Manuel Anceau - Il y a un pays (Ab irato, 2021)

Il y a un pays

Manuel Anceau – Né en 1970, il vit à Paris. Il a publié Lormain (2019) et Livaine (2018) chez Ab irato, ainsi que L’Enchantement (1995) et Calendrier des marées (1996) avec des collages de Pierre Rojanski aux éditions La Maison de verre.

Il publie également dans les revues L’Échaudée et Analogon (revue surréaliste tchèque). Il a écrit de nombreux textes sur l’art brut qui ont paru dans des livres et catalogues, notamment pour la collection ABCD – Bruno Decharme et la galerie Christian Berst (Paris).

Eve Mairot – Née en 1963, elle vit à Paris. Elle publie régulièrement des dessins dans la revue L’Échaudée.

© Manuel Anceau, Eve Mairot, Ab irato, 2021.

Manuel Anceau

Il y a un pays et autres contes

Dessins d’Eve Mairot

In memoriam Alain Joubert

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--------- Début extraits ---------

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Nils Les Lorfrai – parlons-en. Ils sont bien, de l’aïeule jusqu’à ce mioche qui recueille, les yeux mouillés, en bon hypocrite, dans son mouchoir de soie, les fourmis qu’il vient lui-même d’asphyxier ! – les plus parfaits représentants de cette bourgeoisie qui n’hésitera pas, le moment venu, à nous couper les roustons, pour les faire frire et se les becqueter en se léchant les doigts. Il y a madame, qui s’habille d’une robe de mousseline et se pare en toute occasion d’un collier de rubis, et monsieur, qui passe le plus clair de son temps à faire vrombir le moteur de son auto luisante (une occupation parfaitement idiote, mais qui oserait le lui dire ?) : s’ils respirent comme toutes les autres créatures sous le ciel (même s’ils pensent, peut-être, respirer tout autrement), aucune chance que ces deux-là reconnaissent, un peu honteux, que ce qu’ils reniflent, pour dire les choses sans détour, ce n’est pas cette robe ou ce collier, ou cette jante refaite à neuf mais leur pisse – rien que leur pisse, qui troue les talus, et fait crever les fleurs. Nous vous devons combien ? Ils remercient, et la haie taillée aussi remercie, encore que ce ne soit pas si sûr, qu’il se peut bien qu’elle ne soit pas si contente que ça de sa coupe, et qu’elle me voie plutôt comme un salopard, qui vient de lui ratiboiser l’ossature ; enfin, eux, ils remercient, et tous les oiseaux sur les branches des arbres du parc aussi remercient : ah, les petits bavards. Les petits mouchards ailés : « Merciiiiiii » ! « Merciiiiiii » ! Et le mioche qui s’y met, lui aussi, qui s’approche : dis merci. Quand même il tord son nez, se demandant bien ce pourquoi je mérite un tel honneur, et là, je le comprends – j’avoue être, pour le coup, de son côté, et que si j’étais à sa place, j’aurais moi aussi dans les 7

yeux un éclair noir (beaucoup plus noir même), et la même petite graine acide de mousse au coin des lèvres. Là où j’admire la perversité de ce môme (bien caractéristique de sa classe sociale), c’est qu’il réussit à bredouiller un je ne sais quoi que ses parents s’empressent d’entendre comme un remerciement parfaitement inaudible, en même temps qu’il me fait comprendre, par ce bredouillement, que c’est là, peut-être, un véritable remerciement, et que je n’ai plus qu’à hocher la tête, pour remercier, à mon tour, le tout jeune héritier du domaine de l’incomparable bienveillance qu’il sait, déjà, faire preuve envers – un vieux cloporte dans mon genre : mais c’est peu probable, et j’espère bien qu’il n’y a eu, dans ce bredouillement, que le reflux contrarié d’une salive qu’on avait soudainement empêchée de redescendre dans la gorge. L’honneur est à ce prix – et ce gamin n’est pas si ratatiné dans son costume de petit héritier qu’il ne puisse avoir droit, lui aussi, à un peu de dignité.

Peut-être si je disais tout de suite où je vis comprendrait-on ce pourquoi, surpris, je dirais même abasourdi d’entendre, le lendemain matin, au chant du coq, Nils crier mon nom, j’ai bien été en peine, me levant de mon matelas pouilleux, de rajuster ma chemise de nuit ; qu’alors j’ai peut-être montré à ce gosse, en lui ouvrant la porte, un peu trop de mon anatomie la plus intime ? On voit assez bien jusqu’où s’étend le domaine des Lorfrai, quelles en sont les limites : à l’est la route départementale, crayeuse, épilée ; au nord et à l’ouest les champs du fils Laurent, que le remembrement a servi à la louche (il a si bien su intriguer les autorités, ce petit bouseux, on peut dire qu’il les a bien eues, avec sa tête de hanneton !) ; enfin, au sud, cette colline, sorte de mamelon, dont, assez curieusement, jamais un Lorfrai (ou alors, comme une démonstration de force – pour dire : nous laissons, ici, la nature dicter sa loi, pour mieux partout ailleurs dicter la nôtre ?) ; jamais un Lorfrai (même pas « le père Lorfrai », qui était donc le père, récemment enterré, du petit monsieur costumé en chauffeur, et par conséquent le grand-père de Nils) n’a semblé préoccupé d’entretenir le moindre arpent (je crois, moi, que ces arpents sont lépreux, et qu’on devrait plutôt les brûler, pour y 8

planter de jolis petits cerisiers, roses et blancs comme des bouquets de mariée) : eh bien, c’est là que j’habite, au pied de cette pelote à peu près indémêlable d’arbustes noueux et d’herbes folles. Ici même, derrière la colline qui, seule de son espèce à des kilomètres alentours, fait, à cet endroit, une drôle de bosse de dromadaire. Ne vous étonnez pas de voir, fiché tout en haut de cette bosse, appartenant aux Lorfrai, un cèdre bleu. Il s’agit d’un héritage des équipées orientales du trisaïeul, fameuses surtout par les rumeurs d’orgie qui ne manquèrent pas de ternir un peu plus encore la réputation, déjà à cette époque bien entamée, pour ne pas dire recouverte presque entièrement de vomissures de cette famille d’accapareurs. Non pas tant un arbre, fût-il splendide, on ne peut que le reconnaître, avec ses aiguilles gris-bleu, qu’une injure. Et voilà : je vis dans le pli de ce coude. Il y a là des fleurs qui, bien que refusant d’avoir un nom, n’en croisent pas moins le fer de leurs pétales triangulaires avec les tiges du lierre ; j’ai l’électricité ; mais, et sans doute parce que je suis « en bout de ligne », un peu trop souvent cette électricité, comme si c’était là une marée, reflue, privant mes ampoules de courant (assez souvent pareille à ces ampoules est ma vieille poitrine) ; alors je compte, à la lampe à pétrole, ce qui me reste de lentilles, et j’avale ma soupe chaude (j’ai une bonbonne de gaz que je chéris mieux qu’une femme) en pensant que, là-bas, derrière la colline, monsieur et madame, et leur rejeton, quand ce n’est pas, aussi, un ou deux soirs par semaine, la grand-mère (et son tout nouvel époux), se font servir par un valet-cuisinier aussi droit qu’un balai, parmi les arcs électriques d’un lustre de cristal. On dira que, fût-il soutenu par des poutres de papier mâché, j’ai un toit, et que, quoique retraité « modeste », comme on dit si hypocritement, j’ai les moyens de me vêtir sans trop ressembler à un épouvantail (quant à mes « talents » de jardinier, ne croyez pas qu’ils paient bien – ils ne paient, d’abord, pas souvent, les Lorfrai, qui n’ont jamais voulu d’un jardinier à demeure, par avarice, ou, plutôt, comme je le disais, n’était la nécessité de ne pas paraître d’affreux pouilleux vivant dans leur crasse, parce qu’il ne leur déplaît pas de laisser la nature avoir, ici, chez eux, un peu de la 9

voix qu’ils lui refusent par ailleurs, pillant des terres, volant des peuples, partout arrachant des racines, exterminant les races ! les Lorfrai ne faisant appel à mes services qu’en désespoir de cause ; ne se souvenant de moi que s’ils ne trouvent personne – s’ils ne trouvent pas mieux : alors, aussi bien, toujours les deux-trois billets qu’ils me tendent brûlent ma main, toujours ma paume les reçoit comme le fer marquant le bétail) ; et que je mange à ma faim (mais cette faim n’est pas bien grande, comme c’est le cas de beaucoup de vieillards) ; et que, pour mon âge, sauf une calvitie visible de la lune, et des yeux dont on ne sait plus la couleur, si même ils en ont eu une, alors que jeune j’avais le regard si brillant, et les yeux si beaux – je ne fais pas mes quatre-vingts deux ans. Là n’est pas la question : je vis ici, et je voudrais vous y voir ; même la route (simple chemin vicinal) qui passe devant ma bicoque c’est comme si elle savait que sous ces poutres de carton-pâte la vie ne peut que suffoquer, et que c’est la raison pour laquelle elle fait ce crochet, si surprenant qu’on pense d’abord à un obstacle majeur la forçant à tourner aussi brusquement, à angle presque droit ; mais, si obstacle il y a, il est sûr qu’il restera à jamais invisible à des yeux humains. Quoi qu’il en soit, je l’interprète comme une volonté délibérée, un refus manifeste d’aller plus loin dans la direction de ce qui, pour ressembler assez à une cabane de cantonnier, n’en est pas une. Ici je vis, de janvier à décembre.

Ici je regarde passer les nuages – toujours plus nombreux, à vrai dire, quelle que soit la saison, même les jours, comme on dit, de « grand beau temps », que les véhicules à moteur ; sauf automobiliste pervers ou fermier du coin, personne ne passe par ici ; même le facteur ne vient plus, qui met mon courrier dans une boîte (assez comparable à un petit calvaire écaillé, jaune) dressée là-bas, à presque deux kilomètres d’ici, au croisement de la route départementale et du chemin vicinal ; mon courrier ! Laissez-moi rire : depuis combien de temps, à part les inévitables factures, ai-je reçu ce qui s’appelle du courrier ? Lettre dont on déchire fébrile le dos, et qui se révèle n’être qu’une missive publicitaire : autant recevoir des nouvelles de sa propre mort.

Le temps d’enfiler un pantalon, le premier que j’ai trouvé (il pendait sur le dossier d’une chaise), j’ai, un peu rasséréné par 10

mon aspect (qui sait ce qui peut se passer – on a tôt fait d’être accusé de tout et n’importe quoi) ; j’ai rouvert la porte : ainsi n’était-ce pas là devant moi un mirage (dans mon désert les mirages ne sont pas rares) mais un vrai visage, vissé sur un vrai corps, bien que, vêtu ainsi, comme un petit monsieur, jusqu’aux chaussures vernies qui, quand on fait un pas, craquent comme du bois mort, on eût plutôt dit un pantin. Nils, chez moi, et à l’heure du laitier : un vrai coup de force, qui pouvait bien ressembler à un coup de maître. Ils avaient donc osé (je pensais aux parents de Nils) envoyer le seul émissaire à qui je ne pouvais porter aucune estocade, sans aussitôt me ridiculiser, et aussi bien me rabaisser, puisqu’en somme (étant le premier, si on m’interrogeait, à le reconnaître) un gamin reste un gamin… que ses veines charrient du sang bleu ou rouge.

Que vient-il faire ici ; à cette heure ? Il a les mains pendantes, et je regarde à la dérobée ses doigts, qui ne sont pas encore des serres mais qui, déjà, je le sais, sur la table de ce salon aussi vaste que ma bicoque, aiment un peu trop souvent saisir, pour les déplacer à son bon vouloir, et les faire mourir d’une pichenette, les corps émaillés de petits soldats (se rejouant les guerres que ses ancêtres n’ont jamais faites) ; on peut lui accorder qu’il a du cran, que c’est avoir du cran, oui, que d’être venu jusqu’ici, si, du moins, ce ne sont pas (méfions-nous tout de même) ses parents qui l’envoient ; si, comme il le dit, sans le dire, rien qu’en disant : « ce ne sont pas mes parents qui m’envoient, je suis venu de ma propre initiative », sa mère le croit encore dans le parc, à courir après les libellules de la mare. Il aurait donc franchi (par une brèche dans le mur – que je connais très bien) l’enceinte cousue d’oriflammes ; puis se serait glissé dans le conduit d’aération du chemin, dans le petit bois, pour, bifurquant vers le sud-est, escalader le mamelon : ainsi entrant, sans peur, thésée miniature, dans le dédale du taillis. Le voici donc déjà au sommet. Là, il lève la tête, pas tant pour voir le ciel, que pour se rendre compte (sans doute était-ce la première fois qu’il se trouvait à son pied ?) de la hauteur, que son jeune esprit n’a pu juger qu’impressionnante, du cèdre bleu ; enfin (ce qui n’a cessé, depuis que j’ai imaginé la 11

scène, de me surprendre, autant que s’il eût sauté à pieds joints jusqu’à la lune) le voilà qui descend la colline, aussi habile, dans ce même taillis, encore plus embroussaillé même, peut-être, sur ce versant que sur l’autre, à tracer son chemin, que s’il était un mulot ; un petit rat des champs. Et tout ça avec des chaussures vernies et surtout une veste dont il n’a pu que craindre, tant de fois, d’érafler le tissu précieux (cependant qu’un coup d’œil rapide m’a prouvé qu’il n’y avait pas une éraflure). Il se peut certes qu’il ait pris un tout autre chemin, empruntant, par exemple, la route départementale – avant, tournant au bon endroit (après la boîte aux lettres, érigée là tel un calvaire), de se mettre à marcher, le pas léger (en dépit des souliers vernis, mais n’en a-t-il pas, lui, l’habitude ?), mains dans les poches, et sifflant un air d’opéra (ou plutôt une comptine anglaise ?), sur le chemin vicinal, jusqu’à ma cabane : un itinéraire dira-t-on beaucoup plus simple – et qui a, lui, le mérite d’expliquer l’absence d’éraflure ; mais c’est impossible. Et d’abord parce qu’il y a là au moins cinq kilomètres : ce n’est pas pour rien (si on prend pour point de repère l’entrée principale du domaine, par où s’enfonce, pour ne s’arrêter qu’à quelques mètres du perron du « château », le bélier de l’allée bordée de châtaigniers) que la « grande route » part vers le nordouest, et que ce n’est qu’après un peu plus de trois kilomètres, qu’elle juge bon de rejoindre le chemin vicinal – encore serait-ce plutôt l’inverse, qu’on a bien l’impression que c’est lui, ce chemin miteux, il y a bien des années, pourtant, encore ruisselant de gravillons roses et noirs, mais qu’on dirait, maintenant, un ruisseau à sec, qui, sans jamais sembler pouvoir y parvenir, cherche à rattraper la route, pareil au mendiant dont la main échoue, pathétique, à saisir la manche du « monsieur » qui, toujours, en effet, marchera trop vite pour lui ; bref : cinq kilomètres, voilà une distance beaucoup trop longue... surtout pour un fils de bourgeois, nourri aux omelettes au lait. Et puis le risque je crois (ce n’est pas un imbécile, il y a déjà un certain temps que je le pense aussi malin que son grand-père) de se faire voir est trop important : pas seulement par son père (sur les routes par tous les temps, chauffeur s’admirant dans le rétroviseur de son « formidable 12

engin ») – mais aussi par tous ceux qui, dans le coin, n’ignorent rien de cette silhouette, et de l’incongruité que ç’aurait été de la voir ainsi marcher, seule, sur une route passante, je parle bien sûr de la route départementale, sans possibilité pour elle, je parle de la silhouette de Nils, de couper à travers champs – tout (ou à peu près) étant fait pour interdire à quiconque de fouler, avec la liberté, relative, mais réelle, des renards, une terre réservée à la fabrication de plantes que, maïs ou blé, colza ou tournesol, l’on arrose hardi petit de pesticide, comme de napalm !

– Il faut que vous m’appreniez à reconnaître les champignons.

Ni bonjour ni merde ; et la formule de politesse, on oublie.

La petite canaille ; elle a du cran, je ne dis pas ; mais aussi bien (je ne prétends pas en avoir été surpris) le ton arrogant propre aux Lorfrai, qui est comme une troisième main, avec quoi, l’air de rien, ils vous balancent une gifle sur tout le corps.

Il s’agissait donc de ça : si ce petit corsaire a bravé la tempête c’était pour me demander de lui apprendre « à reconnaître les champignons » !

Par moments, la vie d’un homme ordinaire (pour les autres, les saints et les génies – je ne sais pas ; je ne peux pas dire) ressemble à une fondue au fromage, où tout (logique, rêve, bonheur, tristesse) se confond ; allez vous y retrouver : ce bout de pain, qui ressemble à un cocon, ressemble si bien à cet autre cocon caoutchouteux – que vous ne savez plus ; est-ce un rêve que j’ai mis à tremper dans le fromage ; un rêve ou la réalité ; ou est-ce le rêve de l’autre, ou la réalité de l’autre, en l’espèce ce petit convive, avec qui je n’aurais certes pas imaginé un jour converser de façon quelconque ?

Les champignons, ai-je répondu (je ne pouvais pas l’envoyer bouler – je n’en avais peut-être, du reste, pas tellement l’envie) ; oui j’connais bien les champignons ; pourquoi voulez-vous les connaître ?

Et c’est là que, d’un ton qui, perdant assez vite de son arrogance, a fini par aboutir à la diction, irritante, mais un peu plus respectueuse (tout est relatif) d’un instituteur (alors même qu’il 13

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s’était lui-même présenté comme un futur élève !), le petit morveux a troussé une histoire plutôt confuse, qui n’était pas à moitié vraie (c’est ce que j’ai supposé – et j’avais sacrément raison) mais où perçait une pensée assez malicieuse, pour faire plus que m’intriguer. Il me semblait qu’enfin j’allais pouvoir m’amuser, et pas qu’un peu, à me frotter le cul par terre, voilà ce qui m’est venu un peu plus tard à l’esprit, quand, juché sur mon vélomoteur, avec, derrière moi, à la place des sacoches, un Nils Lorfrai coiffé d’une de mes casquettes mais, surtout, vous voyez d’ici le tableau, revêtu de mon paletot le moins présentable (si tant est qu’un seul le soit !) – je me fis l’effet de transporter un épouvantail d’un nouveau genre. Question cependant d’élémentaire prudence (tout Lorfrai qu’il était, pensez bien que je ne permis pas à Nils de me désobéir, et qu’il aura revêtu sans broncher ce qui n’était pas, c’est vrai, un déguisement d’une ingéniosité formidable mais, avec les moyens du bord, comment beaucoup mieux faire que cet accoutrement ?) ; enfin, arrivé à la lisière du bois des Frettes j’arrêtai le vélomoteur. Le bon endroit m’étais-je dit ; que dis-je !

Le meilleur coin pour apprendre : estrade moussue ; tableau noir raviné par les dernières pluies de septembre ; craies vert foncé des résineux, jaune-orange des feuillus.

Et l’élève n’a pas tardé à poser des questions, beaucoup de questions, tout en semblant, de songeur qu’il était, de plus en plus nerveux, une nervosité qu’à tort je mis sur le compte du temps qui passait : – Madame votre mère ne va pas s’inquiéter ? Il y a peut-être une heure déjà que… mais je m’interrompis.

Nils ne m’écoutait pas. Il semblait captivé : « Là-bas… c’est ; c’est bien une amanite phalloïde ? » Le maître (puisque j’avoue avoir été un peu pris au jeu, et avoir ressenti une petite griserie, comme si j’étais devenu un véritable « instituteur ») a senti le sol se dérober sous ses pas ; mais très vite mon envie d’étrangler ce petit bandit (bien prêt, déjà, à diriger ce monde de bandits) reprit le dessus, et c’est sans ménagement que je lui fis part de mon étonnement : 15

– Il me semblait vous avoir entendu dire : « je n’y connais rien » ; vous vous foutez de moi ?

Ne croyez pas que je reprochai là au petit morveux de m’avoir raconté des bobards : je savais bien que le motif pour lequel il voulait apprendre à « reconnaître les champignons » n’était qu’une histoire confuse, au mieux à moitié vraie ; ce qui m’ulcérait, c’était de continuer à être pris pour une poire, qu’avec le couteau si bien aiguisé de sa petite langue rose il se permettait, en outre, maintenant, de peler, et allons-y, tout ça parce qu’il savait bien qu’il pouvait le faire – sans risquer une bonne fessée.

– Ne vous méprenez pas : quand je dis que je n’y connais rien, c’est que je ne connais les champignons que dans les livres ; vous, vous les connaissez en vrai : je ne me moque pas de vous.

Quand même ils savent vous embobiner, il n’y a pas à dire, même quand vous savez qu’ils vous embobinent, vous êtes là les bras ballants : alors, les bras ballants, j’ai continué à instruire ce beau parleur. Il s’agit bien d’une amanite phalloïde ; il est très important que vous la reconnaissiez : c’est le champignon toxique par excellence (on voit que, moi aussi, quand je le veux, je sais assez bien m’exprimer).

– Il paraît qu’on peut empoisonner quelqu’un rien qu’en lui faisant manger la moitié d’un chapeau ; c’est vrai ?

La question a claqué, comme un coup de pistolet dans un duel.

Il s’agissait sans doute d’une curiosité bien naturelle ; on sait la tendance des gamins (surtout ceux qui, comme Nils, ne craignent à peu près rien, pour être lardés, comme une momie, de bandelettes de soie) à s’intéresser, pour en retirer de délicieux et terribles frissons, à tout ce qui peut, de près ou de loin, ressembler à la mort ; surtout si cette mort ressemble à une sorcière, et qu’on peut aller voir, dans sa chaumière, avec quoi elle fait sa soupe immonde (et plus elle est immonde, et plus le gamin tremble de plaisir à l’idée d’aller y plonger une cuillère) ; bon : qu’estce que je disais ? La curiosité ; la simple curiosité pour la mort ; mais il y avait là tout de même autre chose – et je commençai à comprendre.

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Il s’approcha de l’amanite : – Il est beau ; il est blanc, et un peu vert en même temps. Et comme il semble fier, et comme il ne craint pas qu’on le prenne !

On a l’impression qu’il sait qu’on le regarde comme si c’était lui l’empereur de la mort.

Il avait de ces formules le petit corsaire ; mais, tout de même, cet intérêt pour l’amanite phalloïde… Et c’est pourquoi (mais quelle idée j’ai eue ; quelle funeste idée, alors que je tenais ma vengeance, que je l’avais, là, à portée de main ?) – j’ai préféré lui mentir : « Non… Non ; un tout petit morceau suffit. Imaginez…

Nous sommes en pleine imagination, n’est-ce pas ? » Il n’a même pas pris la peine d’acquiescer : il avait les yeux trop brillants pour pouvoir mentir.

– Eh bien, ai-je continué, du ton du professeur émérite, si vous aviez le désir d’empoisonner quelqu’un, c’est au contraire un tout petit morceau (j’ai mimé la dimension d’un gros pois) qu’il vous faudrait prendre ; encore ne serait-ce pas prudent de l’utiliser tel quel : le mieux c’est encore de l’émietter ; un peu comme une poudre ; c’est que… (pourquoi, vieil idiot que je suis, lui ai-je menti ? pourquoi ne pas lui avoir dit : prenez le chapeau, et même le pied, et allez-y ; portez, pour moi, et pour tous ceux que la bourgeoisie assassine : portez donc, je vous en prie, l’estocade finale ?) – l’amanite phalloïde a un goût exécrable ; je sais bien qu’on dit souvent le contraire mais croyez-moi (avait-il si confiance en moi qu’il n’a pas compris que je mentais – que je lui débitais là un gros bobard ?) : ce champignon a un goût très fort ; si vous le mettez dans une soupe par exemple (quand j’ai vu son regard briller de plus belle – j’ai compris, j’étais maintenant sûr de ce qu’il voulait faire, et même alors ; même alors j’ai continué à mentir) – eh bien, une quantité trop importante risquerait de faire de votre soupe un mets… pas très mangeable. Le but… nous parlons bien d’une hypothèse gratuite ?

Il a levé la tête, puis a hoché cette tête, comme pour dire (et là encore avouons-le – il a eu du cran) : mais bien sûr mon cher ; une hypothèse parfaitement gratuite.

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– Le but ce n’est quand même pas de faire vomir vos convives ; mais bien de les empoisonner ?

Il m’a remercié de ces « précieux conseils » ; aussi, bien décidé à en finir avec une histoire qui ne sentait pas la rose (mais pourquoi diable étais-je décidé à en finir avec cette histoire ; depuis quand ai-je peur des histoires qui sentent tout autre chose que la rose ?) – me suis-je relevé, quoique bien difficilement (nous nous étions accroupis pour mieux voir l’amanite), trouvant pourtant encore assez de souffle pour proposer d’aller explorer là-bas « un joli coin à cèpes » – mais c’est à ce moment précis qu’il a fait mine de s’inquiéter (brusquement) de l’heure ; alors je l’ai ramené au vélomoteur (aucun de nous ne parlait ; un moment, il était si absorbé dans ses pensées qu’il a trébuché sur une racine, manquant tomber de tout son long, et de salir irrémédiablement sa précieuse tunique) – puis il a remis son déguisement grotesque, et c’est ainsi (lui petit épouvantail, moi vieux crapaud) que nous avons parcouru (certes j’ai eu un peu peur que le vélomoteur ne rende l’âme mais il est comme moi – il hoquète, ronfle, on le jetterait à la benne mais sans qu’on sache trop au juste comment : il tient le coup) les six kilomètres qui nous séparaient de l’entrée du « château ». Il ne m’a même pas salué. Ni au revoir ni merde ; je l’ai vu s’avancer comme si de rien n’était dans l’allée bordée de châtaigniers. Quel bobard a-t-il trouvé pour justifier son absence : je n’en ai pas la moindre idée.

Ou peut-être n’a-t-il pas eu besoin d’inventer un « bobard », et que c’est bien parce qu’il savait qu’on ne s’apercevrait pas de son absence, qu’il a paru si peu inquiet (s’il a semblé un moment le faire, ce n’était que du théâtre – un motif tout trouvé pour me berner).

Lui aussi alors ; lui aussi vivrait sans que personne ne s’en aperçoive ?

Et que c’est pour cette seule raison, qu’on ne s’inquièterait pas avant longtemps de son absence, qu’il a jeté (en l’émiettant, ainsi que je le lui avais « conseillé » ?) le petit morceau d’amanite dans la marmite du valet-cuisinier : parce que son père essuie plus 18

souvent les jantes couvertes de boue de son auto que le verre de ses lunettes, quand il s’agit pour lui de regarder (pour un compliment qui ne viendra pas, non plus qu’un sourire ou un hochement de tête) le « joli dessin » que lui tend son fils (s’il dessine encore ; s’il n’a pas, surtout, perdu toute envie de lui montrer ses dessins) ; parce qu’aussi bien sa mère est dans je ne sais quel rêve, où les colliers de rubis dansent comme des serpents (et où c’est elle bien sûr la charmeuse de serpents), et que sa grandmère s’est un peu trop vite consolée de la mort de ce grand-père qu’il adorait, et dont il était adoré (je sais parfois voir ce qu’on doit voir, et je me souviens fort bien avoir vu, du coin de l’œil, une fois, tandis que je taillais les rosiers, le sourire épouvantable d’innocence retrouvée du vieux cornac quand sa belle-fille lui a flanqué le petit Nils dans les bras) ?

Quand, l’après-midi même, revenu au bois des Frettes, j’ai pu constater, comme tout me le laissait deviner, qu’un petit morceau manquait au chapeau de l’amanite (profitant d’une distraction de ma part le petit filou, après avoir cassé ce morceau, avait dû le fourrer dans la poche de son pantalon), je me suis assis sur une souche et, là, sortant une cigarette, j’ai pensé : ils mangeront ce soir une sacrée bonne soupe aux champignons (informé du menu, le gamin aura eu l’idée brillante de joindre à la soupe – ce petit supplément de saveur ; je suppose qu’il aura pris soin de prétexter, pour ne pas toucher à son assiette, un dégoût profond, et farouche, et parfaitement insurmontable pour les champignons).

Ils en seront quittes pour passer la nuit entière roulés comme des chiens dans leurs vomissures (si c’est bien le cas, le valet-cuisinier peut déjà faire sa valise) ; pas si mal.

Mais, tandis que j’avais l’allumette dans la main, j’ai été pris d’une telle colère contre moi-même, que j’en ai jeté l’allumette – et la clope par-dessus le marché : quel idiot. Quel vieil imbécile j’ai été de lui mentir, alors que ma vengeance était là, à portée de main – que je n’avais rien d’autre à faire, qu’être le complice de Nils Lorfrai !

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Chaîne humaine Pour manger merci disait le carton. Les gens voguaient à leurs occupations. Il y avait souvent, pour ne pas dire presque toujours une mouche sur sa jambe droite, à l’endroit d’une vieille plaie qui avait pris toute la place – elle lui faisait maintenant que la croûte luisante s’était suffisamment épaissie comme une genouillère de cuir craquelé. On ne lui donnait rien ; parfois une rose échappée d’un passant tombait par hasard devant lui. Il tendait le bras, la ramassait : chaque épine alors recevait un prénom. Puis un jour, on n’a plus vu ses couvertures, et les passants ont pu reprendre possession du petit quadrilatère de bitume. L’ombre des passants, mais aussi un distributeur de prospectus, qui avait le visage coupé de petites balafres de ceux qui n’ont plus l’habitude de se raser. Ce qu’on voyait d’abord c’était cette pile de feuilles criardes, vernies comme les chaussures d’un courtier londonien.

La pile ne diminuait pas bien vite, la faute au distributeur qui semblait rêver les yeux ouverts. Quand il pleuvait les prospectus pourrissaient, si bien que le quadrilatère gris-noir se colorait assez vite d’encre rouge et verte : ça n’a pas duré bien longtemps.

Le distributeur viré n’a plus rien distribué. Le seul fait notable, qu’on n’a pas manqué de commenter, fut qu’un jour une fille, qui marchait un peu trop vite, a glissé, devant lui : ses chaussures à talons hauts ont semblé des patins à glace. Il s’est approché, et a remis la patineuse sur ses jambes. Il n’y a plus rien eu après elle que des sorciers dans leurs pardessus – certains casqués, parlant tout haut. Il n’y a jamais eu de fleurs dans cette prairie, seulement des mégots, confettis d’une fête triste. na 20

Et puis un matin on l’a vu revenir.

La barbe a poussé, un bouc passablement broussailleux qui ne lui va pas si mal.

D’un sac plastique (fourni par quelque supérette des environs) il a sorti de petites feuilles quadrillées – de celles qu’on se serait plutôt attendu à voir sortir du cartable d’un écolier.

Et voilà qu’il s’accroupit et qu’il pose, à sa droite, en tas, les feuilles quadrillées.

L’ex-distributeur de prospectus est donc revenu ; mais cette fois on a pensé : c’est pour faire la manche. Et lui aussi alors on le trouvera un matin, la bouche ouverte ? Et après, on a dit : comme si le monde n’en avait pas assez d’enterrer des hommes. na L’on aurait dit (je parle du tas de feuilles) d’un petit animal, chaton ou chiot, à qui l’homme au bouc aurait ordonné (un peu vainement) de rester tranquille ; mais (chose curieuse, qui n’était pas cependant la chose la plus curieuse de toutes), il n’y avait pas ce matin-là un souffle d’air, dans ce boulevard d’habitude plutôt venté (un temps calme, presque assoupi, qui a duré plusieurs jours) ; si bien que, si le tas de feuilles est resté tranquille, bien à sa place, on comprend pourquoi, et que le « maître » n’y a pas été pour grand-chose ; enfin l’homme, d’un geste un peu brusque, comme pour vaincre je ne sais quelle réticence, ou conjurer un sort, a pris une feuille – la première de la pile et, là, sortant de sa poche de pantalon un stylo à bille, et après avoir pas mal hésité (on eût dit qu’il prenait son stylo pour un pendule, et qu’il attendait une oscillation, qui ne pouvait pas venir, et n’est jamais venue)… il a fini par écrire quelque chose sur la feuille : peut-être un mot ou deux ; pas plus.

Et ainsi de suite – jusqu’à la dernière : le stylo comme un pendule, puis (après un temps d’hésitation plus ou moins long) ce même stylo, redevenant ce pourquoi il a été mis au monde, se faisant un devoir de tracer, pas très vite... quoi donc on ne pouvait savoir mais rien qu’un mot ou deux, pas beaucoup plus.

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Il y eut ainsi assez vite deux tas mais c’est comme si (bien sûr) le même n’avait fait que changer de peau – en changeant de côté ; à la fin, donc, il n’y a plus eu, à sa droite, aucune feuille, et l’homme a paru, sincèrement, s’en étonner ; restant là accroupi sans plus rien faire de ses dix doigts. Il a jeté deux ou trois coups d’œil qu’on devinait inquiets (bizarrement inquiets, presque apeurés) sur le tas de feuilles. Quand même a dit soudain Nervoise, d’une voix empâtée, comme s’il se réveillait d’un rêve, alors qu’il était censé, debout, ne pas dormir : c’est pas comme ça qu’on fait la manche.

Lecreuil a soupiré : pas étonnant avec tous ces dingues qu’on lâche dans la nature. Querre s’est contenté de pousser ce petit cri qui dans sa langue à lui veut dire : on a tous un petit cœur qui risque de ne pas supporter très longtemps de telles singeries. Il y a en tout cas du mouvement ; mais ce n’est pas qu’il se passe quelque chose, à dire vrai, il ne se passe absolument rien. Les passants vont et viennent sans prêter aucune attention à l’homme accroupi, et moins encore à ses feuilles ; tout juste s’ils ne donnent pas un coup de pied malencontreux dans la pile : mais on sait que les passants ne voient rien ; qu’ils ne sont pas encore réglés (et que c’est même à ça qu’on les reconnaît) ; qu’ainsi leurs yeux ne saignent pas encore, tandis que nous, qui sommes au café-bar, d’où on a un point de vue pour ainsi dire panoramique sur toute la scène, nous – nous saignons, et pas qu’un peu : de tous nos yeux. Et c’est comme ça que, du fond du café, une voix familière peut à tout instant s’élever, proclamant : la lune a cassé sa pipe – ce qui veut dire quelque chose, dans une certaine mesure.

Il est parti vers midi, après avoir remballé ses feuilles, et regardé un assez long moment le bout usé de ses chaussures – ce qu’on a interprété comme l’aveu qu’il se faisait, en lui-même, de son irrévocable solitude.

Il est parti les jambes ankylosées, ce qu’on a pu constater à sa façon de marcher comme un pantin, et tous on a pensé qu’on ne le reverrait plus ; mais le lendemain, rebelote. Le même cinéma : du même sac plastique imprimé aux armoiries criardes d’une 22

enseigne commerçante, il a sorti un bon paquet de ces mêmes petites feuilles vierges quadrillées bleues (sans doute avait-il jeté les autres feuilles – ou, s’il les avait conservées, dans quel but les avoir gardées ; dans quel but tout ça ?) – puis il s’est accroupi, a sorti un stylo de sa poche, etc. na Il était un peu plus de dix heures, et l’homme au bouc venait, lui, de poser son stylo, à croire que, depuis un bon quart d’heure, il n’avait jamais été accroupi sur un trottoir mais qu’il s’était trouvé entre les quatre murs d’un bureau et qu’assis sur une chaise à roulettes, au dossier mobile, il n’avait plus, maintenant, en parfait bureaucrate, qu’à faire un peu rouler sa chaise pour, tendant le bras, se saisir, par exemple, d’une agrafeuse – quand, enfin, la silhouette est apparue, conforme aux attentes : une roue d’autobus, qu’on eût dit, suite à on ne sait quel cahot de la route, s’être détachée de son essieu pour continuer vaille que vaille à rouler toute seule. Il y avait bien trois jours qu’on ne l’avait pas vue. Nous autres on n’en a pas été beaucoup plus émus que si un grillon eût repris, après une inexplicable interruption, son chant solitaire ; mais quand, après avoir descendu, tant bien que mal, et sans que personne eût même pensé à venir l’aider, cet escalier si étroit qu’on a tous pensé, quand on l’a vu pour la première fois (il y a de ça un sacré bail), à un escalier de meunier transporté tel quel (encore aujourd’hui, comment ne pas penser à un intestin qu’on aurait arraché, poussiéreux de farine blanche, du ventre d’un moulin voué à la démolition ?) – la belle-mère est allée s’asseoir à la première table, les paupières aussi gonflées que le pis d’une vache : le patron a roulé de ces yeux noirs ! Nous on a bien cru qu’il allait lui balancer son torchon à travers la figure (mais de quel droit ; et pourquoi maltraiter une pauvre vieille ?) ; mais il a préféré crisser des dents, avant, bon prince, d’aller lui servir un viandox. Et c’est là que Nervoise a dit : mais qu’est-ce qu’il fiche.

L’homme avait pris les feuilles, les avait rassemblées, et, tout en les tenant contre lui (contre sa poitrine recouverte d’un chandail sale ; comme on tient un chaton) – il s’était levé.

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Il fiche qu’il va les distribuer ses feuilles, a dit le patron : il est vraiment timbré.

La vieille a déboutonné son corsage, faisant un peu mieux voir ses seins, deux poires sèches.

Et lui là-bas, qui, le patron n’a pas tort, commence bel et bien à distribuer ses feuilles ; mais pas une main pour se saisir de ce que l’homme tend, la tête sur la poitrine, pas très passionné, il faut dire, par son affaire. Inefficace plus encore qu’avant ; mais voilà qu’un enfant s’approche. Il a quoi sept ; huit ans ? Querre en a reposé son verre, signe chez lui que l’heure n’était pas à l’action mais à la réflexion. La vieille sans plus d’explication a reboutonné son corsage (on aurait dit qu’elle cherchait elle aussi à calmer une agitation tout intérieure) – tout en regardant le patron, qui regardait l’enfant qui, comme s’il s’agissait d’une friandise, a pris la feuille.

L’homme au bouc a semblé sourire. Le déclic qu’il attendait peut-être ?

Mais le gamin a jeté la feuille dans la poubelle, et sa mère, qui n’aura rien vu de la scène, a enfin sorti de son sac le ticket d’autobus qu’elle cherchait. Ils peuvent là-bas, sous l’abribus, attendre le bus ; et quand il arrivera, ils monteront dedans.

Quant à notre distributeur il a levé la tête ; ses yeux brillent. Il semble vraiment ragaillardi. Comme quoi ! Les passants (comme s’il était devenu visible, que jusqu’à présent il n’avait été fait que de molécules d’air mais que, brusquement, la chair lui était venue, et avec elle la reconnaissance de ses congénères), s’ils ne prennent pas la feuille, tout au moins hésitent, ou semblent hésiter – ce qui veut dire qu’ils la voient ; puis, c’est presque chaque passant qui s’en saisit.

Les passants s’arrêtent – tournent et retournent la feuille. Ne comprennent pas.

Il y en a un parfois qui se retourne sur l’homme au bouc, pour l’assassiner d’un long regard ; mais la plupart se contentent de hocher la tête, quand d’autres trouvent que c’est le bon moment pour pouvoir se caresser le menton tout à leur aise. Il y en a même 24

qui sourient : ce sont les plus sévères ; mais ce n’est jamais, pour aucun d’eux, pour revenir sur ses pas, et questionner le distributeur à propos de l’étrange prospectus : on préfère en finir tout de suite (en finir avant d’avoir commencé), en jetant le papier, après l’avoir roulé en boule… ou même pas : alors, la feuille plane un bref instant, puis tombe, comme une pierre, sans recours.

Les abords de la poubelle, et le caniveau ont assez vite ressemblé à un dépotoir. Qu’est-ce que c’est que cette histoire a dit Nervoise.

Quant à la vieille, juste après avoir lapé ses dernières gouttes de viandox elle a posé les mains sur sa poitrine, et respiré très fort.

Le patron a eu les yeux de qui espère une apoplexie.

La sonnerie du téléphone l’a sorti de son rêve : c’était la patronne. Lecreuil et Nervoise ont haussé les épaules, et Querre a piqué du nez. Et tous on a ravalé notre salive. Pas à dire : c’est bien elle. Parlant si fort à l’autre bout du combiné que même Lassin, si dur de la feuille qu’on renonce d’ordinaire à lui parler, s’en serait presque bouché les oreilles. La voix bourdonne et on imagine très bien la grosse guêpe qui, à l’autre bout, sur son lit d’hôpital, aspire de sa trompe malpropre un liquide brun, presque noir. Le patron a juste eu le temps de se passer un doigt sur les sourcils, et puis la voix a recommencé à bourdonner, comme qui dirait de plus belle. Nous on sait bien que, quand il s’agira que la guêpe revienne poser ses grosses pattes sur le carrelage du bar, un sentiment bizarre barbouillera nos estomacs. Pardon, on l’aime bien, la patronne, mais, en même temps, elle nous agace, et on aimerait bien qu’elle reste encore un peu, quelques jours, une petite semaine, sur son lit, à pomper (comme on se l’imagine très bien) sa bibine pharmaceutique. Nous ne sommes pas très cordiaux mais c’est comme ça, et on ne peut être plus franc. Et puis le patron a raccroché, et on a compris qu’on allait la revoir demain, et que ce qu’on avait espéré (sans l’espérer vraiment, juste un souhait de vieux célibataires, qui ne devait pas tirer à conséquence) ; que ce qu’on avait espéré venait de tomber à l’eau. na 25

Qu’on juge alors de ce qu’on a pu ressentir le lendemain quand on a bien compris que rien n’était prêt pour recevoir la patronne.

Le patron a fait semblant de ne pas s’en apercevoir ; on a lorgné du côté de la vieille, qui semblait dans la nuit s’être remplie d’on ne savait quel liquide noir, à voir ses veines brusquement si sombres. Et comme c’était autour des tempes que les veines violettes semblaient soulever la peau, et que l’impression était telle, contre toute vraisemblance, mais avec la force de conviction incomparable que donnent les présages, les signes avant-coureurs d’un désastre, que c’était à cet endroit précis que la peau allait se déchirer, pour faire jaillir le sang épais, l’horrible sang d’encre, qu’on en a quelque peu régurgité notre casse-croûte, avant de demander secrètement pardon, à quelle puissance supérieure au juste, je ne sais, de nos mauvaises pensées. Pour sûr la belle-mère commençait sérieusement à sucrer les fraises ; mais pas au point de ne plus se souvenir qu’elle avait une fille, mariée depuis des lustres à un type qui (c’était là un fait incontestable) maniait le torchon comme un torero sa muleta ; un type qu’elle n’a jamais porté plus que ça dans son cœur (on ne va pas se raconter d’histoires) mais qui, tous le reconnaissaient, et elle la première (ce n’était pas une si méchante femme) avait su faire fleurir, en son temps, la jeune Maria, sa fille unique, qui, pour ressembler maintenant un peu trop à sa mère pour que ce prénom pût, en toute objectivité, évoquer autre chose qu’un abreuvoir à jument, savait, même après tant d’années, de temps à autre poser, sur l’épaule du patron, une main qui pouvait encore, je crois, passer, à condition, j’en conviens, de faire abstraction de tout le reste de sa personne, pour une main de jeune fille – et, dans l’esprit du patron, pour, précisément, celle de la rieuse jeune fille qu’elle était, aux premiers temps du mariage.

La vieille s’était levée beaucoup plus tôt que d’habitude, ou, pour mieux dire, beaucoup plus tôt que d’habitude s’était-elle décidée à sortir de sa chambre, pour descendre, mais (vous avez déjà pu vous en rendre compte) avec quels efforts, soufflant comme un bœuf ! l’étroit escalier menant à la salle. Le patron – avait-il reçu tôt ce matin un coup de téléphone dans ce sens : c’est 26

le plus probable. Le patron n’attendait plus semble-t-il le retour de la patronne avant plusieurs jours, à voir comme, ce matin-là, il avait laissé, dans un coin de la salle, les chaises se chevaucher.

Formant une de ces sculptures modernes dont un artiste un peu malin (et pas mal opportuniste) n’eût pas manqué de tirer gloire.

Mais c’est là une façon optimiste d’interpréter ce qu’on a bien vite compris comme un affaiblissement ; une sorte de je m’en foutisme, qui était là aussi un présage. Et c’est bien pourquoi Lecreuil, Querre, Nervoise, Lassin et moi-même, tous présents ce matin-là (mais y a-t-il eu, toutes ces années, un seul jour où l’un d’entre nous s’est autorisé, à moins de se trouver cloué dans son lit par un tour de reins, ou un mauvais rhume, à ne pas rejoindre la petite assemblée ?) – sans oublier Mirette, la chatte de Lassin, que le patron tolère parce que c’est Lassin, d’abord, et qu’ensuite Mirette est une si bonne chasseuse de souris qu’on peut être sûr que, tant qu’elle sera là, à rôder vers la cuisine, aucun raton n’osera venir poser ses pattes sur le bord de la cuve où, été comme hiver, bouillonne (ou plutôt bouillonnait) le légendaire coq au vin du patron : tous, sauf la chatte, qui ne pouvait pas comprendre ce qui se passait, ou, allez savoir, qui le comprenait, mais alors d’une tout autre façon, et en voyant beaucoup plus loin que nous, comme s’il n’y avait plus, pour les yeux ultra-sensibles de l’animal, ni murs, ni chaises, ni rien pouvant s’interposer entre la vue et l’horizon là-bas des jours, le véritable horizon des jours qui attendent leur heure (pour jaillir comme autant d’éclairs) ; tous tant que nous sommes on se sera mis d’accord, sans un mot, rien qu’avec le regard et de légers hochements de tête, pour ne rien toucher. Et on aura bien fait, puisque c’était bel et bien là une œuvre (pour tout avouer : une façon de monument funéraire) – ce qu’on a fini par comprendre, même Querre, le plus obtus, à l’instant même où, accoudés au comptoir, comme vous auriez dit en rang d’oignons, puisqu’à part la vieille, à qui le patron avait quand même fini par donner une chaise, qui venait de la cuisine, on était, par la force des choses, tous debout – on a vu le patron se raidir pour, sans doute dans le but de couper court à la conversation qui, pour lui, devait s’approcher à une allure un peu 27

trop rapide du moment où l’un de nous allait poser la question, fatidique : « Et alors, la patronne ? » – se mettre, les lèvres dures, la tête bien posée sur des épaules qu’il ne bougeait plus du tout, lui qui, peu ou prou, les balance toujours un peu, à fixer, là-bas, dans le coin de la salle, les fameuses chaises, qui, peut-être, et c’est là ce qu’il devait se dire – sinon pourquoi les avoir ainsi fixées, aussi longtemps ? ne sentiraient plus jamais se poser sur elles la main rude, mais sûre, et familière, de Maria.

Et c’est là (n’osant pas dire : au même moment, pour ne pas, déjà, tendre un fil entre des faits qui n’ont, peut-être, rien à faire ensemble ?) ; mais c’est bien, il faut dire, à ce moment-là, que la porte s’est ouverte, et qu’est apparue une certaine silhouette, qu’on ne pouvait pas ne pas reconnaître.

La chatte a miaulé, le patron a tourné la tête, Lassin, sourd comme un pot, n’a rien entendu, mais, perspicace, a dû voir, comme dans un miroir, l’ombre de l’homme au bouc dans le regard du patron – ou, aussi bien, a-t-il tout de même perçu, je ne sais comment, par osmose, par fréquentation assidue de l’animal, comme un amant avec une femme, le miaulement de Mirette ?

Et ce miaulement voulait dire : il est là. na Nous l’avons vu s’approcher vers nous, avec l’impression, jamais ressentie jusque-là, de voir sortir de l’écran l’acteur principal d’un film que, déjà, bien qu’avec un intérêt variable selon les uns et les autres, nous avions presque pris l’habitude de visionner ; mais cette fois, la séance avait été avancée d’une bonne heure et demie. Qu’est-ce qui nous valait cette entrée théâtrale ? Maintenant qu’il était à côté de nous ; mieux : qu’il était, parmi nous, un homme comme les autres, dépouillé de ce prestige propre à ceux qu’on ne connaît que de loin (et dont la vie semble à jamais séparée de nos vies, comme le sont les acteurs), à l’éclat duquel même les plus réticents, qui sont aussi les plus moqueurs, ne peuvent entièrement se soustraire – on était comme ces astronomes qui auraient eu soudain, à portée de main, un morceau d’une lune étrange observée tantôt (sans que l’apparition de cette lune 28

provoquât beaucoup plus qu’une vague stupéfaction : rien, dans les choses humaines, pensions-nous alors, ne vaut qu’on y porte de sentiments plus profonds) ; à ceci près que le morceau de lune en question ne semblait pas tout d’abord apporter beaucoup plus que la vision un peu plus précise du grain de sa peau ; vint ensuite la teinte de ses yeux ; puis certains détails qui, bien sûr, de loin, ne pouvaient avoir été remarqués. La peau paraissait avoir été grattée avec un gant de crin, et les yeux plutôt sombres supportaient assez bien la comparaison avec deux grosses gouttes coagulées de sang de porc. Il y avait aussi ces quelques poils lui sortant des oreilles et qui le vieillissaient d’un coup, ce grain de beauté presque pourrissant, noir d’encre, à l’une des ailes du nez, et ces ongles ; ces ongles inoubliables qui, tandis qu’il serrait d’une main l’anse élastique de son sac (rempli comme on s’en doutait de nouvelles feuilles), et qu’il appuyait de l’autre, sur le comptoir, des doigts aussi fins que ceux d’un pianiste, semblaient ne pas avoir été taillés depuis la découverte des amériques. Pas aussi noirs de crasse qu’on aurait pu penser, ces ongles longs ne semblaient aucunement le gêner (de fait aucun d’entre nous n’avait remarqué ce détail, pourtant des plus remarquables, quand, par exemple, il s’était agi pour notre homme de prendre, sur la pile, une feuille puis une autre : il faut dire qu’un rapace ne se fût pas mieux servi de ses serres) ; enfin, quand l’homme, qui n’avait été jusque-là, pour nous, qu’un acteur muet, a tendu sa gorge, son long cou de canard, et qu’alors, sauf Lassin, qui a peut-être quand même perçu une vibration sourde, on a pu entendre le son de sa voix : comme nous fûmes atterrés d’entendre une voix aussi aiguë ! L’homme au bouc avait une « voix de fillette » : de quoi se tenir les côtes ; mais aucun de nous n’a ri – pas même un seul sourire en coin.

Il a demandé un café ; on le lui aurait presque refusé : sert-on un café à une petite fille ?

Nous avons jugé bien incompréhensible que cet homme qui n’avait semble-t-il plus tout à fait sa raison se comportât ainsi, comme un client ordinaire – encore qu’à y repenser, le simple fait qu’un client pointât son nez eût mérité tout autant notre 29

incompréhension ! Il faut dire que, quoique pas si mal situé, le bar n’attire plus ; d’autres habitudes se forment, d’autres mœurs. Et comment en serait-il autrement : à peine apparaissez-vous dans l’embrasure de la porte qu’on vous dévisage comme si vous aviez la peste. Et vous voilà, seul, à subir les feux croisés d’au moins cinq paires d’yeux pas du tout désireuses de vous voir franchir le seuil du bar ; persistez-vous à vouloir entrer – alors préparez-vous à subir la pression (pas du tout amicale) d’une seule main. La main des enfants seuls. Ou, si vous voulez, et pour que les choses soient un peu plus claires : après cinq paires d’yeux – cinq doigts d’une seule main. Le patron, lui, vous regardera peut-être avec moins de mépris (ce mépris qui n’est que de la peur coagulée) – et c’est pourquoi nous avons scrupule à le compter parmi nous, tout en reconnaissant, chez lui aussi, la plupart des signes d’égarement que fait naître une habitude un peu trop prolongée, et sans doute indécrottable, de la rumination mélancolique. Quoi qu’il en soit : le client rentre ; mais les cinq doigts de la main (une vraie main de pendu, bien que capable encore de recroqueviller ses doigts) déjà lui tapotent l’épaule. Et puis : la main applique ses doigts sur le cou, dont les veines se mettent à gonfler aussi bien que la gorge des pigeons roucoulants. Le client étouffe. Il boit son verre, en apparence tout se passe bien, mais, en réalité : il étouffe. Il agonise. Il ne reviendra pas. Il ne s’agissait pas qu’un traître (puisque c’en était un, forcément) vînt rompre ce serment que nous avons prononcé (et dont nous ne pouvons plus, pensons-nous, nous dédire) de devoir porter sur des épaules de plus en plus voûtées, tout le poids du monde – ou de quelque chose de plus lourd encore ; mais qu’est-ce qui peut bien être plus lourd que le monde ? Le passé perdu ? Ou plutôt le passé jamais vécu, ardemment rêvé – puis démoli, avec la colère froide, et minutieuse, des enfants seuls ? Et voilà qu’on recommence à parler pour ne rien dire : mais il y a bel et bien quelqu’un d’assassiné, qui s’obstine à vider son verre. Il ne le sait pas mais il y aura désormais un cadavre de plus déambulant dans les rues de la ville, et ce cadavre c’est lui : le nouveau venu. Le client qu’on n’aura vu qu’une seule fois – et qui ne reviendra pas.

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na Chacun on s’est douté qu’à ce moment-là il y a eu une vérité dont nos esprits pas mal embrumés ont vu passer la tête, comme à travers une fenêtre brusquement ouverte ; encore est-ce beaucoup dire : bien plus un ovale flottant dans l’air qu’une tête en bonne et due forme ; mais ça n’en restait pas moins une vérité, comme il ne s’en montre pas beaucoup dans une vie. Il n’y avait sans doute de par le monde qu’une seule silhouette capable de tous nous paralyser ; même la vieille, au corsage grotesque, et aux veines prêtes à exploser, même elle, avec son air ahuri qui ne pouvait que témoigner d’une perte à peu près irrémédiable de toute conscience vraie, active, a paru ne pas y croire quand l’homme au bouc a ouvert le sac, et qu’il a, sans gêne aucune, sorti un bon paquet de ces mêmes petites feuilles quadrillées que nous lui avions déjà vues sortir tantôt. Le sac, vide, s’est replié à ses pieds, lamentable ; mais nous on n’avait d’yeux que pour la pile de feuilles, que l’homme a pris soin d’ajuster, aussi serein, et indifférent semble-t-il à nos regards, que s’il avait été tout seul chez lui. Le patron a eu les gestes d’un robot quand il a posé à côté de la pile la petite tasse pleine du liquide amer – une tasse que Nervoise a pris soin de rapprocher du jeune homme ; pour lui éviter de tendre un peu trop le bras : ce n’est même pas sûr ; enfin quoi. Qu’est-ce que tout ça voulait dire ? Lecreuil s’est raclé la gorge ; on pressentait le pire ; mais ce raclement est resté lettre morte. Mieux valait que personne n’ouvrît la bouche, et surtout pas Lecreuil, chez qui la parole jaillit un peu trop souvent comme un geyser, du moins pour ce qui est de la soudaineté (mais pas du tout, ou très rarement pour la hauteur – d’où notre inquiétude) ; mais, quand le téléphone a sonné, et que tous, même Lassin, qui là aussi a dû percevoir la vibration, comme une petite vague dans l’air, heurtant sa joue, on a sursauté (mais peut-être pas la vieille, à qui personne ne prêtait plus attention : probablement n’avait-elle plus aucune capacité à s’émouvoir de quoi que ce soit) ; tous, sauf l’homme au bouc, comme s’il avait toujours su que le maudit appareil allait sonner à ce moment-là, et que c’est pour cette seule raison (et pas pour boire ce café serré, qui n’était 31

qu’un prétexte) qu’il était entré dans le bar, dont il avait, avec une extraordinaire détermination, une volonté inébranlable poussé la porte aux gonds pas huilés depuis le déluge ; – ce qu’on a pu croire, à ce moment précis, et qui s’est révélé la vérité pure, c’est que cet homme au bouc avait partie liée avec nos vies, non pas dans le sens qu’il eût vocation à rejoindre notre petit groupe de buveurs désespérés (un sixième doigt pour notre main de pendu : idée baroque, et quelque peu effrayante), mais dans le fait que sa silhouette, reconnaissable entre toutes, mais aussi, bien sûr, son attitude, ce que d’aucuns ne manqueraient pas d’appeler sa folie douce (encore que ce ne fût peut-être pas du tout folie, et pas douce du tout), étaient le signal qu’on attendait – sans savoir qu’on l’attendait, comme tout ce qui peut, sinon nous sauver, du moins nous sortir, un peu, de notre hébétude.

Puisqu’il sera bien temps, quand on n’y sera plus, d’être hébété.

Le patron a si bien pâli qu’on a cru qu’il allait tomber comme une masse derrière son comptoir.

Il tenait le combiné de bakélite – un appareil qui aurait dû se trouver dans un musée mais nous sommes tous de si vieux spécimens qu’on ne peut pas demander aux objets que nous utilisons d’être beaucoup plus perfectionnés que nous le sommes !

Le tenait d’une main qu’on a vue pour ainsi dire perdre d’un coup tout son sang (une vraie main de vrai pendu) : à l’autre bout ce n’était pas du tout la voix de la grosse guêpe mais une voix qu’on ne percevait qu’à peine – chuchotis des mauvaises nouvelles.

Il a raccroché. La vieille s’est brusquement levée, faisant ainsi grincer les pieds de la chaise : elle avait donc encore de la peau sur les os ; elle n’était donc pas encore tout à fait un spectre ?

– L’est dans l’coma… j’dois aller la voir.

La voix du patron comme on ne l’avait jamais entendue : sourde ; à peine audible. Lassin qui a demandé ce qui se passait, et à qui j’ai dû dire, en m’approchant de son oreille, mais avec une voix qui a bien eu du mal à sortir de ma gorge, ce que le patron venait de nous annoncer – Lassin est alors vite allé éteindre la gazinière : 32

c’était bien en effet le moment de se remplir la panse ! Il n’y avait plus qu’à savoir où Mirette avait bien pu se rouler en boule ; mais pas de Mirette à l’horizon. La petite garce, a marmonné Lassin bien injustement ; puis le patron, un paletot bleu sur le dos, a dit (sans le dire, rien qu’en les jetant sur le comptoir) : je vous confie les clés. Il s’adressait à nous cinq mais ce fut Lecreuil qui a pris les clés – disant (sans le dire) : t’inquiète.

La vieille, qui était retombée le front sur la table, avait peut-être commencé une hibernation qui durerait jusqu’à sa mort.

Nous, on a cherché Mirette ; enfin Nervoise a crié : elle est là.

Là c’était dans la petite arrière-cour – plutôt du reste un débarras à ciel ouvert. La chatte dormait, sous un carton qui, si on en croyait l’inscription, avait servi à transporter des bouteilles de mauvais pinard ; mais nous, on l’aime, le mauvais pinard. Il aide à vivre, je veux dire qu’il aide à moins regretter cette vie qui n’en finit pas.

La chatte n’a pas remué une oreille quand j’ai soulevé le carton a raconté Nervoise. Laissons-la : on ira la rechercher tout à l’heure. Que voulait-il dire par « tout à l’heure » : dans une heure ; cet après-midi ; ce soir ? Lassin n’a rien dit – soit qu’il n’eût pas entendu, soit qu’il eût choisi, allez savoir, de faire la sourde oreille.

Et puis nous sommes sortis, laissant la vieille marmotte dans son trou – et Lecreuil a descendu puis fermé la grille.

Nous en avions presque oublié l’existence de l’homme au bouc ; mais il était là (un moment, on a pensé qu’on l’avait réellement oublié dans le bar), un peu plus loin, avec à la main son sac, où il avait remis les feuilles, et dans l’autre un billet – qu’il a tendu à Lecreuil (l’adjoint du patron a-t-il dû penser, à la façon qu’il avait eu de se saisir du trousseau de clés) : – Pour le café.

Lecreuil a regardé le billet, et puis il a dit : « Pas à moi de l’encaisser. » La petite voix a semblé déçue – presque blessée : « Pour le café – s’il vous plaît. » 33

La scène était grotesque ; enfin Nervoise est arrivé, a pris le billet – et a soufflé un : « Merci ; mais c’est pas sûr qu’on vous rende un jour la monnaie. » L’homme a paru sourire. Lui rendre la monnaie, même pour un café qu’il n’avait pas bu – en avait-il été seulement question ! na Puis il est allé se poster dans le quadrilatère de bitume : il s’est accroupi, a sorti ses feuilles – et un stylo à bille. Querre a murmuré (avait-il besoin de le faire, c’est une autre question) : – L’est vraiment timbré.

Et puis on s’apprêtait à se séparer, chacun prêt à rentrer chez soi pour attendre, de l’un ou de l’autre, des nouvelles de celle qu’on ne reverrait sans doute plus, sinon dans un cercueil, quand Nervoise, au lieu de saluer la compagnie, a fait le geste pour dire : là-bas ; le timbré – il écrit à toute vitesse.

Qu’est-ce qu’il pouvait bien écrire, voilà ce qu’on s’est dit.

Le « travail » terminé, il s’est relevé, et, rassemblant les feuilles – il a commencé à vouloir, manifestement, les distribuer : comme d’habitude si j’ose dire ; mais Nervoise a été, sinon le plus curieux, du moins celui qui a osé montrer aux autres qu’il était très intrigué – pas du tout indifférent, pas du tout « blasé » par cette histoire.

L’homme au bouc aurait pu lui faire un clin d’œil, ou un petit sourire – même un peu narquois – pas trop, tout de même, pour ne pas risquer de recevoir un coup de poing sur la figure : pas du tout ; aussi étonnant, et, peut-être, aussi incroyable que cela paraisse (mais était-il encore lui-même ; était-il, à ce momentlà, le même jeune homme qui tout à l’heure avait tendu le billet « pour le café » ? Le même que celui qui avait poussé la porte du café-bar ? Le même vraiment ?), il a eu, face à face avec Nervoise, qui a fini par prendre la feuille, tout en le regardant sèchement, les yeux dans les yeux, le regard vide de quelqu’un qui ne l’aurait jamais vu. On ne peut pas dire que les deux se connaissaient depuis toujours ; mais Nervoise – il était juste à côté de lui au 34

comptoir, même que c’est lui (comment oublier ça ?) qui a poussé vers lui la tasse de café, pas du tout (je crois qu’on peut maintenant l’affirmer) pour lui éviter de tendre le bras, pas par gentillesse mais parce qu’ainsi il montrait qu’il était chez lui, autant que le patron, et que lui, avec son sac plastique et ses petites feuilles d’écolier, et son bouc et sa voix de fillette n’était qu’un freluquet – un blanc-bec, qui avait plutôt intérêt à se tenir tranquille ! Et lui, ce même blanc-bec, voilà que, peut-être parce que, justement, il était chez lui, que ce quadrilatère de bitume, ce tout petit morceau de trottoir c’était autant « chez lui » que, pour Nervoise, le café-bar (qu’alors ce fut là, comme on dit, un prêté pour un rendu ?) – voilà qu’il avait le regard vide de qui vous voit pour la première fois, ou qui peut-être ne vous voit même pas, et à qui, en tout cas, ça ne fait rien, ni chaud ni froid, que vous le regardiez les yeux dans les yeux, le regard dur – réprobateur ; bon – mais la feuille. Qu’est-ce qu’il y avait sur la feuille ?

Nervoise est revenu vers nous – pas content comme je l’ai dit ; je crois qu’il lui aurait bien donné une bonne petite bourrade pas très amicale pour avoir osé le regarder comme ça, comme on regarde – même pas un chien : mais ce n’était pas le moment ; il y avait des choses bien plus graves qu’une susceptibilité de vieux garçon blessée par un « timbré ». Il y avait la guêpe qui, là-bas… « Moi Ninette » : voilà. Querre a dit : amène voir. Et Nervoise, un peu vexé (c’était comme si on lui avait dit : tu n’es pas capable de lire deux mots à la suite), lui a tendu la petite feuille quadrillée – mais c’était bien ça : deux mots. Et ce ridicule « Ninette » ! Le début d’une phrase – ou ce qui ressemblait assez au début d’une phrase ; mais quoi : pas étonnant si, l’autre fois, les feuilles avaient toutes fini dans le caniveau ou la poubelle.

Mais Querre, pourtant le plus obtus, a dit : c’est ça ; c’est le début d’une phrase.

Et la suite, il l’a écrite sur les autres feuilles.

Querre a traversé le boulevard (excité ; brusquement impatient, lui si lymphatique d’ordinaire, au point de faillir heurter un cycliste, qui, geste passé inaperçu, tant Querre était à cent lieues de 35

vouloir répliquer, n’a pas manqué d’adresser à l’écervelé un joli bras d’honneur) – puis se postant devant le distributeur (dont personne n’osait trop s’approcher, peut-être parce qu’il avait, à ce moment-là, un regard qui n’était pas sans vous faire un peu peur ?) : il lui a pris la feuille. Qu’il a lue ; alors il s’est retourné vers nous et a fait signe : venez.

Nous sommes venus – petit cortège de quatre silhouettes, qui, cinq avec Querre, ont pris, l’une après l’autre, les feuilles que tendait notre bien curieux jeune homme. Oh ; pensez-vous que, pour autant, il aurait bougé un cil – un seul ? Non ; il est resté droit, les traits du visage impassibles, continuant sa distribution comme s’il n’avait été qu’un arbre à qui des gamins facétieux seraient venus à tour de rôle arracher toutes les feuilles. na Il n’a semblé se réveiller qu’une fois la dernière feuille distribuée ; alors il a regardé autour de lui – sans même s’arrêter à nos silhouettes ; puis il a repris son sac, et c’est comme un voleur qu’il est parti.

Nous autres on ne se sentait pas d’aller le saisir par le col pour lui faire savoir qu’on n’était pas que de pauvres cloches – qu’on avait quand même notre dignité, même si lui avait décidé de ne plus en avoir aucune. La lassitude peut-être ; et puis, comme je l’ai dit, on avait en tête des choses autrement plus graves. na Nous ne l’avons plus revu ; jamais : ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé de le retrouver. Lassin a même cru intéressant (il n’avait pas l’air de plaisanter) de mettre Mirette « sur le coup » ; mais on lui a fait doucement comprendre, par signes, que Mirette n’est pas vraiment ce qu’on peut appeler un chien policier.

L’enterrement s’est passé – comme se passe l’enterrement d’une femme qui aurait pu arpenter encore pas mal d’années le petit bout de terrain que la vie lui avait laissé.

La vieille a-t-elle bien compris que c’était sa fille qui était là dans ce cercueil ? Le patron a dit : bien sûr ; mais nous, on l’a surtout 36

vue, tant à l’église qu’au cimetière, déboutonner et reboutonner son corsage noir.

La phrase on a fini par la connaître par cœur. Pas qu’elle soit très longue d’ailleurs, ni très compliquée. Le patron nous l’a dit : Maria (a-t-il fini par estimer, d’après l’heure officielle du décès donnée par l’hôpital) est décédée un quart d’heure, pas beaucoup plus, après le coup de fil.

Il avait été si effondré, arrivant essoufflé dans sa chambre de ne pas pouvoir lui dire – un dernier mot ; même à travers la paroi de fer blanc du coma : un dernier mot.

Morte au moment même où l’homme au bouc, accroupi sur son quadrilatère de bitume, a commencé à écrire vite ; très vite ; de plus en plus vite cette phrase, que nous n’avons eu, bien sûr, aucun mal à reconstituer (chacun avec plusieurs feuilles – comme autant de maillons d’une seule chaîne) : « Moi Ninette je tiens à dire à mon Lanou que tout est bien ici et qu’il y aura quand il viendra la rejoindre du pinard au frais mais que ce n’est pas la peine qu’il se dépêche. » ; morte à ce moment-là ? Il se peut. Il se peut même – que ce soit à ce moment-là très précisément. na Quand même les hommes restent les hommes et il a fallu pas mal de temps pour que le patron nous avoue (après avoir lu, les yeux écarquillés, la phrase, transcrite par nos soins sur une belle feuille de papier blanc, qu’on avait pris soin, pensez bien, de border de noir) que « Ninette » était le petit nom d’amour (venu d’où, il ne savait plus – ou ne voulait pas nous le dire) par quoi il appelait, au temps des fiançailles, la jeune et jolie Maria.

Lecreuil a bien tenté de demander, par plaisanterie, pour détendre l’atmosphère (comme s’il y avait eu besoin de « détendre l’atmosphère » !), s’il pouvait, désormais, appeler le patron La… – mais le patron lui a fermé la bouche – je veux dire physiquement : à lui serrer les lèvres. Lecreuil a eu un peu honte. Lanou – il n’y a bien sûr que Maria qui ait jamais eu le droit de prononcer ce petit nom d’amour, dont l’origine elle aussi se perdait dans la nuit des temps – et quelle importance ?

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na Et voilà : maintenant le café-bar est en vente ; en attendant la porte reste ouverte et le patron nettoie matin et soir la salle, avec le balai de Maria. Il a remis les chaises autour des tables ; et il a laissé tomber le coq au vin, pour une blanquette de veau qu’on ne trouve pas si bonne – mais qui oserait le lui dire ? La vieille ne se lève plus de sa chaise que pour aller caresser Mirette, qui a donc atterri là, prêtée, si j’ose dire, par Lassin : comme on prête un jouet à un enfant ; mais l’enfant ne risque pas de grandir ; alors jusqu’à quand faudra-t-il que la chatte reste ici ; jusqu’à ce que le café-bar trouve preneur, sans doute ; mais est-il vraiment en vente, comme le patron nous l’a dit ? Et qui rachèterait un tel radeau, si ce n’est pour le transformer en petit navire commercial – agence immobilière ou magasin de chaussures ? Notez, pour en revenir à Mirette, que l’endroit n’a pas l’air de lui déplaire ; d’autant que des morceaux de veau finissent parfois dans sa gamelle…

Il y a encore autre chose. Nous sommes cinq – sans compter le patron. Et tous les cinq ; ou, peut-être, les six, puisqu’à présent, je crois bien que nous pouvons dire : les six doigts d’une main baroque, moins effrayante qu’émouvante, comme la main mal formée d’un enfant qui, cependant, ne paraît pas en être si gêné ; tous les six, on se demande bien, encore aujourd’hui, et peut-être aujourd’hui plus encore qu’hier (bien plus aujourd’hui qu’hier) quelle phrase, l’autre fois, on aurait pu reconstituer, si on avait seulement pensé, quand c’était encore possible, à ramasser toutes ces feuilles que des passants imbéciles auront jetées ; pour combien d’entre elles roulées en boule. Feuilles maintenant perdues – avalées à jamais par le camion-poubelle !

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--------- Fin extraits ---------

40

Table Il y a un pays

8

Nils

16

Leunuk

29

La conférence

36

Irène

45

Comme une berceuse

59

Le télescope

61

Croire aux fées

89

Yvonne

102

Chaîne humaine

115

Nous y sommes

135

Lécureuil

152

L’édition d’ Il y a un pays, un livre de Manuel Anceau, avec des dessins d’Eve Mairot, a été préparée par Eve & Thierry.

man

Chez le même éditeur (récits littéraires) Manuel Anceau, Livaine Manuel Anceau, Lormain Guy Cabanel, Hommage à l’Amiral Leblanc Jimmy Gladiator, D’un voyage à Tulkarem Alain Joubert, Le passé du futur est toujours présent Balthazar Kaplan, Nuit polaire Georges-Henri Morin, Carnets oubliés d’un voyage dans le temps Jean-Luc & Varduhi Sahagian, Gumri, Arménie, si loin du ciel…

Catalogue et commande en ligne http://abiratoedition.wordpress.com Diffusion-distribution : Serendip

man Je ne sais d’où cela vient, mais le mot ionique exprime pour moi infiniment plus de choses qu’il n’y en a dans le dictionnaire.

Georg C. Lichtenberg.

Achevé d’imprimer par les imprimeries Le Révérend, à Paris.

N° d’impression : 9923 Dépôt légal : 4e trimestre 2021 ISBN : 978-2-911917-78-3 Imprimé en France