Pétunia n°1

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dimension sexuelle , qui est une partie constitutive de sa subjectivité . Certaines photographies expriment 10 . Nancy Cott , « La femme moderne . Le style américain des années en effet clairement le plaisir d’être photographiée par son amant : O’Keeffe appartient à cette génération 1920 » , dans G . Duby et M . Perrot , de femmes américaines qui considèrent la sexualité comme une part importante de leur identité et comme Histoire des femmes en Occident . un moyen privilégié de l’expression de soi . À la différence de la génération de leurs mères , les femmes Le XXe siècle , vol . 5 , sous la qui deviennent adultes dans les années proches de la guerre considèrent l’autonomie sexuelle comme le direction de Françoise Thibaud , moyen privilégié de l’expression de soi et non comme une liberté à l’égard du mariage . C’est au cours des Paris , Plon , 2002 , p . 150 . années 1920 que le cinéma hollywoodien diffuse l’idée selon laquelle « s’exprimer sur le plan sexuel [est] un signe de vitalité et la manifestation d’une personnalité ( et non une perte d’énergie comme le soutenaient 11 . Camera Work , n° 48 , octobre les moralistes du XIXe siècle ) . Le désir sexuel d’une femme [doit] donc se manifester et être comblé10 » . 1916 , p . 12 - 13 ( repris dans :

Georgia O’Keeffe est une femme cultivée , féministe militante inscrite au Women National Party , qui se bat dans les années 1910 pour le suffrage féminin . Elle est aussi dans une position typiquement féminine , en tant que maîtresse d’un homme plus âgé qui exerce , de surcroît , une influence considérable sur son activité de peintre . Le contraste entre ces deux rôles se retrouve dans les photographies où l’abandon sensuel semble sans cesse contredire l’austérité d’autres images . Cette discontinuité traduit le conflit entre la féminité et le rôle d’artiste . L’ambivalence du Portrait a pour effet d’affirmer et de contredire simultanément l’idée que la féminité serait la marque de sa peinture .

B . Buhler Lynes , O’Keeffe , Stieglitz , and the critics , op . cit . , p . 166 ) . Ma traduction . 12 . Des extraits de ce texte , écrit en 1919 , ont été publiés dans Dorothy Norman , Alfred Stieglitz . An american Seer , New York ,

Les photographies constituent un pendant visuel de la conception de la féminité développée parallèlement par Stieglitz dans ses écrits . Dans un texte publié dans Camera Work en octobre 1916 , il exprime son admiration à la fois pour la jeune peintre et pour sa féminité . En déclarant que les dessins de la jeune femme sont intéressants du point de vue psychoanalytique , il écrit : « 291 n’avait jamais vu , auparavant , une femme s’exprimant si franchement sur papier11 » . Ultérieurement , en 1919 , dans un texte intitulé Woman in Art , Stieglitz développe la question de l’égalité entre hommes et femmes dans l’art12 . Il est évident que la rencontre avec O’Keeffe , qu’il considère comme une grande artiste , le conduit à repenser le rapport entre la créativité et la femme . Il reconnaît notamment que , si l’art a jusqu’à présent été le domaine exclusif de l’homme , l’expression artistique féminine est en train de changer cette situation . Il insiste cependant sur l’idée d’une différence fondamentale entre les hommes et les femmes dans leur manière d’être artistes . Pour Stieglitz , la peinture d’O’Keeffe ne craint pas la concurrence des hommes car elle relève tout simplement d’une nature différente . Cette différence tient , selon lui , au fait que les émotions et les sensations corporelles de la femme se situent dans l’utérus , qui en conditionne de façon déterminante la sensibilité : « La femme ressent le monde différemment de l’homme . L’un des principaux ressorts de la création , qui se cristallise notamment dans l’art , est sans doute ce sentiment premier . La femme et l’homme se distinguent par la constitution différente de leurs sexes respectifs , même si ensemble , ils forment Un – et sont toujours potentiellement un . La femme perçoit le monde à travers l’utérus qui est le siège de ses sensations les plus profondes . L’esprit vient ensuite…13 » Dans ce texte , Stieglitz éclaircit sa vision de la femme comme un être essentiellement corporel qui registre ses sensations dans ses organes sexuels pour ensuite les transformer en images . Pour Stieglitz , chez l’homme comme chez la femme , l’inspiration artistique naît d’abord dans des sentiments inconscients et trouve ensuite son chemin à travers une forme de rationalité qui transpose les émotions sur la toile . Mais si ce processus demeure essentiellement le même chez les deux sexes , il indique de manière spécifique ce qui différencie la femme de l’homme . En se référant à la peinture d’O’Keeffe , il affirme que , dans le cas de la femme , la spécificité de ses émotions est liée à la nature de son corps et que sa créativité s’inscrit , ainsi , implicitement , dans la fonction de procréation qui est la sienne . La peinture de Georgia O’Keeffe devient l’expression la plus naturelle de la sexualité féminine : elle révèle une vérité essentielle sur la nature de la femme , sur son corps et ses émotions . Si , pour Stieglitz , la source de l’inspiration artistique féminine se situe dans la spécificité de ses organes sexuels , il ne donne pas d’indications précises sur les origines de la créativité chez l’homme . Son raisonnement laisse supposer que , pour lui , le processus décrit pour la femme est également valable pour l’homme . Mais si le processus créatif est essentiellement le même chez les deux sexes , l’émotion qui en constitue l’origine demeure pourtant distincte . Stieglitz considère probablement que les sensations masculines sont différentes de celles des femmes parce qu’elles prennent leur origine dans des organes spécifiquement masculins . L’insistance sur la dimension intuitive et corporelle de l’art de la femme suggère que l’essence de la créativité de l’homme serait au contraire phallique , intellectuelle et agressive . Stieglitz affirme ainsi que l’acte créateur est une émanation directe du sexe de l’artiste . Ces propos font écho , d’une certaine manière , au problème de la relation érotique entre le peintre et la toile qui occupe plusieurs peintres dans ces mêmes années . L’idée d’une relation entre la créativité de l’artiste et la sexualité est un topos ancien , mais elle prend cependant une forme nouvelle dans un contexte dominé par l’industrialisation du début du XXe siècle . Ces questions font l’objet de nombreux débats dans le cercle de Stieglitz , comme le montre un texte de Paul Haviland publié en 1915 dans la revue 29114 . Dans ce texte – qui

Random House , 1960 , p . 136 - 138 . Ce texte n’avait jamais été publié avant d’être inséré par Dorothy Norman dans sa biographie de Stieglitz . 13 . A . Stieglitz , « Woman in art » ( 1919 ) , dans D . Norman , op . cit . , p . 137 . Ma traduction . 14 . Paul B . Haviland , dans 291 , n° 7 - 8 , septembre - octobre 1915 , p . 4 .


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