« il est des mots que l’histoire a blessés mais qu’un émail fertile peut panser »
Ce mémoire a été écrit par Dimitri Zephir étudiant en design objets à l’Ecole Nationale Supérieure des Arts-Décoratifs de Paris, sous la direction générale d’ Anna Bernagozzi théoricienne du design et enseigante
les mailles fertiles d’un créole
De quelles façons l’identité culturelle peut-elle «impacter» une démarche de design ?
À la mémoire de Zéphirin Zephir & Jean-Baptiste Zephir, À la mémoire de Tonton Denis.
Votre amour du lointain a été incontestablement une force.
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Pour commencer
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Dans un monde qui se globalise et où les repères s’estompent, la culture et l’histoire semblent déroger à ces règles. Elles ne se présentent pas comme des trésors que l’on devrait sagement mettre en réserve et dont on userait à l’occasion, mais plutôt comme des repères indéfectibles et intrinsèques à l’homme. La culture, c’est celle qui fait et forge un homme. Elle construit son identité, son « moi » intérieur. Elle épaissit les contours de son « être » pour établir son mode de penser et de créer, mais aussi de sentir, de ressentir et d’agir. Elle est ce plus acquis grâce à la connaissance et qui enrichit l’homme. La culture, c’est celle qui constitue une communauté. Elle est « l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs qui caractérisent une société, un groupe social. » Elle est une origine, un passé, une histoire dont les mailles tissées permettent de composer un futur. La culture, c’est une terre. Une terre qui accueille une communauté. Une terre labourée dont on se saisit des reliefs et des textures, pour composer son histoire. La culture, c’est tout simplement le fait d’être, sans jamais nier aucune partie de soi. Cette question de l’identité, vue principalement par le spectre de la culture et de l’histoire m’intéresse pleinement. Elle arrive au moment même où je m’interroge sur ma propre identité, qui, je le sais, interférera avec ma pratique de design. Une identité, qui je le sais, a souvent été bafouée, mal perçue ou encore difficilement assumée. Une identité que l’histoire n’a pas épargnée, mais qui pourtant, constitue un véritable vestige. Cette histoire culturelle, c’est celle de la Guadeloupe, terre de mon enfance, terre de mes origines. Elle sera mon témoin de recherche, et la toile de fond pour l’écri-
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ture de mon mémoire. DZ. « Il y avait ce truc en moi … tu sais, ces questions que depuis toujours je me posais. Alors j’ai fait le choix du coeur. GG. Quand tu parles de ton sujet, tu le formules comment ? C’est quoi le titre par exemple, si ça …. DZ. Les mailles fertiles d’un créole. GG. « les mailles » en deux mots ou « l’émail » ? DZ. Non non. En deux mots. GG. Les - mailles - fertiles - d’un - créole. DZ. Oui voilà.
GG. Tu sais pourquoi ça me touche ? Tu connais un auteur qui s’appelle Fabienne Kanor ? C’est une romancière martiniquaise qui a écrit un bouquin qui s’appelle Humus, dans lequel elle raconte l’histoire d’une traversée. L’histoire de quatorze femmes dans la cale d’un bateau négrier, Le Soleil, qui se jettent par-dessus bord.. Elles se suicident en fait. Quand j’ai fait la connaissance de Fabienne, elle me disait que l’on était des couturières de la douleur. Et quand tu me parles de mailles, il y a cette question du fil. Tu me parles de mailles, et ça me fait penser à ces couturières de la douleur. Et puis, moi, dans ma trajectoire, j’ai aussi un fil. Un fil que je tiens et que je tire avec mon grand-père, mon arrièregrand-père .. Et le schéma … le motif de la tisseuse, ça me donne même des frissons d’en parler, parce que c’est quelque chose de fort le motif de la tisseuse. Ce sont des fils noués dans tous les sens. Elle rassemble ces fils pour faire du beau. » extrait d’une discussion avec Gilda Gonfier, écrivaine et directrice de la médiathèque du Gosier en Guadeloupe, le 10 avril 2015 au Gosier. dabÒ pou yonn Avant-propos & Ouverture
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Les mailles fertiles d’un créole. Un titre qui évoque l’image des tisseuses, celles qui cousent fil après fil l’illustration parfaite d’un motif que l’on peut porter et ériger fièrement comme un trésor. Un motif dont la valeur n’est pas économique. Elle se veut historique, patrimoine, témoignage, richesse de l’âme. Comment confectionner un beau motif lorsque toutes les composantes ne sont pas là ? Quand les composantes d’une histoire manquent, sont dissimulées, parfois effacées ? La tisseuse comme l’artisan vannier (pour qui j’ai une admirable fascination) vivent intensément leur art et ont naturellement un sens inné de la composition. Seulement, avant d’en devenir le maître, il faut une certaine pratique et une vraie maitrise. Cet art de tisser, acquis ou hérité, demande une vraie sensibilité, une certaine rigueur, de la finesse et de l’exactitude. Ces qualités sont les clés d’une réussite recherchée mais aussi les critères d’adhésion de ceux qui, fièrement, brandiront ce motif. En tant que futur designer, j’ai envie de me mettre dans la peau de cette tisseuse. Mes outils sont l’écriture, la photographie, la poésie. Mon héritage est une histoire créole. Celle qui me permet d’hybrider les mondes. Cette histoire créole, elle ne m’a pas été enseignée, que sommairement contée. Au même titre que vous qui lisiez précédemment le prélude, je suis un enfant créole de la République Française. Mes ancêtres sont Zéphirin Zéphir et Jean-Baptiste Zéphir, ce sont deux anciens esclaves qui après 1848, deviennent des hommes libres, avec un nom. Et si je suis là aujourd’hui, nul doute, c’est grâce à eux. Cette partie de mon histoire personnelle, personne ne le l’avait transmis. Elle est le fruit de mes recherches personnelles, le fruit de questionnements qui m’ont toujours taraudé l’esprit et qui ont débuté dès mon arrivée à Paris.
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Ce voyage, que je voyais comme une ouverture sur d’autres cultures, deviendra pour moi double: celui d’un enrichissement culturel fort, d’abord du point de vue artistique, ensuite social et historique, mais c’est aussi une introspection pure et simple qui dit : Qui es-tu et souhaites-tu devenir dans ce monde globalisé ? Dans un monde où le design est devenu un terme commun ? Où l’histoire tend à être oubliée ? La question est double, puis quatuor. Elle fait intervenir deux entités, deux voix qui l’habitent. Il y a d’un côté l’enfant créole, dont la nécessité de comprendre son histoire est devenue une quête indispensable, presque vitale. De l’autre côté, il y a le designer que j’aspire à être; qui se pose la question de ce que peuvent, veulent dire cet apport et cette spécificité culturelle dans la création en design. Cependant, parmi tous ces questionnements, l’enfant créole et le designer s’en pose une commune. Pourquoi personne ne m’avait-il parlé de tout cela avant ? Ne peut-on pas vivre avec une histoire chaloupée qu’on ne verrait pas comme une tare, mais simplement comme une erreur à ne plus commettre ? ou plutôt une erreur créative ? Jonathan Chapman l’évoquait lors de sa conférence « Emotionally Durable Design » à l’école des Arts Deco: « Nobody’s perfect. Celebration of mistakes. » Pourquoi une société moderne aurait-elle peur de faire face à son passé, aussi douloureux et flou soit-il ? Dans le cadre du design, je ne suis pas le premier à me poser la question. Gaetano Pesce l’avait déjà évoqué pour parler de l’industrie et de la création, lors d’une exposition intitulée « le temps en question », au centre Georges Pompidou, en 1996 : « Nous ne vivons plus le temps des réponses claires, définitives, dénuées d’équivoque, mais bien celui des questions. L’artiste ou le créateur a toujours eu le rôle de révélateur de la situation d’une société. Les créateurs cherchent la beauté, or nous vivons une époque d’épidémies et de guerres. La beauté est finie, il faut en témoigner »
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Ainsi, sa série diversifiée issue d’une production industrielle entendait montrer le caractère esthétique d’une production faite de défauts. C’était un hymne à la différenciation, par l’imperfection. Mon histoire, matière première conceptuelle pour composer, tisser un motif, est une histoire à défauts. Une histoire faites de fautes, de douleurs et de souffrances et qui, paradoxalement, est porteuse, non anéantie. Elle est à l’origine de ce que je suis aujourd’hui. v Les mailles fertiles d’un créole présentent donc ces recherches et ces fragments de réponses qui, tissés les uns à côtés des autres, composent un motif. Ce fameux motif qui contient en lui une histoire. Une histoire qui se veut réponse. Il s’agit de s’intéresser à la dimension que prend cet ancrage culturel, dans un autre pays. À comprendre ce qui fait ses singularités, quand bien même, l’origine est floue et douleur. Le designer posera donc la question philosophique de ce que signifie ce mot « culture ». Pour ne pas perdre son lecteur, il s’attachera à écrire, analyser, croquer comme il le ferait en design. Cet état des lieux deviendra alors un protocole à suivre et à appliquer à l’histoire créole, avec un attachement indéfectible à la Guadeloupe, terre d’origine de l’enfant créole. Comprendre ce qui fait la culture créole, vu par le filtre de l’histoire coloniale en Guadeloupe, l’enfant créole en fait une fascination. Il interrogera de nombreux penseurs qui ont rythmé son enfance et son adolescence. Il tentera de démontrer par des analyses anthropologiques, historiques et sociales que l’histoire est un moule de conception, à l’origine de nombreuses formes artistiques, qui dessinent une culture à part entière. Aussi, l’enfant créole vous demandera de respirer un grand coup, pour pouvoir entendre mais surtout écouter attentivement ce que cette histoire raconte, car elle n’est pas simple. Elle est même bouleversante parfois. Mais sa compréhension passe nécessairement par ce chemin-là. Les mots seront crus, les conversations à bâtons rompus. Mais ils n’incriminent, ni ne pointent du doigt personne. Les mots se veulent
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voyage. Ils seront aussi photos et sons. Composés avec le cœur. Une fois ce décor posé, le designer reviendra. Il s’intéressera à la question de la culture comme une matière première dans une démarche (de design). Les différentes façons par lesquelles l’histoire culturelle dessine une création. Les moyens par lesquels le projet ou la méthodologie de design se saisit des spécificités de la culture, pour s’enrichir. Face à un système industrialisé, ancré dans une approche hyper économique, l’apport culturel peut-il déformer les contours des systèmes mis en place, en même temps qu’il ouvre à de nouvelles façons d’engager le projet de design mais aussi de percevoir la culture ? En somme, qu’est-ce que le design doit apprendre de la culture ? Qu’est ce que le design peut apporter à la culture ? Enfin, l’ouverture se voudra moderne. Elle tentera d’extirper ce qu’on appelle culture et patrimoine vers le contemporain. Car, à l’heure où il est question de troisième révolution industrielle, engendrée par l’internet, les innovations numériques et à leur démocratisation, la globalisation ne consiste plus à suivre un schéma prédéfini et identique. Mais elle permet de rendre accessible au plus grand nombre les richesses souvent oubliées. Une idée qu’avancera Edouard Glissant, l’un des poto mitan de ce mémoire. Une Europe-archipel, un tout-monde qui, parce qu’enrichie de mille et une cultures, crée de l’ « inattendu ». Une merveilleuse surprise. En tissant les mailles d’une histoire en devenir, l’enfant créole cherche à se fusionner au designer. Il ne s’agit pas d’une dilution, mais d’une entente pertinente, sensible, énigmatique même. Un designer-historien-créole-dans-un-tout-monde. Un motif subtil, nuancé, saisissant, que chacun pourra brandir, afficher fièrement. Telle est l’ambition de ce mémoire. Il ne nous - l’enfant créole et le designer en devenir - reste plus qu’à vous souhaiter un beau et long voyage.
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Amour toujours.
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Des définitions, des approches philosophiques et des schémas comme protocole à suivre.
culture
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La culture, c’est d’abord celle qui forge un homme. Puis un peuple, une terre. Comme une terre labourée dont on cultiverait les fruits. Elle est sans doute ce qui nous différencie de toute entité vivante, et nous permet d’interagir consciemment avec le monde réel. Elle n’est ni un trésor, ni un vestige du passé que l’on devrait admirer sous une vitrine. Elle est plutôt un repère indéfectible et intrinsèque à l’homme. Elle en dessine et épaissit ses contours. La culture, c’est le fait d’être sans jamais nier aucune partie de soi. Ceci est une approche simplifiée, personnelle, tant les définitions sont nombreuses, parfois floues. Alors, méthodiquement et consciemment, je fais le tri. Qu’est ce que la culture ? Qu’est ce qui définit une culture ? Comment se construit-elle ? À travers les champs de la philosophie et de l’histoire, je cherche à comprendre ce que l’on entend par « faire culture », « identité culturelle », « héritage culturel ». Ma réflexion se base sur quatre ouvrages dont je tire intactes les propos et que j’assemble pour composer ma réflexion. Des définitions et des approches philosophiques que j’illustre avec des schémas personnels. En valorisant une approche comme celle présentée ci-dessus, il s’agit de rendre le propos plus claire et permettre ainsi, à celui qui lit, d’intégrer une investigation proche de celle qui anime le projet de design.
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De la culture du sol à la culture de l’esprit une approche générale et plurielle de la culture
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Dictionnaire Felix Gaffiot : page 450, colonne I cultura: culture, l’agriculture, la culture de l’esprit.
F. Albertini, J. Baetens, J.-P. Doumenge, J. Farchy, É. Letonturier, Tr. Mattelart, N.Morris, J. Nowicki, M. Oustinoff, S. Proulx, H . Ranaivoson, P. Rasse, Ph. R. Schlesinger, D. Wolton, « La diversité culturelle » Les essentiels d’Hermès, CNRS Éditions, 2013.
2 Influencia, « La culture », n° 7, octobre/décembre 2013
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Pour prendre en considération la diversité sémantique de ce mot, il n’est pas inutile de l’aborder par sa dimension étymologique. Son sens premier provient du latin « cultura » qui lui même vient du verbe latin « colo », « colere » qui signifie « cultiver », « soigner ». Il apparaît en langue française vers la fin du XIIIème siècle et désigne soit un lopin de terre cultivée, soit le culte religieux. Dans les deux cas, le mot culture insiste sur le soin et l’attention portés à quelque chose.
« il est pour maxime de tirer de la culture tout ce qu’elle peut donner, non pour faire un plus grand grain mais pour nourrir plus d’hommes » Jean-Jacques Rousseau
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« Lorsque l’agriculture ne fut plus le centre du monde et que l’urbanité remplaça progressivement la ruralité, le genre humain ne voulut pas perdre son « culte » de la culture, c’est à dire sa capacité à se magnifier. La culture de l’esprit, avec un Grand C, ou le culte des sciences, des lettres et des beaux-arts, prit le relai de la culture du sol. » Son sens figuré se développera au XVIIIème siècle, siècle des Lumières, au sommet de la domination aristocratique. « La culture, toujours employée au singulier, reflète l’humanisme et l’universalisme des philosophes. ». Elle est enrichissement de l’esprit et de l’âme. Ce sens métaphorique de « culture de l’âme » semble avoir été employé pour la première fois par Cicéron, pour désigner la formation d’un individu. Il inscrit sa pensée dans une réflexion plus large sur l’idéal d’éducation, qui fut l’un des grands questionnements de l’Antiquité.
« Un champs, si fertile soit-il, ne peut être productif sans culture, et c’est la même chose pour l’âme sans enseignements » Tusculanes « Cultura animi philosophia est » « C’est la philosophie qui est la culture de l’âme » Cicéron kilti Des définitions, des approches philosophiques et des schémas comme protocole à suivre
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4 Jean Pierre Zarader (sous la direction de), « Les grandes notions de la philosophie », la culture, Éditions Ellipses Poche, 2015, 5 op. citée en 4
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Parce qu’elle enrichit l’homme, la culture est ce qui est différent de la nature, c’est à dire ce qui est de l’ordre de l’acquis et non de l’inné. Mais, « Etre plus ou moins cultivé ne consiste pas simplement à avoir ouïdire ou à « être informé » de plus ou moins de chose, mais plutôt à pouvoir en jouir, à pouvoir plus ou moins profiter de l’hétérogénéité et de l’inlassable prolixité du génie humain et des merveilles de la nature. Le degré de culture est en relation directe avec le degré d’ouverture au monde, d’intérêt pour la diversité des choses tant humaines que naturelles. » C’est à dire que, « (la culture) exige quelque chose comme une pratique, une habitude, une mise en jeu de la sensibilité pour acquérir progressivement, par familiarité avec la diversité même des choses, ce savoir intuitif qui se donne à nous immédiatement sous la forme de jouissance »
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La culture, fontaine de vies vers un art de vivre
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« La culture est ce qui rend le monde intéressant dans sa diversité même, une de ces choses, donc, qui donnent à la vie, tout simplement son sens, sa chair, son épaisseur, qui fait que nous ne subissons pas simplement les événements comme fait purs, mais aussi que nous savons les évaluer, les goûter, que nous ne glissons pas dans ce monde comme des fantômes sans épaisseur, accomplissant, indifférents, leur triste devoir de vivre, que nous ne nous contentons pas de satisfaire nos besoins élémentaires ou biologiques, mais que précisément nous les cultivons. » De ce fait, « La notion de culture est très proche de celle du savoir-vivre. (Elle) ne va pas sans créer des formes de sociabilité. Elles sont à la fois relativement fermées, puisqu’elles supposent une sorte d’initiation, d’apprentissage; mais aussi nécessairement ouvertes, puisque le principe en est précisément la non-spécialisation.» Cette non-spécialisation permet donc de l’inscrire dans un ensemble plus grand que peut être un espace clos, un territoire, une terre. En s’initiant, la culture prend de l’épaisseur, tout en s’adaptant au contexte dans lequel elle s’inscrit. Elle exprime donc : « tous les éléments, tant matériels que symboliques, qui lient une communauté : une façon de vivre ensemble, de produire et de partager les moyens d’existence, d’organiser le travail nécessaire, de bâtir, d’habiter, de cuisiner et de manger, de s’habiller, de fêter les récoltes, de célébrer les dieux, d’invoquer leur clémence, d’exorciser ses démons, d’enterrer ses morts et de s’en souvenir. » C’est donc la capacité d’un individu à partager avec d’autres leurs histoires, leurs curiosités, leurs jouissances, à les comprendre. La culture est un facteur d’humanité. « Elle est l’art de la sociabilité, qui ne suppose pas que nous appartenions à une culture identique, mais au contraire que nous puissions communiquer dans la diversité même de nos intérêts. »
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À l’origine de la diversité culturelle : une histoire d’hommes vers une approche anthropologique
diversité culturelle
10 Pascal Perrineau, « sur la notion de culture en anthropologie », In: Revue française de science politique, 25e année, n°5, 1975. pp. 946-968. 11 op citée en 10
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L’origine de la diversité culturelle est très simplement lié à l’histoire de l’humanité. Et pour cause, la culture est celle qui construit les hommes. Lévi-Strauss, dans son ouvrage « Race et Histoire », constatait que la diversité des cultures n’était pas dépendante de la diversité raciale. Il y a d’ailleurs plus de cultures que de races. Ce qu’il est possible de démontrer, c’est que la diversité culturelle se saisit dans les deux dimensions du temps et de l’espace. L’exemple du chasseur-cueilleur et de l’agriculteur mettent en évidence cet aspect : Le chasseur-cueilleur du néolithique , (il y a 5 à 8000 ans) dont la quête de nourriture et donc sa survie stimulaient ses déplacements, est dans une perpétuelle mouvance. Il n’a aucune possibilité d’accumuler ce que ces forces lui permettent d’emporter avec lui. A sa sédentarisation, il développera l’agriculture, la culture de la terre. Il devient donc un agriculteur qui doit dès lors accumuler, stocker, engranger, etc, en prévision du mauvais temps. Dans ces deux cas exposés, il apparait que l’apprentissage que l’on fait d’un environnement, conditionne naturellement notre façon d’être. Le chasseur-ceuilleur comme l’agriculteur développe un regard spécifique sur l’espace qui leur fait face, mais cela est aussi possible parce qu’il s’agit de deux époques différentes. Ainsi, « plus ils apprennent à jouer avec les contraintes et les potentialités spécifiques du milieu qu’ils habitent, plus ils se différencient. Plus ils vivent repliées sur eux-mêmes, plus ils inventent des solutions qui leur sont propres, et plus ils développent des attitudes, des façons de dire, de nommer et d’interpréter le monde qui n’appartiennent qu’à eux. La conjugaison de l’autarcie et de milieux diversifiés fera la diversité culturelle des communautés et de paysages nés de cette rencontre de l’homme et de son milieu, de l’acharnement du premier à vivre à partir de ce que le second lui permet. »
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Les diversités culturelles ont donc une double cause. « D’abord l’isolement: chaque culture est dessinée par un contexte géographique, social, historique particulier (Lévis-Straus cite le cas des cultures nord-américaines et sud-américaines qui, en tant qu’ensemble, furent coupées du reste du monde pendant 10 000 à 25 000 années). En second lieu, la proximité qui contribue paradoxalement à des différentiations culturelles dans la mesure où elle entraîne pour les cultures en relations de voisinage un « désir de s’opposer, de se distinguer, d’être soi » » kilti Des définitions, des approches philosophiques et des schémas comme protocole à suivre
La culture comme identité de vie une définition anthropologique
schématisation de la culture au sens anthropologique du terme qui m’intéresse
12 Pascal Perrineau, « sur la notion de culture en anthropologie », In: Revue française de science politique, 25e année, n°5, 1975. pp. 946-968. 13 op citée en 12
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Cette illustration confirme donc la pensée de Edwart Tylor, qui est sans doute le premier à accorder au mot culture, son sens holiste et anthropologique, en 1871. Pour lui, la culture désigne : « la connaissance, les croyances, l’art, la morale, le droit, les coutumes, et les autres capacités et habitudes acquise par l’homme en tant que membre d’une société. » Franz Boas, considéré comme l’un des fondateurs de l’ethnologie, y ajoute le concept de relativisme du terme, où chaque culture forme un tout cohérent et fonctionnel, unique et spécifique.
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Si la culture se présente comme un grand ensemble de valeurs et de principes de vie, elle donne les moyens, à celui qui l’acquiert, de se construire personnellement. La culture agit donc comme construction intérieure et ainsi nous permet d’interagir avec les autres, issus ou pas de notre communauté. « Entre moi et l’humanité, il y a « civilisation » ou « culture » à laquelle j’appartiens. Il y a une épaisseur de la culture, qui faite de toutes traditions historiques transmises par l’héritage, travaillées le long des générations, incarnées dans des institutions, des habitudes, des choses auxquelles on ne pense pas, que l’on acquiert non pas par une formation scolaire, mais par une familiarisation progressive au sein d’un monde culturel dans lequel nous naissons et à travers lequel nous nous ouvrons à la diversité du monde humain et naturel. » Ainsi, La culture est définie à la fois par ce qui est matériel et spirituel. Il est ce que Roger Bastide appelle la culture explicite ( les phénomènes matériels ) et la culture implicite (les savoirs, les attitudes, les valeurs partagées par les membres de la communauté). Elles synthétisent « un ensemble cohérent, dont les éléments n’ont de sens que par l’ensemble auquel ils appartiennent. »
Trois vision/définitions, plus ou moins de la démarche anthropologique m’interpellent et m’intéressent :
« Un tout complexe qui comprend le savoir, la croyance, l’art, le droit, la morale, la coutume et toutes les autres aptitudes acquises par un homme en tant que membre d’une société » Tylor, 1871
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« Le concept clé de l’anthropologie culturelle. Elle comprend des techniques, des objets fabriqués, des procédés de fabrication, des idées, des mœurs et des valeurs hérités » Malinowski, 1931
« Elle consiste dans les moyens traditionnels de résoudre les problèmes (…). Elle se compose des réponses qui ont été acceptées parce qu’elles ont obtenu le succès ; en bref, la culture consiste dans les solutions apprises de problèmes » Forde, 1942 Si la culture a investi des champs bien divers, la constante a toujours été la même: il s’agit de venir enrichir un élément premier (la terre, l’homme, une communauté) à partir d’actions et d’héritages semés qui constituent les éléments seconds. Dans l’approche anthropologique qui m’intéresse, la culture devient un élément de base qui concentre des aspects autant historique, pragmatique, que mystique, et qui permet à chacun de se définir et d’appartenir à un ensemble plus grand, la communauté. Ces aspects sont la cristallisation de réponses face à un environnement donné. L’exemple du chasseur-cueilleur ou encore de l’agriculteur permettent ainsi de mettre en lumière les variations qui peuvent constituer et différencier les cultures. Parce qu’ils sont le reflet même d’un environnement précis, il est impossible de les en dissocier et de les juxtaposer à un autre environnement. Voilà en quoi la culture, au sens de l’héritage culturel d’un territoire et de son histoire, est intéressante pour un individu et l’ensemble de sa communauté. A partir du moment où cette culture est acquise, sa retranscription se voit naturellement déformée, décomposée et recomposée pour correspondre au nouveau contexte dans lequel elle doit s’inscrire. L’unité d’une culture n’est donc jamais réellement acquise. On parlera plutôt de « pluralité cohérente ». Ces données déterminent un protocole à expérimenter à travers l’écriture de ce mémoire.
kilti Des définitions, des approches philosophiques et des schémas comme protocole à suivre
2 Sa ki la pou’w, dlo paka chayé’y Je veux parler de tout ça. Toutes ces choses qui sont l’histoire créole.
tout vient à point à qui sait attendre
sa ki la pou’w, dlo paka chayé’y introduction
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Dans un entretien accordé au Figaro, Max Gallo affirmait la chose suivante : « il est impossible de comprendre l’histoire si on abandonne la chronologie ». Une phrase qui souligne la nécessité de revenir à l’essence des choses, à l’origine de l’histoire pour comprendre méthodiquement le monde contemporain, un monde avec lequel le dialogue est constant lorsque l’on est designer. Dominique Wolton, dans son ouvrage L’autre mondialisation le disait ainsi : « La culture, au-delà de celle des élites, c’est rappelons-le, l’ensemble des éléments d’une réalité passée ou présente, patrimoniaux ou dynamiques, qui permettent au plus grand nombre de se représenter le monde contemporain, d’y entrer et d’agir sur lui. » Cette question de l’histoire, associée à la culture, a été un pilier fondateur de ma démarche. À la fois envie et nécessité d’enrichir et de construire le projet de design sur des bases stables. Mais surtout une volonté analytique qui m’a souvent permis d’orienter différemment le projet et de le rendre plus légitime et pertinent. Je me place alors en tant qu’observateur du monde. Et peut-être parce que j’ai grandi aux Antilles où l’oralité est continuellement présente, arrivé à Paris, je m’ancre dans ce statut d’enfant créole : celui qui écoute, observe, pour comprendre, analyser, et imaginer. La tradition orale des contes m’a toujours poussé à esquisser mes propres décors, mes propres personnages à partir d’un contexte social, historique et culturel conté à voix haute. Alors je regarde : la façon dont les gens sont, marchent, parlent, abordent la ville, abordent le monde des objets. J’analyse les couleurs qu’ils portent, les influences qui les alimentent. Toutes ces choses qui sont observées, analysées sont pour moi des matières premières, des éléments avec lesquels je peux jouer et concevoir des projets. Ces éléments historiques, sociaux, etc sont éléments de culture. Ceux-ci soulignent une chose qui me semble primordiale lorsque l’on pense le projet de design, c’est cette capacité à s’ancrer dans le réel, à rendre par la matière ce que l’on observe. Le design, comme l’avait souligné mon « inconditional love » Ettore Sottsass, fait intrinsèquement partie de la vie. Elle en est à la fois l’essence et la finalité. « Le design est une façon de discuter de la vie, de la société, de la politique, de l’érostisme, de la nourriture et même du design », et c’est nulle doute, à ce moment même, où il est le plus pertinent, le plus efficace. Quand il dialogue avec la
sa ki la pou’w, dlo paka chayé’y Je veux parler de tout ça. Toutes ces histoires qui sont l’histoire créole.
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vie, et donc par extension, avec les histoires qui construisent la vie. Le monde créole est une marée d’histoires. Histoires écrites, histoires contées, histoires dissimulées, histoires outragées. Tristes ou heureuses, celles-ci racontent magnifiquement ce qu’est la vie créole et comment elle construit la culture créole. En ce sens, elle m’intéresse, me titille. Sa ki la pou’w, dlo paka chayé’y entend donc mettre à plat l’histoire créole. À travers sa complexité, ses ambivalences, ses joies et ses douleurs. Cela tend à démontrer que ce qui construit et fait les spécificités d’une culture, c’est bien la chronologie de l’histoire. De la même façon qu’un pouf Sacco n’aurait pas reçu cet accueil sans l’histoire passée qui est celle d’une guerre mondiale douloureuse. Il va transformer la perception que l’on a du confort les années qui suivent. C’est donc par la compréhension de l’histoire, et par extension de son histoire que l’on peut interagir avec le monde. Faire partie d’un ensemble plus grand, tout en étant une entité à part entière qui loin de l’idée d’exclusion, enrichit, dialogue et interagit avec l’autre. Comme le disait Ernest Pépin, « écrire c’est fabriquer un nid pour les oeufs de la mémoire ».
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Guadeloupe chérie prologue
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Christophe Colomb (1451-1506) est navigateur espagnol d’origine italienne. De la fin du VXeme siècle et du début du XVIème siècle, il est au service des monarques catholiques espagnols Isabelle de castille et Ferdinand d’Aragon.
Commune située dans le sud-est de la Basse-Terre. Elle est traversée par trois principaux cours d’eau : la rivière du Grand Carbet, la Grande Rivière de la Capesterre et la rivière du pérou qui se rejoignent pour former une embouchure commune avant de se jeter dans l’océan Atlantique.
Les Chutes du Carbet est une cascade qui figure parmi le plus impressionnantes des Petites Antilles. La Rivière du Grand carbet dont elles sont issues doit son nom au village amérindien, composé de carbets (grandes cases ouvertes servant d’abris), qui était installé non loin de son embouchure.
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Guadeloupe Chérie. Cette terre qui aujourd’hui symbolise l’ailleurs attendu. L’exotisme à son apogée. Cette terre où il fait bon vivre, caressée par son vent salé, parfois épicé. Elle vous conte son histoire passée, celle que l’on pense enfoui sous les plis du temps, mais que je refuse de considérer comme telle. Elle est un point de départ, la condition même du présent.
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L’histoire moderne de la Guadeloupe commence en 1493, lorsque Christophe Colomb, grand navigateur italien, décide de traverser l’océan Atlantique à la recherche d’ une nouvelle route vers les Indes orientales, et découvre une route aller-retour entre le continent américain et l’Europe. Cependant, c’est lors de son second voyage -une expédition beaucoup plus ambitieuse avec une flotte de 17 navires et environ 1 500 hommes dont 700 colons et 12 missionnaires, ainsi que des chevaux (les premiers importés sur le continent américain), des bêtes de somme et du bétail.- que les Caraïbes sont découvertes. Alors que son objectif est de fonder une colonie sur Hispaniola (Haïti) et de retrouver les trente-neuf hommes qu’il avait laissés dans la baie de la Navidad, il découvre, au bout de vingt et un jours de navigation, la Désirade qu’il baptise Desirada, « tant la vue d’une terre fut désirée par l’équipage ». Le dimanche 3 novembre, une autre île est en vue : il s’agit de Marie-Galante, un petit caillou de terre où le soleil « tape ». Son nom est celui du navire amiral, la Maria Galanda. Puis une troisième se présente à l’horizon. Elle s’appellera le Dominicana ( La Dominique ) puisqu’elle apparait le dimanche matin, où il débarquera. Le lendemain, Christophe et son équipage reprennent la mer vers une île plus grande dont ils avaient aperçu au loin les montagnes. il débarque sur l’île de la Basse-terre, au lieu-dit Sante-Maria actuellement commune de Caspesterre Belle-Eau, afin d’accorder quelques jours de repos à ses hommes. De cette île, sa rétine imprimera une faune et une flore flamboyante et florissante, mais surtout une importante présence d’eau potable, notamment en voyant les Chutes du Carbet
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« l’île aux belles eaux », un nom attitré par les Arawaks.
La Compagnie des îles d’Amérique était une compagnie à charte française créée en 1635 pour prendre en charge, à la suite de la Compagnie de Saint-Christophe, l’administration de la partie française de l’île de Saint-Christophe, qui était alors le seul établissement français dans les Caraïbes, et a été chargée de coloniser activement d’autres îles des petites Antilles qui sont ensuite administrées pour la France sous la direction de la Compagnie avant sa dissolution en 1651.
5 « Santa Maria de Guadelupe de Estremadura » fut en effet un monastère espagnol où il fit ce pèlerinage.
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C’est l’île de Caloucaera « Karukera », et qui fut rebaptisée « Santa Maria de Guadelupe de Estremadura », pour honorer une promesse faite à des religieux lors d’un pèlerinage après son premier voyage au Nouveau Monde en 1492. La Guadeloupe était née.
Guadeloupe chérie; Bouts de terres posées au mitan de la mer des Caraïbes Je te regarde te construire et te reconstruire Et s’il y a bien une chose qui ne changera pas, c’est ton eau. Eau limpide. Eau cristal. Aussi claire que les larmes d’un enfant. Il est peut-être cette chose qui se cache derrière cette clarté. Les larmes d’un futur trop proche ? La nostalgie d’un passé trop lointain ? Cette eau aussi pure était bien la preuve d’une vie intérieure. « Une vue aérienne d’une terre émotionnelle. »
Dès 1502, l’archipel de la Guadeloupe est précisément indiqué dans toutes ses composantes (les cinq îles) sur le planisphère de Cantino indiquant l’importance et la connaissance du lieu par les premiers navigateurs européens.
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La Guadeloupe est alors peuplée par les Caraïbes, peuple amérindien, présent sur l’île depuis le VIIIe siècle. Peuple de guerriers, ils déciment les Arawaks, un peuple de pêcheurs paisible et évolué, venu du Vénézuela. Les caractéristiques climatiques et environnementales de la Guadeloupe fascinent; Durant ces années, elle se présente déjà comme un territoire fertile, dont les potentiels sont nombreux. Les Espagnols seront les premiers à s’y intéresser et tentent de la conquérir au cours du XVIIème siècle. Mais en vain : ils ne sont pas de taille face aux Caraïbes qui les repoussent. Il faudra alors attendre 1635 pour qu’une organisation marchande française se crée. Sous l’impulsion du cardinal de Richelieu, nait La compagnie des îles d’Amérique, chargée de coloniser activement les petites îles dont la Guadeloupe fait partie. Deux hommes sont mandatés par la Compagnie des Iles d’Amérique :
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les français Liénard de L’Olive et Duplessis d’Ossonville. Ils débarquent alors en Guadeloupe, à la Pointe Allègre et mènent une guerre acharnée contre les Caraïbes. Ces derniers furent exterminés à leur tour, épidémies, alcool et fusils aidant. Une page se tourne et laisse place à une nouvelle histoire. Le 28 Juin 1635, l’Ile aux belles eaux devient possession française. Puis 1643, Charles Houël est nommé gouverneur de la Guadeloupe. Il fonde la ville de Basse-Terre et achète l’île à la Compagnie des Iles d’Amériques. Louis XIV lui décernera le titre de Marquis de la Guadeloupe. Si la vie y est prospère ces années-là, les conditions de vie difficiles eurent raison des premiers travailleurs et l’île accueille déjà quelques esclaves d’Afrique pour travailler les terres. Jean-Baptiste Colbert, alors un des principaux ministres de Louis XIV décide en 1664 de rétablir l’autorité royale en rachetant l’île à Houël et en la cédant à la Compagnie des Indes Occidentales, qu’il charge de la mettre en valeur. Colbert institue le «Pacte Colonial». Jusqu’au Second Empire, les colonies françaises commerceront exclusivement avec la métropole. Grâce aux Antilles, la France acquiert en Europe le monopole des sucres appelé «or blanc» et connaît une période de grande prospérité économique. Le besoin de main d’oeuvre se fait doublement ressentir, et là commence un commerce effréné d’hommes noirs qui se verront régir par le Code Noir, un texte composé de soixante articles qui gère la vie, la mort et l’achat des esclaves, inspiré des pratiques esclavagistes des Espagnols en terre d’Amérique.
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« Esclavage où toute la sauvagerie fut convoquée pour déshabiter l’humain au nom du seul profit et du rêve fou de créer un nouveau monde. Esclavage ! Le mot se suffit à lui-même et pourtant il fut notre berceau. Notre seul berceau ! » Ernest Pépin Quatre siècles durant, la Guadeloupe va se modeler et se cristalliser autour d’une et même histoire. Une histoire aux sons de la douleur, de la soumission, de la rébel-
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lion, de la vengeance, mais aussi et peut-être avant tout, tachée de forces et d’espoirs. Une histoire marquée par le fer chaud des mots. Des maux.
« Il est des mots que l’histoire a blessés et dont le sang ne coagule jamais. Des mots de plaie vive qui suinte d’amertume et que ravive la conscience du toujours et du jamais. Des mots d’eau salée qui ont poussé à l’ombre de l’arbre du non-retour. Des mots sombres comme les cales des bateaux négriers. Des mots couleur de peau, au plus noir du désastre, quand s’effondrent les dieux et que la langue déparle. Des mots qui sont des cris que dévorent les îles et des chants resurgis au blues des plantations. Des mots qui hèlent des mémoires enchaînées, déchaînées comme des meutes humaines sans jarret pour courir et qui pourtant traversent l’immense tragédie du survivre.
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Parmi ces mots où s’abaisse l’humain, il en est un qu’il convient de retenir comme une « blessure sacrée ». C’est le mot "esclavage" ».
7 La Compagnie française des Indes occidentales est une compagnie commerciale française créée en 1664 par Colbert et dissoute en 1674. 8 Ernest Pépin, Discours d’ouverture du colloque transdisciplinaire : les réparations de l’esclavage en questions, Centre des Métiers (Abymes), le 16 décembre 2006
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« Nous nous sommes construits à partir de restes » discussion avec Ernest Pépin
1 Ernest Pépin, Coulée d’or, Gallimard, 1995
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Je rencontre Ernest Pépin au Lamentin en Guadeloupe. Il m’accueille dans sa noble demeure, une maison bien créole avec son morceau de terre cultivé, où fleurissent toutes sortes de plantes exotiques. Il y a toujours eu quelque chose qui me fascinait chez ce grand monsieur. Peut-être parce que très tôt, je tombai sur un de ces ouvrages intitulé Coulée d’or, et qui m’avait touché et séduit, comme rares ont été les écrits à avoir réussi cela. Coulée d’or, c’est un véritable éloge à l’histoire créole, où à travers une vingtaine de tableaux, Ernest Pépin fait revivre les émerveillements d’une enfance partagée entre deux univers : celui de ses grands-parents, riches de traditions créoles, et celui de ses parents, imprégné des valeurs à la française. Son roman posait déjà les bases de mes questionnements futurs ou du moins de cette double approche de l’histoire créole qui s’ancre à la fois sur une terre qui nous voit grandir, mais indéniablement et nécessairement nous tourne vers des ailleurs. De cette histoire double, il en a fait une force, un fil directeur dans son travail d’écrivain et de poète. Dans un genre différent, il est celui que je veux considérer comme le Aimé Césaire de la Guadeloupe, pour peu qu’ils se sont souvent côtoyés. Ernest Pépin est aujourd’hui considéré comme une plume majeure de la Guadeloupe et de la Caraïbe, couronné par de nombreux prix littéraires, mais aussi nommé Chevalier des Arts et des Lettres par le Ministère de la Culture et de la Francophonie. Il sera même fait Chevalier de l’Ordre national du Mérite, et en 2007, élevé au grade de Chevalier de la Légion d’honneur. Son parcours est donc celui d’un très grand homme, dont la pensée hybride me permet d’ouvrir un certain nombre de discussions, mêlant histoires personnelles et histoires créoles. A bâtons rompus, Ernest Pépin me dévoile sa pensée, sa vision et ses combats. Une parole claire et limpide que j’intègre peu à peu afin de retisser, mailles après mailles, l’histoire et la culture créole. L’air est doux, l’ambiance calme est bercée par quelques chants d’oiseaux, et nous commençons notre discussion.
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2 Caraïbéditions est une maison d’édition antillaise qui souhaite créer un espace d’expression créole et plus largement « domien ». Elle publie des ouvrages qui ont tous un lien direct ou indirect avec les Antilles-Guyane et La Réunion, que ce soit grâce à la langue (les créoles), grâce aux auteurs (originaire ou vivant dans les DOM) ou grâce aux histoires qui se déroulent dans les îles. Elle est la première maison d’édition à publier, dès 2008, des BD célèbres en créole antillais et réunionnais. Après la publication d’ « Astérix », de « Titeuf », de « Tintin » et de la série « Les profs » en créole, Caraïbéditions a souhaité publier ses propres séries BD en français. C’est ainsi qu’est né le premier manga des Antilles, « Les îles du vent ».
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DZ. Je vous connais pour votre travail d’écrivain et de poète, notamment de Coulée d’or ou encore de Scènes d’Antan pour lequel vous prêtez votre plume afin d’illustrer des photos de scènes quotidiennes de l’histoire créole d’autrefois. Et puis tout récemment, avec un nouvel ouvrage paru à Caribéditions intitulé Basquiat, Le griot de la peinture. Pourquoi avoir écrit sur Basquiat ? EP. J’ai eu une véritable passion pour ce personnage qui m’a intrigué. Au départ, je ne le connaissais pas véritablement, mais j’ai appris à le connaitre en lisant sur lui, par le fait que sa maman était portoricaine et son père haïtien. J’ai donc pensé qu’il avait un imaginaire caribéen, même si il n’a pas véritablement grandi aux Antilles - il les a connu fugitivement-. J’ai pensé que sa condition noire d’américain dont il était tout à fait conscient - il rendait hommage aux Jazzmen, aux sportifs, etc - le rendait sensible au parcours des noirs, mais aussi à leurs souffrances, ce qui l’obligeait d’une certaine façon à inventer un nouveau langage pictural. C’est pour ça que je l’ai appelé le griot de la peinture. DZ. Cela voudrait donc dire que chaque caribéen, par son histoire et ses origines, a naturellement une spécificité ... EP. Je ne dirai pas une spécificité, mais plutôt une impossibilité. Du moins pour lui - Basquiat -, aux Etats-Unis. Une impossibilité dans le sens où à son époque, il y avait une forte présence du racisme, et puis une lutte pour l’émancipation et l’égalité. Je crois que de tout cela, il en était conscient. Cet environnement l’a poussé dans ses retranchements, pour inventer une nouvelle façon d’être, une nouvelle façon de s’exprimer et puis bien sûre, de concevoir la peinture et donc son propre langage. DZ. C’est peut-être ce qui se passe pour vous j’ai l’impression. Votre histoire et votre enfance, dans lesquelles on plonge dans Coulée d’or, deviennent de véritables sources d’inspirations dans votre écriture. Finalement, vous aussi, vous créez votre propre langage. EP. Eh oui ! J’ai toujours été fidèle à ma terre déjà : la Guadeloupe. Ensuite, fidèle à la Caraïbe, car j’ai même écrit un roman qui est consacré intégralement à Haïti, qui s’appelle Le soleil pleurait. Je fais finalement comme si j’étais un haïtien et donc je parle d’une expérience haïtienne. Ce bouquin a d’ailleurs été traduit à Cuba.
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Finalement, je suis très fier de cet ancrage caribéen qui me constitue, parce que je considère que, presque tout avait été mis en place, pour que nous caribéens, soyons détruits. Par l’esclavage, les souffrances, le néo-colonialisme, par tout ce que l’on a connu, et que Césaire a dénoncé magnifiquement d’ailleurs. Et malgré ça, nous avons persisté, nous avons maintenus. Nous avons duré, nous avons même enduré et nous avons réussi à créer une culture. Une culture vivante, et à mon avis, une culture attrayante également. Avec une symbolique très forte, dans la musique, dans la cuisine, à travers tout ce qui nous construit finalement. Pour moi c’est une culture magnifique ! Ce courage qu’ils (nos aïeux) ont eu de transcender les douleurs, voire de transformer - comme je le dis souvent dans ma poésie - ces douleurs-là en créativité ou en création, est pour moi une chose extraordinaire dont on ne devait pas avoir honte, bien au contraire. On doit plutôt en être fiers. C’est ce que j’essaie d’exprimer dans mon oeuvre littéraire au fur et à mesure de mes écritures. C’est en tout cas, ce que je pense. DZ. Je suis tout à fait d’accord avec vous. Et d’ailleurs vos propos font clairement échos à ce que Gilda Gonfier me disait à propos d’Aimé Césaire. Une phrase qu’elle trouvait forte de sens était la suivante : « l’admirable c’est que le nègre a tenu ». C’est ce qu’elle trouvait fabuleux, et notamment à travers l’ouvrage qu’elle a co-écrit, c’est cette capacité justement, à aller au delà de l’échec et de la douleur, et de se dire que c’est aussi un tremplin pour générer des choses … EP. Pour supposer de nouvelles choses. Moi ce que j’aime chez Césaire en particulier,… enfin je considère Césaire comme la voix du bateau négrier. Comme la parole qui était enfouis dans les cales du bateau négrier, qui ne sortait pas et d’ailleurs ne le pouvait pas à ce moment-là. Et qui ressort des siècles après, sous le forme d’une poésie flamboyante. Sa poésie sur la négritude, sa poésie « péléenne » comme il l’a lui-même qualifié, et qui est extraordinaire. Jusqu’à aujourd’hui, je me demande comment un homme aussi jeune, quand il écrit Cahier d’un retour au pays natale, peut produire un pareil chef-d’oeuvre ?! Inclassable ! Ce n’est pas vraiment de la poésie, c’est une poésie-manifeste, le récit douleur de la
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transcendance.
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DZ. Dans une écriture tout aussi extraordinaire, on a Edouard Glissant, qui lui s’intéressera à la notion de créolisation, qu’il voit comme une brassage de cultures. Comme Césaire et son écriture péléenne, L’approche de Glissant est éruption : éruption de milles et une culture. EP. Glissant, à mon avis, a voulu se poser autrement. Césaire lui parlait de négritude, il parlait quelque part d’une essence, d’une identité-essence, une identité-racine. Une identité unique. Glissant a pris le contre-pied. Il dit : « non, on ne vient pas d’Afrique, même si nous avons des origines africaines. On vient du monde entier. On vient de l’Europe, on vient d’Afrique, on vient de l’Inde, on vient de tout ce qui nous a engendré. Et cela c’est un métissage. C’est un syncrétisme religieux et de croyance. » La question de Glissant n’est pas tant d’où on venait, mais que sommes nous devenus sur cette terre caribéenne. Et nous sommes devenus cette créolisation, ce mélange et finalement un nouvel humanisme.
3 autre contributrice à l’histoire créole, à découvrir dans la suite. 4 Pour décrire sa poésie et se décrire psychologiquement, Aimé Césaire fait référence à la montagne Pelée de la Martinique. Cette montagne est un volcan « endormi » dont la dernière éruption date de 1902 « Je sens que ma poésie est péléenne parce que précisément ma poésie n’est pas du tout une poésie effusive, autrement dit qui se dégage… se dégage perpétuellement: je crois que la parole est une parole rare. Cela signifie qu’elle s’accumule. Elle
s’accumule pendant longtemps, elle s’accumule patiemment, elle fait son cheminement, on peut la croire éteinte et brusquement, la grande déchirure. C’est ce qui donne son caractère dramatique: l’éruption. Ainsi ma poésie est une poésie péléenne. En tout cas, me pensant, c’est toujours en termes de terre, ou de mer, ou de végétal que je me dessine. » 5
deviennent créateurs. C’est la création d’une culture ouverte et inextricable, qui bouscule l’uniformisation par les grandes centrales médiatiques et artistiques. Elle se fait dans tous les domaines, musiques, arts plastiques, littérature, cinéma, cuisine, à une allure vertigineuse… » Edourad Glissant, entretien pour Le Monde, en 2005.
« La créolisation, c’est un métissage d’arts, ou de langages qui produit de l’inattendu. C’est une façon de se transformer de façon continue sans se perdre. C’est un espace où la dispersion permet de se rassembler, où les chocs de culture, la disharmonie, le désordre, l’interférence
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DZ. La communauté noire est donc un nouvel humanisme, pour vous. 167 ans nous sépare maintenant de l’époque esclavagiste. Ce nouvel humanisme est-il consciente de ses richesses ? EP. Je crois que beaucoup d’évènements se sont passés. Il faut savoir, car on ne le répète pas assez souvent, nous en Guadeloupe, on a connu deux abolitions de l’’esclavage. On a connu 1794 et 1848, et contrairement à ce que certains disent, la condition d’esclave n’a pas disparu. Elle nous pousse à agir et à réagir aussi par rapport au réel et à l’histoire. L’histoire est une histoire qui a été houleuse, a été une histoire de révoltes, d’affirmation également, ininterrompues, qui continue jusqu’à aujourd’hui et qui nous obligent à aller de l’avant dans plusieurs domaines pour prouver - même si je n’aime pas ce mot que nous sommes des hommes, des êtres humains. Je dis souvent que nous sommes la seule « race » - même si je n’aime pas ce mot - qui a été obligé de conquérir son droit à l’humanité. Cela ne nous a pas été donné, on l’a conquis. On l’a conquis douloureusement, on l’a conquis de façon épique. On l’a conquis quand même. Et c’est magnifique ! DZ. Gilda disait aussi que ce qui faisait de nous des humains, c’était notre capacité à créer. EP.Césaire le dit dans un de ces poèmes dont le nom m’échappe. Il disait, si je me souviens bien, que nous avons créé avec des restes. Des restes de nourriture par exemple. Notre cuisine créole est l’accommodation de restes. Mais aussi dans d’autres domaines, notamment l’artisanat. C’est tout ce qui était abandonné par le maitre, non utilisé par le maitre, qui nous a fourni les matériaux d’une création. Et nous avons réussi à transformer tout cela, à lui donner une noblesse, un respect. Dans la musique également avec le Gwoka. Nous avons réussi à transformer ce qui nous était donné, légué, ce qui ne nous était pas donné aussi parfois, en création pure et en création admirable. DZ. C’est assez beau ce que vous dites. C’est d’ailleurs ce qui me pousse à faire du design. Je me suis rendu compte, en quittant les Antilles et en arrivant à Paris, que ce déplacement me ramenait inévitablement à ma condition d’étudiant ultra-marin à Paris. Et paradoxalement, avant que je vienne, je n’avais pas ce sentiment d’appar-
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tenance aussi fort … EP. De façon consciente ! Je le comprends parfaitement. L’histoire est à la base de tout et notre grande faiblesse est justement que l’histoire ne nous a jamais été enseignée. On a découvert notre histoire. Je dis souvent -en parlant de moi-même- que mes parents qui étaient enseignants ont voulu m’élever comme un fils de la République, un parfait français. Je ne pratiquais pas le gwoka, je ne connaissais pas le gwoka, je ne parlais pas créole à la maison, etc. J’étais coupé de mes racines créoles, bien que ma grand-mère était une paysanne. Quand j’étais avec elle, elle me transmettait sa culture des contes créoles, son savoir d’une vision de la vie etc. Et lorsque j’ai pris conscience de cela, je suis allé volontairement à la recherche de mes racines. Consciemment. Méthodiquement. Et je n’ai jamais abandonné ce combat que je poursuis jusqu’à aujourd’hui. DZ. Gilda me disait la même chose. Personne ne l’avait poussée à comprendre son histoire. Ce qui se passe c’est qu’un jour, elle tombe sur une donnée intéressante, elle se dit qu’il y a quelque chose à faire, et elle y va.
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EP. Pour moi c’est Césaire qui a été le déclencheur. J’avais alors 17 ans quand un ami me dit « toi qui aimes lire, lis ça. » Et il me tend le texte de Césaire. Et là, je plonge dans un océan, je dirais, de l’authentique colonial, de la question « nègre », de la question de l’identité. De tout notre parcours finalement. Et je continue à lire Césaire. Et au fur et à mesure que j’avance, j’approfondis cette conscience -je dirais- rebelle qui était la sienne, mais cette conscience aussi offerte qui était également la sienne. Et puis, j’ai fait l’effort ou j’ai eu la chance en tous cas de lire beaucoup d’auteur caribéens. Je ne suis pas resté qu’en Guadeloupe, j’ai essayé de lire des auteurs haïtiens, des auteurs auxquels je pouvais accéder et rencontrer, des auteurs cubains, etc. J’ai essayé d’avoir, le plus possible, une vision caribéenne des choses, une conscience, une connaissance caribéenne des choses. Donc les noms de grands hommes de la Caraïbe ne me sont pas inconnus. Les José Martí, Price-Mars, tous ces gens là sont des gens qui ont habité mon imaginaire, qui m’ont accompagné et qui m’ac-
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compagne encore. DZ. Peut-être pour continuer dans cet imaginaire que constitue la littérature et l’histoire créole, j’aimerais avoir votre avis sur cette remise au gout du jour de cette imaginaire sous différentes formes : un film, 12 years a slave de Steeve McQueen dans lequel il dépeint toute une partie de l’histoire de l’esclavage; le gwoka devenu patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO, ou encore la récente expo Haïti au Grand Palais et la future rétrospective de Hervé Télémaque au centre Georges Pompidou. Pourquoi tout d’un coup? EP. Parce que tout d’abord : le monde a changé. Enfin; une partie du monde est prête à accepter, j’ai envie de dire, l’inacceptable. C’est à dire des choses auxquelles personne n’apportait une attention particulière. Considérés : « bitin a Vié nèg », ce n’était pas du tout des choses honorables et valables. Mais aussi parce qu’il y a un combat ! Au fur et à mesure que la conscience avance, le combat s’accentue au niveau des institutions, l’Unesco, etc, pour faire admettre ces choses là. Il ne faut pas oublier que Glissant avait commencé à faire que les cahiers de l’Unesco soient publiés en créole, à l’époque. C’est donc un combat long et ancien.
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Alors maintenant, il y a deux positions vis à vis de tout ça : il y a une position qui crient victoire. On nous a reconnu , on nous reconnait, etc. Et puis il y a une position, qui est la mienne aussi, qui dit « attention ». Quand je dis « attention », c’est parce que, lorsque l’on reconnait de cette manière là, parfois, on dénature aussi. C’est à dire que j’ai peur qu’on dise que le gwoka, c’est comme ça et pas comme ça. Que l’on codifie d’une manière occidentale. Parce que c’est toujours la même question qui doit rester au coeur des choses, c’est comment pouvons nous être nous mêmes sans perdre par occidentalisation j’ai envie de dire. Par aliénation - voilà le terme exacte - ce que l’on nous a donné. Je dirai que l’aliénation nous guette. Le risque est toujours là. DZ. Je suis en train de lire plein de choses en ce moment, et j’ai d’ailleurs un bouquin, L’autre mondialisation, dans lequel l’auteur explique que cette nouvelle mondialisation serait la cohabitation des cultures. C’est comme ça qu’il voit le nouveau monde. Le monde a
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6 José Julián Martí y Pérez (28 janvier 1853 à la Havane - 19 mai 1895 à Dos Rios, Cuba) est un homme politique, philosophe, penseur, journaliste et un poète cubain. Il est le fondateur du Parti Révolutionnaire cubain(es). Il est considéré à Cuba comme un héros national, le plus grand martyr et l’apôtre de la lutte pour l’indépendance, le régime communiste mis en place par Fidel Castro se réclame officiellement de sa pensée. Après Rubén Dario il est un des représentants les plus célèbres du mouvement moderniste. 7 Jean Price Mars est un médecin, ethnographe, diplomate, homme d’Etat, pédagogue, philosophe, essayiste et écrivain haïtien, né le 15 octobre 1876 à la Grande-Rivière-du-Nord, décédé le 1er mars 1969 à Piétonville. 8 12 Years a Slave est un drame historique britannico-américain produit et réalisé par Steve McQueen, sorti en 2013.
Il s’agit de l’adaptation de l’autobiographie Douze ans d’esclavage de Solomon Northup (1853). Le film se déroule dans l’Amérique des années 1840 et retrace l’histoire de Northup, un homme libre afro-américain, qui est enlevé et vendu comme esclave dans une plantation de la Louisiane.
l’œuvre d’Hervé Télémaque est l’une des plus importantes consacrées à l’artiste français d’origine haïtienne. Exposition jusqu’au 18 Mai 2015.
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L’exposition, la première sur le sujet, propose de découvrir l’extraordinaire richesse de la création artistique haïtienne : elle n’a cessé de jaillir au coeur du destin tourmenté de la première République noire, mêlant poésie, magie, religion et engagement politique, à travers les formes les plus diverses. Peintures, sculptures, installations, suspensions, vidéo… témoignent de cette vivacité culturelle, du XIXe siècle à nos jours. Présentée du 19 novembre 2014 au 15 février 2015.
Dominique Wolton, L’autre Mondialisation, Champs Flammarion, 2004
11 à traduire les affaires des vieux nègres
10 Avec soixante-quinze peintures, dessins, collages, objets et assemblages, la rétrospective de
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souvent été décrit de la façon suivante : d’un coté les Nord et puis de l’autre les Sud, mais attention puisque les Sud ont leur mot à dire, et participe aussi à écrire l’histoire de l’humanité. EP. Ca éveille chez moi Martin Luther King, qui disait en gros « soit on comprend que chaque être humain a le droit d’exister, ou chaque culture, soit on meurt tous comme des imbéciles ». C’est un gros problème la coexistence que nous recherchons tous, je dirai, par idéal. Par respect de la vie tout simplement. Mais c’est aussi la grande difficulté parce qu’il y a beaucoup de choses insidieuses qui s’opposent à cette coexistence, et on vit d’ailleurs l’époque de ce monde musulman, où il y a le refus des autres, l’intolérance. Ce sont des forces, je dirai, qui freinent, qui gênent, ou qui empêchent l’épanouissement de la coexistence à laquelle nous aspirons tous. A laquelle tous devons aspirer. DZ. Il y a une vraie difficulté à parler de notre histoire, notre passé. N’est-ce pas un malaise de la part de l’Europe mais aussi un malaise de la part des Antilles ? EP. Ce que je pense, c’est qu’il y a une une force terrible qui pousse vers la lucidité, vers la conscience, vers la liberté, vers l’égalité. Et en même temps, il y a beaucoup d’hypocrisie, d’incompréhension. Nous avons du mal à être au clair avec nous-mêmes, mais ceux qui sont en face ont aussi du mal à être au clair avec eux-mêmes. Et souvent ils se rabattent vers des « slogans ». Je prends en exemple, la liberté d’expression. C’est le grand thème de l’Occident. Mais on ne dit pas assez, et je le dis tous les jours, que cette liberté va dans un seul sens. C’est la liberté d’expression « à l’occidentale ». C’est ça le fond du problème. Alors on nous impose des mots, des phrases, des philosophies, des manières de concevoir les choses, mais qui vont dans une même direction, et qui ne peuvent pas satisfaire tout le monde. Je suis pour la liberté d’expression, mais je suis pour la liberté d’expression totale (où toutes les cultures peuvent s’exprimer) ! Que l’on arrête de me parler de la liberté d’expression, alors qu’au même moment on massacre des amérindiens. Comme si cette liberté ne devrait être que celle des européens. Je vous invite d’ailleurs à lire un texte qui m’a beaucoup inspiré, Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire, dans lequel il dit à un moment donné, « l’Europe est coupable du plus grand
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nombre de cadavres que l’histoire n’est jamais fait ». Quand on parle de Christophe Colomb, des Amérindiens, de la colonisation africaine et dans le monde, on s’aperçoit qu’il y a eu beaucoup de charniers.
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DZ. Et là, on voit arriver ce grand projet pour la Guadeloupe. Peut-être une façon de panser/penser l’histoire autrement pour effacer ce malaise que nous évoquions : le MémorialActe. EP. Je comprends ce projet, je le conçois. Mais j’ai peur comme toujours. J’ai peur que là aussi, on ne voit pas les vraies questions/problèmes. J’attends de voir qu’elle sera le discours tenu lors de l’inauguration. Je sais qu’il y a déjà des polémiques. Qu’il y a des questions douloureuses qui seront évoquées ou incomprises. Alors tout dépendra de comment nous allons gérer cette aventure, qui est une belle aventure en soit, mais il ne faut pas qu’elle soit dénaturée. DZ. On en revient toujours à cette question de dénaturation. Le MémorialActe peut, selon moi, changer la perception que l’on a de notre histoire. L’écriture de ce mémoire est une façon de parler de l’histoire de l’esclavage sans restrictions. C’est aussi une façon de faire comprendre aux Antillais que ce que l’on est devenu, cette richesse que l’on a aujourd’hui, elle vient de cette histoire là. Il faut l’accepter dans sa globalité. Est ce que serait-ce un moyen pour que chaque antillais s’accepte et qu’on ne revienne pas à chaque fois à ce rapport de dominant/dominé ?
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Martin Luther-King. Né à Atlanta le 15/01/1929 ; Mort à Memphis le 04/04/1968 Militant non-violent pour les droits civiques des noirs, Martin Luther King a joué un rôle majeur pour l’émancipation des Afro-américains et la prise de conscience de l’injustice de la ségrégation aux Etats-Unis. « I have a Dream », titre de son discours appelant à la fraternité entre noirs et blancs, est devenu un véritable hymne à la solidarité et à l’espoir d’entente entre toutes les communautés.
La Région Guadeloupe porte l’ambitieux projet de construction du Mémorial ACTe, Centre caribéen d’expressions et de mémoire de la traite et de l’esclavage, mais aussi de recherches et de productions culturelles. Situé sur le site de l’ancienne usine Darboussier à Pointe-à-Pitre, ce lieu de connaissance et de diffusion des savoirs, d’envergure internationale, sera inauguré ce mois de Mai.
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EP. Ca peut être un outil pour nous faire avancer. Ca dépend de comment on le prend. Si la conscience historique est là et qu’elle n’est pas dénaturée, à ce moment là, ça peut être un outil qui va nous aider à mieux nous accepter et nous comprendre, comprendre les choses. A mon avis, ça ne devrait pas être prétexte à des questions de revanche, et c’est ça le danger. Ca devrait être une meilleur compréhension de l’histoire. Comme toute histoire humaine, elle est complexe et douloureuse. La Grèce et Rome ont aussi une histoire complexe. Dans ce modèle empire romain, il y a eu des souffrances. Il y a eu des choses abominables ou des choses exécrables et inacceptables. Nous devons réussir ,à mon avis, non pas à excuser, mais à comprendre le cours de l’histoire et finalement à dépasser, à transcender tout cela pour se retourner à cette chose qui m’intéresse : l’humain. Vers la nécessité de devenir homme, homme accompli, homme tolérant, homme véritable j’ai envie de dire.
DZ. C’est un mot qui revient fréquemment quand je parle avec des gens. C’est un peu la conclusion que l’on avait faite émerger avec Gilda. C’est qu’il ne fallait pas oublier que dans tout ça, on était des hommes. Et qu’à travers toute cette histoire, on devait tendre vers une forme d’existence humaine .. EP. En paix avec soi-même. En paix avec le reste du monde mais aussi en paix avec l’histoire. Aussi douloureuse soit-elle.
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De la négritude à la créolisation définition & construction de l’être créole
1 L’Étudiant noir, Journal Mensuel de l’Association des Étudiants Martiniquais en France est une revue créée par le Martiniquais Aimé Césaire en 1935 à Paris. Le Guyanais Léon-Gontron Damas y a publié ses premiers poèmes pigmentaires et le Sénégalais Léopold Sédar Senghor, ses premiers articles. Ils étaient alors étudiants. Damas le définira ainsi : « l’Étudiant noir, journal corporatif et de combat, avait pour objectif
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la fin de la tribalisation, du système clanique en vigueur au quartier Latin ! On cessait d’être étudiant martiniquais, guadeloupéen, guyanais, africain et malgache, pour n’être qu’un seul et même étudiant noir. » C’est dans un article intitulé « Conscience raciale et révolution sociale » du n° 3 Mai-Juin 1935 de L’Étudiant noir qu’Aimé Césaire exprimera pour la première fois son concept de négritude, qu’il reprendra dans toute son œuvre.
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1848. Abolition de l’esclavage. 1955. Discours sur le colonialisme. 1987. Discours sur la Négritude.
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Dès 1848, après l’abolition de l’esclavage, la Guadeloupe et la Martinique entendent d’une certaine façon, tourner la page, ou réécrire une nouvelle page de leur histoire. Elles s’établissent et se construisent sur une ambiguité géographique, qui elle-même entrainera un paradoxe politico-social : méconnaitre ses voisines des Petites-Antilles pour se tourner de manière casi-exclusive vers la France, Mère-Patrie. Ce déplacement géographique virtuel conduira irrémédiablement à une assimilation culturelle. Cette dernière est une façon d’appartenir à la France pour des esclaves devenus hommes-libres, mais aussi un déchirement. Le déchirement de l’âme créole auxquelles s’opposeront la négritude et la créolisation. Ces notions aux portées différentes se trouvent donc au fondement même de l’être noire, « coincé entre la douloureuse mais aussi oublieuse mémoire du pays d’avant, désormais abîmé, et l’exigence d’un avenir ô combien problématique et fuyant », pour devenir plus tard les aspects fondamentaux de l’être créole. Négritude. Un concept controversé dans l’histoire et qui pourtant, contient en lui, les germes d’une « nouvelle » identité noire. C’est à Aimé Césaire, Léopold Sédar Sengor et Léon-Gontron Damas qu’on doit la paternité de ce mot. Selon Senghor, c’est Césaire qui l’aurait inventé ainsi que son concept, dans les pages d’une revue estudiantine, L’Etudiant noir. Elle est publiée dans le quartier latin, en 1935, par une poignée d’étudiants antillais et africains exilés à Paris, dans la période de l’entre-deux guerres. Ces trois hommes défendront corps et âme l’idée que l’homme noir, héritier de l’esclavage, est un être pensant, enraciné culturellement et donc inévitablement vivant, dans une époque où la pensée suprême est européenne, blanche.
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En 1935, la France vient de fêter le troisième centenaire de la colonisation française en Amérique Centrale. La Amrtinique, la Guadeloupe avec ses dépendances, et la Guyane ne sont que les restes d’un bel empire colonial dont, le 1er septembre 1635, le navigateur cauchois, Pierre d’Esnambuc posa un premier jalon en prenant possession de la Martinique.
Cette date qui est celle donnée par Frédéric Régent, est issu de sa thèse sur … Mentionnée pour la Martinique, je lui accorde une légitimité pour parler aussi de la Guadeloupe. Les deux îles étant soumises aux mêmes règles et lois et de subtiles nuances prêts.
3 Le contexte en France, dans la métropole coloniale, est alors révolutionnaire. Le 25 février 1848, après trois jours de révolution parisienne, la monarchie est renversée et la IIe République est proclamée. Un gouvernement provisoire est nommé et prend très rapidement des décisions historiques telles que l’établissement du suffrage universel et l’abolition de l’esclavage dans les colonies.
6 (1786-1853), il est un astronome, physicien et homme politique français. Dès le 4 mars 1848, François Arago, ministre de la Marine et des Colonies du gouvernement provisoire, nomme Victor Schoelcher sous-secrétaire d’État à la Marine et aux Colonies, et lui demande de constituer et de présider la commission qui préparera les conditions d’une abolition immédiate de l’esclavage. 7
4 L’abolitionnisme est un courant de pensée qui émerge dans le dernier tiers du XVIIIème siècle dans le monde occidental (notamment en Grande-Bretagne) et vise la suppression de l’esclavage. Victor Schoelcher (1804-1893), homme politique français, fut un grand partisan de ce courant.
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C’est l’ordonnance du 11 juin 1839 « sur les recensements dans les colonies » qui donna lieu à la création des « registres matricules » 8
destinées à pourvoir légalement de noms et prénoms les individus qui seront appelés à la liberté : Article 1. […] dans les colonies de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane française et de Bourbon, les déclarations d’affranchissements énonceront, outre le sexe, les noms usuels, la caste, l’âge et la profession de l’esclave, les noms patronymiques et les prénoms qui devront lui être donnés. […] Article 3. L’acte d’affranchissement sera transcrit sur les registres de la commune où l’esclave était recensé, en présence de deux témoins désignés par l’affranchi ou appelés d’office par l’officier de l’état civil. Article 4. Aucune déclaration ne pourra contenir des noms patronymiques connus pour appartenir à une famille existante, à moins du consentement exprès et par écrit de tous les membres de cette famille. […] Article 6. Seront seuls reçus comme prénoms, sur les registres de l’état civil, les noms en usage dans le calendrier grégorien et ceux des personnages connus dans l’histoire ancienne. »
L’ordonnance du 29 avril 1936 : « Sous le rapport des formalités
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Se reconstruire pour construire 2
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1935, alors que la France fête le troisième centenaire de la colonisation en Amérique centrale, Aimé Césaire, personnage incontournable de l’histoire créole et de l’histoire française, est l’un des premiers à mettre des mots sur près de trois siècles d’exploitation humaine. Il ne s’agit pas pour lui de brosser de manière empirique et linéaire ces années de troubles et de souffrances. Il souhaite revenir à une chose qui est essentielle, et qui, durant ces années-là, n’avait pas ou peu d’importance pour une grande partie de la communauté : l’homme. L’homme noir arraché de sa terre natale. C’est le 27 avril 1848 que le gouvernement provisoire de la IIe République promulgue le décret de l’abolition de l’esclavage, sous l’impulsion du député Victor Schoelcher, à la tête de la société Aboliniste. L’article 1er stipule que « L’esclavage sera entièrement aboli dans toutes les colonies et possessions françaises, deux mois après la promulgation du présent décret dans chacune d’elles. » Ce décret met donc définitivement fin au Code Noir et au statut d’esclave aux Antilles et insuffle une nouvelle vie pour ces anciens esclaves. Mais pour parfaire l’histoire et s’assurer que le passage d’esclave à homme libre est réel - réel surtout administrativement -, il fallut alors attribuer à toutes ces nouveaux libres des noms de familles. A l’époque, ces derniers n’avaient pour seul attribut identitaire qu’un prénom, parfois un surnom ou un sobriquet, un numéro ou un matricule à partir de 1839. Le 7 mai 1848, une circulaire ministérielle est adressée par François Arago aux commissaires généraux de la République de Martinique, Guadeloupe, Réunion et Guyane. Intitulée « Instructions pour l’exécution du décret du 27 avril ». Elle stipulait : « Il sera indispensable de faire procéder par les officiers d’état civil à un enregistrement général de la population émancipée, en prenant pour point de départ les registres matricules actuellement existants et en conférant des noms aux individus et aux familles comme on l’a fait jusqu’à ce jour dans le système de l’affranchissement partiel, conformément à une ordonnance du 29 avril 1836. » En l’absence d’actes de naissance, le gouvernement provisoire décida de créer un dispositif particulier pour l’enregistrement de l’état civil des 230 109 nouveaux citoyens des ex-colonies sa ki la pou’w, dlo paka chayé’y Je veux parler de tout ça. Toutes ces histoires qui sont l’histoire créole.
8 Ces registres consignaient les trois événements les plus remarquables de l’existence d’un individu : sa naissance, son mariage et sa mort. 9 une forme d’acculturation, au cours de laquelle un individu ou un groupe abandonne totalement sa culture d’origine pour adopter les valeurs d’un nouveau groupe. 10 in Giraud Michel, « Revendication identitaire et « cadre national » », Pouvoirs 2/ 2005 (n° 113), p. 89-100
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françaises. Des registres spéciaux, appelés registres des nouveaux libres pour la Guadeloupe et registres des actes d’individualité en Martinique, sont créés. Cependant, le décret du 6 fructidor an II (23 août 1794) stipulait dans l’ article I, qu’« aucun citoyen ne pourra(it) porter de noms ni de prénoms autres que ceux exprimés dans son acte de naissance ». Le nouveau libre se retrouve donc face à une impossibilité : né originairement en Afrique ou aux Amériques, il ne peut pas directement intégrer ces registres et devenir citoyens libres. Avant 1848, seuls les libres étaient inscrits dans les registres d’état civil. Par conséquent, après son affranchissement, le nouveau libre était inscrit dans la partie « naissance » de l’état civil : il « naissait » donc le jour de son émancipation. Implicitement, cette émancipation est à l’origine même de l’assimilation culturelle que déplorait Aimé Césaire. Les législations de l’époque, en considérant que le nouveau libre nait au moment où on lui attribut un nom, suppriment toute reconnaissance ou affiliation à une histoire ancienne (dans le cas de la plupart des esclaves, il s’agit de l’Afrique). Mais il n’a pas d’autre choix, pour commencer « à oeuvrer (à son émancipation) que de conquérir l’égalité sociale et politique au sein de l’ensemble national français, enfin débarrassé de ses oripeaux coloniaux » En devenant nouveau libre, ce premier fait donc table rase de son histoire personnelle, et celle de ces ancêtres qui l’on mené jusqu’à cette terre en tant que main d’oeuvre servile. Cette (re)naissance par le nom lui permet ainsi de se (re)construire selon des bases nouvelles, d’écrire une nouvelle histoire personnelle, de constituer une famille, une lignée. Ce nom, c’est aussi attester de sa capacité à être un homme à part entière, à l’égal du citoyen français de couleur blanche. L’ancien esclave est un nouveau libre qui se veut noir mais avant tout français.
La Négritude n’est pas : l’affirmation d’une négation « La Négritude, à mes yeux, n’est pas une philosophie. La Négritude n’est pas une métaphysique. La Négritude n’est pas une prétentieuse conception de l’univers.
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11 qui façonne, qui modèle 12 Commerce et déportation de population africaines réduites en esclavage, surtout au XVIIIème siècle 13 Goût excessif pour le pathétique et complaisance pour la douleur
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C’est une manière de vivre l’histoire dans l’histoire- l’histoire d’une communauté dont l’expérience apparaît, à vrai dire, singulière avec ses déportations de populations, ses transferts d’hommes d’un continent à l’autre, les souvenirs de croyances lointaines, ses débris de cultures assassinées. Comment ne pas croire que tout cela qui a sa cohérence constitue un patrimoine ? En faut-il davantage pour fonder une identité ? Les chromosomes m’importent peu. Mais je crois aux archétypes. Je crois à la valeur de tout ce qui est enfoui dans la mémoire collective de nos peuples et même dans l’inconscient collectif. Je ne crois pas que l’on arrive au monde le cerveau vide comme on y arrive les mains vides. Je crois à la vertu plasmatrice des expériences séculaires accumulées et du vécu véhiculé par les cultures. Singulièrement, et soit dit en passant, je n’ai jamais pu me faire à l’idée que des milliers d’hommes africains que la traite négrière transporta jadis aux Amériques ont pu n’avoir eu d’importance que celle que pouvait mesurer leur seule force animale- une force animale analogue et pas forcément supérieure à celle du cheval ou du bœuf- et qu’ils n’ont pas fécondé d’un certain nombre de valeurs essentielles, les civilisations naissantes dont ces sociétés nouvelles étaient en puissance les porteuses. C’est dire que la Négritude au premier degré peut se définir d’abord comme prise de conscience de la différence, comme mémoire, comme fidélité et comme solidarité. Mais la Négritude n’est pas seulement passive. Elle n’est pas de l’ordre du pâtir et du subir. Ce n’est ni un pathétisme ni un dolorisme. La Négritude résulte d’une attitude active et offensive de l’esprit. Elle est sursaut, et sursaut de dignité. Elle est refus, je veux dire refus de l’oppression. Elle est combat, c’est-à-dire combat contre l’inégalité. Elle est aussi révolte. Mais alors, me direz-vous révolte contre quoi ? Je n’oublie pas que je suis ici dans un congrès culturel, que c’est ici à Miami que je choisis de le dire. Je crois que l’on peut dire, d’une manière générale, qu’historiquement, la Négritude a été une forme de révolte d’abord contre le système mondial de la culture tel qu’il s’était constitué pendant les derniers siècles et qui se caractérise par un certain nombre de préjugés, de pré-supposés qui aboutissent à une très stricte hiérarchie. sa ki la pou’w, dlo paka chayé’y Je veux parler de tout ça. Toutes ces histoires qui sont l’histoire créole.
14 Président de la république du Sénégal de 1960 à 1980, poète et grammairien, membre de l’académie française
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Autrement dit, la Négritude a été une révolte contre ce que j’appellerai le réductionnisme européen. Je veux parler de ce système de pensée ou plutôt de l’instinctive tendance d’une civilisation éminente et prestigieuse à abuser de son prestige même pour faire le vide autour d’elle en ramenant abusivement la notion d’universel, chère à Léopold Sédar Senghor, à ses propres dimensions, autrement dit, à penser l’universel à partir de ses seuls postulats, et à travers ses catégories propres. On voit et on n’a que trop vu les conséquences que cela entraîne : couper l’homme de lui-même, couper l’homme de ses racines, couper l’homme de l’univers, couper l’homme de l’humain, et l’isoler en définitive, dans un orgueil suicidaire sinon dans une forme rationnelle et scientifique de la barbarie. »
Aimé Césaire discours prononcé à l’Université internationale de Floride. La Négritude est ce contre quoi Aimé Césaire, Léon G. D., et Léopold S. S. se battront: contre l’oubli, contre la négation de ce que l’on a été, contre un vécu qui a forgé des hommes et construit une véritable culture. « Lorsque rien n’est donné, hormis les traces des pays d’avant; lorsque furent détruits les trésors symboliques, mythiques de l’humaine condition; lorsque l’injustice sociale se doublait de l’injustice raciale; lorsque les plantations, cannes, uncinés conspiraient à écraser l’espérance; il fallait recoudre le déchiré de la mémoire, tâtonner dans les marges obscures des bourgs et des villes, édifier, malgré tout, le vivant et le vivable » disait Ernest Pépin. Ce qui sera édifier durant l’esclavage (formes artistiques, langages, stratégies de liberté, etc …) est pour Césaire, mais aussi de nombreux littéraires contemporains, la faculté/capacité du Noir à puiser dans son moi intérieur, et par extension, dans sa culture d’origine, l’énergie de supporter, de vaincre, et de se construire. L’Afrique anté-coloniale est justement une terre riche culturellement, ancrée dans des traditions qui valorisent l’idée du groupe, de la fraternité mais aussi de la foi « religieuse ». Toutes ces données sont, selon les penseurs de la Négritude, celles qui permettent aux esclaves d’endurer ces trois siècles de dur labeur et de devenir
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ensuite des hommes libres. Car il ne faut pas l’oublier : des révoltes d’esclaves ont eu lieu pour conquérir leur droit à liberté. La Négritude est donc un combat sur le long terme. Une « affirmation » de ce que nous sommes. Que l’histoire ne soit jamais vue comme une tare, un poids. Mais comme une véritable histoire, une véritable richesse qui place très clairement le Nègre en tant que héros/entité abouti. L’approche didactique mais incisive, qui était celle de Césaire, au moment de son discours, avait pour ambition d’abolir tous paradoxes et ambiguïtés à propos de ce néologisme. En ce sens, la Négritude se définit par ce qu’elle n’est pas. Elle ne cherchera pas à réintroduire ce rapport dominant/dominé, qui était celui de l’époque coloniale, et qui avait déconsidérer le fait que l’esclave était avant tout un homme. La Négritude ne s’affichera jamais comme une forme de rébellion ou de victimisation. Il déclarera lui même que « Nous ne pouvons pas passer notre temps à dire: «C’est la France qui est responsable.» Nous devons d’abord nous prendre en mains; nous devons travailler, nous devons nous organiser, nous avons des devoirs envers notre pays, envers nousmêmes. » En ce sens, le vécu qui a été celui des esclaves, devait permettre à tout un chacun de revenir à lui-même. Le vaste mouvement de réhabilitation qu’a été la Négritude a concerné d’abord le noir lui-même. Il l’a libéré de ses complexes et de ses servitudes mentales, en lui insufflant la fierté retrouvée d’être « noir » et partant, la force de prendre son destin en main. C’est le thème du Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire qui met en scène, mêlant l’expérience personnelle et collective, la marche de tout un peuple vers la dignité et l’émancipation. La Négritude se veut une prise de conscience de sa propre existence, mais aussi une conscience de l’existence de l’autre, différent de nous. Se saisir et s’approprier ce vécu (douloureux certes), cette histoire commune, qui constitue l’umwelt même de l’homme noir, et qui lui permet de se créer, de manière positive, des valeurs et un patrimoine, pour avancer et continuer d’exister.
L’éducation, au sortir de l’esclavage n’a pas permis à ces nouveaux libres de s’accepter comme une communauté à part en entière, avec une histoire, un regard, une sensibilité et une percep-
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tion du monde différente. La négritude est donc cette première pierre qui pose l’histoire noire comme une vraie culture. Elle aura été une pensée riche et féconde, à l’origine d’une grande production littéraire et artistique et qui changera considérablement le regard porté sur le continent noir, mais aussi sur l’ être noire. Pigments (Damas), Cahier d’un retour au pays natal (Césaire), Chants d’ombre, Hosties noires, Ethiopiques (Senghor). Des voix littéraires qui exploseront dès le milieu des années 1930. Avec le succès que l’on sait. La Négritude est cette notion qui évoque un antan, une époque lointaine. Comme le soulignait à juste titre Ernest Pépin, (la Négritude) « évoque un passé enfoui sous les plis du temps. (Elle) suscite un regard nostalgique sur ce qui fut et qui désormais nous regarde de loin pour nous rappeler que nous sommes toujours les héritiers d’un avant. »
15 C’est Senghor qui avait tendance à racialiser la Négritude (« l’ensemble des valeurs culturelles du monde noir ») en l’opposant à l’Europe (« l’émotion est nègre, comme la raison hellène ») Pour Césaire, la Négritude était avant tout un instrument de prise de conscience et de lutte contre la colonisation. Loin de toute tentation essentialiste, la négritude césairienne n’a jamais été ce « racisme anti-racisme » auquel les critiques occidentaux dont Sartre ont voulu la réduire. 16 in «le Nouvel Observateur» du 17/11/2005, « Nègre, je resterai » 17 in Ernest Pépin, Scènes des Antilles - Antan Lontan, scène de la vie quotidienne aux Antilles à travers la carte postale ancienne.
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18 Martin Heidegger, Être et temps, 1927 19 Dans le cas des Antilles, la traite négrière est associée au commerce triangulaire, aussi appelé traite atlantique ou traite occidentale. Elle est menée au moyen d’échange entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques, pour assurer la distribution d’esclaves noirs aux colonies du Nouveau Monde (continent américain), pour approvisionner l’Europe en produits de ces colonies et pour
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finir à l’Afrique des produits européens et américains. Les « trésors » évoqués dans le texte font référence à la marchandise cultivée aux Antilles et aux Amériques ( sucre, café, cacao, coton, tabas et sans oublier l’or). 20 Le terme « bâtard » n’est pas une invention de ma part. A l’époque de l’esclavage, tout enfant issu d’une relation sexuelle entre maitre et esclave était considéré comme tel. Historiquement même, le terme bâtard fait référence à un enfant adultérin ou illégitime
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La créolisation est l’évidence d’une affirmation 18
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Exister, comme l’a souligné Heidgger dans Être et Temps, « c’est pouvoir être », l’homme se définissant par des possibilités de vie qu’il n’a pas choisies et au milieu desquelles il est par avance jeté. Cette capacité d’être pour pouvoir exister a été la condition même des terres colonisées et des communauté d’hommes soumis en esclavage en Guadeloupe. Césaire a fortement rappelé le lien presqu’ombilicale avec l’Afrique, revendiquant fièrement la part de Nègre dont chaque descendant d’esclave est héritier. Néanmoins, il semble avoir oublié que le fait d’être dans un contexte post-colonial, c’est aussi comprendre ce que sont devenus sur cette terre d’accueil ces milliers d’hommes et de femmes aux origines variées soumis en esclavage. La particularité de cette histoire coloniale réside dans le fait que les captifs n’ont pas tous été saisis sur la même terre. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit avant tout d’un commerce d’esclaves entre différentes terres qui s’échangent une main d’oeuvre servile contre différents « trésors ». Trois siècles durant, des hommes, des femmes et des enfants voyageront au gré des besoins. Mais trois siècles, c’est aussi douze générations d’hommes, à travers lesquelles naitront des enfants, parfois des bâtards, fruits de nombreux viols. Partant de ce constat, il est impossible de réduire l’être noire à son versent africain. Il est certes une origine, une force, mais le fait d’être noire dans un monde post-colonial, c’est aussi comprendre, ce que l’on est devenu sur cette terre, avec ces autres venus d’ailleurs, avec ces couleurs de peau aux nuances variées. Peut-être pour revenir rapidement à cette période de l’émancipation -au moment où chaque nouveau libre obtient un nom et un prénom- le fait d’écrire sa nouvelle identité à l’onglet naissance, souligne bien qu’une partie de sa vie constitue un présent nouveau. Il ne s’agit là, en aucun cas, de dire que les législations mises en place à l’époque étaient les bonnes (dans la mesure où le mot naissance renvoie par définition à l’accouchement), mais elles permettent de considérer la communauté noire présente dorénavant aux Antilles, couramment appelée les Antillais, comme des Africains pas comme les autres. J’entends donc des Africains avec une histoire plurielle, une hissa ki la pou’w, dlo paka chayé’y Je veux parler de tout ça. Toutes ces histoires qui sont l’histoire créole.
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français d’origine martiniquaise.
Patrick Chamoiseau (1953-) est un écrivain français d’origine martiniquaise. Auteur de romans, contes et essais, il est le théoricien de la créolité. Il recevra le prix Goncourt en 1992 pour son Roman Texaco. Raphaël Confiant et Jean Bernadé sont des contemporains à Chamoiseau. Tous deux auteurs français d’origine martiniquaise.
Fondateur des concepts d’ « antillanité », de « créolisation » et de « tout-monde ». il était « Distinguished Professor » en littérature française, à l’université de la ville de New York CUNY et président de la mission de préfiguration d’un Centre national consacré à la traite, à l’esclavage et à leurs abolitions. 23
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in Chretien Jean-Pierre, Perrot Claude Hélène, Afrocentrisme; L’histoire des Africains entre Egypte et Amérique, page 382
Edouard Glissant (1928-2011) est un poète, écrivain et essayiste
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toire nouvelle sur cette terre guadeloupéenne, qui constitue fondamentalement une nouvelle culture,à part entière.
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Tout en reconnaissant leur dette envers Césaire, les jeunes loups des lettres antillaises, avec Partick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Jean Bernadé, mais aussi Ernest Pépin que j’ai souvent cité, ne cesseront d’ajuster la vision de Césaire, en parlant de créolité en premier, puis de créolisation, notion clé de la pensée et de l’oeuvre d’un autre homme tout aussi important dans la construction de l’identité noire, Edourad Glissant La Créolité, « ne s’enracinant pas, ou plus, dans un arrièrepays autochtone qui aurait préexisté à la colonisation », s’oppose donc à la Négritude. Bien qu’héritière d’une certaine forme de culture et tradition liées au pays d’origine -l’Afrique-, elle se forme casi-entièrement dans le creuset de la plantation esclavagiste, sous la pression du rapport colonial, fondateur de toutes choses. Elle m’évoque alors une comparaison que faisait Michel Giraud dans Revendication identitaire et cadre nationale, à propos d’Edouard Glissant qui, pour appuyer sa conception de la créolité, aimait à dire que la cale du bateau négrier avait été la matrice des sociétés antillaises. Un moule de conception d’une identité singulière qui commence par une déportation. Michel Giraud ajoutait que pour lui, la plantation esclavagiste -l’habitation- avait était la nursery dans ces peuples. Il me semble que cette comparaison est, quoi que l’on puisse dire, la plus véridique, car à bien analyser, la culture antillaise et la culture africaine, bien qu’ayant des similitudes, ne se développeront pas de la même façon, et ne font pas référence à une même histoire. L’histoire des Antilles se fonde sur l’expérience des descendants d’esclaves certes, mais elle intègre aussi l’apport des Caraïbes, des colons européens, des Indiens venues des Indes, puis plus tard, des Chinois et des Syriens. Elle est ce qu’Edouard Glissant qualifiera d’antillanité, pour plus tard parler de créolisation de son traité Poétique du divers. La créolisation est selon son concepteur « un métissage qui produit de l’imprévisible ». Dans un entretien accordé au Monde en 2005, il définira la créolisation comme phénomène issu de l’histoire des Antilles, mais qui s’étendra au monde entier. « La créolisation, c’est un métissage d’arts, ou de langages qui produit de l’inattendu. C’est une façon de se transformer de façon
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24 in « Le Monde », entretien avec Edouard Glissant, 2005 re-publiée le 04/02/2011
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continue sans se perdre. C’est un espace où la dispersion permet de se rassembler, où les chocs de culture, la disharmonie, le désordre, l’interférence deviennent créateurs. C’est la création d’une culture ouverte et inextricable, qui bouscule l’uniformisation par les grandes centrales médiatiques et artistiques. (…) l’Europe se créolise. Elle devient un archipel. Elle possède plusieurs langues et littératures très riches, qui s’influencent et s’interpénètrent, tous les étudiants les apprennent, en possèdent plusieurs, et pas seulement l’anglais. Et puis l’Europe abrite plusieurs sortes d’îles régionales, de plus en plus vivantes, de plus en plus présentes au monde, comme l’île catalane, ou basque, ou même bretonne. Sans compter la présence de populations venues d’Afrique, du Maghreb, des Caraïbes, chacune riche de cultures centenaires ou millénaires, certaines se refermant sur elles-mêmes, d’autre se créolisant à toute allure comme les jeunes Beurs des banlieues ou les Antillais. Cette présence d’espaces insulaires dans un archipel qui serait l’Europe rend les notions de frontières intra-européennes de plus en plus floues. » La réalité ethnique aux Antilles est bien celle-là, de la même façon que l’on peut penser la composition du peuple et le fait d’être créole, comme quelque chose de floue et d’inattendue pour reprendre les mots de Glissant. Pourtant cet inattendu est bel et bien l’histoire créole. Elle est bien ce qui fonde la mentalité de la communauté antillaise. Inattendue, parce que ce sont trois siècles qui auraient pu durer encore aujourd’hui, inattendue parce qu’on pourrait penser qu’aucun peuple ne pourrait endurer autant de souffrance, et serait aujourd’hui un peuple en distinction. Inattendue, parce que aujourd’hui, être créole ne signifie plus être esclaves nés aux Amériques. C’est la mise en contact de plusieurs cultures ou au moins de plusieurs éléments de cultures distinctes, dans un endroit du monde, avec pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments. La créolisation est apport. Apport du Blanc, du Noir, du Mulâtre, de l’Indien. Apports de vécus.
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in Chretien Jean-Pierre, Perrot Claude Hélène, Afrocentrismes. L’histoire des Africains entre Egypte et Amérique, « Peut-on être afrocentriste en Guadeloupe ? », page 384
L’indentité-relation est une concept de Gilles Deleuze, que reprendra Edouard Glissant. Pour lui, les identités fixes deviennent préjudiciable dans un « monde-archipel », c’est à dire un mode où les identités ne sont plus fixes mais deviennent créoliésées.
26 in Chretien Jean-Pierre, Perrot Claude Hélène, Afrocentrismes. L’histoire des Africains entre Egypte et Amérique, « Peut-on être afrocentriste en Guadeloupe ? », page 384
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Mon peuple … Quand donc cesseras-tu d’être le jouet sombre Au carnaval des autres Ou dans les champs d’autrui L’épouvantail désuet … (Aimé Césaire, Ferrements) Cher Aimé Césaire, je voudrais te dire que ton peuple ne s’est pas perdu en chemin. Jamais.
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L’assimilation culturelle, qui a été un terme à mon avis trop souvent utilisé à tord, à brouiller les véritables questionnements qui se dissimulaient derrière cette dynamique qui a mené à l’abolition de l’esclavage en 1848, puis à une transformation des colonies en départements de la République Française par la loi du 19 mars 1946. Elle était d’abord émancipation, et non assimilation à la France et par conséquent, pas une dilution de la personnalité propre des peuples des « outre-mer ». Il s’agissait avant tout d’être égaux. D’être un être nouveau, peut-être attendu par l’Histoire comme le disait Michel Giraud. Comme le soutenaient Jean Pierre Chretien et Claude Hélène Perrot, « si la culture peut être définie comme l’expression du rapport d’un homme au monde, comment imaginer qu’il conserve l’intégrité de ses pratiques culturelles lorsque ce monde est ébranlé, brutalement destructuré ? Les transplantés n’ont pas acclimaté leur culture aux Antilles.(…) Au sein des plantations, les différentes cultures sont entrées en confrontation directe, elles ont régi les unes sur les autres. » Ainsi, ce qui se passe aux Antilles, et plus précisément après l’abolition de l’esclavage, c’est une sorte de construction nouvelle, un processus de recomposition, qui n’est pas une « création ex nihilo, et pas d’avanatge une conservation du Même ». En définitif, il faudrait être capable de poser ce « regard neuf » dont parlent les trois auteurs d’Éloge de la créolité, « qui enlèverait notre naturel du secondaire ou de la périphérie afin de le replacer au centre de nous-mêmes » Être créole, c’est « construire une personnalité instable, mouvante, créatrice, fragile, au carrefour de soi et des autres. Une Identité-relation. », qui ne voit jamais l’autre comme un obstacle, mais comme une chance créative et inattendue.
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« Cette force dont j’hérite » discussion avec Gilda Gonfier
1 Frédéric Régent, Gilda Gonfier,et Bruno Maillard, Libres et sans fers, Editions Fayard, 2013 Leurs témoignages inédits racontent le quotidien de ces hommes, femmes et enfants, soumis aux châtiments les plus rudes qui entretenaient la terreur et provoquaient parfois la mort. Ces témoignages, souvent très émouvants, permettent de revoir l’image trop caricaturale d’un être aliéné, sans capacité face à l’horreur de l’esclavage, ou celle au contraire, d’un esclave toujours rebelle obsédé par l’idée de détruire la société coloniale.
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Gilda fait partie de ces « fannm doubout » comme on aime à les appeler aux Antilles. Une femme dont l’histoire m’a particulièrement touchée. Pendant près de deux heures, à son bureau de la Médiathèque du Gosier dont elle est la directrice, elle me conte un bout de son histoire créole qu’elle a entrepris il y a maintenant près de dix ans. Une histoire, qui comme la mienne débutera grâce à un « hasard heureux » : la découverte d’un aïeux esclave, puis nouveau libre en 1847. Gilda partira à la « rencontre » de ceux qui ont rendu possible son existence, ceux qui l’ancre aujourd’hui, plus que jamais, sur cette petite terre Guadeloupe. En février dernier, elle sort un ouvrage intitulé Libres et sans fers, co-écrit avec Frédéric Régent et Bruno Maillard, tous deux historiens de profession. L’histoire de Cécilia, Maximin, Jean-Baptiste ou Lindor … tous esclaves en Guadeloupe, à la Réunion et en Martinique. « Ils s’expriment, « libres et sans fers », selon l’expression consacrée des tribunaux, lors de procès tenus en raison de larcins, de rixes, de mauvais traitements, parfois de meurtres. » Aux côtés de ces historiens, Gilda révèle alors un autre pan de l’histoire créole, jusque là, jamais contée. Des voix qui parlent, crient, hèlent. Des voix qui rappellent que l’histoire de l’esclavage était avant tout une histoire de vies. Des présences vocales qui tissent un bout de motif et qui contribueront à l’élaboration de nombreux autres. Une discussion vivante. Incroyablement vivante, dont j’ai décidé d’en livrer une partie.
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Elle est la présidente du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage.
Médéric Louis Élie Moreau de Saint-Méry, né le 13 janvier 1750 à Fort-Royal, en Martinique et mort le 28 janvier 1819 à Philadelphie, est un historien célèbre pour sa contribution à l’histoire d’Haïti. Avocat, homme d’une vaste culture juridique, c’est aussi un acteur de la Révolution Française. Moreau de Saint-Méry est un colon créole, érudit et propriétaire d’esclaves, en rupture avec les principes de la philosophie du droit naturel, pour revendiquer le despotisme légal du régime esclavagiste et la ségrégation contre les hommes libres de couleur par le préjugé de couleur.
3 Le commerce triangulaire, aussi appelé traite atlantique ou traite occidentale, est une traite négrière menée au moyen d’échanges entre l ‘Europe, l’Afrique et les Amériques, pour assurer la distribution d’esclaves noirs aux colonies du Nouveau Monde (continent américain), pour approvisionner l’Europe en produits de ces colonies et pour fournir à l’Afrique des produits européens et américains.
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DZ. J’avais suivi une conférence à Sciences Po sur le thème du MémorialActe, et une des intervenantes, Myriam Cottias, avait dit une chose qui m’avait particulièrement interpellé et intéressé. Elle disait qu’il fallait passer de l’histoire de l’esclavage à l’histoire des esclaves. Libres et sans fers semble s’inscrire dans cette idée là. Mais pourquoi avoir attendu si longtemps pour écrire cet autre pan de l’histoire créole ? GG. L’histoire de l’esclavage est une histoire douloureuse. Ce n’est pas parce que l’on s’intéresse à des vies singulières que ça enlève quoique ce soit à l’abomination de ce que ça a été. Je crois que la question qui se pose quand tu évoques l’histoire de l’esclavage et l’histoire des esclaves, n’est pas de se focaliser sur l’un ou l’autre. C’est ce que je trouve d’intéressants dans tous les débats qui s’articulent autour de l’histoire de l’esclavage. Je suis assez stupéfaite par la difficulté qu’ont les gens à penser les mêmes choses en même temps, et qui moi, ne me pose aucun problème. L’histoire de l’esclavage, ce n’est pas « ou bien » ou « ou bien », c’est « les deux ». Il y a une historicité, qui s’est faite sur les grands ensembles : on est parti du commerce triangulaire pour aller vers d’autres questionnements. Mais on a oublié les histoires toutes simples; on y a pas prêté intérêt. Tant mieux si on le fait maintenant ! Et vaut mieux tard que jamais. Moi, c’est l’entrée qui m’intéresse. L’entrée, la grande entrée, le grand bout de la lorgnette avec l’Esclavage, l’Esclave où moi je n’arrive pas à saisir un être humain dans sa singularité et puis dans sa différence avec un autre esclave. C’était difficile pour moi. Alors quand j’ai trouvé par hasard, c’est vraiment un concours de circonstances qui m’ont fait tombé sur ces archives criminelles, et bien j’ai trouvé ça fantastique, parce que jusqu’à présent, les archives criminelles n’avaient pas été dépouillées. Ma période est de 1828 à 1848, mais l’esclavage commence depuis 1685 et même bien avant le Code Noir. Dans les archives criminelles, je m’intéresse pour l’instant aux procès faits aux maitres pour châtiments excessifs. C’est l’acte d’accusation qui est posé comme ça. Dans la période d’avant, durant laquelle Moreau de Saint Méry avait fait une collection de tous les lois et arrêts, il y a un arrêt dont je ne pourrais te redire la date, pour
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lequel il n’existe plus aucunes documentations. Toutes les archives judiciaires qui concernaient les esclaves ont été brulées. Aussi bizarre et choquant que ça peut paraitre, même si moi ça ne me choque pas - l’histoire, ce n’est pas moi qui l’ai faite, elle était comme ça. Je m’y intéresse. Je ne la juge pas - il y avait l’esclavage mais il y avait aussi un système de « justice ». Même si, quand je parle de justice, il ne faut pas oublier que l’on est en esclavage… Quand je parle à des gens, j’ai l’impression qu’ils n’arrivent pas à garder en tête ce système : on est dans un contexte esclavagiste, donc il y a des colons, des maitres, des personnes réduites en esclavage, avec des châtiments et des sévisses et en même temps, il y a une justice. La justice du Roi. L’esclave, donc, pouvait être coupable de crime, puisqu’il pouvait tuer, voler, maronner -qui était aussi considéré comme un crime à l’époque-. Il pouvait y avoir des procès. Mais le maitre aussi pouvait être porter en justice. Souvent, à partir du moment où ça concernait un esclave, les archives étaient brulées. Moi, je trouve que c’est perdu puisque, nous même nous n’avons pas produit d’archives. Je veux dire, par là, que les esclaves ne savaient ni lire, ni écrire. Et puis même s’ils le savaient, ils n’allaient pas produire un texte pour punir le maitre, etc… La seule façon que je perçois de s’approcher de leur vie concrète, quotidienne, c’est de passer par les archives criminelles. Mais pas que, c’est ma façon à moi de comprendre leur histoire, mais par exemple, Frédéric Régent, lui, a dépouillé les archives notariales. Il y a aussi les registres de bord des capitaines négriers à dépouiller, etc, pour petit à petit, rassembler des éléments qui vont nous permettre de dessiner, se rapprocher de ce destin d’esclave. Et c’est ce que je fais. C’est un travail immense. Il est possible de faire une histoire des affranchissements aussi, pas une histoire par rapport aux droits, mais de faire les choses nom par nom, lieux par lieux, et retrouver les listes. C’est un travail immense, qui me passionne.
DZ. Mais l’accès à ces infos est en accès libre ? GG. Elle est totalement libre ! Toutes ces recherches, je les ai faites de chez moi, avec Internet. Puis il y a les archives départementales à Basse-Terre, c’est d’ailleurs comme ça que j’ai com-
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mencé. Le premier procès que j’ai trouvé par hasard était publié dans la gazette officielle, qui était le journal officiel en Guadeloupe. Ils ont publié dans la catégories faits-divers, comme un publierait un procès qui défraie la chronique. Dans ce procès, il y avait des témoignages d’esclaves. Ce sont les esclaves qui parlaient et pour moi ça a été précieux. Donc j’ai commencé par là. J’ai écumé tous les procès parus dans la gazette dans un premier temps, puis j’ai trouvé la gazette des tribunaux qui était à Paris, et qui ont été numérisés. Je les ai épluché année par année. Et là récemment, les archives départementales ont numérisé le registre du conseil privé du gouverneur. Le Gouverneur, à cette époque - c’est le représentant du pouvoir du Roi -, a le pouvoir d’administration, de finance et de justice. Dans ces archives, il y a des colons qui font le conseil, et ils discutent des affaires de la colonie. C’est passionnant aussi pour savoir comment fonctionnait cette colonie. DZ. Ca fait quelques années que ça m’intéresse, mais disons que je n’ai pas vraiment eu le temps de m’y plonger. Et ce qui me dérange, c’est que j’ai souvent l’impression, que cette histoire, qui quand même est très intéressante, n’est pas intégrer dans l’enseignement. Je trouve ça déroutant … GG. Je suis tout à fait d’accord avec toi ! Je suis d’ailleurs arrivé à l’histoire tout à fait par hasard. C’est parce que j’ai trouvé un document et que je suis curieuse que je l’ai porté à un historien. Il m’a tout de suite dit, qu’il devait travailler avec moi. C’est comme ça que je me suis embarqué dans cette histoire. J’ai été très étonnée que personne ne s’y intéresse pas de plus près … il y a des universitaires ici. Pourquoi ces documents ne sont-ils pas plus dépouillés que ça ? Mon intuition me dirait que « les gens ont peur ». Je dis ça parce que moi aussi j’avais peur. C’est à dire que je ne m’intéressais pas à l’esclavage plus que ça. Je savais que ça existait, on ne me l’a pas enseigné à l’école, mais en même temps je suis lycéenne, je suis aujourd’hui adulte , j’ai quarante trois ans, je ne peux pas dire que c’est parce qu’on ne me l’a pas enseigné à l’école que je ne dois y porter d’intérêt. J’aurais aussi pu, par moi-même, m’y intéresser. Et si je l’ai fait qu’à partir de 2005, je me dis qu’il y a plein de gens que ça n’intéressent pas. Et pour en avoir discuté, la réponse
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Maronner désignait, à l’époque, un esclave marron. C’est à dire un esclave fugitif dans l’Amérique coloniale.
Maximin Daga est un esclave de Monsieur Texier-Lavalade.
6 « verticaliser » est un néologisme que Gilda reprend souvent. Il s’agit d’une traduction d’un terme créole « doubout » qui signifie littéralement « debout » et qui est souvent employé pour qualifier le comportement et l’état physique de personnes agés, qui malgré leur âge sont plein de vie, dynamique. « Verticaliser » c’est se tenir fièrement droit face à l’histoire.
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8 L’habitation Texier-Lavalade est une plantation caféière, située au pied de la montagne la Madelaine de trois Rivières en Guadeloupe.
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est la suivante : « c’est du passé. »
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Ce qui a piqué ma curiosité, c’est cette appétit de nourrir ma fiction de toutes ces choses là. Un écrivain n’écrit en flottant dans l’air, il faut qu’il soit ancré quelque part. J’ai découvert que mon ancêtre, il était esclave et affranchi en 1847. Mais c’est une chose que de savoir théoriquement, de façon abstraite que l’on est descendant d’esclaves, et une autre chose que de pouvoir y mettre un nom. J’ai découvert son affranchissement dans la gazette officielle : « Jean -Baptiste dit Lazare, pêcheur au Morne à l’Eau, 17 ans. » Cette petite phrase de rien du tout est une force dont j’hérite. Pour moi, c’est comme si j’avais retrouvé mon grand père. Alors oui, je ne sais rien de lui mais j’ai envie d’en savoir plus. C’est mon lien filiale. Les procès que j’explore et la vie complètement abominable que les gens vivaient me donnent des indices sur sa vie, puisqu’il a vécu à la même époque. Le dernier procès que je dépouille est en 1847 et se passe à Trois-Rivières. Lui, a été affranchi en 1847 à Morne à l’Eau. Je me rapproche donc ! Le fil je le tiens, je pourrais le transmettre à mes enfants. Je ne suis pas dans l’abstrait, c’est du concret. Pour moi tout cela fait sens. J’aime bien dire que ça me « verticalise », parce que je retiens beaucoup de courage de tout ce que ces gens ont enduré. Ca m’ancre dans le pays. Souvent les gens me demandent si je n’ai pas de colère? Je n’ai pas de colère. Je n’ai pas d’indignation. Si j’en avais, je n’aurais pas pu faire ça. J’ai quand même deux enfants, je travaille; je ne vais pas rentrer tous les soirs pour être en colère parce que j’ai dépouillé des procès criminels. Ce n’est pas de la colère. C’est le sentiment de faire quelque chose qui va faire que toutes ces histoires là ne seront pas dans l’oubli. Que des gens vont savoir que Maximin Daga a perdu sa mère à l’âge de cinq ans et qu’on l’aura retrouvé en train de jeter le corps de sa mère qui s’était pendue. De savoir que sur l’habitation Texier-Lavalade, lui, a trouvé le courage, dans le désespoir, de porter plainte auprès du Roi. Ce sont toutes ces histoires là qui moi me touchent, car elles se sont passées ici, sur cette terre là. DZ. Il en ressort donc de belles valeurs. GG. De courage, de résistance; une résistance incroyable. Il y’a une citation de Césaire qui dit: « L’admirable c’est que le nègre
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9 Méli était une esclave négresse du maitre Somabère, un « psychopathe » selon les mots de Gilda. Sa famille invoquera « l’aliénation mentale » pour se défendre. Il s’est donc acharné et a massacré Méli, qu’il a brûlé, cassé le bras, enfoncé la poitrine, outragé à plusieurs reprises. 10 Hunger est un film irlandais de Steeve McQueen, réalisé en 2008. Il évoque la grève de la faim irlandaise de 1981 et pers derniers jours du leader de l’IRA Bobby Sands.
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ait tenu. » Et j’en vois l’illustration de cette admirable ! Parce que oui, c’est admirable, sinon je ne serais pas là aujourd’hui. Si ils n’avaient pas tenu, pas résisté, malgré toutes les abominations. Alors pourquoi moi, en 2015, je ne devrais pas continuer cette force de vie dont j’hérite, et que je devrais la gaspiller en colère ?! Je repense à Méli qui est morte abominablement. C’était une victime, mais c’était aussi une personne. Donc avant de mourir, elle était bien vivante. Elle avait un coeur, une âme, des émotions. Moi c’est à cela que je m’accroche. Je m’accroche à la vie, pas à la mort. Ce que je retiens de tout ça, c’est que nous devons rester en vie. Les Guadeloupéens doivent rester en vie ! On n’a pas traversé tout ça pour maintenant s’abîmer et puis rien faire. Il faut donc rester en vie ! Ca veut dire quoi ? Ca veut dire être créatif. Et ça, chacun peut le faire de là où il est : un boulanger par exemple. Il peut faire un « pain admirable ». Avant, on ne m’avait jamais parler de l’esclavage comme ça. On m’en parlait avec de la douleur ou soit avec une colère par rapport aux colons, et donc, avec beaucoup de revendications. Mais quand tu revendiques par rapport aux colons - tu m’enregistres, et j’assume ce que je dis, puisque je le pense - tu lui donnes du pouvoir sur toi, parce qu’il conditionne ta vie et tes choix. Et là, tu n’es pas libre ! Ce qu’il faut retenir, c’est que malgré toutes les tribulations de l’existence, les esclaves ont fait des enfants, ont vécu, ils ont ri - ça peut choquer certaines personnes, mais moi j’ai jamais pensé que l’esclavage, qui aura duré trois siècles, avait été du matin jusqu’au soir des lamentations de la part des esclaves. Par exemple, le film Hunger qui raconte l’histoire d’un homme qui fait la grève de la faim dans une prison et qui meurt à la fin. Il vit des abominations pas possibles. Une scène dans le film présente l’acteur principal « en bouline ». Un supplice affligé au prisonnier qui doit passer entre deux rangers de gardiens avec des bâtons, et qui lui « foutent » des coups de poings, coups de pieds, coups de barons, etc. Il doit arriver jusqu’au bout, sachant qu’il ne peut pas courir car il y a quelqu’un en face de lui qui l’empêche de passer trop vite. Mais en réalité ce film est un hymne à la vie.
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11 La mulâtresse Solitude (vers 1772- 1802) est une figure historique de la résistance des esclaves noirs à la Guadeloupe et fait partie des femmes dite une fanm doubout, pendue à l’âge de 30 ans. Joseph Ignace né en Guadeloupe (1769 ou 1772 - 25 mai 1802) est un officier des troupes républicaines opposé au rétablissement de l’esclavage par Napoléon Bonaparte. Louis Delgrès né le 2 août 1766 à Saint-Pierre et mort le 28 mai 1802 à Matouba (commune de Saint-Claude) en Guadeloupe est une personnalité de l’histoire de la Guadeloupe. Colonel d’infanterie des forces armées de la Basse-Terre, abolitionniste, il est connu pour la proclamation antiesclavagiste signée de son nom, datée du 10 mai 1802, haut fait de la résistance de la Guadeloupe aux troupes napoléoniennes.
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DZ. Dès que l’on arrive à Paris, on a l’impression de vivre dans un monde différent. Aujourd’hui, je pense que c’est grâce à une histoire différente qui a forcément aiguisé ma sensibilité que j’ai intégré l’école Boulle, puis les Arts Déco, et d’avoir eu la chance ensuite de partir en Suisse. Pour moi, l’histoire que l’on ne m’a pas conté est en moi. Là maintenant c’est comme une sorte de boucle qui se ferme: je quitte la Guadeloupe pour mieux y revenir. Et de trouver dans cette histoire que toi aussi tu me racontes, des issues créatives et de ne plus voir l’histoire de l’esclavage comme un poids douloureux. C’est justement parce que ça a existé que nous sommes ce que l’on est aujourd’hui.
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GG. En transformant l’abomination qu’a été l’esclavage, on ne trahit pas ceux qui ont souffert. Au contraire, ils ont souffert mais ils voulaient rester vivants. Un être humain quand il vient sur terre, il aspire à vivre, pas à mourir ou vivre des choses qu’abominables. Donc pour moi, c’est ce que l’on peut faire: créer. Car ils nous en donnent la force de transformer ce qui est douleur. Et en rien ça ne veut dire que tu la minimises. Tu vois je te parles comme ça et je vois que l’on est sur la même longueur d’onde, mais ce n’est pas souvent le cas quand j’en parle avec d’autres. On me demande est ce qu’en faisant ça, on n’essaie pas d’oublier. Moi je réponds que non. D’autant plus que mon approche de l’esclavage n’est pas théorique. Elle est au concret des corps des gens et des singularité : Maximin Dagas, Sébastien, Adeline .., je les connais, je connais leur âge. C’est pas du concret dans le sens où je ne leur ai pas serrer la main, ni vu, mais c’est le plus concret que l’on puisse avoir. On connait dans notre histoire Solitude, Ignace, Delgrès. Ce sont nos héros. Mais pour moi c’est aussi important de connaitre le « tout-petit là » qui est mort dans son cachot. De connaitre son nom mais aussi son histoire. DZ. Est-ce que pour toi, parler de ce « tout-petit là » aussi, c’est une façon de rendre acceptable ou assumée l’histoire de l’esclavage, auprès des Antillais ? Est-ce que, finalement, ce bouquin ne s’inscrit pas dans cette pensée-là ? Dans une émission radio accordée à France Culture, Frédéric Régent avait notamment souligner le fait que l’histoire de l’escavage n’était pas faite que de scènes douloureuses. Un paramètre que beaucoup
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ont tendance à oublier. GG. Et c’est là où ça gène ! Les êtres humains ont du mal à voir le contraste. C’est toujours plus confortable dans l’un : « C’est comme ça et c’est pas autrement ! », « tout ce qui est autrement de ce que j’ai décidé, je m’y oppose! » Il y a une espèce de frilosité, d’angoisse à l’idée qu’on entre à l’intérieur des histoires. Parce que, en t’y immisçant, tu ne trouves pas que l’esclave victime, tu trouves le commandeur - un nègre qui avait le fouet, donc un nègre qui fouettait un nègre. La fraternité noire n’était pas toujours là, et donc on retrouve des situations très contrastées, très différentes. On le voit dans Twelve years a Slave. De la même façon que dans certaines habitations, le nombre de morts était incroyablement élevé, et puis dans d’autres, il y en avait juste un. Parfois, c’est celui qui en tuait juste un qui se retrouvait au tribunal. Mais je vais dans ces multiples histoires, parce que toutes, elles m’intéressent. Je veux savoir ce qu’est devenu l’esclave à qui on a fait creusé sa tombe et y dormir, sans trop savoir si on allait le tuer, et puis dans l’autre, savoir ce qui va arriver à une jeune esclave bien traitée, qui va vouloir quand même fuir et se retrouvera deux ans dans un cachot ! Tu as une galerie complète de portraits comme cela; et c’est pour ça que cette période a duré si longtemps, sinon ça n’aurait jamais tenu. L’histoire est beaucoup plus complexe que de dire « il y a un méchant et un gentil ». Les esclaves n’étaient pas les mêmes. Les maitres n’étaient pas les mêmes. Les maitres ont aussi une histoire et un rôle dans tout ça. Ils ont eu un comportement particulier, et ça aussi il faut l’étudier. Il faut essayer de comprendre avant de tout rejeter en bloc et de juste dire « c’était de salauds ». Parce que tu ne fais pas avancer l’histoire. C’était qui ? Ils avaient quel âge ? Est ce qu’ils avaient de maitresses ou pas ? des enfants métisses ? etc. Il faut aller fouiller dans ces ombres. Si Méli est morte brulée, pourquoi moi, derrière mon ordinateur, je ne peux pas me confronter à tout cela pour essayer de comprendre ? Même si je suis heurtée, bousculée dans mes croyances. Ce sont des choses qui doivent nous enrichir, nous rendre créatifs. Moi, en tout cas, ça me donne beaucoup de force. DZ. Moi aussi. GG. J’ai besoin de sens pour être heureuse dans ma vie. Je
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peux faire des choses très difficiles, mais si elle n’ont pas de sens, ça ne va pas. Le confort, l’argent sont important; certes, je travaille pour ça. Mais ce qui me « tient debout » et me donne de la joie, c’est le sens. Je me nourris de sens. Et là, j’ai l’impression d’avoir trouvé quelque chose qui me donne du sens. Et donc l’action que j’ai, c’est une action qui fait sens. Moi, ma question de base n’était pas l’esclavage. J’y suis entrée parce que je traitais de l’enfermement et la question d’être femme. Elle était peut être un peu bête à l’époque mais c’était « c’est quoi être une femme ? ». Je n’avais pas d’enfants, et donc j’avais l’impression d’être différente. De fil en aiguille, je me suis intéressée à la question de l’enferment. Ma première pièce était le cachot et elle m’intéresse toujours. Toute mon écriture est nourrie par des questionnements comme ceux là. DZ. J’ai l’impression que cette question de l’enfermement est une spécificité de la mentalité antillaise. Peut-être parce qu’on vit sur une île. Le fait d’être « confiné », à un moment donné, fait que l’on s’intéresse à pleins de choses une fois que tu pars et que tu t’éloigne de ton île. Je le vois un peu dans mon travail. Parce que je suis différent de mon camarade à côté, j’ai envie d’ancrer cette différence mais en m’ouvrant aux autres. Je pense que tout cela a été possible parce que justement, l’histoire nous a conditionné comme ça. GG. On est effectivement ce qu’on est grâce à une histoire passée. Ce passé, on ne peut pas le changer, on ne peut que le comprendre, s’en nourrir, s’appuyer dessus pour continuer. D’ailleurs c’est ce qu’il y a à faire : continuer. Continuer pour rester vivant. Si tu n’as pas de joie et d’amour pour ton prochain, si tu n’as pas cette générosité, à quoi te sert d’être sur terre ?! Ca m’effraie toujours de voir ce que l’on arrive à des degrés de technologies de pointe et que cette technologie soit au service de la mort, de guerres ! Il faut la mettre au service de la vie, mais de la « vie-vivante » qui est la création. Pour moi, s’il n’y a plus d’art, plus de cinéma, plus de musique, et qu’on se retrouve juste avec des marchandises, c’est le signe qu’il n’y a plus de vie. Que nous mêmes nous devenions ces marchandes, des objets. Ce qui fait de nous des êtres humains, c’est notre capacité à créer. Ce que l’on a de divin, c’est notre pouvoir créateur.
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Toi qui fais du design, tu imagines que l’on fasses des objets sans âmes ? Non, il s’agit de mettre de la joie, de l’amour, du rire dans tout ce que tu entreprends. J’ai une philosophie dans la vie. Je me pose toujours la question de savoir si je suis dans la vie ou si je suis dans la mort, dans telle ou telle situation. Et je le sens par rapport aux émotions que je ressens. Là, par exemple, échanger avec toi, ça me rend vivante. Je sens que le temps que l’on passe à échanger a du sens. DZ. Oui, vraiment. On en arrive à un positionnement qui est celui que je tisse dans mon mémoire, notamment avec l’émergence des nouvelles technologies. Il s’agit de voir comment la richesse d’une culture peut justement se mettre aux services d’une création qui parle de vie ! D’être nous avec notre histoire, que l’Autre la comprenne, et que l’on voit comment, ensemble il est possible de construire des choses qui continuent à écrire Notre histoire. GG. Oui ! Moi je suis curieuse de savoir ce que seras ton futur.
DZ. J’ai l’impression, comme tu dis, de donner du sens à ma vie. Chose pas forcément évidente et facile tous les jours. Mais il y a ce truc en moi, qui me donne une force, qui me donne des « vélléités de verticalité », comme tu dis. C’est cette même force qui m’a poussé à composer ce mémoire. Il y avait ce truc en moi … tu sais, ces questions que depuis toujours je me posais. Alors j’ai fait le choix du coeur.
GG. Quand tu parles de ton sujet, tu le formules comment ? C’est quoi le titre par exemple, si ça …. DZ. Les mailles fertiles d’un créole. GG. « les mailles » en deux mots ou « l’émail » ? DZ. Non non. En deux mots. GG. Les - mailles - fertiles - d’un - créole.
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DZ. Oui voilà
(un silence)
GG. Tu sais pourquoi ça me touche ? Tu connais un auteur qui s’appelle Fabienne Kanor ? C’est une romancière martiniquaise qui a écrit un bouquin qui s’appelle Humus, dans lequel elle raconte l’histoire d’une traversée. L’histoire de quatorze femmes dans la cale d’un bateau négrier, Le Soleil, qui se jettent par dessus bord. Elles se suicident en fait. Quand j’ai fait sa connaissance, elle me disait que l’on était des couturières de la douleur. Et quand tu me parle de mailles, il y a cette question du fil. Tu me parles de mailles, et ça me fait penser à ces couturières de la douleur. Et puis, moi, dans ma trajectoire, j’ai aussi un fil. Un fil que je tiens et que je tire avec mon grand-père, mon arrière grand-père ..
Et le schéma … le motif de la tisseuse, ça me donne même des frissons d’en parler, parce que c’est quelque chose de fort le motif de la tisseuse. Ce sont des fils noués dans tous les sens. Elle rassemble ces fils pour faire du beau.
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Entre deux récoltes, le son du gwo-ka analyse de l’expression culturelle « gwo-ka » à travers l’histoire des récoltes de la canne
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«Ceux qui marchaient dans les ténèbres, aux jours anciens, chantaient des chants de douleur car leur cœur était las.» W.E.B Dubois Les âmes du peuple noir Le Gwo-ka est un terme générique regroupant une forme musicale, vocale, instrumentale et dansante crée par la population guadeloupéenne issue de la diaspora africaine importée de force vers le nouveau monde à partir du VI ème siècle. Le dictionnaire encyclopédique de Désormeaux de 1993 lui accorde la définition d’un nom commun désignant un instrument de musique d’origine guadeloupéenne. Du point de vue de l’instrument de musique, il proviendrait de « Gros Quart », un des volumes des tonneaux de salaison ou de vin utilisé à l'époque coloniale. Dans le même ordre d'idée, il pourrait provenir du mot "Caques", appellation désignant des tonneaux servants à conserver les harengs salés, consommation courante à cette même époque. A partir des années 1960, une autre étymologie est proposée. Dans Un Plat de porc aux bananes vertes, Simone Schwartz-Bart propose celle de "N'Goka" qui dépeint un petit tambour de Centre-Afrique. Et nous ramène, inlassablement à cet ailleurs qu’est l’Afrique. Si les étymologies sont plurielles, comme l’est l’histoire créole même, je m’attache à les lier, les composer. Comme si la légitimité de l’une dépendait de l’autre, comme si de l’une naissait l’autre. Mais pour s’imprégner et comprendre le gwoka, il faut nécessairement se (re)plonger au coeur des plantations et des habitations de la Guadeloupe, où la culture de la canne a été, des années durant, le centre de la vie économique de l’île.
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1 Le premier moulin à sucre date de 1644, et permet de broyer la canne pour en extraire son jus et constituer du sucre. L’historiographie reste encore un peu floue quant à son fondateur. Certains pensent qu’il est l’oeuvre de Samuel Trezel, et d’autre Charles Houel (l’un des premiers gouverneurs de la Guadeloupe). 2 le sucre était une matière brute, de couleur noirâtre transportée dans des tonneaux qui souvent coulaient avant d’arriver dans les ports de France. Grâce aux connaissances des techniques de fabrication et de blanchiment du sucre des juifs et de leurs esclaves, le sucre pouvait aller directement à la consommation sans être obligé de passer par des usines de raffinage. Les Guadeloupéens pouvaient
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désormais exporter le sucre et le livrer à la consommation sans passer par les raffineurs. 3 vaste parcelle de terre où vivent d’un côté les habitants - les maitres blancs - dans ce qu’on appelle à l’époque l’habitation maison principale - et de l’autre, les esclaves dans des cases rudimentaires. La plantation espace cultivé - se trouve aussi à proximité de l’habitation, sous l’oeil bienveillant des maitres et commandeurs. une unité de production agricole (on plante la canne), industrielle (la canne est transformée en sucre), commerciale (le sucre est transporté en France pour être livré à la consommation et réexporté en Europe. A cette époque l’habitation ne tournait pas seulement autour de la canne, on plantait de l’indigo, du
café, du coton, du tabac et un peu de culture vivrière bien qu’elle soit peu importante. Augustin Cochin a pu les décrire ainsi : « Des prisons sans muraille, des manufactures odieuses produisant du tabac, du café, du sucre, et consommant des esclaves » 4 Les cases étaient rudimentaires, suffisamment meublé pour y dormir la nuit mais sans doute pas assez pour développer un réel art de vivre - un ensemble de relations, de la même façon que les rations alimentaires étaient limitées pour que l’esclave soit toujours efficace et productif.
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La canne à sucre comme paysage socio-scéno-historique
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Introduite au XVII ème siècle en Guadeloupe, grâce à Christophe Colomb qui la ramène des Canaries en Hispaniola, avant qu’elle émigre vers les Isles-du-vent, la culture de la canne à sucre a été pendant de nombreuses années la principale activité agricole et économique de l’île. Elle apparait et se développe plus précisément en 1640, avec le premier moulin à sucre, en 1644. Avant ces années-là, la Guadeloupe est une économie de petites propriétés où on pratique la polyculture avec l’indigo, le gingembre et le tabac essentiellement. Le Brésil est alors le principal producteur mondial de sucre avec une main d’oeuvre juive qui détient une technique de blanchissement du sucre de canne. La population juive, chassée du Brésil, s’installera dans la Caraïbe et particulièrement en Guadeloupe. Elle apporte d’abord de l’or, puis ses techniques de blanchissement du sucre, qui permet à l’île de devenir une industrie autonome. Cette période de l’histoire est celle que l’on appelle la révolution sucrière : la culture de la canne profite de la chute de la production de tabac, dont les terres sont rachetées. Les superficies de canne cultivée s’agrandissent et donnent naissance à une « élite sucrière » qui va dominer toute la société antillaise. La Guadeloupe devient « une puissance » dans la mesure où son industrie sucrière alimente la France toute entière. C’est alors à ce même moment que commence à se développer une main d’oeuvre humaine pour planter, récolter et transformer la canne à partir des moulins. Cette demande croissante, le siècle qui suit, continuera à modifier la structure sociale de l’île. Les inégalités croient, le commerce de la traite s’instaure, et développe deux groupes ethniques distincts : « l’élite blanche » et la masse servile. Tandis que les grands planteurs sucriers s’enrichissent, le peuple noir en Guadeloupe, depuis l’esclavage jusqu’aux premiers temps de l’abolition, porte les couleurs de la douleur. Le pouvoir économique et administratif est blanc tandis que la main-d’œuvre reste noire. Celle-ci étant plus « efficace » face à des maitres blancs qui supportent difficilement la présence du soleil, et donc la chaleur du sol. Sur l’habitation sucrière, en plus de condition de vie médiocre dans les cases, les conditions de travail sur les plantations sont éprouvantes et souvent aux limites de l’inhumain, puisqu’il fallait
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naturellement compter avec la brutalité des commandeurs et des régisseurs. Les esclaves sont réveillés à l’aube et ne peuvent quitter les plantations tant que le soleil est encore présent. Les pauses n’existent pas, et chaque esclave, à l’identique des plantations de coton, sont évalués le soir venu. Le statut d’homme-outil est la condition même de l’esclave et sa capacité ou potentialité à être considéré comme un Homme - corps sensible et émotionnel - est désuet. Ainsi, la plantation synonyme de souffrance physique et psychologique fait germer d’autres possibles : il devient le creuset musical d’un ensemble de traditions orales, chantées et dansées. Durant la récolte et sous un soleil chaud, les voix s’échauffent et se répondent pour « adoucir » la dureté du travail des plantations. Le créole est de rigueur et remplace le français afin que ceux qui vivent sur les plantations, d’horizons différents, puissent se comprendre et échanger librement, sans la caresse agonisante du fouet porté par les habitants. Le dimanche, souvent consacré à la culture vivrière d’un lopin de terre concédé autour de la case, se transformait le soir venu, en une réunion festive entre esclaves. Ces derniers n’étant pas nourri ce jour-là. La musique et la danse deviennent des pansements à la douleur physique et psychologique comme le souligne à la même époque Médéric Louis-Élie Moreau de Saint-Méry. Il décrit avec précision dans un petit opuscule, Danse (1796) les chœurs de chanteuses répondant à une ou deux chanteuses principales à la voix éclatante, les danseurs, les tambours et les guitares et le penchant des noirs pour la danse, « si puissant que le nègre le plus fatigué par le travail trouve toujours des forces pour danser ». Ce rapport à des pratiques chantées et dansées agissent comme des introspections : les esclaves, par ces formes de rituels, parlent à leur intérieur, à leur âme, et sont ainsi « capables alors de porter la réponse des esprits aux lointains, qui inquiets de leur destin, les interrogent. »
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5 en référence, à voir : 12 years a slave, drame historique britannico-américain réalisé par Steeve McQueen, sorti en 2013 6 (1750-1819), juriste d’origine martiniquaise, défenseur actif de l’esclavagisme tout étant proche de l’esprit des Lumières, et ayant réuni une documentation importante sur les Antilles, en particulier dans sa Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de Saint-Domingue (1796).
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Héritages disséminés « Pour rien au monde Éloi n’aurait quitté cet univers-là — toujours en mouvement, toujours en animation -, dont l’usine constituait la pièce maîtresse sur laquelle s’accordait le pouvoir sans faille des blancs-pays. Aux jours de la récolte, alors même qu’on lui reconnaissait partout le titre envié et jalousé de maître tanbouyé ou de docteur-tambour, il respirait à pleins poumons cette odeur de sucre et de rhum qui nourrissait sa joie de vivre. » Ernest Pépin Tambour-Babel « Quand la voix du tanbouyè s’éleva solitaire, portée par les coups frappés sur la peau du tambour-ka, elle couvrit tous les autres bruits qui emplissaient Savane depuis la veille au soir. Elle sortait d’une case en bordure du pont des Nèfles. Sortait de la gorge d’un bougre qui n’avait jamais sûrement dit « je t’aime » à une femme, même s’il en avait connu et aimé plus d’une.
Gisèle Pineau L’Espérance macadam
Un homme qui faisait battre les coeurs en cognant sur la peau tendue du ka. Et le vent répandait partout ses paroles dans les esprits défiants des nations assemblées. Sa voix lançait un défi au cyclone qui venait. Elle entrouvrait les âmes et même Éliette, qui n’avait jamais voulu ni entendre ni comprendre cette musique de Nègres, suspendit ses doigts qui lissaient sa jupe à plis. La voix, le son du tambour et les paroles du Nègre la touchaient étrangement, la mettant seule face au tambour Elle se surprit à penser qu’elle aurait pu danser si elle avait été plus jeune. Remuer les reins, ouvrir ses cuisses et faire entrer les sons du ka dans tout son corps pour en prendre le mouvement, comme ces Négresses qu’elle haïssait de se laisser posséder par cette musique qui parlait aux bas étages du corps, aux instincts méconnus serrés derrière les hauts bois des mornes intérieurs, enterrés sous des couches de terres ensemencées d’âcres rancoeurs. Elle se sentait ébranlée à son tour, appelée à danser pour se donner du coeur et se dresser, brave, face au cyclone. Élue, elle se sentait enfin élue. » sa ki la pou’w, dlo paka chayé’y Je veux parler de tout ça. Toutes ces histoires qui sont l’histoire créole.
La musique et la danse présentes durant ces années d’esclavage sont en réalité un héritage direct des communautés africaines et constituent depuis toujours le « poto mitan » d’une histoire noire elle-même « chaloupée » et empreinte de mysticisme. Initiés dans leurs ethnies d’origine, comme dans maints peuples d’Afrique de l’Ouest, les communautés noires jouent d’instruments sacrés capables de convoquer des « esprits » ou des dieux pour les cérémonies (l’anzarka, les instrument à cordes et large tambour, percussion posée au sol, calebasse évidée, etc.) Ces formes de rites sont de la même façon que le gwo-ka, des cultures vivantes anciennes, synthèse et savant mélange de religiosité et de social, dont le langage codé, les mécanismes des danses, restent l’apanage d’un groupe d’initiés. Tous font venir les « esprits » dont ils sont en quelque sorte les intermédiaires. Le danseur accompagne les gestes de ses chevilles et de ses poignets du son de grelots, comme certains danseurs dans les grandes danses de possession avec masques. Il est possible que les brutalités de la Traite et la volonté farouche d’acculturation des marchands d’esclaves, aient abouti à ce que ces initiés, mulâtres ou carterons, pour certains, ne soient pas de la même ethnie. Mais les initiations ont de fréquentes similitudes et l’impératif absolu de ne pas perdre le contact avec sa communauté et les « esprits » et « ancêtres » de celle-ci fait qu’on recompose, dans la déportation esclavagiste, des chants et des danses, des rites enfin qui restaurent synthétiquement ces contacts communautaires. D’ailleurs tous dansent et chantent pieds nus, comme toujours on doit le faire sur le sol sacré. C’est le symbole d’une appartenance, de liens (le lyannaj étant l’une des valeurs fortes aux Antilles aussi) qui permet la transmission aux générations d’un ensemble de règles et de comportements qui régissent un groupe social. Dans le cas du gwo-ka, replacé dans le contexte esclavagiste colonial, il s’agit de maintenir tout un groupe et surtout de ne rien lâcher aux combats de liberté et d’humanité. Dans une autre mesure, il s’agit de refouler des sentiments auxquels les esclaves ne pouvaient donner libre cours sans s’exposer à de violentes représailles.
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Mais aussi, et certainement le plus important, il s’agissait de combattre l’oubli historique. L’oubli de ce que l’on est, ce que l’on a été, d’où le vient et de savoir qui l’on sera demain. Comme le soulignait assez justement Gisèle Pineau : « (le gwoka) fait oublier hier et croire en demain ».
Héritages disséminés Hérité des ancêtres esclaves, le tambour subsiste dans les campagnes en Guadeloupe. Il permet encore de chanter la vie, la mort, l’amour, la haine, l’espérance mais aussi la douleur. Si la nostalgie de l’Afrique et les cicatrices de l’esclavage s’y retrouvent parfois, les thèmes des paroles sont ancrés dans les conditions de vie difficiles liées au contexte social hostile, au facteur racial que doivent supporter ces communautés. Le gwoka s’associe donc à chaque mouvement culturel et identitaire. Lors des réceptions officielles, il clame la bienvenue sur la terre Guadeloupe. Il devient l’élément central des « Léwoz », ce rassemblement festif lié à la période où la vie dans les campagnes était organisée autour de l’exploitation agricole. Ce dernier puise son origine là encore de la période esclavagiste et se tenait le samedi soir, jour de paiement des ouvriers agricoles. Mais le gwoka puise aussi dans le sacré : lors d’un décès, il rend hommage à l’homme qui a été et permet à chacun d’endurer la douleur de l’absence. Il tend à re-donner une forme de vie au défunt, et porte sa voix, son âme jusqu’à l’aube du jour, avant son non-retour. Dans toutes les configurations, il est un vecteur de communication, et symbole d’unification/intégration - d’un peuple (et de ses ethnies composées), d’une terre-.
7 le gwo-ka illustre cette idée comme l’une des scènes peintes « Danses d’esclaves » non signée et attribuée à Augustin Brunias (1730-1796), peintre italien mort à la Dominique après avoir passé trente ans aux Antilles. Yves BERGERET décrit cette scène symbolique où la notion de soutien, de lyannaj propre aux peuples créoles se fait ressentir.
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« La même souffrance appelle souvent les mêmes gestes, les mêmes crispations intérieures ou les mêmes grimaces, les mêmes angoisses ou les mêmes révoltes. » Introduction de James Baldwin La prochaine fois le feu Puisqu’elle découle d’une tradition orale africaine, son contenu est réadapté depuis l’arrachement au continent africain. Le contexte esclavagiste de l’époque ne permet pas aux esclaves d’apprendre à lire et à écrire. Ces pratiques sont d’ailleurs interdites ou très exceptionnellement accordées. Mais de manière générale, dans l’histoire, la voix est le seul instrument en possession de l’esclave. Le tambour puis la guitare viendront ensuite enrichir cet art. C’est une forme de mémoire collective que dépeint le gwo-ka. Sa structure musicale suit cette notion : Le gwo-ka se joue traditionnellement avec deux tambours : Le makè, dont le son est plus aigu, joue les solos et improvise. L’instrumentiste s’assoie sur un petit tabouret plaçant le tambour debout face à lui et entre ses jambes (exemple : Vélo , Christèn Aigle, Henri Délos). Ou alors, il est assis à califourchon sur le tambour couché (exemple : Carnot , Ti Papa). Le boula, tambour plus gros au son plus grave, est traditionnellement joué couché, le musicien à califourchon sur son tambour. Il soutient le rythme en continu. Le gwo-ka se transforme en une discussion jouée entre deux instrumentistes. Ils accompagnent les danseurs dont la particularité est que ce sont eux qui donnent le rythme à suivre. Pour re-contextualiser le mouvement gwoka dans l’histoire coloniale, c’est d’abord le danseur qui extériorise sa souffrance. Celui qui joue l’accompagne pour lui donner la force et le courage d’endurer encore cette exploitation humaine. Cette forme d’ « appel/réponse » qui s’instaure entre les instrumentistes, les danseurs, mais aussi l’audience ( « lé répondè » ) est une forme d’improvisation qui rend le moment à la fois particulier et magique. Parce qu’il s’agit de communiquer presque d’ « âme à âme » en se laissant la liberté de composer, voyager dans l’imaginaire, dans le passé, dans les émotions les plus enfouis en chacun. L’intuition est une qualité indispensable, car elle seule permet déjà une meilleure communication avec la communauté. Une communauté d’horizons diverses et variés qui je le rappelle se recompose sa ki la pou’w, dlo paka chayé’y Je veux parler de tout ça. Toutes ces histoires qui sont l’histoire créole.
au moment de ces « chantés et dansés créoles ». Le makè donc improvise au gré du danseur en ayant recourt à des phrases-types, figures rythmiques caractéristiques de chaque rythme. Celles-ci sont une traduction musicale des pas du danseur. Pour exemples, le graj, rythme à quatre temps, est associé au travail. Il provient de la préparation du manioc, quand les esclaves râpaient le manioc dans les campagnes, pour préparer la galette de Kassav. L’action de râper était rythmée par des chants. D’où l’origine du mot « graj ». Mais aussi parce qu’il est intimement lié au travail, il exprime aussi la peine, la nostalgie. La nostalgie d’une terre lointaine, la peine liée aux conditions du travail, et à un manque d’humanité peut-être. Autre rythme, le kaladja. Un rythme particulier à deux temps qui peut se jouer lentement ou rapidement. Sa fonction donc diverge : quand le kaladja est joué lentement, il puise dans le graj. Il évoque la peine, la souffrance ou a un caractère socio-politique. Rapide, sa perception sonore et « impressive » invite à la fête et à la vivacité du tumblak. Fait encore plus intéressant, et que je constate lors de différentes représentations musicales, c’est ce même rythme joué en crescendo. Elle synthétise bien la fonction symbolique du Ka : transcender le mal par le bien, transformer une douleur en une chose positive. Ces différents rythmes auxquels s’ajoutent le tumblak, le menndé, le woulé, le padjanbel et le léwoz, deviennent des formes transmutées. Des formes musicales qui dépeignent de la vie, de la même façon qu’un objet peut raconter un scénario de vie et d’usage.
On part alors d’un contexte socio-historique duquel découlent des états d’âmes. Ces derniers sont alors modelés en rythmes musicaux pour soutenir, accompagner ces mêmes états d’âmes que l’on exprime par la danse. On approche ici sensiblement de la démarche de design qui me tient à coeur. Celle où les créations sont étroitement liées à une histoire personnelle et historique. Cette même histoire qui épaissit la portée symbolique et dessine justement les contours de ces formes créatives. Et parce qu’il est possible de remonter le court des choses et de l’histoire, ces dernières s’inscrivent durablement dans leur culture, tout en
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assurant leur pérennité, leur magie, mais aussi et surtout leur légitimité à exister, voire à co-exister avec d’autres formes créatives semblables. Ainsi, chacune raconte à son façon un instant T et contribue à l’enrichissement des autres pour tisser encore une fois ce qui m’intéresse : les mailles fertiles d’un créole.
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Bien qu’on ne puisse leur donner une origine précise, les rythmes qui découlent du gwo-ka sont issus en partie de l’Afrique de l’Ouest, importés par la traite et élaboré par une multiplicité d’apports ethno-rythmiques. C’est ce mélange et ces syncrétismes caraibo-indo-inter-ethno-africain qui a donné les sept rythmes dits de base. Ces sept rythmes sont ceux qui content la vie créole, l’âme créole.
De nombreuses formes similaires au gwoka naissent dans les Antilles : le « tanbou bèlè » pour la Martinique, le « tanbou kasèko » pour la Guyane française, le « tanbou bélé » pour la Dominique, etc, avec à chaque fois des nuances dans la danse, directement issue des scènes de vie propre à chaque île durant cette période.
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«[…] L’art se mêle à la vie comme la rivière à la mer […]» Lionel Davidas Chemin d’identité
«J’écoute avec les oreilles de mon esprit, donc j’entends le tambour dans ce disque. Je ressens quelque chose de mystique dans le jeu de M. Murray ou M. Sanders, il y a un voyage, mais aussi un combat social fort, je sens qu’ils ont compris notre langage». François Ladrezeau Tanbouyé
Le Gwo-ka, à travers le large spectre d’art qu’il évoque, est peut être à considérer d’un égal à la poésie, qui comme l’avait rappelé Aimé Césaire ou encore Ernest Pépin lors de notre rencontre, se présente comme « une parole enfouie dans les cales du bateau négrier ». Une parole imbibée de souffrances que l’on osait pas extérioriser de façon délibérée, mais que la communauté noire, soumise en esclavage, a su transcender, transformer en quelque chose de beaucoup plus fort et sacré : la création. Cet art musical dansé avait subi le dédain populaire de toute une couche de la société de l’époque qui la considérait comme la musique des « vié nèg a ronm » - les vieux nègres ivres. L’assimilation culturelle de la Guadeloupe a elle même conduit à ce même dédain, alors que paradoxalement, le gwo-ka connaissait son exode rurale vers la ville. Mais des personnalités comme Vélo, l’un des « poto-mitan » et plus grand prodige de la musique Ka contribuera à son éloge. Celui-là même que l’on appelait le « vié nèg » est selon l’anthropologue Marie-Céline Lafontaine, un virtuose et inventif de la musique ka. Il sera à l’origine du djembé-ka qui va inscrire durablement le gwo-ka dans la modernité, qui est dans les années 50-60, la ville urbaine (entendons donc Pointe-à-Pitre). Elle écrira même : « sa très grande liberté vis-à-vis des structures traditionnelles d’exécution de la musique de léwòz a influencé toute une génération de jeunes musiciens et a véritablement ouvert la voie à des styles nouveaux. » (extrait du livre Alors ma chère, moi... Carnot par
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lui-même, Propos d’un musicien guadeloupéen recueillis et traduits par Marie-Céline Lafontaine - Editions Caribéennes, 1986, p. 156). Parce que si le gwo-ka est un fragment du passé, il est aujourd’hui un véritable vestige. Il témoigne en même temps qu’il apaise, éduque, unifie, divertit. Mon regard d’enfant s’émerveille face à ces « tambouyé » qui suent de plaisir et de dévotion. Quand ces danseurs dont les reins sont amarrés d’une grande toile telle une bouée qui viendrait soutenir la charge de leur buste et de leur tête, chaloupent leur corps comme si la musique était entré en eux. Dans leur âme même. Ces images m’évoquent irrémédiablement ce que la danse contemporaine donne à ressentir et à voir. A l’instar de Pina Bausch , qui disait « danser, sinon nous sommes perdus ». C’était bien cela dont il était question : danser, pour ne pas se perdre, pour ne pas participer à la négation et à l’oubli de l’histoire, à la mise à l’écart de ce que l’on est et ce qui nous constitue. L’acte de danser devient une forme artistique ouverte, qui se veut une parole du monde au monde, sans nécessairement passer par la violence. Le Gwo-ka se présente donc comme une forme de résistance artistique et passive, le résultat d’une expérience intellectuelle et personnelle propre. « Toute l’agressivité de l’individu pouvait se retrouver dans l’interprétation d’une chanson ou d’une danse. Dans un contexte où leurs créateurs étaient en infériorité économique, sociale et politique, le Blues et le Gwo-ka ont participé de la survie et du maintien des communautés afro-diasporiques en présence de forces hostiles. » comme le soulignait très justement l’étude comparative de Steve Gadet à propos du blues et du gwoka. En brossant symboliquement l’état d’esprit social et psychologique de ses inventeur, le gwoka en devient un aspect, voire un objet fort de la communauté créole. Cette capacité à transcender le mal par la création est une qualité remarquable qui fait l’une des spécificités de la communauté créole et donc à plus large mesure de sa culture. Il lui permet aujourd’hui d’être l’une des plus belles expressions de la culture et de l’ « être » créole, que l’unesco va même qualifié de « musique racine », et érigé au rang de patrimoine culturel immatériel de l’humanité en 2014.
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Le gwo-ka, comme toutes autres formes artistiques ou artistique-appliquée - cf la démarche du projet de design - est avant tout une histoire ; celle d’un peuple. Ici, elle est celle d’un peuple qui a su convertir sa souffrance initiale en chant de vie, de résistance et d’espoir, invitant à la dignité humaine et au respect.
10 La chorégraphe allemande Pina Bausch, disparue en 2009, aura profondément marqué et influencé la danse européenne de ces trente dernières années, en créant moins un nouveau style de mouvements qu’un nouveau « théâtre dansé » en prise sur le quotidien : une forme de tragique contemporain, celui de la vie, jusque dans ses plus profonds
souterrains, traduisant les peurs, les frustrations, les désirs, et un urgent besoin de se faire aimer. 11 Le «blues de la canne et du coton» : étude comparative des fonctions socioculturelles du gwo-ka et du blues
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Man sé kréyol ka palé fransé le créole, entre langue d’appartenance et d’exclusion
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Le langage est une caractéristique clé de la composition d’une culture. Comme j’ai pu le démontrer au fil de mes recherches précédentes, le contexte historique/social qui pose les jalons de l’histoire créole et donc construit la culture créole, est particulièrement imprégné de système de signes dont la portée sémantique est forte. Tactiles, gestuels, oraux, mais aussi vocaux. Bourdieu définissait par l’habitus « l’ensemble des manières d’être, de penser et de faire communes à plusieurs personnes de même origine sociale, issue de l’incorporation non consciente des Normes et pratiques véhiculées par le groupe. En somme, dispositions générales (façons de faire, de réagir, manières d'être) résultant de l'intériorisation et de l'accumulation par chacun de nous, au fil de notre histoire, des apprentissages passés, d'un savoir-faire inculqué par la famille, l'école ou l'environnement social lors du processus de socialisation. » Il démontrait ainsi la capacité du langage à brasser, puiser dans nos expériences passées et présentes, des données, des informations pour se constituer. Placée dans le contexte qui m’intéresse, celui de l’époque coloniale, cette démonstration souligne alors un tout autre fait : les dispositions qui constituent les habitus, du fait d’une histoire mouvementée, sont certes « inculqués », structurés, durables mais aussi génératrices et transportables. En clair, le langage « parlé », qui naît aux confins des plantations est l’oeuvre de transpositions successives et d’apport de « tous » bords, donc constamment renouvelables. Le créole qui est l’un des principaux langages parlés durant le XVII, XVIII, XIXèmes siècles a joui, pendant de nombreuses années, d’une image de langage barbare, de patois sans réelles syntaxes. Complexé, infériorisé, il est devenu aujourd’hui l’un des plus grands héritages, patrimoine vivant de la culture créole. Au-delà d’une appartenance raciale et identitaire -qu’on limite souvent à une couleur de peau, mais que dorénavant nous pouvons comprendre comme un vécu commun (cf. De la négritude à la créolisation, définition & construction de l’être créole), le créole est un outil loyal, une âme intérieure, la démonstration d’une intelligence fine, mais une arme aiguisée et parfois blessante. J’ai donc cherché à comprendre, lever certains voiles, sur ce langage que j’utilise depuis mon enfance, complètement inné et qui loin d’une image exotique, est la résultante d’une histoire « chaloupée ».
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Catherine Coquery-Vidrovitch & Eric Mesnard, « La créolisation aux Amériques », Être esclave, Afrique-Amériques, XVe-XIXe siècle, 2013
Laurence Goury, « Langues créoles : états des lieux des recherches et propositions pour une approche multicausale de leur genèse », Traces, n°47, 2005
in Catherine Coquery-Vidrovitch & Eric Mesnard, « La créolisation aux Amériques », Être esclave, Afrique-Amériques, XVe-XIXe siècle, 2013, pge 210
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Deux théories de naissance
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« Deux théories ont été avancées pour expliquer la naissance du créole : la première suppose la genèse d’un langage rudimentaire soumis aux nécessités de la communication entre des communautés culturellement disparates dans un cadre colonial. La seconde repose sur l’existence d’une langue-base « africaine-portugaise » ayant pris naissance dans les comptoirs portugais édifiés au XVème siècle sur les côtes atlantiques. Plus de deux cents langues créoles ou apparentées (pidgin) ont été enregistrés. » Si, souvent, ces théories sont considérées comme distinctes, il convient, à mon sens, de les voir intrinsèquement liées. La créolisation qu’évoquait Edouard Glissant, à propos de la société antillaise post-coloniale, avait justement pour grande constante, une hybridation des cultures issues de territoires différents, « nées de la mise en contact, dans un contexte de domination coloniale et d’exploitation esclavagiste, « avec pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse des éléments ». Le créole est cet « hybride inattendu », ce point d’équilibre entre des entités plurielles qui déracinées de leur paysage d’origine, reconfigure, restructure, découd pour recoudre, ce qui va devenir un symbole fort. Un lien indéfectible dans un contexte nouveau. La langue créole est une des réponses à la question suivante: comment les esclaves africains débarqués dans les colonies américaines se sont-ils intégrés dans une société brutale et oppressive dont ils ne connaissent ni les usages ni la langue ?
L’émergence de la langue créole
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« Aux Antilles, l’apport des captifs issus de la traite perpétuait les héritages africains, mais l’individu transplanté et asservi avait perdu ses repères sociaux et devait survivre dans un système dont il ne connaissait pas les règles. » Pour certains, l’impossibilité d’ « être » que supposait la déportation, se traduisait souvent en dépression, tentatives de fuite et suicides. Pour d’autres, celle-ci avait trouvé refuge ou intégration grâce au créole. Ces derniers, étaient parrainés par des esclaves déjà présents sur les plantations, préalablement choisis par leur
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siècle, 2013, pge 211
L’article stipule que l’esclave doit obéir aux maitres. Ces derniers donc leur interdisent de parler les langues d’origine auquel cas, cet acte sera considéré comme une violation du Code Noir et punit sévèrement. En réalité, ce que les maitres craignent à cette époque, c’est une forme de rébellion ou encore la mise en place de stratégies de ruse ou de fuite, qu’il ne pourraient déchiffrer.
in Raphaël Confiant, « Créolité et francophonie: un éloge de la diversalité », www.potomitan.info
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6 op citée précédemment 7 in Catherine Coquery-Vidrovitch & Eric Mesnard, « La créolisation aux Amériques », Être esclave, Afrique-Amériques, XVe-XIXe
Le café littéraire fait référence à un lieu de réunion où l’on parle de littérature, échange des idées, écoute des extraits de livres lus par des comédiens, assiste à des spectacles érudits tout en dégustant un café, ou autre boisson. Il est ici employé pour souligner les paradoxes d’une langue que l’on a très peu considéré et qui pourtant est aujourd’hui considéré comme une vraie langue.
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maître, qui leur apprenaient cette langue. Elle était l’outil principal de l’intégration, mais aussi le début d’un lien fraternel entre les esclaves d’origines diverses, et ensuite le moyen de communication entre le colon et l’esclave. Le français et l’anglais étaient à cette époque-là, y compris pour les colons, la langue réservée aux élites. Au fur et à mesure des décennies, puis des centenaires, le créole va se répandre dans toutes les plantations, inversant alors sa fonction de base qui était la pure communication. Un succès grandissant, dans la mesure où le sinistre Code Noir interdisait l’usage de leurs langues d’origine, celle de l’« Afrique perdue », c’est-à-dire, l’éwé, le fon, l’ibo, ou le wolof. Mais celui-ci interdisait aussi aux maîtres d’enseigner aux esclaves l’art de la lecture et de l’écriture. Aucune éducation, pourtant nécessaire à tout homme, n’était possible pour ces derniers. Le créole dont l’apprentissage se faisait en même temps que celui du travail et du respect des hiérarchies internes à la population servile ainsi que des maitres et (des Blancs en général), devient alors « le nouvel idiome qui permet de survivre au sein de l’univers plantationnaire. ». La langue s’enrichit d’apports du français et de l’anglais parlés par l’élite. Déjà à cette époque, le créole est une façon pour les esclaves de se « « réinventer » en tant qu’êtres humains puisque le commerce triangulaire avait fait d’(eux) de simples marchandises, du «bois d’ébène» disait-on à l’époque. Les esclaves qui avaient vécu en Afrique transmettaient aux esclaves créoles (déjà présents sur l’île) des éléments de leur culture: contes, récits africains qui fallait réadapter dans ce nouvel environnement. Le créole va donc s’épaissir, s’enrichir pour faire passer la tradition du conte en fon ou en wolof en conte créole. La tradition orale du conte, qui est aussi devenue une caractéristique aux Antilles, se saisit alors du langage créole comme force, amplification de l’imaginaire sur les plantations. Le créole devient le langage de la narration, de la célébration, mais aussi des passions, colères les plus enfouies qui s’ancrent sur les plantations chaque jour. Il est support d’une description symbolique de « la société esclavagiste en faisant appel à des figures d’animaux qui exprimaient la réalité d’une société où toute vérité n’était pas bonne à dire. » Formée loin des académies et des bibliothèques, elle n’a connu pour cafés littéraires que les dimanches et jours de fête
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9 in http://ordesiles.com/, cat. littérature, le Créole
10 in Hector Poullet, Eléments pour un dictionnaire historique du créole guadeloupéen - Choukamo kréyol Gwadloup, zouti 1 : Eritaj, Préface par Xavier North
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durant lesquelles les esclaves se rassemblaient pour danser et chanter, et transgressaient l’ordre social établi. Le créole piochera sans gêne dans un « vocabulaire français des XVII et XVIIIème siècles, de quelques termes amérindiens (noms de plantes et d’animaux essentiellement), en liant le tout avec une syntaxe proche de celles des langues d’Afrique, dans une urgence communicative. » S’il y a bien urgence communicative, il est nécessaire de rappeler que le créole est une langue à part entière. Au même titre que la construction de son peuple. A part entière, car inattendue, hybridée, réinventé, équipée à partir d’un certain vécu qui lui est personnel, propre. S’agissant du créole parlé en Guadeloupe, les dictionnaires d’Hector Poullet soulignent clairement son ancrage premier sur la terre colonisée et rappellent son rattachement comme toute langue à une orthographe et une syntaxe. La langue créole est certes inspirée de d’autres traditions orales, venues d’Afrique, mais aussi du Brésil, ou de l’Inde, des langues amérindiennes, mais aussi de trois « autres » grandes langues indo-européennes parlées dans l’espace caraïbe au côté du français ». Mais, elle inflige aussi « le plus cinglant des démentis à ceux qui n’y voyaient qu’un « baragouin », un français phonétiquement déformé et plaqué sur les rudiments d’une syntaxe africaine. » Car les mots du créole guadeloupéen - il est celui que je connais le mieux, que j’ai étudié, et avec lequel j’ai grandi - ont tous une origine, mais ont été objets de dérivations et de métamorphoses, parfois de changements de sens ou de champs d’emploi, qui ne racontent pas une autre histoire, mais leur propre histoire à partir de contexte historique et social donné.
« On sait maintenant que c’est une langue à part entière, qui s’est formée à partir d’un fond lexical précis. Et dans un substrat particulier et évidemment, on ne comprend plus pourquoi, le créole qui, à majorité lexicale française, a cette sonorité ? Parce que les esclaves, donc déportés, issus de différentes nations, ne vont pas communiquer entre eux. Ils entendaient ce que disait le maître, ils le reprenaient, mais par leur gosier. Par leur organe phonatoire. Par leur organe phonatoire. Par leur organe phonatoire. » Chassol Organe Phonatoire in Big Sun (album) sa ki la pou’w, dlo paka chayé’y Je veux parler de tout ça. Toutes ces histoires qui sont l’histoire créole.
11 in Raphaël Confiant, « Créolité et francophonie: un éloge de la diversalité », www.potomitan.info 12 le passage de l’esclave à nouveau libre est comme je l’avais démontré dans de la négritude à la créolisation, définition et construction de l’être créole, la transformation à la fois psycho-social de l’être noir. Pour intégrer le monde nouveau des libres et devenir l’égal du citoyen blanc, il ne faut plus parler le créole mais le français.
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« Nous avons donc confié au créole l’entièreté de nos souffrances, de nos espoirs, de nos rêves, de notre rage qui éclatait parfois en révoltes vite matées dans le sang. Tout cela peut encore se lire à travers les contes de nos veillées, les devinettes, les proverbes, les comptines et surtout les chants. Ils disent la blessure intérieure, « le chant profond du jamais refermé » selon l’expression d’Aimé Césaire (Moi, laminaire, 1992). Vint l’abolition de l’esclavage en 1848 et notre désir, compréhensible, de devenir des citoyens à part entière c’est-à-dire des hommes libres. Alors nous décidâmes d’oublier d’un seul coup le temps du fouet et de l’insulte, d’effacer de nos mémoires non seulement le souvenir de ces trois siècles d’abaissement de nos peuples mais même celui du continent originel qu’on nous avait patiemment appris, il est vrai, à mépriser. Et le sésame de cette accession rêvée au statut d’homme et de citoyen fut d’abord et avant tout l’acquisition de la langue française, l’acquisition rapide, parfaite des moindres arcanes d’une langue que les esclaves avaient à la fois haïe et désirée. »
Entre appartenance et exclusion
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Contrairement à la plupart des patois régionaux métropolitains, le créole est aujourd’hui encore, parlé par la totalité des Antillais, qu’ils soient noirs, hindous ou blancs. En Guadeloupe, il est une langue enseignée. Seconde langue vivante, mais première langue d’identité. La langue créole est celle qui régit, structure notre quotidien, passant de la marchande de légumes du marché de Pointeà-Pitre aux contes du samedi soir de Benzo. Il y a près de quinze ans maintenant, un CAPES créole fit son apparition. Un tournant décisif pour une langue, qui autrefois, était interdite à l’école et dans les institutions. Peut-être trop liée à un souvenir douloureux, pas assez occidentale ou encore nuisant à la « modernisation » d’un pays nouvellement libre. « Le créole commençait à perdre de son importance en tant qu’organe de communication unique puisque l’école s’ouvrait aux fils d’esclaves. Pour réussir, pour grimper dans l’échelle sociale, la maîtrise du français — du meilleur français — devint un impératif catégorique. Jusqu’au mitan du XXème siècle, un phénomène d’idolâtrisation de la langue de Molière se propagea dans nos sociétés antillaises, du plus riche Mulâtre jusqu’au Noir ou à l’Indien le plus démuni. Seuls les anciens maîtres blancs demeurèrent à l’écart de
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13 op citée 11 14 op citée 11 15 Les artistes citées sont pour les premiers les penseurs et écrivains de la Martinique. Mais le mouvement de la Négritude va aussi inspirer et imprégner les seconds : ils s’agit d’écrivains guadeloupéen dont l’ancrage culturel est sensible et perceptible dans leur écriture. 16 n Errol Nuissier, Psychologie des sociétés créoles, CaraïbEditions, page 92
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cette frénésie linguistique puisqu’ils parlaient déjà le français et surtout se voyaient déposséder du monopole de cette dernière par des gens qu’ils considéraient hier comme des sous-hommes. » Parler français devint une «distinction» sociale au sens où l’entend Pierre Bourdieu, la marque que l’on avait réussi à gravir les marches de la Civilisation, de la seule qui méritât ce nom, la civilisation française et plus largement occidentale. « jargon des Nègres », « patois », « baragouin », langue de « petit-nègre » … Le français lui livrait une guerre sans merci.
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Puis vinrent les années 30, quand la Négritude frappa à la porte des Antilles : « Nous redécouvrions la «poétique» de la langue créole, ses beautés cachées, sa force rebelle, son ironie mordante, son allégresse impudique. Notre français cessait peu à peu de faire la révérence à l’Académie et intégrait des vocables nouveaux, interdits jusque-là, des vocables créoles. Peu à peu, cette langue s’autochtonisait, prenait racine dans les îles, commençait à exprimer nos sentiments les plus profonds et ce faisant, elle perdait du même coup sa belle raideur racinienne que l’école nous avait présentée comme son unique parure. » Les qualités d’expressions ont donné naissance à une littérature et à une poésie, d’une étonnante richesse, dont les ambassadeurs se nomment, Aimé Césaire, Raphael Confiant, Patrick Chamoiseau, Daniel Maximin, Benzo, Jean Bernabé, etc. Puis s’ajouteront les plumes des d’Ernest Pépin, Maryse Condé, Gisèle Pineau, Simone Schwarz-Bart, Guy Tirolien, etc. Le temps a su donner à cet assemblage son unité. « (Le créole) véhicule non seulement un sens mais aussi une conception de la société, une conception de la vie, une conception du monde et pour tout dire, une conception d’être-au-monde » Il devient une représentation particulière du monde, à la fois commune et différente, comme le rappelait le psychologue guadeloupéen Errol Nuissier. C’est-à-dire qu’il renvoie in fine à une communauté bien précise et en même temps différent selon l’espace du monde où il est pratiqué. Car il faut le rappeler, il n’y a pas un créole, mais des créoles aux nuances variées selon l’île sur laquelle on se trouve.
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Si sa fonction de lien et d’appartenance est à souligner, on ne peut passer à côté de son caractère de revendication et d’exclusion. En effet, le créole est devenu aujourd’hui une arme lors des grèves. Il est la langue « nature » qui émerge lors de conflits, économique et politique surtout. Quand l’Antillais s’énerve, il parle créole ! Sa rage est peut peut-être égal à la souffrance de l’esclave d’autrefois. C’est l’expression de l’émotion, du rejet, de la colère. Celle-ci, place alors son interlocuteur en position de faiblesse. Elle tend même à l’exclure du débat. Elle rallie celles et ceux qui la comprennent le mieux en suggérant « nous sommes dans une situation commune ». L’exemple du conflit économique administré par le LKP en 2009, en est l’une des meilleures illustrations. Pendant près de 40 jours, une petite poignée de syndicalistes ont réussi à unir toute une communauté autour d’un seul combat : la pwofitasyon blanche. Cette fonction de la langue n’est pas une invention de la société moderne. Elle fait directement référence à l’histoire coloniale. « Outre le fait qu’elle fut à l’origine la langue de communication entre maîtres et esclaves, elle a surtout été le langage ayant permis de différencier les habitants des îles de ceux du continent, car leur rapport au monde est différent » rappelait Errol Nuissier.
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17 18 LKP: Lynanaj Kont Pwofitasyon - une union contre la profitation C’ est un collectif guadeloupéen qui regroupe une cinquantaine d’organisations syndicales, associatives, politiques et culturelles de la Guadeloupe. Ce collectif est à l’origine de la grève générale de 2009 qui a touché l’île entre le 20 janvier et le 4 mars. Son porte-parole est Elie Domota qui est le secrétaire général du syndicat majoritaire de la Guadeloupe, l’ Union Générale des Travailleurs Guadeloupéens (UGTG).
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19 « an kréyol ka palé fransé » est une expression créole pour illustrer l’idée que le langue créole est une composante importante du Français des Antilles. Elle lui accorde des sonorités si particulières, marquées par l’accent créole, qu ‘elle ne peut être relayer au second plan.
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Le créole est donc un « inattendu » aux multiples facettes. Mais ce qu’il y a à retenir, malgré le contexte de son émergence, c’est qu’il est, comme toute invention de l’époque coloniale, l’illustration d’une belle débrouillardise et d’une intelligence fine. Une force qui a su unir des femmes et des hommes d’horizons différents, quand tout laissait à penser qu’il n’y aurait pas d’avenir. Partager une même langue devient un signe d’appartenance. Pour un peuple déraciné et d’horizons divers, c’est un moyen de reformer une communauté solidaire pour ensuite pouvoir écrire une nouvelle histoire. Sans langage, il n’y a pas d’histoire possible.
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Certes, le créole est paradoxal. Soulagement, appartenance, intégratif, revendicatif, exclusion. Mais il convient de voir à travers ces paradoxes, le caractère plus que vivant d’une langue que l’on a voulu bannir, considérée comme « sous langue ». Ámon sens, la langue créole est richesse, patrimoine, à partir du moment où l’on accepte qu’elle est une vision du monde différente des autres. Dès lors que nous reconnaissons sa capacité à se le représenter, mais aussi que l’on lui atteste son origine complexe et sa mémoire. De la même façon qu’un îlien peut dire « je suis français d’origine antillaise », accordons-lui l’honneur d’être « an kréyol ka palé fransé »
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« Le fruit à pain, l’arbre qui nous a donné cette maturité. » discussion avec Jorge Rovelas
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Mon « kréyoltrip » m’a amené à Jorge Rovelas, un artiste-artisan-designer habitant à Belle Plaine dans la commune de PetitBourg. C’est un homme débordant d’énergie, à l’image de sa maison-atelier où se côtoient créations en cours, documents administratifs, bouts de bois et bouquins philosophiques dans un « maelström » que l’on pourrait croire sans queue, ni tête. Le cursus même de l'homme, est celui d'un boulimique du savoir : comptabilité, chimie, haute couture, photographie... C'est aux côtés des maitres Suisses réputés qu'il apprivoise les secrets du design en bijoux et mobiliers. De retour au pays, l’artiste se consacre à la réhabilitation et à la réappropriation des matériaux locaux délaissés par les Guadeloupéens. À travers des pièces de mobiliers en série limitée ou unique, des bijoux et des objets domestiques, Jorge réinvente les cadres d’un design caribéen, créole, où les essences de bois locaux (fruit à pain, manguier, flamboyant, mancennillier, etc) enchâssent des éclats d’os, de corail noir ou de nacre de bourgots comme autant d’éléments d’une nature méprisée aujourd’hui magnifiée par les objets nouveaux ainsi créés. Jorge est un homme habité par l’histoire, les histoires de vie. Parfois très radical dans ses propos, que j’ai volontairement laissé tels quels, Jorge m’apparaît, avant tout, comme un homme au grand coeur et sincère dans la relation qu’il établit avec moi. Il m’interpellera à plusieurs reprises en m’appelant « Ti fwèw » (petit frère), signe d’une vraie affection et d’une volonté de transmission de son expérience créole, qui d’une certaine façon, pourrait être aussi mienne dans quelques années.
sa ki la pou’w, dlo paka chayé’y Je veux parler de tout ça. Toutes ces histoires qui sont l’histoire créole.
1 « Eh, petit frère, mets toi à ton aise. Ne te prends pas la tête, chez moi, tu es chez toi. Il n’y a aucun souci.» 2 « Mon fils, fais un métier qui te permettra de vivre bien. »
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JR. é ti fwèw, météw a lèz aw. Sizé si fotèy la, kouchèw. Pa kasé tèt aw in. A kaz, pani pwoblem. Je suis touché que tu m’aies appelé. Mais qu’est ce qui t’amènes ici ? DZ. En fait, je suis étudiant en design d’objets aux Arts Déco de Paris, et je suis en train d’écrire mon mémoire qui traite de la culture créole, et de la façon dont elle peut « impacter » une pratique artistique. Dans mon cas, cette pratique est le design. J’ai aussi étudié à l’Ecole Boulle avant d’arriver aux Arts Déco, ce qui m’a permis de fusionner les approches enseignées afin d’écrire maintenant, moi, une vision singulière, fruit de mon histoire personnelle et de mes rencontres. JR. Plus tu connaîtras de monde dans une discipline qui avoisine ou qui est la tienne, plus tu peux t’enrichir. Et ça, tu dois le faire ! Quel qu’en soit le rapport, à part si c’est le dieu des cons, tu auras toujours quelque chose à apprendre. C’est aussi ta méthode d’approche de l’autre qui est importante. En design et dans toutes les disciplines artistiques, l’approche est très importante. Même si le créateur reste quelqu’un avec beaucoup de réserves et que l’approche n’est pas évidente. C’est toujours un rapport de confiance qui s’établit, un rapport d’hommes et ça, ça vaut beaucoup de choses. DZ. C’est aussi pour ça que je suis venu te voir, pour construire un rapport de confiance. Je connais très bien ton travail. Un travail avec beaucoup de subtilités d’ailleurs. Mais d’où vient cette finesse ?
JR. Haaaaaa, ti fwèw, j’ai étudié le droit avant tout.
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Tu as de la chance d’avoir un père comme ça ! Dans le sens où tu fais un métier qui est plein de folies. Il ne pense pas que tu dois gagner précisément ta vie. Enfin, tu gagneras toujours ta vie, mais ce n’est pas une orientation purement rationnelle. C’est comme si tu disais à ton père « je veux être chanteur » ou « je veux être danseur ». Il te dirait: « ti gason, fè an bitin pou gannié vi aw » Et non. Il te laisse faire ce que tu veux. C’est bien. L’essentiel, c’est que tu sois heureux. L’argent est important mais « a
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pa tout », tu vois ce que je veux dire ? Moi, j’ai soixante-six ans. Si j’avais dit à ma mère et à mon père que je voulais être artiste, ma mère aurait accepté mais avec beaucoup d’hésitation. Pas mon père. Le problème, c’est qu’autour de moi, il n’y avait pas vraiment de cadre, de modèle pour exercer ce métier. C’est comme si je te disais qu’à mon époque, je voulais devenir cosmonaute. Et bien, on m’aurait dit: « timoun ka ou ka rakonté la ?! Ou paka vwè sé bitin ki two gran pouw ?! ». Ce n’est pas que l’on nous aurait rabaissés. Ce n’était pas la faute de nos parents, mais ils n’avaient pas ce …
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DZ. Les grandes ambitions n’étaient peut-être pas des choses auxquelles on s’attendait à l’époque ? JR. C’est surtout que c’était tellement « élevé » que tu n’y voyais pas ton fils. C’est un peu l’image d’un petit gars dans la bouse-là et qui te dit qu’il veut être Président. Toi tu penses qu’il raconte n’importe quoi, mais lui, il est Président dans sa tête. Il ne faut pas lui barrer la route. C’est pour ça que finalement, j’ai fait plein de choses dans ma vie . Je suis notamment diplômé en « création haute couture » d’une école à Lausanne où j’ai étudié pendant quatre ans. C’était l’école Berlitz. Mais après mon diplôme, je ne voulais pas travailler dans ce milieu-là et donc je me suis orienté vers le design d’objets et de bijoux. DZ. Tu replaces donc ta culture de la haute couture dans tes créations ? JR. Pour faire ce métier, il faut de la culture. C’est très important. Toi d’ailleurs, cultive-toi, lis, pompes tu ce que tu peux ! La culture te permet de puiser ! C’est comme un BDiste. Tu vois un peu la culture qu’il faut pour faire un dessin animé. Tu dois puiser de Platon à Paracelse, de Pline à Montherlant, en passant par Hugo et Tolsoï. Et tout cela doit entrer en ébullition. DZ. C’est aussi pour cela que j’ai fait ce parcours-là: commencé avec l’école Boulle, ensuite j’aurais pu y rester mais j’ai voulu
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changer pour justement, emmagasiner plein d’autres choses (Les Arts Déco et l’Ecal me l’ont permis). Puis en faisant le tour, avec une base dans les arts appliqués et l’histoire de l’art, je me rends compte qu’il y a comme un vide, une case manquante. Je me dis qu’il y a un problème. Si tu veux, j’ai découvert plein de choses qui m’ont naturellement enrichi mais je me suis aussi rend compte que j’avais une lacune. Et cette lacune, elle venait vraiment de ce que j’étais et d’où je venais. La transmission de l’histoire est un problème aux Antilles et en Guadeloupe, qui fait que l’on manque d’un bagage qui permet ensuite comme tu disais de puiser vers d’autres sources, d’autres univers.
JR. Je pense que, cette histoire, on n’avait pas à te la donner.
Attends, reste là. il pose sa main sur mon épaule Justement, j’ai mes enfants … j’illustre beaucoup avec des exemples comme tu as pu le remarquer. J’ai Aïsha, ma fille. Elle vit et travaille à l’IMD de Lausanne. C’est un peu l’équivalent de Havard. Elle a fait Science Po à Paris, puis de l’ingénierie culturelle et sociale. Elle est maintenant coordinatrice dans cette école. Sa mère est donc Suisso-Allemande et moi je suis Guadeloupéen. Elle, Aïsha, elle va bénéficier de quoi ?
3 « ce n’est pas tout » 4 « Mon fils, que racontes-tu ?! Tu ne vois que c’est un choix trop ambitieux pour toi ?! » 5 Ils sont tous des penseurs érudits. Du philosophe en passant par l’astronaute.
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Elle peut être plus riche qu’un enfant du pays, ou un enfant de « souche pure ». Tout dépend de comment on cherche à lui faire bénéficier de tout cela. Elle a, de toute façon, ma culture en vivant et en partageant avec moi au quotidien : ma manière de parler, d’être, de préparer le court-bouillon de poisson à la maison etc. Et en même temps, elle vit aussi avec sa mère qui reproduit le même schéma, mais à travers le filtre de sa propre culture. Elle ne lui a jamais appris le français et toujours parler en allemand, par exemple. Elle est donc naturellement bilingue. Tu vois comment on jouxte les cultures ? Elle est empreinte de plein de choses, déjà, à la base. Pour en revenir à toi, tu as la possibilité d’être riche. A savoir maintenant ce que tu vas en faire de cette richesse. Toi, tu es guadeloupéen, mais tu as étudié Montherlant, tu as étudié Hugo, tu as étudié Pasteur, tu as étudié toutes ces personnalités. Maintenant, la chose, c’est que nous, nous devons nous prendre en main pour étudier Césaire, Gontrand Damas, Ernest Pépin, Simone Swartz-Bart, etc … et c’est ça ! DZ. C’est justement ce que je reproche à l’éducation scolaire. Celle qui, d’une certaine façon, nous place sur un pied d’égalité par l’accès à la culture. Je trouve justement que dans l’éducation, ce ne sont pas des choses qui sont amenées. Et c’est dommage, car pour moi, c’est d’abord à l’éducation de nous en donner l’appétit et ensuite, libre à chacun de se plonger ou pas dans ces histoires qui sont les nôtres. JR. Toi, tu vis dans quel système ? C’est un système colonial ici ! Les mots sont peut-être durs, mais c’est ça l’histoire. On veut que tu sois l’autre. Et c’est ce que je ne voudrais pas. Je voudrais que tu sois toi. C’est-à-dire que tu as bu leur lait, tu as mangé le pain chez eux, mais ton fruit à pain, tu ne dois pas l’oublier. Tu ne peux pas l’oublier. Tes petites bananes, tes mangues, tu ne les oublies pas. Et puis, un jour, tu peux mettre tout ça sur la table. Et ensuite faire ça. Il assemble des bouts de bois les uns avec les autres pour symboliser une forme de métissage. Et c’est à ce moment-là que ça devient fort ! DZ. Mais moi, c’est ce qui m’intéresse. C’est en tout cas ce qui
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a surement fait ma force dans mon parcours. En arrivant à Paris, je me rendais compte que j’avais quelque chose au fond de moi. Quelque chose que l’on ne voit pas. Et ce truc n’est pas du tout valorisé aux Antilles. Quand tu arrives à Paris, on te voit tout de suite comme quelqu’un d’exotique. Mais derrière cet exotisme, il y a des histoires à raconter. Comme tu disais avec ta fille : il y a des façons de faire, de penser, de parler, de raconter des histoires. Ce sont des choses ultra-riches et qui pour moi ne sont pas valorisées. Et que j’ai voulu mettre en avant. Ca a plu !
JR. C’est ça l’intelligence. Nous sommes détenteurs de richesses extrêmes. C’est parce qu’on est en train de se flageller, de se dénigrer, que les choses stagnent. Mon travail se bat justement contre ça, et cherche à mettre en avant toutes ces richesses. Quoi qu’on dise, nous sommes emprisonnés dans quelque chose. Mais c’est grâce à des gens comme toi que l’on peut en sortir. Tu dois sortir de cette prison et de cette pensée vieillissante et qui ne doit pas être celle de ta génération. DZ. Il faudra aussi tout simplement penser à peindre cette prison-là. Qu’elle devienne quelque chose de beau. JR. Oui ! DZ. Mais je crois qu’il y a un problème qui se cantonne à l’identité. Un trouble. On ne sait pas trop qui on est, on ne sait pas trop d’où l’on vient. Il y a une histoire passée qui est douloureuse. Et on vit constamment sur cette base; une base qui pour moi appartient au passé. Tu évoquais le contexte colonial tout à l’heure. Pour moi, il n’y a pas de contexte colonial. La Guadeloupe n’est plus une colonie. Le monde a changé. Ce contexte, aux Antilles, est un contexte postcolonial, mais duquel on peut sortir. Je pense qu’il y a aussi moyen d’en sortir ! Et d’amener ce que l’on est au-delà de notre petite île, notre petit chez nous. JR. Attention …
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6 Les Révoltés du Bounty (Mutiny on the Bounty) est un film américain réalisé par Lewis Milestone, sorti en 1962. Le film raconte l’histoire authentique de la mutinerie menée par Fletcher Christian qui a eu lieu en 1789 à bord du Bounty. Le capitaine William Bligh faisait preuve de cruauté envers son équipage et la plupart des officiers.
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Je ne l’ai pas inventé. Mais des penseurs te l’ont dit. Pour savoir où tu vas, il faut savoir d’où tu viens. Je suis d’accord que tu dois et tu peux utiliser ce socle comme tremplin pour pouvoir avancer. Mais, il ne faut jamais le nier. Tu vois ce que je veux dire ? DZ. Oui, bien sûr ! JR. Puisqu’en niant, tu gommes, tu effaces tes propres traces. Et ces traces, tu en auras toujours besoin ! Il ne faut pas qu’elles t’handicapent. Car, toi, tu seras amené à être dans le monde. Il faut faire de sa différence une force. Et en tant que métisse, puisque même si tu es noir, ton histoire est l’alliance de peuples d’horizons très différents, tu peux utiliser cette force-là dans ton travail. Je travaille beaucoup l’ébène par exemple. Et derrière l’ébène de mes oeuvres, on cherche toujours le Noir, l’Africain. Et c’est là que j’ai pu comprendre que le cliché était encore présent: parce que tu travailles l’ébène, forcément tu es Africain. Parce que tu travailles le coquillage, tu es îlien, ou tu es né au bord de la mer. Comme si la matière ou l’expression n’était pas une dimension universelle. Pourtant, tu appartiens à l’Homme. Bannir ces clichés est un défi du monde contemporain. Tu dois être là où on en t’attend pas ! Comme « tu puises » partout et pas nécessairement que dans le design. Mais tu ne t’oublies pas.
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C’est pour ça que dans chacune de mes oeuvres, je laisse des empreintes qui sont lisibles. J’adore le Campêche, je le définis comme le bois de feux, qui représente l’enthousiasme, la chaleur qui est celle de notre peuple. C’est un bois qui est dur, de densité une, c’est-à-dire qu’il ne flotte pas, et qu’on utilise pour faire du charbon. C’est Divin comme bois. Il se présente sous mille formes. C’est un bois qui nous a permis d’accéder à un certain statut économique. Dans le sens où certains en faisaient du charbon et qu’il fallait le vendre. Et puis tu as le fruit à pain, dont l’histoire est liée aux révoltés du Bounty. Je t’invite à regarder ce film, Les révoltés du Bounty, un très vieux film qui te montrera comment le fruit à pain est arrivé jusqu’à
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nous. On avait affrété un bateau pour aller chercher ces arbres à pain. Au cours du voyage, ils se sont rendu compte qu’il n’y avait pas assez d’eau pour entretenir ces plants d’arbres à pain. C’est à ce moment que le capitaine a commencé à rationner l’eau. Mais, entre les plantes et la vie d’un homme, le capitaine ne voyait que sa mission comme importante. Les gars se sont donc révoltés à bord, jetant les plants à l’eau. Et le fruit à pain est arrivé sous cette forme. Il y a toute une histoire de vies humaines qui jalonnent cet arbre, et puis si toi tu es là, c’est que « gran manmanw é gran papaw manjé sa. Sé sa nou ti né. » Donc on ne peut pas cracher dessus. On aime ou on n’aime pas, mais c’est un arbre dont les vertus ont été mises en relief par la science aujourd’hui. Pour moi, le fruit à pain reste l’arbre qui nous a amené à cette maturité, à qui nous sommes. Nous devons remercier la générosité de cet arbre : un fruit à pain ne te demande rien ! « I paka mandéw angré, i pa ka mandéw bichonéy. I la, i ka viv ti vi ay. I paka trapé maladi. I ka baw, i ka baw, i ka baw ! » Le fruit à pain symbolise la générosité de mon peuple. Le cocotier qui est un éternel vagabond, est aussi l’arbre qui te donne. « I la, i ka baw dlo ay, lèt, luil, rasin’ ay pou tizann, fèy ay si ou vlé fè ti payot aw. » Tu sais que pendant la guerre du Vietnam, le lait de coco était utilisé comme sérum. Un enfant qui ne supporte pas le lait maternel, peut être nourri avec de l’eau de coco. Quand tu travailles ce bois, tu te rends compte qu’il est beau ! Dans la quasi-totalité de mes créations, tu retrouveras ces trois essences de bois : le coco, le campêche, et le fruit à pain. Soit dans une forme brute, soit travaillés en incrustations. Ces essences de bois sont à la fois mon sot, mais parlent de mon insularité, l’îlien que je suis et que j’affiche partout. Quand je participe à la Biennale de Saint Etienne en 2006, j’évoquais déjà cette appartenance et cette revalorisation des matériaux et de leur histoire à travers des objets.
DZ. Ton travail est marqué à la fois par l’essence des bois mais aussi par une façon très personnelle de les travailler. Quand je regarde ce qui est présenté, en général, lors de la biennale, on est dans une approche plus prospective, et moins liée à des façons de faire. Faire dans le sens de la main.
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JR. Si tu reviens ici après tes études, tu verras que les outils de production n’existent pas. Tu es toi avec ton savoir. Mon avantage est d’être réalisateur aussi. Ce qui me place dans une approche de luxe, non pas que je le veuille, mais le contexte me l’impose. Cette difficulté, je ne m’en plains pas. Elle donne justement une singularité à la création antillaise. Et puis soit tu rentres dans le ventre de la bête, et puis tu crées et tu fais produire, et là tu es dans une démarche que commerciale. Ou soit tu intègres un collège de chercheur et tu travailles à dessiner pour d’autres. Les choix sont très nombreux quand il s’agit de parler de création, et pour toi de design. Ta singularité et ton histoire, quelle que soit l’approche que tu choisiras, ne pourront être que bénéfique. Pour toi, mais aussi pour les autres.
Il ne faut pas que la peur t’anime. Tout est possible.
7 « c’est que ton grand-père et ta grand-mère ont en mangé. C’est ce que l’on avait. » 8 « il ne te demande pas d’engrais ! Il ne te demande pas d’attentions particulières. Il est là, il vit sa vie. Il n’attrape pas de maladies. Il te donne, te donne, te donne. » 9
« Il est là, il te donne de son eau, son lait, son huile, ses racines pour des tisanes, ses feuilles si tu veux construire une petite cabane » 10 La guerre du Viêt Nam (également appelée deuxième guerre d’Indochine) est une guerre qui a opposé, de 1955 à 1975, d’une part la République démocratique du Viêt Nam (ou Nord-Viêt Nam) avec son armée populaire vietnamienne
— soutenue matériellement par le bloc de l’Est et la Chine — et le Front National de libération sud du Viêt Nam (dit Viet Cong), et d’autre part la République du Viêt Nam (ou Sud-Viêt Nam), militairement soutenue par l’armée des Etats-Unis appuyée par plusieurs alliés (Australie, Corée du Sud, Philippines, Thaïlande).
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« Nous nous sommes construits à partir de restes » discussion (suite) avec Ernest Pépin
1 Ces artistes issus de la culture antillaise proposent une musique fortement empreinte de localité et d’histoire. Une mélodie de Chassol est consultable dans le dossier « Palé, an ka koutéw ».
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DZ. Les images Scènes d’antan que vous illustrez avec votre plume tend vers cette paix, j’ai l’impression. Il y a quelque chose d’assez serein qui s’en dégage. EP. J’ai pris plaisir à faire ce bouquin, qui était à l’origine une commande. L’éditeur m’a envoyé des photos, et moi je me suis chargé d’écrire les textes. C’est un témoignage. Ce sont des photos de l’époque, et donc qui racontaient quelque part notre histoire, notre parcours. Je voulais m’investir, me mettre à la place d’un observateur le plus généreux possible, de façon à montrer ces photos troublantes. Montrer que derrière tout ça, il y avait une humanité, il y avait un combat, il y avait une volonté, une intention, de dépasser la misère, de dépasser les conditions de l’époque pour accéder à une identité et à une affirmation de soi.
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DZ. Quand vous parlez d’affirmation de soi, j’ai envie de revenir à quelque chose d’ultra contemporain, notamment dans la musique. Lorsque je regarde des gens comme Soft, Erik Pedurand, ou encore Chassol, on est face à une musique qui affirme sa caribéennité. Des tonalités très créoles sont perceptibles. Et je trouve ça très beau. EP. J’ai envie de dire que de tout temps, la musique a été la colonne vertébrale de notre culture. Depuis le gwoka d’ailleurs. Ce que l’on ne dit pas assez souvent, c’est que le gwoka est une souffrance chantée. Enrique Santos disait « le tango est une pensée triste qui se danse ». Pourquoi je cite cette phrase ? Parce qu’on pourrait dire aussi que le gwoka est une pensée triste qui se danse. Dans ce déhanchement, ces corps qui titubent, cette gestuelle particulière… Et en même temps c’est aussi une exultation du corps. C’est le corps qui jaillit ! C’est un langage brimé qui se libère par la parole du corps. Et toutes les musiques caribéennes procèdent du même dynamisme, même, j’ai envie de dire, à la recherche d’une transe au sens religieux du terme. DZ. La danse, comme la musique, devient une expression noble ! EP. On arrive à une codification. Puis à une reconnaissance, ce qui est l’apothéose. Et je crois à une sorte de diversalisme. Puisque lorsque l’on regarde bien, le jazz, le gwoka, le vaudou,
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toutes ces choses procèdent du même parcours, du même langage, d’une même nécessité fondamentale. La Santé Ria pour les Cubains. Quand on regarde, c’est l’espace américain qui a inventé, à cause de son histoire et de ses contraintes, toutes ces formes de libération, à sa manière. Elles sont la danse, la littérature mais aussi la cuisine. Quand on regarde un dombré, on le mange, mais on n’imagine pas que pour faire ce plat de dombrés, il y a quelqu’un qui au départ a dit « Qu’est ce que je vais faire des restes ? » et a inventé le dombré. DZ. C’est exactement ce qui se passe avec le riz/haricots rouges, qui sont des mets venus d’endroits différents qui sont associés pour créer ce plat devenu traditionnel aux Antilles. Il évoque cette idée du reste, et en même temps, raconte une forme de pauvreté. EP. Je l’ai trouvé à Cuba, à Miami, dans un état américain aussi. On retrouve cette cuisine disséminé partout depuis l’esclavage. Je n’ai pas fait de recherches approfondies, mais l’esclavage a été un guide, que l’on peut suivre à la trace. On retrouve des constantes qui reviennent. Parce qu’à l’époque il était difficile de conserver, etc, pour toutes sortes de raisons. DZ. La culture créole s’est donc elle-même disséminée. Quelle est donc sa place au sein du monde ? Quel regard porté sur ce monde ? EP. J’ai envie de dire que je trouve le monde quelque peu effrayant. Et je le pense à plusieurs niveaux. Effrayant, parce qu’il réapparait des querelles que nous pensions dépassées, enterrées. On voit réapparaitre des idées comme le racisme, l’intolérance, qui s’expriment avec vigueur et à visages découverts. Les gens n’ont même plus peur. Et on voit un monde où à la fois, il y a un président des Etatsunis qui est noir, en tout cas qui est perçu comme tel, et en même temps beaucoup de jeunes noirs américains tués par la police blanche. Des paradoxes. On voit donc des choses inacceptables, et difficile à surmonter et je pense que ça veut dire que le combat du noir n’est pas terminé, contrairement à ce que beaucoup de personnes croient, à tort. Et puis l’autre combat est celui de l’homme, comme être humain. Il
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n’est pas terminé non plus. Nous avons beaucoup de progrès, mais beaucoup de ténèbres qui accompagnent ces progrès-là et parfois, ça m’inquiète. On parle aujourd’hui de guerre de civilisations … c’est inquiétant ! L’humanité est toujours un péril, un risque, un danger. Alors à coté de cela, il y a des avancés dans certains domaines, à travers certaines pensées, à travers la diversité. On verra comment ça va évoluer. Mais pour moi rien n’est encore gagné. DZ. Je me dis aussi que ce qui stimule la création, c’est justement parce qu’il y a des choses à faire et à dire. EP. Oui, l’être humain est un être pensant, mais il est aussi un être imaginant. cela veut dire qu’il va toujours essayer de se dépasser par la création. Cet aspect est un incontournable de la condition humaine. Plus il y a des difficultés, plus il y a nécessité d’inventer, de répondre par l’invention, par la créativité. Ce besoin de dire des choses va continuer. De mourir même pour des idées. Le problème est que pendant longtemps, on a pensé que le monde était stable. Stable sur ses vérités, ses fondements. Et nous découvrons avec la mondialisation, un monde divers, décousu, mais un monde qui s’affronte. Et c’est de là que nait l’inquiétude. DZ. La technique et l’Internet sont aujourd’hui des outils incontestables qui modifient notre perception du monde. Ils sont devenus des outils pour le design et le designer. C’est une façon de rendre visible, de donner à voir ce que ma culture peut apporter et contribuer à offrir au monde. Mais de l’autre, il y a ce risque que vous évoquiez, qui est de se perdre en chemin. EP. Césaire disait « le risque c’est de se perdre par dilution ». Vous me parlez de design. Les gens ici connaissent ce mot. Mais est-ce qu’il y a réellement des outils pour le développer en Guadeloupe ? ou même dans la Caraïbe ? Pour faire convenablement avancer le design ? Pour que ce sens soit aiguisé chez les gens ? Il y a bien sûr une question économique qui se cache derrière tout ça et qui d’une certaine façon handicape le développement. Le Caribéen s’affirme. Le Guadeloupéen, en tous cas,
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s’affirme. Dans le monde du sport, c’est connu, mais aussi dans d’autres domaines, tel la cuisine et même le design, pour évoquer, Jorge Rovelas . Le Guadeloupéen est chargé et habité par tout un ensemble de valeurs, qui à priori sont des valeurs disons « générales et profondément humaines », mais qu’il est possible d’appliquer à une pratique artistique et de design. C’est pour ça qu’en littérature, nous avons fait avancer le mouvement de créolité, par rapport à la négritude, et éviter qu’on y soit enfermé, mais que l’on peut s’ouvrir au monde, en tant que métisse d’une part, et comme synthèse multiculturelle, comme synthèse de la diversité, d’autre part. Glissant aimait beaucoup ce mot : diversité. Il disait qu’il fallait fuir le monde de l’un. Un monde trop globalisé que l’l’Europe a esquissé. Un monde avec une seule façon de penser, une seule façon d’être etc. D’une seule conception de la culture. Pour Glissant, il fallait ramasser tout ce qui est culture. Et dans ce cas, toutes les cultures étaient riches à ses yeux. Il y en a même certaines qu’il ne connaissait pas, mais dont il avait conscience. Avec le terme « diversité », il a ouvert une vraie voie.
DZ. Chacun peut alors venir puiser et s’enrichir de l’autre. C’est en tout cas, ce que j’observe depuis le début de notre discussion. EP. Le combat est de toujours savoir concilier le local et l’universel. Comment faire passer ce qui est local, c’est à dire passé, tradition, vers une forme plus universelle, c’est à dire qu’un Japonais peut comprendre, qu’un Indou peut comprendre, qu’un Suédois peut comprendre et accepter. Voire même se retrouver dedans.
Et puis brusquement, il y a des choses qui me revienne pendant que l’on parle : je pense aux timbales que nous utilisions, et qui étaient des pots de conserve du lait Nestlé. Nous les utilisions comme vaisselles. Ce sont de ces éléments là que nous sommes partis.
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Finalement, on est obligé de réfléchir à l’assiette, il faut ensuite imaginer un verre, il faut s’imaginer ce que l’on peut faire avec le « kwi » et ce que l’on continue à faire avec le « kwi ». Il s’agit de regarder de quoi on est parti pour être nous, comment on s’est exprimé, parce que ces choses ont été une façon, pour nous, de s’exprimer. Je regarde-là le Pilon. un pilon sur sa terrasse, posé comme une sculpture Je l’ai acheté par nostalgie, puisque ma grand-mère en avait un chez elle. Mais cet objet peut être un véritable outil de réflexion. Qu’est ce que l’on peut en faire aujourd’hui pour qu’il progresse ? Vous voyez, la Guadeloupe est à mon avis, sans trop le savoir, un vrai nid de design.
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Plat antillais à base d’haricots rouges et de boulettes composées de farine, de sel et d’eau, cuits à l’étouffé et agrémentés que queue de porc.
Le kwi ( ou « coui » en français ) est le récipient obtenu à partir de la calebasse (fruit du calebassier) évidée de sa chaire et séchée. Il est, aux Antilles, l’ancêtre directe du bol contemporain, et s’utilise toujours.
3 Artiste-designer guadeloupéen. Contributeur à l’histoire créole.
5 LObjet servant à « piler » les grains de café aux Antilles.
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Mès é labitid Regards croisés sur un quotidien créole
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Mès é labitid, regards croisés sur un quotidien créole, est, comme l’est l’ensemble de ce mémoire, la rencontre entre l’enfant créole que je suis et le designer que j’aspire à être. Ces regards sur le quotidien créole sont une façon pour moi de saisir ce que l’écriture « isolée » ne saurait traduire quand je tombe nez à nez face à ces fragments de vie. Ces derniers ouvrent alors à d’autres perceptions du monde créole, sorti dans sentiers battus et rebattus par la publicité ou les médias. J.L Schefer rappelait ainsi que « La figure n’est jamais saisie que par le leurre qu’elle propose (une image des choses) ». Comme toutes cultures à part entière, la communauté créole de la Guadeloupe développe un ensemble de traditions liées à un art de vie singulier dont certains objets en sont un véritable témoignage. Détournés, ajustés, hybridés ou créés de toutes pièces, ces objets hérités rappellent la notion de « restes » évoqués par Ernest Pépin, à la base même de la conception de la culture créole. Ils s’éloignent ainsi de ces clichés « doudouistes » que l’on a souvent greffés à la Guadeloupe (et à plus large mesure aux Antilles) presqu’à en devenir réducteurs. Ces restes transformés en objets et scènes de vie traditionnellement appelées « mès é labitid » redonnent ainsi toute sa valeur à la force de la culture dans la création. Puis, il y a ces images qui ne parlent qu’au coeur : la complexité structurelle d’une plante, le dégradé d’un ciel matinal, le regard saisissant de mon grand-père, etc. Si aux premiers regards, ces images paraissent banales, elles sont souvent celles qui posent les bases des histoires, amplifient la portée symbolique et me transportent. Elles constituent un vrai paysage du souvenir, un point d’ancrage, une véritable source d’inspiration. À travers ces images prises sur le vif, des images collectées et des croquis de scènes de vie, il s’agit d’y trouver les germes d’un imaginaire nouveau à l’identité créole. Un imaginaire support à la création car même implicite, la question que pose ce mémoire par le biais de la culture est celle du projet de design dans sa globalité : conception, création, problématique et positionnement du designer face à l’histoire créole. L’immersion commence maintenant. Bon voyage. sa ki la pou’w, dlo paka chayé’y Je veux parler de tout ça. Toutes ces histoires qui sont l’histoire créole.
suivi de Palé an ka koutéw fragments de sons créoles
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Palé, an ka koutéw. Parles, je t’écoutes. Elle est une phrase que souvent nos parents disent pour nous faire avouer une chose, souvent une bêtise que l’on a faite. Sous ses airs de punition, cette phrase appelle à la parole du coeur. Celle qui sort spontanément, de façon honnête. J’ai donc demandé à la Guadeloupe de me parler. De mettre en sons, ce que là encore, je n’aurais su traduire en mots clairs et précis. Un levé de soleil et ses oiseaux chantant, un « graj », une discussion avec mes grand-parents, etc. Autant de fragments sonores qui ouvrent à l’imaginaire, des restes qui parlent et permettent une immersion totale au sein de la culture créole. Kouté, ça commence maintenant.
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Éloge du reste transition à l’idée de la culture comme matière première de conception
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Évoquer une culture ne signifie pas succinctement de lui attribuer une terre, un peuple et des rites qui pourraient en faire sa spécificité. C'est aussi lui restituer sa mémoire et attester de sa capacité à se réinventer, à tisser avec un présent pluriel, où chacun peut être soi avec ses qualités et ses défauts, un tant soit peu qu'il est possible que ce défaut convienne à autrui et qu'il puisse composer avec un futur, un autre fabuleux. Au fil des rencontres, de mes observations et de mes analyses, c’est ce que me démontre mon voyage créole. Avec énormément de nuances et reliefs, la culture créole s’élabore et se compose à partir de restes. Au premier abord, je reste dubitatif quant à ce terme que je trouve péjoratif. Il dépeint cette image d’ « à peu près », d'être peut-être quelque chose sans l'être tout à fait. Le reste comme le résultat d’une soustraction, de ce qui subsiste d’un ensemble plus grand auquel on a retranché une partie. Peut-être aussi m’évoque-t-il l’un des sentiments qui ont motivé le choix et l’écriture de ce mémoire; une sorte d’incapacité à se définir totalement, à ne pas trouver un axe stable et suffisamment riche sur lequel se reposer et se référer. A défaut d’avoir cet axe dont on connaîtrait le point d’origine, la Guadeloupe, elle, vit à partir et avec des restes. Se pose alors la question existentielle de l'origine quand on parle de restes. Ces restes de tous bords, de tous sentiments. Mais il ne faut jamais s'arrêter aux aspects de surfaces, à ce qui est simplement de l'ordre du visible. Les plus belles découvertes sont bien celles enfouies sous terre. Ces morceaux de choses d'ici et d'ailleurs qu'un archéologue analyse, et qui, même si sont des fragments, ont une densité d'informations et d'histoires comme nulle chose complète n'a eu. Celle-ci ne se révèle pas à l’oeil nu, demande concertation, volonté, passion et envie pour en saisir « la substantifique moelle ». Un peu comme un designer qui s’intéresse à la technique, à la façon dont les choses se construisent, s’assemble, et pourquoi. Cette volonté d’emmagasiner un grand nombre d’informations pour parfaire le projet, mais surtout l’absence de tabous, pour saisir intensément celui/ce qu’on étudie et qui devient ensuite notre outil. sa ki la pou’w, dlo paka chayé’y Je veux parler de tout ça. Toutes ces histoires qui sont l’histoire créole.
Si le reste dit implicitement manque ou carence, il donne l’opportunité à celui qui l'acquiert, de l'interpréter pour le compléter. Qu'il y ajoute un peu de lui, de ses connaissances et de son vécu. Ces restes lui offrent la possibilité d'en être un interprète, un traducteur. De developper d'autres compétences, d'autres richesses, d'autres valeurs. Du terme « reste », on passe au terme « richesse ». Ainsi ces restes deviennent richesses. Parce que celui qui était esclave autrefois a compris la nécessité d’endurer. Il cherche à percevoir ce qui pourrait être un apport dans sa destinée quand bien même tout prouverait le contraire. Il est déjà lui-même un archéologue secret, qui fouille, collecte et interprète tout ce qu’il rencontre. L’image des tonneaux de viandes salées transformés en tambour ka en est une illustration. Comme la danse gwoka qui naît d’un état d’esprit, un sentiment bien défini. Mais ce que démontrent ces exemples sont ce qu’évoquait Gilda Gonfier lors de notre rencontre : ce qui nous rend profondément humains, c’est justement cette capacité de transformation et de création à partir de toutes choses et même de restes. Parce qu’ils sont ce que l’on a, à l’époque de l’esclavage, ils sont ce sur quoi on peut se reposer, se réidentifier et donc se reconstruire. Ces restes deviennent « poto mitan » et nous « verticalisent ». En somme, ils nous accordent une légitimité d’exister et de perdurer. Ils complètent notre identité et établissent une culture. A fortiori, notre culture créole. Et ces « restes » deviennent traces, histoires, puis culture Alors ma vision à propos des « restes » se transforme. Ils deviennent qualités, subtilités. Comme le carrosse de cendrillon, à l’origine une citrouille dont le potentiel formel, imaginaire, historique, est mis au service de la création. Ce qui reste (entendu par ce nous est héritage) est belle et bien matière première de conception.
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3 matiè kiltirèl
Quand l’histoire culturelle devient un outil de conception
matière culturelle
matiè kiltirèl introduction
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L’histoire culturelle d’un territoire est l’élément premier qui façonne un peuple. Son mode de penser, d’être et de faire s’établissent sur cette base culturelle. Il est son umwelt propre, un espace dans lequel ce peuple vit et se développe, pour devenir la condition même de son existence. Et parce que les objets se présentent comme le reflet de ces territoires et le prolongement même de ces peuples, la question de la culture ou de l’histoire culturelle comme matière première de création apparait comme une évidence. Le créole, comme la musique et la danse Ka sont déjà des résultantes de cette approche dans la mesure où elles naissent d’une histoire culturelle bien propre, celle de la traite négrière. La richesse esthétique, orale et plastique de ces démarches créatives sont certes des formes de résistances contre l’histoire, mais elles parlent de l’histoire, sans forcément la redire ou en souligner les blessures. Ce rapport, aujourd’hui distancé, ente histoire et création est celui qui stimule mes recherches. En dépassant l’idée quelque peu élémentaire et basique qu’un peuple dessine les « outils » dont il a besoin pour assurer son existence, je m’intéresse à la question de la culture comme une matière première dans une démarche de création en design. Les différentes façons par lesquelles l’histoire culturelle dessine une création. Les moyens par lesquels le projet ou la méthodologie de design se saisissent des spécificités de la culture, pour s’enrichir. Ce lien entre histoire culturelle et design n’est cependant pas nouveau. L’artisanat, comme force et spécificité culturelle, a été maintes fois explorée, notamment par l’ Arts & Craft, un mouvement de la fin du XIXème qui déplorait la disparition de l’artisanat au profit de l’outil industriel. John Ruskin et William Morris, ses instigateurs, proposaient de réhabiliter le travail fait main pour sauver l’ouvrier de la déshumanisation des usines, qu’ils deviennent un outil en lien direct avec le design. Depuis quelques années, l’artisanat connait un regain d’intérêt de la part du design(er). La question qu’elle pose est néanmoins toujours la même: comment proposer une image moderne de ce qui est séculaire, et peu innovant ? Le design se présente alors comme l’arche de la modernité; un
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outil d’innovation quand l’artisanat est à bout de souffle. Les objets qu’il dessine et rend compte sont donc une projection, une amélioration de « ce qui a été ». Cet apport moderne dont le design se fait héritier à l’artisanat est naturellement un point de départ de ce que la méthodologie de design peut apporter à la culture. Mais cette vision trop égo-centrée, parfois trop bien pensante est, à mon sens, limitée dans le temps et dans l’espace. Elle demeure très ou trop ponctuelle, et se limite à un exercice de style, qui a fortiori, est le fief du designer. De plus la jonction entre artisanat, et design me semble là encore trop sommaire. Parler de matériaux locaux pour légitimer une approche culturelle du design me semble assez limité; comme le fait de penser constamment la question de l’innovation par le design. Je tente alors de comprendre si l’identité culturelle passe nécessairement et exclusivement par les contours et la matière de l’objet. L’histoire culture peut elle apparaitre sous d’autres formes que l’artisanat pure ? Peut-elle devenir un véritable moule de conception ? De la même façon, je cherche à trouver des exemples de projets, des méthodes de projets qui épaississent la portée du design quand elle est « au service » d’un projet de design culturel. Face à un système industrialisé, ancré dans une approche hyper économique, l’apport culturel peut-il déformer les contours des systèmes mis en place, en même temps qu’il ouvre à de nouvelles façons d’engager le projet de design mais aussi de percevoir la culture ? En somme, qu’est ce que le design doit apprendre de la culture ? Qu’est ce que le design peut apporter à la culture ?
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Formafantasma & les Frères Campana : panser les stigmates de l’histoire L’objet, thérapie à l’histoire
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Depuis 2009, Andrea Trimarchi et Simone Farresin forment le studio de design FormaFantasma, basé à Eindhoven. Tous deux originaires de la Sicile en Italie, leur projet de fin d’études, mené à la Design Academy Eindhoven, propose une réflexion sur le Folklore sicilien, l’immigration, la tradition et la mémoire. Des thématiques qu’ils réactualisent et qu’ils utilisent comme une matière conceptuelle, pouvant être à l’origine d’une pratique et d’une démarche de design. Durant la Design week de Milan de 2014, FormaFantasma présentait au Palazzo Clerici (via Clerici 5, Milano), De Natura Fossilium, en collaboration avec la Gallery Libby Sellers. Une recherche sur la lave du Mont Etna et Stromboli, les deux derniers volcans encore actifs en Sicile. La lave, considérée dans l’inconscient collectif, comme désastre naturel et destruction matérielle et humaine, donnera naissance à une série d’objets domestiques exploitant ses possibilités formelles, plastiques et narratives. De l’utilisation la plus familière de la pierre de balsate à des expériences les moins attendues, Formafantasma envisage la lave comme un vrai matériau de conception : brute, fondu, broyé, soufflé, tissé. Associé à leur attachement indéfectible aux cultures locales et à la relation entre objets et patrimoine culturel, les objets produits sont avant tout pour eux des supports d’expression de l’histoire sicilienne. Objets chargés d’histoires et qui dessinent un nouveau paysage culturel et domestique.
Des restes, signes de vie « When Mount Etna erupted on 20th November 2013, the dramatic event was broadcast by a haunting noise of rumbling stones and a vast plume of dark smoke that completely obscured the sun. After the smoke, black earthen debris began showering down over the villages and cities within the immediate vicinity of the mountain. From the highway through to the Greek theatre in Taormina, everything was covered with black. » Formafantasma
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Au travers de ce projet, la pratique de design ne s’envisage plus seulement comme une pratique purement productive, mais plutôt comme un support de production narratif, prenant appui sur l’histoire d’une terre et sur ses spécificités. Il entend transformer la perception que l’on a, d’abord d’un phénomène, une éruption volcanique, puis de sa forme, la lave. Il est peut être difficile de comprendre ce propos quand on n’a pas connu une éruption volcanique. Si moi même je n’en ai pas connu, je me réfère à celle qu’ont vécu, en 1976, mes parents et mes grand-parents, en Guadeloupe. Les récits qui m’ont été contés disent avec intensité et émotions ce que c’est. Et de manière plus générale, j’ai aussi envie d’accorder la même importance à un tremblement de terre, phénomène naturel non prévisible que j’ai expérimenté, en 2007, d’une magnitude de 7,4 sur l’échelle de Richter. Les séquelles après d’aussi douloureux événements, qui s’accompagnent souvent de grandes pertes matérielles et humaines, sont grandes, parfois traumatisantes. L’après, c’est « ce qui reste », ce qui reste après des événements pareils. Dans le cas d’une éruption, c’est de la lave, des cendres. Des restes (cf. « Nous nous sommes construits à partir de restes », discussion avec Ernest Pépin & Eloge du reste, épilogue) qui sont d’abord répulsion, dégout, colère, tristesse et souffrance, mais qui peuvent être à l’origine d’une nouvelle vie. Les FormaFantasma en font une belle démonstration avec « De Natura Fossilium ». Un projet dont la portée n’est pas économique - ce sont d’ailleurs des pièces en série limitées - mais éminemment témoignages. Témoin d’histoires, support d’un possible nouveau. Un possible fait à partir de restes. Alors que les contextes historiques et politico-sociaux sont fondamentalement éloignés (j’évoque le contexte colonial analysé en partie II face à une éruption volcanique en Sicile), on retrouve des similitudes dans la façon de faire les choses, mais surtout à partir desquelles elles se constituent. Ici, le design se veut volontiers l’associé de l’histoire culturelle. Avec une approche presque didactique, moralisatrice, qu’il ne faut pas voir de façon péjorative. Pour moi, un projet comme « De Natura Fossilium » dit ce que d’une façon la culture créole témoigne : « Ne regarder pas l’échec. Ne vous cimentez pas dans la douleur. Ces résidus de choses qui parlent de votre vécu, aussi douloureux soient-ils, ne sont pas à dissimuler sous les plis du temps. Ils doivent être à l’origine de ce
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qui fait de vous des hommes : la création. Ce qui reste est un début de vie. » « De Natura Fossilium » engage alors le design sur un terrain qui, à priori, serait celui de la thérapie et de la psychologie. Il tente de panser des stigmates de l’histoire, des séquelles, par la création de choses. J’emploie le terme de choses et non d’objets pour permettre une lecture plus ouverte de la discipline. La chose suppose des définitions plurielles : des objets fonctionnels, industriels, sculpturaux, thérapeutiques, médicaux, etc. L’histoire vécue qui est aussi élément de culture devient alors une matière première de conception. Toutes les formes de langage y sont justement dosées et participent à l’élaboration du projet. Si les typologies d’objets présentés sont celles que l’on connait déjà, et maintes fois reprises par des designers - le tabouret, l’horloge, la lumière - , ce n’est clairement plus la question du « quoi créer » qui se pose, mais plutôt du « comment créer » voire « comment concevoir ». Ainsi, la question de la culture n’a plus forcément à voir avec une narration figée, mise sous verre, et que l’on viendrait contempler dans l’espace d’une vitrine. Elle est directement mise au service de la création, et se propose comme une culture en mouvement et surtout en devenir.
A partir d’un contexte précaire ou critique « We believe the role of the designer is to respond to social and cultural necessities of a society. A designer should be critical and have the ability to open up possibilities and new ways of looking at design as a discipline. » Formafantasma Un autre projet du duo témoigne de cette réévocation du reste dans la création. Plus politique parce que lié à contexte géo-politico-social, Moulding Tradition (2010) pour la Gallery Libby Sellers, nait d’un paradoxe sidérant de l’histoire culturelle de la Sicile : « Moulding Tradition was informed by the ongoing Sicilian ceramic tradition of Teste di Moro: copies of 17th-century vases from Caltagirone in Sicily that portray a grotesque Moorish face. The
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tradition refers to an earlier era in Sicily’s history when the Moorish invasion of the area introduced majolica ceramics to Europe. Over ten centuries later, the same people that once occupied Sicily, bringing their cultural heritage that helped make Caltagirone famous, are returning – not as conquerors but as immigrants. Contemporary public opinion polls have claimed that 65% of Italians believe that the immigrants are ‘a danger for our culture’. Through Moulding Tradition, Studio Formafantasma documents these contradictions while questioning attitudes towards immigration, national identity and the tendency of craft to mindlessly perpetuate the past. » La Sicile jouit donc d’une culture héritée de l’époque coloniale. L’époque où de nombreux Africains déportés se retrouveront sur ce bout de terre. Le travail des vases en céramique est entre autre un reste de cette époque, qui a perpétué et est devenu un aspect caractéristique de la culture et du patrimoine sicilien. Si ce patrimoine fabriqué par des déportés noirs est hautement valorisé, les siciliens ne veulent pas admettre qu’il a été possible grâce à ces hommes déracinés de leur terre d’origine, et voit à travers l’immigration, une perte pour leur terre … La réponse des Formafantasma prend donc une posture hautement critique, remettant les siciliens face à leur histoire, qui n’est possible sans ceux qu’ils peuvent voir comme un danger. « Each object speaks to some aspect of the immigrant experience – wine bottles recall the fruit in Sicily harvested by migrants and bowls represent the boats conveying refugees across the Mediterranean. The result is a collection of refined ceramic vessels garlanded with portraits of an émigré, buoy-like discs engraved with the percentage of refugees who immigrate per year and ribbons woven with news reports on illegal immigration published during the project’s production period. » En reprenant les codes iconiques des céramiques de la vieille époque, ils y placent, comme des effigies, des immigrés noirs, devenant la plus value même des objets. Ici, l’écriture se veut très symbolique et place clairement le designer et ses objets manifestes comme un « juge de l’histoire ». Ce statut de « juges de l’histoire » est aussi celui des Frères Campana. Fernando Campana (né au Brésil en 1961) et Humberto Campana (né au Brésil en 1953) se sont associés en 1983 pour créer une oeuvre singulière. L’un est architecte alors que l’autre est
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avocat de formation. La qualité de « juge » que j’évoquais pour parler de leur histoire trouve donc écho ici. Depuis leur atelier de Sao Paulo, véritable laboratoire artisanal, Fernando et Humberto Campana conçoivent un design « tiré de la rue », à mi-chemin entre l’Arte Povera et la production industrielle d’objets de design. La culture brésilienne est alors leur première source d’inspiration: la diversité des influences, la mixité sociale, l’économie de moyens et l’artisanat. Ce contexte social et cet état d’esprit propre à certaines zones du Brésil et intrinsèquement liés à leur histoire personnelle agissent comme un moule de conception. Dans leur travail, le Brésil est à la fois origine et finalité. Elle inspire en même temps qu’elle crée et pose question sur sa propre condition. En proposant des projets « miroirs de leur propre histoire », les frères Campana cherchent à transformer notre perception de leur monde. Un monde précaire est pourtant stimulant. Les premières pièces en témoignent : il s’agit de pièces artisanales comme des cadres de miroirs réalisés en bois et en coquillages (« Sans titre », 1977, collection particulière, Sao Paulo) et des paniers en bambou aux formes et techniques volontairement imparfaites et imprécises. Humberto et Fernando intitulent même leur première collection « Inconfortable », un ensemble de chaises très lourdes et peu confortables. Puis d’autres projets suivent : ils font sensation en 1991 avec leur chaise Favela créée à partir de morceaux de bois récupérés assemblés de façon artisanale (qui sera diffusée par Edra à partir de 2003) ou encore en 2002, avec une Banquete Chair (produite par l’Estudio Campana) faite d’animaux en peluche amoncelés. Les codes et les valeurs de ces objets là sont directement ceux issus de l’histoire brésilienne : chaos urbain, pauvreté des Favelas, recyclage, mixité sociale. Un ensemble de mots qui par définition sont pessimistes, déplorables, deviennent l’origine même de la création, apportent une véritable âme aux objets, ou en tout cas une histoire saisissante.
1 à propos du projet « Moulding tradition », in www.formafantasma. com
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Brynjar Sigurðarson : l’histoire culturelle comme narration L’objet, nouveau filtre de l’histoire
2 in « about », www.biano.is
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Plus qu’un designer, Brynjar Sigurðarson est un capteur d’émotions et un compositeur d’histoires. Né en 1986, il se forme à la Iceland Academy of the Arts à Reykjavík où il obtient son bachelor en 2009, puis à l’Ecal à Lausanne où il reçoit son master design de produit en 2010. En 2011, il est couronné du grand prix du Festival Design Parade à Hyères (ex-aequo avec Jean-Baptiste Fastrez) avec un projet intitulé Tool Light. Il s’interroge sur la typologie originale des outils. Dans la majorité des cas, on ajoute à l’outil un manche en bois pour qu’il soit efficace. Si on applique ce principe à une lampe, on obtient la Tool Light, qu’il voit comme la version la plus simple de la lampe de torche : un outil qui éclaire. La démarche de Brynar m’interpelle par sa lucidité. En effet, si l’on peut qualifier la lampe torche d’outil (qui éclaire), sa mise en oeuvre, aujourd’hui, n’est pas celle d’un outil. Elle tend plus vers un objet à part entière, et qui demande donc, un certain nombre d’étapes de fabrication ( moule d’injection, assemblage électronique, assemblage de la coque, emballage, etc..). Ce que produit Brynjar à ce stade de son travail, c’est une re-qualification la plus élémentaire de l’objet lumineux., de la même façon qu’un peuple construit les objets dont il a besoin pour sa survie. Une méthode constructive élémentaire qui fait sens si elle est replacée dans un contexte casi-préhistorique. On assemble des choses « opposées » pour amplifier une fonction. Le terme « outil » est d’ailleurs le plus pertinent : du latin utensilia, ustensiles, c’est un « objet fabriqué, utilisé manuellement ou sur une machine pour réaliser une opération déterminée. » Ce processus d’analyses, d’observations et d’évidence est le propre de la construction d’une culture. Et pour cause « Brynjar´s work is very linked to storytelling and narratives, which are deeply rooted in Icelandic culture. He uses various media such as drawings, photography, video, sound and furniture in order to convey his work in a fruitful and a specific way. »
Couper-coller puis assembler Le travail de Brynjar Sigurðarson s’appuie sur une évidence : les objets sont le produit d’une culture. Le design est une création humaine, il est la perpétuation du geste culturel, l’objet est un artefact. Ainsi, il envisage la création comme un jeu d’esprit et de construction. De l’idée, en gestation, l’objet naît spontanément.
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« A big part of my work deals with the Icelandic fishing and harbor environment, started with a one month stay in a remote fishing village in the NE of Iceland, called Vopnafjörður. Since the trip, I have continuously worked on “exercises” and examinations on how to translate shapes, materials and details from the harbour and the coastal environment. The objects vary from furniture with abstract functions, sticks arranged with ropes and collected objects, porcelain pebble stones, ocean like glass vases and furniture referring to the fishing harbors in Iceland. » Brynjar Sigurðarson
Son travail, sensiblement proche d’une introspection est avant tout recherche. Elle met alors en confrontation scénique des éléments habituellement éloignés du design. Ce ne sont plus les machines ou un client qui dictent un résultat final mais le simple fait « d’essayer les choses et de voir ce qui se passe », comme le soulignait Sophie Krier lors d’une conférence table-ronde à propos du travail de Brynjar. Cette méthode, là encore, peu conventionnelle, pose un regard nouveaux sur des « choses » qui nous apparaissent, en général banales, classiques. Les réinjecter dans une pratique de design, c’est peut-être une façon comme les Formafantasma, de les réaffirmer pour saisir leur importance dans le monde contemporain. Selon moi, l’approche de Brynjar cache implicitement cette volonté, au moment même où les modes de vie s’américanisent dont une partie de l’Islande en est d’ailleurs la victime. En ce sens, le design devient un outil de recherche mais aussi de démonstration des possibles. Car, si par exemple, on peut trouver sans intérêt le projet Kerns pour la Cité de la Céramique de Sèvres, il cache derrière un véritable travail de recherches sur les possibles de la céramique et démontre aussi que si l’homme a cherché constamment des formes nouvelles, la reconsidération de formes issues de la nature sont un autre point de départ dans la conception d’un projet. Cette observation de l’environnement et des éléments qui interagissent à l’intérieur permettent de composer des histoires. Ainsi, pour son projet de diplôme à l’Ecal, Brynjar expérimentera la
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« narration à partir d’observations ». il crée une histoire fictive, qui lui permet, encore une fois, de défier les typologies connues dans le design pour en faire, aux vues d’un contexte particulier (la chasse), des objets intimement liés à un mode de vie définie et qui transforment leur approche et leur utilisation. « A series of objects realized around an imaginary character. His personality as well as the environment around him was made as a platform to make objects. Every year the character goes to his cabin in the forest and hunts animals living in the forest. He has rather bizarre hunting trophies on his wall and a backpack that he uses to attract other animals when he goes hunting. » L’influence du contexte culturelle donne naissance à des objets décalés mais forts en symboles quand la technique vient parfaire l’ensemble. Pour simple exemple, l’assise de son tabouret issue de sa collection d’objets « Like Animals » donne l’impression d’un profilé de fer qui aurait oxydé avec le temps. En réalité, la surface formée est en cuir, volontairement vieillie pour donner l’impression d’une rouille. Si l’on se réfère au contexte posé par Brynjar qui est celui de la chasse, on comprend mieux la présence d’une peau animal. Celle-ci est le résultat d’une chasse fructueuse et par extension une réponse formelle des possibles de ce matériau pour ce chasseur, dont les objets suivent des notions de besoins et de nécessités. Un sac en peau de bête pour se camoufler, un tabouret pour effectuer ses plans, une fois arrivé dans son habitation précaire, etc …. Chaque objet témoigne de l’expérience du lieu et dit ce qu’il est possible de faire avec les éléments environnants.
« The strength of the work tends to lie in the research and the way of approach within the field of design; to look and investigate cultural values and translate them in the shape of objects. In this case, the initial goal is to create a visual universe, speaking the language of the Icelandic fishing village. »
À l’origine des objets : l’Islande Lors de sa conférence aux Arts Déco sur les « Data Stories », Angella Morelli mettait en évidence le mécanisme de la pensée du designer : Il se présente ainsi comme l’interprète d’histoires qu’il aurait préalablement écouté. Ce passage de l’histoire écoutée à l’histoire retranscrite est ce qui
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définit le mieux l’approche de ce jeune designer. Un peu comme une éponge, il se laisserait « imbibé » de tout ce qu’un environnement lui transmet pour en faire une composition dont lui seul comprendrait l’idée. Il ne s’agit jamais de pousser la démarche créative vers des questionnements de production ou d’application directe. Le travail de Brynjar est avant tout narratif et tente de démontrer, le plus fidèlement, l’impact d’un contexte culturel sur l’acte de créer. Cette importance de l’environnement dans lequel on évolue, que j’avais démontré dans mon chapitre II, trouve encore écho dans le travail de Brynjar, même si les composantes sont différentes. Et pour cause, l’histoire culturelle qui habite Brynjar et qui est à l’origine de ces fascinantes créations, c’est l’Islande. Située à la limite du cercle polaire, l’Islande est une terre de contrastes. C’est un pays à part dans le paysage européen, fascinant par ses paysages spectaculaires à bases de fjords, de glaciers ou encore de mers glacées. « Lorsqu’on pose les pieds en Islande, on est tout de suite frappé par l’atmosphère magique qui y règne. Ici, les légendes à base d’elfes et de vikings conquérants sont toujours aussi vivantes, et on ne peut pas passer à côté. » me témoignait Nicolas Verscheave, étudiant en design d’objet à l’ENSAD, qui a vécu ce dépaysement culturel. En plus d’un patrimoine naturel extraordinaire, l’Islande possède également de nombreuses empreintes de son histoire, notamment dans les villages de pêcheurs qui regorgent de traces vikings, ou encore avec les magnifiques bâtiments de la capitale, Reykjavik. Elles sont celles présentent dans la tête de Brynjar et qui laissent une empreinte plus que marquée et remarquée sur ces objets, à l’instar de sa collection de mobilier pour la Galerie Kreo. Intitulée « The Silent Village », ses objets sont des compositions méticuleuses de matériaux, tantôt cheap, tantôt luxueux, utilisant des cordes et des méthodes artisanales traditionnelles de pêcheurs islandais. Des éléments disparates tels que des embrayages de plumes, une touffe de poils ou autre grigri, sont emprisonnés dans ces cordes et ponctuent la surface. Chez Brynjar, le détail technique est aussi aussi un détail narratif qui parle non pas de l’histoire de laquelle il est issue mais plutôt ce qu’il peut et veut dire lorsqu’il est associé à d’autres formes, d’autres matériaux qui construisent l’objet. Le designer manipule en quelque sorte les éléments de son
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contexte pour en modifier les sens et produire ainsi de nouvelles configurations. La photographie, qui est aussi l’un des outils de Brynjar, vient complexifier et transformer la démarche de création. Celle-ci ne se limite plus simplement au « faire », au tangible, au réel, mais cherche à trouver d’autres éléments d’histoires, d’autres détails d’assemblages à superposer à l’objet. Il s’agit d’amplifier ses paradoxes, son mysticisme qui est comme l’Islande, le caractère fascinant pour celui qui regarde ou utilise ses objets. Il photographierait pour mieux voir peut-être. Voir ce que l’oeil nu ne saurait saisir.
« Brynjar’s way of working can perhaps best be compared to the attitude of a hunter on a constant lookout for the unusual, becoming one with the very world he’s studying. He lets himself be taken in by a place, its materials and habits, and intuitively reassembles these elements into ritualistic objects and scenes. » Sophie Krier Things that happened 2015
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Doshi Levien : l’expérience de l’inde L’objet industriel, hybride culturel
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La Holi (holī), parfois appelée fête des couleurs, ou, Phalgunotsava, est une fête de l’hindouisme célébrée vers l’équinoxe du printemps 2, à la pleine lune du mois indien de Phalguna. Elle trouve son origine dans la Vasantotsava, à la fois un sacre du printemps et célébration de la fertilité. Elle est fêtée dans toute l’Inde durant deux jours au cours de la pleine lune du mois de Phalguna qui se situe en février ou mars. La Holi est dédiée à krishna dans le nord de l’Inde et à Kâma dans le sud. Holi est une des célébrations les plus anciennes en Inde qui existait déjà dans l’antiquité.
in Intramuros n°158, Doshi Levien « Rites de passage » par Yann Siliec
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5 Le rouge est la couleur du mariage et de l’amour ; l’orange, la couleur de la terre et du yogi qui renonce aux biens de cette terre ; le jaune, la couleur du printemps, des jeunes fleurs de manguier, des essaims d’abeilles, des vents du Sud et du chant passionné des oiseaux qui s’accouplent ; le bleu, la couleur de l’indigo, est aussi celle de Krishna, le jeune berger divin.
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Doshi Levien est la rencontre inattendue de Nipa Doshi et Jonathan Levien respectivement né à Bombay en Inde et à Elgin en Ecosse. Ceux qui dans la vie quotidienne sont aussi un couple, ont décidé de créer le Doshi Levien Design Office à Londres en 2002. A la croisée des chemins, dans un monde où le design est devenu une sorte de production complètement attife, circulaire et parfois avec un manque de sens, Les Doshi Levien sont ceux que j’appelerais un « cross over » réussi. Un hybride culturel qui a su maintenir à valeurs égales, une Inde, dont j’ai fait l’expérience il y a maintenant un an: mélodieuse, mystique, féérique et scintillante de couleurs, en référence au Holi, qu’il n’est possible de ressentir réellement qu’in situ; et puis de l’autre une vision très anglaise pour ne pas dire occidentale, dont le gout de la maitrise, de la « raison de l’objet » pour reprendre les termes de Jonathan Levien, sont les maîtres mots.
Déformer les contours de la démarche de création habituelle
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Nipa Doshi incarne l’histoire d’une Inde passée et où le design n’a pas cette définition « classique » que l’on lui accorde en Occident. « Le design relève du rituel, de la manière dont sont faites les choses. Depuis mes études au National Institute of Design d’ Ahmedabad et avant de rejoindre Londres en 1995, cette discipline telle que je l’ai abordée n’a jamais été académique. Aujourd’hui encore, j’accorde beaucoup d’importance à l’action plus qu’au produit, à la façon de faire un lit, de dresser une table, de mélanger graphisme, textiles et technologie au sein du même projet. » Nipa Doshi souligne alors une chose, que l’on vit quand on va en Inde et qui est fondamentale. C’est effectivement la place importante accordée au rituel liée à une religion hindouiste très présente. L’écriture indienne se manifeste aussi par une forte tendance à l’association, superposition des matériaux et des couleurs. J’ai la vision de ces femmes en saree ou le chudidar, (sorte de tunique, pantalon ample et châle) que j’ai croisé à Bangalore. Cette écriture indienne est ici élément de culture. Le langage des matières (très souvent textiles) et des couleurs est l’élément culturelle visuelle le plus fort quand on se rend en Inde. Pour comprendre cette relation à la couleur, il faut savoir que chacune d’entre elle possède sa tradition, son contenu affectif et sa propre signification. La superposition se veut donc un lan-
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gage riche, personnel et révélateur d’un vrai savoir-faire, savoirdire mais surtout savoir-ressentir. Ces éléments très symbolique de la culture indienne font partie intégrante de l’ « être » Nipa. Son besoin de faire, dont le studio en a fait une part essentielle du projet, résulte d’une sensibilité directe et relation aux choses qui sont celles de Nipa. Elle exprimait lors d’un entretien pour Intramuros, « Nous avançons dans deux mondes différents, ce qui est encore vrai aujourd’hui, même si nous travaillons main dans la main. Ma vision est beaucoup plus bidimensionnelle. Pour moi, passer de l’idée à l’identité d’un produit relève toujours d’un véritable casse-tête. » Ce rapport bidimensionnelle lui est finalement inné, directement lié à la superposition des textiles que j’évoquais précédemment. Parce que la culture est intiment liée à des façons de faire et de percevoir le monde, elle s’inscrit naturellement dans une démarche de création, qu’elle déforme, ré-adapte pour créer une forme de nouveauté certes, mais surtout une forme d’inattendu que soulignait Edouard Glissant. Mais c’est aussi parce que Jonathan Levien, formé en post diplôme au studio de Ross Lovegroove, « apprendra à accepter un design pensé sans catégorie », que ces déformations sont possibles. Car il est une chose d’être saisi par la culture presque séculaire d’une terre, mais aussi une autre qui est une culture du projet qui se construit au fur et à mesure des rencontres et des projets. Jonathan rappelait que « nous développons des concepts individuellement jusqu’au moment fatidique où l’un s’invite chez l’autre. » La différence des approches, les influences se nourrissent pour rendre viable le projet. Avec un vrai désir et un vrai souci de tendre à la perfection. La perfection n’est pas ici celle d’un « zéro défaut », que prônera la révolution industrielle avec sa production mécanisée, mais la limite maximale de déformation du processus créatif pour générer des choses nouvelles. Il s’agit surtout de rendre perceptible ce que le monde contemporain, la mondialisation et l’américanisation des modes de vie ont tenté d’estomper : d’autres richesses culturelles, d’autres richesses esthétiques, scénaristiques, mais aussi techniques dont la création ( et surtout la création en design d’objet et design industriel ) peut se saisir. Eveiller des discussions, et rendre tout simplement la création, atout majeur des hommes, vivant et vivable.
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Dominique Wolton disait que « il faut admettre tout simplement que la tradition n’est pas un obstacle à la modernité(…), mais une chance ». Il me semble que c’est ce dont il est question : la chance que chacun puisse « être », en tant qu’action dynamique, avec des choix, des opinions. (cf. Das Hauss, Kali, Day Bed)
Le design est une façon de parler de la vie Ettore Sottsass était l’un des premiers designers à penser le projet de design comme une « façon de parler de la vie », enlevé des tous ses oripeaux qui l’avait confiné dans une approche consommatrice et passive. Il en brossait l’illustration parfaite, dans les années soixante, quand il s’associa à la firme italienne Olivetti pour qui il dessina la Valentina (1968), une machine à écrire portative dans laquelle il injectait une image « pop » et sexy à un objet pourtant très répandue à l’époque de sa présentation, mais qui ne jouissait d’aucune personnalité. D’aucune âme. Les Doshi Levien s’inscrivent, par les objets et projets d’aménagement qu’ils proposent, dans cette dynamique. Malgré une ouverture internationale, ces derniers ont su faire des choix singuliers au travers des typologies d’objets qu’ils proposent, avec une constante qui a été celle de Sottsass, c’est-à-dire d’ancrer le projet dans un ensemble plus vaste qui est la vie. J’évoquais dans ma première sous-partie Dominique Wolton, qui préfigurait la tradition comme étant une chance pour la modernité. Il me semble que les objets « Doshi Levien » sont imprégnés de cette idée : il s’agit de challenger la notion même de modernité, que l’industrie à longtemps vu comme quelque chose
6 op citée en 4 7 L’histoire du design est indissociable de celle de la révolution industrielle. Avec la production mécanisée, commence une nouvelle histoire de l’environnement humain,
écrite par le industriels et non plus uniquement par les artisans et les artistes. Des Balbutiements de la machine à vapeur aux premiers gratte-ciel, elle se développe en prenant appui sur l’innovation technologique. (www. ensci.com, histoire du design, aux origines de la production de série)
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de grand public, donc lisse, « simple », presque « cheap » et pour moi fondamentalement sans vie. On fait du « faussement beau » mais immuablement cheap, en quantité massive, demandant à tout le monde de consommer sans s’arrêter. Ce modèle, a, en effet, contribué et amélioré des modes vies, mais de l’autre il a anéanti toutes possibilités de faire autrement. C’est à dire du sincère, du qualitatif. Doshi Levien apportent selon moi des réponses face à cette frustration que j’observe et analyse face à l’industrie et la production d’objets, depuis un certain temps. Ils sont, pour moi, réponses à la manière dont l’industriel peut influencer l’environnement domestique.
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Paper Planes, Kali, Capo, My Beautiful Backside, My World, Gabari sont autant de projets qui prônent une valeur essentielle et réelle chez les Indiens : l’hospitalité. Vous pouvez être accueillis par des familles qui n’ont rien et pourtant vous donneront tout ce qu’ils peuvent, car l’étranger est roi. Il est ouverture et lien au monde. Cette quête de l’hospitalité est avant tout une valeur humaine, mais qui là encore vient déformer, enrichir l’industriel. Les objets qui naissent de la rencontre entre rationalité/frénésie du monde occidental industriel et souffle de vie/méditation propre à la philosophie orientale, sont avant tout des émotions, des histoires où « le raffinement des détails vient servir une abstraction non feinte des structures. » Ces objets disent « assieds-toi confortablement » (Paper Planes), « prends ce dont tu as besoin » (Kali), « détens-toi » (My Beautiful backside), « touche ! » (Gabari), « souviens-toi » (My World & Eating). Ils sont des projections, des fragments de vies passées à l’indienne qui une fois placés dans le moule à injection plastique, dans les mains de l’artisane et de la tisseuse, dans les industries textiles de Moroso, et « imprimées » par les motifs et le vécu de Nipa, par l’appréhension et la connaissance des matériaux, mais aussi leur appréciation physique de Jonathan, deviennent de véritables témoignages, de véritables expériences à vivre. Narratives et pourtant abstraites, romantiques, mélancoliques. Considérablement vivants, vivables. Humains.
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9 Stéphane Vial, Court traité du design, éd. travaux pratiques, 2012, page 45.
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Designers are story-listenners then story-tellers. L’analyse des ces designers me confirme bien ce que je pensais. La culture, à l’égal d’une commande ou d’un matériau, est une porte d’entrée pour concevoir du projet. Elle permet alors de se maintenir en marge d’un système économique et productif que Jean Beaudillard déplorait dans La société de consommation. Parce que la culture est un sens casi inné qui parle de chacun, d’un vécu, avec le coeur, les créations proposées s’épaississent dans la narration qu’elles proposent, dans l’esthétique qu’elles ramènent, mais surtout dans la perception du monde qu’elles nous proposent. Les Doshi Levien dont l’approche est beaucoup plus industrielle que les autres tendent à satisfaire le rêve de Pesce et de Sottsass qui voulaient que l’industrie soit une véritable « chance créative » pour le designer. Si il est donc possible de faire perdurer une identité culturelle dans l’offre d’un produit industriel, la culture propose d’autre alternative en terme de positionnement du designer. Face à l’histoire culturelle d’une terre qui lui est propre, le mot design ne se limite plus à une question du beau. Il devient débat, discussion, intérêt. Il pose alors question sur ce que nous sommes nous en tant qu’hommes face à notre histoire. Une histoire des hommes et des civilisations qui demeurent complexes, mais dont certains designers, et là je pense aux Formafantasma ou encore aux frères Campana ont eu le courage et l’audace de pointer du doigt. Car si le design baigne dans une hégémonie constante, il convient de rappeler que celle-ci ne dépeint qu’une partie du monde.
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Dans certains cas, le design pose justement la question du « Et le reste ? ». Car, malgré mon éloge du reste, il convient de rappeler qu’il n’est, en tout cas pour le moment, pas la matière première en design. Système économique oblige me direz-vous. Et je le comprends. Comme le soulignait, à juste titre, le philosophe français Stéphane Vial, « aucune activité ne cristallise à ce point une telle ambivalence politique dans sa définition même. Etre socialiste et capitaliste à la fois, voilà ce qui est demandé au designer. » Les Campana, que je nommais « juges de l’histoire », malgré une démarche complètement décalée sont aujourd’hui produits et édités par des industries tels que Edra ou Louis Vuitton, alors que l’esthétique proposée se voulait témoin et hommage à ce que tous considéraient comme « laid » et « sale ». On pourrait alors penser que cette approche, stimulée par une histoire vécue, ne
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trouve finalement pas retentissement sur la terre d’origine. Malgré une « Banquete Chair » et une « Favela chair », la situation au Brésil n’a que très peu changé, peut être même empirée avec les derniers mondiaux du football. Il s’agit, selon moi, d’une question de tempérament, et de volonté personnelle. Celui qui habite et vie intensément sa culture et son histoire ne se laisse pas immerger. Brynjar en fait la démonstration simple. Selon de bonnes sources, ses objets « The Silent Village » ne se seraient pas vendus en masse. Peut-être trop enfermé dans son monde ? Trop chers ? Les réponses sont à mon avis nombreuses. Une chose qui est sûre, et qui à mon avis fonctionne dans tous les exemples analysés, c’est que le projet en design à la capacité de mettre en lumière certaines choses, de reconsidérer certaines terres, pour au moins s’y intéresser plus longuement. Enfin, l’autre qualité qui me semble primordiale à travers ce voyage au sein de « matières culturelles », c’est ce sentiment de vie qui jaillit de ces créations. Sentiment de vie qui atteste bien de notre qualité d’Homme. Je conclurais ma réflexion avec un propos d’Andréa Branzi qui dit : « les rêves sont la seule façon d’imaginer un monde différent, meilleur, qui n’existera encore, mais dont il est possible d’entrevoir les premiers signes, les premiers objets. » C’est ce dont il est question à travers ces approches : d’entrevoir d’autres possibles.
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je suis l’un et l’autre, tu es l’un et l’autre
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A l’heure où il est question de troisième révolution industrielle, engendrée par l’internet, les innovations numériques et à leur démocratisation, la mondialisation ne consiste plus seulement à devoir suivre un schéma prédéfini et identique. Elle permet aussi de rendre accessible, au plus grand nombre, les richesses souvent oubliées. Un paradoxe qui m’interpelle et que j’ai tenté de comprendre à travers ce quatrième et dernier chapitre. Se dirige-t-on vers une mondialisation des cultures ? Est-il possible d’ « être soi » dans un contexte qui tend à homogénéiser notre façon d’être ? Jeremy Rifkin, dans La troisième révolution industrielle, parle volontiers d’une « ère coopérative » à l’aube d’une troisième révolution industrielle. Le recours à l’Internet fait, selon lui, partie des cinq piliers à l’origine de cette nouvelle ère. Une thèse appuyée par le journaliste et rédacteur en chef de Wired, Chris Anderson, dans Maker, la nouvelle révolution industrielle. Pour lui, la démocratisation des outils de production, les logiciels et matériels en open source, rendus possible par l’internet, renouvellent le monde. Est-il possible de générer des ponts entre la révolution numérique, traditionnellement attitrée « troisième révolution industrielle », et les cultures locales qui sous-tendent l’idée d’héritages culturels ? Est-il donc possible de faire perdurer une identité culturelle dans l’offre d’un produit industriel ?
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De la mondialisation à l’émergence des héritages culturels
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in Dominique Wolton, « Pas de mondialisation sans respect des diversités culturelles », colloque de OUAGA, &-4 juin 2004.
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« La mondialisation est aujourd’hui une réalité bien installée, qui emporte hommes, sociétés et cultures. » Ses apports, s’ils sont multiples, posent la question de la place d’un héritage culturel. Car, quand il s’agit de s’intéresser respectivement à la signification des mots mondialisation et héritage (culturel), nous nous rendons bien compte qu’ils diffèrent. Le premier célèbre l’ouverture, le décloisonnement, tandis que le second évoque le cloisonnement, la présence d’un contexte (historique) propre et singulier pour exister et perdurer. La mondialisation s’est présenté, idéologiquement et symboliquement, comme un processus d’interconnexion entre les différents pôles du monde, conduisant à un brasage des cultures. Cependant, dans notre société économique actuelle, les différentes cultures ont plutôt tendance à mourir ou se dissoudre. Nous croyions que la mondialisation nous permettrait d’avoir accès à une plus grande connaissance de l’autre, mais, le monde est devenu plus petit. Les distances physiques se sont effacées. L’invention de la machine à vapeur embarquée sur des locomotives et des steamers a cassé les systèmes anciens reposant sur la quasi-autarcie des modes de vie et de production. En un demisiècle, le monde s’est couvert de chemin de fer et le train a ouvert d’immenses territoires au commerce, à la circulation des hommes et des marchandises. Ces inventions qui s’inscrivent dans la révolution industrielle ont donc considérablement changé le rapport au monde de chaque territoire. Cette révolution va « produire et livrer à des prix défiants toute concurrence des biens de consommation de masse, bouleversant les systèmes économiques, là encore, quasi autarciques, laissant (en marge) les populations les plus démunies, obligeant les artisans et paysans ruinés à migrer vers la ville, où coupés de leurs racines, ils devenaient progressivement acculturés. ». Ce qui va donc naitre plus tard ne ressemble en rien au « village global » qui était le rêve des années soixante. A l’inverse, c’est selon Dominique Wolton, un monde où il n’y a « ni compréhension entre hommes, ni plaisir à être ensemble ». « Si le monde est visible, il n’en est pas plus compréhensible » le faisait-il remarquer, car en réalité, cet « autre » qui a été un inconnu à nos yeux, est aujourd’hui, encore plus, un inconnu. Mais, cette mondialisation qui agit comme un rouleau compresseur et cherche à universaliser tous les modèles de vie existants,
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3 in Dominique Wolton, Culture: le refoulé de l’Europe, Revue Hermès n°23-24, 1999
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jusqu’à imprégner les cultures les plus reculées, conduira inéluctablement à un effet inverse. Une explosion de diversités qui se recombineront sans cesse dans un cosmopolitisme généralisé et incessant. La mondialisation se transforme en un formidable tremplin pour que les cultures oubliées et éloignées, dans la mesure où elles vont sortir de leur cocon et s’exposer aux yeux du monde. En effet, « plus les modes de vie se ressemblent, plus les autres dimensions de la culture prennent de l’importance, car la culture est autant un mouvement d’affirmation de ressemblances, que d’affirmation des différences. » C’est d’ailleurs ce qui s’est passé pour la culture créole, notamment avec la langue créole qui est devenue à la fois un élément de différenciation vis-à-vis des anciens colons, mais aussi un élément de ressemblances et d’affirmation identitaire pour les descendants d’esclave. Ce qui ressurgit et fait un pied-de-nez à la mondialisation, c’est une extraordinaire différence culturelle occultée par un modèle occidental (américanisé) grandissant, qui pensait que pour maintenir l’équilibre et la paix dans le monde, il fallait en quelque sorte imposer un modèle de vie. Une culture occidentale et américanisée comme seul modèle d’identification possible et l’aune selon laquelle s’évalue la valeur de chacune. Une culture administrée comme une jauge pour maximiser les « égalités ».
« On refuse d’admettre le fait même de la diversité culturelle; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit » Claude Lévi-Strauss Race et histoire, 1952
Le phénomène de mondialisation est naturellement lié à l’industrialisation. Ce dernier en a été l’origine. Grâce aux productions de masse, le mythe de l’industrialisation était d’ « instruire » plus facilement des populations rurales et isolées qui viennent s’installer dans la ville moderne. Des populations qui revendiquent une
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certaine culture, mais qui n’en ont pas forcément toutes les clefs. Le processus de mondialisation naît donc dans un but « humaniste », mais deviendra rapidement un but économique. Elle tend à homogénéiser toutes sortes de cultures pour avoir une même culture globalisée, et donc une même société globalisée, qui réagirait aux mêmes simulations. Ainsi, l’industrie d la consommation n’a plus besoin de s’adapter, c’est la culture qui s’adapte à elle, quitte à s’oublier. Les textes de Bernays, neveu de Freud, constituent un véritable manuel des « relations publiques », à travers lesquels il fait une démonstration saisissante de cette réflexion précédemment présentée.
« la manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays » Bernays Cette industrialisation est naturellement liée à une pratique de design. L’industrie en est même l’outil premier. Le mythe fut le même avec le design, qui à l’origine, se veut ouverture, grande échelle, tout publique, et disponibilité. Avec comme slogan « égalité entre les consommateurs ». Si des personnalités comme Thonet (et sa chaise en bois courbés) ont illustré parfaitement cette pensée, elle est aujourd’hui biaisée par le pouvoir économique et l’industrie même. Comme la mondialisation des cultures, ce qu’a été en grande partie l’industrialisation, c’est un moyen d’imposer un modèle qui se veut « juste ». Mais si elle avait pu s’arrêter que là … non. L’industrialisation s’est transformée en un autel à la consommation. Frénétiquement, passivement, ce modèle s’est imposé, sans même regarder les contextes, les territoires, les cultures sur lesquels il s’installait. Au détriment des valeurs de ceux qui y vivaient. Au détriment de ce qui faisait les spécificités de ces terres et de ces peuples. Jean Beaudrillard, dès les années soixante-dix, année de première parution de son ouvrage La société de consommation, déplorait les ravages que causait et causerait l’hymne à la consommation.
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Un peu plus tôt, Guy Debord abordait aussi ses réflexions dans La société du spectacle.
« Au lieu d’égaliser les chances et d’apaiser la compétition sociale (économique, statutaire), le procès de consommation rend plus violente, plus aiguë la concurrence sous toutes ses formes. Avec la consommation, nous sommes enfin seulement dans une société de concurrence généralisée, totalitaire, qui joue à tous les niveaux, économique, savoir, désir, corps, signes et pulsions, toutes choses désormais produites comme valeur d’échange dans un processus incessant de différenciation et de surdifférenciation. » Jean Beaudrillard La société de consommation 1970 Ce tableau pessimiste, qui est aussi celui dressé par Dominique Wolton, est aussi le mien. Mais si la mondialisation creuse des fossés, j’ai envie de croire qu’elle peut être à l’origine de ce qu’elle avait promis: une chance créative pour les cultures oubliées. Un point de rencontre et de discussion. Il en est de même pour l’industrialisation, qui inéluctablement, sera ramenée à se redéfinir quand les cultures locales émergeront et saisiront ce système faussement global. J’ai envie de croire que l’égalité, en design, ou en économie, n’est pas l’imposition d’un modèle. Que l’égalité n’est pas cette démonstration. Que l’égalité est d’abord une discussion, une entente voire même « une cohabitation » lorsque l’on parle de territoires et d’humains.
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Une mondialisation « tout-monde »
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Edouard Glissant, interview « La créolisation » datée de 2005, propos recueillis par Frédéric Joignot, in Le Monde
1997 marque dans la pensée de Glissant l’apparition d’un nouveau concept, celui du Tout-monde, qui fait l’objet à la fois d’un roman et d’un essai - savamment mêlés, comme on pouvait s’y attendre. Ce nouveau néologisme n’est pas une fantaisie, loin de là, puisqu’à lui seul, il opère la synthèse de tout l’infléchissement de cette pensée depuis le tournant des années quatre-vingt dix, où l’écrivain s’attache à penser l’interpénétration des cultures et des imaginaires. Le Tout-monde désigne ce faisant la coprésence nouvelle des êtres et des choses, l’état de mondialité dans lequel règne la Relation.
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Edouard Glissant avait soutenu l’idée que l’Europe devenait créole. C’est-à-dire une Europe hybride et inattendue, où convergent des identités venues d’horizons différents. On pourrait d’emblée y voir un paradoxe, dans la mesure où l’Europe que l’on connaît, est à l’image de la mondialisation évoquée précédemment. Pourtant, si d’une certaine mesure, l’Europe évoque l’idée d’homogénéisations (notamment législatives), en faisant un zoom sur les terres qui la composent, elle se caractérise aussi comme une fragmentation, et une diversification des formes d’expressions qui se développent par le « métissage ». « Oui, l’Europe se créolise. Elle devient un archipel. Elle possède plusieurs langues et littératures très riches, qui s’influencent et s’interpénètrent, tous les étudiants les apprennent, en possèdent plusieurs, et pas seulement l’anglais. Et puis l’Europe abrite plusieurs sortes d’îles régionales, de plus en plus vivantes, de plus en plus présentes au monde, comme l’île catalane, ou basque, ou même bretonne. Sans compter la présence de populations venues d’Afrique, du Maghreb, des Caraïbes, chacune riche de cultures centenaires ou millénaires, certaines se refermant sur elles-mêmes, d’autres se créolisant à toute allure comme les jeunes Beurs des banlieues ou les Antillais. Cette présence d’espaces insulaires dans un archipel qui serait l’Europe rend les notions de frontières intra-européennes de plus en plus floues. » En effet, les identités ne se cantonnent plus à leur terre de naissance. Sans pour autant se perdre dans ce que craignait Césaire, c’est-à-dire une dilution de notre identité dans l’Autre anciennement colon, les identités se déconstruisent pour bâtir ensemble « L’Être harmonieux du monde », qui prend en considération le fait qu’ « il n’y a pas de mondialisation sans respect de l’Autre ». Ainsi, la créolité se présente comme la réponse que cherche Dominique Wolton, cette cohabitation des opposés, pour exprimer la possibilité de vivre et préserver harmonieusement et consciemment le Divers du monde. Le processus mis en place est une forme de créolisation, mais ce qui en résulte est ce que Glissant appelle le « Tout-monde » Quel que soit l’endroit où l’on se trouve, et quelque soit notre origine, nous sommes aujourd’hui forcé de tenir compte des autres cultures, des autres langues, des autres positions, des autres traditions. Nous avons quitté les anciens absolus.
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« Pour la première fois, les cultures humaines en leur semi-totalité sont entièrement et simultanément mises en contact et en effervescence de réaction les une avec les autres. » Edouard Glissant Traité du tout-monde 1997 « L’autre restait un objet ethnologique. En cinquante ans, l’Autre est devenu une réalité sociologique » Dominique Wolton L’autre mondialisation 2003 Cette mondialisation « tout-monde » est le versant positif qui pourrait être celui de la mondialisation que l’on connait. Elle est en quelque sorte déjà amorcée, quand des écoles métropolitaines, offrent la possibilité à des étudiants d’horizons différents, d’échanger et de créer ensemble, ou même quand une convention constitue l’Espace Schengen. Ces libres circulations sont autant des ouvertures que des portes d’entrée créatives, si on les associe au design. Cette mondialisation transforme chaque Homme, en « Identité-Relation » ou « Identité-Rizhome » comme l’appelait Gilles Deleuze. Il ne s’agit pas bien sûr de mettre de côté qui on est et ce que l’histoire culturelle de nos terres ont fait de nous. Loin de là, cette histoire culturelle est la base, la possibilité d’une rencontre avec une autre Identité. En saisissant la chance d’ouverture et de possibilité d’ouverture que propose la mondialisation, l’identité n’est plus renfermée sur elle même. Elle se place au « carrefour de soi et des Autres » pour reprendre les mots qui sont ceux de Glissant. La mondialisation « tout-monde » est la définition même de la mondialisation culturelle. Celle qui trouve son origine ancienne chez les stoïciens qui affirmaient que « les hommes sont citoyens d’une polis étendue à l’univers tout entier, (le Kosmos). ». Elle offre une vision de l’humanité non pas fondée sur un plus petit dénominateur commun abstrait (l’être humain), mais sur une prise en compte de la pluralité ( culturelle, linguistique, etc…) qui la caractérise de fait.
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Cette pluralité devient donc une condition. En somme, si il y a mondialisation, elle parle implicitement, à un moment donné, de pluralité, de « diversalisme » pour reprendre les termes d’Eloge de la créolité. Il est donc possible de vivre une mondialisation en préservant harmonieusement et consciemment l’idée du Divers du monde.
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L’espace Schengen comprend les territoires des 26 États européens qui ont mis en œuvre l’accord de Schengen et la convention de Schengen signés à Schengen (Luxembourg), en 1985 et 1990. L’espace Schengen fonctionne comme un espace unique en matière de voyages internationaux et de contrôles frontaliers pour les voyages sans contrôle des frontières internes.
Éloge de la créolité a été publié en 1989. Chamoiseau est un des signataires, avec Jean Barnabé et Raphaël Confiant. Ce livre est considéré comme étant le manifeste de la créolité et s’arrête particulièrement au concept de l’identité et de sa relation à l’esthétique.
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« Mais personne n’avait prévu cette troisième mondialisation, culturelle, qui en réaction à la standardisation veut préserver les identités nationales et locales. D’accord pour participer à cette mondialisation réduite finalement à l’économie, mais à condition de préserver la diversité culturelle ! » Dominique Wolton L’épreuve de la diversité culturelle 2008 La notion de diversité culturelle au sein d’un processus de création d’objets industriels avait été l’un des combats des radicaux italiens. Les trente glorieuses ont été des années riches qui ont permis de transposer et d’exploiter l’effort de la guerre - nouveaux matériaux notamment - pour concevoir de nouveaux objets pour l’industrie. Le point de départ n’était pas dénué de sens, bien au contraire, car c’était l’occasion de repousser les champs des possibles, de reconfigurer un monde dont l’image avait été anéantie par les guerres. La démarche des radicaux italiens, dont les tenants sont Branzi, Sottsass, Mendini pour n’évoquer qu’eux, est intéressante quand ils décident de s’emparer de ce phénomène d’industrialisation, auquel se couple la consommation, qui à ce moment de l’histoire, n’est pas encore excessive. A ce titre, Andréa Branzi voyait en cette période une « chance créative ». La ville moderne que va dessiner l’industrialisation sort du schéma de la ville historique pour se baser sur un principe stimulant pour les radicaux : la diversification dans l’offre du produit qui oblige à redéfinir les usages, les comportements, les matériaux et même les typologies d’objets. Ce que tout cela sous-entend, c’est qu’après une période de guerre, la question qui se pose est la même que je posais lors de l’écriture de mon introduction, et qui est celle qui dessine la culture créole : « Qui « sommes-nous » devenus dans ce nouveau monde ? » Dans le cas des radicaux italiens, il s’agit de comprendre comment il est dorénavant possible d’ « être » dans ce nouveau monde que dessinent l’après guerre et l’industrialisation. Parce que la guerre est une époque douloureuse et de restriction, chaque individu et consommateur voit à travers cette « modernité », le moyen de devenir acteur de son destin, par exten-
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sion des « consommacteurs ». Consommer prend donc, à ce moment de l’histoire, une signification autre que le simple concept de besoin : c’est être libre, et défendre ses propres idéaux, dans un contexte où l’on a longtemps été obligé de correspondre à des idéologies communes.
Cette volonté d’être libre, même si elle n’est pas explicitée par les radicaux, revient à parler d’identité. « Ce que je suis personnellement », moi comme personnalité propre dans un espace plus grand qui est le monde. Etymologiquement, l’identité désigne à la fois l’unicité (ce qui fait qu’une personne est ce qu’elle est et pas une autre) et la similitude (du latin identités, idem, le même). Elle se construit donc dans un mouvement à double sens, d’altérité et d’unification. Affirmation de la différence, et de reconnaissance par l’autre de cette différence, et dans le même temps, d’unification interne, d’un travail sur lui-même par lequel des individus partagent des valeurs communes, et donc créent une culture. Les objets (même issus d’une production industrielle), parlent aussi de ce double mouvement. On les achète parce qu’on peut volontiers les considérer comme uniques, ou du moins en adéquation avec ce qui fait « mon » unicité et me diffère des autres mais aussi par lequel les autres reconnaissent ma différence. Et parce que ces objets sont issus d’une production plus grande (souvent une production sérielle), on accepte le fait que certaines des valeurs qu’ils représentent soient partagés par un groupe (culturel). A l’image de l’identité, les objets se préfigurent pleinement comme des éléments à part entière qui constituent, cimentent une culture.
Pour illustrer ce propos, je prends ma propre situation comme exemple : mon histoire personnelle m’inscrit dans une culture qui est la culture créole guadeloupéenne. Je vis donc ce sentiment d’unicité à travers des expériences très simples, notamment cette affinité très naturelle que je tisse avec le métier d’artisan vannier, et à travers laquelle tout le monde me reconnaît et m’accepte. Mais je partage aussi d’autres valeurs, des principes de vie qui sont liés à mon éducation antillaise, créole, partagée par toute une communauté avec laquelle j’ai construit ma culture. Mais cette dernière, comme je l’ai souvent rappelé, est mouvante. Et par conséquent, mes nombreux voyages, et ma scolarité pari-
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sienne m’ont aussi forgé et enrichi. Si je dois aujourd’hui me présenter à travers des objets, ils seront la symbiose de toutes mes expériences passées, celles qui m’ancrent dans ma culture créole et qui font une grande partie de mon identité, mais aussi celles qui parlent de mes déplacements et de ce nouveau rapport au monde que j’ai, depuis mon arrivée à Paris. En ce sens, mes objets sont la définition même de mon « être », en tant qu’entité à part entière et s’inscrivant de ce « tout-monde ». Ils seront, pour certains, issus d’une production industrielle, mais c’est parce qu’ils m’évoqueront une forme de diversité culturelle qu’ils peupleront mon paysage domestique. Comme pour autant que j’adore le Coca-cola ne m’empêche pas de consommer un Kanasao. Ils sont deux produits de consommation industriels mais qui placent la diversité culturelle au centre des attentions, afin que chacun puisse se retrouver dans ce qu’il consomme. Ce qui se passe dans l’industrie alimentaire devrait finalement pouvoir émerger dans une production industrielle d’objets et de produits.
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La diversité culturelle devient alors condition de l’industrialisation. Elle permettrait ainsi à l’homme de sortir de cette illusion de liberté, cette « fausse conscience » qu’occulte le culte du productivisme et l’engendrement permanent par les forces du marché, qui par de « faux besoins », assurent à une part croissante de la population des conditions de vie supportables, voire « agréables » alors que les principes fondamentaux qui constituent l’Homme ne sont pas pris en compte, comme le soulignait assez justement Herbert Marcuse dans L’homme unidimensionnel. Les moteurs de l’industrialisation doivent être les vecteurs d’une réelle démocratisation et démocratie. En somme, offrir l’opportunité d’ « être soi ». Contribuer à la diversité du monde parce que c’est principalement elle qui l’enrichit.
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La synthèse est tirée de Les Essentiels d’Hermès, La diversité culturelle, CNRS éditions, 2013
le Kanasao est une boisson énergétique naturelle à base de canne à sucre. Elle l’est l’une des merveilleuse invention de l’industrie antillaise, qui parle avec beaucoup de finesse et d’ambition, ce qu’est la culture créole, qui rappelez-vous nait tout d’abord de ces plantations de canne à sucre.
Certains termes sont issus de Rétrolecture 1968 : «L’Homme unidimensionnel», par Stéphane Legrand
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Un nouvel acteur : un « maker créole » pour une nouvelle histoire de la culture créole
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in Dominique Wolton, « Les Outre-Mers, une chance pour la france et l’Europe », La France et les Outre-Mers : l’enjeu multiculturel, Hermès n° 32-33, 2002
A travers son ouvrage Makers - la nouvelle révolution industrielle, Chris Anderson, véritable star aux Etats-Unis, rédacteur en chef de Wired et du best-seller mondial « La Longue Traîne », fait une apologie pragmatique du mouvement maker dynamisé par la démocratisation des outils de production, telles que les imprimantes 3D, les découpeuses laser, les logiciels et matériels open source grâce à l’Internet, pour fabriquer chez soi son nouveau propre paysage domestique.
Louis Guillaume Otto , dans une lettre, expliquait qu’ un tel phénomène était en cours en France (les révolutions étaient très à la mode à cette époque).
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« Les Outre-mers sont une chance pour la France, parce qu’ils sont une ouverture à partir des trois aires culturelles de l’Océan Atlantique ( avec les Antilles, la Guyane, Saint-Pierre et Miquelon); de l’Océan Indien (avec la réunion et mayotte); de l’Océan Pacifique (avec la Nouvelle Calédonie, Wallis et Futuna et la Polynésie française). Ils permettent aussi de sortir de l’ « européocentrisme » dominant depuis un demi-siècle, et surtout de vivre, en grandeur nature le défi du multiculturalisme. » Dominique Wolton Les Outre-mers, une chance pour l’Europe
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L’histoire créole, comme j’ai tenté de vous la présenter, est une histoire complexe. A travers cette complexité qui est richesse, elle nous parle de modernité, de mouvements, de mouvances. Et ces qualités sont aussi celles qui dessinent l’Autre mondialisation, celles qui « au delà des marchés, des économies, et des nouveaux rapports de force doivent au contraire organiser le dialogue des cultures et des civilisations. » La culture créole, pour celle que j’ai connue, associée à la Guadeloupe, parle fondamentalement d’ouverture sur le monde. Liée à l’histoire de la France, il convient aussi d’associer la culture à l’histoire de l’Europe et à l’histoire du monde. Contrairement à ce que beaucoup pensent, et les premiers sont les Antillais, ces territoires qui constituent l’Outre-Mers ne sont pas les « reliques du passé », des « confettis de l’histoire coloniale ». Elles sont avant tout, révélateurs des principales questions que pose la mondialisation qui se dessine aujourd’hui. Une mondialisation basée sur la communication et le dialogue, et qui est aussi, selon Chris Anderson, la « troisième révolution industrielle » dynamisée et rendu possible grâce l’internet, l’informatique, la communication et l’émergence de nouveaux outils de production. Cette vision d’une nouvelle mondialisation et d’une troisième révolution industrielle est une donnée capitale pour l’écriture et l’inscription de la culture créole dans un projet de design. Si la révolution industrielle, terme qui apparaîtra pour la première en 1799 dans une lettre d’un diplomate français Louis-Guillaume Otto, se réfère à « une série de technologies qui ont considérablement amplifié la productivité des gens, transformant aussi la longévité et la qualité de vie des individus que l’environnement et l’effectif man sé yonn é lot, ou sé yonn é lot L’héritage culturel créole à l’épreuve de la mondialisation
15 in « La deuxième révolution industrielle », Chris Anderson, La nouvelle révolution industrielle, Pearson, 2012, pge 47 16 Le maker est celui qu’on appelle plus familièrement le un « bidouilleur » dont le sens aiguisée des nouvelles technologies le place comme un nouvel acteur au sein de la troisième révolution industrielle. La culture maker, de l’anglais make signifiant « fabriquer », est une culture (ou sous-culture) contemporaine constituant une branche de la culture Do it yourself (DIY) (qu’on peut traduire en français par « faites-le vous-même ») tournée vers la technologie. La communauté
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des makers (orfèvres) apprécie prendre part à des projets orientés ingénierie. Les domaines typiques de ces projets sont donc l’électronique, la robotique, l ‘impression 3D et l’usage des machines outils à commandes numériques (CNC) mais également des activités plus traditionnelles telles que la métallurgie, la menuiserie, les arts traditionnels et l’ artisanat. La culture met l’accent sur une utilisation innovante de la technologie et encourage à l’invention et au prototypage. Une attention toute particulière est mise sur l’apprentissage de compétences pratiques et l’application de ces dernières de manière créative. La culture maker est née aux États-Unis et a été popularisée en Europe plus tard.
17 in « La longue traine des choses », Chris Anderson, La nouvelle révolution industrielle, Pearson, 2012, pge 75
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des populations ». La troisième révolution s’enrichit d’un tout autre aspect capital, et bénéfique pour les cultures oubliées : « L’informatique et la communication deviennent des « multiplicateurs de force » et font pour les services ce que fait l’automatisation pour l’industrie ». Nous ne sommes plus simplement en train de vivre une révolution productive qui amplifie les forces humaines. La troisième révolution industrielle est aussi une révolution cérébrale, intellectuelle qui place l’Homme en tant qu’acteur premier dans ses relations, dans ce qu’il entreprend. Sa voix portée par les mises en réseaux possibles par l’internet offre la possibilité et la liberté de transformer, déformer, hybrider des systèmes de production mis en place par l’industrie. Si Chris Anderson appelle cette nouvelle force, associé à la machine, « le maker », je préfère rester vigilant quant à l’emploi de ce terme. Ce dernier, qui est à l’origine un savant bidouilleur, est avant tout pour moi un « Homme cultivé ». Un homme avec une histoire culturelle - et oui le terme me revient toujours - qui est, pense et agit aujourd’hui, parce qu’avant tout autre chose, il a été. Il est à la fois vous qui lisez ce mémoire, moi qui l’ai écrit, celui qui passe à côté de vous, etc. Il est donc une identité, « identité-rizhome » capable d’interagir avec le monde. Il est celui qui dit « la production de masse convient aux masses. Mais qu’est-ce qui vous convient à vous ? »
C’est peut-être en partant de cette phrase que le projet design se construit. La voix créole - voix que l’on a déjà bien évoquée comme outil créatif (chapitre 2) - devient un maillon de la modernité et d’une possible nouvelle histoire créole (une histoire qui continue, qui s’enrichit). Elle oblige la France et l’Europe à sortir d’elle-même, et à confronter leurs discours de l’universalité à la réalité historique et à la diversité culturelle. Appliquées au projet de design et à la question de l’industrie du reproductible qu’elles sous-tendent, la modernité et la fascination de l’objet en grande série sont aussi à reconsidérer, à repenser selon des bases nouvelles. Il s’agit d’analyser ce que l’on entend par faire du design, produire des objets, mais de surtout se confronter à un discours qui n’est pas celui de l’universalité aujourd’hui, mais plutôt du dialogue avec l’Autre. Si cet Autre est de manière man sé yonn é lot, ou sé yonn é lot L’héritage culturel créole à l’épreuve de la mondialisation
générale la France - La réalité historique créole nous oblige tout d’abord à se tourner et discuter avec la France - il est aussi toute entité culturelle différente dont la volonté et l’ambition sont celles de construire ensemble. Par leurs histoires, les Outre-mers sont à l’avant garde des enjeux du XXIème siècle. Ils sont des terrains privilégiés pour repenser une alternative politique, sociale et culturelle aux dégâts de l’ancienne mondialisation. Celle-ci passe alors par une restructuration politique, une revalorisation de savoir et d’être qui ne peuvent qu’être fertiles et utiles au monde, au-delà du simple cas des Antilles. Dominique Wolton voit en ce nouveau statut des Outre-mers l’idée de « poissons-pilote ». Cette illustration démontre très clairement la façon dont se transforment les relations entre Antilles et France mais aussi Antilles et le Monde. Elle suppose aussi l’idée de sortir, pour les acteurs ultra-marins, d’une « culpabilisation » et de la « réparation » qui leur a été si profitable depuis des générations, et de l’autre, des élites qui voient en les Outre-mers un vestige désuet de l’histoire coloniale. Peutêtre aussi sortir de ce rapport trop proche d’un système vieillissant, encore inspiré par les systèmes coloniaux, où l’apport d’un petit territoire, comme le sont les Antilles, se limite à l’exportation de fruits et de légumes, d’un exotisme très touristique, mais qui en aucun cas, parle des Antilles, et de sa richesse débordante et attestent de sa longue histoire. N’oublions pas que la culture créole (comme toute culture), c’est une terre, des sons, des couleurs, des habitudes, des façons d’être, de parler, de rire, d’interagir avec les autres. Elle accorde donc la qualité de « pays multiculturelle » à la France. Le design serait alors un merveilleux moyen de parler de cette richesse, mais d’une pierre deux coups, de garder cette histoire vive pour ne pas l’oublier. Et de dire, comme le soulignait Dominique Wolton, « Il y a une richesse d’expériences, d’histoires, de statuts avec ces ombres et ses lumières, indispensable pour penser l’avenir. (…) Il convient de prouver que l’Histoire avec ses erreurs et ses grandeurs peut devenir une chance. Que les outre-mers, ne sont pas une difficulté, mais un formidable atout pour tous » . Et que de la même façon, la France n’est pas une bouée de sauvetage, mais là aussi, une formidable chance pour nous. L’émergence d’un design créole devient alors un nouveau modèle de « penser l’histoire » et du futur.
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18 in Dominique Wolton, Internet et après ?, 1999
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Man sé yonn é lot, ou sé yonn é lot. Une phrase qui boucle tout naturellement quatre chapitres autour de la culture. Je suis l’un et l’autre, tu es l’un et l’autre. Celui qui te regarde, qui t’écoute, t’analyse pour te comprendre. Celui qui, intérieurement est attaché à une histoire créole, et en même temps se veut détaché pour composer, recomposer une nouvelle histoire, à l’image du monde moderne dans lequel nous évoluons. Cette maxime s’associe naturellement à l’homme - il est celui qui me fascine - et à son histoire complexe. L’illustration qu’elle propose pourrait être aussi celle de la mondialisation qui se préfigure. Une mondialisation qui ouvre les champs du possible, car elle tisse des liens entre des terres qui, sans toutes ces révolutions technologiques et techniques, n’auraient jamais été possibles. Mais lorsque l’on parle de révolution, il y en a une que l’on a tendance à oublier, ou bien que l’on n’avait pas prévu, et qui pourtant est « poto-mitan » pour le futur : la révolution humaine et intellectuelle. Dans cette nouvelle industrie qui se dessine, malgré une automatisation constante, c’est l’émergence de la voix qui m’intéresse. Une voix dont le son est marqué par l’histoire ouvre le dialogue. Dominique Wolton rappelait que « ce sont les machines qui se branchent, non les hommes ». L’illustration directe d’une non-homogénéisation possible sur le long terme quand il s’agit de parler de mondialisation et d’industrialisation, alors même que leur développement avait été possible par ce qui est mécanisé, informatisé. L’héritage culturel ne se démonte pas. Et pour cause, elle est la base de tout. Il nous met face à un paradoxe inattendu. Celui d’une mondialisation qui devait ouvrir le monde et qui se retrouve face à un défi politique inverse : le retour des identités. Il n’y aura donc pas de mondialisation, sans héritage culturel. L’homogénéisation perceptible est en réalité une surface complexe et riche, un dialogue entre l’un et l’autre. Une homogénéisation créole. Une mondialisation « tout-monde » avec pour le cas de l’histoire créole qui m’intéresse, un « maker » Ce « maker », associé à l’histoire créole, je le nommerai le « maker créole ». Il pourrait être moi puisque je suis issu de cette histoire que je vous ai conté durant quatre chapitres. C’est cet hybride, cette collision entre l’enfant créole et le designer qui parlera. Souvenez-vous. derrière cet hybride se cachait aussi une tisseuse dont l’ambition était de tisser un beau motif à ériger et transmettre fièrement. Et bien, nous y sommes.
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1 La loi Taubira, votée à l’unanimité par le Parlement en 2001, qualifie la traite négrière transatlantique, la traite dans l’océan Indien et l’esclavage perpétrés à partir du XVème siècle contre les populations africaines de « crime contre l’humanité ». Elle stipule que « les protagoniste scolaires (…) accorderont à la traite négrière et à l’esclavage la place conséquente qu’ils méritent. ».
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Il y a maintenant un an que j’ai fait le choix d’écrire Les mailles fertiles d’un créole, né d’un questionnement très personnel et fondamentale pour la suite de mes études et ma construction personnelle. Je dois avouer que si la motivation a toujours été là, la peur était elle aussi présente. Ce mémoire a été pour moi un révélateur, tant sur ma personne que sur les notions clés qu’il a fait émerger. Ma conception du design a elle aussi changé.
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Parler de « ce qui fait culture » me ramenait indéniablement à parler d’histoires. Histoires, car la culture en est une marée comme mes dessins ont pu l’illustrer au chapitre I « Kilti - des définitions, des approches philosophiques et des schémas comme protocole à suivre ». Elles donnent naissance à une communauté et révèlent les reliefs saisissants de sa terre. Culture, de son sens premier : « action de cultiver la terre » n’est finalement pas si éloigné de son sens figuré : « ce qui est acquis, homme cultivé, en opposition avec ce qui est nature, inné ». Cette dernière définition sous-tend l’idée que le fait d’être un homme cultivé n’est pas seulement accumuler un savoir. C’est aussi exercer et former son esprit (sa raison, son sens critique, sa sensibilité esthétique, etc). Ainsi, la culture, liée au sol et à la terre, est proche de la culture d’un homme. Dans les deux cas, elle est possible grâce à des outils labourant la terre, le sol, labourant nos terres intérieures (notre esprit, notre âme…), rendant la terre fertile, rendant « l’homme fertile ». Un homme fertile dont la pensée et le sens critique sont aiguisés. Un homme dont les singularités fondent l’identité. Mais cet « homme fertile » est surtout un homme qui s’affirme sans nier aucunes parties de ce qui le définit, entrant de ce fait, en relation avec les autres, avec le monde. Lorsque ces illustrations de la culture sont appliquées à l’histoire créole, elles mettent en avant une floraison de richesses créatives. Elle parle aux coeurs, aux esprits et aux âmes, et pourtant … ce qui fait ce qu’elle est aujourd’hui, c’est une histoire passée et chaloupée. Une histoire dont la reconnaissance officielle fut tardive: l’esclavage. Aujourd’hui, si l’esclavage est reconnu comme un crime contre l’Humanité, la blessure qu’elle a laissé dans les esprits des descendants de cette histoire demeure toujours vive.
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Face au monde, et plus particulièrement à la France, la Guadeloupe et sa communauté créole sont inéluctablement rappelées à ce passé, un malaise. Un malaise que, moi-même, j’ai ressenti durant mes années d’études dans les arts-appliqués, en Guadeloupe. Un malaise qui est progressivement devenu une incompréhension. Ernest Pépin disait qu’ « il est des mots que l’histoire a blessés et dont le sang ne coagule jamais. ». Pourtant, à travers cette immersion dans l’histoire créole, j’ai bien l’impression que le sang coagule. J’ai été, certes, bousculé par certaines trouvailles, mais la blessure ouverte qu’évoque l’histoire est, pour moi, une blessure qui se panse. J’ai donc envie de réajuster cette phrase de Pépin : il est des mots que l’histoire a blessés mais dont un « émail fertile » peut panser. L’histoire culturelle de la Guadeloupe, c’est trois siècles d’esclavage qui ont été douloureux mais aussi l’indice qu’il y avait une vie à (re)construire. Non pas construire en faisant table rase du passé, mais en se saisissant de ces « restes du passé » pour tisser une histoire nouvelle. Reconstruire une histoire dès 1848 avec ces hommes, ces femmes, et ces enfants anciennement esclaves, désormais nouveaux libres. Cependant, les prémisses de cette nouvelle histoire prennent racines aux confins des plantations où les esclaves n’ont pas attendu qu’on leur accordent la liberté pour « être » sur cette terre nouvelle qui était la Guadeloupe. La culture créole commence dès lors où l’esclavage sévit. De façon générale, il y a culture dès que des hommes se trouvent dans un espace « clos » avec lequel il faut interagir. La culture n’est pas que des choix personnels. D’ailleurs, les esclaves n’ont pas eu le choix. Ils n’ont pas acclimaté leur culture, liée à l’Afrique lointaine, aux Antilles. Ils ont fait au mieux avec les ressources qui leur étaient accessibles. Ils ont appris à jouer avec les contraintes et les potentialités qui étaient les leurs. Et parce qu’ils ont vécu repliés sur eux-mêmes, ils ont inventés des solutions qui leur ont été propres. Ils ont donc développé des attitudes, des façons de dire et de nommer les choses et d’interpréter le monde qui n’appartiennent qu’à eux.
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Et se dessine ainsi une culture. Une culture créole. Une culture qui parle indéniablement de vie. La culture créole est dansée et chantée avec le gwo-ka, foisonnement de langages avec le créole, construction d’une identité nouvelle avec la créolisation, écriture majestueuse avec Glissant, Pépin, Césaire et les autres. Elle place l’homme et ses émotions au coeur de ses préoccupations, parce que tout simplement la culture est ce qui fait de nous des hommes.
Les histoires créoles qui m’ont été racontées cimentent ma pensée. Si elles sont, chacune, très personnelles et dévoilées à bâtons rompus, c’est aussi pour monter les nuances variées de ceux dont j’ai croisé la route. Malgré tout, j’y ai trouvé un point de convergence : il est celui de l’amour de la vie. Ecrire pour vivre. Parler pour vivre. Créer pour vivre. Autant d’actions qui dissimulent une intention très claire : faire de l’histoire de l’esclavage, une histoire pleinement assumée.
2 Cette expression, qui n’arrive qu’à la fin du mémoire, rappelle la fin de la discussion que j’ai eu avec Gilda. Les mailles fertiles d’un créole parle aussi d’un « émail », lui aussi fertile. Une couche de protection vitreuse utilisée en céramique. Une couche qui protège l’histoire créole et qui la met en valeur.
être designer créole Conclusion
Un peu plus tôt, je mentionnais une « peur » qui accompagnait ces recherches sur mon histoire et ma culture. Une peur qui se justifiait par le fait que parler de l’esclavage me replaçait naturellement dans la peau de l’enfant créole que je suis. Pourtant, ce mémoire n’est nullement habité par une volonté de « réparation », de jugements. Tout cela appartient au passé. Ce qui m’intéresse, c’est ce que cette histoire passée pourrait être aujourd’hui dans un monde contemporain considérée comme « un tout monde » (vu durant mon chapitre 4. « An sé yonn é lot, ou sé yonn é lot - l’héritage culturel à l’épreuve de la mondialisation »). Un monde où les identités se révèlent et se préfigurent comme la troisième mondialisation. L’histoire créole fait donc partie de ce « tout-monde ». Elle n’est pas une relique du passé mais bien, par sa composition même, l’illustration parfaite de ce qu’il est possible de tisser avec d’Autres. Ces Autres, ils sont vous qui lisez ce mémoire. Celui qui à l’autre bout du monde, ne me connait pas. Celui avec qui j’ai commencé à tisser des affinités incroyables : Florian Dach Mais, pour le designer que j’aspire être, cet Autre est aussi l’industrie Si j’aspire à être designer demain, je sais que l’enfant créole que je suis à l’intérieur sera toujours présent. L’histoire qui me lie à la Guadeloupe est une histoire sans failles qui a commencé dès ma naissance : je suis guadeloupéen-français des Antilles. Je suis à la fois celui qui regarde la Guadeloupe comme un potentiel créatif évident mais aussi celui qui vit la Guadeloupe tous les jours, et même à huit mille kilomètres. L’approche des designers, dans mon chapitre III. « Matiè kiltirèl - Quand l’histoire culturelle devient un outil de conception », m’ont confirmé que la culture était identité. Qu’elle imprégnait nos veines, mais aussi l’encre déversée pour chaque croquis de projet. Des FormaFantasma à Doshi Levien, en passant par les Frères Campana ou encore Brynjar Siguroarson, les projets se saisissent naturellement de l’histoire culturelle de chacun. Elle déforme les contours du projet pour en proposer de nouvelles approches (politiques, esthétiques, narratives) mais elle tire aussi l’industrie vers un ailleurs inexploré:
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les mailles fertiles d’un créole Il est des mots que l’histoire a blessés mais dont un émail fertile peut panser.
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Une industrie qui n’est pas aseptisée, mais vivante. Une industrie qui célèbre les cultures (parfois oubliées). Une industrie qui comme la culture créole, redonne une place prépondérante à l’homme. Souvenez-vous. Les esclaves qui étaient considérés comme des marchandises, des homme-outils, sont devenus, des hommes libres, des hommes en vie. L’industrie qui se dessine, et pour laquelle je veux oeuvrer, part de ce schéma. Elles transforment les objets en choses vivantes. Non pas qu’ils auraient un coeur, mais, comme Etorre Sottsass l’avait souhaité, ces objets parleront de vie. Parce que ma culture est une culture qui célèbre la vie, les objets, les services, les points de départ de projets parleront aussi de vie. Gilda Gonfier me disait qu’elle avait besoin de sens pour être heureuse dans la vie. Elle n’avait pas tort. C’est parce que la culture agit comme poto-mitan dans nos intérieurs, que la vie a du sens. Elle nous accorde la parole libre. Une valeur, qui à mon avis, est à conserver précieusement. Car, malgré une tendance forte à la dématérialisation, les voix sonores sont encore là. Plus que jamais ! Cette voix sonore est aussi celle du designer.
3
Cette voix qui accompagne le projet de design est celle qui redéfinit la place du designer dans le système de production. Le passage d’un modèle vertical, centralisé et hiérarchisé à un modèle horizontal a redéfini la place de l’usager qui passe du statut de simple consommateur à celui de diffuseur-producteur. La production de biens immatériels (industrie musique, industrie des médias) nous le démontre assez justement. Mais si ce modèle migre très certainement vers la production d’objets, elle n’annonce pas la mort du designer comme l’avait prétendu Jeremy Rifkin, emporté par sa démonstration à propos des outils numériques. Ce schéma horizontal qui est en marche accorde une nouvelle valeur au designer. Il est désormais plus présent dans le circuit de production (industrielle ou alternatif). Ces objets portent en eux la marque inéluctable d’une histoire vivante, rendue possible par une histoire culturelle qui l’habite.
être designer créole Conclusion
La culture associée à l’industrie, c’est la nouvelle chance créative du XXI ème siècle. Être designer ne signifie donc pas seulement d’être un producteur d’objets et de services, plus ou moins adaptés à des techniques de production, qui pourraient plus ou moins diminuer le prix de vente, afin que le consommateur soit séduit. C’est avant tout, s’élever chacun au rang qu’Homme, et attester de notre capacité à se réinventer, à tisser avec un présent pluriel, où chacun peut être lui, avec ses qualités et ses défauts et qu’il puisse composer avec, un futur, un autre fabuleux. « Le design créole, c’est un métissage d’arts, ou de langages qui produit de l’inattendu. C’est une façon de se transformer de façon continue sans se perdre. C’est un espace où la dispersion permet de se rassembler, où les chocs de culture, la disharmonie, le désordre, l’interférence deviennent créateurs. C’est la création d’une culture de l’objet ouverte et inextricable, qui bouscule l’uniformisation par les grandes centrales médiatiques et artistiques. » Cette définition de la créolisation, empruntée et transformée, raconte une nouvelle page de l’histoire créole guadeloupéenne, mais aussi une nouvelle histoire du monde qu’il est possible d’écrire avec le design.
Cette créolisation, c’est aussi moi. Ce que je suis aujourd’hui: un enfant créole-designer-tout-monde. Au travers de cette immersion sur ma terre d’enfance, j’ai démontré que l’identité culturelle participe pleinement à la construction d’une personnalité et établit de façon naturelle un mode de penser et de créer. De créer à terme, une réelle démarche de création.
Vous vous rappelez de cette tisseuse et son motif ? ou plutôt, celui qui, au début de l’écriture de ce mémoire, s’était mis dans la peau d’une tisseuse … Tisser n’est pourtant pas une pratique innée chez moi, mais j’ai le sentiment d’avoir réussi. Tournez un peu la page et vous verrez.
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les mailles fertiles d’un créole Il est des mots que l’histoire a blessés mais dont un émail fertile peut panser.
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J’ai tissé un motif un très beau motif. Et grâce à lui,
le design créole est né: Les mailles fertiles d’un créole.
3 Cette réflexion est issue d’un échange que j’ai eu avec Jean-Sébastien Lagrange, durant mon stage à son atelier en 2013. Il y développait « vers un design frugale », projet finaliste de la bourse agora, où lui aussi n’annoçait pas la fin du designer, mais une reconsidération des ses actions. En autre, il devenait un diffuseur, dont la technique et l’expertise sont mises au service d’un usager-fabricant.
être designer créole Conclusion
« La Guadeloupéenne » Elle est le miroir fertile de la beauté.
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les mailles fertiles d’un créole Il est des mots que l’histoire a blessés mais dont un émail fertile peut panser.
6 mèsi an pil ! Remerciements
merci beaucoup !
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Les mailles fertiles d’un créole n’aurait jamais été sans vous. Sans vos aides, conseils, écoutes et soutiens. C’est grâce à vous que j’ai tissé cette histoire, et vraiment du fond du coeur, merci. C’est peut-être un simple mot, mais sa portée se veut immense.
Direction générale du mémoire : Anna Bernagozzi Les contributeurs et leur histoire créole : Gilda Gonfier x Ayanna Mouflet x Ernest Pépin Jorge Rovelas x Yohann Pedre Conseils pour les entretiens : Francesca Cozzolino Relecture, générosité et sincérité : Aurélie Roland x Louis Charron Aide à la conception graphique et sa sincère amitié : Adrien Ledoux Les mots que personne ne peut dire : Romain Brasme Les mots qui apaisent le coeur : Maman & Papa x Mimi x Florian Saint Aimé La famille saveurs locales x Clémentine Pellegrin Les mots qui font rire et réconfortent : Gaëlle Rolet x Céline Brunel Océanne Thomasse x Florian Dach Les petites mains précieuses : Florian Saint Aimé x Arthur Ristor x Vincent Frédéric L’amour : Ewann Deloumeaux-Zephir x Guadeloupe chérie
bibliographie
bibliographie détaillée classement par genre, par ordre alphabétique et par chapitre
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Celle qui a insufflé, inspiré et aidé à la construction du mémoire: ouvrages Pascla Blanchar, en collaboration avec Sylvie Chalaye, Éric Deroo, Dominic Thomas et Mahamet Timera, La France noire , Éditons La Découverte, 2011. Alain Blanchet et Anne Gotman, L’enquête et ses méthodes L’entretien, 2ème édition , Collection universitaire de poche, Éditions Armand Colin, 2007. Milad Doueihi, La grande conversion numérique, suivi de Rêveries d’un promeneur numérique, Collection La librairie du XXIème siècle, Éditons du Seuil, traduit de l’anglais par Paul Chemla, 2008 et 2011. Jean Copans, Domaines et approches - Introduction à l’éthnologie et à l’anthropologie, 3ème édition, Collection universitaire de poche, Éditions Armand Colin, 2010. CM 98, Non an mou, le livre des noms de famille guadeloupéenne, éd. Jasor, 2010 Yves Mirande et Nicolas Henchoz, Les ruptures fertiles - Design et Innovation disruptive, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2014. Jasper Morrison, The good life - Perceptions of the Ordinary, Lars Müller Publishers, 2014 Ernesto Oroza, Rikimbili - Une étude sur la désobéissance technologique et quelques formes de réinvention, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2009, traduit de l’espagnol (cubain) par Nicole Marchand-Zanartu. Ettore Sottsass, C’est pas facile la vie, SALVY, 1989 Auteur inconnu, Les vieux métiers, HC Éditions, 2006.
films Steeve McQueen, Twelve years a Slave, 2014 (drame historique américain) Ava DuVernay, Selma, 2015 (drame & biopic historique américain et britannique) conférence « Le MemorialActe : l’importance d’un lieu unique pour une mémoire collective », conférence en français à SciencesPo Paris, le 13/02/2015
Celle qui a alimenté les différents chapitres: I. kilti Des définitions, des approches philosophiques et des schémas comme protocole à suivre. ouvrages E. Kant & M. Foucault, Anthropologie du point de vue pragmatique & Introduction à l’Anthropologie, Librairie philosophique J. Vrin, 2008. Isabelle Musnik, La culture - Influencia, oct.-déc. 2013 Pascal Perrineau, Sur la notion de culture en anthropologie, In: Revue française de science politique, 25e année, n°5, 1975. pp. 946-968. Jean Pierre Zarader (sous la direction de), Les grandes notions de la philosophie, Éditions Ellipses Poche, 2015. F. Albertini, J. Baetens, J.-P. Doumenge, J. Farchy, É. Letonturier, Tr. Mattelart, N.Morris, J. Nowicki, M. Oustinoff, S. Proulx, H . Ranaivoson, P. Rasse, Ph. R. Schlesinger, D. Wolton, La diversité culturelle, Les essentiels d’Hermès, CNRS Éditions, 2013.
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II. sa ki la pou’w, dlo paka chayéy Je veux parler de tout ça. Toutes ces choses qui sont l’histoire créole. ouvrages Auteur inconnu, Les vieux métiers, HC Éditions, 2006. Aimé Césaire. Cahier d’un retour au pays natal, Éditions Présence Africaine, 1983. Jean-Pierre Chretien & Claude Hélène Perrot, Afrocentrismes. L'histoire des Africains entre Egypte et Amérique, « Peut-on être afrocentriste en Guadeloupe ? », Catherine Coqueret-Vidrovitch & Eric Mesnard, Etre esclave Afrique-Amériques, XVème-XIXème siècle, Edition la Découverte, 2013. Patrice Louis, Conversation avec Aimé Césaire, Collection Arléa Poche, Éditions Arléa, 2007. Errol Nuissier, Psychologie des sociétés créoles, Caraïbeditions, 2013. Ernest Pépin, Scènes des Antilles Antan Lontan, HC Éditions, 2009. Gisèle Pineau, Guadeloupe d’Antan, Collection Au fil du temps, HC Édition, 2007. Hector Pouillet, Éléments pour un dictionnaire historique du créole guadeloupéen, Choukamo kréyol Gwadeloup Zouti 1 : Eritaj, Caraïbeditions, 2014.
parutions numériques Jean Bernadé, Serge Mam Lam Fouck, « Sur les chemins de l’histoire antillaise ». Steeve Gadet, Le « blues de la canne et du coton » : étude comparative des fonctions socioculturelles du gwo-ka et du blues.
Ernest Pépin, Discours d’ouverture du colloque transdisciplinaire : les réparations de l’esclavage en questions, Centre des Métiers (Abymes), le 16 décembre 2006 discussions enregistrées discussion avec Ayanna Mouflet, le 25/03/2015, Paris discussion avec Jorge Rovelas, le 8/04/2015, Guadeloupe discussion avec Gilda Gonfier, le 10/04/2015, Guadeloupe discussion avec Ernest Pépin, le 12/04/2015, Guadeloupe discussion avec Yohann Pedre, le 20/04/2015, Guadeloupe sites web http://www.letudiantnoir.com/ http://www.anchoukaj.org/ http://www.edouardglissant.fr/ http://www.potomitan.info/ http://www.lameca.org/ http://ordesiles.com/
III. matiè kiltirèl Quand l’histoire culturelle devient un outil de conception sites web www.formafantasma.com www.biano.is www.doshilevien.com magazine Revue « Intramuros - International design magazine » n°158, numéro sur Nipa Doshi et Jonathan Levien, Janvier/Février 2012. conférences « Studio Formafantasma », conférence Auditoire IKEA, ECAL Ecole cantonale d’art de Lausanne, le 20/11/2014 « Book Talk: Field Essays »- Account of things that happened / Brynjar Sigoroarson, Institut Néerlendais à Paris, 12/02/2015 vidéos « Doshi Levien : if we don’t create, we die », vidéo-interview, http://channel.louisiana.dk
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IV. man sé yonn é lot, ou sé yonn é lot L’héritage culturel à l’épreuve de la mondialisation ouvrages Chris Anderson, MAKERS - La nouvelle révolution industrielle, Collection Les temps changent, Éditions Persons France, traduit de l’américain par Michel le Séac’h, 2012. Jean Beaudrillard, La société de consommation, Gallimard, 1986 Catherine Geel, Transmission #1, entretien avec Andréa Branzi, La Cité du Design, 2006 F. Albertini, J. Baetens, J.-P. Doumenge, J. Farchy, É. Letonturier, Tr. Mattelart, N.Morris, J. Nowicki, M. Oustinoff, S. Proulx, H . Ranaivoson, P. Rasse, Ph. R. Schlesinger, D. Wolton, La diversité culturelle, Les essentiels d’Hermès, CNRS Éditions, 2013 Jeremy Rifkin, La Troisième Révolution industrielle, Éditions Babel, essai traduit de l’américain par Françoise et Paul Chemla, 2011. Dominique Wolton, L’autre mondialisation, Flammarion, 2003
Parutions et revues Philippe Chanson, « Identité et Altérité chez Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau, scripteurs visionnaires de la Parole créole » Stépane Legrand, « L’homme unidimensionnel », article in www.lemode.fr Thierry Michalon, « Sur les spécificités de l’Outre-mer : enquête et proposition », in Hermès 32-33, 2002 Dominique Wolton, « Les Outre-mers, une chance pour la France et l’Europe », in Hermès 32-33, 2002 Dominique Wolton, « Pas de mondialisation sans respect des diversités culturelles », colloque de OUAGA, 1-4 juin 2004
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table des matières
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0.Dabò pou yonn avant-propos & ouverture
7
Dabò pou yonn avant-propos
9
Dabò pou yonn ouverture
13
1. kilti Des définitions, des approches philosophiques et des schémas comme protocole à suivre.
21
introduction
23
De la culture du sol à la culture de l’esprit une approche générale et plurielle de la culture
24
La culture, fontaine de vies vers un art de vivre
28
À l’origine de la diversité culturelle : une histoire d’hommes vers une approche anthropologique
30
La culture comme identité de vie une définition anthropologique
32
conclusion
35
2. sa ki la pou’w, dlo paka chayé’y Je veux parler de tout ça. Toutes ces choses qui sont l’histoire créole.
37
introduction
39
Guadeloupe chérie prologue
42
« Nous nous sommes construits à partir de restes » discussion avec Ernest Pépin
52
De la négritude à la créolisation définition & construction de l’être créole
68
Introduction
69
Se reconstruire pour construire
71
La Négritude n’est pas: l’affirmation d’une négation
73
La créolisation est: L’évidence d’une affirmation
81
synthèse
87
« Cette force dont j’hérite » discussion avec Gilda Gonfier
90
Entre deux récoltes, le son du gwo-ka analyse de l’expression culturelle « gwo-ka » à travers l’histoire des récoltes de la canne
110
introduction
111
La canne à sucre comme paysage socio-scéno-historique
113
Héritages disséminés
117
Héritages recomposés
119
synthèse
125
Man sé kréyol ka palé fransé le créole, entre langue d’appartenance et d’exclusion
130
Indtroduction
131
Deux théories de naissance
133
L’émergence de la langue créole
133
Entre appartenance et exclusion
139
synthèse
145
« Le fruit à pain, l’arbre qui nous a donné cette maturité. » discussion avec Jorge Rovelas
148
« Nous nous sommes construits à partir de restes » discussion (suite) avec Ernest Pépin
164
Mès é labitid regards croisés sur un quotidien créole
171
264
265
suivi de Palé an ka koutéw, fragments de sons créoles
172
Eloge du reste 174 transition à l’idée de la culture comme matière première de conception (conclusion du chapitre)
3. matiè Kiltirèl Quand l’histoire culturelle devient un outil de conception
181
introduction
182
Formafantasma & Les Frères Campana panser les stigmates de l’histoire L’objet, thérapie à l’histoire
186
Présentation
187
Des restes, signes de vie
187
A partir d’un contexte précaire ou critique
189
Brynjar Siguroarson : l’histoire culturelle comme narration L’objet, nouveau filtre de l’histoire
192
Présentation
193
Couper-coller puis assembler
193
À l’origine des objets : l’Islande
195
Doshi Levien : l’expérience de l’inde L’objet industriel, hybride culturel
198
Présentation
199
Déformer les contours de la démarche de création habituelle
199
Le design est une façon de parler de la vie
201
Designers are story-listenners then story-tellers (conclusion du chapitre)
205
4. man sé yonn é lot, ou sé yonn é lot L’héritage culturel à l’épreuve de la mondialisation
209
introduction
210
De la mondialisation à l’émergence des héritages culturels
212
Une mondialisation « tout-monde »
219
L’industrialisation : une chance créative , la diversité culturelle : une condition
223
Un nouvel acteur : un « maker créole » pour une nouvelle histoire de la culture créole
227
conclusion
233
5. être designer créole conclusion
236
6. mèsi an pil! remerciements
247
Bibliographie
252
266
Ce mémoire a été imprimé à l’Ecole Nationale Supérieure des Arts-Décoratifs de Paris, le mardi 26 mai 2015
La culture «tout-monde»