Le Délit 5 Février

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Cinema

Une douleur froide Cold War : Un film d’une grande beauté et d’une tendresse déchirante. DIAPHANA DISTRIBUTION

Alexandre jutras

Contributeur

L

e réalisateur et scénariste polonais Pawel Pawlikowski, qui nous avait offert le magnifique Ida il y a quelques années déjà, nous présente cette fois une histoire d’amour fiévreuse prenant place dans les années d’après-guerre. Wiktor, pianiste et chef d’orchestre désabusé, ratisse la campagne polonaise dans le but de mettre sur pied un spectacle de danse et de chants folkloriques. Aux auditions se révèle alors Zula, une téméraire et talentueuse jeune femme au passé sombre. Dès lors, une tension s’installe entre ces deux personnages que tout oppose. Ils se poursuivront inlassablement à travers l’Europe dans une cavale qui les poussera inévitablement vers le gouffre. Du plaisir empreint de malheur La forme elliptique convient parfaitement à cet amour plein de promesses sincères, mais pourtant intenables dans le contexte enchevêtré de la Guerre froide. Les prises de vue rapprochées, soutenues par le

demment libérales, les soirées arrosées dans de grands appartements pompeux. Des faiblesses oubliées aisément

format carré de l’image, permettent aisément de se glisser dans l’intimité d’une relation noircie par la mélancolie et la douleur. L’esthétique sobrement soignée, toute en subtilité, laisse place à la musique qui reste en tout moment sublime . Les changements de plans alternent entre la douceur et le fracas, à l’instar de cette histoire d’amour pour le moins tumultueuse. D’une grande technicité, le noir et blanc rehausse les contrastes de la

bohème des soirées jazz parisiennes tout en peignant habilement la monotonie d’une pauvre ruralité. On comprend sans difficulté pourquoi Cold War a remporté le prix de la mise en scène à Cannes dernièrement, en plus d’être en lice pour l’Oscar du meilleur film en langue étrangère. Même si cette structure en ellipses nous permet de côtoyer cet amour de plus près, il n’en demeure pas moins que Cold War paraît par

moment précipité. Certains détails demeurent flous, certaines scènes frôlent l’invraisemblable alors qu’elles visaient plutôt le grandiose. La simplicité, le dépouillement, insufflent de magnifiques élans de sincérité au film, mais impliquent parfois un certain vide que l’œuvre n’arrive pas toujours à racheter. De surcroît, on ne peut plonger dans la bohème artistique aussi rapidement sans que ne s’en dégagent quelques clichés : une poète aux mœurs évi-

La durée du film s’avère un point fort autant qu’une faiblesse ; on évite les longueurs et on soutient un rythme vivant, mais le dénouement est déballé excessivement rapidement dans une succession de scènes nettement moins crédibles que le reste de l’œuvre. Le long-métrage est profondément touchant même si l’on sent parfois qu’il ne plonge pas toujours au cœur des choses, que l’histoire d’amour emphatique met par moment de côté des éléments intéressants. Des pans de la trame narrative demeurent assez pauvrement développés, notamment les personnages secondaires qui ne sont qu’esquissés malgré leur influence sur le déroulement du récit. Ces petits écueils ne sont toutefois pas assez majeurs pour torpiller ce merveilleux film. Cette œuvre visuellement forte s’attaque au sujet maintes fois travaillé qu’est l’amour en le posant dans un cadre historique présenté avec justesse. Un incontournable pour tout cinéphile s’intéressant au cinéma étranger. x

musique

Champion, entre jazz et opéra

L’œuvre de Terence Blanchard en première canadienne à l’Opéra de Montréal.

gabrielle Leblanc-HuARD

Contributrice

Emile Griffith, l’accumulation de ces sujets fait que l’on perd de vue l’objectif principal visé par les créateurs de cette pièce.

Opera Washington

L’

opéra Champion est unique en son genre. Cette création composée en 2013 par le trompettiste Terence Blanchard et écrite par Michael Cristofer défie tous les standards. Cette pièce a le mérite de diversifier l’offre habituelle et d’ouvrir l’Opéra de Montréal à un nouveau type de public. Lors de la représentation du 26 janvier, enfants, adolescents et jeunes adultes étaient présents en grand nombre. L’utilisation d’un langage populaire et parfois même grossier contraste avec l’institution de l’opéra de manière singulière, mais est à la fois très intéressante. Il était très plaisant de voir un tel amalgame dans cette salle. Griffith au cœur de l’œuvre Cette œuvre est centrée autour de la vie d’Emile Griffith, un ancien champion mondial de boxe qui était bisexuel dans une époque où cela était proscrit. L’opéra le présente dans trois différents mo-

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culture

ments : lors de son enfance difficile aux Îles Vierges, au cours de sa vie adulte et, enfin, pendant ses dernières années. Il souffre alors de multiples lésions cérébrales dues à ses nombreux combats et à une attaque qu’il a subie à cause de sa sexualité vers la fin de sa carrière. Sous la direction artistique de Michel Beaulac, l’impressionnante distribution a su charmer

le public. Le talent était manifestement présent en abondance sur scène. Chaque voix était riche et délivrait bien l’intention du texte. Arthur Woodley, dans le rôle d’un Emile Griffith vieillissant, est particulièrement saisissant. Malgré ses 70 ans, son chant était puissant et son interprétation était troublante d’authenticité. Il fut vraiment la vedette de cette œuvre.

Mélange réussi ou confus? Cet opéra, quoique très divertissant, devient peu à peu oppressant à mesure que l’intrigue se développe. Le fait d’aborder autant de thèmes tels que la sénilité, le succès, l’homophobie et même le meurtre en une seule pièce, à mon avis, entraîne une certaine confusion. Bien qu’il s’agisse de la véritable histoire du boxeur

De plus, même si le mélange entre opéra et jazz, de même que l’utilisation d’un langage plus familier en langue anglaise, peuvent sembler rendre l’œuvre plus accessible, j’ai un doute quant au résultat. Le chant lyrique et les airs de jazz complexes font que la musique n’est pas nécessairement plus facile à écouter qu’un opéra classique. Il y a également peu d’airs marquants dans la pièce. En fait, ce qui m’a touchée le plus ne fut pas, comme à mon habitude, une mélodie particulière, mais bien une phrase magnifique qui porte à réfléchir : « I killed a man and the world forgives me. I loved a man and the world wants to kill me (J’ai tué un homme et le monde me pardonne. J’ai aimé un homme et le monde veut me tuer, ndlr). » Malgré toutes les réserves que j’ai eues, il valait la peine d’assister à la représentation, ne serait-ce que pour cette citation. x

le délit · mardi 5 février 2019 · delitfrancais.com

DIA


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