Léon Tolstoï - L'Alcool et le Tabac, un essai, (Plaisirs vicieux, Charpentier, 1892 (p. 33-92))

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L’Alcool et le Tabac Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky. Plaisirs vicieux, Charpentier, 1892 (p. 33-92). ◄ PRÉFACE PAR ALEXANDRE DUMAS

L’Ivresse dans les classes dirigeantes ►

I

Quelle est la véritable cause de la consommation énorme que font les hommes de toute sorte d’excitants et narcotiques, tels que l’eau-de-vie, le vin, le hachich, l’opium et quelques produits moins répandus, comme la morphine, l’éther et autres substances analogues ? Quelle est l’origine de cette habitude qu’ils ont prise, et pourquoi cette habitude s’est-elle répandue si rapidement et maintenue avec tant de persistance chez les gens de toutes les classes et de toutes positions, aussi bien chez les sauvages que chez les civilisés ? À quoi attribuer ce fait indiscutable que là où le vin, l’eau-de-vie et la bière sont inconnus, on consomme l’opium, le hachich, etc., tandis que l’usage de fumer est répandu dans le monde entier ? D’où peut venir ce besoin qu’éprouvent les hommes de se plonger dans un état de torpeur et d’ivresse ? Demandez au premier venu ce qui le force à absorber, pour la première fois, des boissons alcooliques, et pourquoi il continue, il vous répondra : « C’est agréable, tout le monde boit. » Et peut-être ajoutera-t-il : « Je bois pour me donner du ton, m’exciter cérébralement. » Il existe encore une autre catégorie de gens, ceux qui ne se demandent même pas s’il est bon ou mauvais de boire des spiritueux. Ils donnent ce prétexte comme argument le plus probant, que le vin est bon pour la santé, qu’il fortifie ; autrement dit, ils s’appuient sur un fait dont la fausseté est reconnue depuis longtemps. Posez la même question à un fumeur. Demandez-lui ce qui lui a suggéré l’idée de fumer pour la première fois, et ce qui le pousse à persévérer dans cette habitude. La réponse sera la même : « Pour dissiper la tristesse. En outre, c’est un usage universellement répandu, tout le monde fume. » Une réponse analogue ou très approchante nous serait faite par tous ceux qui fument l’opium, le hachich, ou se font des injections de morphine : « Pour dissiper les pensées noires, pour exciter l’activité cérébrale, » enfin « parce que tout le monde le fait ». On pourrait donner des motifs semblables sans tomber dans l’absurde, pour expliquer que de se tourner les pouces, siffler, fredonner des chansons, par exemple, en un mot, s’amuser par l’un ou l’autre des mille moyens connus, n’exigeant ni dépense de richesse naturelle, ni dissipation de grande activité humaine, n’est nuisible ni aux autres ni à soi-même. Les habitudes dont nous avons parlé n’ont pas ces caractères anodins. Pour produire le tabac, le vin, le hachich, l’opium, en quantité suffisante pour suffire à la consommation énorme qui s’en fait aujourd’hui, il faut y employer des millions et des millions d’acres des meilleures terres, au milieu d’une population affamée ; et des millions d’êtres humains (en Angleterre, par exemple, le huitième de la population entière) consacrent toute leur existence à extraire des produits narcotiques.


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