DIEGO

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Au secours de Diego Roman jeunesse

Claudine Jacques

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1 Le Prince de sang-mêlé sortirait cette nuit à la librairie Montaigne et David actionnait les roues de son fauteuil d’avant en arrière, tout excité à l’idée de participer à cet événement formidable. Retrouver son copain Harry dans de nouvelles aventures, c’était choc ! — Arrête de bouger comme ça, gronda sa mère pour la forme, tu n’avanceras pas l’heure pour autant. — Tu peux pas comprendre, Mam, c’est tellement super chouette. — C’est sûr, je ne peux pas comprendre, remarqua-t’elle, je n’ai jamais été jeune. — Si, mais ce n’était pas la même époque. À vrai dire, il avait du mal, malgré les photographies qui en témoignaient, à imaginer sa mère petite fille, pourtant d’album en album il l’avait côtoyée de sa naissance à son mariage. Après, les photos, c’était plutôt les siennes, lui bébé, lui petit, lui partout. — C’est comme du virtuel, ajouta-t’il pour bien se faire comprendre, tu as été jeune mais pour toi, pas pour moi. 5


— Nous voici donc en plein conflit de générations ? — T’es ma mère, quoi ! Elle s’approcha et ébouriffa ses cheveux. Il hurla : — Arrête, j’ai mis du gel. Il va falloir que je recommence. — Au fait, tu as bien téléphoné à ton père. Il vient te chercher. — Pas de problème. On va au Mac Do et après chez Montaigne. — Tu es bien sûr qu’il s’en souvient ? — Mam, tu t’inquiètes pour rien. Il sait que c’est important pour moi. Valérie hocha la tête. Combien de fois David avait-il été déçu par des promesses non tenues ? Jamais il ne se plaignait pourtant. Il était juste, lorsque cela arrivait, un peu plus silencieux. — Bon, bon, je suis de nuit. Je me prépare et j’y vais. Tu me raconteras tout ça demain, passe une bonne soirée. Et prend ton mobile, hein, David, tu prends ton mobile. — Ouiiiii. Sa mère était une angoissée. Il fallait qu’elle sache toujours où il se trouve bien qu’il ait presque douze ans. — Ah, les femmes, soupira-t’il, toutes des inquiètes ! Il en tenait pour preuve les conversations qu’il avait avec Manu et Jöss, ses meilleurs potes. Eux aussi avaient des mères un peu collantes. 6


Il entendit la grille se refermer et la voiture démarrer. Voilà, il était seul. Oh, pas pour longtemps, une heure à peine avant que son père n’arrive. Un bon hamburger et des frites avec lui et une soirée insensée à rencontrer d’autres fans de Harry Potter sur la place des cocotiers, le rêve ! Il saisit sa PSP et déboula comme un fou sur la terrasse. À peine étonné par ces manœuvres aléatoires, Soyo n’ouvrit ses yeux dorés que pour les refermer et ne bougea pas d’un poil. Il lui en fallait plus, foi de Persan, pour s’inquiéter de tels dérapages.

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2 20 h 00 et personne à l’horizon ! Un mobile branché sur répondeur, pas de nouvelles. Tant pis, ils n’auraient pas le temps d’aller au Mac Do, ou bien à toute vitesse, ou encore ils choisiraient des trucs à emporter et mangeraient dans la voiture. Il avait l’habitude, son père était toujours en retard. Parfois même il se décommandait à la dernière minute. Trop de travail, trop d’obligations, trop loin, trop mauvais temps, trop, trop, répétait-il. Il n’assume pas, disait sa mère. Et David s’était demandé longtemps ce que voulait dire exactement ce mot : assumer. Et puis un jour il avait compris. Son père n’assumait pas son handicap. C’est même pour cette raison qu’il les avait quittés, sa mère et lui. Il était rentré tard, puis de plus en plus tard et à force il n’était plus rentré du tout. Puis il avait disparu. Longtemps. Sa mère, avec son travail d’aide-soignante et ses horaires de nuit, avait eu du mal à tout gérer mais elle avait 9


fait face après avoir beaucoup pleuré. Ensemble, ils s’étaient serrés les coudes. Il y a deux ans pile, il avait téléphoné. C’était pendant les vacances de janvier. Il avait demandé si tout allait bien. S’il pouvait passer. C’était comme s’il était parti la veille. Ils s’étaient donnés rendez-vous. Ils avaient parlé comme des adultes, refait connaissance. Depuis il venait le chercher de temps en temps. Et dans ces cas-là, c’était super ! Ils partaient en brousse, vers Pocquereux, dans un ancien relais de chasse, une petite cabane en tôles perdue au milieu de la chaîne. Là, David oubliait tout, pendu à la poignée du 4x4, jumelles à la main. L’œil vif, il profitait de chaque moment, du matin bleu au soir orange. Parfois, son père l’oubliait encore. David tenta de se rassurer, non, ce n’était pas possible, pas ce soir ! Il lui avait bien expliqué à quel point c’était important. Le dernier Harry Potter, quand même ! L’année dernière, il lui avait déjà fait le même coup, mais sa mère ne travaillait pas. Elle l’avait emmené. Ce n’est pas simple quand on est en fauteuil, il y a toute une organisation à prévoir. 10


Non, il ne pouvait pas le laisser tomber. Pas ce soir ! Et ce foutu répondeur imbécile qui répétait la même chose : éteint ou hors zone de couverture ! À 22 h 30 David s’installa devant la télé. À moins d’un miracle, la soirée était gâchée. Autant qu’il regarde la rediffusion du journal télévisé où l’on montrerait certainement des images de l’événement. Il se tourna vers Soyo qui avait réintégré sa place sur le canapé. — Que dire à Mam, elle va se mettre en colère contre papa. Il faut que j’invente une histoire. Hein, qu’en penses-tu ? Soyo eut un mouvement de tête dubitatif. — Oui, je sais, je vais mentir, mais bon, tu sais ce que c’est. Tu fais ce que tu veux, je ne cautionne pas ton acte, sembla répondre Soyo en se retournant ostensiblement. David en profita pour lui faire une grimace. Le visage de Gwen apparut. Il l’appelait Gwen parce qu’elle avait un nom à rallonge, et qu’elle était super belle. Il adorait cette journaliste qui offrait toujours quelque chose de joli ou d’original en fin de journal. Sûr qu’on allait parler d’Harry Potter avec elle. — La voilà l’astuce, Soyo, gloussa t-il. 11


Il dirait à sa mère qu’il y était allé. Elle n’y verrait que du feu. « Avant de parler de l’événement Harry Potter qui se déroulera dès minuit dans une grande librairie en haut de la place des cocotiers, la gendarmerie nationale nous prie de diffuser la photographie d’une jeune fille de onze ans qui aurait disparu depuis ce matin. Il s’agit de Vanina Maïtaï, elle mesure 1m 30 environ, est vêtue d’une jupe bleue et d’un tee-shirt à fleurs, elle a disparu sur le chemin qui la menait de la bibliothèque Bernheim à son domicile, baie de la Moselle. Toute information sera la bienvenue au numéro qui s’affiche sur l’écran. » David en resta coi. Vanina était sa copine d’école depuis le primaire ! Il n’en revenait pas. Il n’eut qu’un vague regard pour les images qui suivirent et qui n’avaient plus aucun sens. Vanina avait disparu. Non ce n’était pas possible. Il tenta de se rassurer, elle était restée chez une amie, ou bien s’était fâchée avec ses parents ou bien encore... Allons bon, voilà qu’il imaginait le pire, un rapt, un accident. Non, quelle idée ! Demain, elle serait là, comme d’habitude, et lui raconterait sa mésaventure. Pour se calmer, il s’installa derrière son ordinateur et se brancha sur internet. Il s’était fait des tas de copains en Calédonie, en France et à Tahiti et tchatait assez souvent. 12


Ce soir, il avait besoin du soutien de ses amis, et principalement celui d’Henry.

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3 Henry Bambel habitait Koumac depuis une bonne dizaine d’années. C’était un australien du bush, mince et tonique, un pur produit british, avec de petits yeux bleus perdus dans un visage rouge à tâches brunes et blanches, abîmé par un soleil sans pardon. Il portait aimablement un menton plutôt volontaire, un nez un peu tordu, ayant tâté de la boxe anglaise dans sa jeunesse et ne quittait jamais un chapeau mou qui avait dû avoir une forme, et une couleur dans un temps révolu, mais qui ne ressemblait plus à rien aujourd’hui, et se vêtait, sans distinction de saison, d’une chemisette usée portant ses initiales entrelacées, d’un short long et de chaussettes remontées jusqu’aux genoux dans des sandales de cuir. Celui qui l’avait vu une fois, gardait sa silhouette longiligne à jamais gravée sur sa rétine. Il avait été séduit par la Calédonie qu’il avait sillonnée lors d’un voyage commercial où il représentait un système de portails que l’on ouvrait sans descendre de voi15


ture, c’était quelque chose de très ingénieux et de typiquement australien. Dans le Nord, il avait rencontré une calédonienne aux formes rebondies dont il était tombé raide amoureux, une maîtresse femme, habituée à la Brousse et à ses grands espaces déserts, un peu kanak, un peu japonaise, un peu française, un peu indienne, qui cuisinait, my goodness!, comme une déesse, maniait le fouet et conduisait indifféremment tracteurs ou 4x4. Alors, subjugué par tant de qualités conjuguées, il était resté, avait appris un français émaillé de formules bigarrées qu’il employait souvent à mauvais escient mais avec un accent qui lui pardonnait tout. Since one paire de mois, comme il aimait à le dire, Henry Bambel surfait sur le net, il y retrouvait ses habitudes de jeunesse, lorsque la radio était le seul moyen de communication à des miles de distance pour joindre le voisin le plus proche. Chaque soir, à heure fixe, il s’adonnait à ce plaisir armé d’une bière bien glacée. Son plus fidèle interlocuteur s’appelait David. Ils s’envoyaient des énigmes du genre « Tu te rends à Païta pour la fête du bœuf. Sur la route tu croises deux bétaillères et un van, la première bétaillère contient deux passagers et six têtes de bétail, la deuxième bétaillère, trois personnes et cinq têtes de bétail, le van, une per16


sonne et deux chevaux. Combien de personnes et d’animaux se rendent à la fête du bœuf ? » — Bonsoir Henry! — Hello David, how are you? — As-tu écouté les infos ? —Yes, comme d’habitiude, mais toi, tu ne devais pas être de sortie avec ton père et notre ami commun Harry Potter ? — Si, si, mais il y a plus important, la fille qui a disparu, Vanina, c’est une amie de classe, ma meilleure amie. — Oh, et tu es inquiet, I presume ! — Plutôt ! — Dans la vie, est-elle fofolle ou very responsable, ta copine ? — Vanina ! C’est une fille super. — Tu connais son family ? — Oui, ses parents sont en voyage en ce moment. Elle restait à la Vallée des Colons chez des amis, en attendant leur retour. — C’est peut-être la raison. — Qu’en penses-tu ? — Elle ne s’entendait peut-être pas avec ces personnes là ! Alors elle est partie. — Mais où ? — Ma foi, je n’en sais rien. As-tu un moyen de la joindre par e-mail ? 17


— Bon sang, je n’y ai pas pensé. C’est trop choc comme idée. Je vais lui écrire un mot tout de suite. Excuse-moi Henry, je te laisse. — Comme un vieil chaussette. — Non, non, mais ton idée est trop bonne. — Je sais, je sais. Good bye boy, à demain. Je te dis les five lettres pour te porter chance. Ah, au fait la réponse de l’énigme est : Un seul, toi. — Bravo. Et à bientôt. Je te tiens au courant. David s’émerveillait d’avoir un ami aussi clairvoyant, bien sûr qu’il fallait lui laisser un message !

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4 Dans son sommeil David entendit gratter à la fenêtre. Était-ce Soyo ou l’une de ses admiratrices ? Ce chat connaissait bien trop de monde. D’une main il saisit la balle d’exercices qui traînait sur la moquette et l’envoya dans la direction de la fenêtre. — Aïe, cria une voix. David se redressa d’un coup. — Y a quelqu’un ? — C’est moi, chuchota-t’on du jardin. — Moi, moi, qui moi ? — Tu ne me reconnais pas, c’est moi, Vanina. — Vanina ? — Oui. David alluma la lumière pour apercevoir entre les rideaux le petit visage de Vanina. — Mais, tu fais quoi là, tout le monde te cherche. Bon, passe par derrière, sous la tortue en pierre, il y a une clef. — Heu, je ne suis pas seule. Diego est avec moi. 19


— Diego ? Je connais. — Non, je ne crois pas. — Allez chercher la clef et entrez. En deux temps, trois mouvements, David sortit du lit et s’installa sur son fauteuil. Il se précipita dans la salle de bain pour se rafraîchir, il fallait qu’il ait les idées claires, quelle histoire ! Vanina entrait, tenant par la main un jeune garçon plus grand qu’elle d’une bonne tête. — Alors que se passe-t’il ? J’ai vu ta photo à la télé... Je t’ai envoyé un mail. J’étais follement inquiet. — Je te présente Diego. — Salut David, fit Diego en lui tendant la main sans hésiter. Un étonnement sans bornes s’imprima sur le visage de David : Diego était aveugle. — Salut. — Comme ta mère est de nuit cette semaine, reprit Vanina, nous sommes venus dormir chez toi. David eut comme un éclair. — Voilà pourquoi tu m’as demandé des renseignements sur le métier d’aide soignante, tu étais super intéressée, tu disais que c’était un métier formidable, et patati et patata. Je n’y ai vu que du feu ! Vanina sourit. 20


— Il fallait que je connaisse son planning, tu comprends. — Bien, bien. — On ne pouvait pas passer la nuit dehors. — Bien, bien. — Nous avions besoin d’un point de chute. — Bien, bien. — Et comme tu es le garçon le plus malin que je connaisse... — Bien, bien. — Et puis on a faim. — Bien, bien. — Hé David, t’es abonné au « bien-bien », ou quoi ? David se ressaisit. — Excusez-moi mais je suis encore sous le coup de la surprise. Venez, on va dévaliser le frigo. David sortit pêle-mêle ce qui s’y trouvait : du fromage à tartiner, un reste de salade de riz, du jambon, des cornichons, une bouteille d’eau. Il se souvint alors qu’il n’avait rien mangé et s’installa confortablement à table avec ses amis. — Tiens, Diego, attrape le pain sur le buffet derrière toi. Diego, saisit le pain en tâtonnant et le posa sur la table. Il n’avait hésité que quelques secondes. Vanina et David se regardèrent, lui plus gêné qu’elle. 21


— Heu, excuse-moi, j’avais oublié que... — C’est mieux ainsi, ne change rien, répondit tranquillement Diego. Ce n’est que lorsqu’ils furent rassasiés, que Vanina avoua, le plus sérieusement du monde : — David, nous avons besoin de toi.

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5 Henry Bambel et son vieux combi Volkswagen aménagé en camping car roulaient à toute vitesse vers Nouméa. Le dernier message de David était à la fois inquiétant et, le quinquagénaire australien devait se l’avouer, passionnant. Il l’avait relu plusieurs fois et le connaissait par cœur, à la virgule près. « Dernières nouvelles : Vanina est à la maison pour la nuit. Elle se cache chez moi avec Diego. Viens nous chercher avant cinq heures du matin dernier délai, c’est une question de vie ou de mort ». Suivait l’adresse et quelques explications. — Ce garçon n’est pas très éclaircissant, murmurait Henry, happé par la route. David n’avait pas hésité. Il partait avec Vanina et Diego. Au bout du monde s’il le fallait. — Et si ton copain australien ne vient pas nous chercher ? s’alarma Vanina. David eut un petit rire. 23


— Henry ! Tu verras, il sera là avant le jour. — Et ta mère. — Elle n’arrive qu’à six heures. — Et elle, que dira-t’elle ? Elle va bien voir que tu n’es plus là. — Je vais lui laisser un mot. Lui dire que je suis parti avec mon père pour toute la semaine. C’est les vacances, quoi ! — Elle va y croire ? — Heu, pas sûr ! Je vais laisser un message sur le portable de mon père pour qu’il me couvre. — Ce sera suffisant ? — Écoute, ils ne s’entendent pas tous les deux, et ne s’appellent jamais et puis on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, ajouta t’il sentencieusement, j’ai promis de vous aider. — Je ne te remercierai jamais assez. David sentit une chaleur inconnue sur son visage. — C’est rien, bredouilla-t’il. Diego n’avait rien dit. Il réfléchissait. David se cala sur sa chaise et négligemment demanda : — Alors, puis-je connaître toute l’histoire ? Vanina poussa Diego du coude. — Vas-y Diego, raconte. — Mes parents sont morts à la suite d’un accident de voiture. Moi, j’ai survécu. Mais j’ai eu un traumatisme 24


crânien, depuis je suis aveugle. J’avais cinq ans. C’est ma grand-mère qui m’a recueilli, elle est ma seule famille et je l’aime très fort. Il y a quelques jours, elle a reçu une femme avec laquelle elle s’est entretenue une bonne heure. J’étais dans le jardin, sous le jacaranda, quand elle est repartie, la dame m’a caressé les cheveux d’une main très douce et m’a murmuré à l’oreille que je ressemblais à ma mère. J’ai tout de suite senti qu’un événement spécial allait se produire. Grand-mère m’a appelé : — Diego, m’a-t-elle dit, tu es assez grand, tu vas partir à Karaka.

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6 — Karaka ? C’est quoi, c’est où, pourquoi ? Je ne comprends rien. Grand-mère est restée silencieuse un moment puis elle a pris mes deux mains dans les siennes. — Pourquoi ? ai-je répété. — Pour récupérer ton bien, a-t-elle dit — Mon bien ? — Oui, écoute-moi Diego. Tu es propriétaire de centaines d’hectares et d’une grande maison. C’est le domaine de Karaka dont je te parle. Un endroit magnifique avec une rivière, des collines peuplées d’oiseaux et de roussettes, des terres fertiles. Le berceau de ta famille paternelle. Sur le moment j’ai cru qu’elle divaguait, mais ce n’est pas son genre. J’étais stupéfait. — Tu ne m’en as jamais parlé. — Tu étais trop jeune. Maintenant il faut que tu ailles làbas et que tu récupères ton patrimoine. Mais ça ne sera 27


pas facile. La propriété est occupée par des gens sans scrupules qui s’y sont installés dès la mort de tes parents, ils se disent cousins de ton père et se sont emparés des terres. Ils ont fait disparaître, du moins le croientils, tous les papiers qui justifient ton héritage. Tu sais que tes parents n’étaient pas mariés et que tu portes mon nom, celui de ta mère. — Alors, je ne peux rien faire ! — Moi, je n’ai rien pu faire, toi tu peux tout. — Explique-moi, mémé, explique-moi. — Il y a un secret. Une cachette existe. Sur place, une boîte contient tous les papiers qui te concernent. Les actes de propriété et surtout, surtout, le document où ton père te reconnaît comme fils légitime et te lègue tout. C’est une lettre de ta tante Virginie qui m’est parvenue après sa disparition. Elle avait peur. Elle craignait pour sa vie et celle de sa sœur. Il faut partir à Karaka.Vite. — Pourquoi, vite ? Tu as attendu des années pour me dire ce secret. Cela peut encore attendre un peu. Grand-mère a lâché mes mains pour retirer de sa poche un petit mouchoir qu’elle a déplié, elle m’a remis ce pendentif que je porte au cou puis elle a dit : — Non, mon petit, j’attendais tes dix huit ans mais je viens d’apprendre par Adélaïde, la dame que tu viens de croiser et qui habite encore la tribu voisine que la 28


maison allait être démolie, la propriété disloquée. C’est aujourd’hui que tu dois partir. — Mais, mais, je suis aveugle, mémé ! — J’en suis consciente mon petit, néanmoins tu sais te débrouiller. Là haut, tu trouveras refuge à la tribu. Nînchëe, la petite fille d’Adélaïde est au courant. Elle t’attend. Il faut seulement que tu trouves quelqu’un qui puisse t’accompagner. Quelqu’un à qui tu fasses vraiment confiance, et qui puisse accomplir les recherches sur place. Alors j’ai immédiatement pensé à Vanina. Depuis qu’elle vient lire à l’association Valentine Haüi, nous sommes devenus amis. Et même si je ne la vois pas, je sais que son cœur est bon et sa débrouillardise à toute épreuve. Vanina qui connaissait déjà l’histoire s’amusait de l’air stupéfait de David. — J’ai une double vie, lui asséna-t’elle, satisfaite alors qu’il montrait quelques signes de jalousie. Une toux discrète les fit sursauter tous les trois. C’était Henry. Bien que David et lui ne se soient jamais rencontrés, il n’était pas nécessaire pour eux de se présenter. Leur connivence était évidente. David n’avait jamais imaginé Henry autrement que comme il était là, et Henry Bambel pensait de même. Seule Vanina ouvrait de gros yeux ronds. 29


— Hello Henry ! — Hello David ! furent les seuls mots qu’ils échangèrent en amis de longue date. — Henry je te présente Vanina et Diego. C’est avec eux que nous partons pour Karaka. Je récapitule ... En peu de mots David résuma ce qui s’était passé. L’Australien hochait la tête. Il pianotait distraitement du bout des doigts le bord zingué de la table. — Mais, s’étonna David en se tournant vers Vanina, tu m’as parlé de danger de mort, n’est-ce pas ? — C’est bien ça. Et je n’ai pas exagéré. Raconte encore ce qu’a dit ta grand-mère, Diego. — Elle m’a dit qu’il fallait être très prudent. Ces gens là sont prêts à tout pour garder le domaine de Karaka. Mon père avait deux sœurs plus âgées que lui, Virginie est morte dans le mois qui a suivi le décès de mon père, dans des conditions assez tragiques, son autre sœur, Agathe, n’a plus donné de ses nouvelles à peu près au même moment. Il parait qu’elle a quitté le pays pour la Nouvelle-Zélande. Elle a sûrement eu peur ! Elle disparue, moi enfant non reconnu, la voie était libre. Il ne restait qu’eux. Un drôle de silence s’abattit sur les uns et les autres. Chacun évaluant sans doute la gravité de la situation. — Hum, hum, David, my friend, je crois c’est le moment 30


de partir, n’est-ce pas, murmura calmement Henry Bambel. Nous allons ! C’était le signe que tous attendaient. La nuit était calme et le quartier de Koutio dormait paisiblement lorsque ils montèrent en catimini dans le combi.

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7 En route vers Karaka ! Karaka ! Le nom seul avait quelque chose de mystérieux et l’étrange destin de Diego, avec ses ombres et ses non-dits, ne poussait pas à l’optimisme. Où donc les conduirait cette aventure ? songeait David en regardant ses amis. Quels en étaient les risques ? Qu’allaientils trouver là-bas ? Il faudrait agir avec méthode, sans précipitation. Et convaincre Vanina des bienfaits de la réflexion pour lui éviter tout danger. Ah, Vanina et son exaltation ! David s’installa derrière Henry et conversa avec lui. C’était chouette de se voir enfin et de savoir que malgré la différence d’âge, leur amitié était aussi solide que le roc. Et puis, Henry et lui avaient des tas de points communs : l’informatique, la nature, les livres, Harry, les mathématiques, l’écologie... Ah, ils n’avaient pas fini de s’intéresser l’un à l’autre et d’échanger leurs idées. Vanina, elle, s’intéressait au pendentif de Diego. C’était un genre de segment de bambou sur lequel figu33


rait un mille-pattes stylisé, réalisé de façon assez grossière. Un objet sans grande valeur esthétique. On pouvait y lire la phrase L’une pour l’autre. — Tu le veux, questionna Diego. — Non, non, répondit-elle avec une moue catastrophée, c’est un cadeau de ta grand-mère. Il a trop de prix pour toi. — C’est pour cela que je te l’offrirais. — Tu es bien gentil mais non vraiment. Ça me gênerait. Ta grand-mère ne t’a pas dit qu’il fallait absolument que tu le portes ? — Si, bien sûr. — Alors il doit certainement te porter chance dans cette histoire. Ne le quitte pas ! — Tu as raison. Ouf, Vanina soupira, elle venait d’échapper à un cadeau embarrassant. Ce pendentif n’était pas joli du tout. De plus, elle avait une peur panique des mille-pattes, même en bois. — Je te l’offrirai après, reprit Diego d’une voix ensommeillée, quand nous reviendrons. Vanina leva les yeux au ciel mais ne répliqua pas au léger ronflement qui suivit. On en reparlerait plus tard, beaucoup plus tard. Le ronronnement du moteur avait des airs de berceuse. Elle s’endormit à son tour. 34


Le camping car traversa les plaines herbeuses de Païta, franchit le col de la pirogue, longea les marais du diable et la rivière de Tontouta, éblouissante sous le soleil levant, traversa le petit village de Tomo dans le même élan et s’arrêta, faute de carburant, à Boulouparis sans que Diego et Vanina n’ouvrissent un œil. Henry Bambel, remonta ses longues chaussettes, réajusta son chapeau, roula les extrémités de ses moustaches puis aida David à sortir du véhicule. Ensemble ils se dirigèrent vers le magasin qui jouxtait la station. — Des Sao, du thé, du riz, de l’eau, des pilchards, des boîtes de viande et du chocolat Cadburry. Voilà ce qu’il faut pour notre équipage. N’est-il pas ? — Avec du pain et du fromage, ajouta David. Ce sera parfait. Henry Bambel eut un rire sonore. — Tu es bien un frenchy, mon cher ami. Puis s’adressant à l’énorme dame assise derrière le comptoir. — Nous rajouterons ces deux boîtes bleues de notre excellent fromage australien ainsi qu’un pain de un kilo. David fit la moue. Il pensait plutôt à un camembert coulant, un brie moelleux ou un bleu d’Auvergne odorant, le Cheddar, ce n’était bon que dans les croque-monsieur. — Pourriez-vous m’indiquer également la route de Karaka, jolie petite madame ? 35


— Bien sûr ! Vous prenez la route de Thio, là, à côté, vous passez le col de Nassirah, de là vous apercevez le col bleu, on l’appelle comme ça à cause des sapins, vous prenez tout de suite sur la gauche, c’est une route en terre, après vous verrez bien. Mais c’est là Karaka. Henry eut un clin d’œil de connivence avec la grosse dame, puis un sourire complice qu’elle lui rendit en minaudant. David n’y comprenait rien. — Tu connais cette dame ? lui demanda-t’il en sortant. — Pas le moins du monde. — Alors quoi ? — Tu verras plus tard, cher David, toutes les femmes sont sensibles aux compliments. Pourquoi les en priver ? David hocha la tête. Pour lui, c’était des méthodes périmées. Les premiers virages de la route en terre réveillèrent les assoupis. Le véhicule poussif de l’Australien avait bien du mal à gravir la pente à flanc de colline, voire à l’escalader, en évitant les nombreux nids de poule et les cailloux qui déboulaient des pentes à pic. Ils arrivèrent cependant au sommet sans trop d’encombre. La vue panoramique qui s’offrit alors à eux, du vert profond de la chaîne aux bleus insensés du lagon, les laissa sans voix. 36


Une fumée jouant dans l’air transparent, en contrebas, indiquait la route qui menait à la tribu et par là-même à Karaka.

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8 Nînchëe avait l’oreille fine. Elle nommait les oiseaux à leur chant, savait discerner les mille bruits de la nature, et isolait immédiatement le moindre son étranger à l’univers de sa tribu. Elle savait donc, à l’oreille, qu’une drôle de voiture avait quitté la route territoriale pour se diriger vers Karaka. Elle se rendit tranquillement sur le promontoire, à côté du calvaire familial, pour la voir arriver. Au passage, elle cueillit une mangue très mûre qui menaçait de tomber et déchira la peau avec les dents. Elle avait le temps de se régaler, la poussière blanche qui filait au vent n’était encore qu’au tout début du chemin. D’où elle était, elle ne pouvait encore apercevoir le véhicule mais se réjouissait déjà d’avoir de la visite. Même si la voiture continuait sa route et redescendait vers les grandes plaines du bord de rivière, elle aurait un événement à raconter à sa grand-mère quand elle reviendrait de Nassirah où elle préparait des festivités de mariage. La voiture montait beaucoup plus doucement que le 39


pick up des frères affreux, c’est ainsi qu’elle les appelait, qui habitaient le fond de la vallée. Ceux-là passaient deux fois par semaine à toute vitesse dans un bruit d’enfer. Malheur à celui qui venait en face, il était obligé de rebrousser chemin ou de se caler de toute urgence sur l’accotement le plus proche. Heureusement la route n’était pas fréquentée car de la tribu de sa grand-mère ne restaient que deux cases et une maison en torchis, la Vieille n’avait jamais voulu quitter cet endroit où elle était née et si les autres avaient choisi de se rapprocher de la route et du village, elle, elle était restée là, loin de tout avec son petit jardin d’herbes à guérir, ses ignames, sa plantation de citrons, ses chèvres et ses chats. Un lieu magique ouvert sur un panorama à perte de vue. Nînchëe y revenait chaque week-end et y passait toutes les vacances avec le sentiment d’y vivre vraiment. Mais voilà que l’étrange véhicule arrivait, il venait directement vers elle et s’arrêta sur la plate forme. Nînchëe, immobile, ne se montra pas encore. Elle vit descendre un homme maigre et long qui réajusta son chapeau et remonta d’étranges chaussettes, il fit coulisser une porte d’où s’éjecta une fille qui pouvait avoir son âge, brune, aux cheveux très longs, elle tendit la main à un garçon au genre plutôt cool, avec des locks, puis un autre garçon sur un fauteuil sortit en glissant 40


sur des rails que l’homme avait disposé pour lui. Alors seulement elle dévala le chemin. — Diego ? questionna-t’elle essoufflée quand elle fut en face de lui. — Oui, c’est moi. — Je m’appelle Nînchëe. Je suis la petite fille d’Adélaïde. Ah, mon frère, tu es revenu ! Et elle se jeta dans ses bras. — Heu, heu... Diego était devenu rouge comme une fleur de flamboyant. Vanina s’interposa. — Je m’appelle Vanina, voici Henry et David. Bon, lui c’est Diego, je crois que tu l’as reconnu, je confirme, c’est bien lui. Mais dis moi comment as-tu fait pour le reconnaître et pourquoi l’appelles tu mon frère ? Nînchëe aurait dansé tant elle était heureuse. — Venez, venez à l’ombre du manguier. Je vais vous donner du sirop et des fruits. Venez. Henry mit une main sur l’épaule de David qui regardait la côte avec désespoir. — David, je vais te prendre sur mon dos. Diego poussera le fauteuil avec Vanina. Nous sommes arrivés, boy ! La vue était à couper le souffle et le vieux manguier offrait une ombre fraîche et apaisante. Il était temps de respirer. 41


— Tout commence ici, s’exclama David. Était-ce leur histoire, le début d’une autre vie ou l’impression générale qu’un monde nouveau s’offrait à eux ? Personne n’aurait pu le dire mais tous acquiescèrent. Nînchëe reprit : — David est mon frère, ou mon cousin si vous préférez, car nos mères étaient cousines germaines. La stupéfaction se peignit sur le visage de Vanina. David envoya une bourrade à Diego qui murmura : — Je comprends mieux pourquoi ta grand-mère m’a dit que je ressemblais à ma mère ! — Ce n’est pas seulement ma grand-mère, c’est la tienne aussi ! C’est ainsi dans notre coutume. — Ça alors ! Et je n’en savais rien. Nînchëe soupira. — Tu sais Diego, les Vieilles ont eu peur pour toi. Aujourd’hui encore tu es en danger. On ne sait pas de quoi les frères affreux sont capables. Il parait que la maison de ton père sera détruite. Grand-mère Adélaïde m’a tout raconté. Je sais que tu vas essayer de retrouver les documents qui prouvent que tu es le seul héritier de Karaka. Heureusement que tu n’es pas venu seul ! Tu as la chance d’avoir beaucoup d’amis. Mais surtout ne te montre pas, à personne. Ici, la moindre nouvelle se répand comme le feu dans la savane à niaoulis. Au plus petit bruit tu rentres dans la maison. Je vais te montrer. 42


— Tu as raison, il faut que je prenne mes repères. David le retint un instant. — Hé bien heureusement que tu dormais comme un loir quand nous avons fait les courses au village, et Vanina aussi. — Je n’ai pas dormi une seule seconde, s’indigna Vanina en toisant David. — Qu’importe, seuls Henry et moi avons été vus, donc Diego et toi ne devez pas l’être. — Pourquoi moi ! — Parce qu’ainsi tu pourras faire diversion si nous en avons besoin. Tu seras comme une arme secrète. Vanina se radoucit. — Wahoo, très fort, t’es bien le meilleur David. Le quartier général étant définitivement et unanimement choisi sous le manguier, il était temps de réfléchir aux actions à mener. Après une longue concertation, Henry et David descendraient dès le lendemain au village de Boulouparis pour glaner, discrètement, le maximum de renseignements sur les frères affreux, Vanina et Diego sous le contrôle de Nînchëe iraient faire une reconnaissance sur les lieux afin de trouver un endroit où l’on pourrait tout voir sans être vu. — Pas trop près la planque Vanina, répéta plusieurs fois David. 43


- Pas trop près des frères affreux, confirma Henry, le danger existe !

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9 Un coq chanta, puis un autre. Le jour pointait son nez, les trois jeunes en embuscade sur un promontoire rocheux qui surplombait la maison, cachés derrière les bancouliers et les mimosas, reprenaient leur souffle. Ils résolurent de ne pas descendre plus bas. Pour une première cache, c’était l’endroit idéal. La maison, en contrebas, était en pierres de taille, rectangulaire, flanquée de deux tourelles, la véranda ornée de festons, la toiture d’épis extravagants, elle semblait tout droit sortie d’un passé d’où l’on pouvait imaginer les élégantes en crinolines, les enfants habillés de blanc jouant au cerceau. Certes, cette maison était belle, majestueuse même, mais la décrépitude et la rouille la conduisaient vers une mort lente. Cette disgrâce était accentuée par un abandon déjà consommé. D’ailleurs elle semblait inhabitée. Seuls les bâtiments annexes, certainement les communs, témoignaient d’une présence. Le tintement aigre d’une clochette se fit entendre. 45


Une frêle silhouette traversa la cour d’un pas rapide. Échevelée, en guenilles, le front bas, sans jeter un seul regard autour d’elle, elle donna rapidement du grain aux poules, remplit d’eau les fûts, évita les chiens qui grognèrent et sur un appel braillé de la maison s’en revint à grands pas. Vanina regarda Nînchëe d’un air interrogatif. Nînchëe lui rendit son regard. Elle ne savait pas qui était cette femme. — Elle ne parait pas bien vaillante, s’étonna Vanina. — Je ne comprends pas, les deux hommes qui vivent là sont des célibataires endurcis. Ils ne descendent au village que pour les courses indispensables. Ils vivent de chasse et d’élevage. On les voit peu sauf lorsqu’ils viennent chercher des jeunes pour des journées. Il n’y a pas de femme ici. Il n’y en a jamais eu. — J’ai l’impression que nous allons faire d’autres découvertes, crois-moi. Peu de temps après un gros homme sortit d’un bâtiment, le crâne rasé, le teint rouge. Il grimpa dans un vieux Land Rover blanc où il fut rejoint par une copie conforme, un autre lui-même, les chiens sautèrent dans la benne alors que le pick up s’ébranlait. — Que se passe-t’il ? interrogea Diego. — Ils s’en vont, murmura Nînchëe. 46


— Tu m’as dit qu’ils n’étaient que deux, n’est ce pas ? Nînchëe, apeurée, haussa les sourcils. — Eh bien alors la voie est libre. On y va, reprit Vanina. — Mais... s’il reviennent. — Écoute, on dira qu’on se promène et qu’on s’est perdus. — C’est pas crédible, il y a des tabous partout, on a franchi des barrières et puis moi ils me reconnaîtront peut-être, ils verront que je suis de la tribu. Et Diego ? Personne ne doit l’apercevoir. Nînchëe tremblait. Vanina la rassura. — Bon, bon, restez ici. C’est mieux ainsi. Je fais juste une petite visite sur place pour pouvoir me rendre compte et je reviens. Elle avait à peine prononcé cette dernière phrase qu’elle était déjà en train de dévaler la pente qui la menait à la maison. Elle n’hésita pas une seconde et se faufila sur la véranda, puis poussa la lourde porte à deux battants et s’infiltra dans la maison. Une odeur acre d’humidité, de moisissure, la saisit à la gorge. Elle avait vu juste, la maison était inhabitée. Lorsque sa vue s’adapta à la pénombre elle put distinguer un grand hall vide dominé par un lustre monumental en cristaux et compta six portes, deux sur cha47


que côté et deux au fond. Elle n’avait pas de temps à perdre, il fallait qu’elle sache ce qui se cachait derrière ces portes. Elle décida d’agir avec méthode et poussa la première sur sa droite. C’était une chambre de jeune fille avec un lit à baldaquin, elle en fit le tour en un clin d’œil. La deuxième porte s’ouvrit sur une chambre plus grande, des avions étaient posés sur une étagère, ainsi que des voitures de collection, la troisième porte donnait accès à un genre de cuisine de substitution ou de salle à manger, une passerelle couverte menait à une cuisine extérieure. La porte suivante résista à son investigation malgré toute sa bonne volonté. Elle ne s’attarda pas et entreprit d’ouvrir la porte numéro cinq. Cette pièce avec son grand lit et son armoire monumentale à miroir évoquait une chambre parentale. La sixième porte grinça puis s’ouvrit en gémissant sur une bibliothèque. Un sentiment étrange envahit Vanina. Elle s’introduisit dans la pièce en se demandant ce qui était si différent, un bureau, des étagères chargées de livres, une méridienne dans une petite alcôve, des bougies pour la plupart fondues, un châle posé négligemment sur le dossier d’un prie-dieu. Elle s’avança jusqu’au bureau, avec la ferme intention d’en ouvrir les tiroirs quand elle comprit... Il n’y avait pas de poussière, il n’y avait pas de poussière donc quelqu’un venait faire le ménage ou mieux quelqu’un avait l’habi48


tude de venir ici. Le danger lui noua l’estomac un instant. Le plancher craqua sous ses pas. Elle sursauta. — Je me fais peur toute seule, ricana-t’elle pour se donner du courage. Elle se força à contourner le bureau et tenta d’ouvrir le grand tiroir mais il était fermé à clef. Il lui faudrait revenir avec quelques outils. Mais alors qu’elle jetait un coup d’œil sur le bureau un détail l’arrêta. Un des coins était différent, quelqu’un y avait gravé une forme que le temps avait patiné. C’était comme un dessin qui lui rappelait vaguement quelque chose. Elle secoua la tête, mais qu’allait-elle chercher ? Elle entendit la voix de Madame Foucault, sa prof de français « Vanina, prenez garde, votre imagination vous jouera des tours... » Pourtant elle avait toujours les meilleures notes de sa classe, alors ! Elle fit le tour de la pièce et jugea qu’elle en savait assez, l’image subite de Nînchëe l’attendant avec anxiété l’appelait au dehors. Elle décida pourtant d’envoyer un SMS à David. « Tout va bien...» Elle sortait de la bibliothèque à reculons quand une main s’abattit sur elle et la saisit derrière la nuque.

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10 Henry Bambel et David sortirent assez déçus de la mairie de Boulouparis. Personne n’avait pu les renseigner et les multiples questions posées sur les sujets les plus divers n’avaient mené à rien. — C’est le principe de précaution, nous ne sommes pas d’ici, les gens se méfient, boy ! — Ton accent est pourtant tellement sympathique, répliqua David en souriant. — Je sais, je sais, mais j’ai plus de succès avec les femmes. D’ailleurs nous devrions retourner au store. La jolie madame connaît certainement de belles histoires sur les gens du coin. — Essayons ! Aussitôt dit, aussitôt fait. Le combi s’ébranla pour s’arrêter quelques centaines de mètres plus loin devant le magasin où des dizaines de voitures allaient et venaient. — Nous allons attendre que le « coup de feu » soit passé, boy, mais agréablement, avec une nem et un boisson. — Un nem et une boisson, rectifia David machinale51


ment. Mais il s’en voulut. Corriger les fautes de français de Henry c’était lui enlever un peu de son exotisme. Le parking se libéra d’un coup. Il était onze heures et les gens rentraient pour déjeuner. Henry, fringant, pénétra à nouveau dans le magasin. — Alors, interrogea la commerçante, vous avez trouvé Karaka ? — Oh oui ! C’est un bel endroit. — Vous êtes sûrement sur la propriété des Ohlen, au bord de la rivière. — Comment avez-vous deviné, jolie madame, mentit effrontément Henry. — À part la vieille Adélaïde qui habite tout au début de Karaka, il n’y a que deux propriétés, celle des Ohlen et celle des frères Bulaux. — Nous sommes en effet chez nos amis Ohlen. Comment avez-vous déduit cet mystère ? La grosse dame se mit à rire, charmée de l’intérêt que lui portait le grand australien. — Bataillon ! Les frères Bulaux sont des sauvages, d’ailleurs vous savez, elle baissa la voix, ils ne sont même pas de la région. Ils ont hérité du domaine de Karaka de façon bizarre. Pierre Desprez, le descendant des Desprez de Thio, vivait là avec ses deux sœurs. Il fréquentait la fille de la vieille Adélaïde. Ils ont eu un 52


enfant ensemble, un garçon je crois, je ne sais plus. Eh bien, le Pierre, il a eu un accident de voiture vers Ouenghi, il y a dix ans, ils sont morts tous les trois avec le gosse. Virginie est tombée d’une falaise la même année, elle s’est rompue le cou, quant à Agathe on n’en a plus entendu parler. On a vu arriver les frères Bulaux. C’est comme qui dirait eux les héritiers. Ma cousine m’a dit qu’ils étaient cousins éloignés par le grand-père Desprez. Mais ce ne sont pas des gens causants. — Vous faites bien de nous prévenir. Nous ne resterons pas sur leur route. Mais la bavarde était lancée. — Il parait qu’ils ont mis le domaine en vente. Un promoteur de Nouméa, un certain Maki, Mila, Nikalowski, a mis une option. L’affaire doit se conclure ce mois-ci. Je le sais par ma belle sœur qui est secrétaire chez un notaire, ils ont signé un compromis, je crois. Mais ils n’arrivent pas à s’entendre sur la maison que le promoteur veut garder et que les Bulaux veulent détruire à la dynamite, vous m’entendez, à la dynamite, je ne sais pas pourquoi mais je ne suis pas d’accord non plus. C’est une fort belle maison. On ne détruit pas le passé quand même. Moi je fais partie de l’association Patrimoine de la commune, alors je peux vous dire... La grosse dame, sous l’œil bleu du flegmatique Henry Bambel était devenue intarissable. 53


David, calé dans son fauteuil, au frais sous le climatiseur, en profita pour lire la Presse de la veille et du jour. C’était étrange, Il n’y était pas question de la fugue de Vanina. Ils furent sauvés par le livreur de gaz. — Je croyais que nous ne partirions plus jamais du magasin, souffla David, content de retrouver le soleil. — Me too, soupira Henry. Mais ce babillage nous a appris tant de choses ! Il faut se hâter de retourner à Karaka.

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11 Nînchëe et Diego avaient le cœur défait. La nuit tombait et Vanina n’était pas revenue. Ils avaient attendu le plus possible avant de se décider, la mort dans l’âme, à regagner la maison. Henry et David, plus inquiets qu’ils n’osaient le montrer, les attendaient. — Ah, vous voilà ! Que s’est-il passé ? Où est Van ? questionna David, n’y tenant plus. Nînchëe prit la parole et sa voix tremblait. — Vanina est descendue jusqu’en bas. Nous l’avons vue rentrer dans la maison. Puis plus rien. Elle n’en est jamais ressortie. Les frères affreux sont revenus vers seize heures, ils sont entrés dans la bâtisse annexe et puis... plus rien. Seulement les chiens qui tournaient en aboyant, des Pitbulls effrayants ! La consternation se peignit sur les visages. — Il faut aller la chercher, s’exclama David. Maintenant. — Oh, oh, David my friend, doucement. Réfléchissons ! Si j’ai bien compris Vanina n’est pas avec les frères Bulaux. 55


— Tu as raison. Cela m’avait échappé. Elle est dans la maison. — A-t-elle son téléphone ? — Elle ne le quitte jamais. — Alors elle va appeler pour nous rassurer. Peut-être même l’a-t-elle déjà fait. David qui avait coupé son portable depuis son départ de Koutio, s’empressa de le réactiver pour consulter ses messages. Il découvrit un « Tout va bien. Van » qu’il lut aux autres avec une joie non dissimulée. — Cette fille est folle, en conclut-il avec un brin d’admiration. Nînchëe alluma une lampe à pétrole qu’elle posa sur la table en bois et versa de l’eau dans une grosse bouilloire qu’elle posa sur les rails de l’âtre. — Des soupes chinoises pour tout le monde ? Les trois garçons acquiescèrent. Il était temps de prendre un peu de repos et se restaurer. À la lueur de la lampe à pétrole, le pendentif de Diego paraissait presque inquiétant. — Peux-tu me le prêter une minute, demanda David. — Tiens, prends-le, répondit Diego en lui tendant l’objet. Ce mille-pattes stylisé était étrange, il tournait autour du 56


bambou accompagné de cette phrase L’une pour l’autre gravée avec soin sur son envers. David le tourna et le retourna avec curiosité. À force de le palper, de l’examiner, David découvrit une fente imperceptible à l’œil nu mais que ses doigts eux percevaient. Pour s’en assurer, il tendit l’objet à Diego. — Tu sens quoi là ? Diego eut tôt fait de se rendre compte qu’une fissure rectiligne parcourait le pendentif. — Continue, manipule-le, lui conseilla David. Je suis presque sûr que ce morceau de bambou n’est pas aussi brut qu’il y paraît. Il n’avait pas tort. Diego palpa le pendentif avec soin jusqu’à faire glisser les deux cloisons qui le composaient. Au centre, dans une cavité, il découvrit un petit rouleau de papier qu’il tendit à David. — Bravo, s’exclamèrent-ils tous en chœur. Le papier était roulé très serré. David le déroula avec un pincement à l’estomac et s’approcha de la lampe. — C’est un alphabet sur deux lignes commenta-t’il. De A à M et de N à Z. — C’est tout, questionna Nînchëe, vaguement déçue. — C’est tout, répondit Henry qui l’examinait à son tour. — Cela doit vouloir quand même dire quelque chose, murmura David. 57


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12 La femme avait allumé les bougies et pieds nus s’était mise à danser à la façon des ballerines. Piqués et jetés, cabrioles et arabesques se succédaient sur une musique que jouait un vieux 33 tours. Elle avait remonté les deux pans de sa robe dans sa ceinture et multipliait les postures. — Je m’appelle Isadora Duncan, répétait-elle après un saut de biche en se regardant dans le grand miroir doré posé au sol, et je suis la reine de la danse libérée. Vanina était prisonnière d’une folle. Voilà ce qu’elle se disait. — Je suis prisonnière d’une folle. Aucun doute. Elle supportait depuis des heures, attachée à un pied du bureau, la même complainte, un Lac des Cygnes discordant que l’affreux électrophone diffusait en sautillant et commençait à avoir des hallucinations où la prétendue danseuse se transformait devant elle en volatile couvert de plumes. Si elle n’avait pas vraiment peur de cette vieille demoiselle excentrique elle comprenait aussi 59


qu’il fallait qu’elle rentre le plus vite possible dans son jeu. Aussi lorsque le disque s’arrêta sur la mort du cygne pour la énième fois, elle se mit à applaudir frénétiquement. La ballerine salua, et salua encore puis sur la pointe des pieds s’envola vers le couloir. Vanina aurait bien crié : encore ! Mais c’était au dessus de ses forces. Un nouveau Lac des Cygnes la tuerait, elle en était certaine. Le silence retrouvé lui permit de faire le point. Que faisait cette femme ici ? À Karaka ? Était-elle de la famille des deux frères affreux ou bien de la famille de Diego ? Cette tante disparue était-ce elle ? Elle cherchait vainement une ressemblance quand le prénom lui revint. — Tante Agathe, appela-t’elle à mi-voix. Êtes-vous là ? Un trottinement dans le couloir. — J’arrive. Vanina poussa un soupir de soulagement. — Tante Agathe, pouvez-vous me détacher ? — Mais oui, oh, vilaine fille, comment as-tu fait pour t’emmêler de la sorte ? Voilà, allez cours ! — Tante Agathe, j’ai faim. — Mais où ai-je la tête ? Bien sûr. Viens, Maminette, je vais te donner tes croquettes. Vanina abasourdie suivit la tante jusqu’à la cuisine. 60


Voilà qu’elle la prenait pour un chat ! — Mais où sont passées les croquettes ? Je crois que je n’en ai plus. Tu mangeras comme moi, et puis voilà tout. Du thon à l’huile, tu aimes ça, le thon à l’huile avec des patates. Voici ton assiette et la mienne. Mais comme tu as faim ! On ne mange pas avec ses doigts, vilaine fille, tiens, une fourchette. Si tu es sage tu auras du lait. — Je préférerais de l’eau avec du sirop, Tante Agathe, s’il vous plait. — Tu es très polie, Maminette, moi aussi je boirais bien un peu de sirop de pomme liane. Allez, à notre santé ! Au même moment un violent coup de boutoir se fit entendre. Vanina se propulsa dans le placard à balais. Peu de temps après, un des frères se tenait au milieu de la cuisine. — Alors la vieille, pas encore couchée ? C’est quoi ce raffut ? Et toutes ces bougies, pour quoi faire ? À qui parles-tu ? — À moi-même. — Et cette assiette, ce verre, pour qui sont-ils ? — Pour Maminette. — Qui est Maminette ? — Mais ma chatte, bien entendu. Ma petite chatte trois couleurs. Maminette, Maminette, où es-tu passée ? se lamenta tante Agathe. 61


Elle se tourna vers l’homme et se dressa devant lui, l’index relevé. — Elle s’est sauvée. Elle a peur de toi. Au fond du placard, Vanina se faisait toute petite et retenait son souffle. — Encore une de tes lubies de folle, s’exclama l’homme, je ne veux plus entendre de musique ce soir, c’est bien entendu. Sinon je coupe le groupe avant de te couper la gorge. Vanina entendit les pas décroître, la porte se refermer et les chiens aboyer. Elle sortit lentement de sa cachette et chercha, de pièce en pièce, la vieille dame. Elle la trouva dans la bibliothèque, endormie sur la méridienne.

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13 Diego avait prévenu sa cousine. — Ne dors pas. J’ai à te parler. Aussi avaient-ils attendu patiemment que David et Henry s’assoupissent, ce qui avait été assez rapide. — Nînchëe, lui avait-il dit en lui prenant la main, tu seras mes yeux. Je ne veux plus rester ici sans rien faire. Descendons à Karaka. — Tu crois ? avait-elle répondu. Mais elle ne pouvait qu’accepter. Que faire d’autre ? Alors, lentement, sans bruit, ils avaient commencé leur descente sur Karaka. La nuit était chaude, la lune complice, ronde et blanche. Et Nînchëe s’en félicita. Ils suivraient le chemin des grands bancouliers jusqu’au versant des tarodières, passeraient les barrières, traverseraient les pâturages en bord de rivière et là s’arrêteraient sous les flamboyants qui bordaient la maison, à l’opposé des bâtiments occupés par les frères affreux.

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Diego n’avait pas de plan. Certes il voulait retrouver les papiers qui garantissaient sa filiation mais l’absence de Vanina le tracassait encore plus et cette idée fixe lui tenait lieu de stratégie Arrivé à une centaine de mètres de la maison, il s’assura que le pendentif était toujours à son cou et l’empoigna avec ferveur. — Allons-y, murmura-t’il. Les pieds nus de Nînchëe foulèrent l’herbe grasse d’une ancienne pelouse, un genre de Buffalo, doux et moelleux comme un tapis de haute laine. — Tout est plat jusqu’à la maison. Nous rentrerons par la cuisine. — Tu es déjà venue. — Quand j’étais petite. Avec toi. Un jour, des oies nous ont coursés, on a eu très peur. L’image s’installa dans la mémoire de Diego. Il se souvenait. — Nous avions ouvert le portail de la basse-cour... Je vois mon père accourir ... ma mère... Il serra plus fort la main de sa cousine. — Nous sommes devant les escaliers, lui murmura-t’elle, la porte de la cuisine est entrebâillée. Diego s’arracha de son souvenir. — Je te suis. 64


Les yeux de chat de la jeune fille voyaient comme en plein jour. Elle se dirigea sans encombre de la cuisine à la coursive, de la coursive au corps central de la maison. Dans le grand hall, elle s’arrêta brusquement : une clarté diffuse, certainement des bougies, indiquait une présence. — Il doit y avoir quelqu’un, murmura-t’elle à l’oreille de Diego. Qu’est-ce qu’on fait ? — On y va. Rassemblant son courage, Nînchëe, que la présence rassurante de Diego galvanisait, s’approcha de l’entrée. Ce qu’elle vit la cloua sur place. Dans ce qui pouvait être une bibliothèque ou un bureau, une vieille dame dormait sur un genre de lit, et Vanina, assise en tailleur au milieu d’un désordre de livres feuilletait un énorme dictionnaire. — Ça alors ! Au bruit, Vanina leva la tête. — Ah, enfin, vous voilà ! En peu de mots, elle raconta son aventure. Et présenta tante Agathe toujours endormie aux deux visiteurs qui n’en croyaient pas leurs oreilles. — Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? questionna Nînchëe, qui aurait souhaité repartir au plus vite. — On cherche ! — On cherche quoi ? On cherche où ? 65


— Malheureusement, je ne sais pas. Une boîte, une lettre dans un livre. Une cachette spéciale dans un mur ou au sol. Tout est possible. La tâche était démesurée et le danger de voir arriver les frères affreux omniprésent, mais Vanina rappela que la chance pouvait leur sourire. Il fallait persévérer. Et chercher encore. Le jour se levait quand tante Agathe se réveilla. Elle regarda à plusieurs reprises les trois jeunes gens puis se campa en face de Diego et observa son pendentif. — Tu es revenu, tu es bien là. Virginie avait raison. Elle savait que tu reviendrais. Il ne faut plus perdre de temps. Elle se dirigea vers le bureau à quatre pattes puis se faufila en dessous. Les enfants se regardèrent. Vanina leur fit comprendre d’un geste que la pauvre femme était un peu taravana. Après quelques minutes, un déclic se fit entendre, un petit tiroir latéral s’ouvrit, à l’intérieur duquel on pouvait entrevoir une enveloppe. Nînchëe la saisit. Le mille-pattes, bredouilla-t’elle, en désignant l’angle du bureau, le mille-pattes de Diego ! Une cloche se mit à sonner. La vieille tante trembla de tous ses membres et partit en 66


courant sans un regard ou un adieu. Diego en perçut l’angoisse et l’urgence. — Nous aussi, on se barre. Et vite. — Et ta tante ? s’inquiéta Van. — Je te promets qu’on reviendra la chercher.

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14 David ne s’était assoupi qu’au matin hanté par la phrase L’une pour l’autre inscrite sur le pendentif de Diego. Était-ce un message d’amour, d’affection, d’amitié ? Était-ce autre chose ? Et cet alphabet sur deux lignes, que signifiait-il ? Il fallait qu’il trouve ! Il n’y avait pas que ça, une inquiétude nouvelle s’était fichée dans sa tête lorsqu’il avait constaté que le message de Vanina datait du début de l’après midi et non de la soirée comme ils avaient pu tous le croire. Et voilà que des rires le réveillaient. Il s’empressa de se lever et de sauter dans son fauteuil. De lourds nuages s’étaient amassés sur la région, ils roulaient des promesses d’averse et rendaient l’air irrespirable. — On a gagné, on a gagné, chantait Nînchëe en brandissant une lettre. Vanina et Diego arrivaient derrière elle, essoufflés mais radieux. 69


David se réjouit, ils étaient tous réunis. Ils s’embrassèrent et rejoignirent Henry Bambel sous le grand manguier. L’heure était grave. Très solennellement, Henry, à qui Diego avait dit à toi l’honneur, découpa l’enveloppe avec son canif pour en sortir une feuille bistre à gros carreaux, une vraie feuille de papier brouillon. Tous se regardèrent. Il la déplia lentement. Une seule phrase y était écrite : QVTRB, XRF CNCVRF QR GBA CRER FBAG PNPURF QNAF X’NGER RGRVAG. IVETVAVR. — Ça ne veut rien dire, bougonna Nînchëe. — C’est incompréhensible, confirma Vanina. La déception était énorme. Les jeunes quittèrent l’un après l’autre la table pour aller se reposer. La fatigue, la chaleur et cette nouvelle contrariété leur enlevaient brusquement tout courage. Seul David, captivé par ce mystère, essayait de comprendre. Une idée tournait dans sa tête, proche puis plus floue mais elle était là, bien présente. Il déroula l’alphabet qu’il plaça sur la feuille de papier brouillon. Il put constater que les lettres étaient toutes des majuscules et qu’elles avaient été écrites par la même main, avec la même encre, sur les deux documents. 70


Voilà qui était déjà une information de taille. Les vingt six lettres de l’alphabet dansaient devant ses yeux. ABCDEFGHIJKLM NOPQRSTUVWXY Ainsi que le message : QVTRB, XRF CNCVRF QR GBA CRER FBAG PNPURF QNAF X’NGER RGRVAG. IVETVAVR Pour David il s’agissait d’être cartésien et d’analyser ce rébus. Onze mots à la suite plus le mot IVETVAVR qu’il interprétait comme une signature. Cinquante six lettres. Avec une majorité de R, onze R. Il croyait savoir que la lettre la plus utilisée de l’alphabet était le E. Il pouvait essayer de remplacer tous les R par des E. Mais comment faire pour les autres lettres ? Il n’avait qu’une certitude ce mot était destiné à Diego. Et soudain le flash ! Diego, un prénom de cinq lettres dont la troisième devait être, si ses suppositions étaient exactes, un E. Son œil se fixa sur le seul mot de cinq lettres du message. QVRTB. Son hypothèse se vérifiait. L’une pour l’autre, pensa-t’il. Il fallait en juger : Q pour D, V pour I, R pour E, T pour G et B pour O. QVRTB devenait DIEGO.

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David leva la tête et sourit à Henry qui ne l’avait pas quitté des yeux. Il avait trouvé la clef du mystère. Le message disait : DIEGO, LES PAPIERS DE TON PERE SONT CACHES DANS L’ATRE ETEINT. VIRGINIE — Tu es très clever, David, je suis fier d’être ton ami. Shake my hand, boy. — Il faut encore trouver l’âtre éteint. — Je crois que ce ne sera pas le plus difficile ! répondit Henry en regardant le ciel d’un gris de plomb.

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15 Une pluie large et drue tombait sans discontinuer depuis des heures, retardant le projet de se rendre à Karaka. Vanina trépignait. Son David aux yeux si bleus avait trouvé la clef du mystère, depuis elle n’avait qu’une envie, retrouver tante Agathe qui, elle en était certaine, les conduirait à l’âtre éteint. Cette femme avait des moments de folie certes, mais aussi des moments de lucidité. C’est elle qui avait spontanément actionné la cachette. Elle devait en savoir plus... Pourtant une mauvaise prémonition la força à s’isoler un instant en compagnie de son téléphone portable. Nînchëe poussa un cri. — Les engins, les engins arrivent. Tous se turent pour prêter attention aux bruits de la route mais seule l’ouie très fine de Diego put discerner un vrombissement inhabituel dans les trombes d’eau qui s’abattaient sur la vallée. 73


— Ils se sont arrêtés en bas du chemin, reprit Nînchëe toujours aux aguets. Henry Bambel intervint. — Le route est trop mauvais avec les pluies. Ils ne monteront pas today. Le creek doit être plein. En route, friends, nous n’avons plus de temps à perdre. Personne ne se fit prier. Dix minutes plus tard, ils étaient dans le fourgon, sauf Nînchëe qui descendrait par le chemin des bancouliers pour observer de loin. Vanina, elle, quitterait le combi avant l’entrée et tenterait d’intercepter tante Agathe. Henry rentrerait dans la cour et tenterait une diversion avec l’aide de David. Diego, bien qu’il n’en ait pas du tout envie, se cacherait à l’arrière du véhicule. Il fallait absolument retrouver l’âtre éteint et mettre la main sur les papiers avant que les Buleaux ne fassent détruire la maison. Les rafales succédaient aux rafales et les averses aux averses. — Temps de cyclone, avait dit Nînchëe. Les abeilles ont fait leurs nids au sol cette année. Nous n’y échapperons pas. Prenez garde à vous. Pour David l’excuse était toute trouvée. — Nous sommes des campeurs, une dépression arrive, nous allons leur demander de nous héberger. Ou tout au 74


moins de profiter d’un coin protégé. Ils ne peuvent pas refuser. — J’aimerais partager ton optimisme, répondit Henry, mais l’idée est bonne et c’est la seule qui peut être crédible. Il fallut plus d’une heure pour atteindre l’entrée du domaine de Karaka tant la route présentait d’ornières et de chutes de pierres. Henry faisait corps avec son véhicule qu’il encourageait comme un ami. Vanina sauta dès l’arrivée et disparut entre vent et pluie dans la brousse. Le combi passa la grille et put rouler correctement sur les graviers de la grande allée. Le plus dur était à venir et les estomacs se serraient. D’abord ce furent les chiens qui aboyèrent, deux molosses à nez rose, hargneux et vindicatifs, certainement dressés pour attaquer, comme le fit remarquer Henry qui s’y connaissait en animaux sauvages. — Pas plaisanter avec eux. Aussi méchants que des dingos. Puis, d’un bâtiment sortirent les deux frères. Et l’expression de leur visage n’avait rien d’engageant. — Je préfère les chiens, murmura David. — Bonjour messieurs, nous cherchons un place à l’abri pour camper cette nuit. Pouvons-nous profiter de votre parc ? demanda Henry, d’une voix aimable. 75


Les deux frères qui avaient rejoint le fourgon, tournaient autour sans répondre. L’un d’eux jeta un coup d’œil à l’intérieur où Diego tentait de se faire le plus petit possible puis ils se concertèrent. Celui qui paraissait être le plus vieux leur fit signe de le suivre. Il marchait devant alors que l’autre frère suivait derrière avec les chiens en laisse. Il s’arrêta devant un genre de remise en pierres de taille et s’effaça pour que le combi pénètre sous la voûte. Henry hésita, nous sommes dans le gueule du loup, pensa-t’il. Mais il était trop tard pour faire marche arrière. Il ne vit pas les grilles se refermer derrière eux, il en entendit seulement le fracas terrifiant.

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16 — Nous sommes prisonniers, constata Henry, de sa même voix paisible. — Nous sommes perdus, renchérit Diego. Ah, je m’en veux, vous êtes tous ici à cause de moi ! — Nous sommes dans la place, reprit David. Et c’est une bonne chose. À votre avis, où sommes-nous, je veux dire où sommes nous exactement ? Ce bâtiment est en pierres de taille, il a une belle voûte et s’il est devenu une remise, je vois des tas d’objets hétéroclites posés de-ci, de-là, il n’a pas été construit avec une si belle architecture pour cet usage. — Un cave à vins, à fromages, un menuiserie ? — Je crois... je crois, visiblement Diego faisait un immense effort de mémoire, que nous sommes dans la boulangerie. — Dans la boulangerie ? j’en étais sûr, alors nous ne sommes pas loin du but. L’extrême discernement dont David faisait preuve lais77


sait Henry pantois. Ce garçon avait décidément un QI remarquable. — Au travail les gars, lança-t’il en ouvrant les portes. David se jeta dans la boulangerie comme il se serait jeté dans une arène face à un taureau furieux. La pièce était immense, et très encombrée. Il actionna son fauteuil pour s’arrêter en face d’un amoncellement curieux de toutes sortes de choses. — Réfléchissons, marmonna-t’il. — Je ne suis d’aucune utilité, enragea Diego. David le regarda, des larmes d’exaspération coulaient sur le visage de son ami. Il savait exactement ce qu’il ressentait. Il connaissait la même souffrance, cette lame qui fend le cœur en deux, et le pénible sentiment d’injustice qui jaillit soudain, foudroyant. S’il avait réussi à surmonter l’épreuve de son handicap en multipliant les activités, c’était chaque jour un travail de volonté. Il fallait du courage pour se regarder comme différent et s’accepter ainsi. Une idée lui vint. — Il faut trouver l’âtre. Diego, concentre-toi. Tu es venu ici, tu sais où se trouve l’âtre... Il nous faut juste un indice. — Mais... — Écoute moi : tu es petit, tu viens ici avec ta mère, tu sens l’odeur du pain, la bonne odeur du pain chaud ... 78


tu en as envie... tu te précipites pour en avoir un morceau... — Mon père est vêtu de blanc, il sort un pain marmite du foyer...devant lui il y en a déjà d’autres posés sur une grande table en bois. — Là ! La table est là, rugit Henry. — C’est cool ! On y est. Retrouvons le mille-pattes, cet arthropode semble être le symbole du jeu de piste. Nous n’avons jamais été aussi prêts du but. Ils furent interrompus par des aboiements. Les chiens approchaient. Les hommes aussi.

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17 Les grilles s’ouvrirent. — Toi, le poken, tu viens avec nous. On a des questions à te poser. Diego tenta courageusement de s’interposer. — Non, c’est à moi de répondre. Vous êtes des ... — Tu la fermes, espèce de pauvre bâtard ! beugla Buleaux. Le coup de poing partit illico et Diego s’effondra. — Ce n’est qu’une petit jeune garçon. Vous êtes fou ! s’indigna Henry. — Toi, tu arrives et tu attends qu’on te pose des questions. Vous êtes en maraude sur une propriété privée et nous sommes en droit de vous interroger. Le gloussement gras de l’autre frère eut quelque chose d’inquiétant. David n’avait rien dit. Il comprenait que Diego se soit interposé. Les grilles se refermèrent dans le même vacarme. — Diego, Diego, ça va ? 81


Diego, complètement groggy ne répondait pas. — Diego, réponds ! David s’approcha et se laissa glisser de son fauteuil pour ramper jusqu’à lui. Diego respirait mais sa tête avait heurté un vieux moteur qui traînait là. Du sang poissait ses cheveux. David le secoua. — Tu m’entends, tu m’entends ? Diego ? Il faut que tu reprennes conscience. Mais Diego restait inerte. David décida d’entreprendre la recherche tout seul. Il entreprit une reptation jusqu’à la table et de là se hissa sur les pierres du foyer. Il savait quoi chercher, son esprit, agile, avait fait le tour de la question mais son corps, si lourd, l’encombrait. Il fallait, il fallait pourtant qu’il trouve. Il se mit à chercher avec acharnement. Son entêtement avait quelque chose de désespéré lorsqu’enfin il découvrit, gravé sur une pierre, juste au-dessus de sa tête, le dessin en creux d’un mille-pattes. Il soupira d’aise. Il était là ! Son soulagement fut pourtant de courte durée. Il avait trouvé le mille-pattes Mais jamais il ne pourrait l’atteindre ! Il hurla : 82


— Punaise ! C’est pas vrai... C’est de la folie ! Je n’y arriverai pas seul. Puis plus fort encore. — Diego ! Et sa voix était accablée. Diego tressaillit. Lentement il reprit conscience du lieu et se souvint des événements. Il bougea la tête avec précaution, le poing de l’homme lui avait écrasé le nez mais c’était l’arrière du crâne qui lui faisait mal. Il ouvrit les yeux et toute pensée s’interrompit devant une évidence : il voyait. Il ferma les yeux à plusieurs reprises puis les rouvrit, croyant à une hallucination, mais à chaque fois sa vue était plus nette, malgré la pénombre il distinguait parfaitement les voûtes de la boulangerie, le combi jaune de Henry Bambel, puis s’étant relevé sur un coude, le fauteuil vide de David. Il entendit sa voix comme dans un brouillard et se leva. Un vertige fugace l’obligea à se retenir au rétroviseur du fourgon. Une joie immense encombrait son cœur. — Diego ! David, tout à sa colère, fut à peine surpris quand Diego apparut enfin. 83


— Je suis là, que se passe-t-il ? — Le mille-pattes, il est là, inaccessible. Je ne peux l’atteindre. — Où, là ? Oui, je le vois. — Alors, cherche la boîte ! Elle doit être à proximité. Diego se faufila dans la cheminée, glissa la main sous la corniche et brandit bientôt une boîte à gâteaux en fer blanc. — Ouvre-là ! Diego s’assit à côté de David. Il ouvrit la boîte et en sortit une liasse de papier qu’il tendit à David. — Lis, toi, moi, je ne sais pas. Je ne connais que le braille. David consulta les papiers. Tout y était. Et plus encore car la boîte contenait des photographies. — Montre-les moi, implora Diego. — Te les montrer ? reprit David en l’examinant. Mais comment... Il allait dire comment les verras-tu et dans le même temps se rendait compte du miracle : Diego avait recouvré la vue. — Je vois. David, je vois, c’est magique. J’ai eu tout d’abord comme un voile blanc devant les yeux mais le nuage s’est dissipé, je te vois. David le regardait, incrédule. 84


— Alors tu vois, t’es sûr tu vois ? questionna-t’il, sans trop vouloir y croire. — Oui. C’est, c’est prodigieux. C’est le choc. — Tu as de la chance, une sacrée chance... — Tu peux le dire. Un instant, David envia Diego, ce fut déjà comme un éclair dans sa tête, une petite piqûre au creux de l’estomac qui devint une grosse et sale douleur. Il se referma sur cette sensation qu’il ignorait encore et en mastiqua le fiel. Lui, il n’y avait aucune chance pour qu’il puisse marcher un jour. — Alors tu vois, répéta-t’il, comme pour s’en assurer, et l’écho jaloux de sa voix réveilla au fond de lui ce qu’il y avait de meilleur. Diego avait retrouvé la vue. Tant mieux pour lui. — Bon sang, Diego. Je suis content pour toi. Et il lui ouvrit les bras.

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18 Au dehors, la pluie tombait à verse. Vanina avait retrouvé tante Agathe sans problème et l’avait convaincue de partir avec elle. Toutes deux remontaient le chemin des grands bancouliers quand elles croisèrent Nînchëe qui venait à leur rencontre et tremblait de tous ses membres. De son promontoire elle avait vu les hommes s’acharner sur Henry Bambel et le laisser pour mort dans la cour, mais elle ne savait rien sur le sort que les Buleaux avaient réservé à David et Diego. — Ils sont peut-être morts eux aussi, sanglota-t’elle. — Ils ont tué Virginie. Ils les tueront tous, gémit la vieille dame. Le sang de Vanina se glaça. — Non. Nous allons faire diversion. Nous retournons sur place. — Ce sont les chiens qui me font peur, gémit Nînchëe. — Tante Agathe les connaît. Ils ne nous feront rien, n’est-ce pas ? 87


Tante Agathe hocha la tête. — Ils sont comme leurs maîtres, vraiment méchants, néanmoins ils m’obéissent. Mais, elle se tourna vers Vanina, ils n’aiment pas les chats ! Vanina n’en revenait pas, la vieille dame la prenait encore pour sa chatte trois couleurs. Elle respira profondément, il valait mieux se concentrer sur l’action à mener. Et profiter de la pluie qui les protégeait. De bâtiment en bâtiment et de flaque en flaque, elles se faufilèrent toutes les trois jusqu’à la boulangerie. — Diego, David, vous êtes là ? — Oui ! répondirent-ils d’une même voix. Diego se précipita jusqu’à la grille et c’est avec une stupéfaction sans nom que Vanina et Nînchëe le virent arriver sans mettre ses mains en avant, sans tituber. — Tu me vois ? Tu nous vois ? s’étonna Vanina. — Oui, je vous vois. Je vous raconterai tout plus tard. Essayez d’ouvrir la grille. — Et David ? — Il va bien, nous avons trouvé le testament. Ouvrez la grille. Vite. Il avait raison, il fallait faire vite et ouvrir cette maudite grille en levant l’énorme lame en fer qui la bloquait de l’extérieur. Après de multiples efforts et l’aide d’un levier en bois, le loquet céda, la porte s’ouvrit enfin. 88


Vanina se précipita à l’intérieur pour embrasser David. — J’ai eu si peur pour toi. Il lui sourit et la serra dans ses bras. — Ce n’est pas fini. Il faut sortir d’ici. Tous dans le camion. Allez, tante Agathe, aux commandes ! — Mais, mon garçon, je ne sais pas conduire ! — Je suis certain que vous saviez conduire dans le passé. — C’est tellement loin ! — Je vous expliquerai, allez on s’arrache ! C’est notre seule et dernière chance. Il faut retrouver Henry ! — Il a été tabassé par les frères Buleaux, ils l’ont roué de coups de pieds et de coups de poings. Ils l’ont laissé vers la basse cour. Le visage de David se ferma. — Ils paieront pour ça. Et il tourna la clef de contact. Le combi ronronna. — Débrayage, marche arrière, rétroviseur. C’est bon, frein maintenant. Débrayage, marche avant, première, débrayage, deuxième... direction la basse cour, vite... Tante Agathe, accrochée au volant, suivait sans broncher les ordres de David. — Nous allons jouer sur l’effet de surprise. Les filles, faites coulisser la porte latérale, tante Agathe, on arrête le combi le plus près possible, Diego tu sautes le premier, tu prends Henry sous les bras, les filles chacun un 89


pied au niveau des genoux. On le charge et on se tire. C’est bon : On s’arrête, point mort tante Agathe, Go ! Galvanisés par le danger, Diego, Nînchëe et Vanina s’envolèrent. Et Henry, le pauvre Henry, fut ramené à l’intérieur de l’habitacle alors que les frères Buleaux sortaient en hurlant de leur cuisine. — Fermez toutes les portes, vite ! Allez, tante Agathe, débrayage, première, débrayage, seconde, allez, débrayage, troisième... — Dépêchons-nous, ils montent dans leur pick-up ! hurla Nînchëe. Ils nous poursuivent. Ils arrivent. Le pick-up mené à fond, rugissait. Il dépassa le combi et s’arrêta en plein milieu du chemin. — Freinez, hurla David. Tante Agathe, affolée, donna un coup de volant et le combi sortit de la route. Il dévala quelques mètres pour s’arrêter contre un bois noir. Le choc les propulsa les uns contre les autres. Ils étaient désormais à leur merci.

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19 Les frères Buleaux, le fusil en joue, tournaient autour du combi avec un air de satisfaction intense. Ils allaient pouvoir le brûler avec tous ses occupants : la vieille folle qu’ils avaient gardée comme femme de ménage et dont ils voulaient se débarrasser, la petite kanak du haut qui traînait bien trop souvent autour du domaine, le poken qu’ils avaient déjà bien amoché, le garçon sur son fauteuil, un malin celui-là, et sa copine délurée et surtout, ils l’avaient compris immédiatement en l’apercevant dans le combi, Diego, le fils de Pierre Desprez, leur bête noire, leur obsession. Ah, ils l’avaient cherché partout ! Et enfin il était là. À leur portée. Comme sur un plateau. C’en était fini de lui. À jamais. Et l’accident allait se produire sur l’heure. David reprenait ses esprits. 91


Le combi était devenu leur prison. Il n’y avait plus grand-chose à faire. À moins que .... Mais oui, c’était bien le 4x4 des gendarmes qui franchissait l’entrée ! Il était suivi du pick-up, David n’en croyait pas ses yeux, du pick-up de son père. Mais comment cela était il possible ? Il ne saisit pas grand-chose à ce qui suivit : les Buleaux arrêtés, Henry pris en main et soigné par sa mère, les parents de Vanina qui aidaient tout le monde à sortir. Ce furent les dernières images. Il s’évanouit à nouveau alors que Vanina lui murmurait : — Comprends-moi David. Je savais que nous allions vers le danger. Hier soir j’ai appelé mes parents et les tiens.

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Épilogue Tous étaient là, tante Agathe rayonnante, accompagnée de Diego, Nînchëe et Vanina, meilleures copines au monde, et au pied du lit les parents de David. Henry était au mieux de sa forme. — J’ai inventé un charade pour toi ! Tu trouveras pas le réponse aussi fastochement crois-moi boy. — Vas-y Henry. — Voilà : derrière un fougère en fer de lance, mon nom je cache, comme cette lance, je pique. Sous les pierres, je fais mon lit et range mes shoes, de nombreux lacets, il me faut. — Mille-pattes, je crois. — Oh, tu me catastrophiques. Un grand éclat de rire salua cette réplique. Le père de David profita de l’hilarité générale pour pousser le fauteuil dans le couloir. — J’ai à parler à mon fils, lança-t’il à la cantonade. Je vous l’enlève un instant. Ce qu’ils se dirent, personne ne l’entendit mais lorsque David quitta l’hôpital accompagné de ses parents, il faisait beau, très beau. 93



Édité et distribué par les éditions baby car editionsbabycar@mls.nc novembre 2008 ISBN : 978-2-918198-00-0

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