PLANCHES-CONTACT CONTREFORTS

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0h20min05sec

Contreforts, sous l’orage électronique.

Nous sommes au cœur de la deuxième soirée du festival Contreforts. Je me souviens avoir lancé l’enregistrement sur un coup de tête, comme je le fais souvent. Ce n’était ni le début, ni la fin, mais un instant capté en plein milieu. Il reflète une partie du temps passé à me déplacer dans l’espace, à observer les différents événements et à interagir avec les éléments. Entre les gens côtoyés et les lieux fréquentés, ce récit parle d’une expérience festive atypique lors d’une fin d’été orageuse.

Matthias et moi marchons, discutant de sujets profonds qui se mêlent à des rencontres imprévues. La musique est omniprésente et enveloppante, pour notre plus grand bonheur. Nous nous sommes longuement arrêtés à un stand de prévention, l’occasion de faire quelques rencontres et de fumer un peu. Les basses vibrantes nous entourent et la musique rythme avec elle le brouhaha de la foule. Nos voix, tout comme celles des autres, se fondent dans cet environnement qui ne s’apparente parfois plus qu’à une tache sonore. L’atmosphère semble refléter un mouvement énergique constant. Plusieurs indices offrent un aperçu de l’écoulement du temps, de nos déplacements circulaires ou de la proximité des différents lieux du festival où nos corps s’attachent. Ce soir-là, il pleuvait des trombes d’eau. Le festival se déroulait au Fort Dorsner, à Giromagny, et ses tunnels de pierre, un peu austères mais rassurants, servaient d’abris et nous protégeaient de la pluie et de l’orage. Plutôt pratique pour accéder au bar tout en restant proche de la musique et de l’ambiance. Au centre du fort se trouvait le dancefloor, telle une arène contemporaine où se jouait un spectacle hypnotique. Les corps dansants suivaient le rythme des basses et de la musique, baignés dans des faisceaux lumineux, sublimés par un VJing captivant, puis par l’alcool, les drogues et le temps.

Le son est assourdissant, nous sommes près de la « scène », au cœur de l’arène. Des échanges fusent, des mots indescriptibles se mêlent aux bruits ambiants. On entend des sifflements, des « ouaaaais » , et des basses qui s’accélèrent, toujours plus intenses. Les paroles, brouillées, se noient dans cette masse sonore dominée par la musique et dirigée par le DJ. J’essaie de capter des bribes de conversation, mais seuls des rires me parviennent clairement. Un homme nous parle depuis un moment.

« Un mec comme toi.

Tu fais quoi maintenant ?

Hein ? »

Tout se confond. L’impression d’un climax se dessine. Le son s’impose, omniprésent, il semble même se rapprocher plutôt que s’éloigner. Boum, boum… Les voix s’effacent peu à peu, le brouhaha se dissipe légèrement, remplacé parfois par des cris plus marqués. Toujours cet homme, qui continue à parler. Est-il juste à côté de nous ? Ou bien s’adresse-t-il directement à Matthias et moi ? Nous sommes bel et bien dans l’arène du fort. Aucun doute là-dessus.

« Ah ouaaaais ! » , scande-t-il au moment du nouveau drop. « Ah ouaaaais ! » Il le répète encore, avec exaltation. Il semble engagé dans une discussion, mais ses propos sont impossibles à comprendre dans ce chaos sonore. « Il arrive, il arrive ! » Mais de qui parle-t-il ? Nous sommes deux, Matthias et moi, au milieu de cette foule compacte, où les rencontres s’enchaînent naturellement.

« Mec, tu vas pisser aussi ?

Quoi ?

Ouais, je vais aller pisser.

Moi aussi. »

Ces mots échangés avec Matthias marquent notre sortie du fort. Ensemble, nous nous dirigeons vers les toilettes, situées dans un coin d’herbe à l’écart de la zone principale.

« Ça fait 20 minutes que je suis là, avec le smile.

J’aime trop ce son !

Mec, c’est incroyable !

Viens, on va pisser. »

Sur le chemin, il me dit :

« Mec, j’ai l’impression que c’est pas le même endroit qu’hier. L’ambiance, elle est PAS DU TOUT pareille. C’est parce qu’on n’est pas dans le même mood. Avec la pluie, les k-ways, la boue… C’est plus enfantin. Ahahaha. Et avec le bédo, je me sens mieux. J’ai vraiment lâché prise. Il suffit de deux minutes pour avoir l’impression de lâcher prise. Deux minutes, c’est tout.

Et ça marche.

Et ça marche ouais, ouais. »

Nous arrivons aux toilettes, une voix nous interpelle :

« Ça va les jeunes, comment ça se passe ?

Putain, encore toi ! »

Matthias le reconnaît immédiatement. C’est sûrement une des personnes avec qui nous avions discuté plus tôt dans le fort, et que nous recroisons ici, aux pissoirs.

« T’es avec ta meuf ? Non, j’sais pas… J’avais pas l’impression que t’étais en couple avant.

Moi, je connais déjà toute ta vie, c’est bon.

Bah dis rien !

Je ne dis rien. Avec ton vin rouge, là… »

L’enregistrement reprend à un autre moment de la soirée. Je ne sais ni où je me trouve, ni quelle heure il est. À en juger par le volume de la musique, elle n’est pas suffisamment forte pour que je sois sur le dancefloor, mais elle reste assez proche pour indiquer que je suis toujours dans l’enceinte du fort. Un mélange de voix résonne en arrière-plan. L’audio, cette fois, ne grésille pas, je semble être plutôt stable. La résonance des sons qui m’entourent confirme que je suis dans les couloirs du fort. Ces passages relient différents espaces : le dancefloor, le bar et une petite galerie d’art éphémère (organisée dans un des magasins-cavernes du fort.).

0h21min41sec

« Mec, j’ai trouvé un dealer, il a des tazs à gogo.

Quoi ?

Il a des tazs, il est grave sympa. Il était tout seul, je lui ai demandé une feuille, et là, il m’a sorti son truc : il a tout ce qu’il faut. Je lui ai dit : ‘Oh ! Je reviens peut-être vers toi.’ 10 balles le taz !

Au calme alors.

On s’en fout, vas sur la chaise. Au pire, il te dira : ‘Gros, enlève-toi de ma chaise.’

Sur le stand de prévention.

Mais oui, gros. Préviens, préviens que c’est bon !

Regardez, il est pas à vous, celui-là ? demande quelqu’un. Il parlait d’un sandwich qui traînait sur la table du stand prévention.

Prends-le, il est à toi, enjoy ! »

Personnellement, je n’y aurais pas touché. Matthias me tend un paquet de cigarettes qu’on avait trouvé par terre sur le dancefloor plus tôt dans la soirée.

« Tiens. Attends, elles sont peut-être mouillées. XL.

Parfaites. Elles sont parfaites, gros !

Philip Mo’ XL.

Merci, mec. En vrai, si tu ne me les avais pas montrées, je ne les aurais pas vues.

Mais non, c’est toi qui les as chopées, moi ça me gênait.

Tu veux un marro’ ?

Ça met bien, les XL.

On dirait pas des XL.

Non, mais c’est pas des XL, c’est le paquet qui l’est.

Je pensais que c’était des cent S.

Non, c’est pas des cent S. T’imagines, XL cent S, frérot. »

Matthias me reparle du dealer qu’il a croisé plus tôt.

« Le mec il avait tout gros. Dans un petit pot.

Il avait de la beuh alors ?

Ouais, il avait de la beuh. Dans un petit pot, genre qui ne paie pas de mine. On ne dirait pas un dealer. Je me suis pris 3 vents d’abord.

Ah ouais ? »

Quelques secondes avances sans qu’on ne puisse suivre le reste de la discussion entre matthias et moi, la musique domine à nouveau sur nos voix.

« Je suis bien.

Moi aussi, vraiment. Mais je sais que d’un coup je vais avoir un coup de fatigue. Pas maintenant, parce que je fais fumer.

Tu sais que la cuisine ferme à 4h ?

Y’a moyen que je retape un big truc un moment.

Je ne mange pas ce soir.

Un big burger de fou. »

Voilà un nouveau drop. Nous sommes dans un moment contemplatif et réflexif visiblement puisque nous n’échangeons plus.

« Prévention drogue usage ! Comment allumer son calumet correctement ?

Tu sais que j’aimerais trop faire ça comme taf. À Paris, là où tu peux faire tester des drogues, il y a des gens qui accueillent vraiment des crackés ou des drogués, et ils parlent avec eux. Moi, j’y était pour tester des produits. C’est une fille qui m’a accueilli dans son bureau et elle te pose plein de questions : sur ta consommation, sur ta fréquence, si tu connais le produit, sur la manière dont tu le prends. Moi j’aime bien. Genre tu aides des gens à moins faire de la merde, à éviter les risques en fait. Tu éduques à la consommation.

Tu peux déjà t’engager dans une asso’.

Bah ouais, j’aimerais bien faire un truc plus humain, vraiment une fois, j’ai grave envie de faire un truc où je me sens utile pour les autres. »

0h28min00sec

On rencontre enfin la dame du stand prévention, qui vient de revenir. Jusque-là, nous étions assis seuls. Les gens venaient prendre des bouchons, des éthylotests ou des préservatifs. Pendant une quinzaine de minutes, nous étions les gestionnaires du stand.

« C’est original. Le son est bon. Ce soir, il est meilleur qu’hier.

Hier, c’était redondant. Tous les Dj se ressemblaient de ouf. Mais là, c’est classe. »

Un garçon nous rejoint et demande s’il peut s’asseoir avec nous.

« Bonsoir, ça va ? Comment tu t’appelles ?

Mais oui, assieds-toi, Sébastian.

Bienvenue !

Salut mec, ça va ? »

La musique reprend le dessus pendant une courte minute, nous interrompant. On ne parle pas, et on écoute. Puis Matthias, un brin nostalgique, lâche :

« Les derniers jours de vacances. »

Je lui réponds :

« Toujours ensemble. À chaque fois que tu viens, les derniers jours de vacances se terminent avec toi. »

Après un silence, il murmure :

« Je suis défoncé. Ce n’est peut-être pas ouf que je fume ici, vu qu’elle a le stand.

Ça va, no stress.

C’est pas parce qu’on fume qu’on est mauvais. C’est pas grave, il n’y a pas de problème. Il faut enlever cette mauvaise image, tu vois. C’est normal hein, c’est un

peu un challenge. Tu fumes un joint, tu te tailles direct, tu squattes la chaise d’une dame qui bosse là…

C’est pas facile de se comporter en société.

Non mais c’est sûr, mais tranquille. Il faut se rassurer. On est là que pour se faire du bien.

C’est ça. Il faut juste qu’on se rassure, qu’on voit le mal en bien.

On respecte ce qu’on nous dit. Si on nous dit rien, on fait ce qu’on veut. »

« Ça va ? Tu t’appelles comment ?

Sébastian.

Enchanté, Sébastian. Tu passes une bonne soirée ? T’es venu tout seul ?

Je suis avec un ami là. Il est devant la musique

Ah, il est devant le son ? Et toi, ça va ? T’aimes bien la musique ?

Ouais, j’aime bien, mais là j’ai mal au dos.

Okay, donc tu te poses. T’as pas envie de boire ?

C’est trop cher. »

Sébastian nous redemande si le sandwich posé sur la table est à nous.

« C’est pas à vous, ça ?

Non. Après, si t’as les couilles, mange. T’as des couilles, Sébastian. On le garde alors ? »

Les sujets de discussion deviennent ensuite vagues et brouillons.

« T’as pas chaud avec la chapka ?

Viens, on fait un éthylotest. La seule fois où j’en ai fait un, c’était à Porto, et on partait même pas en voiture. C’était juste pour voir. Viens, ça peut être marrant.

Nous ne l’avons finalement pas fait. Matthias me demande l’heure.

« Il est presque 2h.

« On est pas bien, là, au stand prévention ?

On se lève un peu ou quoi ?

Profiter du set ?

Ouais, vas-y, allons vers le set. Sébastian, tu veux venir avec nous ? On va danser un peu.

On va danser avec Sébastian, sur le set.

Oh, viens, on va pisser !

Ah, tu veux aller pisser avant ? Vas-y.

Merci pour l’accueil !

À tout à l’heure, profitez bien ! »

Nous marchons maintenant vers les toilettes. Le son devient grésillant à cause de nos pas, et nos voix sont déformées, fragmentées, presque incompréhensibles. Arrivés aux toilettes, j’échange avec Sébastian.

« T’étais déjà là hier soir ou pas ?

Oui. J’étais démonté.

C’est vrai ? T’avais tapé ou quoi ?

Non, même pas. Juste de l’alcool. »

Nous retournons vers le fort. Une cigarette s’allume, comme en témoigne le bruit répétitif du briquet, surement le mien.

« La musique était moins bonne hier soir. Même, les gens sont différents ce soir.

Ah ouais ?

Tu t’es mis une caisse à quoi ?

Euh, alors… j’ai bu des 8.6.

Ah, ça c’est bien schlag, ça !

Nous voilà proches de la scène, au cœur du dancefloor. La musique résonne plus intensément et plus clairement que lorsque nous étions au milieu des échos dans les tunnels du fort.

« Bienvenue dans un monde superficiellement parallèle. »

Les projections visuelles (VJing) qui illuminent les murs environnants et les jeux de lumière qui vacillent, donnent l’impression de plonger dans un autre univers.

« Ah ouais, c’est pas mal, ça. Ça a du caractère »

Nous sommes portés par les basses et l’intensité sonore. Sébastian nous quitte à l’interlude entre deux drops. « Vas-y, ça roule, à plus ! » lui répondons-nous. L’alternance entre les basses percutantes et le brouhaha ambiant est dominant. Le public, bien que mouillé par la pluie, semble agité. Par moments, des cris éclatent, et tout semble en mouvement. Mon portable, grésille au rythme de mes pas, amplifiant cette sensation de chaos sonore. Il pleuvait, et peu osaient s’abandonner pleinement à la musique. Seuls les courageux et amoureux du son, mais aussi les mieux équipés, défient la boue qui rendait le sol glissant. Matthias et moi faisions partie de ceux qui s’y aventuraient. Dans les couloirs du fort, là où nous étions plus tôt, des gens s’entassent, comme s’ils attendaient leur tour pour entrer dans l’arène. L’atmosphère y était différente, mais toujours animée. C’était spécial, presque paradoxal, mais indéniablement festif.

« Je vais sécher un peu, tu vois » sont les derniers mots captés sur l’enregistrement, prononcés par Matthias.

La pluie et l’orage rendaient l’événement chaotique, tandis que les éclairs amplifiait l’illumination des lieux par intermittence. Nous étions à la fin de l’été, et ce festival techno au Fort Dorsner marquait la conclusion des vacances, sous des trombes d’eau qui, bien que rendant la fête moins dansante, lui donnaient un caractère unique.

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