ! On peut ajouter une autre considération. La difficulté que nous éprouvons d’embrasser de notre regard limité tout un pan de l’histoire récente ne s’explique pas seulement par les limites de notre condition humaine, elle fait aussi partie de la dynamique inhérente à l’Histoire du Salut et au déploiement progressif du royaume de Dieu, partiellement ici-bas, en plénitude dans l’au-delà. Cela fait penser à la parole de Jésus : « Autre est celui qui sème, autre celui qui moissonne » (Jn 3, 37). C’est là une loi du royaume de Dieu : on sème ce que d’autres moissonneront après nous, et on moissonne ce que d’autres ont semé avant nous. Celui qui sème ne voit pas encore la moisson, même si la moisson dépassera tout ce qu’il aurait osé en attendre : trente pour un, soixante pour un, cent pour un. Jésus utilise encore une autre image pour parler d’un avenir que l’on ressent comme incertain : celle des douleurs de l’enfantement. La femme qui enfante est 179


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triste parce qu’elle souffre et ne voit pas encore l’enfant qui est sur le point de naître, mais lorsque celui-ci est né, « elle ne se souvient plus des douleurs, dans la joie qu’un homme est venu au monde » (Jn 16, 21). Et Jésus nous a avertis : « Vous serez tristes, mais votre tristesse se changera en joie ! » une dernière réflexion à ce sujet : une des causes de l’inquiétude qui a saisi un bon nombre de chrétiens tient sans doute à une mentalité friande de statistiques auxquelles on attache la plus grande importance. Que n’a-t-on pas comptabilisé dans le monde chrétien, en Europe ou ailleurs et pendant longtemps, en embouchant les trompettes de la renommée, comme on dit : pratique dominicale, communions pascales, baptêmes, premières communions, vocations sacerdotales et religieuses, etc. ! Tout était sujet à statistiques et à graphiques ascendants ! Bien sûr, il ne s’agit pas de nier la pertinence de la plupart de ces chiffres. Ils sont des indications utiles à connaître, et précieux pour qui sait en tenir compte. Le risque, c’est d’y attacher une importance disproportionnée par rapport au mouvement profond qui anime le Peuple de Dieu, et qui n’est jamais quantifiable. Lorsque, dans l’ancien Testament, le roi David voulut faire le compte de ses sujets, il en fut sévèrement puni par Dieu. Et lorsqu’il partit battre Saül avec une armée qu’il croyait puissante, Dieu l’invita à en renvoyer le plus grand nombre dans leurs foyers. Car ce n’est jamais la quantité qui compte lorsqu’il s’agit du royaume de Dieu, mais une certaine qualité secrète, rarement visible à l’extérieur, et de toute façon jamais correspondante à la quantité. — Selon vous donc, la crise que traverse l’Église pourrait être autre chose qu’une question de nombre ? Elle toucherait également la société dans son ensemble ? Et serait nécessaire ? — En effet, les crises sont nécessaires, consubstantielles même, à chaque époque de l’histoire du monde, et encore davantage à l’Église et à l’Histoire du Salut. Lorsqu’il s’agit de l’Église, une ex180


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plication purement sociologique, pour valable qu’elle soit aux yeux du sociologue, n’épuise pas tout son mystère. Car ellemême, de par sa constitution intime, est essentiellement aggiornamento et réforme. N’est-elle pas ce feu que Jésus est venu apporter sur terre, et dont il souhaite qu’il s’embrase (cf. Lc 12, 49) ? N’est-elle pas ce levain caché dans la pâte, qui un peu à la fois fera lever la pâte tout entière (Mt 13, 33) ? N’est-elle pas essentiellement l’Esprit même de Dieu qui demeure avec elle, et qui l’envoie au monde entier prêcher la Bonne Nouvelle (Mt 24, 14), pour imprégner tous les hommes et toutes les cultures de l’amour dont elle est porteuse ? C’est la force de l’Esprit, habitant l’Évangile, qui provoque la crise et promeut la réforme partout où celui-ci est proclamé. Il en résulte un dialogue continuel entre la Bonne Nouvelle et les cultures qu’elle aborde. On lui a donné aujourd’hui un nom nouveau : inculturation. Comme tous les vocables, celui-ci n’exprime qu’imparfaitement ce qu’il voudrait décrire. La préposition in souligne bien que l’Évangile doit pénétrer à l’intérieur de la culture, mais son mouvement ne s’arrête pas là, car il pourrait tout aussi bien être absorbé et neutralisé par cette même culture. Les images évangéliques du sel, de la lumière et du levain disent mieux la réciprocité de l’influence que l’Évangile et la culture exercent l’un sur l’autre. un véritable échange suppose d’ailleurs un apport des deux côtés. L’Évangile, quant à lui, permet de lire les « signes des temps », sûrement, mais ceux-ci sont nécessaires afin d’attirer l’attention de ceux qui doivent le proclamer. En ce sens, il doit exister, à chaque époque de l’histoire, un dialogue vivifiant entre les acquis de celle-ci et l’Esprit qui anime ceux qui annoncent la Bonne Nouvelle. Lorsqu’on voit le résultat d’un tel dialogue, il est d’ailleurs souvent difficile de préciser celui qui a influencé et fécondé l’autre. Il y a encore aujourd’hui, après vingt siècles de christianisme, d’immenses trésors qui demeurent cachés dans l’Évangile, et qui ne seront mis en valeur que progres181


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sivement, grâce à un dialogue continuel avec les cultures qui doivent encore se succéder d’ici la fin du monde. Jusqu’à présent, l’Évangile n’avait comme partenaire que les cultures occidentales, mais les premiers fruits, encore hésitants, de son dialogue avec des cultures différentes, extrême-orientales par exemple, permettent déjà de deviner quelque peu l’enrichissement qui l’attend encore. Ce dialogue porte continuellement des fruits dans notre propre culture. a-t-on suffisamment remarqué, par exemple, ce que certaines valeurs dites « humanitaires », aujourd’hui admises par presque tout le monde, encore qu’elles ne l’étaient guère il y a seulement une cinquantaine d’années, doivent au rayonnement de l’Évangile. On peut citer la suppression de l’esclavage, au siècle dernier, mais plus récemment l’abolition de la peine de mort — que même des instances chrétiennes ont eu des difficultés à admettre —, l’égalité entre l’homme et la femme, le rejet de la torture, que certains aumôniers militaires de chez nous justifiaient encore il n’y a pas si longtemps. Certains diront peut-être que l’Évangile s’y est bien sécularisé. Mais qu’importe, si c’est aujourd’hui par ce biais-là que le levain chrétien doit faire lever la pâte de l’humanité ; qu’importe si la Bonne Nouvelle se déguise provisoirement en Droits de l’homme, pourvu que le Christ soit annoncé, pourvu que la force de l’Esprit continue à rayonner, même anonymement, dans ce monde. après tout, même saint Paul, dans son discours aux athéniens, a pris appui sur leur « Dieu inconnu » pour leur annoncer le Dieu de Jésus Christ. Ce n’est que dans l’au-delà qu’il nous sera donné de contempler toute la splendeur de ce qui nous est donné à vivre ici-bas à travers des signes et des symboles. Même une réalité aussi séculière que celle de la globalisation ou de la mondialisation ne pourra pas ne pas déteindre sur les réalités d’Église, comme elle devra à son tour être lue et interprétée à partir de la lumière de l’Évangile. Il est déjà évident, par 182


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exemple, que les contacts assidus que les moyens de communication nous imposent aujourd’hui au niveau de l’ensemble de la planète, posent en termes tout à fait nouveaux le problème de l’unité entre les diverses Églises chrétiennes. Impossible désormais de s’ignorer, et de ne pas être hanté par le scandale d’une séparation qui se justifie de moins en moins. Déjà le progrès des sciences historiques ou de la linguistique nous ont permis de lever les ambiguïtés qui entouraient certaines oppositions plus verbales que substantielles. On a déjà mentionné le rapprochement fondamental entre catholiques et luthériens autour du problème de la grâce et des œuvres. Mais il y a encore la beaucoup plus spectaculaire réconciliation — dont la presse a trop peu parlé — entre les Églises préchalcédoniennes et celles qui ont tout de suite accepté les formules de Chalcédoine (Byzance et rome) au sujet d’un problème aussi central que celui de l’être du Christ. Il a donc fallu seize siècles de controverses et d’anathèmes mutuels avant que n’émerge la prise de conscience d’un douloureux malentendu : on s’était tout simplement mal compris d’une langue (grecque) à l’autre (syriaque) et d’une culture à l’autre, alors qu’on voulait dire la même chose. avancée extraordinaire que nous devons indubitablement aux progrès de l’histoire et de la linguistique. Ne peut-on pas dire la même chose concernant les avancées de la psychologie, en particulier de la psychologie des profondeurs, devant laquelle tant de croyants bien-pensants ont d’abord été fort réticents ? au-delà des controverses, ce que sont désormais les acquis indiscutables de ce chemin thérapeutique sont capables d’éclairer d’une façon nouvelle et très positive les voies classiques de la pédagogie spirituelle, de l’ascèse comme de la prière. Sans doute que là aussi nous nous trouvons encore sur le seuil de découvertes dont la réflexion éthique pourra profiter à son tour.

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— Quel souhait portez-vous pour l’homme, le monde, la vie monastique, l’Église ? — Nous avons tous besoin aujourd’hui de devenir intimement sensibles à l’action de l’Esprit Saint dans l’Église, c’est-à-dire à la fois dans l’ensemble du Peuple de Dieu, en chacun de nous, et dans ses pasteurs. Cette sensibilité intime porte le nom de « discernement spirituel », auquel on a déjà fait allusion en parlant de la croissance spirituelle des personnes. Or, ce discernement est tout aussi nécessaire lorsqu’il s’agit de la croissance de l’ensemble de l’Église. « Mon Père est à l’œuvre jusqu’à présent, et moi aussi je suis à l’œuvre », disait Jésus (Jn 5, 17). Cette activité concertée du Père et du Fils se déploie dans le cœur des croyants grâce au Saint-Esprit, lui qui est le don incessant que Dieu fait à son Peuple. Il est extrêmement important d’essayer d’en percevoir l’écho, car le Peuple de Dieu jouit d’une sorte d’intuition et de perspicacité infaillibles pour discerner « ce que l’Esprit dit aux Églises ». C’est ce que le Concile Vatican II a appelé le sensus fidelium, « le sens commun des croyants ». Celuici s’exerce à la fois en amont et en aval de l’évolution de l’Église. En amont, sous la forme d’un pressentiment des orientations que celle-ci prendra à l’avenir, et, en aval, sous la forme d’un assentiment aux orientations que les responsables viennent de prescrire. Cet assentiment fait partie de la « réception » de la part des fidèles qui, selon la théologie orthodoxe, est même nécessaire pour que des définitions synodales ou conciliaires soient définitivement entérinées. Car c’est le même Esprit qui est à l’œuvre dans le cœur de tous ceux qui ont quelque responsabilité pastorale dans les Églises. Il est bien évident que l’Esprit Saint ne se contredit pas et que, si le discernement est correctement opéré de part et d’autre, une convergence doit en émerger. En effet, c’est de la confrontation entre ce que l’Esprit dit au cœur des fidèles et ce qu’il dit au cœur de leurs pasteurs que jaillira la lumière qui permettra à ces derniers d’interpréter exactement les « signes des temps ». Permettez-moi de terminer par un apophtegme, une sentence 184


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des Pères du Désert, qui s’applique non seulement à la vie monastique et aux crises que celle-ci doit traverser, mais aussi à l’Église toute entière. Il est attribué à un certain abba Ischirion, dont la Tradition n’a retenu que cette unique sentence, mais qui vaut son pesant d’or : Les saints Pères faisaient des prédictions à propos de la dernière génération. Ils disaient : « Qu’avons-nous fait, nous ? » Et l’un d’eux, le grand abba Ischirion, répondit : « Nous, nous avons accompli les commandements de Dieu. » Les autres répondirent : « Et ceux qui viennent après nous, que feront-ils ? » Il dit : « Ils tâcheront d’arriver à la moitié de nos œuvres. » Ils dirent : « Et pour ceux qui viennent après eux, qu’en est-il ? » Il dit : « Les hommes de cette génération n’accomplissant aucun travail, la tentation viendra sur eux, et ceux qui seront trouvés éprouvés en ce tempslà seront trouvés plus grands que nous et que nos Pères. »



Table des matières

« Si le grain de blé… » ........................................................................5 « Je leur dois beaucoup ! » ................................................................7 Tradition vivante… ......................................................................19 Solitaire pour Dieu ........................................................................35 Transmettre la vie..........................................................................47 Choisir Dieu ..................................................................................61 De la grâce d’illusion à la grâce du réel..........................................75 Le désert, l’obéissance, le célibat, la pauvreté................................91 Le brisement du cœur… ..............................................................113 La Prière du cœur… ....................................................................125 Loin du monde et proche de lui… ..............................................141 Témoignages d’hier, paroles d’aujourd’hui ................................151 Vie monastique et œcuménisme…..............................................161 Pour l’avenir de l’Église et du monde… ......................................177






achevé d’imprimer le 10 janvier 2002 sur les presses de l’imprimerie Bietlot, à 6060 gilly (Belgique)



A la grâce de Dieu Moine, Abbé du Mont-des-Cats durant près de trente-cinq ans, accompagnateur spirituel, prédicateur, auteur, André Louf n’a d’autre passion que de témoigner, jour après jour, du don que Dieu fait à tout homme de sa vie et de son amour. Sa trajectoire de vie, ses intuitions et ses convictions s’offrent comme un tremplin pour que chacun puisse discerner, au cœur de son existence, la trace de Dieu. Cette longue interview, réalisée par Stéphane Delberghe dans le lieu d’ermitage de Dom Louf, recueille le témoignage d’une vie de moine tout entière consacrée à la recherche de Dieu, de la paix, de la fraternité. Des pages qui s’offrent comme un itinéraire à parcourir, où prennent place toutes les grandes aventures de l’homme : la solitude, la communion, la prière, la pauvreté, le désert, l’Ecriture… Autant d’expériences où la grâce de Dieu se révèle.

Entretiens avec Stéphane Delberghe Formé en théologie, à l’accompagnement spirituel et à la psychanalyse, longtemps collaborateur du père Xavier Thévenot, Stéphane Delberghe est consultant et formateur d’adultes. Il anime des sessions où se croisent les sciences humaines, la théologie et la spiritualité.

ISBN 2-87356-222-6 Prix TTC : 11,95 €

9 782873 562229

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