Pétunia n°1

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machines et se défier des « spéculateurs voraces de la bourse » . Vaste projet qu’il ne parvient pas à mener à bien , avec son entreprise la Morris , Marshall , Faulkner & Co . Fine Art Workmen in Painting , Carving , Furniture and the Metals qu’il fonde en 1861 , et avec laquelle il parvient au mieux à éditer des éléments de décoration et du mobilier de qualité… qui ne s’adresse qu’aux anglais les plus fortunés . Cependant , ce face - à face serait incomplet si on s’arrêtait aux seules origines du design , car au cours de la période moderne , les femmes construisent un espace privé dont les limites avec la sphère publique ne cessent de se modifier , et de s’étendre , mais pas leurs prérogatives . Ce processus s’explique en partie par le fait que la sphère privée n’est pas neutralisée , mais fortement liée à la question du genre . Elle est soi - disant le domaine réservé à la femme . Et pour cause , longtemps , les hommes ont rencontré des difficultés à assumer leur intérêt pour la décoration et l’aménagement intérieur car ils mettaient en danger une virilité à préserver à tout prix . Longtemps aussi , la sphère publique a été considérée comme le seul apanage des femmes , et les salons de thé ou cafés qui , au cours du XIXe siècle , se sont propagés dans les espaces publics , en étaient l’extension . Sujet que développe Penny Sparke dans The Modern Interior où elle démontre que si l’espace domestique n’a cessé de se métamorphoser au cours du mouvement moderne : « Ces changements de style n’ont en rien perturbé le rôle de l’intérieur moderne » et leur attribution exclusive aux femmes . Cette situation a donné naissance à un retournement innattendu que Bill Osgerby décrit dans « La Garçonnière : une icône culturelle . Masculinité , consommation et design dans les magazines masculins américains , 1930 - 1965 . » Selon lui , les gentlemen ne pouvaient pas officiellement s’intéresser à l’aménagement intérieur et s’ils le faisaient , c’était seulement en cachette . La série d’articles consacrés aux garçonnières des jeunes séducteurs , gadgets à foison , lits ronds , télécommandes et bars pourvus , éclairage avec variateur , etc . qui firent les belles pages des revues spécialisées pour homme dès les années 1930 posaient de tels problèmes à la virilité de leurs lecteurs que Osgerby soumet l’idée que le « fold - in » ou poster central de la jeune femme nue des revues Playboy et Esquire , servait de leurre à une passion inavouable pour le design . Plus facile d’assumer publiquement le coquin érotisme de la playmate que l’intérêt pour le design . C’est ainsi , poursuit Osgerby , que le poster central des pin - up les protégeait de toute suspicion . Dix ans après , dans les années 1960 , le célèbre critique Britannique Reyner Banham , au cœur du débridé Swinging London , réitère le même aveu , montrant ainsi que la situation est loin d’avoir changé . Dans les pages du journal d’architecture où il tient tribune , il avoue que son achat du magazine Playboy est justifié par le fait que « Bien sûr , je l’achète pour le poster central des pin - up en couleur » , mais aussi pour une « douzaine d’autres raisons » tenant au traitement que Playboy faisait alors de l’architecture et du design . Les hommes étreints par la censure sociale doivent laisser aux femmes le soin d’organiser la sphère privée et tout ce qui s’y rattache . Piètre réconfort quand on sait à quelle hauteur les valeurs , les idées et les stratégies développées par les femmes dans la sphère privée de l’habitation ont été mal considérées , bien qu’elles aient été injectées dans

la sphère publique . Peut - être cela tient - il au fait que , comme le rappelle à notre souvenir l’universitaire Victor Margolin : « […] nous devons remarquer qu’au cours des années 1980 , [l’histoire du design] n’avait toujours pas intégré l’analyse féministe . » Et , peu après , il cite les propos de Cheryl Buckley : « Jusqu’à présent , les historiens du design ont davantage estimé et considéré plus digne de foi l’analyse des créateurs d’objets fabriqués en série . […] L’exclusion de l’artisanat par l’histoire du design revient à évincer une grande partie de ce que les femmes ont conçu . Pour de nombreuses femmes , les modes de production artisanaux étaient les seuls disponibles , parce qu’elles n’avaient accès ni aux usines de la révolution industrielle , ni à la formation dispensée par les nouvelles écoles de design . En effet , l’artisanat a permis aux femmes d’exprimer leurs compétences créatrices et artistiques en marge de cette profession dominée par les hommes . » Pour eux , l’exclusion des femmes serait le fait de leur éloignement de l’industrialisation et des usines , dû à leur ancrage involontaire dans la sphère privée . Ce déplacement de l’usine à la maison puis , en retour , vers l’usine , opéré par les protodesigners américaines du XIX e siècle a donc dû se perdre quelque part au cours du XX e siècle , et , si l’on sait désormais pourquoi l’histoire du design a oblitéré le rôle des femmes , cela n’explique pas pourquoi il y a aujourd’hui si peu de femmes designers , pourquoi elles sont encore moins nombreuses à être des designers industriels . Peut - être serait - il enfin temps de réviser durablement cette histoire du déni .


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