Le Délit

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Arts&Culture artsculture@delitfrancais.com

VILLE

Les rues ont des oreilles Visite audioguidée autour du Cégep du Vieux-Montréal Anselme Le Texier Le Délit

A

udiotopie coop réalisait les rues ont des oreilles pour la première fois il y a deux ans, une visite audioguidée du quartier entre les stations de métro Sherbrooke et Saint-Laurent. Le concept est simple: on télécharge un enregistrement de la visite qu’on peut écouter n’importe quand. Il y a déjà une douzaine de visites différentes sur le site Internet de la coop et quelques autres sont à venir. Chacune d’entre elles nous invite à découvrir un quartier de Montréal dans la solitude de notre baladeur. L’idée est bonne; elle donne à tout un chacun la liberté de faire la visite quand il veut et avec qui il veut. Voyons ce que ça donne.

«La

voix dans les écouteurs raconte la ville, décrit ce qui nous entoure, illumine ce qu’on ne voit d’habitude pas.»

Cette semaine j’ai choisi de visiter le quartier autour du Cégep du VieuxMontréal, un quartier que je connais bien pour y avoir habité. La visite commence à la station Sherbrooke avec la voix de Claude Gagnon. Celui-ci nous mène à travers le carré Saint-Louis (sur le panneau il est étrangement écrit square Saint-Louis). La fontaine, le kiosque, puis la rue Prince-Arthur. La voix dans les écouteurs raconte la ville, décrit ce qui nous entoure, illumine ce qu’on ne voit d’habitude pas. On nous fait passer par les petites rues, celles qu’on emprunte peu. La visite prend soin de mettre à jour ces bâtiments qu’on ne regarderait pas autrement.

Alors qu’il descend les rues vers la station Saint-Laurent, le visiteur est bercé par les sons de la ville. Ceux qu’il entend dehors, mais aussi ceux qui lui sont suggérés à l’oreille. Parmi les bruits et les indications qui servent à suivre le bon chemin, le guide glisse quelques mots de-ci de-là. L’enregistrement marque une pause aux intersections. On passe du tumulte des artères à la quiétude des ruelles. Arrivé à la station Saint-Laurent, la voix change. C’est Élise Guibault qui mène la marche. La première partie de ce voyage traverse la Cité Radieuse. Malgré son nom, inspiré des travaux de Le Corbusier, la Cité Radieuse n’a pas beaucoup pour plaire. À Montréal, c’est quelques unités d’habitation couvertes de brique rouge, un parc à jeux à l’air vieilli, un terrain de foot. Puis c’est la rue à nouveau. Une cabine téléphonique, un banc, un oiseau. On longe la Grande Bibliothèque, passage obligé, avant de remonter Saint-Denis. La douce voix qu’on a aux oreilles enjoint en murmurant: «Tu te diriges vers la clôture de gauche pour parler à quelqu’un derrière le grillage». La visite est devenue une aventure urbaine dans laquelle traverser la rue devient un défi. On suit les instructions au pied de la lettre. On regarde ce bâtiment comme indiqué, cette fresque; on prend le combiné, on raccroche. On croirait presque à la présence de cette voix qui nous guide. Arrivé à la bibliothèque, on est passé par un ou deux pâtés de maisons tout à fait banals, pourtant on ne les aurait jamais vus sous cet œil. Dans la petite ruelle entre la bibliothèque et la rue Saint-Denis il y a un banc. Sur ce banc elle nous attend, cette voix. Une troisième voix, celle d’Annie

Gracieuseté d’Audiotopie coop

Valin, nous demande de nous asseoir. Et c’est reparti. Pour boucler la boucle, on traverse le tumulte de la rue SaintDenis, pour rejoindre la rue Sanguinet en passant par les ruelles. Voilà le Cégep du Vieux-Montréal, au cœur du quartier. On jette un dernier regard à la fontaine du carré Saint-Louis.

«Je regarde autour de moi et

je vois l’histoire de Montréal.»

Annie Valin n’est pas qu’une voix; elle s’impose à l’esprit comme une accompagnatrice. Elle nous interpelle, montre du doigt, nous laisse marcher devant. Je regarde autour de moi et je vois l’histoire de Montréal. Je vois les gens qui y vivent, je m’imagine ceux qui y ont vécu. Mon amie me ramène au point de

départ, nous nous arrêtons au coin de la rue, puis nous nous séparons. Quand j’ai mis les écouteurs dans mes oreilles, j’étais loin d’imaginer ce qui m’attendait. Quand on a l’habitude des guides qui racontent comment tel bâtiment a été construit ou pourquoi telle rue porte tel nom, on croit qu’une bonne visite présente une liste d’informationsclés sur l’objet de la visite. Une guide qui travaille à Notre-Dame de Paris m’a dit cet été qu’une visite bien menée est avant tout un moment de partage. Je l’ai compris cette semaine. Les rues ont des oreilles m’a surpris par sa qualité artistique; on aurait pu l’entendre dans un atelier de création radiophonique. C’est aussi un jeu de mots et d’esprit: on est tour à tour bercé ou ravi par la rue qui nous entoure. Le côté onirique est renforcé par l’intimité que créent les voix qui murmurent à l’oreille, ainsi que par la progression dans la relation entre le visiteur et le guide. Un montage sans accrocs, un timing précis et une bonne dose de magie donnent vie à des rues qu’on redécouvre. C’est ce que propose le collectif Audiotopie dans une série de voyages à travers la ville. Chaque visite promet un «parcours immersif et sensoriel» dans un cadre éminemment urbain. Choisissez bien votre quartier et votre horaire. À déguster seul ou accompagné. x

Parcours immersifs Où: Dans une douzaine de quartiers montréalais www.audiotopie.com Quand: Tout le temps Combien: gratuit

CINÉMA

New-York sans-façon

Central Park Five, un film coup de poing qui touche droit au cœur Charlotte Paré-Cova Le Délit

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n 1989, la ville de New York était aux prises avec un crime qui touchait ses cordes les plus sensibles: le viol d’une jeune joggeuse à Central Park. Cinq jeunes noirs, âgés entre 14 et 16 ans ont été arrêtés et accusés du viol, alors qu’ils étaient au mauvais endroit au mauvais moment. Pour résoudre l’affaire le plus tôt possible et rassurer la population, la police de New York a usé de brutalité et d’intimidation pour mettre de fausses dépositions dans la bouche de ces jeunes innocents. Surnommés les Central Park Five, Antron McCray, Kevin Richardson, Yusef Salam, Raymond Santana et Korey Wise ont été incarcérés pendant plus de sept ans, jusqu’à ce que le véritable auteur de ce crime avoue sa culpabilité en 2002.

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Arts & Culture

New York criminelle et divisée Ces événements réels sont dépeints de façon crue et poignante dans le documentaire Central Park Five, réalisé par Sarah Burns. Difficile de rester de glace en visionnant ce film, qui nous présente une histoire montée de toutes pièces par la police new-yorkaise et son obstination choquante à assembler des morceaux d’un puzzle qui ne s’emboîtaient pas. Ce documentaire nous fait réaliser l’ampleur de cette fausse histoire, et montre notamment l’intensification du racisme et la réintroduction du débat sur la peine de mort. Comment pouvait-il en être autrement à une époque où l’espèce la plus menacée de l’Amérique était «les jeunes hommes noirs»? Dans un contexte où Harlem et le Bronx étaient les repaires de gangsters, de crimes organisés et de trafic de drogue, la criminalité était à son apogée. Tel que le décrit l’historien Craig Steven Wilder dans le documentaire,

il y avait toujours ce moment d’angoisse lorsque des crimes graves sortaient dans les médias, où les communautés ethniques imploraient secrètement: «S’il vous plaît, faites que ce ne soit pas l’un des nôtres cette fois-ci». Une injustice évitable Les nombreux éléments d’archives présentés dans le documentaire contribuent à nous faire ressentir l’angoisse, la peur et le désespoir ressentis par les cinq innocents. On pense notamment aux dépositions filmées des cinq jeunes, aux propos diffamatoires d’Ed Koch, le maire de New York à l’époque, et aux témoignages de nombreux journalistes, historiens et avocats impliqués dans le dossier. On y voit également toute la haine et l’injustice liées à cette histoire de manipulation, utilisées pour sauver l’honneur de New York, de son corps policier et de son maire. On

en vient à se demander combien de criminels courent toujours pendant que des innocents purgent une peine qui ne leur est pas destinée. Combien de mauvais jugements ont coûté la jeunesse et la dignité de jeunes innocents, tels que les Central Park Five? Ces derniers s’expriment d’ailleurs avec une sagesse désarmante en relatant leur expérience tout au long du film. Même si les accusations portées contre eux ont été invalidées, ils sont toujours en attente d’un dédommagement en lien avec les poursuites déposées contre les procureurs et la police de New York. Ils disent savourer leur liberté et avoir laissé de côté la rancœur pour reprendre le temps précieux qu’on leur a volé. Malgré tout, tel que Korey Wise le souligne, «on peut pardonner, mais on ne peut pas oublier». Ce film faisait la clôture de la huitième édition du Festival International de film Black de Montréal. x

x le délit · le mardi 2 octobre 2012 · delitfrancais.com


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