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ÉCRIVAINS MODES D’EMPLOI de Voltaire à bleuOrange revue hypermédiatique

Musée royal de Mariemont - 2012


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Écrivains: modes d’emploi. De Voltaire à bleuOrange

Ouvrage édité dans le cadre de l’exposition «ÉCRIVAINS MODES D’EMPLOI. De Voltaire à bleuOrange (revue hypermédiatique)» tenue au Musée royal de Mariemont (Morlanwelz) du 2 novembre 2012 au 17 février 2013. Ouvrage financé par le Pôle d’Attraction Interuniversitaire P7: Literature and Media Innovation: The Question of Genre Transformations Sous la direction scientifique de Sofiane LAGHOUATI, David MARTENS & Myriam WATTHEE-DELMOTTE dans le cadre du Programme scientifique du Centre de Recherche sur l’Imaginaire de l’Université catholique de Louvain-la-Neuve.

Commissariat Sofiane LAGHOUATI Coordination éditoriale Benoît GOFFIN Recherche iconographique Delphine GERING Mise en page Claudine WERQUIN-LACROIX Photographies Michel LECHIEN (sauf indication contraire) Impression Imprimerie CHAUVEHEID, Stavelot

ISBN 978-2-930469-46-1 Dépôt légal D/2012/0451/153

© Musée royal de Mariemont, 7140 Morlanwelz (Belgium) Établissement scientifique de la Fédération Wallonie-Bruxelles

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TABLE DES MATIÈRES AVANT-PROPOS Jacques DE DECKER INTRODUCTION Portrait de l’écrivain en taquin Sofiane LAGHOUATI, David MARTENS & Myriam WATTHEE-DELMOTTE

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PREMIÈRE PARTIE Parcours chronologique : le devenir des fonctions et des figures I. L’écrivain à travers la Querelle des Anciens et des Modernes Agnès GUIDERDONI

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II. Voltaire en son époque Jan HERMAN Les discours d’affirmation des lettres belges François PROVENZANO

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III. Victor Hugo en son siècle Christian CHELEBOURG Les avant-gardes Andrea OBERHUBER IV. Les écrivains de la Belle Époque aux années 1950 Michèle TOURET OuLiPo Camille BLOOMFIELD Le Nouveau Roman Mireille CALLE-GRUBER V. Les représentations de l’écrivain après 1950 Tiphaine SAMOYAULT La littérature de jeunesse Laurent DÉOM VI. «Plus qu’une langue » : les écrivains francophones au temps du postcolonial Sofiane LAGHOUATI L’écriture des femmes Andrea OBERHUBER VII. Écrivains d’aujourd’hui Jan BAETENS La Revue bleuOrange Bertrand GERVAIS & Alice VAN DER KLEI L’écrivain comme artiste Sofiane LAGHOUATI & Myriam WATTHEE-DELMOTTE

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DEUXIÈME PARTIE Parcours thématique : les territoires de l’écrivain I. Écrivains et espaces publics Laurence VAN YPERSELE, François-Xavier LAVENNE, David MARTENS, Nicolas MIGNON, Karen VANDEMEULEBROUCKE & Myriam WATTHEE-DELMOTTE L’autodafé Karen VANDEMEULEBROUCKE

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L’Art pour l’Art et La Jeune Belgique Karen VANDEMEULEBROUCKE

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L’engagement de Charles Plisnier Karen VANDEMEULEBROUCKE

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Le cas Céline François-Xavier LAVENNE

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La littérature concentrationnaire Philippe MESNARD

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II. Écrivains et espaces du sacré Myriam WATTHEE-DELMOTTE & Christophe MEURÉE

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Postures sacrées Jérôme MEIZOZ

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Les Maudits Pascal BRISSETTE

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Sacralisations surréalistes Jeanne-Marie BAUDE

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Écrivains et prophètes Christophe MEURÉE

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Les Tombeaux littéraires Myriam WATTHEE-DELMOTTE

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III. L’écrivain et l’intime A. Damien ZANONE, B. Philippe LEKEUCHE & Nicolas PINON

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Les médiateurs d’intimité David MARTENS

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Le Journal, pas si intime ? Matthieu SERGIER

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L’écrivain et les « Paradis artificiels » Nicolas PINON

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Les archives d’écrivains Sofiane LAGHOUATI

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Table des matières

IV. L’écrivain et les médias David MARTENS & Anne REVERSEAU

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L’entretien d’écrivain Fanny JAFFRAY

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Iconographies de l’écrivain David MARTENS & Anne REVERSEAU

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Écrire, adapter, novelliser Jan BAETENS

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La littérature hypermédiatique Bertrand GERVAIS & Alice VAN DER KLEI

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POSTFACE Sofiane LAGHOUATI, David MARTENS & Myriam WATTHEE-DELMOTTE

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PIÈCES EXPOSÉES

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AVANT-PROPOS

S’il intrigue à ce point, s’il embarrasse bien plus que les autres «artistes» avec lesquels il ne se confond au demeurant pas, l’écrivain doit être une singulière créature. Au point qu’au fil des siècles, son étrangeté ne s’estompe pas, mais se renforce plutôt. C’est que le monde vers lequel nous allons pourrait bien, nous le subodorons, se passer de lui. Pour la raison très simple que tout le monde écrit. De moins en moins à la main, certes. Mais l’alphabet est assimilé par tout un chacun, les enfants en bas âge pianotent déjà sur des claviers – cela s’observe – avant d’avoir atteint le niveau de scolarité où il était communément convenu qu’ils aient appris à écrire. Partout où il y a de la technologie, il n’y aurait donc plus d’analphabètes. Ne fût-ce que pour des raisons économiques, le sms, le twitter ont remplacé la parole téléphonée. L’écriture, en un mot, est aujourd’hui omniprésente, puisque tout le monde la pratique. Mais la littérature dans tout ça ? Elle consiste en un usage spécifique de l’écriture. Une écriture vouée au fantasme et non à l’information, à la profération et non à la communication. L’écrivain n’a en principe pas d’interlocuteur désigné. Plus ce destinataire se précise, plus la littérature s’efface. On peut écrire dans un but précis, pour combler un besoin bien identifié, transmettre un message soigneusement codé. Mais on ne parlera plus de littérature en ce cas, plutôt de fabrication, voire d’industrie. Il y a de la littérature efficace, qui vise et atteint un public précis, mais dans la mesure même où elle réalise son projet dûment convenu – souvent défini par contrat –, elle cesse de pouvoir se targuer d’un coefficient littéraire. Pour tenter de profiler l’écrivain tel qu’il est perçu aujourd’hui, il est tentant de le comparer à un mage, à un chaman. La composition littéraire se concevant dans la solitude de l’écritoire (à la différence de la musique, surtout pratiquée en groupe, où des arts plastiques abandonnant de plus en plus le chevalet, qui au demeurant ne supposait pas l’isolement du peintre, confronté à son modèle), il est presque incongru de voir l’écrivain se mêler à ses semblables. N’empêche que si certains d’entre eux (Pessoa, Beckett, Michaux) ont réussi à se soustraire à ces contraintes mondaines, la plupart sont forcés (par ceux qui tiennent à ce que leurs livres se vendent: les éditeurs, les distributeurs, les libraires) de quitter leur refuge soigneusement protégé (Simenon accrochait à la porte de son bureau un « do not disturb » dérobé dans quelque hôtel) et de se donner à voir et à entendre. La chose se complique lorsque l’auteur usant d’un pseudonyme se trouve tenu d’avoir deux vies publiques: celle de citoyen «comme les autres» et celle d’homme de lettres. L’écrivain qui s’est forgé un nom de plume peut très bien être reconnu comme tel aux abords d’un bureau de vote où il répond à une convocation citoyenne sous sa « vraie » identité, qui lui sert dans toutes ses activités, hormis celles liées à l’écriture. Ainsi, Louis Poirier s’appelait de la sorte face à ses élèves, à ses voisins, à sa famille.

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Écrivains: modes d’emploi. De Voltaire à bleuOrange

Il n’était Julien Gracq «que» pour ses lecteurs. Comme ceux-ci n’ont cessé d’augmenter au fil du temps, Gracq a fini par éclipser Poirier qui n’aura été, paradoxalement, que sa «couverture» dans le siècle. Il est possible que, parmi les ambitions de l’écrivain, il y ait celle de se métamorphoser en cet être virtuel, dont l’appellation est mentionnée en tête de ses livres, dont il a nourri l’œuvre de son vivant, dans l’espoir qu’elle lui survive dans la postérité. C’est là que la question actuelle se pose : dans un système fondé sur l’obsolescence de ses productions, selon une logique du remplacement de plus en plus accéléré des marchandises, y compris intellectuelles, la littérature, avec son pari au moins implicite sur la durée, a-t-elle encore sa place ? Les réflexions rassemblées dans les travaux réunis ici doivent être considérées à l’ombre de cette taraudante interrogation.

Jacques DE DECKER

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PORTRAIT DE L’ÉCRIVAIN EN TAQUIN

Considérée isolément une pièce d’un puzzle ne veut rien dire ; elle est seulement question impossible, défi opaque. Georges Perec, Préambule à La Vie mode d’emploi Le jeu du taquin, qui vient d’Amérique où il est appelé puzzle, ne fonctionne, ne permet de constituer la figure, que parce qu’ il y a une case vide qui rend possible la circulation des carrés, case vide qui se reproduit selon les déplacements de ces carrés. Louis Moreau de Bellaing, Le pouvoir : légitimation

Que représentent pour nous les écrivains ? Si ce qu’ils font est bien un métier, à quoi sert-il ? Où et comment sont-ils visibles dans notre horizon quotidien ? Quels sont les territoires de ces étranges créatures que sont les créateurs de textes ? Et en quoi ce qu’il nous est donné d’observer à leur égard nous éclaire-t-il sur leur activité ? En somme, que nous évoque cette étiquette dont nous savons qu’elle ne peut s’appliquer qu’à certains individus doués d’une faculté particulière à écrire, mais qu’elle recouvre en fait des réalités diverses et, à dire vrai, toujours un peu énigmatiques ? ÉCRIVAIN, subst. masc. A.- Celui, celle dont le métier est d’écrire pour autrui. Trésor de la langue française, 2012

Si l’écrivain écrit « pour nous », que nous offre-t-il au juste ? L’histoire du terme montre clairement que la notion, si elle implique d’emblée un caractère professionnel attaché à l’acte d’écrire, n’est pas stable. Dès le Moyen âge, on passe, en un siècle de décalage, du service assuré par le copiste qui transmet fidèlement un texte du patrimoine à la mise en avant d’une création personnelle : ÉCRIVAIN, subst. masc Étymol. et hist. 1re moitié XIIe s. escrivein, « copiste, scribe » ; av. 1255 « scribe de sa propre production » (RUTEBEUF). Trésor de la langue française, 2012

La conception centrée sur la créativité individuelle, communément admise aujourd’hui, ne s’impose que tardivement, au XVIIe siècle, à l’issue de ce qu’on appelle la « Querelle des Anciens et des Modernes », qui voit triompher une acception de l’écrivain orientée vers le génie du sujet écrivant plutôt que vers la reproduction de modèles. ÉCRIVAIN, subst. masc. B.- Celui qui compose des ouvrages littéraires. Trésor de la langue française, 2012

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Écrivains: modes d’emploi. De Voltaire à bleuOrange

Si l’écrivain a ceci de particulier qu’il nous offre de la « littérature », à quoi nous sert ce qu’il écrit ? Qu’est-ce qui justifie l’existence de ces individus qui se paient de mots et que l’on n’a pas toujours bien payés de retour, comme en témoigne, précisément, la lancinante question relative à leur utilité, mais aussi, au fil des siècles, une kyrielle de procès et d’exils, quand ce n’est d’autodafés ou de mises à mort ? C’est que les Modernes, en gagnant le droit de parler par eux-mêmes au lieu d’être les ventriloques des Anciens, ont du même coup perdu leur légitimité patrimoniale. Et parallèlement, s’ils se sont affranchis de la mission, monnayable à bon droit, de soutenir le pouvoir politique et religieux, ils se sont aussitôt trouvés confrontés au risque de déplaire aux puissants et à la nécessité, nettement plus aléatoire, de plaire à un imprévisible et peu palpable lectorat. À la différence du chef politique, du soldat, du médecin ou du boulanger, ce qui motive qu’il y ait des écrivains ne va pas de soi dans la société moderne. À la faveur de l’essor de la presse, au XIXe siècle, des écrivains s’inventent de nouveaux métiers, certains sont feuilletonistes comme Balzac, d’autres critiques comme SainteBeuve, et utilisent leur disposition à l’écriture pour peindre, caricaturer ou souligner les travers de leur époque. Réduits à la portion congrue, du billet d’humeur, à l’encart, quand ils ne sont pas tout simplement relégués au « rez-de-chaussée » du journal (souvent la partie consacrée aux feuilletons), les écrivains profitent de ces tribunes sans pupitre pour se dire autrement que par leurs œuvres (le procès de Flaubert ou celui de Baudelaire, Zola et l’affaire Dreyfus) et finissent par être dits, peints et photographiés. Ils deviennent alors, dans une acception péjorative d’abord, « les intellectuels » : ceux qui font commerce de leur esprit et de leur discours, par une double opposition aux ouvriers et artisans ou encore aux industriels. Plus qu’une classe sociale, puisqu’aucune ne parvient à les caractériser, les écrivains appartiennent depuis à une nébuleuse famille : « Dans les métiers manuels, le travail se compte à l’heure et à la toise, mais dans les professions intellectuelles tout dépend de l’esprit et du nombre de ses vibrations» (Amiel, Journal,1866). S’ils étaient volontiers perçus comme des parasites dans l’ordre ancien où ils subsistaient par la grâce des princes et dans la domesticité des grands de ce monde, les écrivains de la modernité doivent dorénavant justifier un travail qui les occupe librement, certes, mais sans nécessité ni lieu : hors cadre. Une réplique, sans doute commode parce qu’elle revient pour une large part à se débarrasser de la question, consiste à avancer le paradoxe en vertu duquel, précisément, la littérature et ceux qui la font, les écrivains, ne servent à rien, et qu’ils tirent leur justification du fait même de ne servir à rien – ou à rien d’autre qu’à eux-mêmes. L’idée peut séduire : elle se positionne radicalement aux antipodes de la servilité politique ou mercantile. Elle a constitué en ce sens l’un des socles de l’idée de « littérature » au cours de plusieurs périodes de l’histoire moderne, en particulier pour les Parnassiens de la fin-de-siècle et les Nouveaux romanciers d’après 1945. Ainsi Alain Robbe-Grillet proclame : « Le seul engagement possible, pour l’écrivain, c’est la littérature [...] Avant l’œuvre, il n’y a rien, pas de certitude, pas de thèse, pas de message. Croire que le romancier a « quelque chose à dire », et qu’il cherche ensuite comment le dire, représente le plus grave des contresens. Car c’est précisément ce « comment », cette manière de dire, qui constitue son projet d’écrivain » (Pour un nouveau roman, 1963). Une telle perspective, qui survalorise l’esthétique et se présente comme une position réfractaire, n’est cependant nullement le fait de tous les écrivains.

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Portrait de l’écrivain en taquin

Une réponse plus communément partagée réside dans le discours inverse, selon lequel les écrivaient servent bien à quelque chose, mais qui n’est pas de l’ordre de l’asservissement consenti. Ainsi Jean-Paul Sartre, en se posant en 1947 la question fameuse Qu’est-ce que la littérature ?, avance qu’un écrivain digne de ce nom se doit d’être « engagé », c’est-à-dire de mettre sa plume au service d’un combat politique. L’année suivante, dans Situations II, il donne à cet objectif une portée universelle : « Nul n’est censé ignorer la loi parce qu’il y a un code et que la loi est chose écrite : après cela, libre à vous de l’enfreindre, mais vous savez les risques que vous courez. Pareillement, la fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne puisse s’en dire innocent ». L’idée n’est pas neuve : les écrivains des Lumières, suivis au siècle suivant par les romantiques, se sont fait, dans le mouvement même de leur détachement à l’égard des Puissants, les porte-étendards de la conscience émancipée des peuples. C’est pourquoi Victor Hugo, dans le recueil Les Contemplations, qu’il rédige en exil (1856), écrit que « Les écrivains ont mis la langue en liberté ». Il vise par là bien plus que la simple licence poétique : le maintien, par principe, d’un lieu de parole pour la pensée hors-norme. Espace de prise de distance à l’égard des réalités du monde, la littérature permet le maintien d’un lieu possible pour la liberté de l’esprit et, par là, de résistance aux forces totalitaires. C’est bien le lieu d’un combat à mener et non d’un droit acquis. En plein Second Empire, au lendemain de la loi libéralisant la presse, l’homme politique et journaliste Henry de Rochefort déclare dans La lanterne avec une amertume teintée d’humour : « En France, tout écrivain est un accusé » (27 juin 1868). Mais le jeu, s’il n’est pas sans danger, en vaut largement la chandelle, puisqu’il ne s’agit pas seulement en l’occurrence de faire honneur à la devise de la nation française, mais plus largement de maintenir l’humain dans son humanité. « La poésie, c’est […] l’espérance qui ne désarme pas. […] C’est parce que la poésie c’est cela, que dans les camps qui cherchaient à annihiler la parole on écoutait si spontanément ceux des prisonniers qui avaient mémorisé des poèmes. Plus que jamais après Auschwitz la poésie est nécessaire », écrit Yves Bonnefoy dans Le siècle où la parole a été victime (2010). De là, le glissement vers une autre réponse encore à la question du rôle des écrivains : par les œuvres qu’ils offrent en partage, ils sont non seulement des garants contre l’enfermement, mais aussi des tremplins vers le possible. D’une part, parce qu’ils peuvent inciter à rêver d’idéal (non sans danger : l’aventure de Madame Bovary montre qu’à ce jeu-là, on peut tomber dans le vide), et d’autre part, parce qu’ils engagent à regarder le réel autrement. C’est ce que défend aujourd’hui l’écrivain Nancy Huston, qui déclare « C’est parce que la réalité humaine est gorgée de fictions involontaires ou pauvres qu’il importe d’inventer des fictions volontaires et riches. Car au lieu de s’avancer masquée, comme des milliers d’autres fictions qui nous entourent, nous envahissent et nous définissent, la littérature annonce la couleur. […] En se présentant comme une fiction, en nous permettant de la choisir, la littérature nous dégage un temps des obligations et des contraintes des innombrables fictions subies. Elle nous fait le cadeau d’une réalité qui, tout en étant reconnaissable, est en même temps autre : plus précise, plus profonde, plus intense, plus pleine, plus durable que la réalité au-dehors. Dans le meilleur des cas, elle nous donne des forces pour retourner dans cette réalité-là et la lire, elle aussi, avec plus de finesse… » (L’Espèce fabulatrice, 2005). Il s’agit donc moins de fuir le

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réel que de trouver la force de l’assumer, ambition chère depuis toujours au cœur des partisans du « réalisme ». Ainsi Guy de Maupassant, dans la préface du roman Pierre et Jean (1887) considérée comme un texte-clé du programme naturaliste, précise que « Le but de l’écrivain n’est pas de raconter une histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais de nous forcer à penser, à comprendre le sens caché des événements». Dans le même ordre d’idées, selon des psychanalystes comme Freud ou Lacan, ce sont les écrivains qui ont ouvert la voie aux découvertes qu’eux-mêmes ont pu faire quant à la face occulte des agissements humains. Il n’en faut pas plus pour engager à la fascination pour le génie de l’homme de lettres qui, dans ses textes, fait consciemment ou non œuvre de visionnaire, et par là d’agent de transformation du monde. C’est ce que proclame dans l’enthousiasme André Malraux : « L’écrivain n’est pas le transcripteur du monde, il en est le rival » (L’homme précaire et la littérature, 1977). Que de controverses autour de la figure de l’écrivain... Au départ, il n’est pourtant rien de plus qu’un individu doué pour l’écriture : ÉCRIVAIN, subst. masc. Rem.- En partic. Personne habile dans l’art d’écrire. Trésor de la langue française, 2012

On voit comme les épaisseurs sémantiques s’accumulent et les systèmes de valeurs se télescopent au sujet de cet « art d’écrire ». Selon certains, son pouvoir ne se mesure guère en termes quantifiables. Ainsi Paul Valéry prétend-il qu’« Un “écrivain”, en France, est autre chose qu’un homme qui écrit et publie. Un auteur, même du plus grand talent, connût-il le plus grand succès, n’est pas nécessairement un “écrivain”. Tout l’esprit, toute la culture possible, ne lui font pas un “style” » (Regards sur le monde actuel, 1931). Comment se situer entre ces différentes variations et ces glissements de sens, qui apparaissent en somme comme les multiples mouvements des cases du jeu de taquin ? Y aurait-il une essence de la littérature et de l’écrivain qui pourrait valoir en tout temps et en tout lieu ? Si tel est le cas, comment comprendre que cette question ait constamment été amenée à se reposer, c’est-à-dire qu’elle n’ait jamais trouvé de réponse pleinement et durablement satisfaisante ? C’est peut-être qu’en réalité, comme le veut le principe même du jeu de taquin, la case vide répond à un besoin : elle est cette inconnue qui permet le mouvement et sans laquelle le « jeu », à entendre au sens d’interactions, s’arrête car il n’est plus apte à saisir les mutations à venir. C’est précisément cette inconnue qui permet le renouvellement car, comme aime à le dire plus généralement Maurice Blanchot, « la réponse est le malheur de la question » (L’entretien infini, 1969). Au regard de la pluralité et de l’instabilité des réponses, ne pourrait-on adopter une autre attitude, qui consisterait à maintenir ouverte la question tout en s’intéressant à la nécessité de sa réactivation permanente ? Autrement dit, ne faudrait-il pas voir plutôt, dans cette interrogation ininterrompue sur l’identité de l’écrivain, l’indication qu’une telle question doit se trouver constamment remise sur le métier, et que c’est précisément cette incessante transformation qu’il s’agit de penser et à laquelle il convient de faire droit ? C’est ce à quoi engage l’analyste du discours Dominique Maingueneau lorsqu’après avoir observé la position instable dans

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Portrait de l’écrivain en taquin

laquelle les écrivains prennent la parole, il propose le néologisme de « paratopie » : être d’un lieu sans être de ce lieu, et il souligne l’importance de penser en termes de dynamique. « Faire œuvre », dit-il, « c’est d’un seul mouvement produire une œuvre et construire par là même les conditions qui permettent de la produire » (Le Discours littéraire, 2004). Étant entendu que l’écrivain est l’auteur d’un discours spécifique appelé « littérature », il s’agit ainsi de se demander ce qu’il a de spécial, qui le distingue, dans l’ordre des représentations que l’on se fait de lui, des auteurs qui produisent d’autres types de discours: l’historien, le juriste, le philosophe, le cinéaste, le publiciste, le journaliste… Dans une célèbre conférence de février 1969, le philosophe Michel Foucault pose devant la Société française de Philosophie la question « Qu’est-ce qu’un auteur ? ». À une époque où les avant-gardes en théorie (le structuralisme) et en création littéraire (le Nouveau Roman) proclament la « mort de l’auteur » parce que seul le texte importe, Foucault avance l’idée que l’auteur est une « fonction » du texte : « La fonction-auteur est liée au système juridique et institutionnel qui enserre, détermine, articule l’univers des discours ; elle ne s’exerce pas uniformément et de la même façon sur tous les discours, à toutes les époques et dans toutes les formes de civilisation ; elle n’est pas définie par l’attribution spontanée d’un discours à son producteur, mais par une série d’opérations spécifiques et complexes ; elle ne renvoie pas purement et simplement à un individu réel, elle peut donner lieu simultanément à plusieurs ego, à plusieurs positions-sujets que des classes différentes d’individus peuvent venir occuper » (Dits et écrits I, 1969). Certains discours, en somme, nécessiteraient un auteur, d’autres non. Or si la littérature figure en bonne place des textes d’auteurs, à quoi peut correspondre une fonction-écrivain ? Pour y voir clair, il peut être opportun de prendre au mot, et au pied de la lettre, la notion de fonction en faisant glisser la question vers « comment fonctionne un écrivain » ? On envisage alors le jeu de taquin dans les différentes potentialités des cases et des combinatoires : quels sont les « modes d’emploi » des écrivains ? À quoi se sont-ils employés, et à quoi les a-t-on employés au fil du temps et dans les différents lieux qui se sont offerts ou imposés à eux et qu’ils ont investis ? Car les écrivains se présentent et sont représentés dans des contextes et des usages éminemment variables qui font l’objet, au cours de l’histoire, de discours multiples, littéraires ou non. Le rapport à la production littéraire n’est en effet pas exclusivement déterminé par la littérature, mais par un faisceau d’interactions complexes entre différents types de discours. Si la littérature a tendu, au cours des derniers siècles, à s’autonomiser, c’est-à-dire à se distinguer des autres discours et à obéir à ses propres règles de fonctionnement, il n’en reste pas moins qu’elle demeure en relation étroite avec le discours social et les imaginaires collectifs, dont elle constitue l’une des formes, parmi d’autres, et pour lesquels elle est un objet d’interrogation, comme un autre, mais doté d’une singularité. Dans cette perspective, l’écrivain, compris comme une figure agissant au sein de l’espace culturel, n’est pas un produit uniquement littéraire : il se trouve constitué par un faisceau de discours et d’images issus d’autres domaines que la littérature, qui lui impriment leur marque et configurent sa représentation. Qu’en est-il de l’écrivain lorsqu’il

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fait l’objet de discours journalistiques, philosophiques, psychologiques, etc. ou de représentations picturales, photographiques, cinématographiques entre autres ? En l’occurrence, le jeu de taquin place en interaction une multiplicité de cases : il faut voir comment, au-delà du texte dont un sujet se présente comme l’auteur, il est également l’objet de plusieurs types de discours et productions culturelles qui contribuent à le mettre en situation et ainsi, à le définir. Car la littérature s’inscrit dans un ensemble de réalités sociétales avec lesquelles elle interagit constamment de manière évolutive. Il faut faire droit à cette dynamique combinatoire des discours et des images mises en jeu. C’est donc à travers la diversité des modes d’emploi de l’écrivain qu’il convient de saisir la spécificité de cet auteur particulier qu’est le créateur littéraire. À quoi un écrivain s’emploie-t-il et quels emplois lui octroie-t-on ? En fonction de quels objectifs, dans quels contextes ? Corrélativement, à quoi se trouve-t-il employé par d’autres discours ou supports de représentations et selon quelles finalités ? Quel est le bénéfice pour ces autres domaines d’avoir recours aux figures d’écrivains, et avec quelles conséquences sur les imaginaires ? Les emplois auxquels on assigne les écrivains sont souvent l’objet de modes : ils fluctuent au gré des circonstances historiques. Ils dépendent aussi des domaines et disciplines concernés. Par exemple, sur le plan artistique, pourquoi peindre, sculpter, photographier ou filmer des écrivains ? Comment comprendre le recours de la philosophie ou de la psychanalyse, plus ou moins fréquent selon les auteurs, à des textes littéraires, à des figures d’écrivains particulières ou au paradigme de l’écrivain, pris comme objets d’investigation ? Quelle en est la nécessité propre à la discipline ou au média ? En quoi ces productions déterminent-elles l’image de l’écrivain et interagissent-elles avec ses conditions de travail et les modalités mêmes de sa création ? Ces questions complexes gagnent en clarté si on les aborde selon deux axes, le paramètre historique et l’ancrage territorial, en gardant à l’esprit qu’ils sont l’abscisse et l’ordonnée d’un taquin en permanente mutation. Dans un premier temps, il s’agit de faire percevoir la dynamique diachronique des représentations de l’écrivain. Sur le plan historique, comme le rappelle Jacques Derrida, cette « étrange institution appelée littérature » (Derrida d’ici, Derrida de là, 2009) n’a pas existé de tout temps, mais elle est historiquement et culturellement déterminée. On l’observe ici depuis les prémisses de sa configuration au XVIIe siècle, qui fixe les premiers cadres définitionnels des mots « écrivain » et « littérature » dans la modernité pour la production littéraire en langue française (Agnès Guiderdoni-Bruslé). On suit ensuite un mouvement qui va en se complexifiant. Aux XVIIIe et XIXe siècles, deux hommes peuvent apparaître comme des emblèmes de la mutation du « mode d’emploi » de l’écrivain à leur époque : Voltaire peut figurer le changement radical du statut de l’écrivain qui s’opère parallèlement à la fin de l’Ancien Régime, dès lors qu’il passe du mécénat à l’autonomie financière et inaugure une ère nouvelle où l’auteur conquiert l’indépendance de sa plume (Jan Herman). Quant à Victor Hugo, il se forge une image forte par différentes formes tonitruantes de résistance active : au monarque, aux cabales de ses concurrents, à la censure de l’exil, aux contraintes de l’industrie du livre… et jusqu’à la séparation des morts et des vivants. À ce poète devenu res republica, les funérailles nationales rendent une concrétisation ultime de

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la figure d’icône qu’il s’est construite au confluent d’une diversité de discours et de représentations (Christian Chelebourg). Mais ensuite, le rythme des figurations d’écrivains défile à une allure accélérée et aucun ne peut plus, à lui seul, faire figure d’« homme-siècle », d’autant que les deux guerres mondiales contribuent à bouleverser les mentalités en mettant à mal les points de repères et en morcelant les périodes. De la Belle époque à 1950, ce n’est plus une, mais plusieurs figures-phares qui se partagent le paysage littéraire, marqué corrélativement par l’émergence d’un phénomène de fédérations d’individus en mouvements, revues, maisons d’éditions, Prix littéraires, censés diversement appuyer les constructions identitaires. Simultanément, les frontières génériques se brouillent, entre journalisme et littérature, entre témoignage et création (Michèle Touret). Dans la seconde moitié du siècle, les images et usages de l’écrivain se démultiplient encore et corollairement, se fragilisent : exilé, engagé, martyr, médiatique, voyageur, stipendié, déclassé… L’écrivain perd l’ancrage dans la nation qui fondait précédemment sa spécificité pour s’ouvrir à l’ampleur du monde et simultanément aux affres d’une crise identitaire (Tiphaine Samoyault). C’est aussi, dans cette période de chute des empires coloniaux, toute l’équivoque dans laquelle se trouvent pris les écrivains que l’on dit « francophones ». En se réappropriant ce français instrumentalisé, les « écrivains francophones » en interrogent et en déconstruisent les fondements. Ce faisant, ils se trouvent pris entre l’expression d’une singularité, qui n’est pas toujours reconnue, et l’affirmation d’une identité collective qui instrumentalise leur personne et leur œuvre (Sofiane Laghouati). Aujourd’hui, les écrivains se définissent volontiers par la négative: ils ne sont pas grantécrivain, n’ont plus guère confiance dans la langue, ne se limitent plus au seul médium textuel, délèguent leur pouvoir auctorial au lecteur, et se trouvent pris dans l’impasse de devoir se donner totalement au public pour gagner les quelques moments de retrait nécessaires à leur art (Jan Baetens). Dans ce parcours du taquin qui, invariablement, montre l’insigne importance de la case vide, quelques arrêts provisoires sur image s’imposent. D’une part sur les communautés ponctuelles d’objectifs qui s’instaurent dans un rapport renouvelé aux supports de la création, comme les avant-gardes (Andrea Oberhüber), l’Ouvroir de Littérature Potentielle (Camille Bloomfield), le Nouveau Roman (Mireille Calle-Gruber) ou la littérature hypermédiatique diffusée sur la toile, comme l’opère la revue en ligne bleuOrange (Bertrand Gervais & Alice van der Klei). D’autre part sur les modes identitaires qui sont à inventer à la faveur de la reconnaissance de territoires problématiques, comme la littérature de jeunesse (Laurent Déom), les lettres belges (François Provenzano) ou l’écriture des femmes (Andrea Oberhüber). Ces pièces du puzzle et ce panorama changeant font clairement percevoir combien les figurations de l’écrivain se ramifient, s’esquissent de plus en plus en pointillés, ne fonctionnent qu’en réseaux et en combinatoires diverses qui manifestement ne survivront pas éternellement sous la

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forme que nous leur connaissons. Nous autres, littérateurs, savons désormais que nos figurations de l’écrivain sont mortelles. Et que nos définitions ne sont pas dépourvues d’amusantes chausse-trappes, par exemple : ÉCRIVAIN, subst. masc. Rem.- En règle gén. il n’y a pas de fém. à écrivain. Trésor de la langue française, 2012

Ces multiples négations se retournent cependant en une ultime figure dont c’est, précisément, la non-délimitation qui fascine : à l’image du Bartelbooth de Pérec dans La Vie mode d’emploi (1978), avatar du Bartelby de Melville (1853), ce scribe qui prend son indépendance par l’affirmation paradoxale de ses non préférences – « I would prefer not to » –, les écrivains se retrouvent dans une figuration que le romancier et essayiste contemporain Enrique Vila-Matas appelle le « syndrome Bartleby » : « Ce mal endémique des lettres contemporaines, cette pulsion négative ou cette attirance vers le néant, qui fait que certains créateurs, en dépit (ou peut-être précisément à cause) d’un haut niveau d’exigence littéraire, ne parviennent jamais à écrire » (Bartleby y compañía, 2001). Voici donc qu’un scribe et non-écrivain fictif en vient à servir d’emblème aux auteurs réels, des romanciers – de Daniel Pennac (Des chrétiens et des maures, 1996) à Philippe Delerm (Quelque chose en lui de Bartelby, 2009) – des essayistes – de Jean-Yves Jouannais (Artistes sans œuvres, 1997) à Gisèle Berkman (L’effet Bartelby. Philosophes lecteurs, 2011) – et des philosophes de la littérature – de Gilles Deleuze (Bartelby et la formule, 1993) à Giorgio Agamben (Bartelby ou la création, 1995) – en passant par des réalisateurs de cinéma – de Kevin Smith (Dogma, 1999) à Nanni Moretti (Habemus papam, 2011) – et par la bande dessinée de Jeff Smith (Bone, 1991-2004), jusqu’aux remakes de Tom Sniegosli (2000) et de Charles Vess (2001-2003) et leurs adaptations en jeux vidéo. Il y a là assurément de quoi être pris de vertige : est-on bien encore dans les figurations de l’écrivain ? Aurait-on changé de registre ? La confusion elle-même semble avoir été prévue par les lexicographes : ÉCRIVAIN, subst. Masc. Rem.- Écrivain. Peut désigner des animaux variés selon les régions. Trésor de la langue française, 2012

Mais que diable, elle l’a été aussi par Perec, dont La Vie mode d’emploi se clôture sur ces lignes : « Assis devant son puzzle, Bartlebooth vient de mourir. Sur le drap de la table, quelque part dans le ciel crépusculaire du quatre cent trente-neuvième puzzle, le trou noir de la seule pièce non encore posée dessine la silhouette presque parfaite d’un X. Mais la pièce que le mort tient entre ses doigts a la forme, depuis longtemps prévisible dans son ironie même, d’un W.» (La Vie mode d’emploi, 1978). Car dans le jeu de puzzle, et davantage encore au bien nommé jeu de taquin, il était prévu de tout temps que la dernière case ne pourrait que rester vide : « On en déduira quelque chose qui est sans doute l’ultime vérité du puzzle : en dépit des apparences, ce n’est pas un jeu solitaire : chaque geste que fait le poseur de puzzle, le faiseur de puzzle l’a fait avant lui ; chaque pièce qu’il prend et reprend, qu’il examine, qu’il caresse, chaque combinaison qu’il essaye et essaye encore, chaque tâtonnement, chaque intuition, chaque espoir, chaque découragement, ont été décidés,

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calculés, étudiés par l’autre » (La Vie mode d’emploi, 1978). Qu’on se le dise : si l’écrivain reste une figure auctoriale insaisissable, si sa définition sans cesse rebondit, c’est que le rebond fait partie intégrante de son autodéfinition. Pour autant, l’écrivain peut s’appréhender dans l’espace de ces rebonds. Dans un deuxième volet, on aborde dès lors ici les modes d’emploi de l’écrivain en termes non plus de temporalité mais de territoires. Un écrivain qui publie est d’abord une figure de l’espace public. Comment les écrivains négocient-ils ce qu’ils donnent et reçoivent sur ce terrain ? Cette problématique se déplie en plusieurs sous-questions qui interfèrent : l’écrivain peut être considéré comme un objet culturel appartenant au patrimoine collectif, et se trouver à ce titre instrumentalisé ou au contraire, libre de défendre des causes qui lui sont chères. Il peut tantôt mettre sa réussite littéraire au service d’objectifs politiques, comme il peut réciproquement tirer parti de sa notoriété politique pour engager une œuvre littéraire, et tantôt, à l’inverse, s’investir dans l’un ou l’autre terrain en guise de compensation à l’échec. Les périodes de conflits armés sont, a fortiori, les moments où ces chassés-croisés s’exacerbent (Laurence van Ypersele, François-Xavier Lavenne, David Martens, Nicolas Mignon, Karen Vandemeule-broucke & Myriam Watthee-Delmotte). On se focalisera brièvement sur les formes marquantes de l’affrontement des forces politiques et littéraires que sont l’autodafé (Karen Vandemeulebroucke) et la littérature des camps (Philippe Ménard) ; on considérera la revendication possible d’une dissociation radicale des causes civiques et artistiques, comme ce fut le cas pour la Jeune Belgique (Karen Vandemeulebroucke) ; on observera certaines figures saillantes comme Charles Plisnier (Karen Vandemeulebroucke) et Louis-Ferdinand Céline (François-Xavier Lavenne). C’est le fait même de sa position publique qui induit pour l’écrivain un rapport naturel au sacré, entendu au sens anthropologique comme ce qui sépare du profane et unit un groupe autour de valeurs transcendantes collectivement exhaussées, qu’elles soient ou non religieuses. Que sacralise l’écrivain et comment est-il lui-même sacralisé ? (Christophe Meurée & Myriam Watthee-Delmotte). À partir de la notion-cadre de « posture auctoriale sacralisante » (Jérôme Meizoz), il est intéressant de souligner certaines communautés comme les Maudits (Pascal Brissette) et les Surréalistes (JeanneMarie Baude) ainsi que certains dispositifs discursifs comme la prophétie (Christophe Meurée) et le Tombeau littéraire (Myriam Watthee-Delmotte). Au départ de l’aura que confèrent les rôles publics et des postures sacralisantes, il est intéressant de comprendre, sur le plan des imaginaires, pour quels motifs l’on peut souhaiter pénétrer dans l’intimité des écrivains. Encore faut-il s’entendre sur ce que cette intimité signifie et sur la manière dont elle se construit (Damien Zanone). Une part de la fascination pour l’écrivain repose sur le savoir qui lui est prêté quant aux secrets de l’âme humaine par les maîtres de la psychanalyse eux-mêmes (Philippe Lekeuche & Nicolas Pinon). Le lien d’intimité avec l’écrivain, nécessairement co-construit, remet ainsi en cause les clichés, et entre autres celui qui associe inspiration et paradis artificiels (Nicolas Pinon). La rencontre se trouve facilitée par certains agents que l’on peut appeler

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les « médiateurs d’intimité » (David Martens), par certains genres littéraires comme le journal (Matthieu Sergier) et par certaines pratiques comme la conservation des archives de la création (Sofiane Laghouati). Enfin, le tour d’horizon des territoires de l’écrivain doit tenir compte de ce paramètre essentiel des modes d’emploi de l’écrivain que constitue l’importance croissante des médias audio-visuels. La presse, la photographie, le cinéma, les enregistrements sonores et la radio, la télévision et le développement de l’informatique décuplent les potentialités créatrices de la littérature et, par retour, renforcent la conscience des supports initiaux du texte et de la matérialité du livre (David Martens & Anne Reverseau). Apparaissent ainsi des facteurs nouveaux de construction de la représentation de l’écrivain, voire des genres nouveaux : les entretiens (Fanny Jaffray), l’iconographie (David Martens & Anne Reverseau), l’adaptation et la novellisation (Jan Baetens), la littérature hypermédiatique (Bertrand Gervais & Alice van der Klei). L’ensemble des réflexions ici réunies quant aux modes d’emploi de l’écrivain, qui sont de l’ordre des figurations conceptuelles et imaginaires, s’appuient sur des objets : textes, correspondances, documents d’archives et imprimés, iconographies artistiques et de presse, émissions radiophoniques et télévisuelles, films et blogs, etc. Les représentations mentales s’opèrent au départ des témoins matériels, et c’est à eux qu’est consacrée l’exposition Écrivains, modes d’emploi, organisée au Musée royal de Mariemont du 2 novembre 2012 au 17 février 2013, dans le but de faire comprendre pourquoi et comment le statut, les pratiques d’écriture et les fonctions de l’écrivain ont évolué au cours de l’Histoire. La richesse des fonds précieux de cette collection explique que l’accent soit mis parfois sur des exemples belges, sans parti pris nationaliste, mais pour faire honneur aux trésors que Raoul Warocqué a jadis réunis en ce lieu, et qu’il a légués à sa mort à la communauté des amateurs d’art et de littérature, quels qu’ils soient, qui se donnent la peine de se présenter à sa porte. Au terme de ce parcours qui convie le lecteur de la cour du Roi Soleil, auquel Voltaire consacre l’un de ses livres, à la littérature hypermédiatique promue par une revue en ligne comme BleuOrange, force est d’admettre que la littérature et les écrivains ne sont jamais seulement là où on les attend. Sans cesse, au gré des circonstances, en fonction d’aléas historiques ou d’existence, au fil de l’évolution sociétale et des opportunités qui se présentent à eux, les écrivains voient se restreindre ou s’élargir leur champ d’action, leurs territoires. C’est à la mise en évidence de cette complexité de la figure de l’écrivain, inscrite dans une multiplicité de discours, de pratiques et d’usages culturels, que le présent volume s’attache. Ce faisant, il permet de souligner qu’en ces temps où l’on s’interroge parfois avec circonspection sur le devenir de la littérature, le ton de l’alarme n’est peut-être pas de mise. Car au jeu de taquin, la case vide illustre la vacuité nécessaire pour que les autres pièces du jeu entrent en mouvement, et l’écrivain, à l’instar du taquin, s’approprie constamment le dynamisme qui s’offre à lui lorsqu’une case devant lui se vide. À la fin du mécénat, à l’exil, aux totalitarismes, à la perte du monopole du support imprimé, etc., il réagit à chaque fois en créant du neuf. Lorsqu’une configuration inédite de son paysage le rapproche de territoires jusque là éloignés du sien,

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comme l’industrialisation du livre ou les nouveaux médias, il rebondit pour inventer des nouveaux modes du discours littéraire qui engagent à faire lire l’inédit, à faire entendre l’inouï. Comme au jeu de taquin, la case vide, qui n’a pas de contenu ni de sens, vaut pour lui formellement parce qu’elle est nécessaire pour que le système puisse bouger. L’écrivain, toujours, vient offrir à ce manque – que chacun expérimente sans nécessairement pouvoir le surmonter – son inventivité, non pas pour le combler, mais pour le rendre signifiant. ÉCRIVAIN, subst. masc. Ecrivain public. Celui qui écrit pour le compte de ceux qui ne savent pas écrire. Trésor de la langue française, 2012

C’est dire que les écrivains, tant qu’ils seront taquins, ont de beaux jours devant eux.

Sofiane LAGHOUATI, David MARTENS & Myriam WATTHEE-DELMOTTE

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PARCOURS CHRONOLOGIQUE

LE DEVENIR DES FONCTIONS ET DES FIGURES


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Buste de Sénèque recevant une couronne de laurier pour la postérité de son œuvre (Opera). Sénèque, Opera, t. I, 1672 (frontispice). © Morlanwelz, Musée royal de Mariemont. Cliché Michel Lechien.


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I. L’écrivain à travers la Querelle des Anciens et des Modernes Dans un livre qui a fait date pour l’histoire littéraire, Alain Viala montre comment le XVIIe siècle a vu la « naissance de l’écrivain » 1. Selon Viala, qui mène une analyse sociologique, l’écrivain affirme peu à peu une certaine autonomie, dans un réseau institutionnel qui émerge progressivement au cours du siècle ; on pense aux Académies, parmi lesquelles au premier chef l’Académie française fondée par Richelieu en 1635, le développement des mécénats royaux et des « pensions » aux artistes et aux écrivains, la rétribution des droits d’auteur, un appareil de censure, qui valide ou réprime les discours de tous ordres, mais aussi l’essor des salons littéraires privés, ainsi que celui de la presse. Ainsi le partage se fait entre la « République des lettres », domaine des savants humanistes et des érudits, et ce que Gabriel Guéret baptise la « République des Belles Lettres» dans son Parnasse réformé de 1667 2. Or dans ce partage se joue non seulement la revendication d’un champ délimité du littéraire, mais aussi, dans le même temps, un autre rapport aux modèles que l’écrivain se donne pour « bien écrire ». En effet, dans un autre texte, La Guerre des Autheurs anciens et modernes de 1671, le même Guéret assigne aux Anciens une place ambivalente, à la fois au fondement du Parnasse et en même temps à l’écart de ce Parnasse français, ambivalence traduisant l’évolution qui s’opère dans cette seconde moitié de XVIIe siècle et qui trouve comme un aboutissement dans la Querelle des Anciens et des Modernes à partir de 1687. Tout au long des XVIe et XVIIe siècles, l’écrivain se pose et pense d’abord dans sa relation avec de prestigieux modèles antiques, que les humanistes ont abondamment édités et commentés dès le XVe siècle. Virgile, Horace, Cicéron, Sénèque, Quintilien, etc. connaissent de nombreuses éditions, l’ensemble de ces textes formant les ressources poétiques et rhétoriques des poètes. Bien écrire, c’est savoir « écrire comme », savoir bien imiter. Pour saisir les enjeux d’une telle position et du changement qui a lieu en ce début de période moderne, il importe de ne pas se tromper quant à l’appréciation de la notion d’imitation. Il faut pour cela se replacer dans le contexte épistémologique de la période et ne pas appliquer les valeurs d’originalité, d’authenticité ou encore d’unicité à l’aune desquelles nous jugeons le plus souvent les œuvres actuellement. Il faut donc d’une part ne pas faire d’anachronisme et sortir d’autre part de la perspective téléologique d’un progrès continu des arts qui amènerait à l’émergence d’un auteur « moderne », génie autonome et enfin achevé. Qu’en est-il de l’idée même d’auteur moderne, qui naîtrait durant ce temps que les historiens qualifient de « période moderne » ? En quoi serait-il différent d’un auteur « ancien » ? Ce questionnement, historiquement délicat et politiquement chargé, est pourtant bien au cœur des débats des XVIe et XVIIe siècles où humanistes, poètes, artistes mais aussi philosophes, scientifiques et clercs cherchent à définir un autre rapport à la tradition et à assigner de nouvelles modalités de représentation de la réalité à la littérature et aux arts, réévaluant leur rapport à la vérité et à l’histoire. Dans cette perspective, l’idée même de modernité doit être relativisée, nombreux s’en étant réclamés

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bien avant le XVIe siècle. D’aucuns chercheurs ont d’ailleurs suggéré soit un Moyen Âge long, jusqu’à la fin du XVIe, ou au contraire une remontée de la modernité entre le XIIe et le XIIIe siècle.3 Ainsi les premiers « moderni » porteurs d’une idée de progrès, idée cardinale dans la fameuse Querelle des Anciens et des Modernes au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, apparaissent au XIIIe siècle. Les «antiqui» sont ici les maîtres parisiens en théologie comme Pierre Lombard – donc début XIIIe – et les «moderni» sont ceux d’une, voire deux générations plus tard, tout au plus, comme Albert le Grand, Bonaventure ou Thomas d’Aquin, qui critiquent, discutent ou rejettent formellement les précédents. Dans l’ensemble, il s’agit d’aller vers le nouveau. Or la nouveauté, la novitas, est une notion d’abord péjorative. Elle ne devient positive que graduellement durant le XVIIe siècle, tout comme celle d’originalité, qui accompagne une nouvelle définition de l’auteur. Elle permet en tout cas de saisir la subtilité et toutes les ambiguïtés des partages entre Anciens et Modernes : « Les hommes de la Renaissance inventent le concept de nouveauté et le déclinent sous toutes ses formes. Leur attitude est pourtant loin d’être dépourvue d’ambiguïtés : la nouveauté est d’abord conçue comme un renouveau, un retour à l’Antiquité. On peut qualifier d’archéologie du savoir cette volonté apparemment paradoxale d’innover à partir d’une exhumation des textes anciens. Dans ce contexte, le statut de l’imitation est particulièrement problématique »4. La Querelle des Anciens et des Modernes se présente donc comme un lieu privilégié pour tenter de dégager le « mode d’emploi » d’une nouvelle sorte d’écrivain, et pour repérer les continuités et discontinuités de cette longue histoire littéraire.

Deux siècles de querelle La Querelle proprement dite, c’est-à-dire le moment où l’on publie explicitement des textes d’éloges des Anciens ou des Modernes, débute en Italie au début du XVIIe siècle. Certes, le débat des cicéroniens, au XVIe siècle, en est le grand précurseur, et pose les premières pierres de la discussion des mérites comparés de l’imitation et de l’inspiration, de la prééminence du modèle et de la puissance de l’imagination, du génie personnel. Il s’agit d’un débat européen, puisqu’y participent Erasme, Mélanchton, Rabelais, et plus tard Ronsard, entre autres, mais son centre de gravité se trouve en Italie où s’opposent Jean Pic de la Mirandole, qui défend la singularité de l’écrivain par l’intuition et le plaisir, et Pietro Bembo qui défend quant à lui une autre forme de singularité par l’appropriation par l’écrivain d’un idéal du « bien écrire », à partir du modèle parfait cicéronien. Le but est pourtant le même, à savoir toucher au sublime ; la traduction et l’édition du Traité du sublime du Pseudo-Longin en fournit le point de départ et le point nodal. Ainsi l’imitation y est-elle définie de manière subtile. En effet l’imitation n’est pas copie, « [elle] n’est pas un larcin, dit le Pseudo-Longin, mais l’empreinte que déposent de beaux caractères, de belles œuvres plastiques, des objets bien ouvragés » 5. C’est une première ligne de partage : comment imiter, qu’est-ce qui doit passer de l’écrivain (de son style, de son ingenium, etc.) dans l’œuvre qu’il assimile et qu’il imite ? À partir de cet axiome (imiter n’est pas copier), on comprend que l’ingenium ou génie personnel, le style ou maniera, l’inspiration enfin, aient pleinement leur place dans le débat mais une place à chaque fois complexe à déterminer. C’est dans

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le but ultime de définition du sublime que se manifeste avec le plus d’acuité cette al-chimie : « La question ultime n’est pas de choisir entre subjectivisme – désir de persuader par adhérence soit jusqu’à l’oubli des autres, maîtres et rivaux – et objectivisme – adhérence aux structures éprouvées du Modèle jusqu’à l’oubli de soi – mais de concilier la mémoire des formes et la fidélité à soi dans la trouvaille d’une interprétation des choses souveraine et naturelle en même temps » 6. Outre l’émancipation ou du moins le positionnement par rapport au modèle, l’enjeu est ici surtout l’émancipation de la poétique par rapport à la rhétorique et à la dialectique. La ligne de partage est alors entre plaire ou instruire. Très longtemps, les deux vont être tenus ensemble : il faut plaire et instruire, instruire en plaisant, jusqu’à ce que, plus tard, le plaisir et l’agrément l’emportent (ou presque). La division se fait également, et de manière fondamentale au XVIe siècle, sur la question de la langue française. C’est en effet sur l’indigence, la faiblesse, et donc l’indignité de la langue française que s’appuient les défenseurs des Anciens. En premier lieu, être Moderne alors, c’est écrire la poésie en français, comme cela est prôné en 1540 par Joachim Du Bellay dans sa Défense et illustration de la langue française. Certes tout en étant tournés vers cette Antiquité modèle, les poètes humanistes que sont les poètes de la Pléiade visent à la promotion d’une littérature en langue française, capable au moins d’égaler non seulement la culture latine, mais aussi italienne, autre modèle et rivale dans l’héritage classique. Pour ce faire, il convient d’aller puiser dans cette littérature ancienne les moyens d’enrichir la langue de façon à lui permettre d’exprimer toutes les nuances lyriques, de concevoir de nouvelles images poétiques en français et de fournir ainsi la matière première d’une poésie nationale digne de ce nom. Mais précisément, les lignes de partage se déplaçant avec les générations, une partie des poètes de la génération suivante, au tout début du XVIIe siècle, s’inscrit dans un rejet, non pas explicitement des Anciens, mais de la période immédiatement antérieure, à savoir cette fameuse Pléiade et ce qui ne s’appelle pas encore la littérature baroque. Ainsi Gabriel Guéret n’hésite pas à mettre en scène en 1667 un dialogue entre Malherbe et Ronsard – se déroulant donc au début du XVIIe siècle –, le premier reprochant à celui que l’on nommait de son vivant le «Prince des poètes », sa langue, certes française, mais trop obscure et, surtout, trop calquée sur l’Antiquité : J’ai une vénération toute particulière pour cette fameuse Pléiade, qui dans le siècle dernier a fait l’honneur des muses françaises, et l’ornement de la cour de deux grands rois. Mais je ne puis cacher plus longtemps ce que j’ai toujours pensé de vous […]. Pardonnez-moi si je dis que l’amour de l’Antiquité vous a perdu, vous avez cru qu’un poète devait paraître savant, et c’est ce qui vous a engagé dans ce mauvais amas de fables et d’épithètes recherchées dont l’intelligence dépend d’une profonde lecture des livres grecs et latins. […] Vous avez exprimé l’amour par mille circonlocutions obscures, et qui demandent des commentaires […]. Pardonnez-moi, je vous le dis encore, vous vous êtes lourdement trompé, il fallait un peu vous humaniser davantage, vous ne deviez pas tant vous infatuer d’Homère ni de Pindare, il valait mieux songer à plaire à la Cour, et considérer que les dames qui font la plus belle moitié du monde, et le sujet le plus ordinaire de la poésie, ne savent ni latin ni grec.7

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L’argument est débattu jusqu’au début du XVIIIe siècle, puisque Houdar de la Motte, acteur de la seconde Querelle des Anciens et des Modernes qui a lieu à cette époque, éprouve encore le besoin de défendre les qualités de la langue française pour la poésie : Est-ce le défaut d’élégance qu’on reprocherait à notre langue ? Mais qu’y a-t-il qu’elle n’exprime avec la force et la grâce propres au sujet ? […] Manque-t-elle de sublime dans les panégyriques ou de sel dans les satires ? Manque-t-elle de dignité dans les tragédies de Corneille et de Racine, ou de jeu et de badinage dans les comédies de Molière ? Manque-t-elle de tendresse dans Quinault, ou de naïveté dans La Fontaine ? 8 Un des premiers débats importants au sein de l’Académie française a trait à cette question de la langue, et, contre les « mille circonlocutions obscures » de Ronsard, on voit émerger le parti des « puristes », défendant comme modèle linguistique pour l’écrivain la langue de la cour, donc la langue des mondains, qui saura être comprise de tous, y compris des femmes, et ainsi se conformer au nouveau goût. Cette orientation entérine par ailleurs la pleine reconnaissance d’une nouvelle instance de la vie littéraire, à savoir celle du goût du lectorat, érigée en norme et rivalisant avec la prescription de règles du « bien écrire ». Réforme de la langue, dans l’entourage de Richelieu et de l’Académie naissante, et promotion d’une écriture poétique en français dégagée de son allégeance aux modèles classiques, vont ainsi de pair très tôt dans le XVIIe siècle. Dès le moment en fait de la création de l’Académie française se profile la doctrine des « Modernes ». Boisrobert publie par exemple un Discours contre les Anciens en 1637, de même que sont actifs l’abbé d’Aubignac ou Jean Desmarets de Saint-Sorlin. Ce dernier, chancelier de l’Académie française, est le premier chef du parti des modernes, avant Charles Perrault, avec une œuvre très diversifiée, faite de littérature spirituelle comme les Délices de l’esprit (1658), de théâtre tel que Les Visionnaires (1637), ou encore, d’une épopée nationale et chrétienne, Clovis ou la France chrétienne (1657, remaniée en 1673). Cette épopée établit les origines de la monarchie très-chrétienne sur les ruines de l’Empire romain, incluant force miracles et la naissance providentielle de Clovis, exemple de tous les rois de France à venir par ses vertus royales et chrétiennes. Marc Fumaroli note que le Clovis de Desmarest forme « un programme poétique de rupture avec le merveilleux païen de la tradition gréco-latine et humaniste : la modernité française qui commence avec Clovis est d’emblée une modernité chrétienne, incompatible avec les fables de l’Antiquité »9. Il s’agit alors du début de la « Querelle du merveilleux ». La thèse de Desmarest est « celle du progrès : de même que le christianisme est un progrès théologique infini sur l’erreur païenne, de même la poésie chrétienne ne peut être qu’un progrès infini sur celle des Anciens. […] Tout poète chrétien dans l’ère chrétienne est par là même infiniment plus éclairé par le vrai Dieu que tout poète de l’Antiquité privé de la révélation et inspiré par de faux dieux, qui au fond étaient des démons. [...] D’où il découle que seul un langage chrétien et moderne, purifié des fables mensongères du paganisme, peut être

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à la hauteur de la vérité très-chrétienne de Louis XIV »10. Si Desmarest rejette très vivement la tradition mythologique antique, le progrès tel qu’il le conçoit est cependant pris dans une autre tradition, une autre filiation à laquelle le poète doit se rattacher pour accéder à son génie propre, mais alors révélé par le Dieu chrétien. La pensée de Desmarest connaît alors une nouvelle étape : « L’esprit moderne doit se faire critique de l’imagination antique, et sur ce terrain déblayé, inventer à neuf à partir de son propre fonds, comme Moïse et les évangélistes. Le poète chrétien ne doit rien aux Anciens. Il doit tout à lui-même rempli de Dieu.»11 Après la question de la langue française, apparaît ici une nouvelle ligne de partage, entre paganisme et christianisme. On le voit, la définition de l’auteur « moderne » et, par réaction, « ancien » est tout sauf simple, les frontières et les points d’appui du débat se déplaçant régulièrement. Sans compter que de nombreuses réactions se font jour contre l’Académie et les tenants de cette modernité dévalorisant, voire censurant, tout ce qui ne se soumet pas à ses règles. Saint-Évremont rédige ainsi dans les années 1630 une Comédie des académistes, qui circule sous le manteau, en manuscrit, avant d’être publiée anonymement en 1650, puis retravaillée dans les années 1680 et publiée sous le titre Les Académiciens. Le libertin épicurien s’y moque de la compagnie des académiciens. Il y ridiculise Jean Chapelain, protégé de Richelieu et acteur essentiel dans l’établissement de l’Académie française, le montrant en train de faire de mauvais vers pour sa Pucelle ou la France délivrée (1656), autre épopée nationale et chrétienne, qui resta inachevée étant donné l’échec que fut la publication des douze premiers chants. Boileau fustigera dans ses épigrammes et Chapelain et Desmarets pour la médiocrité de leurs épopées. SaintQuintilien, Institutiones oratoriae, t. I, 1665 (frontispice). © Morlanwelz, Musée royal de Mariemont. Cliché Michel Lechien.

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Évremont y met en scène également une violente dispute entre des académiciens et Mademoiselle de Gournay, fille d’alliance de Montaigne et farouche défenseure des « vieux mots », dont la réforme à ses yeux est un «stérile labeur ». Le principal cheval de bataille de la pièce est en effet la réforme de la langue française. La fin est à ce sujet révélatrice de la manière dont est perçue cette nouvelle instance de jugement qu’est l’Académie : « Grâce à Dieu, Compagnons, la divine Assemblée A si bien travaillé, que la Langue est réglée. Nous avons retouché ces durs et rudes mots, Qui semblaient introduits par les barbares Gots ; Et s’il en reste aucun en faveur de l’Usage, Il sera désormais un méchant personnage »12. Suit la liste des mots dont la langue a été expurgée et dont l’emploi est désormais stigmatisé, ainsi que celle des mots autorisés ou tolérés : « or », « il appert », « nonobstant » sont par exemple frappés de bannissement, tandis que demeurent en grâce « jadis », «car», « néanmoins ». Et de conclure : « Auteurs, mes Compagnons, qui réglez le Langage Avons-nous assez fait ? En faut-il d’avantage ? - La troupe Voilà ce qu’à peu près nous pensions réformer : Anathème sur ceux qui voudront la blâmer ; Et soit traité chez nous plus mal qu’un hérétique, Qui ne reconnaîtra la Troupe Académique. - Desmarets A ce divin Arrêt, des Arrêts le plus beau, Je m’en vais tout-à-l’heure apposer le grand Sceau »13. Desmarets meurt en 1676. C’est Charles Perrault qui prend le relais à la tête du parti des modernes et qui ouvre la Querelle proprement dite.

Histoire de deux Querelles La première Querelle : imitation des anciens et glorification du siècle de Louis XIV « Sur ce qu’on avait lu à l’Académie des vers contre Homère et Virgile Clio vint l’autre jour se plaindre au dieu des vers Qu’en certain de lieu de l’univers On traitait d’auteurs froids, de poètes stériles, Les Homères et les Virgiles. Cela ne saurait être ; on s’est moqué de vous, Reprit Apollon en courroux : Où peut-on avoir dit une telle infamie ? Est-ce chez les Hurons, chez les Topinambous ? – C’est à Paris. – C’est donc dans l’hôpital des fous ? – Non : c’est au Louvre, en pleine Académie »14.

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Ainsi réagit Boileau à la lecture que Perrault fit à l’Académie le 27 janvier 1687, de son poème Le Siècle de Louis le Grand en séance solennelle d’actions de grâces pour la guérison de Louis XIV. Il n’est pas anecdotique de rappeler ce contexte politique ; il rappelle par là même que le poème de Perrault est d’abord un panégyrique : « seuls les Modernes peuvent rendre justice à la grandeur sans précédent de Louis XIV, car seuls ils savent le replacer dans la juste perspective, qui n’est pas d’une Renaissance française prolongée, mais d’un progrès des lumières dont le siècle du roi est la fine pointe »15. D’autres épigrammes de Boileau suivront. À partir de l’année suivante, Perrault donne de l’ampleur à ses idées et publie en quatre volumes, de 1688 à 1697, ses Parallèles des Anciens et des Modernes, classés par discipline (1688 : les arts et les sciences ; 1690 : l’éloquence ; 1692 : la poésie ; 1697 : philosophie, médecine, astronomie, géographie, navigation, art de la guerre, musique). Il y développe « des vues iconoclastes avec en particulier le dénigrement chez Homère et Pindare du “sublime”, concept clé de l’esthétique classique […]. En dépit d’une référence fréquente à “l’idée de Beau”, Perrault, encouragé par la pensée vulgarisatrice de Fontenelle (Digression sur les Anciens et les Modernes, 1688), même s’il ne va pas jusqu’à affirmer avec lui la perfectibilité continue de la modernité qu’il conçoit comme cyclique, accorde cependant au temps et à l’histoire une dimension inconnue de Boileau […] »16.

des Anciens, qui comprend plutôt des « gens de Versailles », compte, parmi les plus célèbres, Boileau, le chef de file, Racine, La Fontaine, Bossuet, La Bruyère, et le peintre Le Brun. Le parti des Modernes quant à lui, plutôt « beaux esprits de Paris », est mené par Perrault, le chef de file, et son frère Claude, Benserade, Quinault, Thomas Corneille, Fontenelle, et la gazette de Donneau de Visé, Le Mercure galant. Une intervention du grand Arnauld permet la réconciliation en 1694, « mais la lettre de Boileau à Perrault (après 1698), en témoignant d’un sensible rapprochement avec l’adversaire, attestait aussi la victoire des Modernes »17. Que contient le poème fauteur de trouble de Perrault ? En premier lieu, il y donne la première des règles, qui va prendre – on le verra – une importance cruciale : bannir avant tout l’ennuyeux Christian Gonzenbach, Eremoh Elgueva (Homère aveugle), 2011. © Morlanwelz, Musée royal de Mariemont. Cliché Michel Lechien.

À ce point de cette longue querelle aux démarcations mouvantes, et bien que les arguments soient toujours aussi complexes, on assiste alors à une certaine polarisation des auteurs en deux camps plus nettement marqués. Le parti

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des œuvres d’art et de la poésie. Il faut donc privilégier l’agrément du lecteur, son « bon goût », contre l’érudition. Cette valeur, dont on a déjà remarqué la présence dans le Parnasse réformé de Guéret, s’est forgée tout au long du XVIIe siècle, dans les salons parisiens en particulier dont les valeurs éthiques correspondent peu à peu à des valeurs esthétiques. Pour asseoir sa défense des Modernes, Perrault mentionne ensuite leurs inventions et découvertes telles que le télescope et le microscope ou encore la circulation du sang de Harvey. Il s’en prend alors longuement à Homère, non sans avoir manifesté son respect à l’égard du poète grec. Il lui reproche d’« ennuy[er] le lecteur d’une longue préface » au moment le plus critique des combats guerriers, d’avoir fait ses héros trop brutaux, cruels et capricieux et enfin d’avoir décrit de manière invraisemblable le bouclier d’Achille : « Ce fameux bouclier dans un siècle plus sage Eût été plus correct et moins chargé d’ouvrage. Ton génie abondant en ses descriptions Ne t’aurait pas permis tant de digressions, Et modérant l’excès de tes allégories, Eût encore retranché cent doctes rêveries Où ton esprit s’égare et prends de tels essors Qu’Horace te fait grâce en disant que tu dors »18. Or le bouclier d’Achille constitue le paradigme du genre de l’ekphrasis (la description d’œuvre d’art) dont on sait maintenant – des études l’ont bien montré depuis une dizaine d’années – à quel point elle a joué un rôle fondamental dans le développement de la fiction en France. L’image plastique est éjectée de la fiction classique en prose, et avec elle, ce que Perrault lui associe explicitement, l’allégorie. Le rejet de la description du bouclier, point d’achoppement récurrent en fait dans la Querelle, revient à rejeter l’image comme modèle poétique et par voie de conséquence, étant donné la valeur herméneutique des images jusqu’alors, à rejeter l’allégorie comme forme structurante du récit. Ainsi Houdar de la Motte d’affirmer quelques années plus tard pour démontrer le mauvais goût du bouclier chez Homère : « Je sais que les savants ont des allégories toutes prêtes pour sauver tout cela [la description du bouclier d’Achille] ».19 Il semble bien que dans ce rejet, dans cet acharnement devrait-on dire, à dénigrer ce bouclier d’Achille se trouvent noués les termes de la Querelle qui se déploient depuis au moins le XVIe siècle à savoir imitation de la nature, traitement de l’allégorie et rationalité. Le rapport entre ces trois termes pourrait constituer la référence par rapport à laquelle se déplacent les lignes de partage évoquées jusqu’alors, et sont définies les missions des auteurs, ainsi que leur position vis-à-vis des autres instances du champ littéraire, comme le lectorat ou le mécénat. La seconde Querelle : imitation des Anciens et adaptation au lectorat « moderne » La querelle reprend cependant deux ans après la mort de Boileau (1711), mais alors avec un nouvel infléchissement, sorte de radicalisation, comme si les idées de Perrault, bien que vivement ressenties par ses contemporains, n’avaient été que de timides tentatives d’ouverture. En 1713, Houdar de la Motte, ami de Fontenelle, publie une traduction en vers de l’Iliade d’Homère, réduite à douze chants. Dans sa préface

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intitulée Discours sur Homère, il explique les principes de sa traduction et ce faisant, remet en cause les principes qui ont présidé à celle de Mme Dacier, que la célèbre helléniste avait publiée en 1699. Il s’agissait d’une traduction extrêmement fidèle et en prose. Houdar de la Motte, à son tour, après Perrault mais de manière beaucoup plus radicale et beaucoup plus fondamentale, démystifie le poète grec. Il s’attire une épaisse réponse de la part de Mme Dacier, Des Causes de la corruption du goût. Après plusieurs échanges dans lesquels interviennent Jean Boivin (un Ancien) et l’abbé Terrasson (un Moderne), c’est finalement Valincourt – un des protagonistes de la querelle autour de la Princesse de Clèves – et peut-être aussi Mme Lambert, qui tient salon, qui parviennent à réconcilier les deux partis. Remettant en débat les principes de la traduction, débat actif depuis le XVIe siècle, c’est-à-dire au moment où il importait de valoriser la langue française comme langue digne d’entrer en littérature, Houdar de la Motte prône une adaptation du texte à l’horizon d’attente de son lectorat contemporain. La convenance et la bienséance sont ici les mots d’ordre de son travail, au nom principalement de l’agrément, de l’intérêt et du plaisir que le lecteur doit éprouver à la lecture de l’œuvre : Quant à l’agrément, la différence du siècle d’Homère et du nôtre m’a obligé à beaucoup de ménagements, pour ne point trop altérer mon original et ne point choquer aussi des lecteurs imbus de mœurs toutes différentes et disposés à trouver mauvais tout ce qui ne leur ressemble pas. J’ai voulu que ma traduction fût agréable et, dès là, il a fallu substituer des idées qui plaisent aujourd’hui, à d’autres idées qui plaisaient du temps d’Homère. [Il fallait présenter les choses] sous une idée conforme au goût du siècle 20. À nouveau, le péché entre tous est d’être ennuyeux. Il faut « être intéressant », il faut « plaire et émouvoir ». Il a, dit-il encore, retranché des livres entiers, changé la disposition des choses, osé même inventer. Il a en effet beaucoup abrégé l’Iliade en la réduisant de 24 à 12 livres et en supprimant tout ce qui ne se rapportait pas directement à l’action principale : « J’ai tâché de rendre la narration plus rapide qu’elle ne l’est chez Homère, les descriptions plus grandes et moins chargées de minuties, les comparaisons plus exactes et moins fréquentes ».21 Sur le point de la morale, on retrouve ici l’essor de la veine moraliste, en tant qu’exploration (et émergence) de la psychologie : « Enfin, j’ai songé à soutenir les caractères, parce que c’est sur cette règle aujourd’hui si connue que le lecteur est le plus sensible et le plus sévère »22. Comme on l’a déjà vu, il soutient également la dignité de la langue française, en concluant : « Qu’il vienne encore des inventeurs de genres nouveaux, ils trouveront de nouvelles ressources dans notre langue »23. Autrement dit, Houdar de la Motte met l’accent sur les ressources créatives nouvelles de la langue et sur la puissance, et donc la liberté, d’invention des auteurs modernes. Réunis dans la même promotion d’une littérature en français, le discours d’un Du Bellay et celui d’un Houdar de la Motte, séparés par un siècle et demi, divergent radicalement sur ce point précis : la source et les ressources de l’invention. Enfin, la valeur ultime qui fait désormais autorité, c’est le goût du public, auquel l’auteur doit s’adapter et se soumettre, faute de quoi ses œuvres ne sauraient être lues.

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Au fur et à mesure de l’avancée de la Querelle et des débats, de nouvelles valeurs sont mises en avant. Ainsi se trouve soulignée l’historicité de la littérature, et donc des auteurs antiques, de même qu’est introduite l’idée de progrès, émergeant comme argument nouveau, car formalisé et théorisé, au terme d’un long processus de maturation des idées. Perrault avance déjà cette idée de progrès, en particulier dans l’objectif qu’il fixe au Parallèle puisqu’il s’agit, dit-il, « d’examiner en détail tous les arts et toutes les sciences, de voir à quel degré de perfection ils sont parvenus dans les plus beaux jours de l’Antiquité, et de remarquer en même temps ce que le raisonnement et l’expérience y ont depuis ajouté, et particulièrement dans le siècle où nous sommes »24. Cependant, il semble que ce soit surtout Fontenelle qui l’exploite le plus systématiquement et le fonde comme nouvelle valeur de la littérature. Outre l’idée de progrès et de perfectibilité des arts et des lettres, la Querelle d’Homère introduit également dans les débats l’idée de raison et de rationalité. L’abbé Terrasson l’expose fort bien dans sa préface : Ma vue principale est de faire passer jusqu’aux belles-lettres cet esprit de philosophie qui depuis un siècle a fait faire tant de progrès aux sciences naturelles. J’entends par philosophie une supériorité de raison qui nous fera porter chaque chose à ses principes propres et naturels, indépendamment de l’opinion qu’en ont eue les autres hommes.25 En Moderne, il se propose ainsi de juger l’Iliade comme tout autre ouvrage selon les « principes propres et naturels » de l’œuvre littéraire, à savoir « la conformité réelle qu’elle doit avoir avec la droite raison et la belle nature ».26 Les Modernes, anti-homériques et insistant particulièrement sur la domination de la raison, insistent par là même sur la nécessité de l’œuvre littéraire d’être en conformité avec son temps et avec les attentes de son lectorat en matière de morale. C’est sur ce point que répondirent les tenants des Anciens, avançant des arguments cependant somme toute paradoxaux. Pour eux, la

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littérature ne consiste pas à peindre des personnages éminemment moraux et bien élevés, mais à représenter une vérité humaine. Boivin écrit ainsi :

Notice Escrivain, dans Dictionnaire de l’Académie française, Paris, t. I, 1694. © Morlanwelz, Musée royal de Mariemont. Cliché Michel Lechien.

Homère est vrai, et rien n’est beau que le vrai, il a peint les hommes tels qu’ils les connaissaient et d’après nature. Il connaissait très peu de braves à qui il ne fût jamais arrivé d’avoir peur.27

Ou encore Fourmont : Le caractère du scélérat est aussi beau à peindre que celui de l’honnête homme : j’ajouterai même qu’il frappe davantage et que par là il est en quelque façon à préférer pour le poète dont le but est d’ébranler notre imagination.28 Ces idées fournissent certainement le point paradoxal de la fin de la Querelle d’Homère et d’aboutissement de l’ensemble de cette querelle bicentenaire. En effet « l’autonomie du domaine de l’art par rapport à celui du savoir, la valeur, dans cet art, de l’imagination et de l’émotion, le primat de la vérité psychologique sur la conformité à des normes de morale et de bienséance, et enfin un certain sens du relativisme historique »29, seront finalement les arguments entendus et retenus par la postérité, malgré la victoire patente du parti des Modernes en 1715. À moins qu’Anciens et Modernes ne soient au fond du même avis, mais par des chemins différents. Ainsi en 1719, dans ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, l’abbé Du Bos présente un tableau déjà moins polarisé et de fait plus complexe en développant des idées du même ordre : « Le sublime de la poésie et de la peinture est de toucher et de plaire, comme celui de l’éloquence est de persuader »30. Le poète et l’orateur sont bien engagés désormais sur des terrains différents. Avec toutes les nuances qui s’imposent, il faut bien constater pourtant que l’utile et l’agréable n’ont plus partie liée nécessairement. Si le poète n’est pas un orateur, il n’est pas non plus un savant ou un érudit. Ce qu’il transmet en propre par son écriture n’appartient pas au domaine des sciences, entendues au sens large, et si l’injonction de moralité pèse encore sur lui au niveau des prescriptions, toucher et susciter l’émotion sont devenus ses missions prioritaires. Agnès GUIDERDONI

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NOTES A. VIALA, Naissance de l’écrivain : sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Minuit, 1985. Cité analysé par A. VIALA, op. cit., p. 156-162. 3 Voir par exemple Y. DELÈGUE, Imitation et vérité en littérature. Origine et devenir d’une mutation, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2008, et G. DAHAN, Interpréter la Bible au Moyen Âge : cinq écrits du XIIIe siècle sur l’exégèse de la Bible traduits en français, Paris, Parole et silence, 2009. 4 Fr. LAROQUE, http://www.etudes-episteme.org/2e/ IMG/pdf/archives.pdf, p. 4. Consulté le 25 février 2012. 5 Cité par Chr. MOUCHEL, « Leçons d’infidélité : le rapport aux lettres antiques et la création de nouveaux modèles. La Renaissance », dans Histoire de la France littéraire, 3 vol., Paris, PUF, 2006, vol. 1, p. 717. 6 Chr. MOUCHEL, art. cit., p. 737. 7 G. GUÉRET, Le Parnasse réformé, Paris, Thomas Joly, 1668, extrait cité dans La Querelle des Anciens et des Modernes, XVIIe-XVIIIe siècle, édition établie et annotée par Anne-Marie LECOQ, Paris, Gallimard, 2001, p. 240-241. 8 A. HOUDAR DE LA MOTTE, Discours sur Homère, publié en préface de L’Iliade, poème, Amsterdam, Aux dépens de la Compagnie, 1714, extrait cité dans La Querelle des Anciens et des Modernes, op. cit., p. 455. 9 Marc FUMAROLI, « Les abeilles et les araignées », essai introductif à La Querelle des Anciens et des Moderne, op. cit., p.124. 10 Ibid., p.125-126. 11 Ibid., p.127. 12 SAINT-ÉVREMONT, La Comédie des Académiciens, éd. Robert DE BONNIÈRES, Paris, Charavay frères éditeurs, 1879, p. 39. 13 Idem. 14 N.BOILEAU DESPRÉAUX, Épigrammes 26. 15 M. FUMAROLI, op. cit., p.182. 16 I. LANDY-HOUILLON, « Anciens et modernes », Dictionnaire du Grand Siècle, dir. Fr. BLUCHE, Paris, Fayard, 1990. 17 Idem. 18 Ch. PERRAULT, Le Siècle de Louis le Grand, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1687, édité dans La Querelle des Anciens et des Modernes, op. cit., p. 261-262. 19 A. HOUDAR DE LA MOTTE, op. cit., p. 469. 20 Ibid., p. 459-460. 21 Ibid., p. 466. 22 Idem. 23 Ibid., p. 455. 24 Ch. PERRAULT, Parallèle des Anciens et des Modernes, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1688-1697, 4 tomes, t. 1, cité dans J. MESNARD (dir.), Précis de littérature française du XVIIe siècle, Paris, PUF, 1990, p. 388. 25 J. TERRASSON, Dissertation critique sur l’« Iliade » d’Homère, où à l’occasion de ce poème, on cherche les règles d’une poétique fondée sur la raison et sur les exemples des Anciens et des Modernes, Paris, F. Fournier et A. U. Coustelier, 1715, cité dans J. MESNARD (dir.), op. cit., p. 391. 26 Idem. 27 J. BOIVIN, Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille, Paris, François Jouenne, 1715, cité dans J. MESNARD (dir.), op. cit., p. 392. 28 E. FOURMONT, Examen pacifique de la querelle de Mme Dacier et de Monsieur de la Motte sur Homère, Paris, 1716, cité dans J. MESNARD (dir.), op. cit., p. 393. 29 J. MESNARD (dir.), op. cit., p. 393. 30 DU BOS, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, p.1. 1 2

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[Frédéric II de Prusse], Œuvres du philosophe de Sans-Souci, [tapuscrits annotés par Voltaire] t. I, [Postdam], 1752. © Morlanwelz, Musée royal de Mariemont. Cliché Michel Lechien.

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II. Voltaire en son époque

Au cours de l’année 1749, le roi de Prusse Frédéric II décida de réunir ses œuvres en volume et de les faire imprimer, « Au donjon du château », sous le titre d’Œuvres du philosophe de Sans Souci. Il ne subsiste rien de cette première édition, en un seul volume. Elle fut suivie d’une deuxième édition, en 1750, en trois volumes. Le premier, tiré vraisemblablement à 28 exemplaires, fut détruit sur l’ordre du roi. Subsistent encore de rares exemplaires des volumes II et III, tirés l’un et l’autre à 40 exemplaires. En 1751, le roi ordonna une nouvelle édition, interrompue au premier tome en 1752. Le Musée de Mariemont conserve parmi ses richesses le tome III de l’édition de 1750 (Œuvres/du/Philosophe/de/SansSouci/(vignette)/Au donjon du château./Avec Privilège d’Apollon./MDCCL) et le tome I et unique de l’édition de 1752 (Œuvres/du/Philosophe/de/ SansSouci./Tome premier/(vignette)/MDCCLII). Ces précieux exemplaires furent achetés, entre 1890 et 1917, par l’industriel Raoul Warocqué, sans qu’on soit autrement renseigné sur leur provenance. Le tome III présente l’intérêt complémentaire d’avoir été annoté par Voltaire. Jerôme Vercruysse, à qui nous empruntons ces données matérielles 1, a dénombré trois ou quatre notes par page pour le volume III de 1750. Le volume I, de 1752, est quant à lui dépourvu de notes, à une exception près. L’abondance des annotations du tome III est pour J. Vercruysse la preuve du sérieux avec lequel Voltaire s’acquitta de ses tâches de « grammairien du roi » à la cour de Prusse, où il séjourna de 1750 à 1753. Ce précieux exemplaire de l’édition de 1750 des Œuvres du Philosophe de Sans Souci, annoté par Voltaire, peut être considéré comme emblématique de la position qu’occupait Voltaire, à un moment précis de sa riche carrière d’écrivain, dans le paysage complexe des Gens de Lettres au XVIIIe siècle. Il l’est tout d’abord par la rhétorique particulière que doit déployer un correcteur de poésies et d’épreuves d’un des plus puissants monarques des Lumières. Voici la première note, en marge d’une « Épître à mon frère Henri» : je commenceray chaque volume par vous supplier d’éviter les redittes et d’élaguer les branches du plus bel arbre du monde [.] le trop d’abondance est le plus grand des defauts ; mais c’est le plus aisé a corriger. En attendant qu’une étude approfondie de ces notes vienne jeter une lumière peut-être nouvelle sur les rapports d’écrivain entre le monarque éclairé et le philosophe, le volume des Œuvres du Philosophe de Sans Souci peut nous intéresser également en ce qu’il rappelle le fameux « Livre de Poéshies » de Frédéric II. Ce volume constitue le nœud d’un des épisodes les plus dramatiques et les plus traumatisants de la vie de Voltaire, que lui-même désignera toute sa vie comme « l’affaire de Francfort ». En 1753, les rapports entre Frédéric II et Voltaire s’étaient en effet considérablement détériorés à la suite d’un pamphlet (Diatribe du docteur Akakia contre un natif de Saint Malo) où Voltaire attaque de front Maupertuis, le président de l’Académie de Berlin, sur laquelle Frédéric fondait une partie de son prestige intellectuel. Le pamphlet de Voltaire est brûlé

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publiquement et lui-même est contraint de signer une lettre humiliante. Il renvoie aussitôt les signes honorifiques de sa fonction : croix, cordon et clef de Chambellan. Ces objets lui seront ensuite restitués de façon à ce que Voltaire puisse s’en aller sans donner l’air d’avoir été disgracié. Il part le 26 mars 1753 de Prusse, après un séjour qui aura duré trois ans, mais sans renoncer à sa rancœur. À Leipzig, Maupertuis redevient la cible du venin voltairien. C’est ce que Frédéric ne saurait tolérer. Arrivé à Francfort, ville libre de l’Empire pourtant et qui échappe donc à la juridiction du roi de Prusse, Voltaire est attendu par des sbires de Frédéric et arrêté. Coup de théâtre dans tous les sens de l’expression ! Les prétextes pour l’arrestation sont la fameuse clef de chambellan, la croix de l’ordre du Mérite et… les « Lettres et écritures de Sa Majesté » que Voltaire aurait emportées sans permission. Il s’agit des Œuvres du philosophe de Sans Souci, appelées « Livre de Poéshies » par le résident prussien Freytag, qui baragouine le français. Ce détail amusant manque rarement dans les nombreuses évocations de cette scène qu’on trouve dans la correspondance de Voltaire ou dans ses œuvres autobiographiques. Il se trouve que le fameux « Livre de Poéshies » est resté à Leipzig, dans les malles de Voltaire. En attendant leur arrivée, Voltaire reste en prison. Frédéric a-t-il eu peur que Voltaire se moque de lui en montrant au public ses poésies corrigées, ou s’agit-il ici d’une humiliation préméditée de l’écrivain par un souverain tout-puissant ? L’un n’exclut pas l’autre. Toujours est-il qu’en restituant les objets réclamés par le roi de Prusse, Voltaire écrivain se débarrasse définitivement et physiquement des insignes du courtisan et se délivre à tout jamais de toute forme de soumission. L’exemplaire des Oeuvres du Philosophe de Sans Souci conservé à Mariemont est-il le « Livre de Poéshies » ? Il est toujours permis de rêver, mais il est vrai aussi que Voltaire a travaillé simultanément sur plusieurs exemplaires en effectuant son travail de correction des œuvres du roi 2. De la brouille entre Voltaire et Frédéric II, la postérité a surtout retenu deux anecdotes, significatives l’une et l’autre. Un jour, le roi aurait confié à La Mettrie un propos sur Voltaire qui lui fut redit et qui rompit à ses yeux la façade dorée des rapports de « maître » à « élève » qui formaient la base du contrat intellectuel entre le sceptre et la plume : « On presse l’orange et on jette l’écorce ». Dans l’autre sens, le roi a pu intercepter un propos de Voltaire : « Quand aura-t-il fini de m’envoyer son linge sale à laver !». Cela dit, Frédéric et Voltaire étaient destinés à se réconcilier et une très abondante correspondance témoigne du respect mutuel des deux grands hommes. À la mort de Voltaire, Frédéric lui fera l’honneur d’un Éloge prononcé devant l’Académie de Berlin. L’aventure entre les deux grands hommes aura ainsi duré 42 ans. Dès 1736, le roi Frédéric avait cherché à s’attirer Voltaire. Ils échangent entre 1736 et 1750 non moins de 450 lettres ; après le désastre, leur correspondance comporte un nombre presque égal, de 400 lettres. La correspondance leur convenait mieux que le vis-à-vis. S’il est vrai que les deux hommes partageaient les mêmes idées sur une laïcisation nécessaire de la société, Frédéric restait toutefois un philosophe de cabinet, tandis que Voltaire avait en tête la mobilisation de l’opinion publique. Peu après l’avènement au trône de Frédéric, en 1740, l’invasion de la Silésie par le nouveau roi contredisait par les actes ce qu’il avait soutenu dans son Anti-Machiavel, publié (par les soins de Voltaire) la même année. Aussi Voltaire a-t-il longtemps résisté à accepter l’invitation de venir s’installer à la cour de Prusse. Le tête-à-tête berlinois, entre 1750 et 1753, est loin d’être un dialogue d’égal

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à égal tel que la distance épistolaire l’admet et l’autorise. À Berlin, Voltaire est réduit au rôle de poète courtisan, qui corrige les poésies et proses du roi tout en étant admis périodiquement au cercle d’intimes du roi, où il peut briller par son esprit. Mais au moins, en dehors des deux heures par jour qu’il doit réserver au roi, Voltaire a pu écrire. C’est à Berlin qu’il publie son grand travail d’historien Le Siècle de Louis XIV (1751).

Voltaire et Frédéric II. © Genève, BGE - Institut et musée Voltaire. Cliché Matthias Thomann.

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Après « l’affaire de Francfort », voilà Voltaire « entre deux rois le cul à terre ». Il lui était impossible de rentrer en France. Louis XV ne l’aimait guère, mais il jouissait de la protection de la favorite Mme de Pompadour. Avant son départ pour la Prusse, Voltaire avait occupé à la cour de France la charge d’historien du roi, jouissant aussi du titre de gentilhomme de la chambre du roi auquel il a tenu toute sa vie. Il avait été élu à l’Académie française en 1746 (après deux échecs vibrants…). Mais quand, en 1750, il demanda son congé au roi Louis XV, celui-ci lui aurait répondu sèchement : « Vous pouvez partir quand vous voudrez ». Après l’échec prussien, Voltaire est averti par ses amis parisiens qu’il serait imprudent de rentrer en France. Aussi Voltaire ne reverra-t-il plus Paris, la grande ville où toutes les carrières se font. C’est-à-dire qu’il y rentrera seulement l’année de sa mort, en 1778, mais cette rentrée sera triomphale et digne d’un intellectuel, philosophe, écrivain désormais délivré de toute soumission. Voltaire est à ce momentlà devenu un mythe, l’emblème de l’écrivain libre, qui transcende les clivages religieux, idéologiques et politiques. Le rapport ambigu de Voltaire aux Grands est en tant que tel significatif de la position de l’écrivain durant ces dernières décennies de l’Ancien Régime. Voltaire est incontestablement fasciné par la vie dans le voisinage des Grands ; il a besoin de confirmation, voire de consécration officielle de son talent, mais il a surtout besoin de protection pour publier. Mais en 1753, après son séjour en Prusse, Voltaire est un apatride, un exilé, cherchant un asile qui lui convienne pour y faire peau neuve. Il commence par s’installer à Colmar, puis achète en 1755, le domaine des « Délices », près de Genève, pour enfin s’installer à Ferney, en 1760, où il sera, comme il le dira si bien dans ses Mémoires, « roi chez soi ». Il serait faux de s’apitoyer sur cet épisode de la vie de Voltaire en le considérant comme un homme de Lettres sans terre ni fortune, réduit à ce qu’une plume mercenaire pourrait lui rapporter. Voltaire, qui a toute sa vie méprisé la piétaille et la bohême littéraire, détient à ce moment de sa vie une grande fortune. Le rapport de Voltaire à l’argent est un sujet intéressant où l’œil moderne serait tenté d’entrevoir une autre ambiguïté intellectuelle. Les droits d’auteur n’existant pas et les bénéfices tirés de l’édition et du théâtre étant assez négligeables, Voltaire tirait une partie de ses revenus de plusieurs pensions. Voltaire a été toute sa vie partisan d’un Mécénat d’Etat, dont il a lui-même beaucoup bénéficié. Mais le gros de sa fortune fut le fruit de la spéculation et d’investissements, dans la fourniture aux armées notamment. Cette fortune, qui s’élève à 200.000 livres l’année de sa mort, est pour une part mise au service d’une nouvelle entreprise intellectuelle et sociale qui commence avec l’installation aux Délices. Elle lui confère son indépendance intellectuelle. Voltaire inaugure l’ère de l’écrivain indépendant, maître de sa plume. Aux Délices, Voltaire règne en propriétaire. Il peut accueillir, chez soi, non seulement ses amis genevois, comme l’éditeur Cramer et le célèbre médecin Tronchin, mais aussi des curieux qui font étape à Genève sur la route d’Italie. En même temps, la position frontalière du lieu permet à Voltaire de garder un œil sur l’Europe et le mouvement des Lumières qui se développe et s’internationalise. Aux Délices, il accueille notamment

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d’Alembert, grand animateur, avec Diderot, du mouvement philosophique qui produira le plus grand monument intellectuel du siècle, l’Encyclopédie, à laquelle Voltaire collaborera jusqu’en 1758, l’année où les chemins de Diderot et d’Alembert se séparent. Avant son installation à Ferney, Voltaire garde encore un œil sur Paris, nourrissant l’espoir d’un possible retour. À Ferney, Voltaire tourne la page. Ferney prolonge Les Délices, mais c’est ici que Voltaire sera réellement « roi chez soi ». Le lieu, dans le pays de Gex, aux confins de la France, de la Savoie et de Genève, est plus qu’une terre d’asile. Il devient rapidement un foyer stratégique d’où rayonneront les idées nouvelles. Voltaire attire dans sa « retraite » une foule d’intellectuels provenant de l’Europe entière. Ferney devient une cour où Voltaire règne en « patriarche ». Être accueilli à Ferney vaut pratiquement un brevet de réception dans l’élite intellectuelle. Quand Voltaire prend possession de ce coin du pays de Gex, il découvre un château et un hameau de 41 feux entourés d’un marécage… Les marécages seront asséchés, le château agrandi et pourvu d’une salle de spectacle, une fabrique de montres, une tuilerie seront mises en place… À 65 ans, Voltaire est devenu seigneur de village. Pour améliorer la perspective du château, l’église est déplacée et rebâtie. Elle porte l’inscription, symbolique, Deo erexit Voltaire, « élevé à Dieu par Voltaire ». L’inscription prévue, mais non réalisée, était Deo soli, « à Dieu seul ?! » Voltaire ne cessera jamais d’affirmer la nécessité de Dieu. L’idée newtonienne d’une grande mécanique de l’univers suppose, pour Voltaire, l’existence d’un horloger. La cible de Voltaire philosophe, qui explique le Deo soli, est l’« Infâme » : l’intolérance, la superstition véhiculées et incarnées par l’Eglise. La fameuse signature « Écrasons l’Infâme », abrégée en ECRLINF, apparaît précisément le 30 octobre 1760, l’année de l’installation à Ferney, dans une lettre à d’Alembert. Dieu appartient à l’humanité et non à l’Église, son existence ne dépend pas d’une révélation. Dieu est le Grand Être qui a tout fait et qui a donné à toute chose sa place et ses fonctions éternelles. Mais pour accéder à Dieu, on n’a besoin ni de dogmes ni de rites, ni d’images humaines ni de révélation, ni de légendes ni de miracles. C’est le crédo du déisme. L’athéisme militant d’un d’Holbach et d’un Helvétius inquiète Voltaire. Il le considère comme une absurdité. À Ferney, Voltaire continuera par les œuvres son travail d’homme de plume. L’«affaire Calas » est sans doute la meilleure illustration de la nouvelle fonction que s’arroge l’homme de Lettres dans la deuxième moitié du siècle : agir la plume en main. Le 10 mars 1762, un protestant de Toulouse, Jean Calas, est torturé et supplicié de façon horrible en place publique pour avoir tué son fils qui voulait se convertir au catholicisme. Les preuves de ce crime ne sont pourtant pas irréfutables. Voltaire, d’abord sceptique car pour lui l’« Infâme » désigne aussi bien les catholiques que les protestants, se saisit de l’affaire après une soigneuse enquête durant laquelle il se convainc de l’innocence du père Calas : son fils s’est suicidé. Voltaire mobilise son immense réseau de correspondants, il médite et écrit des mémoires, des écrits déferlent sur l’Europe entière. Versailles ne peut pas rester indifférent à un tel déluge. L’arrêt de Toulouse est rappelé devant la cour du roi et ensuite cassé, la réhabilitation est enfin obtenue, en 1765, au bout de quatre années de pression par l’écrit et de mobilisation de l’opinion publique. Voltaire exige que le parlement de Toulouse fasse amende honorable et se propose de

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tumes, superstitions qui l’offusquent. Le philosophe se définit ensuite par sa force de frappe, par le pouvoir d’intervention dans la société que lui confère sa plume. Rousseau, par contre, se définit par un rapport individuel à la vérité, que l’écriture même permet de découvrir. L’attitude philosophique chez lui repose sur une revendication radicale de la marginalité, qui est un refus d’accepter une société par essence corrompue. Rousseau, contrairement à Voltaire, ne recherche ni gloire ni fortune. Le costume d’Arménien qu’il endosse à Môtiers est le symbole visible d’une solitude recherchée et une manière Voltaire. © Genève, BGE - Institut et musée Voltaire. Cliché Matthias Thomann.

Rousseau. © Genève, BGE - Institut et musée Voltaire. Cliché Matthias Thomann.

doter personnellement les deux filles Calas. Au fond de l’affaire Calas, derrière l’injustice de l’apparat judiciaire et l’incompétence des juges, Voltaire voit clairement l’intolérance et le fanatisme. En pleine affaire Calas, il écrira le Traité sur la Tolérance (1763). Combien différent ce profil de l’écrivain Voltaire de celui de JeanJacques Rousseau, cette autre figure emblématique du Siècle des Lumières ? ! Morts la même année, en 1778, habitant pratiquement la même ville, Genève, les deux génies ne s’aimaient point. Ils incarnent deux types différents de l’écrivain philosophe. Pour Voltaire, le philosophe se définit par un accès immédiat à la vérité et par la confiance en une raison universelle. L’aventure philosophique consiste à découvrir et à fonder la « loi universelle », par-delà les dogmes, cou-

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d’afficher son affranchissement de tout esclavage intellectuel. Comme le montre avec beaucoup de pertinence Didier Masseau, la relation directe avec la vérité repose chez Rousseau sur une nouvelle façon de concevoir l’écriture : L’écrivain n’a plus besoin de se soumettre à une pratique codée ou instituée de l’écriture, c’est bien plutôt l’attitude inverse qui devient un gage d’authenticité de l’acte. L’instantanéité brutale de l’idée qu’il désire transmettre à la postérité devient la meilleure garantie de sa force et de sa véracité 3. Cette « représentation autarcique » de l’écriture, où celle-ci n’est plus motivée par une cause extérieure à elle-même, fonde la modernité de Rousseau. Ce qui rapproche pourtant Voltaire et Rousseau, c’est l’exil, forcé ou volontaire. Si Rousseau n’a pas pu se saisir de l’affaire Calas qu’on avait pourtant soumise à son attention, c’est qu’il a dû prendre la fuite après la condamnation de l’Émile, en 1762. Mais son exil est surtout volontaire. Rousseau rompt avec tous les modèles de l’intellectuel. Cette intransigeance lui vaut le mépris ou l’indifférence de ses anciens amis philosophes, comme Diderot, qui lui reprochent de trahir la cause commune. Quant à Voltaire, dont l’existence a été très longtemps ambulante, les moments cruciaux de sa vie sont tous marqués du signe de l’exil. L’exil forcé en Angleterre, en 1726-1728, suite à un malheureux incident avec un aristocrate en place, signifie une révolution qui produira, en différentes étapes, les Lettres Philosophiques (1734), où Voltaire jette les fondements de son déisme, mais qui est surtout, comme le dit André Magnan, « une sorte de manifeste pour un nouvel ordre humain », «première bombe lancée contre l’Ancien Régime »4. La publication de ce volume provoque l’indignation massive et Voltaire se voit une fois de plus forcé de se réfugier, en Lorraine cette fois-ci, auprès de Mme du Châtelet, devenue sa maîtresse. Émilie du Châtelet, femme extraordinairement brillante, le protège par ses relations à Paris. Voltaire se livre avec elle à des expérimentations de physique. Voilà l’écrivain devenu homme de science. Son séjour à Cirey, qui préfigure les Délices et Ferney, durera dix ans. Voltaire y surveille la traduction par Émilie du Châtelet des Principia mathematica de Newton, qu’elle achève sur son lit de mort. La perte de cette femme véritablement digne de lui, à laquelle Voltaire a été très sensible, le décide enfin à accepter l’offre de Frédéric II. Il se rend à Berlin, nouvel exil. Nous sommes en 1750. Même s’il faut se méfier des schématisations, la décennie des années cinquante marque une étape décisive dans le processus d’expansion des Lumières, qui s’accompagne d’un changement progressif du statut non seulement matériel, mais surtout intellectuel de l’écrivain. C’est tout d’abord la décennie qui voit paraître les premiers tomes de l’Encyclopédie. C’est le moment où l’écrivain devient philosophe, alors que l’idée même de philosophe subit elle aussi une évolution : plus que dans la première moitié du siècle, le philosophe interpelle l’opinion publique. Le tremblement de terre à Lisbonne en 1755 produira le Poème sur le désastre de Lisbonne (1756) puis Candide (1759), où Voltaire réfute la thèse leibnizienne que « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ». Rousseau a tout donné en cette décennie cruciale : Discours sur les sciences et les arts (1750), Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité (1754),

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Julie ou la Nouvelle Héloïse (1761), L’Émile ou De l’éducation (1762), Le Contrat social (1762). En fait, avant le séjour en Prusse qui débute en 1750, Voltaire est plus écrivain que philosophe. On a parlé de la « bombe » des Lettres philosophiques (1734), mais avant 1750 Voltaire est surtout poète. C’est sa prose qui ira à la postérité. Voltaire, qui devait sa vocation d’homme de Lettres à la solide formation que dispensaient les Jésuites au Collège Louis le Grand à Paris, connut son premier grand succès comme dramaturge, avec Œdipe, créé en 1718. François Marie Arouet a 24 ans. Il s’appellera désormais Voltaire, premier pseudonyme d’un écrivain qui, selon le dénombrement du catalogue des Imprimés de la Bibliothèque Nationale de France, en utilisera 175, en parcourant toutes les lettres de l’alphabet. Beaucoup de tragédies et comédies vont suivre. En 1718, Voltaire travaille déjà à La Ligue, épopée nationale consacrée à Henri IV, qui deviendra La Henriade, dont l’édition de Londres de 1728 connut un immense succès grâce à un système de souscriptions. Elle valut à Voltaire une recette exceptionnelle. Voltaire aspire à la gloire littéraire par les grands genres classiques, tragédie et épopée. En 1745, il devient historiographe du roi et est élu à l’Académie française un an après. La Henriade est cependant déjà une œuvre militante : Voltaire y dénonce le fanatisme des partis religieux. Mais la portée idéologique dissidente est édulcorée par d’autres aspects de l’œuvre comme la justification de la monarchie et l’antipathie pour la Ligue. La vie et le profil de Voltaire sont-ils typiques pour l’évolution de la figure de l’homme de Lettres au XVIIIe siècle ? Le parcours de Voltaire dans son ensemble est à la fois très exceptionnel en soi et illustratif du changement que subit la République des Lettres. L’idée d’une République des Lettres, supportée par des figures tutélaires comme Erasme ou Pierre Bayle, implique une entente entre hommes de Lettres – philologues, philosophes et savants – en fonction d’une œuvre commune qui consiste à léguer à la Postérité un capital de savoir. Que reste-t-il de cet idéal d’un Pierre Bayle, à la fin du XVIIIe siècle ? Après l’étude de cette question par Didier Masseau 5, on est forcé d’admettre qu’à la Révolution française, la République des Lettres est profondément affectée par la mutation culturelle qui a eu lieu durant le siècle. La promotion spectaculaire de figures comme Voltaire se double d’un sentiment de méfiance pour les manipulateurs qui usurpent le statut des intellectuels authentiques. La République des Lettres apparaît aussi de plus en plus comme un lieu conflictuel où se profilent et se mêlent plusieurs types d’intellectuels : le bel esprit (ou l’écrivain au sens restreint) qui adhère à une conception ornementale du langage, le philosophe (ou l’écrivain au sens large tel qu’il se manifeste surtout après 1750) qui ambitionne la diffusion de ses idées à large échelle et la formation d’une opinion publique. Désaccord aussi au niveau des rapports que doit entretenir l’écrivain avec les Institutions culturelles d’État, comme les Académies, ou le système de pensions. Incertitude enfin au sujet de la reconnaissance par la Postérité. Diderot semble s’en être soucié assez peu, visant l’impact direct de ses écrits. Voltaire s’en est soucié beaucoup, sans parler de JeanJacques Rousseau qui, dans ses Confessions, donne à l’Éternel et à la Postérité seuls le droit de le juger. Mais quel est donc le profil de tous ces intellectuels français prestigieux que Frédéric II attire à sa cour de Berlin ? Qui Voltaire y fréquente-t-il ? Maupertuis, qui fut

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appelé à Berlin sur la suggestion de Voltaire, est un physicien, célèbre par son expédition en Laponie en 1736, après laquelle il était en mesure d’affirmer que la terre est un sphéroïde aplati aux pôles. Il s’installe définitivement en Prusse en 1745, cinq ans avant Voltaire donc, où il prend en charge la direction de l’Académie. Voltaire se brouillera avec lui à cause d’un abus de pouvoir et cette brouille est la cause directe du départ de Voltaire en 1753. La Mettrie est lecteur du roi à Berlin. Philosophe matérialiste, il est l’auteur de L’Homme Machine (1748), de L’Art de jouir (1751) et d’autres brochures. Médecin de profession, il soutient que tout est physique en l’homme et que dès lors la vertu n’existe pas. Cette idée heurte violemment celle que Voltaire se fait de la vertu. La gourmandise coûta la vie à La Mettrie : un pâté farci de truffes, avalé trop rapidement, détraqua sa « machine». Le roi Frédéric prononça lui-même son Éloge devant son Académie. Cette légitimation royale de l’athéisme déplut supérieurement à Voltaire. Un autre français que Voltaire retrouve à Berlin est le marquis d’Argens, l’auteur des Lettres juives (1736) et des Lettres cabalistiques (1737) au sujet desquelles Voltaire entretint avec lui une correspondance amicale. D’Argens est cependant un aventurier qui est aussi l’auteur présumé d’un roman pornographique scandaleusement célèbre, Thérèse Philosophe (1748). Quand Voltaire retrouve d’Argens à Berlin, celui-ci a été nommé chambellan et directeur de la classe des Belles-Lettres à l’Académie. À Berlin, Voltaire retrouve aussi Baculard d’Arnaud. Ce plumitif avait fait son entrée dans la République des Lettres comme un représentant de la classe des écrivains démunis qui, grâce à une formation solide, peuvent mettre leur plume au service de gens en place. Voltaire en avait fait son protégé, et un de ses agents subalternes. Frédéric II abusera adroitement de ce rapport entre les deux hommes. Pour vaincre la résistance de Voltaire à s’installer à Berlin, il invite Baculard d’Arnaud à la place qu’il destinait à Voltaire. Baculard arriva donc à Berlin quelques mois avant Voltaire. Il sera renvoyé au bout d’un an après une louche affaire financière. De retour à Paris, il se fera connaître par ses romans sentimentaux. Il mourra dans la misère. En Prusse, Voltaire ne pouvait pas se permettre de se brouiller avec tout le monde. Il y fréquente aussi Samuel Formey, protestant réfugié après la révocation de l’Édit de Nantes, qui dès 1748 occupe le siège de secrétaire perpétuel de l’Académie de Berlin. Formey, qui est un vulgarisateur de la pensée des Lumières modéré, dirige trois périodiques à diffusion internationale et bénéficie d’un vaste réseau de correspondants dans l’Europe entière. Son impact sur l’opinion publique internationale est considérable. Voltaire le ménage. La colonie française à Berlin illustre assez bien ce qu’était la République des Lettres aux environs de 1750 : un espace conflictuel où des savants d’envergure internationale se trouvent mêlés à des aventuriers, à des plumitifs et à des philosophes médiocres, mais où l’on voit en même temps, en la personne de Voltaire, la figure de l’écrivain, cultivant les Belles-Lettres, évoluer vers le philosophe, ce nouveau type d’écrivain qui

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réagit, proteste, exprime son mécontentement et qui est soucieux de l’impact de ses écrits sur l’opinion publique. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert représente bien évidemment la grande entreprise intellectuelle du siècle. Mais il y en a eu une autre, qui est plus pertinente encore dans le cadre du statut qu’acquiert un écrivain exceptionnel comme Voltaire à la fin du XVIIIe siècle. C’est l’édition des œuvres complètes, qui pour la première fois dans l’histoire de la République des Lettres, devait aussi inclure la correspondance de l’auteur. Une telle entreprise ne peut se réaliser en France. C’est sur les bords du Rhin que toute une équipe installe ses presses et bureaux : à Kehl, près de Strasbourg. Beaumarchais en est le bailleur de fonds, Condorcet le directeur intellectuel de l’entreprise, responsable de l’organisation générale, de la présentation et du commentaire des textes réunis. L’entreprise est colossale et mobilise à un moment donné 160 personnes. Le fort de Kehl abritait non seulement une trentaine de presses, mais aussi une fonderie de caractères, des ateliers d’impression, des entrepôts de papier, etc. Cette édition, qui montre à la Postérité l’immensité et la diversité d’un écrivain d’exception, fut achevée en 1789, au moment où s’effondre l’Ancien Régime contre lequel Voltaire s’est battu toute sa vie. Un volume supplémentaire, publié en 1790, contient les Mémoires de Voltaire suivis d’une Vie de Voltaire par Condorcet. L’œuvre débouche sur la personne. À l’époque moderne, les éditions d’œuvres complètes présentent un ordre inverse. Mais à la fin de l’Ancien Régime, un écrivain comme Voltaire entre au Panthéon des Grands Hommes précédé de ses œuvres 6. Jan HERMAN

NOTES J. VERCRUYSSE, « L’œuvre de Poéshie corrigée : notes marginales de Voltaire sur les poésies de Frédéric II», dans Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, vol. CLXXVI, 1979, p. 51-62. 2 J. VERCRUYSSE, op. cit., p. 56. 3 D. MASSEAU, L’invention de l’intellectuel dans l’Europe du XVIIIe siècle, Paris, PUF, Perspectives Littéraires, 1994, p.151. 4 A. MAGNAN, « Lettres philosophiques», dans J. GOULEMOT, A. MAGNAN et D. MASSEAU, Inventaire Voltaire, Paris, Gallimard, 1995, p. 838. 5 D. MASSEAU, op. cit., p.132. 6 Voir aussi R. TROUSSON, Voltaire, Paris, Tallandier, 2008. 1

51 têtes de Voltaire. Croquis réalisés par Jean Huber dit Huber-Voltaire peintre, silhouettiste et caricaturiste. Il passe vingt ans auprès de Voltaire et réalise de nombreux portraits. © Genève, BGE - Institut et musée Voltaire. Cliché Matthias Thomann.

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Les discours d’affirmation des lettres belges Dès les premières années qui suivent l’indépendance politique du pays en 1830, de nombreux hommes de lettres tentent d’encourager le développement d’une production littéraire spécifiquement belge, par laquelle la jeune nation pourrait asseoir sa légitimité auprès des autres grands d’Europe. Ce patriotisme littéraire du milieu du XIXe siècle est surtout le fait d’une élite de bourgeois francophones libéraux progressistes, qui ont porté le pays à l’Indépendance et occupent les principales positions dominantes, dans les organes de presse notamment. Le plus célèbre d’entre eux, Charles Potvin, exalte le glorieux passé artistique de ce qui n’était pas encore la Belgique, pour en rechercher les traces dans le présent. La littérature se dit encore « belles-lettres » et rassemble l’histoire, l’éloquence, aussi bien que la poésie ou le théâtre. Il faut attendre la désormais célèbre « Génération de 1880 » pour voir apparaître les premiers discours sensibles à la valeur exclusivement artistique des productions littéraires. Autour de la revue La Jeune Belgique, de jeunes créateurs adoptent le credo de « l’art pour l’art », cher à la modernité française, pour lutter contre l’indifférence littéraire de leurs compatriotes. La formule esthétique qui s’impose alors est pourtant l’aboutissement des réflexions de la génération précédente : dans un célèbre article publié dans l’encyclopédie Larousse en 1897, l’avocat Edmond Picard, grand animateur de la vie littéraire de la fin du siècle, théorise « l’âme belge », savant dosage de clarté française et de brumes nordiques, que la littérature du cru est chargée d’illustrer. La période de l’entre-deux-guerres est marquée par d’importants bouleversements démographiques et sociolinguistiques, qui retranchent à la « littérature belge» son contingent flamand. Les écrivains francophones du pays doivent alors se donner une nouvelle identité littéraire et misent majoritairement sur une assimilation avec la grande littérature française. Le texte qui emblématise cette tendance est le Manifeste du Groupe du lundi (1937), auquel reste surtout attaché le nom de Franz Hellens. Paradoxalement, Hellens est aussi celui qui inaugure une veine esthétique typiquement belge et promise à un bel avenir : le fantastique. L’identité paralittéraire (par le fantastique, la bande dessinée, le roman policier) assurera longtemps aux auteurs belges des créneaux intéressants dans l’ensemble de la production littéraire du XXe siècle. Reste que cette identité demeurait, avant les récentes réhabilitations de ces genres « secondaires », marquée du sceau de l’illégitimité. Au tournant des années 1970 et 1980, plusieurs intellectuels et écrivains reprennent à nouveaux frais la question de la définition identitaire, pour lui donner une réponse par la négative : l’écrivain belge n’est de nulle part et, s’il se définit, c’est uniquement par le vide, par l’absence même d’identité à laquelle il pourrait se raccrocher. C’est, grosso modo, ce dont veut rendre compte le concept de « belgitude », promu notamment par Pierre Mertens, Claude Javeau, Jacques Sojcher ou encore Marc Quaghebeur. Cependant, après avoir pris acte d’une fracture entre les parties flamande et francophone du pays, l’écrivain belge de la fin du XXe siècle constate le fossé qui sépare les réalités bruxelloises (principalement représentées dans les discours sur la « belgitude ») des réalités wallonnes, alors douloureusement marquées par le déclin 50


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industriel de la région. Le Manifeste pour la culture wallonne (1982), dont le dramaturge Jean Louvet est l’une des figures de proue, entend réparer l’asymétrie et placer la Wallonie sur la carte littéraire belge. À l’aube des années 2000, il semble que les cadres contextuels qui permettent à l’écrivain de se définir se soient considérablement élargis. Un peu oubliés par tous les discours sur la « francophonie littéraire » – centrés principalement sur les littératures issues des anciennes colonies françaises –, les écrivains belges se retrouvent représentés dans le récent manifeste Pour une « littérature-monde » en français (2007), qui prétend notamment faire contrepoids à la domination du centre littéraire franco-parisien. Mais le rapport dominant / dominés est-il toujours le même qu’au siècle précédent ? Et surtout : le Belge at-il encore quelque chose à affirmer qui lui soit spécifique ? François PROVENZANO La Jeune revue littéraire, n°1, décembre 1880. Revue qui deviendra par la suite La Jeune Belgique et se fera le porte-voix d’une singularité littéraire et artistique belge d’expression française. © Morlanwelz, Musée royal de Mariemont. Cliché Michel Lechien.

Bibliographie [Collectif], Manifeste pour la culture wallonne, 1983. B. DENIS & J.-M. KLINKENBERG, La littérature belge. Précis d’histoire sociale, Bruxelles, Labor, 2005. Fr. PROVENZANO, Historiographies périphériques. Enjeux et rhétoriques de l’histoire littéraire en Belgique francophone, en Suisse romande et au Québec, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2012.

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Henri Meyer, Victor Hugo. © Maisons de Victor Hugo / Roger-Viollet.

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Il y a des hommes-siècle comme il y a des hommes-nation. Tout est question d’ambition, et celle de Victor Hugo semble dès l’origine ancrée dans le temps. À dix-sept ans, on le voit déplorer dans les colonnes du Télégraphe la disproportion entre « ce siècle fécond et [s]on cerveau stérile » (P1, 5)1. Façon de parler bien sûr, élégance de génie en herbe, qui fixe là son programme : embrasser le temps, saisir l’Histoire au vol et l’accompagner, la guider de sa voix assurée. Tout le monde connaît le poème liminaire des Feuilles d’automne qui légitime sa vocation : « Ce siècle avait deux ans » (P1, 565). Manière de signifier, pour le poète, qu’il est né avec son siècle et fait pour le suivre pas à pas. Hugo y dit notamment comment l’épopée impériale « À tous les vents de l’air fit flotter [s]on enfance » (P1, 566). Et le dernier vers, en invoquant les figures de son « père vieux soldat » et de sa « mère vendéenne » (P1, 567), rappelle en quoi son ascendance le rattache aux pires tensions qui ont secoué la France révolutionnaire. Il y reviendra dans son dernier roman, Quatrevingt-treize, en justifiant sa relation de la chouannerie par le souvenir du Général : « Cette guerre, mon père l’a faite, et j’en puis parler » (R3, 920). L’auteur de La Légende des siècles puise son inspiration épique dans la conscience intime de faire corps avec les soubresauts et les dynamiques de l’Histoire, de les sentir inscrits dans son sang. Il en tire la conviction d’avoir un rôle à y jouer par la plume, comme d’autres avant lui l’ont eu par l’épée, ce qui est une métaphore récurrente de sa génération, mais qu’il va mettre en œuvre de façon éclatante. En 1823, l’ode « À mon père » reprend le cliché pour appeler sur ses vers la bienveillance des mânes guerriers du vieil officier : Lègue à mon luth obscur l’éclat de ton épée ; Et du moins qu’à ma voix, de ta vie occupée, Ce beau souvenir prête un charme solennel. Je dirai tes combats aux muses attentives, Comme un enfant joyeux, parmi ses sœurs craintives, Traîne, débile et fier, le glaive paternel. (P1, 135) Victor Hugo est bien un enfant du siècle au sens que donne à cette expression l’ouverture héroïque de la célèbre Confession de Musset. Mais au lieu de traîner sa mélancolie sur les ruines du monde ancien, au lieu de désespérer, il a résolu de s’élever à la hauteur de son héritage. Son ascendance, à ses yeux, lui crée un devoir, elle lui impose d’œuvrer à son tour et à sa place pour la collectivité. C’est cette mission qu’il définit au début des Rayons et les ombres dans la « Fonction du poète » : « Le poète en des jours impies/Vient préparer des jours meilleurs. » (P1, 923). Profiter du marasme présent pour construire l’avenir, telle est la charge qu’il s’assigne. À y regarder de près, le poète ainsi défini n’est pas si différent du philosophe des Lumières. Il en garde la « torche qu’il secoue [pour] Faire flamboyer l’avenir ? ! » (P1, 135) ; il est un phare indiquant aux hommes la direction du progrès. La préface des Rayons et les ombres, datée du 4 mai 1840, précise sa conception des liens entre littérature et politique. Il ne s’agit pas, comme Lamartine, d’entrer dans l’arène et de participer à l’activité législative. Malgré les

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protestations d’estime, l’auteur du « Lac », qui était député depuis 1833, sert de repoussoir à Hugo. Il tient, quant à lui, à garder ses distances avec les luttes du moment, les querelles que l’on dirait aujourd’hui politiciennes : « un poète complet, que le hasard ou sa volonté aurait mis à l’écart, du moins pour le temps qui lui serait nécessaire, et préservé, pendant ce temps, de tout contact immédiat avec les gouvernements et les partis, pourrait faire, aussi lui, une grande œuvre» (P1, 918), affirme-t-il à l’appui de sa posture. En d’autres termes, il préfère aux palais et aux hémicycles le refuge de sa Tour d’ivoire, sûr que cela lui donne de la hauteur et lui permet de porter son regard plus loin. Les rochers de Jersey et de Guernesey en feront office pendant près de vingt ans. Bien loin du seul présent, l’horizon historique de Victor Hugo, c’est celui des siècles des siècles. Plus précisément, il s’attache à lire l’actualité à la lueur de l’éternité, multipliant d’une période à l’autre les rapprochements éclairants, et confondant pour plus de clarté la légende et l’histoire, car celle-ci ne prend sens à ses yeux qu’en illustrant celle-là. Ce n’est certes pas un hasard si, dans un siècle où beaucoup s’y essaient, il a seul su donner à la France une épopée capable de rivaliser avec les chefs-d’œuvre du passé. Sa conception synoptique de la temporalité, tout comme un imaginaire propice à la porosité du fait et de la merveille l’inclinent naturellement à raconter l’humanité dans une langue mêlant l’événement avéré au surnaturel. En quelque sorte, le discours épique est en gestation dans l’idée qu’il se fait de l’écriture poétique. Par son évolution même, Hugo a de quoi comprendre l’esprit de son époque, ballottée à tous les vents de l’idéologie; après avoir dans sa prime jeunesse, au temps du Conservateur littéraire, défendu avec fougue la cause des ultra-royalistes, il a aussi quelques raisons de se méfier de la mêlée. Fondé en compagnie de son frère Abel, ce journal qui marque les débuts du mouvement romantique, publie sa première livraison le 11 décembre 1819 pour s’éteindre à la trentième, le 31 mars 1821, en fusionnant avec les Annales de la littérature et des arts. Vigny, Lamartine et Soumet en sont des collaborateurs actifs et c’est là que, de mai à juin 1820, Hugo fait paraître en cinq livraisons son premier essai romanesque, Bug-Jargal, écrit en deux semaines à l’âge de seize ans. Cet épisode de la révolte des noirs de Saint-Domingue atteste déjà l’inclination du jeune homme à envisager l’histoire à partir de ses propres racines : son grand-père maternel, le capitaine Jean-François Trébuchet, a quelques propriétés dans l’île. Dans la seconde version du roman, remanié en 1825, le patronyme de d’Auverney attribué au narrateur est d’ailleurs emprunté à une terre familiale du même nom. Hugo s’approprie l’histoire, la fait sienne, ce qui est une manière de l’incarner. Dans Notre-Dame de Paris, le H immense de la cathédrale remplit le même office en exposant son initiale aux promeneurs du parvis. Dans Les Misérables, c’est tout le champ de bataille de Waterloo qui est frappé de son sceau à la faveur d’une homonymie habilement exploitée : « Hougomont, pour l’antiquaire, c’est Hugomons. Ce manoir fut bâti par Hugo, sire de Somerel, le même qui dota la sixième chapellenie de l’abbaye de Villiers. » (R2, 242). La phase royaliste du futur chantre de la République ne s’arrête pas avec la parution du Conservateur, loin s’en faut. En 1823, La Muse française qu’il contribue à fonder avec Vigny, Soumet et quelques autres, mais sans son frère Abel ni Lamartine,

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propage les mêmes valeurs monarchiques et religieuses, auxquelles se rallie également Charles Nodier. La Muse française maintient aussi une exigence de priorité à la littérature sur la politique qui anime Victor Hugo. C’est parce qu’ils lui prêtent un caractère poétique que les deux frères embrassent la cause du Roi. Il faut attendre 1827, l’époque de Cromwell, pour que s’amorce le tournant libéral par lequel le poète et aspirant chef de file du Romantisme adopte sa posture définitive. Entre temps, il se sera installé aux premiers postes sur la scène poétique et écrit, avec Han d’Islande (1823), le plus pur produit de ce que Théophile Gautier, dans la préface de Mademoiselle de Maupin, appelle le « genre monstre ». Il se plaît à y définir l’esthétique nouvelle, par défaut, en laissant le ridicule comte d’Alhefeld, grand amateur de bergeries, brosser sur la geste du descendant d’Ingolphe l’Exterminateur le projet d’un roman concurrent du sien : Il me semble […] que les aventures de Han pourraient fournir un roman délicieux, dans le genre des sublimes écrits de la damoiselle Scudéry, l’Artamène ou la Clélie […]. Il faudrait, par exemple, adoucir notre climat, orner nos traditions, modifier nos noms barbares. Ainsi Drontheim, qui deviendrait Durtinianum, verrait ses forêts se changer sous ma baguette magique, en des bosquets délicieux, arrosés de mille petits ruisseaux, bien autrement poétiques que nos vilains torrents. (R1, 51) Le Romantisme un rien frénétique de ces années prétend jouer la carte de la vérité contre les pruderies antérieures. L’œuvre de Mlle de Scudéry est convoquée à titre de caricature de ces dernières. Le jeu sur les toponymes renvoie à la couleur locale que défend le préfacier de Cromwell et l’ambiance générale ainsi mise en valeur correspond dans les grandes lignes à ce que préconisait Diderot en 1758 dans son essai De la Poésie dramatique en réclamant pour elle « quelque chose d’énorme, de barbare et de sauvage». Le personnage de Han, comme le nain Habibrah de la seconde version de Bug-Jargal, ouvrent la vaste galerie hugolienne de personnages difformes, joignant en l’occurrence la monstruosité du corps à celle de l’âme, contrairement à Quasimodo ou à Gwynplaine, le héros de L’Homme-qui-rit (1869). Hugo, pour s’imposer, ne lésine pas sur les effets. Du raffinement des Orientales (1829) aux excès de ses débuts romanesques, il manie tous les registres, essaie toutes les palettes. Mais pour se placer en tête d’un mouvement littéraire, le génie ne suffit pas, il faut un peu de stratégie. Dans les années 1820, Victor Hugo souffre sur ce plan d’un double handicap. D’abord, depuis la nomination de Charles Nodier comme bibliothécaire à l’Arsenal, en avril 1824, il organise chaque dimanche dans son salon les réceptions du Cénacle où se croise toute la génération montante. Né en 1780, paré du prestige de ses œuvres et des qualités de conteur auxquelles Dumas rend hommage au début de La Femme au collier de velours, il exerce sur les premiers Romantiques un leadership incontestable. Victor Hugo, à ses côtés, ne fait figure que de premier lieutenant. La solution, pour lui, vient sous la forme d’un déménagement. Au printemps 1827, il quitte la rue de Vaugirard pour s’installer au n°11, rue Notre-Dame-des-Champs, dans un logement plus vaste où il peut à son tour réunir son Cénacle. La bataille mondaine est remportée, au prix de ce qu’il faut bien appeler une trahison. Par ailleurs, en ce début du XIXe siècle, alors que le roman n’est encore qu’un genre mineur et la poésie un

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Pupitre de voyage de Victor Hugo. Š Maisons de Victor Hugo / Roger-Viollet.


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exercice élitiste, c’est au théâtre qu’il faut réussir. Or, en ce domaine, le groupe d’écrivains collaborateurs du journal Le Globe, rival de La Muse française, a quelques longueurs d’avance. Stendhal, avec Racine et Shakspeare [sic], définit dès 1823 les contours d’un nouvel art dramatique, exigeant l’écriture en prose. Prosper Mérimée, en 1825, en donnait une brillante illustration avec son Théâtre de Clara Gazul : des pièces à lire, certes, mais de bonnes, piétinant les unités de temps et de lieu comme la bienséance et foisonnantes de pittoresque espagnol. Même dans son propre camp, Hugo n’est pas en position de force sur ce terrain. Si la préface de Cromwell lui permet de reprendre la main dans le domaine de la théorie esthétique, et de défendre le vers dans lequel il excelle, la pièce, véritable fresque de l’Angleterre du XVIIe siècle, ne peut pas être montée. Les changements de décor sont trop nombreux, le texte trop long, l’intrigue trop touffue. Le 13 février 1828, à l’Odéon, il fait jouer Amy Robsart, une adaptation du Kenilworth de Walter Scott, sous le nom de son beau-frère, Paul Foucher. Pressé d’être joué, il a pour la circonstance repris un manuscrit de 1822, d’abord préparé en association avec Alexandre Soumet, l’un des maîtres du mélodrame, qui s’est rapidement retiré de l’opération. Le résultat est catastrophique, la pièce est huée et Hugo s’en désigne comme l’auteur. Ces conditions ne s’avèrent guère propices à la mise en œuvre de la seule stratégie capable d’assurer le triomphe du drame romantique sur la tragédie classique : en faire recevoir un sur la scène de la Comédie-Française. Le baron Taylor, administrateur de celle-ci et fidèle de l’Arsenal, y est au reste favorable, pourvu toutefois qu’on lui fournisse un texte jouable. C’est Alexandre Dumas qui y parvient le premier avec Henri III et sa cour, «Drame en cinq actes et en prose », dont la Première a lieu le 11 février 1829. Le succès est énorme. Dumas, bon prince, adopte néanmoins une attitude des plus modestes. L’année suivante, il publie sa pièce en prenant soin de se poser en simple dramaturge, non en théoricien, ni en précurseur : Je ne me déclarerai pas fondateur d’un genre, parce qu’effectivement, je n’ai rien fondé. MM. Victor Hugo, Mérimée, Vitet, Loëve-Weimar, Cavé et Dittmer ont fondé avant moi, et mieux que moi ; je les en remercie ; ils m’ont fait ce que je suis 2. On sera sensible à la première place accordée dans cette liste à Victor Hugo. C’est au cours de cette même année 1829 que celui-ci lance l’offensive qui doit conduire à la fameuse bataille d’Hernani. En juin, il écrit Un Duel sous Richelieu – titre initial de Marion Delorme –, et en fait la lecture le mois suivant devant un Cénacle fourni où se croisent entre autres Dumas, Balzac, Musset, Vigny, Mérimée, Sainte-Beuve et le baron Taylor. À 9h, le lendemain matin, celui-ci frappe à sa porte et lui fait promettre la pièce. Tout semble pour le mieux. Mais le Ministre de l’Intérieur, M. de Martignac, se montre bientôt choqué par le portrait de Louis XIII à l’Acte IV : ses ridicules, selon lui, seront inévitablement interprétés comme une charge contre le Roi en place. Charles X lui-même reçoit le poète en audience privée, désavoue son ministre et va jusqu’à le limoger, mais pour finir maintient l’interdiction. En compensation, il lui offre quelques jours plus tard de tripler sa pension de deux mille francs, mansuétude aussitôt refusée. L’anecdote est révélatrice des conditions du travail littéraire sous la seconde Restauration. Les auteurs y doivent composer avec un pouvoir d’autant plus vigilant qu’il est attaqué de toutes

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parts. Tout comme la vie de salon, elle en dit long sur la sociabilité que les écrivains doivent déployer pour faire carrière. La littérature, en ce début du XIXe siècle, n’est pas qu’une affaire de création, elle exige aussi de savoir évoluer dans le Monde. On est loin encore de l’image du poète maudit qui fleurira après Baudelaire. Tournée la page de Marion Delorme, Hugo ne tarde guère à reprendre le collier. Il y a urgence : fin juillet, Vigny fait recevoir une adaptation d’Othello. Le 29 août, commence la rédaction d’Hernani ; moins d’un mois plus tard, le 23 septembre, le manuscrit est achevé. Le 30, Hugo le lit devant les mêmes qui avaient écouté Marion Delorme. L’accueil est froid, cette fois, mais le 5 octobre, c’est par acclamation que la pièce est reçue à la Comédie-Française. Vigny s’agite, soupçonnant que l’on s’apprête à jouer Hernani avant son Othello ; entre les deux écrivains la brouille menace. Victor Hugo y met bon ordre en déclarant publiquement qu’il n’acceptera pas que sa pièce passe devant celle de son ami ; mais c’est un nouveau risque d’émousser la nouveauté du drame. Par chance pour lui, la Première d’Othello, le 24 octobre, est un succès mais pas un triomphe. La veille, Hernani a été autorisée par la censure, moyennant une série de corrections et de suppressions réclamées par le baron Trouvé, chef de la division des Belles Lettres. Elles sont jusqu’au bout l’occasion d’âpres négociations dont Hugo sort vainqueur. L’avis de Brifaut, l’Académicien en charge du dossier, est des plus sévères, mais il conclut en des termes qui suffisent à la satisfaction de l’auteur tout en lançant la bataille à venir : « Il est bon que le public voie jusqu’à quel point d’égarement peut aller l’esprit humain affranchi de toute règle. » C’est dire si les esprits, échauffés, ressentent le besoin d’en découdre. Au vrai, depuis la publication par Mme de Staël du De l’Allemagne, en 1813, pamphlets et diatribes se sont succédés à un rythme soutenu, enflammant le Tout-Paris; entre amateurs et détracteurs du Romantisme, le débat fait rage, mais nulle occasion n’a été donnée aux deux camps de croiser le fer concrètement. En attendant, les répétitions traînent en longueur, tandis qu’un hiver glacial s’abat sur la capitale. Soumis à la pression médisante des auteurs « classiques », inquiets de l’introduction du drame romantique dans le répertoire, les acteurs se prennent à douter du succès. Taylor luimême n’y croit plus. Le texte de la pièce circule dans Paris, sans doute du fait de Brifaut. Les principales scènes en sont parodiées, ridiculisées, au grand dam d’Hugo qui s’en plaint au Ministre de l’Intérieur. L’affaire se présente mal, raison de plus pour préparer avec soin la Première, programmée au soir du 25 février. Contre l’avis de Taylor, Victor Hugo choisit de ne pas en appeler aux professionnels de la claque. Il ne saurait faire confiance à des hommes qui se nourrissent ordinairement du succès de ses ennemis, principalement Scribe et Casimir Delavigne, qui ont tout à gagner de son échec. C’est donc aux seuls partisans du Romantisme qu’il confie le sort de sa pièce. L’histoire de la bataille d’Hernani est entrée dans la légende des Lettres françaises. Il l’alimente lui-même en rapportant la soirée dans les mémoires indirects dictés à sa femme. Théophile Gautier qui en est, avec son fameux gilet rouge et ses cheveux longs, l’un des principaux artisans, fait de même dans ses Souvenirs du Romantisme ; ses pages sur le sujet sont d’ailleurs les dernières qu’il écrive. Tous deux insistent sur la jeunesse et l’ardeur des troupes venues soutenir l’auteur. Hugo parle d’une « jeunesse remplie d’amour et de foi » 3, Gautier évoque les « innocentes gamineries

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de rapins » auxquelles se livrent ces « jeunes barbares shakespeariens »4. Les Romantiques vivent l’affrontement comme une affaire de génération. Il est d’autant plus vif que l’intendance du théâtre multiplie les provocations, sans doute dans le but de susciter un incident qui entraîne l’interdiction de la représentation. Les amis d’Hugo sont obligés de gagner leurs places avant trois heures de l’après-midi, pour un spectacle prévu à sept ; ils sont plongés dans la pénombre et trouvent les commodités fermées, d’où, le soir venu, « des accidents fâcheux pour les belles dames aux souliers blancs ou roses » 5, comme l’indique Hugo avec humour. Dans la manière dont il se représente au théâtre, contemplant depuis le trou des acteurs « deux armées en présence, le passé et l’avenir » 6, on voit bien que cet événement est pour lui l’occasion d’égaler enfin son père : on peut dire qu’à cette heure, sa maturité est atteinte. Il est à la veille de ses vingt-huit ans, et le voilà Général en chef de l’empire des Lettres. La représentation est des plus agitées, mais le triomphe est total. C’est au point que l’éditeur Alfred Mame fait signer à Hugo, avant le cinquième Acte, un contrat fort avantageux – six mille francs au comptant – pour la publication de sa pièce. Il n’en faudra pas moins défendre celle-ci tout au long de ses quarante-cinq représentations, et d’autant plus vaillamment que la plupart des acteurs du Français, d’accord avec la presse, se liguent rapidement pour assurer sa chute, au prétexte qu’elle déshonore l’institution. Face à la prolongation du scandale, seul Taylor a de quoi se frotter les mains : Hernani est un véritable succès commercial. Victor Hugo en sort assuré de sa position littéraire et menacé d’un procès. Il a signé un peu vite le papier timbré de

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Mame, oubliant que, depuis novembre 1828, il doit donner à Gosselin la préférence sur tous ses manuscrits, pourvu qu’il en propose autant que ses concurrents. Il aurait donc dû être consulté à propos d’Hernani. La vie littéraire, pour un auteur en vue, est aussi un casse-tête juridique. Et Hugo est plus prompt à signer de juteux engagements qu’à les honorer avec scrupule. Mais cette fois, il doit s’exécuter et livrer Notre-Dame de Paris avant le 1er décembre. En juin, Gosselin lui fait même signer une astreinte de mille francs par semaine de retard ; or, comme l’affaire a été préalablement négociée à quatre mille francs, il suffirait d’un mois Edmond Bacot, Victor Hugo assis de face, main droite glissée dans l'intérieur de sa veste, 1862. © Maisons de Victor Hugo / Roger-Viollet.


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de retard pour que l’éditeur n’ait pas à débourser un centime. Hugo, qui déteste les actions en justice autant que de perdre de l’argent, se résout à satisfaire aux exigences de Gosselin. Il est du reste fort en retard, déjà, sur son contrat initial : le roman avait été promis pour la mi-avril 1829. À moins de six mois de l’échéance, il n’a que des notes et un plan, datant de 1828. Tout reste à faire. Après quelques tâtonnements et une demande de délai supplémentaire, il se met au travail pour de bon le 1er septembre, au lendemain des Trois Glorieuses. En quatre mois et demi, le roman est achevé. Mais l’auteur est rancunier et Gosselin, qui a de plus essayé de le tromper sur le chiffre de ses tirages, va payer son intransigeance. Hugo lui remet un manuscrit incomplet : NotreDame de Paris, sans « Paris à vol d’oiseau », ni « Ceci tuera cela », entre autres. Il finira tout de même par lui donner le tableau panoramique de Paris, mais pas le chapitre, capital, consacré à la transition de l’architecture au livre. Le texte intégral paraît en décembre 1832, chez Renduel, avec une préface expliquant qu’il a d’abord égaré cette pièce essentielle de son vaste puzzle, insistant sur la manière dont elle modifie l’appréhension de l’ensemble et mettant en valeur son unité organique. En d’autres termes: Gosselin n’a édité qu’un squelette romanesque et voilà enfin la véritable œuvre d’art. La hâte de l’homme d’affaires est châtiée. Pour la postérité, l’édition originale arrachée à l’auteur sous la pression de la loi perd toute valeur. L’homme-siècle sait jouer du temps et le mettre de son côté. Sa ruse, qui lui permet accessoirement de vendre deux fois le même roman, est aussi caractéristique de l’âpreté avec laquelle il mène sa barque d’auteur vivant de sa plume. Victor Hugo est un de ceux, et non des moindres, qui ont œuvré au XIXe siècle pour que les auteurs puissent vivre dignement de leur plume. À la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques, où il est élu en 1831, il défend invariablement leurs droits contre les prétentions des directeurs de théâtre, notamment. À l’occasion du plagiat de sa Lucrèce Borgia par Donizetti, sur un livret de Felice Romani qui n’est qu’une simple traduction, il se fait aussi le héraut de la propriété littéraire dans un monde où le pillage est encore la règle. Défendre l’intégrité de l’œuvre contre les ciseaux de la censure et les revenus de l’écrivain contre les coups de rabot des industriels de la littérature est chez lui un souci constant. L’art à ses yeux est un métier, et il en fait un des plus rentables. Ses revenus, très tôt confortables, sont bientôt considérables. L’ambitieux des années 1820 s’épanouit rapidement en grand bourgeois de la littérature. Passent les années, prospère la gloire qui le conduit à la pairie en avril 1845. Sa notoriété nationale, Victor Hugo la mesure dans les larmes, le 9 septembre 1843, en lisant dans Le Siècle le récit de l’accident tragique qui a emporté cinq jours plus tôt sa fille Léopoldine et son jeune mari, Charles Vacquerie. Il est à Rochefort, au Café de l’Europe, de retour des Pyrénées où il s’est accordé une escapade amoureuse de deux mois avec sa fidèle maîtresse, Juliette Drouet. Ce jour-là, il croit même que son fils Victor s’est noyé avec le couple, dans les eaux de la Seine, à Villequier. Un écrivain de sa trempe est un homme public, et son deuil une actualité comme une autre. La mort de sa fille marque dans la carrière du poète une rupture que symbolise, dans Les Contemplations, une simple ligne de points à sa date anniversaire (P2, 397). Même sous sa plume, il n’y a pas de mots pour dire cela. Cette irruption de la mort dans sa vie renouvelle la

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perte de son premier enfant, Léopold, décédé à quatre mois. La similitude des prénoms souligne le parallèle. À partir de là, Hugo cesse non pas d’écrire, mais de publier. Il se retire de la scène littéraire et tend à borner sa vie publique à ses interventions à la Chambre des Pairs. Il devient le contraire du poète dont il dressait le fier portrait dans Les Rayons et les ombres. Du même coup, il reste sur un échec, celui des Burgraves, qui s’étaient traînés à la Comédie-Française pendant trente-trois représentations. La Première, le 7 mars 1843, a été un demi-succès, puis tout était allé de mal en pis jusqu’au 28 novembre. L’écrivain est à bout de souffle. D’une certaine manière, il n’est plus lui-même. Charles Hugo, Victor Hugo sur le rocher des proscrits. Cette photographie fait partie d’une série de 400 clichés mettant en scène l’exil d’Hugo sur les îles anglo-normandes (Jersey puis Guernesey). © Maisons de Victor Hugo / Roger-Viollet.

Mais il connaît une nouvelle naissance après le coup d’état du 2 décembre 1851, qui porte sur le trône l’empereur Napoléon III. Bien des auteurs voient leur carrière clivée en deux périodes, mais peu de façon aussi radicale que Victor Hugo. Évidemment, des thèmes se retrouvent, des accents se ressemblent, des œuvres se répondent, mais il y a un avant et un après l’exil. Lorsqu’il débarque avec Juliette à Saint-Hélier, la capitale de Jersey, le 5 août 1852, après une étape à Bruxelles où il a écrit le tome I d’Histoire d’un crime et où sort le jour même Napoléon-le-Petit, Hugo ne s’installe pas seulement dans la proscription. Cela, c’était bon pour la Belgique où il a passé près de sept mois dans l’espoir de construire avec Hetzel « une citadelle d’écrivains et de libraires d’où nous bombarderons le Bonaparte », comme il l’écrit à sa femme le 17 janvier de la même année. Dans son imaginaire, l’île anglo-normande n’appartient qu’à peine à la géographie terrestre : « L’exil est un lieu de châtiment. De qui ? Du tyran » (Po, 399), note-t-il dans ses Actes et paroles. Jersey, pour lui, relève de l’eschatologie. De fait, il côtoie bientôt les morts et adopte lui-même une voix d’outre-tombe. Qu’on se rappelle la préface des Contemplations : « Ce livre doit être lu comme on lirait le livre d’un mort. » (P2, 249). Le 6 septembre 1853, Delphine Gay de Girardin arrive à Marine-Terrace et tente aussitôt d’y introduire la pratique des tables parlantes, en vogue à Paris. Hugo est hostile et les premiers essais ne donnent aucun résultat, mais le 11, le contact s’établit avec l’esprit de Léopoldine. La famille est conquise. La phase des livres vengeurs se referme – Châtiments paraît le 21 novembre –, s’ouvre celle de l’inspiration lyrique et apocalyptique, le temps

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des épopées de l’homme et de l’au-delà : Les Contemplations, La Légende des siècles, La Fin de Satan, Dieu. Tous ces livres participent d’un même mythe personnel, que les procès-verbaux des tables corroborent telles des pièces justificatives, évidemment apocryphes, à moins de supposer que le spiritisme soit une science exacte : tout vit dans la nature, tout expie, les êtres s’organisent selon une échelle qui les conduit de la matière obscure à l’esprit lumineux en passant par l’animal et l’homme, à mesure que s’opère leur rédemption. La loi universelle, c’est l’amour. Le devoir humain, c’est le pardon. De là une lutte acharnée du poète contre la peine de mort, qu’il a entamée dès 1828 en rédigeant Le Dernier Jour d’un condamné. Elle prend désormais tout son sens au regard d’un système qui fixe la direction morale du progrès et que chaque œuvre ou presque illustre à sa manière, à commencer par Les Misérables (1862) qui le déclinent d’un point de vue social. L’homme-siècle indique à tous le sens de l’histoire. C’est au nom de celle-ci, qu’il lutte aussi farouchement en faveur de la paix universelle et des États-Unis d’Europe. Amorcé dès 1848, son combat en la matière trouve dans la philosophie de l’exil un nouveau fondement : apporter aux peuples la paix, c’est les réintégrer à la loi d’amour. À Jersey, l’écriture des Contemplations est contemporaine de celle des tables ; du moins prennent-elles fin en même temps : le 8 octobre 1855, Hugo écrit « À celle qui est restée en France », ultime pièce du recueil, le lendemain une crise de folie de l’un des participants met un terme aux séances spirites. Les deux corpus se répondent : « Tout un système quasi cosmogonique, par moi couvé et à moitié écrit depuis vingt ans, a été confirmé par la table avec des élargissements magnifiques... » écrit Hugo à Mme de Girardin, le 4 janvier 1855. S’il se défend d’emprunter quoi que ce soit aux esprits, il se plaît à souligner qu’ils relaient ses visions poétiques. Tout se passe comme s’il avait ressenti le besoin de laisser s’épancher librement son inspiration apocalyptique dans les procès-verbaux spirites pour mieux l’organiser dans son œuvre publiée et légitimer à ses propres yeux la posture de Mage qu’il y adopte désormais. Car le rêve derrière tout cela semble être de livrer à l’humanité un nouveau livre révélé. À la date du 22 mars 1855, Jésus-Christ assigne aux tables une mission qui n’est pas sans rappeler celle que se prête le poète dans sa « Réponse à un acte d’accusation », lorsqu’il prétend avoir mis « un bonnet rouge au vieux dictionnaire » (P2, 265) : « Les tables seront le quatre-vingt-neuf des archanges […]. » Dans l’imaginaire de l’écrivain, les deux veines se rejoignent. Après avoir mené tambour battant la grande révolution esthétique du Romantisme, Hugo se propose avec Les Contemplations d’œuvrer à une véritable révolution spirituelle. Michelet ne s’y est pas trompé qui, à la lecture du recueil, constatant la mort du christianisme, écrivait à Hugo le 15 mai 1856 : « Dans sa stérilité actuelle, il nous avertit assez de chercher d’autres rivages. Si quelqu’un en peut être le Christophe Colomb, c’est vous. » L’œuvre exilique de Victor Hugo constitue comme un point culminant du spiritualisme qui imprègne le mouvement romantique depuis Chateaubriand. La génération de 1830 a beaucoup fait pour disqualifier le dogme au profit de conceptions inspirées de l’ésotérisme et l’illuminisme. C’est une époque où l’homme aspire à s’élever jusqu’à l’ange et à pénétrer les mystères de la création en en dégageant le sens profond.

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Ainsi le deuil de Léopoldine est-il lié à l’avènement d’une représentation du monde et de l’homme dont la vocation est de concurrencer une doxa chrétienne sclérosée. Sous la plume de Victor Hugo, le lyrisme romantique accuse sa pente naturelle : il est dépassement de soi par exploration de la douleur, comme des joies, d’ailleurs. En tant qu’écrivain, Hugo est tout sauf une instance impersonnelle du discours. Quand il dit « je », ce qui est fréquent, ce « je » renvoie à l’homme de chair et d’expérience. Quand il parle de lui à la troisième personne dans Les Misérables, c’est pour renvoyer à son geste créateur en évoquant tantôt « l’auteur de ce livre » (R2, 71) qui pour la seconde fois, après Claude Gueux (1834), « rencontre le vol d’un pain comme point de départ du désastre d’une destinée » (ibid.) ; tantôt « celui qui raconte cette histoire» (id., 241) et qui a fait un an plus tôt le pèlerinage de Waterloo. Pèlerinage national et universel à la Maison et au Musée Victor Hugo. © Maisons de Victor Hugo / Roger-Viollet. Hugo n’est pas seulement un auteur engagé, c’est un homme impliqué dans son œuvre. En imposant le clivage du narrateur et de l’auteur, à l’aube du XXe siècle, on s’éloignera radicalement de cette sorte d’artistes qui mêlent sans vergogne leur vie à leurs écrits. Allez dire à Lamartine que son lac n’est pas celui qu’il avait contemplé avec Julie Charles ?! Allez expliquer à Balzac que c’est l’Histoire qui a rédigé La Comédie humaine ?! Les Romantiques touchent à l’universel en estompant à l’occasion leur trace personnelle, mais jamais en l’occultant, jamais en l’oubliant. Lamartine biffe, dans le titre de son poème, le nom du Bourget qui en réduit la portée symbolique, mais chacun de ses vers résonne de son idylle endeuillée. Le 20 août 1870, tandis que l’empire s’effondre sous la pression des troupes allemandes, Victor Hugo, à la veille de regagner la France, met au point son testament littéraire. S’il est tué, il prie ses fils et ses proches de « publier [s]es œuvres inédites, les unes terminées, les autres inachevées ou ébauchées » (V, 1038). Tout doit donc être rendu public, tout appartient aux lecteurs. Tout appartient à la nation aussi, par un acte

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daté du lendemain et qui va au fil des ans, à force d’imitations, engorger les rayonnages de la rue de Richelieu : « Je donne mes manuscrits à la Bibliothèque nationale » (ibid.). Derrière cette décision, il y a la conscience que la genèse de l’œuvre peut intéresser les chercheurs de l’avenir. Il y a aussi une véritable abdication de son intimité, surtout quand on sait que les caisses de manuscrits contiennent vraiment de tout, jusqu’aux billets de lingerie et aux notes cryptées sur ses conquêtes féminines ou ses pratiques sexuelles. Sans doute aussi faut-il voir là le germe d’une forme de culte républicain de l’écrivain. Arrivé au terme de sa carrière, alors que le cours de l’histoire donne raison à son combat, Hugo s’abandonne à la France : « On dit des pièces des Châtiments à tous les spectacles. […] On a renoncé à me demander l’autorisation de dire mes œuvres sur les théâtres. On les dit partout sans me demander la permission. On a raison. Ce que j’écris n’est pas à moi. Je suis une chose publique » (V, 1068), écrit-il le 27 novembre dans Paris assiégé par les Prussiens. Le poète à son zénith est res publica, il incarne à lui seul la République et se doit à elle tout entier. Elle le lui rendra bien en lui organisant, le 1er juin 1885, des funérailles nationales qui attireront près d’un million de personnes. Le corps de l’écrivain, porté à sa demande dans le corbillard des pauvres, est ainsi élevé au rang de relique et offert à l’adoration populaire. De l’Arc de Triomphe au Panthéon, le cortège passe par les Champs Élysées, les Boulevards Saint-Germain et Saint-Michel, la rue Soufflot : « Vive Hugo ! », crie la foule, disant bien par ces mots que le poète vit à jamais dans son cœur. Comment aurait-il pu mourir, d’ailleurs ? Il habitait le sombre royaume depuis 1853, et c’est de là qu’il montrait au peuple le chemin de la lumière. Christian CHELEBOURG

NOTES Les références aux textes de l’auteur renvoient toutes à l’édition de ses Œuvres complètes, J. SEEBACHER (éd.), Paris, Robert Laffont, 1985-9 (15 vol.). Dans un souci d’allègement, on donne ici seulement le sigle du titre du volume (P1 pour Poésie 1 ; Po pour Politique, etc.), suivi de la pagination de l’extrait. 2 A. DUMAS, Henri III et sa cour, Paris, Vezard, 1833, p. VII). 3 I. FRAIN & Y. GOHIN (éds.), Victor Hugo raconté par Adèle Hugo, Paris, Plon, 1985, p. 431. 4 Th. GAUTIER, Souvenirs du Romantisme, A. DENIS & I. JULIA (éds.), Paris, Le Seuil, 1996, p.157 et 151. 5 I. FRAIN & Y. GOHIN (éds.), op. cit., p. 463. 6 Id., p. 464. 1

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Les avant-gardes Avec les trois avant-gardes dites « historiques » – le Futurisme, Dada et le Surréalisme – émerge un nouveau rapport entre l’artiste, l’œuvre et le public, qui inclut une dimension méta-réflexive, souvent provocatrice, ironique ou parodique quant aux modes de création, et qui oriente durablement le développement des pratiques scripturaires et artistiques au XXe siècle. S’il est vrai que, de manière générale, toute avantgarde est synonyme de rupture avec le passé et la tradition, le Futurisme, Dada et le Surréalisme se donnent pour but de pousser plus loin encore cette idée, jusqu’à la mise à mort de l’œuvre d’art traditionnelle aux prises avec les lois du marché, ainsi que des conventions de création. Il s’agit de rompre radicalement non seulement avec le passé mais également avec le présent, afin de doter l’œuvre d’un à-venir. C’est à travers cet esprit messianique que se manifeste la connotation métaphorique du terme militaire d’« avant-garde », synonyme d’un corps d’élite détaché à l’avant des troupes ayant pour mission de sonder le terrain et de surprendre l’ennemi. Marinetti assume entièrement cette fonction d’éclaireur lorsqu’il publie en 1909, à la une du Figaro, le Manifeste du futurisme empreint d’un ton vindicatif, pour mettre en place « le mouvement agressif », « l’insomnie fiévreuse », « le saut périlleux », « la gifle et le coup de poing », en un mot une esthétique de dynamisation du trait et de la ligne… Pensons aux collages de Braque, aux visions de Kandinsky en matière de couleur, à la fragmentation de la perspective dans les tableaux de Picasso, aux Parole in libertà de Marinetti lui-même. L’écrivain et l’artiste avant-gardistes se considèrent en effet comme de véritables explorateurs de zones inconnues qu’il s’agit de s’approprier. Le lecteur-spectateur est censé vivre constamment le choc du nouveau, propice à lui faire connaître des expériences esthétiques inattendues. Car, que ce soit en peinture, au cinéma, en photographie, dans la danse, au théâtre ou en littérature, la stagnation due à l’académisme est vécue comme la mort de la création. Le renouveau doit dès lors se faire de manière « révolutionnaire » et inaugurer une reconfiguration de l’écriture et des arts visuels, prenant souvent la forme de manifestes, de tracts, de pamphlets et, surtout, favorisant la démarche collaborative comme contre-modèle à l’idée du génie créateur solitaire. Le rôle de la communauté d’artistes est fondamental dans l’esprit avantgardiste qui se fraye un chemin à partir des années 1910. Il s’agit de viser la réintégration de l’œuvre dans la praxis de la vie, ce qui nécessite la dé-institutionnalisation de l’art, plus précisément la mise en cause des musées et des galeries comme seuls lieux d’exposition, des bibliothèques, des universités et des Académies comme hauts-lieux du savoir. Pour ces jeunes artistes, l’art et la vie ne constituent plus deux réalités dissociées ; l’art doit envahir la rue, l’espace public, d’où par exemple la propension des dadaïstes à la performance spectaculaire (Hugo Ball, Marcel Janco, Sophie TaeuberArp, Elsa von Freytag-Loringhoven alias Baroness Elsa). En reprenant plus ou moins fidèlement l’esprit subversif de Lautréamont, il s’agit de démocratiser l’acte de création : « la poésie doit être faite par tous. Non par un », proclame le poète des Chants de Maldoror. Les Surréalistes favorisent ainsi l’écriture automatique, la production de « cadavres exquis », l’investigation de nouvelles formes poétiques et romanesques (loin du roman réaliste/naturaliste encore largement dominant avec sa tendance à l’explication psychologisante de l’intrigue et des personnages), la création collective. Les Champs magnétiques coécrit par Philippe Soupault et André Breton, publié en 1920,

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soit quatre ans avant la fondation officielle du mouvement surréaliste (Premier Manifeste du Surréalisme), de même que les premiers livres surréalistes réalisés en collaboration entre Max Ernst et Paul Éluard (Répétitions ; Les Malheurs des immortels) donnent le ton d’une conception du geste créateur qui se situe au-delà des frontières génériques, artistiques et médiatiques. L’anticonformisme, point de départ d’une profonde remise en question des conventions littéraires et artistiques, des normes sociales et éthiques, porte en lui le germe du conformisme : toute avant-garde finit par se retrouver prise dans le cercle vicieux d’une idéologie du nouveau et du renouvellement qui, malgré toutes les bonnes intentions, ne peut se perpétuer à l’infini, ce qui contribue sans doute à expliquer la dissolution des avant-gardes dans la postmodernité. Andrea OBERHUBER

Pablo Picasso, Guillaume Apollinaire, dans Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913. © Morlanwelz, Musée royal de Mariemont. Cliché Michel Lechien.

Bibliographie H. BÉHAR, Ondes de choc. Nouveaux essais sur l’avant-garde, Lausanne, L’Âge d’homme, 2010. P. BÜRGER, Theorie der Avantgarde, Frankfurt a. Main, Suhrkamp, 1974. S. FAUCHERAU, Avant-gardes du XXe siècle : arts et littérature, 1905-1930, Paris, Flammarion, 2010.

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Femina, 9e année, n°195, 1er mars 1909. Magazine féminin qui reprendra le prix de la revue La vie heureuse, le futur Prix femina, décerné par jury féminin, en opposition au prix Goncourt qui ne consacrait que des œuvres masculines. © Collection privée.

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Bon nombre d’historiens font commencer le XXe siècle en 19141 : ils considèrent que la guerre ouvre une période radicalement nouvelle pour le monde occidental tout entier, et pour le reste du monde qui jusque-là était sous sa domination. Tel est le point de vue des historiens qui considèrent les mutations sociales et politiques et leurs conséquences. Tel peut ne pas être celui des littéraires ou des historiens de l’art : l’autonomisation relative des institutions de l’art a permis que l’expression esthétique se déploie selon des règles propres, certes soumises mais par réfraction aux données économiques. Les formes nouvelles de la littérature du XXe se dessinent avant la Première Guerre mondiale, dans un espace qui peut être à distance des conditions matérielles et politiques. Le premier Prix Goncourt est attribué en 1903 : c’est un signe que l’ordre littéraire est entré dans une période nouvelle. L’académie Goncourt est créée selon des règles de type professionnel, ce qui est une grande nouveauté : c’est un jury d’écrivains – choisis au début par l’exécuteur testamentaire des frères Goncourt – et non un jury de dignitaires et de notables qui attribue une somme d’argent prélevée sur la rente des testateurs (forme traditionnelle du mécénat) à un romancier qui devait avoir montré des préoccupations sociales. Le roman, très répandu mais pourtant peu estimé, était encore une forme entachée de liens avec l’argent et le commerce, sans parler d’un lectorat majoritairement féminin soupçonné de goûts médiocres. Et ce sont donc, en l’occurrence, des écrivains qui en choisissent d’autres et couronnent un certain type de littérature moindrement estimée. Car, si l’on veut percevoir les formes et les créations de la littérature, rien de tel que d’en montrer les réalisations dans un cadre qui en éclaire non les permanences et la donne comme un absolu intangible. Montrer la littérature, c’est en montrer à la fois la diversité et toutes les possibilités à un moment donné de l’existence d’une société, en montrer les voies royales et consacrées, mais aussi les aspirations nouvelles, qui se développent à la marge dans des sphères peu contrôlées et minorées, parfois promises aux succès futurs ; c’est montrer ses effets et ses impasses. C’est pourquoi, plus qu’à des trajectoires individuelles d’écrivains, l’attention à la diversité conflictuelle ou non des moments et des choix éclaire ce que peuvent être les comportements littéraires et les figures d’écrivains. En cette période d’une quarantaine d’années, nombre d’écrivains ont changé de posture et de position, littéraire et politique. Les chassés-croisés de Drieu la Rochelle par exemple, entre le surréalisme, le communisme, le fascisme, les changements de front d’éditeurs (comme Georges Valois qui passe de l’anarcho-syndicalisme aux Croix de feu du colonel de La Rocque puis à un mutualisme de type proudhonien avant d’entrer dans la Résistance), l’influence de penseurs de l’action sociale et politique (comme Georges Sorel qui a servi aussi bien l’anarchisme que le fascisme) illustrent les intenses bouleversements des positions, de l’expression littéraire et des trajectoires personnelles qui se radicaliseront au moment de l’occupation de la France à partir de 1940.

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Écrivains: modes d’emploi. De Voltaire à bleuOrange

La belle année 1913 : l’année où tout semble aboutir avant que n’éclate la catastrophe qui suspendra les innovations et infléchira la création. Le Sacre du printemps, Du côté de chez Swann, Alcools, La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, l’affirmation du cubisme : que de promesses qui sont l’expression d’une nouvelle esthétique dans tous les domaines. Le milieu artistique français vient d’accueillir nombre de créateurs étrangers ou apatrides, comme Apollinaire, Blaise Cendrars, Pablo Picasso, Juan Gris, Moïse Kisling, Amadeo Modigliani, Albert Metzinger, les Stein, frères et sœur. Ils bouleversent les codes de la représentation. La modernité de la vie entre dans l’art, la Tour Eiffel, si dénigrée auparavant devient le symbole de l’art moderne en poésie et en peinture. L’Esprit nouveau (terme que propose Apollinaire en 1917) donne à voir un monde neuf dans des termes inouïs. Guillaume Apollinaire, Les Epingles, Toulouse, 1928. © Morlanwelz, Musée royal de Mariemont. Cliché Michel Lechien.

La guerre n’a pas tout arrêté de ce mouvement. Elle l’a un temps suspendu; dès la fin de 1916, l’élan est repris : en 1917, Apollinaire donne Les Mamelles de Tirésias, des revues nouvelles naissent, Nord-Sud de Pierre Reverdy (ainsi intitulée pour évoquer la nouvelle ligne du métro), SIC [Sons, Idées, Couleurs] de Pierre Albert-Birot, Barbusse fait voir la guerre avec Le Feu, Genevoix publie le premier volume de Ceux de Verdun que lui a commandé un éditeur, Cendrars publie, en 1916, La Guerre au Luxembourg avec la complicité de deux autres combattants, Moïse Kisling qui l’illustre et Dan Niestlé qui l’édite. Influencés par ces poètes, Aragon et Soupault écrivent des poèmes de guerre qu’ils renieront ou dissimuleront quand le Surréalisme condamnera toute référence à l’expérience de la défense nationale au nom d’un internationalisme de la pensée et de la politique.

Grandes figures N’oublions pourtant pas qu’en 1913 cet élan d’innovations si riche d’avenir a pu passer quasi inaperçu en son temps. Qu’il faudra attendre les années trente pour qu’on cesse de ne voir en Apollinaire qu’un amusant poète fantaisiste… Que les gloires de l’époque sont Maurice Barrès – dont l’influence sur les surréalistes sera durable, Anatole France qui, prenant le relais de Renan, est le défenseur, après la forte et longue secousse de l’Affaire Dreyfus, d’une laïcité républicaine encore fort mal installée et qui affronte un pouvoir clérical mal remis de la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État. Que parmi les poètes du temps, Henri de Régnier et Anna de Noailles, née

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IV. Les écrivains de la Belle Époque aux années 1950

princesse roumaine et qui cultive une poésie classique, sont plus connus et estimés qu’Apollinaire. Qu’Edmond Rostand et ses tonitruantes pièces cocardières tient le haut du pavé au théâtre. Les grandes figures de la littérature sont de ce côté pour les contemporains, occupant les places en vue, participant aux grands débats publics, brillant dans tous les lieux influents, salons et journaux. Pour leur donner la réplique, seule la récente Nouvelle revue française (1907) a pu réunir à la fois des talents et des appuis littéraires et financiers suffisants pour conquérir durablement un public d’abonnés. La maison d’édition qui se crée à côté de la revue, et dont Gaston Gallimard prend bientôt la direction, draine les talents. L’art selon La Nouvelle revue française fait d’équilibre entre l’exigence de nouveauté et l’appui sur un classicisme bien tempéré, en fait le contrepoids, entre les novateurs impétueux et les traditionalistes. Elle règne sur la littérature française entre les deux guerres, concurrencée seulement par Bernard Grasset, qui met au point dès avant la guerre un système de lancement des œuvres à coup de publicité.

Les ondes de choc de la guerre Avoir été mobilisé ou s’être engagé en 1914 a été le sort, subi ou voulu, de tant d’écrivains : pas plus que l’ensemble des citoyens français et belges, ils n’ont suivi le courant de refus de la guerre qui a semblé si fort avant l’assassinat de Jaurès. C’est la première fois que tant d’écrivains, d’intellectuels, d’hommes sachant lire et écrire, participent à un événement de cette ampleur. Loin de ne donner lieu qu’à des représentations grandioses de la marche de l’Histoire ou à des récits héroïques de la vie du pays pendant le conflit, la Première Guerre mondiale suscite une immense vague de témoignages modestes et souvent critiques. Témoignages d’anonymes qui n’ont pas poursuivi de carrière littéraire, mais aussi témoignages d’hommes qui sont déjà écrivains ou qui allaient le devenir : Apollinaire et ses Calligrammes sous-titrés Poèmes de la guerre et de la paix, Éluard, Aragon, Giraudoux, Genevoix et Ceux de Verdun, Barbusse et Le Feu, Cocteau et son « Ode à Roland Garros », Cendrars et La Guerre au Luxembourg et tant d’autres textes qui en sont marqués, comme ses romans, Jean Paulhan et Le Guerrier appliqué ou La Guérison sévère – qu’il refusera de rééditer, Drieu la Rochelle avec le recueil de nouvelles La Comédie de Charleroi, Léon Werth avec Clavel soldat, Dorgelès avec Les Croix de bois, Céline avec Voyage au bout de la nuit qui raconte la guerre de Bardamu – déserteur comme ne le fut pas son créateur, Henry Poulaille avec Pain de soldat, Roger Martin du Gard, tardivement avec L’Été 14, dont les personnages veulent croire que la guerre sera évitée, Giono avec Le Grand troupeau et tant d’autres moins connus qui abondent dans cette veine de centaines d’ouvrages jusqu’à la fin des années trente. Témoignage, certes, mais de quoi ? Tout d’abord, le rôle est neuf en littérature, comme l’est la situation du combattant plongé au milieu d’une foule. La situation est nouvelle pour des écrivains peu habitués à fréquenter des groupes d’hommes aussi divers. La guerre défie la représentation. Les écrivains, dans la quasi-totalité, abandonnent tout point de vue généralisant : la littérature ne peut que dire ce que voit, entend, ressent l’individu perdu dans l’immensité du champ de bataille et dans l’anonymat des tranchées. La plus mauvaise des littératures peut se déployer à l’occasion de la

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Écrivains: modes d’emploi. De Voltaire à bleuOrange

Jean Giono, Les Âmes fortes (manuscrit). Manuscrit inédit, offert à Charles Bertin, dans la veine régionaliste de l’auteur. © Morlanwelz, Musée royal de Mariemont. Cliché Michel Lechien.

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guerre – fanfare et ferveur patriote animent les poètes de l’arrière et les Chroniques de guerre de Barrès – mais elle n’est pas le fait des écrivains combattants. Quoi qu’on ait pu en dire, le poème d’Apollinaire « L’Adieu du cavalier », qui commence par « Ah Dieu que la guerre est jolie », n’est pas à prendre à la lettre, mais comme une antiphrase, et le cavalier va à la mort… La littérature se place au ras de l’expérience personnelle ; elle renonce aux belles descriptions, au haut langage pour adopter celui du soldat. Elle renonce à l’éloge de l’héroïsme pour dire le combat anonyme, la peur et la mort par milliers. Il en sort une conviction largement répandue que la guerre est le pire des maux. Le pacifisme des anciens combattants aura sa part dans le refus de comprendre ce qui se prépare avec l’arrivée au pouvoir d’Hitler et dans la résignation en 1940 au moment de l’armistice signé par Pétain et de l’entrée dans la collaboration. Le pacifisme est le mot d’ordre répandu dans les milieux littéraires, leçon forte dans les débuts de l’après-guerre qui se dilue ensuite ou se conjoint avec l’ouverture d’un autre front, social celui-là : l’appel à une révolution parcourt la littérature, sous des formes variées. Le modèle de la révolution russe séduit, attire, attise la curiosité : on voyage en URSS pour y rencontrer de nouveaux modèles. Ceux qu’on appelle les « compagnons de route » du Parti communiste viennent de tous les bords, se maintiennent plus ou moins longtemps – jusque dans les années trente. Si les critiques ne manquent pas, comme Gide qui publie son Retour de l’URSS en 1936, l’attrait du communisme et du socialisme anime les débats de la vie littéraire.

Le Surréalisme, un mouvement sismographe Rien n’échappe au Surréalisme et personne ne lui échappe dans l’entre-deuxguerres. Né de la guerre, il entame ses premières années en 1919 avec Littérature, revue œcuménique dont les fondateurs paraissent les héritiers de la génération de 1913, qu’ils ne tardent pas à renvoyer dans le lointain. La critique de la guerre, l’intérêt pour la psychanalyse et le rêve ou la folie – davantage que l’inconscient – les amènent à bouleverser les frontières du littéraire, notamment avec la fameuse écriture automatique – vite abandonnée comme telle et sur laquelle ils apportent des correctifs. La durée du mouvement, malgré de forts changements dans ses orientations et ses membres ou peut-être à cause de cela même, la vigueur de ses expressions publiques, l’abondance et la qualité des œuvres en font un révélateur des formes de la vie littéraire et des possibilités de l’expression. Sa pensée philosophique et politique, les réflexions sur les formes de la littérature font que le Surréalisme résonne de tous bouleversements de la période, qu’il agit directement ou indirectement sur eux, que nul n’échappe à ses paroles et à ses actes. Et ceci jusqu’après la guerre, moment où cependant il devra – ou certains de ses membres – répondre de son absence entre 1940 et 1945.

Engagements Après coup, l’appellation sinistre d’« entre-deux-guerres » désigne cette période. Les écrivains militent souvent dans les rangs pacifistes dès la fin de la Première Guerre mondiale et se retrouvent dans les rangs antifascistes dès le début des années trente, après quelques hésitations devant le fascisme italien qui a semblé proche à ses débuts d’une origine socialiste. Leur rôle y est de première importance, qu’il s’agisse des

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écrivains inscrits au Parti communiste ou de ceux qui en sont proches. Nizan, Aragon, Barbusse, Gide, Malraux, Guilloux animent les rencontres du Mouvement Amsterdam Pleyel contre la montée des fascismes, cependant que, de l’autre bord, Drieu et Brasillach soutiennent l’idée d’un fascisme français. L’engagement est général : communistes, catholiques, mouvements de droite, tous conçoivent la littérature comme mode d’action. Les revues accompagnent ces mouvements, les écrivains y occupent les places essentielles. La littérature française n’a pas vraiment suivi les formes du réalisme socialiste prônées en URSS dès avant la Seconde Guerre mondiale. En URSS même, une succession de changements (que répercute le PCF) entraîne des revirements importants sur ce que doit être une litté- André Gide. © Morlanwelz, rature œuvrant pour le socialisme, concernant son origine Musée royal de Mariemont. Cliché Michel Lechien. sociale, ses méthodes et ses formes. Par ailleurs, une tradition française du réalisme était probablement trop bien implantée. Les romans de Paul Nizan (Antoine Bloyé, La Conspiration, Le Cheval de Troie), ceux du Cycle du monde réel de Louis Aragon (Les Beaux quartiers, Les Cloches de Bâle, Les Voyageurs de l’impériale – fini en 1939 mais publié seulement en 1942 du fait de la mobilisation d’Aragon), Aurélien et Les Communistes (après la guerre tous les deux) sont des exemples réussis d’une littérature engagée. Ils font la peinture critique de la société et proposent des modèles d’action pour l’avenir sans pour autant créer des personnages conformes à l’héroïsme positif du réalisme socialiste russe. Si Gide quand il rend un compte critique de son voyage en URSS, ne manque pas de susciter des protestations, il n’abandonne pas pour autant l’idée d’un engagement. De même, son ami Roger Martin du Gard, peu susceptible de fortes sympathies communistes, mais pacifiste convaincu et défenseur des valeurs laïques et républicaines, infléchit la suite des Thibault : L’Été 14 décrit la lutte inutile et piégée de quelques pacifistes contre les intentions belliqueuses des nations. Il conclut avec Épilogue qui s’achève après la guerre 14-18 dans une ambiance de désastres personnels et d’illusions collectives sur une paix durable. Ironiquement, ce dernier tome paraît en 1940…

Nouveaux objets, nouveaux venus ? Par ailleurs, une veine nouvelle apparaît, que l’on peine à nommer encore, qui donne lieu à des échanges polémiques nombreux, à des tentatives de mouvements littéraires. Ceux-ci proclament que de nouveaux objets s’imposent à la littérature, que de nouvelles positions et de nouvelles origines amènent au jour de nouveaux écrivains. On ne garde guère des souvenirs aujourd’hui de la littérature populiste poussée sur le devant de la scène à partir de 1929 par André Thérive et Léon Lemonnier, critiques et écrivains eux-mêmes, qui réclament une littérature d’observation attentive du peuple (sans vision de classe, précise Léon Lemonnier). On n’en garde que peu de la littérature prolétarienne comme mouvement promu par Henry Poulaille, fils de tonnelier devenu critique de

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cinéma – un art jeune à l’époque – et écrivain. Son rôle n’est pas mince pourtant, puisqu’il souligne une tradition encore peu visible, qui remonte au XIXe siècle, d’une littérature venue d’ailleurs que des rangs aristocratiques ou bourgeois. C’est dans cette mouvance que se situe Jean Guéhenno, fils d’ouvrier cordonnier, dont le rôle de critique et de directeur de revue (Europe, Vendredi) s’avère essentiel ; c’est aussi dans cette mouvance que se place Louis Guilloux (La Maison du peuple, Angélina, Le Sang noir) même s’il refuse tout enrôlement dans un mouvement : les fils d’artisans écrivent, aspirent à être reconnus comme écrivains et artistes à part entière et ils y parviennent. Sa participation à une branche dissidente du Surréalisme, n’empêche pas Jacques Prévert de devenir l’auteur de courtes scènes de théâtre d’agit-prop du Groupe Octobre (recueillies dans Spectacle après la guerre), associé au mouvement du théâtre ouvrier. Ses orientations suivantes n’empêchent pas non plus Céline de se situer – et d’être situé – dans cette mouvance pour Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit. Récits de formation, traversées des milieux populaires, origine populaire revendiquée, langue proche du quotidien et de son oralité caractéristique, les premiers romans de Céline manifestent que quelque chose a changé dans l’ordre littéraire. Il n’y aura jamais de mouvement littéraire durable de ce type. Mais les débats et les formulations qui concernent les rapports entre littérature et vie populaire s’orientent dès lors autour d’une origine et d’une position sociale et échappent à une typologie folkloriste condescendante et à la veine régionaliste. Celle-ci a cependant de forts représentants comme Jean Giono, longtemps proche des prolétariens ou Marcel Pagnol du côté d’un théâtre – et plus tard d’un cinéma à tendance folkloriste. Cinquante ans après les lois scolaires de la IIIe République, des écrivains émergent des rangs populaires, dont la langue, la force d’imagination et la maîtrise des formes et des voies de l’expression n’ont plus rien à envier à ceux qui en disposaient par héritage social. Ces écrivains ne dissimulent pas leurs origines, au contraire. Romanciers avant tout, ils infusent dans leurs premières œuvres ce que Guilloux appelle sa « carte de visite » : récits de l’origine, récits de formation, présentation des milieux ouvriers et le plus souvent artisanaux sont une de leurs premières créations. Ils s’adossent à des tentatives et à des réussites semblables dans les pays européens, comme celles de Knut Hamsun ou de Neel Doff. Ils sont assurés que le mouvement est général.

Les écrivains et la presse Comme on le constate bien souvent, c’est dans les marges des pratiques artistiques que se déploient les formes innovantes, ou en tout cas celles qui sont susceptibles de modifier les allures dominantes d’un art. En ce qui concerne la littérature en cette période, une de ses transformations vient de la frontière qui sépare la « bonne » de la « mauvaise » littérature, selon des critères purement esthétiques. Les relations entre presse et littérature sont regardées initialement d’un œil soupçonneux. C’est que s’y mêle une donnée qu’on répugne à évoquer : l’argent. Dans le cas de l’édition, cette relation est moins visible que dans celui du journal : le public est moins perceptible, le livre est une denrée pure, sans mélange, alors que le journal recueille des lecteurs qui ne choisissent pas la littérature et la rencontrent peut-être par hasard. Le nom

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de l’auteur est visible sur la couverture, l’est-il dans les colonnes d’un journal où il est mêlé à tant d’autres ? Et pourtant la période favorise la présence des écrivains dans la presse. Non pas seulement la presse d’opinion, mais celle d’information. Des écrivains deviennent journalistes, des journalistes entrent dans le cercle des écrivains. L’échange est ancien et au moment de l’essor de la grande presse au milieu du XIXe siècle, le cas de l’écrivain connu qui écrit dans la presse est courant : Balzac, Baudelaire, Vallès, les frères Goncourt, Mallarmé lui-même, qui sert pourtant de modèle pour ceux qui aspirent à une littérature « pure ». L’écrivain tient une rubrique ; le plus souvent, il publie quelques bonnes feuilles de sa prochaine œuvre – ce qui lui offre quelques revenus non négligeables ; il appuie Charles Leirens, Colette, 1935. © Mont-surMarchienne, Musée de la Photographie.

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la tendance politique que le journal soutient. Il s’agit là d’un passage du domaine « noble » de l’œuvre littéraire éditée en librairie vers un autre, dont le lectorat est moins apprécié peut-être, mais rémunérateur, et qui permet l’exercice d’une influence. Le ressort en est l’exercice d’un magistère moral : Maurice Barrès ou Anatole France l’exercent avant la guerre. Un cas est plus neuf après la Première Guerre mondiale, celui de l’écrivain qui devient ou semble devenir un reporter, ou celui du reporter qui gagne progressivement ses galons d’écrivain. Nombre d’entre eux, et parfois de manière surprenante, passent d’un lieu de publication à un autre. Généralement, pour ceux qui sont les moins bien dotés au départ, culturellement ou économiquement, la presse est le premier lieu d’accueil et un milieu d’apprentissage : les écrivains qui se réclament d’une veine populaire sont dans ce cas, comme Henry Poulaille, Louis Guilloux. Mais leur rôle dans la presse est discret, ils ne signent pas souvent leurs articles, travaillent dans des rubriques peu prisées comme la critique cinématographique (le cinéma n’a pas encore gagné sa place dans le domaine de l’art), dans les échos ou les faits divers, à l’instar d’un Georges Simenon. S’ils maintiennent ensuite leur activité journalistique, c’est en choisissant leur journal, à la condition de signer leurs articles et d’apparaître en bonne place dans l’espace du journal. D’autres contribuent à la vie du journal pour des raisons économiques, comme Robert Desnos ou Philippe Soupault, répudiés du mouvement surréaliste en raison d’une position orthodoxe qui proscrit le travail salarié – mais qui s’accommode du mécénat. D’autres encore pour des raisons économiques également et de gain d’une relative liberté, comme


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Colette, qui y voit une manière de se libérer du joug de Willy, son premier mari, et de maintenir tout au long de la période une indépendance d’écrivain qui se mesure chichement quand on est une femme. Ou comme Cendrars, qui y trouve une alternative à une impasse créatrice certaine, quand l’autorité littéraire exercée entre autres par les surréalistes, le relègue du côté des vieilles lunes, celle de la génération d’avant la guerre. Il se lance alors dans le grand reportage, avec brio et quelque peu d’impudence, mêlant l’observation réelle et l’invention totale mais combien séduisante. Colette et Cendrars – avec Claude Farrère – font partie des écrivains recrutés par les journaux pour relater la traversée du Normandie en 1935, quand le paquebot bat le record de la traversée de l’Atlantique. Une frontière traverse le milieu littéraire : le journalisme classe ou déclasse selon que l’on publie dans un journal de grande diffusion pour un large public, comme Paris Soir ou L’Œuvre ou Le Matin ou dans une revue qui s’adresse à un public défini par ses choix et ses convictions politiques et idéologiques, comme Ce Soir (quotidien de Parti communiste) ou Vendredi (appui du Front populaire) créés par les mouvements ou partis de gauche ; ce qui pour beaucoup est une tache, sinon une tare, se pardonne mieux dans le second cas. Des écrivains engagés se retrouvent dans ces journaux, comme Nizan ou Aragon dans Ce Soir, Chamson, Guéhenno, Henriette Nizan ou Guilloux dans Vendredi. Outre que l’importance de ces échanges favorise des textes narratifs, exclut de fait les textes poétiques et assure la prédominance des formes liées au roman, on constate une inflexion des conditions matérielles et économiques de la littérature : le salariat ou du moins le contrat avec des entreprises de presse s’affirme – forme d’une certaine indépendance économique, l’engagement politique s’y confirme par le choix du journal. Le mécénat ou la fortune personnelle sont contrebalancés par la possibilité d’une autre source de revenus. Les formes de la sociabilité littéraire changent : la salle de rédaction, les réseaux de la presse contrebalancent ceux du mécénat et des salons si longtemps dominants. Une certaine idée élevée de l’autonomie de la littérature parce qu’elle tenait à distance – dans le discours tout au moins – l’idée d’une dépendance est battue en brèche pour des raisons idéologiques et, fréquemment, pour des raisons économiques. Au moment de la guerre d’Espagne, écrivains devenant journalistes ou journalistes devenant écrivains, tous ou presque s’engagent dans des reportages qui sont ensuite publiés en librairie. Paul Claudel, les frères Tharaud, Simone Téry – la fille d’Andrée Viollis –, Jean-Richard Bloch, André Malraux et tant d’autres publient des reportages et des récits, souvent accompagnés de photos de presse sur le conflit. Les journaux pro ou anti franquistes les engagent, les éditeurs les accueillent. D’autres, qui ne sont pas reporters, écrivent dans la presse pour faire entendre leur opinion comme François Mauriac hostile au franquisme au nom de ses convictions et de sa morale religieuses, ou Bernanos pour les mêmes raisons. Celui-ci, après avoir ouvert les hostilités avec son propre camp de droite au nom de la morale rigoureuse d’un monarchisme absolu se montre absolument intraitable devant les compromissions dans La Grande peur des bien-pensants, où il fustige les frissons des possédants face au Front populaire. Au moment de la guerre d’Espagne, il s’insurge contre le rôle que joue l’église espagnole

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Projet de fondation d’une société littéraire par les exécuteurs testamentaires de Monsieur Edmond de Goncourt. Testament à l’origine du Prix Goncourt. © Nancy, Archives municipales de Nancy.

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aux côtés des franquistes au nom de sa conception de la morale et de la religion. Bernanos quitte la France en 1938, pour exprimer son refus absolu des accords de Munich. Alors que l’armistice met fin à la guerre d’un an par l’attaque éclair de l’armée allemande qui envahit la Belgique et le Nord de la France sans rencontrer de réelle résistance, Pétain et son gouvernement se hâtent de déclarer que la responsabilité en incombe à ceux qu’on appelle les « mauvais maîtres », ces penseurs et écrivains qui ont prôné le pacifisme, l’engagement à gauche, la pensée critique, la liberté de l’expression, etc. Devant les menaces de poursuites et d’emprisonnement, certains écrivains s’exilent: juifs, ils fuient les persécutions ; communistes, ils craignent les représailles. Il leur reviendra, pour certains, de se faire connaître depuis les États-Unis ou l’Amérique du Sud, de faire entendre leur voix. Alors que la propagande allemande tente de séduire les écrivains (et y parvient), qu’elle soutient et promeut quelques revues et journaux où ils publient par conviction ou, parfois, par nécessité économique, qu’elle met la main sur des maisons d’édition prestigieuses et en liquide d’autres, certains écrivains choisissent le silence public. Quelques autres choisissent la voie plus risquée de la littérature malgré tout, littérature de contrebande ou clandestine, selon une distinction devenue classique. De contrebande, elle vient de la zone non occupée jusqu’en 1942 par les Allemands. Elle se nourrit de langage à double entente, de références et de formes nationales, à la manière évoquée par Aragon du « trobar clus » des trouvères qui cultivaient le secret. Clandestine, elle naît et se fait connaître en zone sous contrôle allemand par des tracts, de petits journaux diffusés sous le manteau et, à partir de 1942 par des éditions dont la plus connue est les Éditions de Minuit, lancées avec Le Silence de la mer d’un inconnu qui signe Vercors. La Bibliothèque française et Minuit, associés pendant ces années, contribuent à la diffusion risquée d’une littérature qui échappe aux ordres de l’occupant. Mais ceci est une autre histoire… Michèle TOURET

NOTE Pour plus de détails sur cette période, voir M. TOURET (dir.) avec les contributions de Fr. DUGASTPORTES, J.-Y. DEBREUILLE et Chr. HAMON-SIRÉJOLS, Histoire de la littérature française du XXe siècle, tome I - 1898-1940, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2000. 1

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OuLiPo Lorsque l’Ouvroir de Littérature Potentielle est créé dans la cave du restaurant parisien « Le Vieux Gascon », le 24 novembre 1960, nul ne se doute qu’il franchira sans peine les décennies du XXe siècle et qu’il entamera, avec un même entrain, celles du XXIe siècle. Ses fondateurs – l’écrivain à succès et éditeur de Gallimard, Raymond Queneau, et son ami de longue date, le mathématicien et joueur d’échecs François Le Lionnais – ont rassemblé autour d’eux une dizaine d’amis aux profils variés (écrivains, traducteurs, universitaires, critiques, éditeurs, mathématiciens), mais tous lecteurs attentifs de l’œuvre de Queneau, et intéressés par le projet initial : la rencontre entre les mathématiques et la littérature. Ils ne sont pas les seuls, alors, à vouloir œuvrer collectivement : en cette période d’après-guerre, les acteurs du champ tentent de redonner un sens à la notion de communauté en inventant de nouvelles formes de sociabilité littéraire (Tel Quel, par exemple, naît aussi en 1960). L’émulation intellectuelle des sémillantes sixties s’avère un autre facteur favorable à l’émergence de l’Oulipo : les mathématiques connaissaient alors, sous l’impulsion de Bourbaki, un renouveau important, ainsi que la linguistique, la sémiotique, ou encore la cybernétique – autant de disciplines dont le groupe se réclame. D’une ambition d’abord pluridisciplinaire, le projet oulipien se précise peu à peu en volonté d’inventer une littérature « potentielle », dont les textes ou les formes pourront servir de matrice à d’autres. Le groupe se dote aussi d’un mode opératoire : l’écriture sous contrainte, et d’un ethos, celui du « scriptor ludens » (Hervé Le Tellier), qui se reconnaît dans le jeu, la facétie, voire la distance ironique. Les contraintes sont des règles que se fixent les oulipiens, de façon arbitraire et explicite, sur le modèle, parfois, d’une structure mathématique ou ludique (le déplacement du cavalier aux échecs pour La Vie mode d’emploi de Georges Perec, par exemple), et qui servent de base à l’exploration des potentialités de la langue et de la littérature. Le S+7, le lipogramme, la n-ine (généralisation du principe de la sextine), ou les poèmes de métro en sont quelques exemples. Peu à peu, le groupe se dote aussi d’un mode de fonctionnement rigoureusement défini : réunions mensuelles aux rubriques fixes (Création, Rumination, Érudition…) ; système de cooptation à l’unanimité, valable à vie ; établissement d’une Présidence (Paul Fournel est aujourd’hui le troisième Président) et d’un secrétariat (porté depuis 1971 par le Secrétaire Provisoirement Définitif Marcel Bénabou) ; alternance entre les publications collectives (l’Atlas de littérature potentielle, l’Anthologie de l’OuLiPo ou la collection La Bibliothèque oulipienne) et les publications individuelles (dont les plus célèbres sont les Cent Mille Milliards de poèmes de Raymond Queneau, La Vie mode d’emploi de Georges Perec, Si par une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino, ou encore le cycle du Grand incendie de Londres, de Jacques Roubaud). « C’est en écrivant que l’on devient écriveron », affirme Queneau dans ses Exercices de style : en suivant ce précepte, les oulipiens, qui aiment à se dépeindre en artisans de la littérature, ont ainsi porté le groupe jusqu’à ses cent vingt contraintes, ses cinquante ans d’existence, ses trente-sept membres, et ses quelques chefsd’œuvres, dont certains figurent désormais parmi les plus grands classiques du XXe siècle. Camille BLOOMFIELD

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Raymond Queneau, Cent 1000 milliards de poèmes, Paris, 2006 (réimpression de l’original de 1961). L’ouvrage est un exemple de poésie combinatoire : chaque vers des dix sonnets est découpé en lamelles permettant ainsi de composer à loisir des poèmes. © Morlanwelz, Musée royal de Mariemont. Cliché Michel Lechien.

Bibliographie M. LAPPRAND, Poétique de l’Oulipo, Amsterdam, Rodopi, 1998. H. LE TELLIER, Esthétique de l’Oulipo, Bordeaux, Castor Astral, 2006. Chr. REGGIANI, Rhétoriques de la contrainte, Georges Perec et l’Oulipo, Saint-Pierre-du-Mont, Éd. InterUniversitaires, 1999.

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Le Nouveau Roman L’appellation « Nouveau Roman », plus d’un demi-siècle après son apparition, reste controversée. Elle continue d’évoquer au mieux le scandale et l’iconoclastie littéraires, au pire une illisibilité dissuasive. En fait, les débuts du phénomène sont polémiques, la constitution officielle du groupe tardive, son existence brève. « Nouveau Roman », c’est d’abord le mot du critique Emile Henriot désignant ainsi, dans Le Monde du 22 mai 1957, les œuvres, nombreuses et disparates, qui s’écartent des critères du réalisme psychologique et bouleversent les habitudes de lecture. On crie à la « mort du roman » : absence de personnage et de héros ; absence d’intrigue, de dénouement ; disparition du sujet en première personne ; prépondérance du détail sur l’ensemble, des objets sur l’humain, et d’une description qui constitue désormais le récit. Ces tendances, on les nomme aussi « École du regard », ou encore, du fait de plusieurs publications chez Jérôme Lindon, « École de Minuit ». Point de proclamation, point de manifeste cependant : des refus rapprochent certains écrivains. Nathalie Sarraute constate, à l’égard des normes culturelles, que nous sommes entrés dans « l’ère du soupçon », Alain Robbe-Grillet dénonce des « notions périmées » en littérature, Claude Simon fait fond sur le montage textuel. Des chefs d’œuvre s’écrivent : La Modification, La Jalousie, La Mise en scène, La Route des Flandres, Martereau. L’Académie les honnit, Barthes les défend, Sollers les accueille dans la revue Tel Quel. Ce n’est qu’en 1971, à l’initiative de Jean Ricardou, qu’un colloque organisé à Cerisy-la-Salle rassemble les écrivains acceptant de débattre du « Nouveau Roman hier, aujourd’hui ». Sur une centaine pressentie, sept répondent à l’appel : Michel Butor, Claude Ollier, Robert Pinget, Jean Ricardou, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Claude Simon. Ont décliné l’invitation Samuel Beckett et Marguerite Duras qui refusent de théoriser leur propre écriture. Le groupe ainsi constitué existe le temps de trois colloques : Michel Butor (1972); Claude Simon (1973) ; Alain Robbe-Grillet (1974), où apparaissent les divergences. L’hégémonie de Robbe-Grillet est mal supportée, ainsi qu’une théorisation (Ricardou) jugée réductrice et stérile. Malgré l’avantage d’une certaine promotion éditoriale, le groupe se défait, chacun poursuit son œuvre singulière. Seule la critique paresseuse s’obstine à user d’une étiquette non seulement péjorative, voire rebutante, mais injustement globalisante par rapport à la forme chaque fois unique du livre. Il faut ramener le terme « Nouveau Roman » à ce qu’il signifie : un moment de l’histoire littéraire et certainement pas une mécanique de fabrication en série. Faute de quoi on s’empêche de lire quelques-uns des plus grands textes de la littérature du XXe siècle. Mireille CALLE-GRUBER

Bibliographie M. CALLE-GRUBER, Claude Simon. Une Vie à écrire, Paris, Le Seui1, 2011. A. ROBBE-GRILLET, Pour Un Nouveau Roman, Paris, Minuit, 1962. N. SARRAUTE, L’Ère du soupçon, Paris, Gallimard, 1956.

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De gauche à droite : Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Claude Mauriac, Jérôme Lindon, Robert Pinget, Samuel Beckett, Nathalie Sarraute & Claude Ollier © Mario Dondero & Éditions de Minuit.

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Marcel Broodthaers, Georges Simenon, Bruxelles, 1959. Š Mont-sur-Marchienne, MusÊe de la Photographie.


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V. Les représentations de l’écrivain après 1950

Le métier d’écrire : une condition paradoxale Roland Barthes consacre l’une de ses premières « mythologies » à l’écrivain en vacances. Le prétexte en est un reportage du Figaro littéraire qui, au cours de l’été 1954, publie les « cartes postales » d’une soixantaine d’auteurs qui envoient une photographie de leur villégiature accompagnée d’un bref commentaire. « Je ne bouge pas de mon village de Seine-et-Marne pendant les vacances et je ne change rien à ma vie habituelle », écrit Dominique Rolin ; « Pour le moment, je travaille comme un bénédictin à Paris. Levé à midi, couché à quatre heures, avec quelques pauses pour l’alimentation ; un paquet de Craven à droite, du vin blanc bien sec à gauche, et ma fidèle Olympia au centre, je passe de douze à quatorze heures à ma table de travail », écrit Gabriel Veraldi. Les plus célèbres ont droit à un reportage de type journalistique : « Blaise Cendrars [qu’une photographie montre au bord du lac Léman avec sa femme et son chien] a quitté Paris pour la Suisse. Il se repose, avec Raymone, à Ouchy. Il faut au moins un lac à ce grand voyageur. Et le chien Wagon-lit lui rappelle les longs parcours. Se repose ?… “Sur sa machine à écrire” dit Raymone. » Voilà qui nous renseigne, commente Barthes, sur l’image que la bourgeoisie se fait des écrivains : des êtres comme tout le monde participant à ce fait social récent consistant à prendre des vacances et, en même temps, des êtres différents qui loin d’être des estivants comme les autres, restent écrivains en vacances « comme Louis XIV était roi, même sur la chaise percée »1. Loin d’être démystificateurs, ces portraits prosaïques ne font qu’augmenter le prestige de l’écrivain qui ne se départit ni de sa noblesse, ni de la conscience de sa mission, tout en portant un short et en mangeant du reblochon. Plus d’un demi-siècle nous sépare de ce reportage et du commentaire ironique qu’en donne Barthes. Si ce dernier enregistre une première mutation qui admet l’écrivain parmi les travailleurs tout en l’isolant dans sa différence spectaculaire, deux fait marquants ont modifié bien plus considérablement sa condition depuis. Le premier est sa dévaluation symbolique et la réduction de sa place dans la société, au point qu’il n’est plus que très rarement inclus dans le spectacle de la société du spectacle. Ce ne sont plus les écrivains que les magazines ou les suppléments des quotidiens montrent sur la plage ou en bottes montantes et en compagnie de leur chien dans leur maison de campagne, mais les acteurs ou les présentateurs télé. Le second fait marquant est la transformation du marché du livre qui, quoique de plus en plus institutionnalisé, place les écrivains dans la position la plus faible de la chaîne. Moins « professionnels » que ses autres acteurs, les écrivains se trouvent dans une situation déséquilibrée entre condition réelle et reconnaissance symbolique, rarement proportionnées. Cette double perte au plan du poids social, perte d’aura et perte de place, implique qu’il soit devenu difficile de dire qui sont les écrivains qui comptent – sont-ce ceux qui vendent le plus de livres ? ceux qui ont le plus de recensions ou de critiques ? ceux qui remportent les prix littéraires ? ceux qui sont le plus traduits ? – et d’évaluer la littérature. Les médias, les suppléments littéraires des quotidiens se contentent généralement de refléter les choix

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Série d’articles Les écrivains en vacances, parus dans Le Figaro Littéraire entre 1954 et 1956. © Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain – Bibliothèque des Arts et des Lettres.

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des lecteurs, soumis eux aussi aux lois du système, à l’importance des grands groupes, aux moyens employés pour assurer la distribution et la diffusion. Cette condition paradoxale de l’écrivain dans la seconde moitié du XXe siècle explique l’intérêt que lui porte la sociologie, qui y voit un enjeu pour la mesure des rapports entre réel et symbolique. Les enquêtes de Bourdieu sur le champ littéraire, de Nathalie Heinich sur l’identité de l’écrivain, de Bernard Lahire sur les champs littéraires, tout comme les travaux de Howard S. Becker sur les mondes de l’art renseignent sur les affres de l’autonomie et les malaises de la coupure 2. En intitulant son autobiographie Le Métier de vivre, Cesare Pavese soulignait magnifiquement ce paradoxe de l’écrivain : pris entre la nécessité impérieuse d’écrire et l’impératif nécessiteux de l’existence, il est tenu par deux exigences contradictoires lui intimant d’un côté d’écrire pour vivre (l’idéal) et de l’autre de vivre pour pouvoir écrire (le métier). C’est peut-être d’ailleurs parce que les écrivains, depuis le Romantisme, considèrent que la littérature n’est pas un métier comme les autres qu’ils n’ont pas, comme d’autres artistes, défendu leurs droits, qu’ils ne se sont pas organisés en « profession », qu’ils ne se sont pas donné les moyens de recouvrir la vie sociale par la vie intérieure. C’est ainsi qu’ils se retrouvent, pour la plupart, dans cette « double vie » dont traite le livre de Bernard Lahire, ou dans un « double jeu », le jeu littéraire tirant ses déterminations d’une revendication d’autonomie par rapport au jeu social professionnalisé – autonomisation qui remonte au XVIIe siècle, comme l’a très bien montré Alain Viala dans Naissance de l’écrivain 3 – et ayant pour particularité de ne pas faire de ses acteurs les agents stables d’un champ. Les deux types d’autonomie (l’indépendance symbolique d’un côté, et l’indépendance politique et/ou économique de l’autre) ne se superposent jamais totalement pour l’écrivain. Kafka est la figure héroïque et douloureuse de cette double vie, vécue de façon à la fois plus terne et plus âpre dans la suite du siècle. Les enquêtes quantitatives de la sociologie pratique livrent des informations attendues sur certains plans (surreprésentation masculine, désir d’écrire qui remonte à l’enfance, capital culturel…) et des données précieuses sur les « seconds métiers » : dix pour cent d’entre les écrivains seulement ont des droits d’auteurs qui représentent plus de cinquante pour cent de leur revenu, ce qui oblige la plupart des auteurs à passer sans cesse d’un univers social à un autre, dans l’enseignement pour beaucoup d’entre eux, dans d’autres responsabilités au sein de la chaîne du livre, dans d’autres métiers parfois. L’ambiguïté de l’expression « vivre de sa plume » est à cet égard exemplaire, puisque la dite plume peut être employée à quantité de travaux d’écriture alimentaire qui sont aussi dissociés de la littérature et de ce que représente, pour celui qui le vit, le métier d’écrire, que les activités de maçon ou de palefrenier. Mais l’ambivalence de la condition, que Kafka exprimait déjà – « j’acquis, au sein du sentiment familial, un aperçu des froids espaces de notre monde, qu’il me faudrait réchauffer à l’aide d’un feu que je voulais chercher d’abord »4 – est qu’il est bien difficile de couper le temps en deux et que pourtant, le fait même d’écrire sépare et contraint à cette coupure. Même ceux qui se sont donné la possibilité de n’avoir pas de deuxième activité expriment la nécessité de cette séparation : chambre à soi, mise à l’écart temporaire ou définitive des contraintes familiales, isolement. Si les situations sont diverses et les façons bien distinctes de vivre la tension entre second métier et écriture, ce qui apparaît néanmoins

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en continu, et qui est sans doute une constante de la pratique littéraire, c’est la fragilité dans laquelle elle tient ses acteurs. Cette fragilité ne tient pas seulement à leur faiblesse économique, mais à la solitude foncière dans laquelle plonge ce travail vécu comme essentiel. Cette reconnaissance fragile du métier d’écrivain n’est pas sans conséquences sur les formes que prend la littérature. Comme le disait Francis Ponge lorsqu’il était employé aux Messageries Hachette, dans les années trente, il n’y avait pas d’autre choix pour lui que d’écrire des poésies courtes : « Du fait de ma condition sociale, parce que je suis occupé à gagner ma vie pratiquement douze heures par jour, je ne pourrais écrire bien autre chose : je dispose d’environ vingt minutes, le soir, avant d’être envahi par le sommeil. » 5 La brièveté de beaucoup de romans contemporains n’a peut-être pas d’autre explication : une exigence de rentabilité (qui peut correspondre peu ou prou à désir de reconnaissance symbolique) assortie d’un manque crucial de temps détermine une longueur qui vient rencontrer le temps que la plupart des lecteurs peuvent désormais consacrer à la littérature. Les gros livres ne s’écrivent et ne se lisent plus qu’en vacances.

Images tenaces, images fragiles, nouvelles images Peut-on dire pour autant que l’image de l’écrivain ait changé ? Fait-il toujours l’objet d’une mythologie productrice de récits, de discours, de fantasmes ? Si l’on prend une à une les représentations canoniques que l’on se fait de lui, on peut mesurer autrement les variations historiques. L’écrivain exilé, par exemple, ne prend plus que rarement la figure du poète maudit. Son écartement, son éloignement du monde sont plus souvent volontaires que subis. Pour un Maurice Blanchot qui rejoint une forme de clandestinité assumée parce que la société ne peut pas le reconnaître, pour un Thomas Pynchon qui est si bien parvenu à s’isoler que personne ne sait à quoi il ressemble, combien d’écrivains séparés qui sont contraints de vivre douloureusement le clivage entre leur désir d’écrire et l’inactualité de ce désir ou l’absence de portée de leur voix ? Quelques histoires dramatiques rappellent qu’il y a un héroïsme dans cette solitude à la fois volontaire et contrainte : Bernard Lamarche-Vadel se suicidant dans son château de la Rongère à l’âge de cinquante ans après avoir écrit dans Sa vie, son œuvre : « Un seul homme vient de décider des formes de sa mort comme des œuvres rares de sa collection et plusieurs scènes de la création contemporaine se trouvent orphelines. Littérature, photographie et art contemporain ont été traversés par Bernard Lamarche-Vadel » 6. Ou encore Édouard Levé qui dépose chez son éditeur le manuscrit de Suicide quinze jours avant de se donner la mort en 2007 7. Avec toutes les formes d’exils et de migrations que connaissent les populations d’aujourd’hui, ces gestes de retraits peuvent être vus comme des postures désuètes ; mais ils disent, au delà de la détresse personnelle, une forme d’impouvoir de la littérature que Barthes résume devant ses étudiants en 1979 en exprimant son sentiment personnel : « La littérature aujourd’hui : cela me fait penser au final de la symphonie de Haydn Les Adieux : les instruments s’en vont l’un après l’autre ; restent deux violons (ils continuent à jouer à la tierce) ; ils restent mais ils soufflent leur bougie : héroïques et chantants » 8.

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Plutôt que d’en prendre définitivement congé, une autre façon de refuser le monde comme il va est de l’affronter : ce qui permet la mise en place d’une autre représentation canonique qui est celle de l’écrivain engagé. « Dans le combat entre toi et le monde, écrivait Kafka, seconde le monde »9 : ce qui peut vouloir dire accompagne-le, aide-le, mais aussi fais-le entrer dans ton œuvre, rends-le présent à ton œuvre. À la faveur des événements historiques et des idéologies mobilisatrices, la seconde moitié du XXe siècle voit s’exprimer cette figure qui, si elle n’est pas nouvelle (Voltaire, Chateaubriand, Zola…), trouve à cette époque-là la circonstance de sa pleine réalisation. En France, en Italie, en Allemagne, des individus se lèvent et des groupes se constituent qui font de la littérature l’espace de la lutte pour une transformation directe et immédiate de la société. Au sentiment de n’être pas là de Blanchot ou de n’être plus là de Barthes, se substitue celui de devoir absolument être là. La vie d’écrivain est alors plongée dans l’histoire, elle se veut missionnée et exemplaire. Dans l’essai sur la « Situation de l’écrivain en 1947 » qui forme la quatrième partie de Qu’est-ce que la littérature ? (Situations II) en 1948, Sartre affirme que c’est parce que sa génération a pris conscience de son historicité qu’elle ne peut plus se dérober à son devoir de révéler. Que personne ne soit plus innocent implique de prendre ses responsabilités pour tenter de rendre le monde moins coupable. À partir de ce moment-là, dans l’œuvre monumentale qu’il constitue dans tous les domaines de la prose, narrative, théâtrale et d’idées et dans les engagements multiples qu’il prend (aux côtés des dominés en préfaçant les Damnés de la terre de Frantz Fanon, en s’exprimant contre la torture en Algérie, en s’impliquant avec les insoumis, les révolutionnaires, les réfugiés ou les exclus), Sartre devient pour longtemps l’écrivain par excellence, en lui donnant sa représentation peut-être la plus stable et en tout cas la plus frappante, celle de l’intellectuel engagé. Il en est à la fois le prototype et l’incarnation, et même si à son inlassable dépense on peut opposer la résistance concentrée de Beckett affrontant à sa table de travail le désespoir d’exister, il impose une césure dans l’histoire des représentations. Mais comme en même temps l’époque répugne à admirer, sa statue, depuis qu’il l’a lui-même érigée, ne cesse d’être déboulonnée : on dénonce ses palinodies et ses erreurs politiques, on trouve sa philosophie indigeste et ses romans engoncés (à l’exception de La Nausée parce qu’il faut bien sauver quelque chose). Comme l’écrit Jacques Lecarme qui s’emploie souvent à rectifier les portraits à charge qui sont donnés de Sartre dans les médias : « Il y aura toujours eu dans la grande époque de la littérature, un esprit religieux, dont Flaubert et Mallarmé ont donné les principes. Il y a aujourd’hui, dans cet espace médiatique qui a résolument expulsé littérature et philosophie, une inversion du religieux qui consiste dans le blasphème et la dérision vis-à-vis des grands anciens, accompagnés de la plus grande soumission aux stars du show-biz »10. Cela invite à méditer de nouveau cette phrase de Saint Genet, comédien et martyr, devenue un cliché de la dissertation de philosophie, mais qui pourrait permettre aux écrivains de réfléchir à l’image que la société leur renvoie et celle qu’ils peuvent encore donner d’eux-mêmes : « L’important n’est pas ce qu’on a fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu’on a fait de nous. » 11 Une version affadie de cette figure de l’intellectuel engagé, qui s’inscrit dans le cadre du déplacement des signes du religieux sur les plateaux de télévision est celle, plus récente, de l’écrivain médiatique. Dans cette représentation peuvent être réunis, ou

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pas, les caractères de l’intellectuel et ceux de l’écrivain. L’émission Apostrophes que Bernard Pivot a animée de 1975 à 1990 sur la deuxième chaîne de la télévision, si elle peut faire figure d’exception culturelle française, n’en reste pas moins un espace de la collusion entre littérature et société du spectacle, de la confusion entre notoriété et talent ou valeur. Elle brouille aussi volontiers les cartes, imposant comme best-sellers des ouvrages scientifiques ardus (c’est par exemple le malentendu sur L’Homme de paroles de Claude Hagège en 1986), défaisant des réputations (Gabriel Matzneff traité de pédophile par Denise Bombardier), réifiant les gloires (Georges Dumézil ou Marguerite Duras). Elle véhicule des images tenaces – Charles Bukowski quittant le plateau visiblement ivre mort et menaçant le vigile d’un couteau – et surtout elle cherche à imposer des images nouvelles, « les nouveaux philosophes », « les nouveaux intellectuels », « la nouvelle histoire »… Si elle produit des événements inoubliables, ce sont plus des moments de télévision que des faits marquants de littérature, et si elle confirme le rôle social de l’écrivain, elle contribue à modifier l’institution littéraire en associant impact social et grand tirage, aisance publique et physique de l’emploi 12. Cette institution littéraire, pourtant, se renforce d’être, en France du moins, fortement épaulée par l’État qui s’engage financièrement pour aider les écrivains et les autres acteurs de la chaîne du livre. Apparaît alors la figure de l’écrivain stipendié, avatar moderne de l’auteur rémunéré par son mécène, qui, de résidences en bourses, parvient à trouver de l’argent pour vivre en abandonnant, provisoirement du moins, son second métier. Mais l’institution est néanmoins fragilisée par la confusion qui se fait jour entre notoriété médiatique et impact social qui coupe maladroitement l’ordre en deux : d’un côté les écrivains reconnus par le grand public, de l’autre les obscurs, les inactuels, les oubliés. Dans ce domaine comme dans celui des arts en général, la reconnaissance dans l’époque n’est pas proportionnelle à l’importance de l’œuvre, sans qu’inversement le succès médiatique soit synonyme de compromission ou de faiblesse. Nathalie Sarraute n’a vendu que quelques centaines d’exemplaires de Portrait d’un inconnu, son premier livre pourtant préfacé par Sartre, ce qui ne l’a pas empêchée de connaître la consécration de son vivant. Les romans de Michel de Saint-Pierre se vendaient cinquante fois plus que ceux de Robbe-Grillet (ce dernier s’en amuse dans une chronique) mais sont déjà oubliés aujourd’hui. L’absence de loi régissant l’univers des valeurs littéraires dans le contexte du capitalisme avancé ne permet plus, malgré la longue vie des clichés, de dessiner un portrait type de l’écrivain. Deux autres figures mériteraient une attention. Celle de l’écrivain qui n’écrit pas et celle de l’écrivain déclassé. Dans le premier volet de son diptyque consacré aux idiots en tous genres, Jean-Yves Jouannais fait du copiste, avec l’effaceur, une des manifestations de l’artiste sans œuvres, de l’écrivain qui n’écrit pas, de tous ceux qui mettent en pratique une forme d’abstention caractérisant ce qu’il appelle l’idiotie 13, puisque aussi bien copier indique, en art, non le refus d’inventer mais la volonté de ne pas le faire. Ainsi, ce qui fascine chez Rimbaud, et notamment Pierre Michon, ce n’est pas seulement l’adolescent génial et le voyant magnifique, mais le marchand empoté qui, tel Bouvard ou Pécuchet, commande quantité d’ouvrages techniques, guides des chemins de fer, plans de machines à coudre ou manuels de maintenance. Le sentiment

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d’être tardif, l’impression qu’il n’y a plus rien à dire, implique qu’il soit parfois préférable de se taire (le silence de Louis-René des Forêts, la fascination ressentie par beaucoup pour le Bartleby de Melville). Le jeu sur les formes héritées, sur les contraintes et sur les emprunts (Perec et l’OuLiPo), certaines modalités de la reprise ou du ressassement (de manière différente à la fois Simon, Duras ou Modiano), sont une façon de dépasser ce silence tout en le faisant entendre fortement. Une difficulté à croire en les pouvoirs de la littérature entame la capacité des écrivains à vouloir faire entendre leur voix. Qui soutient encore la littérature ? Qui la considère comme centrale dans notre société ? La difficulté à répondre à ces questions conduit Barthes à faire le portrait de l’écrivain déclassé, et « soutenu par une clientèle de déclassés ; nous sommes des exilés sociaux et nous portons la littérature dans notre maigre bagage » 14. Il met l’adhésion de beaucoup à des causes diverses (déclarations, pétitions, interventions) à la mesure de cette séparation réelle de l’écrivain qui risque toujours l’angoisse d’être laissé pour compte, « seul sur la plage où tout le monde s’embarque, ou sur une autre planète solitaire. » Il n’est pas contestable que la figure de l’écrivain, malgré le poids des représentations anciennes, ait ainsi perdu une part de sa puissance réelle et imaginaire. Les images perdurent, se renouvellent parfois, mais elles se donnent en demie teinte, voire légèrement effacées.

Extension du territoire de l’écrivain entre local et mondial Ce ne sont pas seulement des mutations économiques et sociales qui ont transformé les façons dont les écrivains se voient et dont ils sont perçus ; c’est aussi une modification profonde de l’espace littéraire qui les inscrit dans un nouveau territoire, plus vaste et moins sûr. Le passage des littératures nationales à la littérature mondiale, modifie bien entendu le canon et la circulation des œuvres, les formes d’autorité et d’appropriation, mais change aussi les textes eux-mêmes, la façon dont on les lit, l’échelle sur laquelle on les inscrit, la manière dont on les enseigne et jusqu’à celle dont on les écrit. Que le monde ne soit plus seulement la matière et l’espace de la représentation mais devienne son lieu et son adresse modifie non seulement l’idée que l’on se fait de la littérature dans sa langue ou dans une langue (à commencer par l’idée de littérature nationale) mais aussi le jeu du langage dans le texte, où l’homme ne cesse de réapparaître. Au singulier du langage, de la langue, se substitue le pluriel des langues, de l’« imaginaire des langues »15 tel que le formule Édouard Glissant. Traversé par ces langues multiples et par des déplacements incessants (qui ne sont pas nécessairement les siens propres), l’écrivain ne travaille plus à partir d’un ancrage stable, mais dans une forme de migrance généralisée, sociale, géographique et politique. Cette déterritorialisation, qui peut aussi bien correspondre au sentiment d’être un transfuge de classe, comme en témoigne Annie Ernaux, qu’à un exil réel, dont rendent compte le nombre croissant d’auteurs qui écrivent dans une langue qui n’est pas leur langue maternelle, ou encore à un rejet violent des dominations héritées que mettait déjà fortement en évidence l’œuvre de Jean Genet, n’est pas seulement une extension démesurée du territoire de l’écrivain ; elle le fragilise aussi en modifiant son rapport essentiel à la langue et à la représentation. La publication du manifeste « Pour une littérature-monde en français », paru dans Le Monde le 16 mars 2007, qui a connu un retentissement international et a ensuite

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donné lieu à une publication collective chez Gallimard (Pour une littérature-monde)16, souligne ce changement en des termes tranchés. S’en prenant ouvertement au Nouveau Roman et à ce qui a fait le renom de la littérature française à l’étranger lors du dernier demi-siècle – coupable d’avoir renoncé aux personnages, aux intrigues, à l’exotisme, bref au monde –, le manifeste se veut plaidoyer en faveur de ce qu’il appelle un « retour au monde », qui soit aussi retour du « souffle », des « énergies vitales », des longs voyages et des grandes découvertes. Selon ce texte, dans la langue anglaise, après trois générations d’intériorité et de répétition « woolfiennes » et dans la langue française après des « décennies d’interdit », la levée des idéologies permettrait de retrouver cette liberté, naïvement identifiée au grand large et au voyage (contre le formalisme nombriliste, reconduit à l’idéologie). Mais c’est en même temps parce qu’il déplace l’écrivain du côté des aires post-coloniales, du métissage et de différentes façons de parler et d’écrire en français qu’il ouvre aussi le territoire. L’identité métisse, telle notamment que Glissant la développe à travers le syntagme de tout-monde, n’a de vertu qu’à être pensée comme mouvement, comme passage, comme transgression ou comme mutabilité et non comme essence, comme identité ou comme stabilité. La littérature est chez lui ce lieu postnational où les identités s’inventent, où les légendes se déterritorialisent et où les écrivains vont avec et contre la langue. À l’issue du XXe siècle et à l’orée du nôtre, la représentation que l’on peut se faire de l’auteur est peut-être moins celle du malade écrivant allongé dans son lit ou du solitaire vivant dans la compagnie de sa bibliothèque que de celui qui sait tirer profit de son expérience, même si celle-ci a désormais du mal à se dire. Ni le grand voyageur ni le reclus, figure du ni… ni, donc, qui explique qu’on ait tant de mal à le saisir par des traits stables, l’écrivain est celui qui pense avoir pour tâche d’avoir quelque chose à dire du monde, tout en ayant conscience qu’il est devenu difficile de le faire. Comme le dit Pierre Bergounioux à propos de Claude Simon : « [Il] arrive dans une époque où la littérature romanesque est en crise. Kafka, Joyce, Proust, après ces trois hommes, il n’y a plus moyen de nommer l’expérience. Il entre dans l’âge d’or en 1930 quand l’appareil conceptuel de l’Europe occidentale s’effondre. Il devient malaisé de raconter le cataclysme. Le récit n’est plus à la hauteur de son objet. Avec une extraordinaire intelligence, il confronte son expérience avec l’appareil déglingué des catégories narratives dont il a hérité »17. L’incapacité de la littérature à prévenir les violences du siècle et à rendre compte avec justesse des crimes de masse a en effet entamé ce pouvoir de l’écrivain, coupé son rapport avec la tradition et mis en crise les formes héritées. L’extension du territoire de la littérature se voit ainsi encore dans l’émergence de la figure du témoin, considérée comme plus vraie et plus fiable pour exprimer l’expérience extrême. Le célèbre propos d’Adorno de 1951 : « écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes », est pourtant moins une prescription (la poésie serait devenue impossible après Auschwitz) qu’un constat qui oblige à poser que la prescription est inverse : il faut continuer à en écrire, mais en prenant conscience qu’une rupture s’est opérée qui affecte la fonction de l’écrivain. Plus le monde s’étend et plus l’histoire pèse lourd, plus cette fonction est grave et plus les représentations que l’on se fait de la littérature et des écrivains, sans se disqualifier entièrement, s’éparpillent et se brouillent.

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Mais dans la conscience qu’il n’est plus une figure centrale et que son rôle est devenu mineur, il peut sans doute encore constituer une figure de la résistance à certaines formes d’oppression. Tiphaine SAMOYAULT

NOTES B. LAMARCHE-VADEL, Sa vie, son œuvre, Paris, Gallimard, 1998. P. BOURDIEU, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Le Seuil, 1992. N. HEINICH, L’Épreuve de la grandeur. Prix littéraires et reconnaissance, Paris, La Découverte, 1999 et Être écrivain. Création et identité, Paris, La Découverte, 2000. B. LAHIRE, La Condition littéraire. La double vie des écrivains, Paris, La Découverte, 2006. H.S. BECKER, Les Mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1998. 3 A. VIALA, Naissance de l’écrivain, Paris, Minuit, 1985. 4 Fr. KAFKA, Journal, 19 janvier 1911, Paris, Grasset, 1954, p. 33. 5 Fr. PONGE, Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, 2003, p.168. 6 B. LAMARCHE-VADEL, Sa vie, son œuvre, Paris, Gallimard, 1998. 7 É. LEVÉ, Suicide, Paris, POL, 2008. 8 R. BARTHES, La Préparation du roman I et II. Cours et séminaires au collège de France (1978-1979 et 1979-1989), N. LÉGER éd., Paris, Seuil/Imec, 2003, p. 359. Au cours du final (lent) de cette symphonie, les instruments se taisent les uns après les autres et les musiciens partent en soufflant leur bougie. On dit que Haydn l’aurait écrite pour signifier au prince Esterhazy que les musiciens avaient besoin d’être libérés de leur engagement à son égard pour pouvoir revoir leur famille. 9 Fr. KAFKA, Aphorismes, 52, cité par M. ROBERT dans Journal, préface, op. cit., p. VII. 10 J. LECARME, « Vérité médiatique, erreur historique : Sartre », dans Medium, 7, avril-juin 2006, p.1126. 11 J.-P. SARTRE, Saint Genet, comédien et martyr, Paris, Gallmard, 1952, p. 55. 12 Cf. J. BOURDON, « Télévision : émissions littéraires », dans M. WINOCK et J. JULLIARD (dir.), Dictionnaire des intellectuels français, Paris, Le Seuil, 1998. 13 J.-Y. JOUANNAIS, Artistes sans œuvres. I would prefer not to, Hazan, 1997, p. 85. Cf. aussi le second volet du diptyque, L’Idiotie : art, vie, politique : méthode, Paris, Beaux Arts, 2003. 14 R. BARTHES, La Préparation du roman, op. cit., p. 365. 15 E. Glissant, L. Gauvain, L’imaginaire des langues, Paris, Gallimard, 2010. 16 Sous la dir. de M. LE BRIS et J. ROUAUD, Gallimard, 2007. 17 P. BERGOUNIOUX, « “Il est déjà allé si loin” », entretien avec F. ROUSSEL, in Libération, 11 juillet 2005. 1 2

Accords littéraires et artistiques, n°1, 15 février 1946. © Droits réservés.

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La littérature de jeunesse On assigne généralement à la littérature de jeunesse trois fonctions principales : l’édification, l’instruction et le divertissement. Pendant longtemps, les deux premières restent prédominantes : il s’agit d’inculquer à l’enfant et à l’adolescent les préceptes religieux, moraux, voire politiques valorisés par la société de son temps, ainsi que de lui enseigner les connaissances jugées indispensables pour l’adulte qu’il est censé devenir. Lorsque le divertissement est présent, par exemple sous la forme de fictions amusantes ou d’illustrations plaisantes, c’est sous le prétexte de servir l’action éducative. Ainsi l’écrivain pour la jeunesse est-il précepteur avant d’être littérateur. Ce n’est qu’au cours du XIXe siècle, avec certains romans d’aventures notamment, et surtout au XXe siècle, avec le développement de la bande dessinée, que la récréation commence à être assumée pour elle-même et que des auteurs s’éloignent de ce rôle de pédagogue pour se faire les complices des lecteurs auxquels leurs œuvres s’adressent. Quoique l’on reconnaisse sans peine l’utilité de ces fonctions, elles ne suffisent pas, jusqu’à une époque récente, à légitimer l’écrivain pour la jeunesse, déconsidéré à la fois en raison de son public, doté d’un faible capital culturel, et à cause de son appartenance au champ de la production de masse (et ce dès le XIXe siècle). S’adresser aux enfants est souvent considéré comme un passe-temps léger, voire comme un signe d’immaturité, ce qui explique que de nombreux écrivains recourent à un pseudonyme, destiné à garder sauve leur respectabilité sociale. Intériorisant ce discrédit, certains auteurs écrivant tantôt pour les adultes, tantôt pour les enfants, jugent eux-mêmes avec condescendance le second pan de leur œuvre, réputé moins complexe (moins « littéraire ») que le premier. À la fin du XXe siècle, cependant, entre autres avec l’essor d’une littérature de jeunesse d’avant-garde encouragée par les prescripteurs, et sous l’influence d’une valorisation générale des cultures enfantines et juvéniles, le statut d’auteur pour la jeunesse tend à être mieux reconnu, ce qui suscite une personnalisation plus forte de la figure de l’écrivain (se manifestant par des conférences, des entretiens, des biographies, etc.). À cet égard, il faut souligner le rôle joué par certaines maisons d’édition, dont la politique commerciale repose désormais en partie sur la promotion de quelques grands noms représentatifs de leur catalogue. Par-delà cette évolution, existe-t-il un èthos de l’écrivain pour la jeunesse ? Pour la critique Alison Lurie, quelques-uns des plus grands auteurs de littérature de jeunesse se caractérisent par leur mise en cause des valeurs dominantes de la société dans laquelle ils vivent – peut-être parce qu’il s’agit d’« adultes restés enfants ». Certains acceptent d’ailleurs sans difficulté cette particularité : « Plus le temps va, moins je vois d’inconvénients à passer pour une demeurée. Demeurée en enfance », écrit ainsi Marie-Aude Murail. Laurent DÉOM

Bibliographie Chr. CHELEBOURG et Fr. MARCOIN, La Littérature de jeunesse, Paris, Armand Colin, 2007. S. CHÉRER, Mon écrivain préféré. Marie-Aude Murail, Paris, L’école des loisirs, 2001. A. LURIE, Ne le dites pas aux grands. Essai sur la littérature enfantine, Paris, Payot & Rivages, 1999. A. LURIE, Il était une fois… et pour toujours. À propos de la littérature enfantine, Paris, Payot & Rivages, 2008.

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Rodolphe Töpffer, Voyages en zigzag, Paris, 1850. On considère Töpffer comme l’un des premiers à produire ces histoires en images qui donneront par la suite la bande dessinée. © Morlanwelz, Musée royal de Mariemont. Cliché Michel Lechien.

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Affiche coloniale française. © RMN-Grand Palais - H. Lewandowski.

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VI. « Plus qu’une langue » : les écrivains francophones au temps du postcolonial En lecteur attentif de l’œuvre de l’écrivain marocain Abdelkébir Khatibi, qui s’intéresse de longue date à la situation linguistique, sociale, culturelle et politique des écrivains maghrébins de langue française, le philosophe Jacques Derrida, dans Le monolinguisme de l’autre (1996), fait le constat suivant : « On ne parle jamais qu’une seule langue»1. Cette affirmation joue sur une ambiguïté que Derrida qualifie « d’incompossible». Elle exprime l’étendue de ce paradoxe, de cette équivoque, dont est vecteur le langage puisque, d’une part, toute langue s’enrichit aux contacts d’autres langues, dont elle emprunte le vocabulaire, les mots qui ne peuvent pas être considérés comme uniques et originaux; toute langue, d’autre part, celle parlée par chaque individu est des plus singulières, des plus idiomatiques, dans la mesure où chaque mot énoncé ne recouvre que les réalités et la sensibilité de son énonciateur ici et maintenant. Si l’on transpose ce paradoxe du point de vue de l’écriture, il devient propre à caractériser la situation des écrivains, de manière générale, et plus singulièrement encore celle des écrivains francophones. Ainsi, les écrivains n’écrivent jamais qu’une seule langue ou, si l’on veut reprendre le bon mot de Proust, que « les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère »2. Tous les écrivains, face à la langue, sont en position d’extranéité : ils élaborent dans la forge du langage, à partir de matériaux anciens, nouveaux, des emprunts ; ils transgressent les anciennes normes, en établissant parfois des nouvelles pour dire tout à la fois leur époque et leur singularité. Cette affirmation, de l’écriture comme une étrangeté, prend un sens nouveau pour ceux qui, plus spécifiquement depuis le XXe siècle, utilisent le français pour dire quelque chose qui ne relève pas exclusivement, voire pas du tout, de la culture française. Ainsi le Congolais Sony Labou Tansi dit, par exemple, qu’il veut « tropicaliser » la langue française (La vie et demie, 1979), l’Ivoirien Ahmadou Kourouma dit « malinkiser» le français dans Les Soleils des indépendances, pour être en adéquation avec sa façon de penser « africaine », quand l’écrivain algérien Kateb Yacine explique que le français, comme langue d’écriture, est un « butin de guerre ». Interrogé lors de la publication de son livre (Nedjma) par Pierre Dégraupes, ce dernier tente d’expliquer son rapport à l’écriture : Pour ma part, toutes les impressions que je ressens, tout le travail intérieur de l’écrivain, se fait dans ma langue maternelle, l’arabe, dans la mesure où j’ai été éduqué dans le milieu arabe, c’est la langue que j’ai parlée quand j’étais enfant, dans laquelle j’ai été marqué, il se fait un curieux travail en profondeur, à partir de ces impressions toutes fraîches, à partir du réservoir de la matière littéraire vers l’élaboration en français, dans la mesure où la langue française m’offre les moyens les plus directs et les plus durables d’exprimer ces choses qui sans cela resteraient dans le domaine folklorique ou dans ce que l’on pourrait appeler l’enfance de la littérature 3.

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Au-delà des volontés de réappropriation, d’apprivoisements salutaires de la langue qui ne sauraient être considérés comme de simples particularismes régionaux, il y a là une volonté de faire vibrer le langage de toute sa polyphonie : il s’agit de lui donner la chance de rendre compte, de dire les réalités, l’infinie sensibilité de ses utilisateurs. Il s’agit ainsi de rendre au langage son infinie plasticité, sa permanente mutabilité. Ce travail de la langue ne se fait pas cependant sans inquiétude. Cette inquiétude se retrouve tout autant chez des écrivains belges, suisses, ou tout simplement des provinces françaises qui ont eu à se démarquer d’un pôle culturel au rayonnement pluriséculaire et ne peut se comprendre qu’à l’aune de l’instrumentalisation politique de la langue française. Mais à quand remonte l’histoire de cette prise de pouvoir ? À François Ier, Père et Restaurateur des Lettres, et sa volonté d’unifier le pays par l’usage du français comme langue du pouvoir et de l’administration ? À la création de l’Académie française (1635) et à son premier dictionnaire (1694) qui, sous Richelieu, ont pour objectif de fixer l’usage de la langue ? Au Traité de Rastatt (1714) faisant du français la langue de la diplomatie ? Au rayonnement des philosophes des Lumières ? Au lent processus de colonisation, d’acculturation et de conquête faisant du français l’instrument par excellence de civilisation ? Toujours est-il que cette lente édification qui donne au « français de France » son poids, et une sorte d’autorité de fait et de droit, engendre chez de nombreux écrivains francophones une sorte de surconscience linguistique 4 : elle se manifeste soit par une hypercorrection, Le bon usage si l’on veut, signant par là la revendication d’une maîtrise des codes, qui peut se lire comme une volonté d’assimilation, ou l’intériorisation des conventions ; soit par une transgression des normes culturelles et linguistiques, voire une sorte de mésusage qui, plus qu’une liberté ou une irrévérence, vise souvent à mettre en adéquation l’usage conventionnel et normalisé qui est fait de la langue avec une expérience collective ou personnelle de celle-ci. Il n’est pas rare non plus que les écrivains francophones passent du bon usage au mésusage, qu’ils oscillent entre les deux, les interrogent, les mettent en scène allant, à l’instar de Khatibi, jusqu’à faire de deux langues une ductilité bilangue. Pourquoi croyait-il que la langue est plus belle, plus terrible pour un étranger ? Il se calma d’un coup, lorsqu’apparut le « mot » arabe « Kalma » avec son équivalent « kalima » et toute la chaîne de diminutifs, calembours de son enfance : « klima »… La diglossie « kal(i)ma » revint sans que disparût ni s’effaçât le mot « mot ». […] Amour imprenable. À chaque instant, la langue étrangère peut – pouvoir sans limites – se retirer en elle, au-delà de toute traduction. Je suis, se disait-il, un milieu entre deux langues : plus je vais au milieu, plus je m’en éloigne.5 Ce rapport de déplacement entre langue et culture n’est pourtant pas le propre des écrivains dont l’histoire, personnelle ou familiale, est liée à la récente l’histoire coloniale. Parlant de la situation des écrivains québécois face au français, après la Révolution tranquille, Jacques Godbut écrit dans une revue qui publie, depuis les années 1960, des articles en rapport avec ces préoccupations linguistiques au Canada :

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Et tout ce que les écrivains québécois tentent, avec plus ou moins d’habileté, de dire aux écrivains français d’Europe, c’est que la langue française littéraire est trop polie, trop cultivée, trop usée, trop étiolée, trop instruite, trop codifiée, trop propriété privée, trop correcte pour l’usage que nous voulons en faire. Nous avons besoin, pour entrer dans l’histoire et violer l’espace/temps américain, d’un français plus souple et plus fou et plus utile que le leur, nous avons besoin d’un français sauvage, le Québécois, pour nous civiliser 6. Mais au-delà des questions coloniales ou de l’aspiration à capter dans le langage le ferment d’une identité collective, le travail qu’effectuent les écrivains francophones, comme chez les autres écrivains, se produit donc dans la forge individuelle d’un langage en adéquation avec une sensibilité personnelle. Et ce sentiment d’adaptation se ressent aussi chez des écrivains francophones qui n’ont pas été « choisis », mais qui ont élu la langue française comme langue d’écriture : c’est le cas des exilés, des apatrides, des bilingues comme l’Américain Julien Green ou l’Irlandais Samuel Beckett qui ne se trouvent pas nécessairement dans un rapport à la langue conditionné historiquement ou culturellement. Cependant, parce que leur travail a trait directement à la matérialité et aux enjeux de la langue, les écrivains francophones ont été, sont, les acteurs, voire les instigateurs d’une réflexion qui englobe l’histoire, la sociologie, la politique et l’esthétique, dont il est difficile de toujours démêler l’écheveau. Et si la politique est affaire de langage, toute manifestation littéraire francophone, au sens où elle s’appuie sur des éléments conditionnés par une situation historique, peut devenir affaire de politique. Cet héritage historique, qui est une tunique de Nessus, provoque l’équivoque dans laquelle se trouvent nombre d’écrivains francophones : celle de devoir légitimer leur choix d’écriture, les thèmes qu’ils abordent, leurs rapports à la langue ou à leur pays d’origine ou d’adoption… avec toujours le risque encouru de voir leurs esthétiques singulières reléguées aux registres seuls des témoignages historiques, ou des revendications identitaires. Cependant, et précisément parce que leurs œuvres attestent de cette diversité d’expression testimoniale et/ou esthétique qui se manifeste au carrefour des destins individuels et collectifs, nous privilégierons parmi les écrivains francophones ceux qui, par leurs écrits, ont joué un rôle clé dans l’histoire complexe et polémique de notre contemporanéité.

« Francophonie » ou « Francophonies »? Mais avant de s’intéresser à quelques acteurs privilégiés de cette question, il convient de souligner ce qui dans la notion de « Francophonie » relève déjà d’un enjeu politique et idéologique. Parmi les premières occurrences connues du néologisme, on trouve dans l’ouvrage du géographe Onésime Reclus, France, Algérie et colonies, le terme de « francophonie » qui est utilisé pour qualifier linguistiquement les zones d’influences et d’action de l’Empire colonial: Voici quel est, non pas le nombre des gens parlant français, mais celui des hommes parmi lesquels le français règne, en dehors des millions dont il est la langue policée. Ces millions, nous n’en tenons pas compte, non plus que de

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nos compatriotes dispersés dans tous les lieux du Globe; nous négligeons même les six ou sept cent mille Canadiens des États-Unis, bien que jusqu’à ce jour ils ne se dénationalisent point, et les Louisianais, perdus au milieu des hétéroglottes. Nous mettons aussi de côté quatre grands pays, le Sénégal, le Gabon, la Cochinchine, le Cambodge, dont l’avenir au point de vue « francophone » est encore très douteux, sauf peut-être pour le Sénégal. Par contre, nous acceptons comme francophones tous ceux qui sont ou semblent destinés à rester ou à devenir participants de notre langue : Bretons et Basques de France, Arabes et Berbères du Tell dont nous sommes déjà les maîtres. Toutefois, nous n’englobons pas tous les Belges dans la « francophonie », bien que l’avenir des Flamingants soit vraisemblablement d’être un jour des Franquillons 7. La violence des propos de Reclus est révélatrice des rapports de sujétion que met en place la politique coloniale par le fait linguistique. Ancien communard, pétri d’idéaux républicains, Onésime Reclus incarne les paradoxes d’une France face à son empire : elle renonce aux idéaux révolutionnaires de liberté, d’égalité et de fraternité au profit d’une raison d’État supérieure. Ce sont, pour reprendre la thèse de Blanchard, Bancel et Vergès, les injonctions contradictoires, mais structurelles de La République coloniale (2003). Et comme le rappelle l’essai de Provenzano, l’emploi du terme chez Reclus n’a pas trait à la littérature, même si elle est prise en charge par cette vision impérialiste et expansionniste globale : « Autrement dit, le projet « francophone » de Reclus se définit bien plutôt a) par sa perspective franco-centrée, b) par sa conception démographique et territoriale, c) par sa visée impérialiste » 8. Ce terme de « francophonie » ne cesse de poser question, encore aujourd’hui, laissant planer derrière cette fragrance quelques effluves d’une histoire coloniale : Le francophone, c’est toujours l’autre, celui à qui il manque quelque chose pour être Français à part entière, ou tout simplement écrivain. Dans les années 1950, les éditeurs parisiens, comme les critiques, assimilaient volontiers les écrivains du Maghreb, d’Afrique ou du Québec à la littérature française, caution de leur qualité littéraire. […] Depuis les années 1960, ils sont au contraire ethnicisés. […] La plupart des essais ou entretiens d’écrivains tournent au procès de la Francophonie, comme notion et comme institution héritée du colonialisme. Pour la critique américaine, Claude Simon, Julien Gracq ou Yves Bonnefoy sont des écrivains « francophones », quand ils sont «français » pour la critique française 9. Et cela ne va pas en s’arrangeant : si l’amalgame entre langue, histoire et identité est patent du côté français, les anciennes colonies voient, et parfois avec raison, dans toutes les institutions placées sous la bannière « francophonie » si ce n’est des tentatives de néocolonialisme, au moins une récupération politique. De là provient une gêne à l’emploi du terme de « francophone » par de nombreux écrivains : c’est le cas du « Manifeste des 44 », dans Le Monde du 16 mars 2007, réunissant des écrivains de tous les horizons et annonçant la publication d’un ouvrage collectif sous la direction de Jean Rouaud et Michel Le Bris, Pour une littérature-monde.

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Soyons clairs : l’émergence d’une littérature-monde en langue française consciemment affirmée, ouverte sur le monde, transnationale, signe l’acte de décès de la francophonie. Personne ne parle le francophone, ni n’écrit en francophone. La francophonie est de la lumière d’étoile morte. Comment le monde pourrait-il se sentir concerné par la langue d’un pays virtuel ? […] Fin de la « francophonie », et naissance d’une littérature-monde en français : tel est l’enjeu, pour peu que les écrivains s’en emparent. Littérature-monde parce que, à l’évidence multiples, diverses, sont aujourd’hui les littératures de langue française de par le monde, formant un vaste ensemble dont les ramifications enlacent plusieurs continents. Mais littérature-monde, aussi, parce que partout celles-ci nous disent le monde qui devant nous émerge, et ce faisant retrouvent après des décennies d’« interdit de la fiction » ce qui depuis toujours a été le fait des artistes, des romanciers, des créateurs : la tâche de donner voix et visage à l’inconnu du monde – et à l’inconnu en nous. Enfin, si nous percevons partout cette effervescence créatrice, c’est que quelque chose en France même s’est remis en mouvement où la jeune génération, débarrassée de l’ère du soupçon, s’empare sans complexe des ingrédients de la fiction pour ouvrir de nouvelles voies romanesques 10. Plus que le manifeste, qui se fait le dénonciateur du quasi-monopole dans la production littéraire d’un centre culturel et dit aussi, maladroitement peut-être, un ethnocentrisme qui sied mal au fait littéraire, le texte puis l’ouvrage se veulent tout à la fois prophétiques et programmatiques en favorisant le mélange de genres et de sujets. Si certains auteurs disent ce que blesse chez eux l’idée de francophonie – Mabanckou évoque le flou de la notion qui ne recouvre aucune réalité, quand Nimrod parle d’une « épithète [qui] devrait être bannie de notre vocabulaire», et Ben Jelloun associe le terme à celui de métèque – d’aucuns dénoncent, avec le monopole des institutions culturelles, leur manque de soutien (Rouaud). Mais non contents d’enjoindre de remplacer l’ancienne étiquette par une nouvelle, ils constatent une littérature « franco-française » moribonde (Le Bris), dont les premiers responsables sont les tenants d’une littérature « sans autre objet qu’elle-même ». Considérant la francophonie morte, les directeurs du livre-manifeste en profitent pour enterrer de nouveau le Nouveau Roman, rendu au passage responsable d’un appauvrissement du champ littéraire, tout en appelant de leurs vœux à ce que les écrivains s’engagent dans la voie d’une Littérature-monde en langue française et transnationale, la seule capable d’apporter un souffle nouveau. Décidément, on ne parle ni n’écrit jamais qu’une langue… On le voit, le terme de « francophonie » peut provoquer aujourd’hui encore des polémiques. Certains chercheurs ont cependant gardé le terme pour en faire, comme le propose Robert Jouanny 11, une sorte de cheval de Troie dans l’ancienne citadelle coloniale en pluralisant le terme de « francophonie ». Ainsi le terme de « francophonies », sans cacher son lourd héritage, mais en tâchant au contraire de l’interroger et lui garder toute sa charge polémique, serait capable de souligner la pluralité des voix, des messages, des sources et des écritures.

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Tout est donc affaire de langage et Claude Cortier, dans une thèse en 1998, montre comment se construit le mythe de la « clarté de la langue française » qui deviendra par la suite un outil de propagande légitimant la situation coloniale et le processus d’acculturation qui l’accompagne, reléguant les autres langues et les cultures qu’elles véhiculent du côté du sauvage ou du mal-civilisé. Les études basées sur l’analyse de discours officiels [de l’état et de sa diplomatie] nous ont permis d’aborder un ensemble de représentations descriptives des langues conduisant à une typologie hiérarchisée, où la langue française se trouvant érigée en modèle, on peut comprendre que ces qualités la légitiment comme une « langue internationale, auxiliaire de civilisation » et que sa diffusion ou sa « propagation » doive être encouragée et justifie la mise en place d’une politique spécifique, ce qui fut l’objet de l’Alliance française 12. Ce dont témoigne le terme de « francophonie », dans l’expression « écrivains francophones », ce n’est donc pas moins qu’une tension entre l’affirmation d’une poétique singulière et l’idéologie d’une solidarité forte, construite et entretenue, d’une langue et d’une culture dont l’écriture vient interroger les présupposés. Dès lors, on le comprend aisément, quiconque s’en prend à la langue, s’en prend à la civilisation et vice-versa.

La Négritude : premières affirmations Le mouvement de la Négritude, dans les années 1930, est parmi les premiers à interroger l’utilisation à des fins idéologiques de la langue et de la culture française bien que ce ne soit pas un mouvement de revendication littéraire, mais une contestation politique globale. Il n’est cependant pas étonnant de trouver parmi ses principaux instigateurs des écrivains : le Sénégalais, Léopold Sedar Senghor, l’Antillais Aimé Césaire, et le Guyanais Léon-Gontran Damas. On ne saurait aujourd’hui dire précisément la paternité du terme. Il s’inscrit du reste dans une volonté d’affirmer, sur le modèle des étudiants noirs américains et de la « Negro renaissance » à Harlem dans les années 1920, une identité noire qui soit dégagée des stéréotypes et du racisme qui pèsent sur elle. Léopold Sedar Senghor dit avoir été très influencé par la littérature noire américaine d’alors et ses divers représentants rencontrés dans les salons littéraires des sœurs Nardal, antichambre de La revue noire (1930), aux côtés d’éminentes personnalités noires comme René Maran, auteur du célèbre Batouala, Véritable roman nègre (Goncourt, 1921), lequel, tout patriote qu’il fut, était un opposant au système colonial. L’affirmation de la Négritude connaît deux phases. D’abord l’émergence par une équipe dissidente de La Revue noire, jugée trop consensuelle, d’une nouvelle revue dont le titre provoquant, Légitime défense (1932), est emprunté à Breton. Refusant tous les modèles jugés obsolètes, la revue se dit davantage en accord avec des modèles de rupture comme la psychanalyse, le marxisme et le surréalisme – on trouve d’ailleurs à la fin de ce numéro unique une réclame pour le manifeste surréaliste « contre l’impérialisme », ainsi que leurs dernières publications. Composée principalement d’étudiants martiniquais, la revue se propose de redéfinir les aspirations et l’esthétique vers lesquels devrait tendre « l’écrivain antillais ». Comme le rappelle le texte d’Étienne Léro :

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l’amour africain de la vie, la joie africaine de l’amour, le rêve africain de la mort 13 ». Dans l’affirmation de la Négritude vient ensuite la revue L’Étudiant noir, portée par Senghor, Césaire et Damas, qui marque clairement le rejet des connivences marxistes et surréalistes de la revue de Léro, voyant-là une dénaturation de la quête africaine de l’homme noir. L’Étudiant noir, numéro 1, 1935. © Droits réservés.

R. Maran, Batouala. Véritable roman nègre, Paris, 1921. © Droits réservés.

«Il est profondément inexact de parler d’une poésie antillaise. Le gros de la population des Antilles ne lit pas, n’écrit pas et ne parle pas français. […] L’Antillais, bourré à craquer de morale blanche, de culture blanche, d’éducation blanche, de préjugés blancs, étale dans ses plaquettes l’image boursouflée de lui-même. [...] Le vent qui monte de l’Amérique noire aura vite fait, espérons-le, de nettoyer nos Antilles des fruits avortés d’une culture caduque. Langston Hughes et Claude MacKay, les deux poètes noirs révolutionnaires, nous ont apporté, marinés dans l’alcool rouge,

Si Senghor joue un rôle essentiel dans la connaissance et la transmission de la culture africaine, participant de la sorte au rapprochement entre les revendications antillaises et africaines, c’est à Césaire que l’on doit l’affirmation du mouvement et sa radicalisation. Dans le premier numéro de L’Étudiant noir, Césaire écrit « Négreries » : « La jeunesse noire veut agir et créer, elle veut avoir ses poètes, ses romanciers qui lui diront ses malheurs à elle et ses grandeurs à elle : elle veut contribuer à la vie universelle, à l’humanisation de l’Humanité »14. Les positions de Césaire et Senghor sont très différentes et le mot « Négritude » n’engage pas chez l’un et l’autre les mêmes présupposés, ne vibre pas de la même manière. Tandis que chez Senghor, il est une désignation a minima d’une essence irréductible, construite sur le fantasme d’un panafricanisme originaire et original, chez Césaire, le terme semble désigner davantage une histoire et donc une temporalité, durant laquelle la condition humaine a été blessée quand les hommes, parce qu’ils étaient noirs de peau, sont devenus des « nègres ». Si le mot même de « négritude » évolue, passant du reflet des conditions de vie des hommes noirs au support d’une revendication politique et idéologique, plus que tous les discours idéologiques qui se construiront a poste-

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riori, ce sont les recueils des deux poètes, Cahiers d’un retour au pays natal (1939) de Césaire, et Chants d’ombre (1945) et Hosties noires (1948) de Senghor, qui donnent au mot sa polysémie. On comprend aisément la nécessité d’une affirmation tranchée, le besoin de créer une brèche dans cette histoire faite d’oubli et d’aliénation, d’asservissement de l’homme par l’homme, comme le fait par la suite Césaire dans son Discours sur le colonialisme en 1950. Il est cependant vrai que le terme de « Négritude » tel qu’il est pris en charge par les discours n’en reste pas moins une tentative dangereuse d’essentialisme quand un auteur comme Senghor propose que « l’émotion est Nègre comme la raison est Hellène ». Ainsi que le souligne très justement l’écrivaine Maryse Condé dans son doctorat, Stéréotype du Noir dans la littérature antillaise, Guadeloupe-Martinique, en 1976 : « Puisque l’Europe a fabriqué le Nègre, revendiquer ce stéréotype comme son identité, le glorifier revient à obéir à l’Europe jusque dans ses pires errements. C’est se barricader de plein gré dans un ghetto qui a été édifié comme un piège et de là, s’ériger en combattant »15. Avant Condé, Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs (1952), citant en exergue le Discours sur le colonialisme de Césaire, montre déjà la manière dont la situation coloniale a surdéterminé le besoin de « dire le nègre » et par là de construire une identité qui prend, même si c’est en contrepoint, les formes du racisme. Frantz Fanon est Martiniquais comme Césaire : nommé en 1953 Médecin-chef de l’hôpital psychiatrique de Blida, il s’engage pour la cause des peuples colonisés allant jusqu’à démissionner pour rejoindre le Front de Libération Nationale (FLN) en Algérie pour lequel il assume différentes responsabilités, dont celles d’être rédacteur au sein du journal « El Moudjahid » (le combattant) ou des missions diplomatiques auprès d’États africains. Avec l’affirmation du mouvement des Indépendances à partir des années 1950, l’époque est propice à la rencontre du politique et du littéraire. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Jean-Paul Sartre voit, dans la sphère des questions francophones surtout chez les écrivains anticoloniaux dont il soutient la cause, une heureuse rencontre entre « le plus authentique projet révolutionnaire et la poésie la plus pure » – ainsi qu’il l’écrit à propos de Césaire dans « Orphée noir », préface à L’Anthologie de nouvelle poésie nègre et malgache (1948) – poèmes réunis par Senghor. Sartre met sa notoriété au service de la décolonisation et se fait, en outre, le préfacier de plusieurs ouvrages qui s’opposent explicitement au système colonial. On songe à cet égard au Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur d’Albert Memmi (1957), dans lequel l’auteur montre l’interdépendance des acteurs du drame colonial, ou encore au brulot de Frantz Fanon Les damnés de la terre (1961) à propos duquel Sartre écrit en 1968 : Une autre génération vint, qui déplaça la question. Ses écrivains, ses poètes, avec une incroyable patience, essayèrent de nous expliquer que nos valeurs collaient mal avec la vérité de leur vie, qu’ils ne pouvaient ni tout à fait les rejeter ni les assimiler. En gros, cela voulait dire : vous faites de nous des monstres, votre humanisme nous prétend universels et vos pratiques racistes

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nous particularisent. […] Quand Fanon, au contraire, dit de l’Europe qu’elle court à sa perte, loin de pousser un cri d’alarme, il propose un diagnostic. Ce médecin ne prétend ni la condamner sans recours – on a vu des miracles – ni lui donner les moyens de guérir : il constate qu’elle agonise. […] Et si vous murmurez, rigolards et gênés : « Qu’estce qu’il nous met ?! », la vraie nature du scandale vous échappe : car Fanon ne vous « met » rien du tout ; son ouvrage – si brûlant pour d’autres – reste pour vous glacé ; on y parle de vous souvent, à vous jamais. Finis les Goncourt noirs et les Nobel jaunes : il ne reviendra plus le temps des lauréats colonisés. Un exindigène « de langue française » plie cette langue à des exigences nouvelles, en use et s’adresse aux seuls colonisés »16. Quant à Senghor et Césaire, considérés comme des précurseurs, ils deviennent bientôt des monuments : aussi reconnus sur le plan politique — l’un Président du Sénégal et l’autre Maire de FortRené Maran, Prix Goncourt en 1921 pour Batouala. Véritable roman nègre. © Droits réservés.

de-France et député — que sur le plan littéraire. Césaire devient même un personnage dont l’ombre, qui protège autant qu’elle obscurcit, plane sur plusieurs récits antillais. C’est ainsi que chez Patrick Chamoiseau, dans Texaco (1992), l’écrivain devient la figure de « Papa-Césaire » ce « père et maire absent », selon la belle formule de Moudileno (L’écrivain antillais au miroir de sa littérature, 1997), et dont l’absence ne laisse voir qu’elle : Eh bien, ce nègre noir connaissait la langue française mieux qu’un gros dictionnaire où il était capable d’un coup d’œil de repérer les fautes. On disait qu’il pouvait te parler en français sans même que tu comprennes la moitié d’une parole, qu’il savait tout de la poésie, de l’Histoire de la Grèce, de Rome, des humanités latines, des philosophes, bref qu’il était plus savant, plus lettré que le plus mapipi des blancs-France. Il pratiquait, disait-on, une étrange poésie, sans rime ni mesure; il se déclarait nègre et fier de l’être 17. Si le mouvement de la Négritude, tout nécessaire et polémique qu’il soit, a fait naître, bien plus loin que les Antilles ou l’Afrique, la nécessité d’une prise de conscience collective, il semble avoir entraîné sous l’appellation « littérature francophone », dans cette collusion entre le littéraire et le politique du paratexte, la mise sous silence de ce qui est sa singularité la plus profonde – à savoir l’expression poétique et littéraire d’une voix particulière, celle des écrivains, au profit du seul champ testimonial et historique dans lesquels ils s’inscrivent. Comme si soudainement, pour reprendre un tout autre contexte, toute l’œuvre de Zola et jusque sa personne étaient dorénavant perçues par le prisme seul de l’article «J’accuse », paru dans l’Aurore, et sa prise de position en faveur de Dreyfus.

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Décolonisations : les écrivains francophones et leurs œuvres (tous) solubles dans les théories postcoloniales ? Dans la seconde moitié du XXe siècle, la position de certains écrivains francophones, surtout parmi ceux issus des anciennes colonies, ne peut être qu’ambivalente : pris, d’un côté, dans les champs politiques et sociaux dans lesquels ils évoluent ; engagés, de l’autre, sur des questions esthétiques, narratives autant que linguistiques qui ont affaire au sociopolitique. C’est déjà la position de Senghor qui publie en 1948 L’Anthologie de nouvelle poésie nègre et malgache, dans la mesure où le genre même de l’Anthologie suppose la préexistence d’œuvres que l’on cherche non seulement à faire connaître à travers ses fleurons, mais que l’on cherche à faire reconnaître par les institutions. À partir du processus des indépendances, il s’avère que le jeu de circulation des savoirs ainsi que la similitude des expériences des littérateurs et intellectuels francophones (comme Fanon, Memmi, Derrida, Foucault, Deleuze…) ont étayé l’émergence chez différents théoriciens du monde anglophone d’interrogations visant à défaire les structures héritées du passé colonial. Edward Saïd, Homi Babba, Gayatri Chakravorty Spivak font partie de ces intellectuels anglophones qui favorisent l’émergence d’un terme pour décrire ces nouvelles formes de pensées qui entendent, depuis les marges dans lesquelles elles ont été jusqu’alors reléguées, interroger toutes les formes de « centrisme » (logocentrisme, ethnocentrisme, impérialisme, domination masculine et /ou sociale) qui ont régenté et structuré autant la vie culturelle que notre manière contemporaine d’appréhender le monde. L’expression « théories postcoloniales » entend sonder la qualité et les présupposés de ces rapports qui sont tout à la fois politiques, sociaux et économiques que culturels, intellectuels et esthétiques. Il faut dire que l’affirmation des études postcoloniales, dans le monde anglophone, s’est faite dans une perspective transdisciplinaire qui, si elle en prend acte, ne considère pas le fait littéraire (l’écrivain et son œuvre) dans sa seule spécificité. Il faut en outre entendre le terme « postcolonial » non dans une perspective exclusivement chronologique, c’est-à-dire le processus de décolonisation, mais comme la remise en question des conceptions doxiques et ethnocentriques qui en sont issues. Apparues tardivement dans le paysage francophone, notamment grâce au travail de Jean-Marc Moura, les théories postcoloniales dans le domaine des littératures francophones s’engagent clairement sur le domaine politique, suggérant par là que la pratique seule du français ne peut réunir sous une même bannière des écrivains qui, par leur âge, leur milieu ou leur parcours, s’avèrent très différents. Pour Moura, le terme de francophonie sied mal, puisqu’il ne peut être qu’une « construction historique répondant à un système de valeurs et de normes assez largement indépendant de l’usage linguistique »18. Pourtant le terme, qui paraît moins polémique que la notion de Francophonie, ne rencontre pas pour autant plus de succès. À l’occasion de la publication de conférences de littérature comparée sur la question des littératures postcoloniales et de la francophonie, Jean Bessière et Jean-Marc Moura constatent en 2001 : L’usage du terme postcolonialisme à propos de littérature francophone est peu fréquent tant chez les écrivains francophones que chez les critiques

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Portrait de l’écrivain en taquin

Les Temps Modernes, 16e année, n°175-176, octobre-novembre 1960. Revue littéraire et philosophique fondée par Jean-Paul Sartre. De renommée internationale, elle prend position sur des faits d’actualité. Ici, en particulier, il est question du Manifeste des 121, titré «Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie», et signé par des intellectuels. Le numéro précédant, reprenant le Manifeste, a été saisi et interdit. © Collection particulière.

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francophones. Il faut sans doute voir là le partage des traditions critiques francophones et anglophones, encore qu’il convienne de rappeler que la critique anglophone qui a retenu le terme de postcolonial est souvent inspirée, de Fanon à Foucault, de sources francophones 19. Après 2001, on remarque que l’emploi du concept connaît un usage grandissant dans l’approche littéraire. La perspective de la plupart de ces études « postcoloniales » appliquées à la littérature focalise sur l’historicité ou la sociologie de la littérature. Deux ouvrages, La Sociologie de la littérature (2006) de Paul Aron et Alain Viala, et Penser le postcolonial (2006), dirigé par Neil Lazarus, ont en commun de « contextualiser » le fait littéraire dans ses rapports avec la sociologie et la philosophie. Les œuvres qui donnent le mieux une légitimité à ce type d’approche sont les autobiographies francophones des écrivains provenant des anciennes colonies, dans la mesure où l’œuvre de l’écrivain correspond, plus ou moins, à son statut social, lequel correspond à son tour au contexte historique de décolonisation. La perspective de l’interdisciplinarité ouverte par ce champ d’études permet de mettre en avant, avec la littérature, les questions des contextes sociaux, historiques, philosophiques, culturels et ethno-psychologiques. Ceci a pour principale incidence la reconsidération de ces littératures au regard des cultures et des langues dont elles sont issues, et non plus à la lumière des seules théories occidentales ; les travaux de Bruss, Gafaïti, Ruhe, Mortimer ou Calle-Gruber 20 insistent sur ce sujet. Cependant, la brèche ouverte par l’interdisciplinarité a semble-t-il occulté l’importance première de ces littératures : leur facture littéraire intrinsèque, le génie de la langue qui rayonne à chaque phrase. Il semble en effet que l’un des traits inhérents à cette pluridisciplinarité soit son tiraillement entre deux pôles : d’une part la perspective d’une théorisation globale de la littérature postcoloniale ; d’autre part son aspect testimonial sur un état de la société qu’elle est censée refléter, particulièrement dans le cas de l’autobiographie. D’ailleurs le nombre important d’études développées sous l’angle des théories postcoloniales est particulièrement sensible pour des œuvres comme celles de l’Algérienne Assia Djebar qui, élue depuis 2006 à l’Académie française, jouit d’une importante notoriété. Historienne de formation, elle croise dans son écriture autobiographique les fils de son histoire personnelle – comment « indigène » au temps de la colonisation, elle est depuis tiraillée entre éducation intellectuelle française et culture arabo-berbère – avec les différentes problématiques qui sont aussi celles investies par les études postcoloniales (le statut des femmes, l’histoire collective, la liberté, la résistance aux dominations, etc.). Il faut alors faire preuve d’une grande vigilance pour ne pas faire de la littérature un cadavre que l’on prépare à l’autopsie historique ou, pis encore, de faire d’un écrivain et de son œuvre l’étalon de référence pour appréhender toute une société ou une culture. Dans certains cas, la dérive est inéluctable : à force de faire du concept de «Postcolonialisme » une machine théorique à produire un sens dans lequel est moulée la littérature,

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VI. « Plus qu’une langue » : les écrivains francophones au temps du postcolonial

il n’est pas rare de lire des analyses manichéennes qui vont à l’encontre des nuances que certaines œuvres, comme celles d’Assia Djebar, apportent aux jeux de tensions souterraines qui régissent une culture, une langue, ou tout simplement un individu. Les nouvelles taxinomies, qu’elles s’inscrivent dans les anciennes ou les récusent, participent donc d’une forme de hiérarchisation et de valorisation plus ou moins conscientes. N’est-ce pas là, après tout, le risque de toute réflexion théorique, arraisonnant une œuvre littéraire, sa pluralité, à ses propres fins ? N’est-ce pas là le risque, et aussi la chance de l’écrivain : écrire et nous faire parler plus qu’une langue… Sofiane LAGHOUATI

NOTES « Qu’ai-je fait tout à l’heure, à prononcer une sentence telle que « je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne » ou bien « on ne parle jamais qu’une seule langue » ? Qu’ai-je voulu faire en enchaînant à peu près ainsi : « donc, il n’y a pas de bilinguisme ou de plurilinguisme » ? ou encore, multipliant ainsi les contradictions, « on ne parle jamais une seule langue », donc « il n’y a que du plurilinguisme » ? Autant d’assertions en apparence contradictoires (il n’y a pas X, il n’y a que X), autant d’allégations dont je crois bien que je serais pourtant capable, si le temps m’en était donné, de démontrer la valeur universelle. N’importe qui doit pouvoir dire « je n’ai qu’une seule langue et (or, mais, désormais, à demeure) ce n’est pas la mienne ». » J. DERRIDA, Le Monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, p. 42. 2 M. PROUST, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, 1971, p. 299. 3 K. YACINE, « Lectures pour tous », dans Office national de radiodiffusion télévision française (ORTF), une émission présentée par Pierre Desgraupes (14 août 1956). 4 L. GAUVIN, L’Écrivain francophone à la croisée des langues, Paris, Karthala, 1997, p. 6-15. 5 A. KHATIBI, Amour bilingue, Casablanca, Eddif Maroc, 1992, p.10-11. 6 J. GODBOUT, « Entre l’Académie et l’Écurie », Liberté, N° 93, mai 1974, p. 33. 7 O. RECLUS, France, Algérie et colonies, Paris, Librairie Hachette et compagnie, 1886, p. 422-423. 8 F. PROVENZANO, Vies et mort de la francophonie, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2011, p. 94. 9 D. COMBE, Les littératures francophones, Paris, PUF, 2010, p. 30. 10 M. LEBRIS, « Pour une littérature-monde en français», Le Monde, 16 mars 2007. 11 R. JOUANNY, Singularités francophones ou choisir d’écrire en français, Paris, PUF, 2000. 12 C. CORTIER, « Clair et Clarté : étude d’une polysémie en langue et en discours », dans P. BACOT, L. PANIER et S. RÉMI-GIRAUD (dir.), dans La polysémie ou l’empire des sens. Lexique, discours, représentations, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2003, p. 241-254. 13 É. LÉRO, « Misère d’une poésie », dans Légitime Défense, n°1, 1932, p. 10-12. 14 A. CÉSAIRE, « Négreries. Jeunesse noire et assimilation », dans L’Étudiant noir, N°1, 1935, p. 3. 15 M. CONDÉ, Stéréotype du Noir dans la littérature antillaise, Guadeloupe-Martinique, Thèse de doctorat de 3e cycle, Paris III-La Sorbonne Nouvelle, 1976, p. 91. 16 J.-P. SARTRE, « Préface », dans Frantz Fanon Les damnés de la terre (1961), Paris, Maspero, 1968, p. 18-19. 17 P. CHAMOISEAU, Texaco, Paris, Gallimard, p. 318-319 18 J.-M. MOURA, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF, 1999, p. 34. 19 J. BESSIÈRE et J.-M. MOURA (dir), Littératures postcoloniales et francophonie, Paris, Honoré Champion, 2001, p.7. 20 A. HORNUNG, E. RUHE (dir.), Postcolonialisme et Autobiographie, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1998. 1

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L’écriture des femmes L’accès de la femme au champ littéraire en tant qu’auteur a longtemps été étroitement balisé. La volonté d’écrire amène de ce fait celle qui s’y engage à se situer face aux enjeux de son temps, qu’ils concernent l’écriture, les genres, le discours ou les identités. C’est le recours à divers artifices qui a souvent permis aux femmes d’inscrire leur différence dans des textes où elles se représentent en écrivain. C’est le cas de George Sand au XIXe siècle : l’emprunt d’un pseudonyme masculin est le signe le plus explicite d’un besoin de se conformer aux exigences du champ littéraire et d’une volonté d’inscrire une voix particulière dans les pratiques scripturaires de son époque. Plus proche de nous, c’est celui de Marguerite Yourcenar, qui a récusé tout au long de sa carrière toute catégorisation de son écriture du côté du « féminin » et qui, dans son discours d’intronisation à l’Académie française le 6 mars 1980, a ironisé sur « les usages qui volontiers plaçaient la femme sur un piédestal mais ne permettaient pas encore de lui avancer un fauteuil ». L’on s’accorde volontiers pour faire remonter le développement – non linéaire – de l’écriture des femmes à Christine de Pisan, probablement la première à regretter l’absence de textes écrits par des femmes, à problématiser, dans Le Livre de la Cité des dames (1405), les « médisances des femmes » et les « vitupérations de leur conduite » par « tant d’hommes – clercs et autres » –, comme elle l’exprime dans ce texte fondateur d’une conscience auctoriale au féminin. Bon nombre de femmes auteurs lui ont emboîté le pas en réfléchissant sur la difficile prise de parole dans un champ littéraire prônant un universalisme au masculin. Il suffit de penser à La Femme auteur (1802, 1825) de Madame de Genlis qui soulève dans cette nouvelle sentimentale la double question de l’aspiration au statut d’auteur ainsi que celle de la pertinence pour une femme de prendre la plume à des fins de célébrité. Un siècle plus tard, Virginia Woolf pose explicitement deux conditions pour qu’une femme puisse être auteure : il lui faut Une chambre à soi (1929), et des moyens suffisants pour qu’elle puisse se consacrer à l’écriture, avant de proposer, dans Les Fruits étranges et brillants de l’art (1979), l’assassinat de « l’Ange du Foyer » comme cas de légitime défense, comme seul moyen de remédier à ce « spectre du beau sexe » qui aurait vidé ses articles critiques de toute substance. L’incitation des femmes à venir à l’écriture se fait insistante dans Le Rire de la Méduse (1975) d’Hélène Cixous, véritable programme d’une «écriture féminine » subversive, dissociant toutefois sexe biologique et écriture « genrée ». Citons en dernier exemple la voix de la poète et romancière québécoise Nicole Brossard qui rappelle encore en 1985, dans son essai La Lettre aérienne, que l’énonciation au féminin ne va pas de soi, tant que semble prédominer dans l’imaginaire social et littéraire la revendication d’une subjectivité neutre, voire universelle. La logique différentialiste qui préside à la conception d’une « écriture des femmes », implique la division du champ littéraire en hommes qui écrivent et en femmes qui écrivent, avec comme corollaire négatif pour le second groupe le danger que l’on connaît de la marginalisation de certains genres littéraires et pratiques d’écriture. D’un point de vue historique (et contemporain ?), le positionnement des femmes auteurs dans le champ socioculturel de leur époque ayant souvent laissé des traces dans les textes, tout en favorisant le développement d’un èthos discursif propice à la manifestation d’une voix auctoriale, ne devrait-il pas nous amener à en tenir compte dans notre manière de lire et d’étudier leurs œuvres ? Andrea OBERHUBER 112


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Nadar, George Sand, 1864. © Mont-sur-Marchienne, Musée de la Photographie.

Bibliographie J.-P. BEAULIEU et A. OBERHUBER (dir.), Jeu de masques. Les femmes et le travestissement textuel (1500-1940), Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2011. A. LASSERRE, « Les femmes ont-elles une histoire littéraire », LHT, n° 7, 2011, http://www.fabula. org/lht/7/ dossier/209-7lasserre [en ligne]. M. REID, Des femmes en littérature, Paris, Belin, 2010. S. STEPHENS (dir.), A History of Women’s Writing in France, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.

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De la mort du grantécrivain à la vie des auteurs minuscules Tout système culturel est toujours multiple et hétérogène, de plusieurs points de vue. À n’importe quel moment, des voix diverses, parfois incompatibles, se rencontrent ou se heurtent dans la lutte pour l’hégémonie. De même, chaque coupe synchronique révèle l’intrication de formes temporellement dissociées ou inégales : dans une culture se côtoient toujours des vues résiduelles, des vues dominantes et des vues émergentes, pour reprendre la terminologie de Raymond Williams, désormais bien établie au-delà du seul champ des études culturelles1. Rien de plus normal, dès lors, en ce début de XXIe siècle que la persistance de figures d’écrivain plus traditionnelles, dominantes encore au cours du siècle précédent mais qui subsistent en dépit de leur prestige amoindri. Le plus connu de ces types, que Dominique Noguez 2, avec un mélange d’ironie et de nostalgie, a baptisé grantécrivain et qu’il décrit comme une spécialité française, se caractérise par un ensemble de traits dont voici les plus importants. Le grantécrivain est d’abord un maître à penser, livrant une vérité (la sienne, mais aussi la vérité en général) sur l’homme et la société. Sur ce point, il est inséparable de la coïncidence des rôles de l’écrivain et de l’intellectuel, cette création de l’affaire Dreyfus. Il s’agit ensuite d’un écrivain par essence. Dans la tradition française, on naît écrivain, on ne le devient pas, et toutes les autres qualifications ou occupations de l’homme ou de la femme en question sont toujours secondes ou secondaires, comme le «second métier » de ceux, majoritaires, qui n’arrivent pas à vivre de leur plume. Enfin, un tel écrivain se veut aussi logothète 3, créateur ou inventeur de langues, non pas de langues imaginaires ou de nouvelles langues, mais de la langue de la « tribu » refaite par les feux du style. Comme l’a bien démontré l’étude de Gilles Philippe et Julien Piat 4, la « langue littéraire » a cessé d’être pensée au XIXe siècle comme une langue à part, pour devenir un emploi différent de la langue standard. Pour diverses raisons, analysées en d’autres endroits du présent volume, le grantécrivain a dû céder le pas, postmodernité et remplacement du Grand Récit par les microhistoires obligent, à une foule d’écrivains minuscules, sans que le glissement vers de nouveaux imaginaires supprime toute trace du modèle récusé – dont on peut même imaginer, pour improbable que cela nous paraisse aujourd’hui, qu’il retrouvera un jour quelque chose de son ancien épanouissement. Pour comprendre les singularités des figures d’écrivain aujourd’hui, il importe aussi de partir d’un autre revirement de la fin du siècle dernier. En 1968, Roland Barthes avait proclamé ni plus ni moins que la « mort de l’auteur »5, le terme d’auteur désignant ici, non pas la personne physique de l’écrivain, mais la manière dont l’institution littéraire nomme, promeut, mais aussi fige la figure de l’écrivain. La critique s’est empressée de convertir cette hypothèse de la mort de l’auteur en doxa – et le regroupement du texte de Barthes avec celui de Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? »6, sur le même sujet, pourtant d’une visée tout autre, a consolidé, puis verrouillé pour un certain temps le nouveau lieu commun. En même temps, l’acte de décès de l’auteur a provoqué non moins son immédiat retour en force, d’abord chez Barthes même, puis chez les

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contemporains. Un beau livre de Jane Gallop 7 analyse ainsi l’effritement du paradigme de la mort de l’auteur sous l’influence de quelques situations dont la rhétorique antihumaniste n’avait guère tenu compte : la théorie de la mort de l’auteur devient vite autre chose quand on connaît personnellement l’écrivain qu’on lit ou qu’on est soi-même un auteur qui meurt. Depuis, l’écrivain est de nouveau omniprésent. D’abord comme objet de la curiosité des lecteurs et du travail des chercheurs : la biographie de l’écrivain redevient un objet qui fascine, et la lecture biographique de l’œuvre n’est plus un tabou. Ensuite comme source d’inspiration : la vogue de l’autofiction signale que les frontières entre vie et œuvre se font poreuses. Enfin, comme enjeu et horizon de la réflexion théorique : on ne compte plus les théories modernes qui, de la fonction-auteur de Foucault à la notion de « posture » de Jérôme Meizoz 8, se penchent sur le rôle et le statut de l’écrivain dans la vie littéraire. L’ubiquité de l’écrivain reste toutefois un phénomène ambivalent. En effet, si l’écrivain est partout, sa reconnaissance sociale n’est plus la même. Premièrement, l’écrivain se voit de plus en plus concurrencé par d’autres acteurs culturels, mieux médiatisés et mieux adaptés à la culture de divertissement contemporaine, comme par exemple les directeurs de cinéma ou les créateurs de mode. Les temps ne sont plus où la littérature occupait le centre de la culture, et l’écrivain pâtit inévitablement de la marginalisation de son art. Deuxièmement, le champ de la culture dans son ensemble, quelle que soit la manière dont on le définit, ne jouit plus du même prestige qu’avant. La culture (re)devient un produit de luxe, qui ne pèse pas lourd par rapport aux considérations d’ordre économique et technologique qui priment dans les sociétés modernes. Le « rapetissement » de l’écrivain, que son omniprésence est incapable de freiner, se retrouve ici aussi. Les funérailles nationales sont réservées désormais à d’autres héros. La perte d’aura de l’écrivain s’accompagne de l’éclatement des rôles qu’il peut assumer. Il n’est plus possible, en 2012, de parler de l’écrivain au singulier. Il existe désormais un grand nombre de types et de fonctions, qui peuvent se relayer ou se combiner, même à l’intérieur d’une seule personne ou d’une seule carrière. Il convient donc d’aborder l’écrivain de manière plus ouverte, résolument plurielle, en fonction d’un réseau de rapports avec d’autres éléments ou instances – d’abord le texte (ou si l’on préfère, de façon plus générale, l’œuvre), puis le lecteur (ou plus exactement peut-être, la communication) et enfin les intermédiaires (c’est-à-dire la chaîne du livre et, plus généralement encore, l’institution littéraire, au sens aussi large que possible).

Écrivains sans paroles On connaît la circularité entre l’écrivain et son œuvre. On devient écrivain dès qu’on parvient à imposer une œuvre – même dans les cas où l’on refuse de faire œuvre, c’est-à-dire où l’on préfère se taire plutôt que de céder à l’inauthenticité du langage tel qu’il nous a été légué : c’est alors le silence qui fait œuvre 9. Inversement, une œuvre se reconnaît à la possibilité de la ramener à une signature d’écrivain : quand celle-ci fait défaut, socialement parlant, comme dans l’écriture des déficients mentaux, on conclut vite à l’absence d’œuvre, pour reprendre la définition de la folie par Michel Foucault. Au-delà de ces observations générales, il convient de supposer un lien fort entre le type

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d’écriture qu’on choisit et le type d’écrivain qu’on arrive à construire : lorsque la matérialité de l’acte d’écrire change de nature, il est probable que change aussi l’imaginaire de l’écrivain. De nos jours, de telles modifications ont cessé d’être des spéculations abstraites. Les écrivains ne travaillent plus seulement en fonction de l’objet-livre (de papier ou électronique). L’écriture se détache en quelque sorte de son médium d’origine. D’abord parce que l’auteur rédige en vue d’un résultat qui n’est plus nécessairement de l’ordre du texte (par exemple lorsqu’il s’oriente vers le scénario de film). Ensuite parce qu’il conçoit souvent son travail dans le but d’une exploitation en plus d’un format et plus d’une plate-forme (par exemple lorsqu’il envisage simultanément l’écriture d’un scénario de film et la publication d’une novellisation). Enfin parce qu’il lui arrive d’aborder le texte comme une étape intermédiaire, dont la vocation finale et fondamentale excède le support-livre (par exemple quand il écrit dans l’espoir de se faire porter à l’écran). Grosso modo, ces cas de transmédialisation se ramènent à deux situations de base. La première est relative: l’écriture est toujours là, mais elle est mise au service d’une autre pratique, simultanée ou ultérieure. La seconde est absolue : l’écriture ne subsiste que de manière implicite, effacée ou dépassée par des prati-ques qui en prennent le relais. Devenues monnaie courante Marie-Françoise Plissart et Jacques Derrida, Droit de regards. © Avec l’aimable autorisation de Marie-Françoise Plissart et Les Impressions Nouvelles. dans notre « culture de Entre le roman photo et le livre d’artiste, les photographies de Marie-Françoise convergence », qui refu- Plissart sont accompagnées d’une lecture de Jacques Derrida sur ce que se d’arrimer les produc- l’agencement des photographies peut dire à sa manière. tions culturelles à un seul média pour les exploiter au contraire en autant de médias que possible 10, ces pratiques transmédialisantes devraient aboutir à une dégradation du statut de l’écrivain. Ce n’est que partiellement le cas, comme le prouve le maintien, voire le renforcement de l’écrit en marge des œuvres non textuelles : si la qualité de ses films arrive à convertir un réalisateur en véritable « auteur », la véritable consécration de l’artiste en question ne se fera qu’au moment de son accession au titre d’écrivain, notamment par la publication d’un scénario (souvent récrit pour l’occasion, voire inventé après coup). La dissociation du travail de l’écrivain et du média langagier conduit sans aucun doute, non pas à une dématérialisation de l’auteur, mais à une « démédiatisation»

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Site internet OuLiPo. Ouvroir de littérature potentielle. © OuLiPo.net

Chris Ware. La bande dessinée réinventée © Avec l’aimable autorisation des éditions Les Impressions Nouvelles. 


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de son travail. Comme l’écrivain moderne doit pouvoir s’adapter à un éventail très large de formes et de formats, c’est le socle même de sa définition traditionnelle qui se voit fissuré. L’écrivain cesse d’être le spécialiste ou l’artisan des mots et de la langue, pour devenir le technicien ou le professionnel de quelque chose qui n’occupait jusque-là qu’une place secondaire dans notre idée de l’auteur. Il devient ingénieur de récit, constructeur de situations dramatiques ou inventeur de mondes nouveaux, au-delà en quelque sorte des mots et de la langue, que l’on tend à voir comme des entraves à la migration des œuvres d’un média à l’autre. De la même façon que les bureaucrates de l’Union européenne apprennent à simplifier leur langage de manière à faciliter la traduction automatique de leurs textes, c’est-à-dire à gagner du temps et de l’argent, les écrivains modernes ont conscience de l’intérêt de savoir écrire en se passant de mots. Il en résulte aussi que des artistes qui utilisent d’autres matériaux que le langage, peuvent passer aujourd’hui pour des écrivains. Qui s’étonnera dans dix ans que le prix Nobel de littérature soit attribué à Chris Ware, romancier graphique parmi les plus inventifs et profonds, mais dont les bandes dessinées font souvent l’économie de toute forme verbale ? Mais il y aurait aussi le cas des concepteurs de jeux vidéo, des scénographes des parcs à thèmes, des poètes qui mixent des vidéos… L’écrivain de demain, un écrivain sans mots ?

Le lecteur écrivant Au sacre romantique de l’écrivain, qui perdure jusque tard dans le XXe siècle, a succédé un mouvement de désacralisation, voire de rejet. L’écrivain, aujourd’hui, compte moins, tant à cause de la perte de maîtrise de son outil (les grands maîtres du soupçon, Marx, Freud et Nietzsche, nous ont appris que l’écrivain est dominé par les forces de l’Inconscient et de l’Histoire) qu’en raison de l’éloignement continu entre littérature et société – processus tout sauf récent analysé dans le livre polémique de William Marx, Adieu à la littérature 11, et qu’on retrouve aussi dans les plaidoyers en faveur d’approches non plus littéraires mais communicationnelles de la littérature 12. Toutefois, le privilège de l’écrivain comme seul détenteur du verbe, a été plus contesté encore par la réflexion sur les rapports entre écriture et lecture. Le déséquilibre entre ceux qui écrivent et ceux qui ne peuvent que lire, a fait l’objet de plusieurs critiques fondamentales. Dès les années 50 du siècle dernier, on a commencé à valoriser la lecture comme forme d’écriture : lire a cessé d’être un mode de réception passive du texte, pour devenir au contraire une manière de co-création – de « co-naissance », eût précisé Paul Claudel. Dans un second temps, on a souligné la tension entre le rapprochement théorique des actes de lire et d’écrire, d’une part, et la survie pratique de mécanismes de sélection au seul profit des happy few, d’autre part. Car une chose est de poser que tout lecteur se livre à un travail d’écrivain, et autre chose, de permettre l’accès à ce qui transforme un lecteur en écrivain proprement dit : la publication. Dans le sillage des considérations de Benjamin sur l’auteur comme producteur 13, c’est-à-dire sur les possibilités d’une refonte du système littéraire en vue de rendre à l’écrivain-lecteur et au lecteur-écrivain le produit de leur travail, bien des voix ont milité pour le dépassement des clivages entre auteur et éditeur, entre auteur et lecteur ou encore entre auteur et critique 14. Dans un troisième temps, l’irruption du numérique a provoqué une crise salutaire dans les représentations, mais aussi les rôles et les pratiques de l’écrivain et du lecteur 15. Grâce à la digitalisation, les possibilités d’intervention du lecteur sont en

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effet multipliées : le texte numérique est non seulement plus facilement modifiable par le lecteur qu’avant, il évolue surtout vers un mode d’existence plurielle et provisoire, qui décloisonne les positions traditionnellement séparées, si ce n’est opposées, de l’écriture et de la lecture. Certes, cette évolution décisive n’a pas mis un terme aux distinctions anciennes. Il serait par exemple naïf de penser que l’accès à la publication transforme n’importe quel lecteur en écrivain. Techniquement tout le monde peut maintenant devenir écrivain, puisque tout le monde peut, d’une façon ou d’une autre, se faire publier ; institutionnellement, toutefois, il n’en va pas de même, puisque seuls certains des « lecteurs publiés » pourront se prévaloir du statut d’auteur au sens fort du terme étudié par Foucault. Il n’en reste pas moins que la redéfinition des rapports entre lecture et écriture a changé nos représentations de ce que c’est qu’écrire : l’écrivain d’aujourd’hui est aussi un lecteur qui transforme les textes d’autres écrivains-lecteurs. La révolution numérique est bien le plus grand événement dans l’histoire de l’écriture depuis l’invention de l’impression à caractères mobiles. Elle est comparable à la rupture signifiée par l’invention de la photographie dans le domaine de la production et de la consommation d’images 16. Essayons de creuser un peu cette mutation, dont les effets sont encore loin d’être intégrés à nos idées sur l’écrivain, et voyons par exemple quel en est l’impact sur le texte. Trois observations sautent directement aux yeux. Tout d’abord, il est clair que l’immense majorité des lecteurs devenus auteurs grâce aux nouvelles technologies numériques se sont débarrassés de tout « surmoi littéraire ». Pour le dire plus crûment : on ose maintenant livrer au public des textes dont les qualités littéraires ne semblent pas le souci premier. Paradoxe de la révolution numérique : le lecteur a le loisir de devenir « écrivain », mais en tant que «lecteur-écrivain », il se soucie moins de son propre lecteur. À parcourir certains blogs (et l’on pense ici surtout aux blogs de ceux qui ne sont pas reconnus comme écrivains et, davantage encore, de ceux qui n’ont peut-être pas le désir de l’être), où les auteurs ne s’expriment que pour eux-mêmes ou pour les seuls membres de leur communauté, on peut vraiment se demander si tout le monde a encore conscience du fait qu’un texte s’adresse virtuellement à autrui. Il y a là, dans l’évolution des manières dont on se pense écrivain, une rupture certaine, qui pose les limites de l’écriture comme forme de communication, comme si le numérique, en libérant le lecteur de la tutelle du texte figé et de l’autorité du scripteur, avait effacé, tout à fait paradoxalement, la visée communicative du texte. Si l’écrivain littéraire a pu être inculpé de nombrilisme et d’esthétisme gratuit, le « lecteur-écrivain » numérique court le danger de confondre communication et expression de soi. À cela s’ajoute – et c’est là une deuxième caractéristique –, que les textes produits redéfinissent aussi une des pièces angulaires du système de distinction traditionnel, à savoir le critère d’originalité. Nous vivons dans une culture « remix »17, qui supprime la tension séculaire entre imitation et invention. Il est aujourd’hui non seulement possible d’être inventif sans faire autre chose que de recombiner, recycler, transformer ce qui existe déjà, mais les nouvelles esthétiques, toutes fondées sur le principe très noble de l’émulation, ont tendance à évincer la fixation excessive sur la seule dimension d’innovation. Comme le fait remarquer Goldsmith18, écrire, désormais, c’est copier, et le mérite

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d’un texte ou d’un auteur n’est plus d’apporter du neuf, mais de manier le copier-coller de manière stimulante. Le génie n’est pas mort, mais, pour reprendre le mot très juste de Marjorie Perloff 19, il est devenu « unoriginal ». Comme nous vivons une époque de paradoxes, il faut rappeler toutefois que les exigences de nouveauté et d’invention, au sens radical d’innovation comme « destruction créatrice » (Strumpeter), se sont déplacées vers le domaine qui subsume et domine de plus en plus l’expression artistique : l’économie, qui annexe à un rythme vertigineux l’art comme sous-ensemble des industries créatives. On verra plus loin ce qu’il en est de l’écrivain « entrepreneur ». En troisième lieu, enfin, la généralisation des « lecteurs-écrivains » sur la Toile et ailleurs implique un changement plus vital encore, qui concerne les rapports entre production et produit. La culture numérique déclenche en effet un glissement du produit à la production, en l’occurrence à la participation et à l’interactivité. La performance textuelle l’emporte parfois sur le produit fini, et ce modèle « olympique », si l’on peut dire, explique bien des aspects de la culture textuelle numérique. Dans une poétique de la performance, il est moins important de se poser en écrivain – d’où l’érosion du surmoi : on n’a plus honte des éventuels défauts, au sens classique du terme, de ce qu’on publie, puisque l’essentiel est de participer. De la même façon, la proximité de la parole d’autrui, puis la nécessité d’une réaction parfois impulsive (car le temps de réaction compte), enfin la disparition rapide des conceptions classiques sur le droit d’auteur, font que participer et interagir ne se distinguent plus de répéter et de reprendre. On participe moins en ajoutant quelque chose de son cru qu’en relayant l’information qui passe. L’écrivain devient un « moment » dans un processus de communication virale, où la qualité première de l’intervenant est d’être, littéralement et dans tous les sens, à la page 20. D’un point de vue plus strictement littéraire, un des aspects les plus intéressants de cette culture participative est, avec la généralisation de la commande qui n’est plus vue comme opposée à l’expression personnelle, l’ouverture de plus en plus nette à l’écriture en collaboration. Là où, dans la représentation classique du rôle d’écrivain, « le génie ne se décline qu’au singulier » 21, la modernité accepte mieux l’écriture à quatre mains, voire, de manière plus radicale, l’écriture collective. Le fonctionnement d’un groupe comme l’OuLiPo est significatif à cet égard. Héritier de l’écriture à contraintes d’un Raymond Roussel et du souhait d’une mise en partage des « procédés » comme alternative à la pauvreté de l’inspiration, le groupe défend la divulgation des contraintes et va jusqu’à organiser, sur son site comme dans ses rencontres mensuelles ouvertes au public, leur libre emploi et transformation par tout lecteur de bonne volonté (dans l’esprit des « creative commons » qui s’impose depuis peu comme une des voies possibles que prend le copyright à l’ère numérique). On évolue là, par le biais d’une collectivisation des instances d’écriture, vers de nouvelles acceptions de « littérature mondiale » 22.

L’écrivain en homme-orchestre Longtemps, les nouvelles technologies ont abouti à la multiplication des acteurs de la chaîne du livre. Aujourd’hui, la révolution numérique, jointe à l’extension, en partie néolibérale, des industries créatives, force l’écrivain à cumuler toutes les fonctions : il

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VII. Écrivains d’aujourd’hui

devient typographe, correcteur, éditeur, libraire, diffuseur-distributeur, voire critique et commentateur. De la même façon, la séparation traditionnellement capitale entre compte d’éditeur et compte d’auteur a perdu beaucoup de sa rigidité. L’effacement progressif de ces repères marquant l’institution littéraire, longtemps écartelée entre production élargie et production restreinte 23, variation moderne sur les considérations sainte-beuviennes sur la « littérature industrielle » et ancêtre de bien de pages plus récentes qui s’en prennent aux dangers, fictifs ou imaginaires, de la commercialisation de la chose littéraire. De nos jours, ces jalons solides ne sont plus là, et la disparition des certitudes anciennes du « goût » littéraire ne reste pas sans effet sur le travail, le statut, la perception et la représentation de l’écrivain. À cet égard, il convient de signaler une rupture au niveau de la professionnalisation de l’écrivain. Dans le passé, le second métier était ressenti comme une nécessité certes pénible, mais non déshonorante. Puisque la littérature ne nourrissait pas son homme et que, par ailleurs, la bohême ne faisait pas nécessairement partie de la vocation littéraire des jeunes auteurs, autant s’accommoder de ces contraintes existentielles et essayer d’en tirer le meilleur profit. Certains seconds métiers peu exigeants offraient des loisirs non négligeables, d’autres étaient une forme de mécénat, public ou privé. Aujourd’hui, la rationalisation des activités professionnelles rend le second métier de moins en moins attrayant (il suffit de songer aux divers métiers de l’enseignement, de jour en jour plus chronophages), si bien que le second métier même devient, pour l’écrivain moderne, comme un investissement contreproductif, un luxe inouï. La concentration des rôles et des tâches qui caractérise l’activité de l’écrivain moderne, l’empêche en quelque sorte de ne pas se professionnaliser. Il devient de plus en plus difficile de percer, puis de se maintenir comme écrivain, si on refuse de participer à toute une série d’activités supplémentaires dont le lien avec l’écriture est imposé, mais pas pour autant nécessaire : séances de signature, rencontres avec le public, tournées dans les écoles, participation à des colloques, engagement dans des associations professionnelles, disponibilité sur la Toile, contacts avec les éditeurs étrangers, présence dans les médias, et ainsi de suite. On imagine volontiers que ces activités peuvent être ressenties comme une corvée, nocive finalement aux causes que l’on défend. Car il ne suffit pas d’être présent à demi, il faut être sur la brèche vingt-cinq heures par jour, huit jours par semaine, et souvent il reste du temps pour tout, sauf pour l’écriture… Peut-être le système actuel est-il plus pervers encore. En effet, la professionnalisation, seule capable de garantir l’efficacité de l’écrivain dans les domaines où il tient à imposer sa présence, n’est plus une option inaccessible et la pression sur l’écrivain sommé de se consacrer entièrement à son activité d’écrivain augmente rapidement. Sur le plan financier, un éventail sans cesse plus étoffé d’aides à la création est mis à la disposition des auteurs, et il n’est pas toujours bien vu de ne pas y faire appel : bourses publiques et privées, subventions pour faciliter les visites aux foires nationales et internationales, interventions « dans la cité », aides administrées par toutes sortes de fondations, résidences d’écrivains, rémunérations des opérations de relations publiques, missions dans le cadre des nouvelles formes d’enseignement de la littérature, séminaires divers, opérations de conseil auprès des sociétés actives dans l’industrie créative (et par-

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fois dans l’industrie tout court), sans oublier bien entendu les ateliers d’écriture, cette variante franco-française des cours et postes de « creative writing » aux États-Unis 24. En quoi ce système est-il pervers ? La raison en est simple : parce qu’il risque d’accroître certains effets délétères de la professionnalisation, qui n’est pas forcément synonyme de qualité. Le professionnel est plus visible, certes, mais pas pour autant meilleur écrivain que le non-professionnel, surtout pas que le non-professionnel qu’il était lui-même avant de se professionnaliser. Grosso modo, trois motifs se conjuguent qui risquent de compromettre les effets présumés favorables de l’abandon du second métier. D’abord la multiplication des tâches extralittéraires, essentiellement de marketing et de relations publiques : le temps théoriquement libéré au profit de l’écriture se perd en obligations sociales et mondaines. Ensuite, l’obligation de rendement. Rien ne se donnant pour rien, l’écrivain ne bénéficie de toutes les nouvelles aides qui se sont multipliées à son avantage, qu’à la seule condition… d’écrire, c’est-à-dire – et la nuance est de taille – de publier. Pareil engagement peut être mortel à plus d’un point de vue : tout écrivain n’est pas forcément capable de produire au même rythme, et il arrive que le polygraphe le plus invétéré se décourage devant la page blanche. De plus, dans un marché sursaturé, caractérisé par la baisse toujours plus accentuée des tirages moyens, l’obligation de publication n’aide guère à retrouver des volumes et des rythmes de publication moins suicidaires – d’où bien des livres non voulus. Pour l’écrivain qui se professionnalise, la décroissance n’est pas une option, puisque les bailleurs de fonds attendent une plusvalue de leur investissement. Une jolie fable de José Muñoz et Carlos Sampayo, Le Poète 25, l’illustre avec drôlerie. Les auteurs partent d’une situation réelle qui a de quoi faire pâlir d’envie tous les poètes d’Europe : l’élection annuelle, à Buenos Aires, d’un « poète national» qui profite pour le reste de sa vie d’une rente versée par la ville. L’histoire qu’ils inventent (car on est prié de croire que tous les personnages sont fictifs, etc.), est de celles qui commencent bien, mais finissent mal. L’heureux élu dépense en effet l’argent reçu à des fins inattendues, pour ne pas dire inadmissibles aux yeux des agents municipaux. Il fréquente les bordels, s’enivre abominablement, perd une fortune dans les salles de jeu et, surtout, n’écrit plus une seule ligne. Les résultats ne se font pas attendre et l’adjoint à la culture décide d’intervenir… Enfin, troisième raison qui devrait inciter à une prudence certaine à l’égard des mirages de la professionnalisation : l’obligation, non pas de rendement (qui est de l’ordre de la quantité), mais de justification (qui est de l’ordre de la qualité). Les atteintes à la liberté de l’écrivain sont ici tout sauf imaginaires. Car ce n’est pas seulement à l’écrivain qu’on demande des comptes 26. Le corps subsidiant est lui-même sans cesse exposé au devoir de se légitimer, même lorsque l’argent investi dans l’écriture dépend d’organismes privés. Comme l’a bien montré Evan Kindley dans son étude sur le mécénat littéraire aux États-Unis 27, l’encouragement financier du travail des écrivains tend à profiter surtout aux formes d’écriture qui se prêtent le mieux à des procédures d’évaluation « objective ». L’essor de la théorie et de l’essai, au détriment de formes d’écriture plus difficiles à évaluer comme la poésie, en est un des résultats tangibles. L’écrivain de demain, un méta-écrivain ? En un mot, l’écrivain d’aujourd’hui n’a plus grand-chose de commun avec l’écrivain du siècle précédent. Le prestige amoindri de la littérature a inéluctablement affecté son statut, qui n’est plus ce qu’il était. L’importance accrue de l’image et de

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la culture médiatique dans le monde moderne a fait de l’écrivain un des multiples rouages de l’industrie culturelle. Les nouvelles technologies, notamment les instruments numériques, ont abouti à une confusion des rôles entre écrivains et lecteurs. En même temps, l’écrivain se doit d’être de plus en plus professionnel, tant pour survivre dans ce nouvel environnement culturel médiologique que pour répondre aux nouvelles exigences de l’institution littéraire, qui demande un plus grand investissement dans des tâches longtemps jugées annexes ou subalternes. Jan BAETENS NOTES R. WILLIAMS, Marxism and Literature, New York, Oxford University Press, 1978. L. ZUNSHINE (dir.), Introduction to Cognitive Cultural Studies, Chapel Hill, NC, Duke University Press, 2010. 2 D. NOGUEZ, Le grantécrivain & autres essais, Paris, Gallimard, 2000. 3 R. BARTHES, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Le Seuil, 1980. 4 G. PHILIPPE & J. PIAT, La langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009. 5 R. BARTHES,, « La mort de l’auteur » (1968), dans Le bruissement de la langue, Paris, Le Seuil, 1984, p. 61-67. 6 M. FOUCAULT, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (1969), dans Dits et Écrits, t. I., Paris, Gallimard, 1994, p. 817-849. 7 J. GALLOP, The Deaths of the Author, Chapel Hill, NC, Duke University Press, 2011. 8 J. MEIZOZ, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine, 2007. 9 L. NUNES, Les Écrivains contre l’écriture, Paris, Corti, 2006. 10 H. JENKINS, Convergence Culture. Where Old and New Media Collide, New York, New York University Press, 2006. 11 W. MARX, Adieu à la littérature, Paris, Minuit, 2005. 12 A. PAYEUR (dir.), « Littérature et communication. La question des intertextes », numéro spécial de MEI, n°33, 2011. 13 W. BENJAMIN, « L’auteur comme producteur » (1934), dans Essais sur Bertolt Brecht, Paris, Maspero, 1969. 14 E. MORIN, Cl. LEFORT, C. CASTORIADIS, Mai 68. La Brèche. Suivi de Vingt ans après, Paris, Fayard, 2008. 15 Fr. BON, Tous les mots sont adultes, Paris, Fayard, 2002 ; Après le livre, Paris, Seuil & publie.net, 2011. 16 K. GOLDSMITH, “Why Conceptual Writing ? Why Now ?”, dans Cr. Dworkin & K. Goldsmith (dir.), Against Expression. An Anthology of Conceptual Writing, Evanston, Ill., Northwestern University Press, XVII-XXII. 17 M. AMERIKA, remixthebook, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2011. 18 K. GOLDSMITH, op. cit. 19 M. PERLOFF, Unoriginal Genius, Chicago, Chicago University Press, 2011. 20 W.J.T. MITCHELL, Cloning Terror: The War of Images, 9/11 to the Present, Chicago, Chicago University Press, 2011. 21 M. LAFON & B. PEETERS, Nous est un autre, Paris, Flammarion, 2006, p. 9. 22 J. TABBI, “Electronic Literature as World Literature; or, The Universality of Writing under Constraint”, dans Poetics Today, vol. 30, t.1, 2010, p. 17-50. 23 Pour un exemple antérieur à la théorisation sociologique de Bourdieu, voir le pamphlet de Julien GRACQ, La littérature à l’estomac, Paris, Corti, 1953. 24 Quand bien même la philosophie et les enjeux de ces deux pratiques n’ont rien de comparable : voir Fr. BON, op. cit. et M. MCGURL, The Program Era, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2009. 25 J. MUÑOZ et C. SAMPAYO, Le Poète, Bruxelles, Frémok, 1999. 26 Comme les ennuis qu’ont valus à William Cliff quelques vers critiques sur la commune lui ayant offert une résidence d’écrivain… 27 E. KINDLEY, “Big Criticism”, dans Critical Inquiry, vol. 38, n°1, 2011, p. 71-95. 1

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La revue bleuOrange http://revuebleuorange.org/ bleuOrange est une revue de littérature hypermédiatique qui publie une fois l’an, depuis 2008, des œuvres originales, ainsi que des traductions d’œuvres numériques marquantes. Seule en son genre dans le monde francophone, elle se donne pour mission de faire découvrir cette forme littéraire encore naissante, d’en faire la promotion auprès de publics d’horizons différents et d’en encourager la production en offrant aux artistes et aux écrivains une présence soutenue et une visibilité sur le Web. Le titre de la revue s’inspire d’un vers du poète surréaliste Paul Éluard (« La terre est bleue comme une orange »). bleuOrange souhaite ainsi s’inspirer de l’imaginaire surréaliste et s’inscrire dans un art qui privilégie les formes associatives où peuvent cohabiter le texte, l’image, la vidéo et le son, un art qui favorise le risque, la nouveauté, l’exploration de formes nouvelles et riches, aptes à rendre compte d’un imaginaire foisonnant, de plus en plus global en ce début de XXIe siècle. L’actuelle transition d’une culture du livre à une culture de l’écran expose à des changements fondamentaux quant à la manière de produire et d’assurer la transmission des textes et de la culture. Elle ouvre la voie, de plus, à des formes originales de représentation. L’ordinateur n’est plus uniquement un outil, il est devenu un média. Il suscite de nouveaux genres médiatiques, comme l’avaient fait auparavant l’imprimerie, le cinéma, la radio et la télévision. La revue bleuOrange s’investit dans la valorisation des formes rendues possibles par le Web en offrant un espace aux écrivains qui choisissent de produire dans un environnement technologique et informatique nouveau et explorent les potentialités du numérique. Elle vise l’acquisition d’une expertise dans la création et l’hébergement d’œuvres hypermédiatiques. bleuOrange est un projet soutenu par le NT2, le Laboratoire de recherche sur les œuvres hypermédiatiques de l’Université du Québec à Montréal (http://www. nt2.uqam.ca/), et par Figura, le Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire (http:// figura.uqam. ca/). Bertrand GERVAIS & Alice VAN DER KLEI

Bibliographie S. ARCHIBALD, Le Texte et la technique. La lecture à l’heure des médias numériques, Montréal, Le Quartanier, 2009. S. BOUCHARDON, La Littérature numérique : le récit interactif, Paris, Hermès Lavoisier, 2009. R. BOURRASSA, (2010) Les fictions hypermédiatiques. Mondes fictionnels et espaces ludiques, des arts de mémoire au cyberespace, Montréal, Le Quartanier, 2010. B. GERVAIS et COLLECTIF NT2, « Arts et littératures hypermédiatiques : éléments pour une valorisation de la culture de l’écran », Digital Studies / Le champ numérique, vol. 1, n°2, 2009, en ligne : http://www.digitalstudies.org/ojs/index.php/digital_studies/article/view Article/171/221. B. GERVAIS et A. SAEMMER (dir.), « Esthétiques numériques. Textes, structures, figures », dans Protée, vol. 39, n°1, Chicoutimi, Université du Québec à Chicoutimi, 2011, p. 5-120.

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© Figura, UQAM. Cliché Kevin Cordeau.

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L’écrivain comme artiste Depuis le XVIIIe siècle, la littérature entretient avec les arts visuels des rapports d’attirance et de concurrence. La formule tirée de l’Ars poetica d’Horace, «Ut pictura poiesis » («la poésie est comme la peinture»), érigée en dogme aux XVIe et XVIIe siècles, fonde la critique d’art qui émerge comme genre littéraire avec Diderot, qui commente les œuvres en les ramenant à des récits qui débordent largement de ce qui est visible sur la toile. En 1776, pour mettre fin à ce qu’il considère comme un malencontreux amalgame, Lessing publie De Laocoon ou Des frontières entre la peinture et la poésie, où il délimite les territoires respectifs des arts visuels et littéraires: la peinture est un art de l’espace, tandis que la littérature, de par son ancrage linguistique, est un art du temps. Il dénonce de ce fait deux travers confusionnels de son époque : le tableau d’histoire (dépendant à l’égard du récit qu’évoque son titre) et la littérature descriptive (qui est ennuyeuse, allant contre sa nature). Tout au long du XIXe siècle et jusqu’à la première partie du XXe siècle, la dissymétrie se creuse entre arts visuels et littérature qui suivent des mouvements opposés. La littérature est ainsi hantée par la peinture: la description (y compris de tableaux, comme l’ekphrasis) connaît une fortune inégalée et le genre romanesque est envahi de références picturales ou devient une manière indirecte de parler de l’art littéraire (comme Le Chef d’œuvre inconnu de Balzac 1831, ou L’Œuvre de Zola, 1886). Il faut dire que les hommes de lettres sont actifs dans la presse où ils sont les témoins et se font volontiers les avocats des nouvelles tendances de l’art pictural. À partir du cubisme, les illustrateurs s’émancipent à l’égard du texte, avec lequel désormais ils dialoguent sans lui être aucunement soumis. Les surréalistes en arrivent même à inverser l’ordre habituel de dépendance: dans Les Mains libres (1937), c’est le poète Éluard qui «illustre» les photographies de Man Ray et non l’inverse. Mallarmé est l’écrivain qui inaugure, en France, la mise à l’épreuve du lisible au contact du visible, avec Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (1878), livre typographiquement hors normes qui se donne à voir autant qu’à lire. En juxtaposant les deux systèmes de signes sans les confondre, mais en jouant pleinement de la tension qu’instaure leur coprésence, les écrivains produisent des «iconotextes», comme les Calligrammes d’Apollinaire (1918) ou les Logogrammes de Dotremont (1962). Cependant, si les livres de dialogue, comme La Prose du Transsibérien (1913) ou L’Asparagus de Francis Ponge et Jean Fautrier (1963), mettent en évidence la rencontre et la collusion entre la littérature et les arts, ce qu’Un coup de dès de Mallarmé préfigure en littérature, c’est précisément la porosité des disciplines: il y a de la place pour de la littérarité dans les arts et pour de la plasticité dans la littérature. Ce n’est pas sans raisons que l’œuvre de Mallarmé est l’une des plus reprises et citées par les plasticiens. Marcel Broodthaers, à ce sujet, propose une vision totalement plastique du poème, en remplaçant les mots de diverses polices de caractères par des lignes. Il fait partie de ces artistes qui utilisent le livre dans sa matérialité pour

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© Marcel Broodthaers (Droits réservés). Morlanwelz, Musée royal de Mariemont. Cliché Michel Lechien.

interroger la création plastique, tant dans ses fonctions sociales que par ses configurations esthétiques. Certains spécialistes (comme Anne Moeglin-Delcroix) désignent ces créations par le terme « livre d’artiste » : on y regroupe l’ensemble des créateurs, non spécialistes du livre et des arts auxquels ils s’essaient, qui emploient ce médium de manière expérimentale à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Durant cette même période, de nombreux écrivains franchissent les frontières conventionnelles qui séparent l’abstraction littéraire de la création plastique. Michel Butor, associé jusque-là au Nouveau roman, veut «blesser l’idée du livre», ainsi que le suggère Roland Barthes, en proposant dans Mobile, étude pour une représentation des États-Unis (1962) de signifier l’étendue et l’organisation sociale, culturelle, de ce pays-continent en investissant, sur le modèle de Mallarmé, la plasticité de la page. Ces créations qui transgressent les territoires engagent à repenser le statut de celui que l’on désigne par écrivain, lequel ne se cantonne plus à l’art d’écrire mais s’engage, à la faveur des nouveaux médias (presse, radio, cinéma, internet), à explorer de nouveaux champs d’action. Peut-on considérer encore comme écrivain celui qui ne se cantonne plus à la seule écriture littéraire ? Comment qualifier ces créateurs qui utilisent de nouvelles formes d’art par association d’images et de textes, comme dans le roman graphique ou les blogs par exemple, sans les réduire à de simples moyens d’expression ? Sofiane LAGHOUATI & Myriam WATTHEE-DELMOTTE

Bibliographie J.-L. TILLEUIL ET M. WATTHEE-DELMOTTE (dir.), Texte, image, imaginaire, Paris, L’Harmattan, 2007. Y. PEYRÉ, Peinture et poésie, le dialogue par le livre, 1874-2000, Paris, Gallimard, 2001. A. MOEGLIN-DELCROIX, Esthétique du livre d’artiste (1997), Paris, Bibliothèque Nationale de France, 2011.

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PARCOURS THÉMATIQUE :

LES TERRITOIRES DE L’ÉCRIVAIN


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I. Écrivains et espaces publics

De tout temps, les écrivains ont entretenu des liens complexes avec la politique, faits d’une fascination réciproque, marquée par la crainte comme par l’envie : écrivains antiques au service du prince, chroniqueurs médiévaux et dénonciateurs de régimes absolus sont légion. Mais, aux XIXe et XXe siècles, les relations entre écrivains et politique se diversifient considérablement, et revêtent, à bien des égards, des formes inédites. L’avènement des États-nations, la lente démocratisation des régimes, l’apparition de régimes totalitaires et l’expérience des deux guerres mondiales déterminent en profondeur le rôle et la fonction assignés aux écrivains, en particulier en ce qui touche à leur rôle dans l’espace public.

Les écrivains comme patrimoine collectif À l’heure du triomphe des États-nations, certains grands écrivains sont devenus des symboles nationaux. Tantôt leur mémoire est mise au service d’identités nationales, tantôt cette mémoire est instrumentalisée par certains régimes. Ainsi, la figure de Victor Hugo fait partie du patrimoine national français : ses funérailles en 1885 sont dignes de celles d’un chef d’État et les monuments à sa mémoire glorifient la France tout entière. Cette patrimonialisation est d’autant plus forte qu’elle se situe dans un contexte de montée des nationalismes et qu’elle vient consolider une IIIe République, fondée au lendemain de la défaite française lors de la guerre franco-prussienne. De même, un siècle plus tard, en 1995, l’entrée d’André Malraux au Panthéon vient renforcer l’identité nationale française, mise à mal par le retour du « syndrome de Vichy ». En Belgique, la déclaration de l’indépendance en 1830 par le Gouvernement provisoire n’entraîne pas pour autant la stabilité externe et interne du pays. La situation économique, politique et sociale précaire de la jeune nation exerce aussi une influence non négligeable sur le développement de l’histoire, de l’art et de la littérature, qui sont censés encourager et consolider un sentiment d’appartenance nationale encore fragile. Dans les premières années qui suivent l’indépendance de la Belgique, la littérature n’est donc pas considérée comme une institution autonome. Bien au contraire, elle n’est qu’un instrument parmi d’autres pour contribuer au développement de l’identité nationale du pays : l’artiste belge suit en cela l’exemple de l’homme politique. Quelques décennies plus tard, les collaborateurs de la revue La Jeune Belgique (1881-1897) prônent une autonomie plus grande pour la littérature, afin que celle-ci ne remplisse plus de fonctions idéologiques nationales, mais se développe librement selon des principes proprement littéraires. La Jeune Belgique va plutôt à la recherche d’une littérature « actualisée » sur le plan strictement esthétique : une littérature nouvelle qui s’élève à la hauteur des littératures qui fleurissent à la même époque dans les pays voisins, en particulier en France. C’est pourquoi cette revue est associée à l’idée de la « renaissance » de la littérature belge en 1880.

 © Journaux-collection.com. 133


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Écrivains: modes d’emploi. De Voltaire à bleuOrange

Le processus d’autonomisation de l’institution littéraire à l’égard des besoins politiques n’est nullement un processus continu. Le degré d’autonomisation de la littérature est en effet fonction des circonstances, et proportionnel au sentiment d’urgence historique d’une société et à un moment particulier de son évolution. C’est ainsi que depuis le milieu du XIXe siècle, en Belgique, on assiste à l’émergence de la « question flamande », c’est-à-dire la lutte du peuple flamand pour la reconnaisssance de sa langue et de sa culture en réaction au choix initial du nouvel État belge de la langue française comme langue officielle unique, combat qui se double de la question sociale de l’émancipation populaire à l’égard de la bourgeoisie. En mai 1930, année du centenaire de la Belgique, le monument à la gloire de Guido Gezelle, inauguré à Bruges en présence du roi Albert, fait ainsi entrer le poète flamand dans le patrimoine national belge, tout en alimentant le nationalisme flamand en plein essor. Selon de telles stratégies, les grandes figures peuvent être instrumentalisées par des régimes politiques. Pour ce faire, nul n’est besoin d’avoir recours à des contemporains, au contraire, tant il est vrai qu’il n’est jamais d’écrivain moins susceptible de contester l’usage qui est fait de sa notoriété qu’un écrivain mort. En témoignent la façon dont maints écrivains antiques se sont trouvés mis au service du fascisme italien : Virgile, Horace et d’autres ont en effet vu leurs effigies figurer sur des timbres-postes fascistes, accompagnant ainsi comme un sceau les échanges écrits de toute une nation. Il en va de même pour André Malraux, dont la célèbre photographie par Gisèle Freund sert de base – moyennant le retrait d’une désormais trop inconvenante cigarette… – à l’élaboration d’un timbre en 1976. La philatélie donne lieu a une pratique institutionnalisée dans le cadre des célébrations nationales pilotées par le Ministère de la Culture, et s’enrichit ainsi de timbres de commémoration du centenaire de personnalités aussi diverses que le président de l’Association des Écrivains Combattants Roland Dorgelès (1985), le régionaliste Heny Pourrat (1982), ou le Suisse Blaise Cendrars (1987)… ainsi officialisé écrivain « français » : autant de gestes représentatifs de ce que la culture nationale estime devoir mettre à l’honneur ou pouvoir inclure au fil de son histoire 1. La mémoire de grands écrivains peut être utilisée, à l’inverse, pour contester le pouvoir en place, comme c’est le cas avec George Orwell pour les timbres clandestins du syndicat polonais Solidarnosc en 1984. D’une manière parfaitement inattendue, le chef de file des Symbolistes se retrouve pour sa part paradoxalement transformé par un certain lectorat en « Camarade Mallarmé » 2. À l’évidence, une ambiguïté est toujours possible dans la récupération politique des grands écrivains : tout en constituant un hommage à une œuvre et à ce qu’elle représente, elle peut servir la nation et le régime en place ou, à l’occasion, ceux qui s’emploient à le contester. L’accusation lancée contre le Président français Nicolas Sarkozy, en novembre 2009, de vouloir mettre la mémoire d’Albert Camus, en faisant transférer ses cendres au Panthéon, au service de sa propre popularité, en témoigne de façon exemplaire. Du point de vue de l’image d’un écrivain et de la réception de son œuvre, la patrimonialisation peut se révéler une arme à double tranchant. Elle érige en effet une œuvre en source de consensus et tend, par conséquent, à en gommer les aspects

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subversifs. Elle présente également le risque d’en figer ou d’en biaiser la perception, puisqu’elle la valorise au sein d’un contexte historique, idéologique et esthétique particulier. L’écrivain dont la statue est célébrée officiellement peut ainsi être contesté ou être pris pour cible comme un symbole de tout ce que rejette une nouvelle génération. Les avant-gardes du XXe siècle se définissent, en particulier, en rupture avec le monde qui les entoure et les a précédés. Le Manifeste du futurisme paru dans Le Figaro du 20 février 1909 proclame la mort des traditions et l’avènement d’un monde de vitesse et de risque. Le figement de l’art vivant en patrimoine conservé dans les Académies, les musées et les bibliothèques est violemment attaqué. Tous ces « cimetières » où une civilisation croit cultiver ses racines et son identité sont appelés, aux yeux des Futuristes, à être balayés par le triomphe du machinisme. En France, les Surréalistes rejettent les figures d’auteurs révérés et élisent dans le passé des compagnons de route méconnus par l’histoire littéraire officielle, comme Lautréamont. Face à Victor Hugo, Breton et Aragon ont une position ambiguë : dans le premier Manifeste du Surréalisme, Hugo est surréaliste « quand il n’est pas bête » ; dans Arcane 17, Breton choisit « son » Hugo, pas le poète officiel statufié, mais celui qui écoute les tables tournantes et préfigure les fulgurances rimbaldiennes. L’attitude agressive des Surréalistes à l’égard des figures d’écrivains « classiques » et à leur reconnaissance institutionnelle et sociale s’exprime lors de la mort d’Anatole France : alors que ses obsèques officielles s’accompagnent d’un cortège d’hommages dans la presse, les Surréalistes dressent leur contre-hommage dans un pamphlet de quatre pages, Un Cadavre, qu’Aragon clôture avec son texte Avez-vous déjà giflé un mort ? Anatole France y est dépeint sous les traits de « l’âne officiel » ; il est l’icône de tout ce que les Surréalistes détestent en littérature. Leurs critiques ne concernent toutefois pas que la personnalité de l’écrivain et son œuvre ; elles touchent, plus profondément, au principe même de la commémoration dont il fait l’objet. Aux yeux d’Aragon, une telle célébration est inimaginable pour un « véritable » écrivain ; elle est la preuve de la vulgarité et de l’insignifiance de celui qui la reçoit : « Les conseils municipaux de localités à mes yeux indistinctes s’émeuvent aujourd’hui d’une mort, posent au fronton de leurs écoles des plaques où se lit un nom. Cela devrait suffire à dépeindre celui qui vient de disparaître, car l’on n’imagine pas Baudelaire, par exemple, ou tout autre qui se soit tenu à cet extrême de l’esprit qui seul défie la mort, Baudelaire célébré par la presse et ses contemporains comme un vulgaire Anatole France. Qu’avait-il, ce dernier, qui réussisse à émouvoir tous ceux qui sont la négation même de l’émotion et de la grandeur ? […] Je tiens tout admirateur d’Anatole France pour un être dégradé ». À la posture de l’auteur reconnu de son vivant et célébré à sa mort par les autorités comme un symbole de l’identité nationale s’oppose ainsi la posture inverse : celle de l’écrivain maudit ou du bohème. Génie torturé, il ne peut s’intégrer dans les normes de la vie sociale et choque la morale bourgeoise par son mode de vie. Inconnu de son vivant, il vit et meurt dans la misère. Le symbole par excellence de ce destin tragique du poète est Chatterton, poussé au suicide à 17 ans par la société. Sa figure inspire une pièce de théâtre à Vigny, ainsi que de nombreuses peintures, notamment celle du peintre préraphaélite Henry Wallis. La posture du poète maudit, qui apparaît à l’époque

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romantique, est riche en échos dans l’imaginaire contemporain. Elle définit l’écrivain par sa position à la marge d’un monde par lequel il refuse de se laisser corrompre. Dans cette perspective s’opère un renversement des valeurs, puisque la misère de l’écrivain et son absence de reconnaissance auprès du grand public deviennent le signe même de sa valeur. Des chansons comme Chatterton de Serge Gainsbourg ou Les poètes de Léo Ferré regroupent tous les stéréotypes associés à cette représentation de l’écrivain et permettent d’en mesurer l’importance dans l’imaginaire collectif.

Les écrivains hommes politiques et les hommes politiques écrivains Si certains écrivains deviennent de véritables « lieux de mémoire », jouant un rôle politique posthume dont on peut se demander parfois ce qu’ils en auraient pensé, bien d’autres n’attendent pas la mort pour s’engager volontairement sur ce terrain. En effet, plusieurs écrivains renommés pour leur œuvre littéraire prennent part activement à la politique, à des niveaux de responsabilité divers. Ainsi, par exemple, André Malraux qui est Ministre de la Culture de 1959 à 1969 participe d’une longue tradition d’écrivains-hommes d’État qui compte, en France, des noms aussi prestigieux que Chateaubriand (ambassadeur et ministre), Lamartine (député et ministre), Hugo (député), Stendhal, Paul Claudel, Saint-John Perse, Romain Gary, Jean Giraudoux (ambassadeurs), entre autres. La Revue de Belgique (1869-1890) compte parmi ses chroniqueurs littéraires plusieurs hommes politiques d’obédience libérale : Charles Buls bourgmestre de Bruxelles, Paul Fredericq conseiller libéral de la ville de Gand et Eugène Goblet d’Alviella membre de la Chambre des Représentants. Si, le plus souvent, les deux carrières demeurent étanches, force est de constater que cette étanchéité se trouve parfois prise en défaut : bien des répliques de la pièce La Guerre de Troie n’aura pas lieu (1935) de Jean Giraudoux sont directement liées à la connaissance des milieux diplomatiques de son auteur ; en 1958, Romain Gary, alors représentant de la France à l’Organisation des Nations Unies, publie le roman L’homme à la colombe qui dénonce la complaisance et la lenteur d’action de l’ONU sous le pseudonyme de Fosco Sinibaldi afin de ne pas créer de remous ; Saint-John Perse publie en 1972 dans le volume rassemblant ses « Poésies » en Pléiade, à l’enseigne des « Témoignages politiques », un ensemble de lettres à plusieurs grands de ce monde (de Gaulle, Churchill, Roosevelt) relevant de sa carrière diplomatique. Inconvénient de cette situation : les écrivains qui s’engagent dans le débat public et prétendent incarner une conscience intellectuelle s’exposent à être dénigrés par le monde de l’opinion. Ainsi Lamartine est-il représenté dans la caricature Le Grand Chemin de la Postérité de B. Roubaud, flottant sur un nuage au-dessus de la scène, parce qu’il a demandé de siéger au plafond de l’Assemblée, au-dessus des partis et de leurs luttes. La représentation du poète est plus féroce dans L’assemblée nationale comique d’Auguste Lirieux, livre illustré par des caricatures de Cham 3 : Lamartine y est qualifié de « barde de la révolution de février » 1848 ; il y est décrit se lançant dans un chant incantatoire au milieu de l’Assemblée tandis que le dessin le montre jouant de la lyre, les yeux levés vers le ciel, dont il reçoit l’inspiration, alors que la foule défile en colère.

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Mouvement inverse : certains grands hommes politiques font de la littérature. Ainsi, le politicien Jules Destrée, auteur de la célèbre Lettre au roi (1912) dans laquelle il déclare qu’« il n’y a pas de Belges », fonde l’Académie Royale de langue et de littérature françaises de Belgique. De même, Henry Carton de Wiart, ministre de la Justice de 1911 à 1918 et Premier ministre belge de 1920 à 1921, écrit La Cité ardente (la ville de Liège garde ce surnom aujourd’hui), les Vertus bourgeoises et une série d’autres romans. Si plusieurs de ses livres sont illustrés par Amédée Lynen, un peintre et aquarelliste célèbre, c’est moins à cause de leur qualité littéraire qu’en raison de la célébrité politique de l’auteur. Avec modestie et réserve, l’ancien Premier Ministre français Dominique de Villepin et le Président européen Herman van Rompuy publient poèmes et haïkus. Les hommes Henry Carton de Wiart, La Cité ardente, Bruxelles, 1907. Ce roman de politiques peuvent aussi être des chevalerie, dont la visée épique s’appuie sur un événement historique figures investies par le discours lit- (dit des Six cents Franchimontois), tente de donner un récit fondateur téraire, fictionnel ou non. Ainsi de à la ville de Liège, qui lui doit dorénavant son surnom de Cité ardente. © Morlanwelz, Musée royal de Mariemont. Cliché Michel Lechien. Yasmina Reza qui publie un livre issu de plusieurs mois au cours desquels elle a pu accompagner et approcher le Président Nicolas Sarkozy (L’Aube, le soir ou la nuit, 2007), ou encore de Patrick Rambaud qui fait paraître annuellement, depuis l’élection du même Sarkozy, un volume de Chronique du règne de Nicolas Ier. En Belgique, l’écrivain Pierre Mertens, auteur du roman Une Paix royale (1995) qui s’inspire très librement, avec humour, du personnage de Léopold III, se voit condamné à supprimer 56 lignes de son roman pour lèse-majesté, puis il récidive l’incorrection politique sur le terrain réel : l’enlisement des négociations destinées à former un gouvernement à la suite des élections de juin 2010 lui inspire une prise de parole publique pour laquelle il est assigné en justice (mais sans suite) pour avoir taxé le chef de file du parti nationaliste flamand vainqueur des élections de négationnisme. La relation étroite qui s’est longtemps jouée entre le politique et le littéraire dans les milieux français, depuis le règne de Louis XIV en particulier, explique pourquoi de nombreux écrivains peuvent exercer des responsabilités politiques, conjuguant autant

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que possible les deux casquettes, mais aussi que des figures politiques produisent des œuvres littéraires, ponctuellement ou de façon plus résolue et constante. Ainsi en va-t-il de Napoléon Bonaparte lui-même, qui s’essaie brièvement à l’écriture littéraire dans sa jeunesse et qui, en tant que personnalité politique, constitue l’une des figures littéraires les plus importantes du XIXe siècle, en France comme dans l’Europe entière. Non seulement il est le thème d’un nombre colossal de livres, de fiction ou non, mais il est présent aussi à travers les multiples Mémoires du Grand Homme – authentiques ou non – rédigés et publiés par ceux qui ont pu l’approcher, durant son exil entre autres. Le plus célèbre de ces ouvrages qui rapportent les propos de l’Empereur déchu et en font un écrivain par procuration est le Mémorial de Sainte-Hélène, publié en 1822-1823 par le comte de Las Cases, qui devient l’un des succès éditoriaux les plus considérables du siècle. Exemple plus récent : au XXe siècle, Léon Blum, avant de devenir la figure politique en vue que l’on sait, exerce un important travail de critique littéraire dans La Revue blanche. Les Mémoires sont un genre inscrit à l’interface même de la littérature et du discours historique, les auteurs parlant en tant que témoins. Après la Seconde Guerre mondiale, le Général de Gaulle publie ses Mémoires, qui constituent un texte-phare. De façon significative, les Mémoires du Général sont proposés en 2010 au programme du Baccalauréat en Lettres en France, preuve d’un changement dans la façon d’envisager ce type de productions 4. Mais les genres plus classiques, comme la poésie, ne sont pas en reste. Ainsi Léopold Sédar Senghor, premier Président de la république du Sénégal (1960-1980), exerce son activité littéraire parallèlement à son investissement politique. Il est des hommes dont l’engagement en politique et les œuvres sont indissociables. C’est le cas entre autres de l’écrivain et poète belge Charles Plisnier, chez qui engagement communiste et œuvres littéraires sont inextricablement liés. Exclu du parti communiste en 1928 pour « déviation trotskyste », il n’en continue pas moins à exprimer ses idéaux sociaux dans ses oeuvres. Son livre Faux Passeports, couronné en 1937 par le Prix Goncourt, évoque avec force le milieu des militants communistes et dresse un bilan non complaisant de son engagement personnel. Pour les Surréalistes, l’art est une puissance de perturbation du jeu social et d’action sur le réel. La recherche esthétique radicale est ainsi associée à une dimension éthique tout aussi radicale. Elle est fondée sur la rupture non seulement avec l’institution littéraire, mais avec l’ensemble des valeurs bourgeoises de la société. L’ambition des Surréalistes est de transformer le monde et de modifier le rapport de l’homme à lui-même et à son langage. Les révolutions esthétiques et politiques apparaissent alors comme allant de pair. En 1924 paraît la revue La Révolution surréaliste fondée par André Breton et Louis Aragon, à laquelle succède en 1930 Le Surréalisme au service de la révolution, titre qui souligne le rapprochement du groupe du parti communiste. Les relations d’indépendance ou de subordination entre les écrivains et le Parti sont toutefois l’objet au sein du groupe d’un vif débat, qu’illustre la lettre d’autocritique d’Aragon et de Georges Sadoul à l’Union Internationale des Écrivains Révolutionnaires en 1930. L’ambition révolutionnaire pose en outre la question de la responsabilité de l’auteur qui quitte le monde des Lettres stricto sensu pour s’engager. En 1932, Aragon

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est ainsi poursuivi pour « excitation de militaires à la désobéissance et provocation au meurtre dans un but de propagande anarchiste » suite à la publication de son poème Front Rouge. Il est passible de cinq ans de prison. Breton prend sa défense dans un tract L’affaire Aragon. Il y rappelle l’exclusion de la littérature du champ de la responsabilité judiciaire et politique : « On ne s’avisait pas jusqu’à ces derniers jours que la phrase poétique, soumise qu’elle est à ses déterminations concrètes particulières, obéissant comme elle le fait par définition aux lois d’un langage exalté, courant ses risques propres dans le domaine de l’interprétation où ne parvient aucunement à l’épuiser la considération de son sens littéral, – on ne s’avisait pas que la phrase poétique pût être jugée sur son contenu immédiat et au besoin être incriminée judiciairement au même titre que toute autre forme d’expression ». Il s’insurge contre « toute tentative d’interprétation d’un texte poétique à des fins judiciaires » et réclame « la cessation immédiate des poursuites ». Paul Nougé et le groupe surréalistes de Bruxelles refusent de signer la pétition et y répondent par La poésie transfigurée et Protestation, textes dans lesquels est dénoncée la « parade bourgeoise » utilisée par Breton. Nougé se félicite au contraire dans La poésie transfigurée de voir que « le poème prend corps dans la vie sociale. Le poème incite désormais les défenseurs de l’ordre établi à user envers le poète de tous les moyens de répression réservés aux auteurs de tentatives subversives» 5. Si le poète veut être reconnu de plein droit comme révolutionnaire, il doit accepter d’en courir les risques…

La notoriété de l’écrivain au service d’un combat politique L’implication des écrivains en politique ne va pas nécessairement jusqu’à l’engagement dans un parti politique, la responsabilité d’un portefeuille ministériel ou un rôle d’ambassadeur. D’ailleurs, l’implication traditionnelle de l’écrivain en politique est plutôt le service du Prince ou le soutien à de grandes figures politiques, par la plume, à travers des odes notamment. Ainsi, Lord Byron écrit une Ode à Napoléon et Victor Hugo, une Ode à Buonaparte, tandis que Verlaine produit une Ode à Léopold II. La poésie d’inspiration nationaliste est également largement répandue en Belgique entre 1830 et 1880: citons un poème consacré au Roi des Belges, Léopold Ier, écrit par Agathon Marsigny en 1856, et un hommage comparable (« Au roi Léopold », 1853) par Félix Vandevelde. Certains écrivains mettent leur notoriété au service d’une cause. À cet égard, l’affaire Dreyfus a un caractère paradigmatique : l’engagement d’Émile Zola ou d’Anatole France en faveur de Dreyfus exerce une influence considérable sur les révisions du procès en 1899, puis en 1906. Au XXe siècle, les pétitions signées par des écrivains se multiplient : défense de la probité de l’Allemagne en 1914 (signé par 93 intellectuels allemands contre les accusations de « barbarie » liées aux massacres de civils en Belgique et dans le Nord de la France), manifeste des 121 sur le droit à l’insoumission lors de la guerre d’Algérie en 1960 (signé par Maurice Blanchot, Robert Antelme, Claude Simon, etc.), pétition contre la lapidation de l’Iranienne Sakineh en 2011 (signée notamment par Umberto Eco). C’est bien la notoriété de ces grands écrivains qui est ici utilisée pour mener un combat par une simple signature. La prise de position d’un écrivain dans le débat public peut dès lors déclencher la polémique. Ainsi Le déserteur de Boris Vian, écrit durant la guerre d’Indochine, est-il interdit. La chanson devient un hymne antimilitariste, interprété notamment en Amérique lors des marches contre la guerre du

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André Gill, Caricatures d’Alexandre Dumas et Émile Zola. © Collection privée.


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Vietnam. Dans un autre registre, Le Monde publie en première page, en septembre 1977, un article intitulé Violence et brutalité qui suscite la controverse : il constitue une justification des actions du groupe terroriste allemand la Fraction Armée Rouge et sa publication à cette place s’explique par la notoriété de son auteur, le dramaturge Jean Genet. En particulier, la dénonciation de régimes totalitaires peut passer par des œuvres littéraires. Mise en accusation de grandes figures politiques, telles que Napoléon III par Victor Hugo en 1852, ou que Léopold II par Mark Twain en 1905. Dénonciation de régimes totalitaires, comme le communisme soviétique dans les œuvres d’Alexandre Soljenitsyne, Vassili Grossman ou Varlam Chalamov. Réquisitoire contre le communisme chinois par Simon Leys (Pierre Ryckmans) dans « Les habits rouges du Président Mao » en 1971. À la fois œuvre littéraire, ouvrage de combat et analyse intellectuelle rigoureuse des errements de la Chine communiste, ce livre est suivi d’autres essais qui contribuent également à ouvrir les yeux de l’Occident. Ombres chinoises (1974) est abondamment traduit et couronné de nombreux Prix à travers le monde. L’œuvre littéraire peut aussi être un mémorial qui célèbre l’engagement, voire le sacrifice d’hommes érigés en modèles de la lutte contre les dérives de la pensée unique. Ainsi Malraux prononce-t-il l’éloge de Jean Moulin, et à travers lui de toute la France résistante, lors de son entrée au Panthéon. De même, Aragon publie, peut-être sur une sollicitation du PCF, un poème intitulé Groupe Manouchian en 1955 dans L’Humanité à l’occasion de l’inauguration de la rue du Groupe-Manouchian à Paris. Son poème s’inspire de deux éléments matériels, « l’affiche rouge », qui dénonce les résistants comme « l’armée du crime contre la France », et la lettre d’adieu de Manouchian à Mélinée, qui est transposée presque littéralement en vers. Aragon en gomme seulement la référence à la trahison du groupe par d’autres résistants pour célébrer, au contraire, l’unité de la résistance. En outre, si l’affiche de 1944 dénonce le groupe comme des étrangers et des Juifs, Aragon célèbre la fraternité qui unit les hommes par-delà les frontières dans leur combat pour la liberté 6. Lorsqu’Aragon intègre le poème dans son recueil, Le Roman inachevé, il en modifie toutefois le titre, qui devient Strophes pour se souvenir. Il semble ainsi vouloir détacher en partie le texte de son contexte et l’écarter de ce qui pourrait le restreindre à une poésie de circonstance – fût-elle noble. Ce changement a pour conséquence que plus rien, si ce n’est le toponyme « Erivan » et le prénom Mélinée, qui restent sans doute obscurs à la plupart des lecteurs, ne permet plus de rattacher le poème à un événement historique précis. Il devient un cri qui parle du martyre de tous les résistants et peut concerner toutes les circonstances de guerre. Le nouveau titre met en outre le poème en dialogue avec celui qui le précède dans le recueil, Poésies pour tout oublier, où transparaît, sous l’ironie, la déception devant la futilité du monde. Strophes pour se souvenir exprime, au contraire, l’impératif du souvenir, en lui donnant une portée générale, tournée vers le présent. Aujourd’hui, le poème est surtout connu sous le titre L’affiche rouge que lui a donné Léo Ferré. La mise en musique participe ainsi à la commémoration en assurant une diffusion du texte auprès d’un public plus vaste et populaire. Enfin, il faut souligner que pour certains écrivains, la littérature peut être le lieu d’une sublimation de l’échec politique. Ainsi, c’est au moment où Barbey d’Aurevilly

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comprend, après 1848, qu’il ne pourra pas concrétiser ses ambitions politiques dans le camp des légitimistes ou des catholiques, dont l’étroitesse d’esprit le déçoit cruellement, qu’il décide qu’il influera sur le cours de l’Histoire par un autre biais, celui de la littérature. Il se fixe alors comme programme de devenir « le Walter Scott de la Normandie », entendons par là : celui qui, à défaut d’agir dans son siècle, l’écrit et ainsi lui donne sens. Il n’écrit pas pour autant ensuite des romans historiques, mais bien des fictions dans lesquelles il rend une place à ceux à qui l’Histoire n’en donne pas : les perdants, en l’occurrence pour lui, les aristocrates écartés du pouvoir politique 7. La littérature peut ainsi être le moyen, pour un écrivain, de cicatriser les plaies douloureuses du vécu, en instaurant une dynamique constructive sur le plan des imaginaires. Tel est le cas de l’écrivain Henry Bauchau. Chroniqueur dans des organes de presse d’idéologie catholique avant 1940, il vit comme des échecs amers la Capitulation de la Belgique après 18 jours seulement de lutte armée, et surtout la mécompréhension totale dont fait l’objet son action durant l’Occupation dans le cadre du Service des Volontaires du Travail pour la Wallonie. Ce service d’éducation et de reconstruction nationale dirigé par lui dans un esprit patriotique, est jugée collaborationniste au sortir de la guerre en raison de sa « trop longue patience avec l’ennemi », bien que Bauchau soit entré dans la Résistance active en 1943. En faisant son deuil de l’action politique, Bauchau trouve dans la littérature une forme d’accomplissement loin du terrain des certitudes rationnelles et idéologiques qui l’ont piégé dans sa jeunesse 8. L’œuvre devient le lieu d’une autre forme de présence utile au monde, qui prône l’écoute plutôt que l’injonction, le doute plutôt que la certitude et l’intériorité plutôt que l’apparence. Du militant, l’écrivain passe à la posture du sage.

L’écrivain en temps de guerre Les guerres sont souvent des révélateurs et a fortiori, les deux guerres mondiales qui traversent le XXe siècle. Les sociétés belligérantes basculent dans un univers de violence de plus en plus radicale et les écrivains, comme les autres citoyens, n’y échappent pas. Face au caractère écrasant de ces événements, et non moins que tout individu pris dans la guerre, mais avec leur spécificité d’hommes de plume, ils sont tenus à se situer : engagement patriotique par le verbe ou par les armes, collaboration ou accommodation. Les choix sont variables. Par ailleurs, ces événements hors norme font apparaître de nouvelles figures d’écrivains, des hommes ordinaires qui arrivent à l’écriture pour dire l’innommable de la guerre, pour témoigner de l’horreur, pour donner une voix à ceux qui ne savent pas dire : c’est l’avènement du témoin, dont le statut d’écrivain à proprement parler pose question dès la fin du XIXe siècle, puisque l’on bascule alors dans un régime esthétique au sein duquel l’art littéraire s’est autonomisé et que dans ce contexte, les textes perçus comme « littéraires » sont prioritairement les fictions et les écrits à prétention prioritairement esthétique. Nombre d’écrivains mettent leur génie littéraire au service de la défense de la Patrie ou de la Liberté. Par la plume, ils résistent ouvertement à l’ennemi, qu’ils soient en pays occupé ou en exil. Ainsi Maupassant, lors de la guerre franco-prussienne de 1870, résiste par la plume dans son célèbre roman Boule de suif. Lors de la Première Guerre mondiale, le martyre de la Belgique est honoré par des écrivains aussi importants

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que Maurice Maeterlinck, Émile Verhaeren, le cardinal Mercier ou Louis DumontWilden. Il est vrai que la Grande Guerre est aussi et surtout une guerre morale, celle de la civilisation contre la barbarie. Au sein de cette guerre, la Belgique de 1914 a une place particulière : sa neutralité est violée le 4 août par les troupes allemandes et quelque 6000 civils sont massacrés en moins de trois semaines. Le King Albert’s Book, publié à Londres à la Noël 1914, est un hommage allié à la Belgique héroïque et martyre. On y trouve des contributions d’hommes politiques comme Winston Churchill ou Lord Asquith, et d’écrivains de diverses nationalités comme le Français Pierre Loti ou les Belges Maeterlinck et Verhaeren. Ces deux derniers sont, dans leurs discours et par leurs écrits, des ambassadeurs de la souffrance des Belges et des chantres de leur grandeur, avec d’autant plus de détermination qu’ils bénéficiaient tous deux avant la guerre d’un grand succès au sein du monde germanique. Ils écrivent de nombreux articles anti-allemands, mais si Verhaeren rédige également des poèmes d’une violence implacable qui dénotent singulièrement au sein de ses autres écrits, Maeterlinck, quant à lui, applique au conflit, notamment dans son « théâtre de guerre », les grands thèmes qui traversent toute son œuvre : le sacrifice héroïque qui donne son sens à la mort, et la présence régénérante des morts au milieu des vivants. La guerre d’Espagne est l’occasion d’une mobilisation littéraire à la fois comparable à celle de 1914-18 par sa ferveur et ses manifestations, et en même temps différente : les écrivains ne se mettent plus au service de leur nation mais d’idéaux et ce, quelle que soit leur origine. Ceux qui soutiennent les Républicains sont tellement efficaces qu’en dépit de la défaite finale de leur cause, ils modèlent la représentation du conflit la plus répandue encore aujourd’hui. Même en se limitant aux écrivains les plus connus, qui se rendent personnellement en Espagne, il faut compter Louis Aragon, W. H. Auden, Georges Bernanos, John Cornford, Cecil Day Lewis, John Dos Passos, Paul Eluard, Ernest Hemingway, Arthur Koestler, André Malraux, Pablo Neruda, George Orwell, Herbert Read, Antoine de Saint-Exupéry et Stephen Spender. Certains jouent un rôle non négligeable, comme Bernanos dont « Les Grands cimetières sous la lune » (1938) retourne contre Franco une partie des démocrates chrétiens d’Europe, ou Malraux qui atteint grâce à « L’Espoir » le statut d’icône. Du côté nationaliste, il n’est pas sans intérêt de relever le rôle joué par des hommes comme Charles Maurras, Paul Claudel, Robert Brasillach, Henri Massis, Pierre Drieu La Rochelle. De même, mais dans une moindre mesure, lors de la Seconde Guerre mondiale, des écrivains mettent leur talent au service de la lutte contre l’ennemi. Ainsi, par exemple, le Chant des Partisans est créé par Joseph Kessel et Maurice Druon pour soutenir la Résistance armée en France occupée. Cet engagement s’avère en parfaite continuité avec celui des écrivains dans les événements politiques et sociaux en temps de paix. En Belgique, il n’y a guère à ce moment de tradition littéraire à la française, qui considère comme légitimes les prises de positions fréquentes des écrivains dans la sphère publique. Cet état de fait, conjugué à l’absence de « zone libre » comme en France et à l’importance moindre du parti communiste belge, explique en partie le peu d’écrivains qui s’engagent ouvertement par la plume dans la résistance. Marcel Thiry est l’exception. Ses poèmes de guerre, publiés par la résistance française, prolongent son combat de dénonciation

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du nazisme avant l’invasion, notamment la polémique qui l’oppose à ce sujet en 1939 à l’écrivain Robert Poulet, et sa brochure « Hitler n’est pas “jeune” » (1940) dont les exemplaires, imprimés trop tard, passent la guerre enfouis sous un tas de charbon 10. L’engagement militaire est, pour les écrivains, l’occasion de participer par leur comportement, et non seulement dans leur discours, à la mobilisation dans la guerre. Ainsi, la Première Guerre mondiale voit des écrivains connus s’engager sur le front, dans les tranchées : leur notoriété en fait des exemples à suivre pour tous leurs concitoyens, même si leurs motivations profondes sont parfois complexes. Certains, tel Péguy ou Alain-Fournier, n’en reviennent jamais. D’autres, comme Apollinaire ou Cendrars, sont blessés. L’Anthologie des écrivains morts à la guerre fait des écrivains morts en 14-18 les héros d’une patrie touchée « à la tête », c’est-à-dire dans son élite culturelle : « Ainsi a pu surgir, au début de notre siècle, cette génération qui avait atteint un point de perfection humaine qu’on n’avait jamais dépassée. Elle a été diminuée de ses héros les plus sages. Nous souffrirons toujours de cette blessure à la tête. En lisant, plus loin, de trop courts extraits des œuvres de nos morts, vous comprendrez mon sentiment que je ne laisse qu’entrevoir. Si ceux-là avaient vécu, à quel degré de plénitude n’eussent-ils pas amené notre art ? »11. Les deux guerres mondiales, par leur caractère proprement inouï, amènent en outre à l’écriture des hommes jusqu’alors moins actifs dans le monde de la littérature. C’est l’expérience hors norme des tranchées qui suscite des Barbusse, Dorgelès, Deauville, Vivier, etc. Pour eux, il s’agit de dire le vécu des hommes dans cette guerre-là, invraisemblable. Pour cela, ils cherchent des mots nouveaux, une écriture autre, des sons et des rythmes qui évoquent le bruit des canons, la peur, la fatigue, le courage et la mort. En Belgique, c’est un religieux jusque-là inconnu, Martial Lekeux, qui publie en 1922 le best-seller incontestable de la littérature de guerre, Mes cloîtres dans la tempête. Max Deauville, un médecin qui a déjà quelques œuvres à son actif avant 1914, devient « l’écrivain de guerre » belge par excellence : son Jusqu’à l’Yser (1916) lui vaut un succès d’estime et Dans la boue des Flandres (1922) devient un franc succès commercial. Enfin, le jeune étudiant liégeois féru de poésie qu’était Robert Vivier s’avère profondément marqué par son vécu de guerre. Sans n’être qu’un écrivain « ancien combattant », il devient par la suite l’auteur belge de la Grande Guerre le plus polygraphe, le conflit lui inspirant pendant des décennies des romans, des poèmes, des chroniques et des volumes de souvenirs 12. L’expérience hors norme des tranchées provoque de par le monde une incroyable production littéraire, et propulse les œuvres de certains auteurs, pendant la guerre ou après le conflit, au rang de mythes littéraires. Ils déterminent largement, et souvent jusqu’à nos jours, les différentes visions nationales de la Grande Guerre. Les témoignages des écrivains soulignent particulièrement la différence entre la guerre « moderne » et celles qui l’ont précédée, entre la guerre réelle et celle à laquelle les troupes se sont préparées, entre la boucherie des bombardements, la traîtrise du gaz, et les représentations idéalisées du conflit que se sont faits les civils. Durant la Grande Guerre, ils mettent en évidence l’expérience particulière du temps et de l’espace qu’imposent les combats de

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tranchées, ainsi que la transformation radicale qu’ils infligent à l’image du héros. L’aveu le plus difficile est celui de la mort donnée. Très rare dans la littérature de 1914-18, il apparaît chez Genevoix dans un passage de Ceux de 14 que l’auteur supprime avant de le réintégrer (1949), et dans J’ai tué (1918) de Cendrars. Le travail de l’écriture accompagne celui du deuil. Dans Les Croix de bois (1919) de Dorgelès, le livre apparaît comme un monument dressé à la mémoire des compagnons morts, voire un cénotaphe, puisque la plupart n’ont pas de sépulture, ce qu’évoque un autre des romans de l’auteur, Le Réveil des morts (1923). Blaise Cendrars, J’ai tué. Prose. Dessins de monsieur Fernand Léger, Paris, 1918, © Collection privée. Anatole France, L’affaire Crainquebille, Paris, 1901. © Morlanwelz, Musée royal de Mariemont. Cliché Michel Lechien.

Perce alors la sourde culpabilité du survivant à l’égard de ceux qui n’en sont pas revenus. D’où la responsabilité éprouvée à leur égard de dire ce qu’ils ont vécu pour que l’on s’en souvienne et qu’ils ne soient pas morts pour rien. Le témoignage des anciens combattants s’accompagne souvent de l’intention de rétablir la vérité et de dénoncer l’horreur vécue en temps de guerre. En particulier, Le Feu de Barbusse, publié en feuilleton durant le conflit (1916) et récompensé par le prix Goncourt, se présente comme « le journal d’une escouade », mais également comme un plaidoyer pour la paix que révèle l’illumination que constitue le dernier chapitre du roman, « L’aube ». Cet engagement est également central chez Giono qui écrit, dans les années ‘30, Le grand troupeau et, à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, Je ne peux pas oublier, qui souligne son antimilitarisme. Il est impossible de se représenter la Grande Guerre en France sans renvoyer aux œuvres d’Henri Barbusse, Roland Dorgelès ou Georges Duhamel, tout comme le public anglais pense immé-

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diatement à Robert Graves ou Siegfried Sassoon, une situation renforcée par la présence inamovible de ces œuvres dans les programmes scolaires. Certains livres se sont imposés au-delà de leurs frontières, la plus emblématique étant le À l’Ouest rien de nouveau de l’Allemand Erich Maria Remarque (1929), best-seller international dès sa parution. De même, l’expérience inouïe des camps de concentration et d’extermination de la Seconde Guerre mondiale suscite toute une littérature de témoignage qui se confronte à l’indicible du vécu, entend faire mémoire des morts et sortir de l’enfer qui hante les survivants. Les œuvres de Primo Levi, Élie Wiesel, Robert Antelme ou Jorge Semprún et en Belgique, Arthur Haulot, pour ne citer que ces quelques cas, sont intégralement imprégnées de cette expérience tragique et indélébile qui a ébranlé l’humanité. Ensemble, ces œuvres édifient les représentations du conflit : la littérature modèle les mémoires collectives, tout comme le fait par la suite aussi le cinéma. S’engager par la plume durant la guerre demande aux écrivains de braver la censure ou de courir les risques de la clandestinité. L’un des exemples remarquables est le poème « Liberté » de Paul Éluard écrit en 1941 et paru en 1942 dans le recueil Poésie et vérité. L’écrivain qualifie son texte de « poème de circonstance » au sens fort. Le poète y a « conscience de chanter une circonstance liée au devenir, une circonstance par laquelle l’homme fait un pas vers la vie », cette circonstance appelle le dire. Éluard avoue que le sujet du poème ne s’est révélé à lui qu’au cours de l’écriture : « Je pensais révéler pour conclure le nom de la femme que j’aimais, à qui se poème était destiné. Mais je me suis vite aperçu que le seul mot que j’avais en tête était le mot liberté. […] Ainsi la femme que j’aimais incarnait un désir plus grand qu’elle. Je la confondais avec mon aspiration la plus sublime. Et ce mot, liberté, n’était lui-même, dans tout mon poème, que pour éterniser une très simple volonté, très quotidienne, très appliquée, celle de se libérer de l’occupant »119. C’est dans ce contexte que s’inscrit également la fondation des Éditions de Minuit créées par Jean Bruller et Pierre de Lescure en 1941, dont le nom évoque la clandestinité. Elles contournent la censure pour diffuser des romans ; le premier est Le Silence de la mer de Vercors. D’autres écrivains s’engagent à l’inverse dans la collaboration au régime occupant. C’est particulièrement le cas lors de la Seconde Guerre mondiale, parce qu’elle est une guerre idéologique et que la quasi totalité de l’Europe est occupée par l’Allemagne nazie13. Dès lors, des écrivains d’extrême droite soutiennent le nazisme : Pierre Drieu La Rochelle ou Robert Brasillach en France, Louis Carette (futur Académicien sous le nom de Félicien Marceau), Raymond De Becker ou Robert Poulet en Belgique, entre autres. Après s’être engagés sans trop de réserves (au moins jusqu’en 1943) dans la collaboration intellectuelle, par ambition, opportunisme et/ou esprit de revanche, ces trois derniers comparaissent après la guerre devant la justice. Devant elle, ils retournent rapidement leur veste: convaincus du pouvoir de leur plume expérimenté durant la guerre, ils déploient des trésors d’ingéniosité narrative pour minimiser la portée de leurs actes et de leurs écrits. Ils échappent en fin de compte à la peine de mort. Si les deux premiers parviennent à faire passer à l’arrière-plan leurs turpitudes par l’exil, le succès littéraire (Carette) ou la discrétion (De Becker), Robert Poulet passe le reste de son existence à ruminer ses erreurs de parcours tout en les niant par écrit et verse finalement dans le négationnisme14.

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Le cas de Céline est plus complexe15. Il publie en 1937 Bagatelles pour un massacre, pamphlet où l’obsession de l’auteur pour la décadence et la corruption se focalise sur un bouc émissaire, le Juif. Si l’engagement brutal et haineux de l’auteur, que ses romans antérieurs ne laissent pas présager, pose question, la réception du livre interpelle plus encore. Bagatelles pour un massacre est en effet un grand succès de librairie, comparable à celui de Voyage au bout de la nuit (1932). Le livre reçoit également un accueil favorable dans une partie de la presse de gauche. L’étude de la réception du pamphlet donne ainsi une image saisissante des mentalités d’une partie du monde culturel français à la veille du second conflit mondial. Ce succès incite Céline à publier en 1938 un deuxième pamphlet, L’École des cadavres, d’un racisme encore plus violent. Enfin, en 1941, paraissent les Beaux Draps, livre dans lequel il donne son programme de rénovation nationale. Poursuivi pour ses écrits, Céline évite le sort de Brasillach « grâce » à son incarcération loin de Paris, au Danemark. Il faut noter que c’est au nom du pacifisme que Céline dit s’engager dans le débat politique à la fin des années 30. Il affirme en effet qu’il a écrit Bagatelles pour un massacre pour tenter d’éviter une nouvelle guerre aux Français et dénoncer ceux qui la préparent en coulisse : les Juifs. Selon lui, abrités derrière différents masques, ils tirent en secret les ficelles de l’Histoire. La parole du pamphlétaire est dictée par l’urgence, saturée par l’actualité, animée du désir d’agir sur le présent pour renverser le cours de l’Histoire. Son texte est un cri lancé au bord du gouffre, vox clamans in deserto. Perdu dans un monde où ont triomphé les contre-valeurs, où le lexique, manipulé par l’ennemi, a été détourné, il se présente comme le dernier résistant. Il prétend rétablir la vérité et faire tomber les masques. Dans l’imaginaire de l’hygiéniste qu’est Céline, la France est un corps en voie de putréfaction dont le Juif est le virus nécrosant. Sur le modèle de l’amputation de la gangrène, il veut procéder à l’« ablation » des Juifs et de tous ceux qu’ils peuvent avoir contaminés au sein du corps social. Cette purification s’accompagne de la volonté de réunir la partie « saine » de la France et de la régénérer. Le pamphlétaire s’adresse d’une part aux ennemis, non dans le but de les convaincre, mais, par l’outrance de ses attaques, de les obliger à réagir et donc à se démasquer. D’autre part, par la violence de ses invectives, il désire réveiller les derniers Français. La parole pamphlétaire implique ainsi une posture d’auto-héroïsation, celle de la petite mangouste qui se bat contre le gigantesque serpent judéo-bolchévique. D’autres écrivains, enfin, s’ils ne collaborent pas, s’accommodent du régime occupant et poursuivent leurs publications avec l’accord de l’ennemi, ce qui leur est reproché par la suite. Ainsi, au lendemain de la Première Guerre mondiale, Georges Eekhoud est mis au banc du monde littéraire belge, parce qu’il a accepté le contrat lucratif qui lui était proposé en pleine guerre par la maison d’édition Insel Verlag, avec d’autant plus d’empressement qu’il admire ce qu’il perçoit comme le respect typiquement allemand des « supériorités intellectuelles » (dont la sienne ?), qu’il oppose à « l’esprit démocratique bassement égalitaire »16 des Français. Cette dichotomie rappelle le point de vue développé par un autre grand écrivain de l’époque, Thomas Mann, dans ses Considérations d’un apolitique (1918)17, et montre que le comportement d’Eekhoud est motivé par des raisons aussi idéologiques qu’opportunistes, liées à son statut d’artiste, à son ambition d’écrivain et à sa peur de l’oubli, de la déchéance et du déclassement. De même, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Marie Gevers ou Michel de

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Ghelderode se voient reprocher leur manque de discernement et leurs relations pour le moins ambiguës avec des médias collaborationnistes (la presse pour Gevers, la radio pour de Ghelderode). En France, les éditions Nrf sont flétries pour avoir continué leurs activités grâce à la bienveillance allemande. À la libération, Robert Denoël est abattu, sans doute parce qu’il est l’éditeur de Céline qu’il n’a pas cessé de soutenir. De tout temps, l’espace public est pour l’écrivain celui de la mise en danger. Depuis la modernité, il est le lieu même où se mesure sa prise de liberté. Laurence VAN YPERSELE, François-Xavier LAVENNE, David MARTENS, Nicolas MIGNON, Karen VANDEMEULEBROUCKE, Myriam WATTHEE-DELMOTTE NOTES La philatélie française est largement inspirée par les portraits de Voltaire, Hugo, Dumas, Zola, Péguy, Segalen, Camus, Giono, Saint-Exupéry, Francis James, Perec, etc., sans qu’il ne soit nécessaire d’y chercher une volonté politique. Mais les centenaires d’écrivains sont l’occasion d’un test quant à la recevabilité de l’écrivain en question dans le patrimoine culturel. 2 J.-F. HAMEL, « Mallarmé, la vieille taupe du texte. Une politique de la lecture dans les années soixante», dans D. MARTENS & M. WATTHEE-DELMOTTE, Figurations de l’auteur. L’écrivain comme objet culturel, Dijon, E.U.D., sous presse. 3 A. LIRIEUX, L’assemblée nationale comique Paris, Michel Lévy Frères, 1850. 4 Voir J.-L. JEANNELLE, Écrire ses mémoires au XXe siècle. Déclin et renouveau, Paris, Gallimard, 2008. 5 P. NOUGÉ, La poésie transfigurée, dans Histoire de ne pas rire, Lausanne, L’âge d’Homme, 1980, p. 94. 6 Dans son analyse du poème et de son manuscrit, Nathalie PIÉGAY-GROS (Poèmes mis en chansons, Paris, Textuel, 2007, p. 68-75) souligne qu’Aragon avait au départ envisagé d’insister sur l’origine étrangère de Manouchian et sur les symboles qui évoquent l’identité nationale française comme Jeanne d’Arc et Roland. Il fait ensuite disparaître cet aspect pour faire de Manouchian l’icône du martyre et de la fraternité dans la résistance. 7 M. WATTHEE-DELMOTTE, « Le deuil de Barbey d’Aurevilly : de l’Histoire à la littérature pour maîtriser l’immaîtrisable », dans L. VAN YPERSELE & A.-D. MARCELIS (dir.), Rêves de Chrétienté, réalités du monde. Imaginaires catholiques, Paris/Louvain-la-Neuve, Le Cerf/Presses universitaires de Louvain, 2001, p. 252-258. 8 G., DUCHENNE, V. DUJARDIN et M. WATTHEE-DELMOTTE, Henry Bauchau dans la tourmente du XXe siècle. Configurations historiques et imaginaires, Bruxelles, Le Cri, 2008. 9 P. ARON et P. HALEN, « Marcel Thiry, écrivain politique », dans Textyles, N°7, novembre 1990. 10 Association des écrivains combattants, Anthologie des écrivains morts à la guerre, 1914-1918, Amiens, Bibliothèque du hérisson Edgard Malfère, 1924, p. XII. 11 N. MIGNON, Les Grandes Guerres de Robert Vivier (1894-1989). Mémoires et écritures du premier conflit mondial en Belgique, Paris, L’Harmattan, 2008. 12 P. ÉLUARD, Poèmes retrouvés, dans Œuvres complètes, t.II, Paris, Gallimard, 1968, p. 940-941. 13 P. ARON et R. GOTOVITCH, Dictionnaire de la Seconde Guerre mondiale en Belgique, Bruxelles, André Versaille, 2008 (entrées « Littérature flamande », « Littérature de langue française » et « Littérature wallonne »). 14 P. ARON et C. VANDERPELEN-DIAGRE, Vérités et mensonges de la collaboration. Trois écrivains racontent « leur » guerre (Raymond De Becker, Félicien Marceau, Robert Poulet), Bruxelles, Labor, 2006. 15 Ph. ALMÉRAS, Céline entre haines et passions. Biographie, Paris, Pierre-Guillaume de Roux, 2011 ; FR. GIBAULT. T.1. 1894-1932. Le Temps des espérances. T. 2. 1932-1944. Délires et persécutions. T. 3. 19441961. Cavalier de l’Apocalypse, Paris, Mercure de France, 1985. 16 S. DE SCHAEPDRIJVER, « An outsider “inside” : the occupation diary of Georges Eekhoud » dans M. AMARA et alii (dir.), Une guerre totale ? La Belgique dans la Première Guerre mondiale, Bruxelles, Archives Générales du Royaume, 2005, p. 79-95 ; « Antimémoire d’une antimémoire. Les occupations de l’écrivain belge Georges Eekhoud », dans A. LASERRA, N. LECLERCQ & M. QUAGHEBEUR (dir.), Mémoires et Antimémoires littéraires au XXe siècle. La Première Guerre mondiale, Bruxelles, AML, 2008, p.19-32. 17 H. ROLAND, La « colonie » littéraire allemande en Belgique 1914-1918, Bruxelles, Labor-A.M.L. Éditions, 2003. 1

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L’autodafé Le mot autodafé est dérivé du portugais « acto da fé », une traduction de l’expression latine « actus fidei », autrement dit un « acte de foi ». À l’origine, le terme renvoie au rite de pénitence public que doivent subir les dissidents religieux condamnés par l’Inquisition. Le premier autodafé documenté a lieu à Paris au XIIIe siècle, sous les auspices de Louis IX. Toutefois, la plupart des autodafés religieux s’exécutent en Espagne, au Portugal et dans leurs colonies. L’autodafé religieux consiste en une messe, une prière, la procession publique des coupables et la lecture des pénitences. Le rituel, qui s’étend sur quelques heures, s’exécute en public. Du fait que les condamnés qui refusent de se désavouer sont souvent envoyés au bûcher, le terme d’autodafé s’associe aussi à l’exécution d’hérétiques. De là, l’expression s’utilise également pour la destruction de livres par le feu sur l’espace public, ordonnée par des instances religieuses ou politiques. L’autodafé exprime ainsi on ne peut mieux l’immersion des autorités religieuses et politiques dans la vie culturelle et littéraire. Ainsi, en 1497, à Florence, le dominicain Jérôme Savonarole organise un autodafé de vêtements licencieux et de miroirs, mais aussi d’images impudiques et de livres immoraux. Vers la même période, en Espagne, l’évêque de Grenade ordonne à la fin de la Reconquista la destruction de tous les documents écrits en langue arabe. Cet autodafé entraîne la disparition de traces importantes de l’histoire espagnole entre 711 et 1492. Toujours présents dans la mémoire collective sont les autodafés exécutés, plusieurs siècles plus tard, par les nazis en Allemagne. Entre 1933 et 1945, le feu détruit des ouvrages « dissidents », dont ceux dus à des auteurs juifs ou communistes. Entre autres, l’œuvre de Bertolt Brecht, Sigmund Freud, Karl Marx ou Stefan Zweig est avalée par les flammes. Suivant l’exemple donné par les nazis, le gouvernement franquiste organise des autodafés à Madrid, où sont réduits en cendres, entre autres, les livres de Lamartine et de Rousseau. En Chine, pendant la révolution culturelle des années 1960, Mao commande la destruction publique des Corans et des textes d’obédience bouddhiste. Aujourd’hui, l’autodafé reste un fait d’actualité. Depuis 1998, les Talibans auraient détruit plus de cinquante mille livres rares émanant de bibliothèques publiques et privées. Si, à travers l’autodafé, la politique essaie de museler la littérature, ou du moins s’immisce brutalement dans la vie littéraire, à charge de revanche, les écrivains se servent de l’image-choc de l’autodafé afin d’en faire un symbole de barbarie, aujourd’hui largement répandu dans la littérature européenne. L’un des exemples les plus célèbres en est fourni par Voltaire qui, dans Candide (1759), témoigne d’un autodafé tenu par le peuple de Lisbonne après le tremblement de terre. Plus récemment, en 1982, l’écrivain portugais José Saramago décrit en détail un autodafé dans Le Dieu manchot. Karen VANDEMEULEBROUCKE 150


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Autodafé, Berlin, 1933. © Deutsches Bundesarchiv.

Bibliographie Auto-da-fé, http://www.britannica.com/EBchecked/topic/44678/auto-da-fe, site consulté en janvier 2012. Autodafé, http://fr.wikipedia.org/wiki/Autodafe; http://en.wikipedia.org/wiki/Autodafe; http:// nl.wikipedia.org/wiki/Autodafe; http://es.wikipedia.org/wiki/Auto_de_fe, sites consultés en janvier 2012. G. HADDAD, Les folies millénaristes, Paris, Librairie générale française, 2002. J. PEREZ, The Spanish inquisition : A History, Yale, Yale University Press, 2006. J. SARAMAGO, Le Dieu manchot, traduit par Geneviève Leibrich, Paris, Seuil, 1987. VOLTAIRE, Candide ou L’optimisme, Genève, J. Cramer, 1759.

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L’Art pour l’Art et La Jeune Belgique (1881-1897) La Jeune Belgique, créée en 1881, est l’organe d’une nouvelle génération de poètes qui plaident pour une autonomie substantielle de la littérature à l’endroit des forces idéologiques et politiques. Se profilant comme une revue d’orientation générale, elle témoigne d’un goût prononcé pour la littérature et se donne pour but de développer dans son pays un mouvement littéraire. L’apparition du périodique coïncide de façon quelque peu contradictoire avec une époque de dépression économique que l’on a appelée la longue dépression du XIXe siècle. Émile Verhaeren, Iwan Gilkin, Albert Giraud, Georges Rodenbach et Max Waller : tous, qu’ils soient de Louvain, de Gand ou de Bruxelles, sont issus de la bourgeoisie conservatrice et font des études universitaires que la crise ne leur permet pas de mettre à profit. L’offensive contestataire de la revue conduit à une large réussite. Les polémiques ardentes engagées avec l’institution littéraire, avec les « vieilles perruques » heurtées par le manque de respect des Jeune Belgique vis-à-vis de la tradition, contribuent à la renommée de la revue. Sa réputation de virulence protestataire amène le périodique à s’ériger en quelques mois en porte-parole des jeunes écrivains. D’emblée, La Jeune Belgique se montre ambitieuse. Par son programme qui exprime une aspiration à la liberté et un appel aux jeunes, la revue s’oppose à la tradition romantique de la littérature officielle et nationale, avec son style pompeux et son souci utilitaire. Elle opte pour le Parnasse et suit les principes de l’Art pour l’Art. La doctrine de l’Art pour l’Art, bien répandue en France, se prête à plusieurs interprétations qui vont du culte de la forme pour la forme à l’impersonnalité organisée. Pour les Jeune Belgique, qui rejettent ces positions excessives, elle implique le souci d’une langue correcte et d’une technique de l’écriture impeccable, mais aussi l’affirmation de l’indépendance de l’art et le refus de mêler des points de vue politiques ou sociaux à l’inspiration esthétique. Le culte de l’Art pour l’Art étant l’ultime rempart pour s’opposer à « l’art social», La Jeune Belgique s’est rapidement positionnée contre L’Art Moderne (1881-1914). La devise de la revue, « Soyons nous », implique, selon les principes de l’Art pour l’Art, la volonté de créer une littérature originale et authentique, libérée de toute école et affranchie non seulement de toute imitation, mais aussi de toute obédience extra-littéraire. Le nouveau mot d’ordre « Ne crains », lancé à partir de 1883, souligne la disposition provocatrice et non conformiste de la revue. Lorsqu’Iwan Gilkin devient le directeur du périodique en 1892, les conflits s’aggravent. Gilkin ne supporte plus aucune forme d’art en lien avec une quelconque idéologie. Cette attitude radicale se solde par le départ, jamais compensé, de plusieurs collaborateurs de premier rang. La Jeune Belgique disparaît en 1897, asphyxiée par la défense assidue d’un dogme parnassien déjà dépassé. Karen VANDEMEULEBROUCKE

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La Belgique artistique et littéraire, t. I, octobre-décembre 1905. © Morlanwelz, Musée royal de Mariemont. Cliché Michel Lechien.

Bibliographie P. ARON, Les écrivains belges et le socialisme (1880-1913), Bruxelles, Labor, 1985, p.142-170. P. DELSEMME, « Commentaire de la devise des Jeune-Belgique; “Soyons-nous” », dans La Jeune Belgique et la Jeune Pologne, Cracovie, Études monographiques de l’École Normale Supérieure de Cracovie, 1988, p. 27-48. J. HANSE, « “La Jeune Belgique” et “L’Art moderne” », dans G. CHARLIER et J. HANSE, Les Lettres françaises de Belgique. Histoire illustrée, Bruxelles, La Renaisance du livre, 1958, p. 341-354. J.-M. KLINKENBERG, « Le phénomène “Jeune Belgique” : un accident historique? », dans J. WEISGERBER (dir.), Les Avant-gardes littéraires en Belgique, au confluent des arts et des langues, 18801950, Bruxelles, Labor, 1991, p. 91-99. R. TROUSSON, La légende de la jeune Belgique, Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, 2000. R. VERVLIET, « Lever de rideau : les précurseurs », dans J. WEISGERBER, op. cit., 1991, p. 27-90.

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L’engagement de Charles Plisnier Charles Plisnier (Ghlin, 1896 - Bruxelles, 1952), écrivain connu pour son œuvre poétique et romanesque, s’est également distingué en tant que militant fervent du communisme dans ses textes non fictionnels. Fils d’un père bourgeois socialiste et idéaliste, et d’une mère ouvrière et croyante, Plisnier témoigne dans son œuvre de deux tendances : l’engagement politique d’un côté, l’engagement religieux – fût-il laïque – de l’autre. Déjà à l’âge de seize ans, il publie des recueils de poésie. Quelques années plus tard, en 1917, il se lance corps et âme dans la propagande communiste. Après des études de droit, il devient avocat au barreau de Bruxelles. Sa vie entière se définit par des échanges entre politique et littérature – au point de se voir décrit comme un « écrivain militant » – toutefois selon des positions fluctuantes. Ainsi, en 1921, une fois admis au Parti Communiste Belge (P.C.B.), il refuse de publier ses poèmes qu’il qualifie lui-même de « bourgeois » et de « contre-révolutionnaires ». C’est seulement après son exclusion du P.C.B. en 1928 pour trotskysme qu’il envisage leur publication. Dans les années 1920, il parcourt l’Europe en tant que militant politique. Les expériences que suscitent ses voyages sont traduites dans différents recueils de nouvelles : Figures détruites (1932), Faux Passeports (1937) et Folies douces (1952) sont peuplés de personnages en lutte pour la Révolution. Parallèlement, Plisnier est impliqué dans la fondation de deux revues : Prospections (1929) et Esprit du temps (1933). Il collabore également en tant que critique littéraire et chroniqueur politique à différents journaux, dont l’Indépendance belge. En 1937, il devient le premier auteur de nationalité non française à obtenir le Prix Goncourt pour Faux Passeports. La même année, il est élu à l’Académie royale de langue et de littérature françaises. Pendant les années de guerre, Plisnier se concentre sur l’écriture de romans (les cinq volumes de Meurtre et les trois volumes de Mères), sans aucunement relâcher ses activités de critique littéraire. Sa vie durant, il publie des pamphlets où il exprime ses idées politiques. Après la Seconde Guerre Mondiale, il continue à réfléchir aux révolutions politiques, en Belgique comme ailleurs dans le monde. S’il réside en France, il reste attaché à la Belgique et en particulier à la Wallonie. Il se montre même un précurseur en matière d’idées politiques : déjà en 1945, il suggère l’autonomie de la Wallonie au sein d’une Belgique fédérale, tout en préconisant le dessein d’une Europe unie. Depuis 1959, un Prix littéraire annuel portant son nom est décerné à un écrivain belge. Le Musée royal de Mariemont conserve aujourd’hui les archives de Charles Plisnier. Karen VANDEMEULEBROUCKE

Bibliographie P. ARON (dir.), Entre l’évangile et la révolution. Charles Plisnier, Bruxelles, Labor, 1988. I. BOURLEAU et A. ESGAIN, Un écrivain militant. Plisnier, Mariemont, Musée royal de Mariemont, 2005. C. GERNIERS, Charles Plisnier, Victor Serge et Constant Malva. Trois écrivains belges dans la tourmente communiste, Paris, Peter Lang, 2000.

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Charles Plisnier. © Morlanwelz, Musée royal de Mariemont. Cliché Michel Lechien.

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Le cas Céline Dans l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline, la guerre 1914-1918 apparaît comme l’événement fondateur de la modernité, événement fracassant à l’aune duquel tout doit être jugé. Il réduit à néant les certitudes, balaie les valeurs sur lesquelles se fonde la société et n’épargne même pas l’image que l’homme peut avoir de lui-même. Le dévoiement de la science, qui détournée de ses objectifs soi-disant humanistes, devient l’instrument de la boucherie, apparaît comme la source de l’anti-progressisme de l’auteur ; la révélation de la barbarie dont les hommes peuvent se rendre les auteurs induit, en outre, dans son imaginaire, une violente misanthropie. L’œuvre du futur Céline ne peut se comprendre sans tenir compte du traumatisme qu’est pour le jeune cuirassier Destouches (son vrai nom), la découverte du champ de bataille. Engagé volontaire, Céline est blessé au cours d’une opération qualifiée d’héroïque qui lui vaut la médaille militaire. L’Illustré national consacre même sa dernière page à un dessin de propagande célébrant le courage du jeune militaire. L’on en mesure rétrospectivement la sombre ironie à la lecture des pages de Voyage au bout de la nuit où l’écrivain dénonce le « bourrage de crâne » de la religion patriotique qui valorise le sacrifice héroïque. Il y oppose, comme seule réaction raisonnable, la lâcheté et la désertion. Les lettres que Louis Destouches envoie à ses parents depuis le front révèlent pourtant un jeune soldat conscient de ses devoirs, prêt à se battre, affirmet-il, jusqu’à la mort. La rupture se produit durant sa convalescence d’abord à Hazebrouck, puis au Val-de-Grâce. Ainsi au dos d’une photographie où il pose en apparence fièrement avec sa médaille, il ajoute : « vue de héros en décadence, Louis ». Entre les deux faces du document se creuse l’opposition entre l’image extérieure prestigieuse de l’ancien combattant et celle qu’il a de lui-même. Peu après, dans les lettres à Simone Saintu, il proclame sa haine de la guerre qui l’a jeté définitivement sur les routes de l’errance, l’a rendu incapable de s’intégrer dans la société et de croire encore aux mensonges des hommes et à leur prétendue civilisation. Comment faire exister son souvenir de la boucherie face à la représentation qu’en ont ceux qui ne l’ont pas vécue et ne la voient qu’au travers du prisme de la doxa par laquelle ils sont imprégnés ? L’ancien combattant risque de se voir enfermé dans une image héroïque, certes valorisante, mais qu’il exècre. Dans le pastiche du dessin de L’Illustré national, Céline se moque des clichés éculés de l’héroïsme. Cette image trouve un écho dans Voyage au bout de la nuit, lorsque Bardamu décrit sa tenue d’opérette, aussi grotesque que dangereuse, au milieu d’une guerre où les glorieuses charges de cavalerie, sur le modèle de celles de Reichshoffen, n’ont plus leur place. Dans Voyage au bout de la nuit, la guerre constitue un instant qui marque le basculement du monde et d’un destin, instant qui se révèle comme s’il était détaché du temps biographique qu’il va bouleverser. Elle apparaît comme un fait inimaginable par son ampleur, incommensurable par ses conséquences, qui crève la trame du Temps. Dans un renversement total de la culture de guerre, structurée sur l’opposition entre la civilisation et la barbarie, ceux qui sont loués comme des héros sont dénoncés par Céline comme des barbares assoiffés de sang. Pire, la guerre révèle le barbare qu’est l’homme dans son essence. Sur le champ de bataille, Bardamu découvre avec stupeur la pulsion de mort qui anime les hommes. Ils désirent la guerre, ils s’y précipitent pour assouvir leur besoin irrépressible de meurtre. Les guerres sont l’espacetemps que les sociétés ont créé pour que la véritable nature de la bête humaine puisse s’exprimer en toute légitimité. 156


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Lettre de Louis-Ferdinand Céline à Charles Plisnier. © Morlanwelz, Musée royal de Mariemont. Cliché Michel Lechien.

Auteur aussi d’une œuvre pamphlétaire dans laquelle il tient les Juifs pour responsables de la dégénérescence des valeurs qui marque le monde moderne, Céline connaît après la guerre l’incarcération et l’exil, ce qui l’oblige à redéfinir sa posture. Il oppose alors le style aux idées et se présente comme intéressé seulement par la « petite musique » et non par les messages. Dans le contexte de l’époque, cette esquive sonne toutefois comme une provocation supplémentaire. François-Xavier LAVENNE

Bibliographie L.-F. CÉLINE Lettres. Édition établie par Henri Godard et Jean-Paul Louis, Paris, Gallimard, 2009. FR. GIBAULT Céline. T.1 1894-1932. Le Temps des espérances. T. 2. 1932-1944. Délires et persécutions. T. 3. 1944-1961. Cavalier de l’Apocalypse, Paris, Mercure de France, 1985. H. GODARD, Céline, Paris, Gallimard, 2011.

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La littérature concentrationnaire Devenus à la fois témoins et victimes, de nombreux déportés ont été mus par l’exigence de témoigner ce qu’ils vivaient ou avaient vécu dans les camps de concentration ou d’extermination nazis, quantité se sont tus pour de multiples raisons (manque de moyens culturels, inhibition, volonté d’oublier, parfois manque d’écoute) ou n’ont exprimé leur expérience qu’une quinzaine d’années après leur retour, voire bien plus tard. Les premiers textes de la littérature des camps de concentration ou d’extermination – différente de la littérature des ghettos et de la persécution des Juifs hors des camps, qui est aussi très vaste – sont rédigés par des Sonderkommandos (c’est-àdire des déportés juifs réquisitionnés pour travailler au quartier des chambres à gaz d’Auschwitz-Birkenau et assassinés régulièrement) qui les ont enfouis près des crématoires avant de mourir. La majorité ont été retrouvés et progressivement édités. Le plus saisissant de ces témoignages est celui de Zalmen Gradowski, Au cœur de l’enfer (2001). On y note immédiatement un travail de style et de composition indiquant que l’auteur a un véritable projet littéraire. Une telle ambition n’anime pas Zalmen Lewental, autre Sonderkommando, dont le texte recueille à la fois des informations et des analyses de situation. Ainsi, il faut considérer que dans la « littérature concentrationnaire », seulement une petite partie est née d’une articulation intentionnelle entre littérature et expérience concentrationnaire ou génocidaire. Les premières années de l’après-guerre voient la publication de témoignages (environ cent-cinquante en langue française, une vingtaine en italien) généralement soutenus par de petites maisons d’édition liées aux associations de déportés, les grandes maisons étant hostiles à soutenir une littérature de la souffrance. C’est ainsi que la première version de Si c’est un homme (1947) de Primo Levi, publiée par de Silva (Turin), n’a qu’une faible réception. En Pologne, plusieurs textes paraissent, notamment ceux de Tadeusz Borowski, rescapé d’Auschwitz, qui présente la brutalité sans merci du camp et le génocide des Juifs à travers de courtes nouvelles de fiction rassemblées dans Le Monde de pierre (1992). Contraint par la censure franquiste, Joaquim Amat-Piniella, rescapé de Mauthausen, ne peut publier en 1946, en catalan, que des fragments de son roman KL Reich. En France, David Rousset a plus de chance avec les essais et les récits de L’Univers concentrationnaire (1946) qui remporte le Prix Renaudot, suivi du roman Les Jours de notre mort (1947). L’Espèce humaine (1946) de Robert Antelme reste confidentiel jusqu’à sa réédition, en 1957, chez Gallimard. 1958 voit paraître aux Éditions de Minuit La Nuit d’Élie Wiesel, avec une préface de François Mauriac, dont une première version en yiddish a été publiée en Argentine. C’est en effet dans les années 1950, notamment à l’occasion des commémorations anniversaires de la Libération, en France comme en Italie, que les publications de récits de rescapés se font plus visibles. Les maisons italiennes traduisent Le Journal d’Anne Frank, L’Espèce humaine, Einaudi fait paraître une version réécrite de Si c’est un homme en 1958. Charlotte Delbo, rescapée de Birkenau et de Ravensbrück, publie Les Belles lettres en 1961. Ce recueil de textes sur la guerre d’Algérie déclenche chez elle la volonté de publier ses premières pages rédigées à son retour de déportation. C’est alors, en 1965, Le Convoi du 24 janvier, puis à partir de 1970, la trilogie Auschwitz et après. En 1963, Le Grand voyage de Jorge Semprun est édité et la première publication intégrale de KL Reich est autorisée en espagnol. C’est au milieu des années 158


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1960, vingt ans après, que Jean Améry commence, à l’occasion d’émissions radiophoniques qui lui sont confiées, la rédaction des essais regroupés dans Par-delà le Crime et le châtiment. Imre Kertész, après une série de déboires, publie Être sans destin en 1975. Mais le texte, dérogeant aux canons hégémoniques du réalisme socialiste, passe pratiquement inaperçu. Il faut attendre les années 1990 pour que, grâce à son édition allemande, il obtienne un succès considérable qui le conduit jusqu’au Nobel en 2004. Durant ces années hautement commémoratives, certains rescapés, restés jusque-là silencieux ou discrets, trouvent les mots pour écrire ce qui est désormais devenu la mémoire de leur expérience. Une mémoire cadrée et nourrie par un savoir général, largement partagé en Occident, sur la terreur concentrationnaire et sur le génocide des Juifs. Philippe MESNARD Bibliographie Z. GRADOWSKi, Au Cœur de l’enfer, Paris, Kimé, 2001. D. ROUSSET, L’Univers concentrationnaire, Paris, Hachette Littératures, 1965 ; Les Jours de notre mort Paris, Hachette Littératures, 1993. R. ANTELME, L’Espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957. E. WIESEL, La Nuit, Paris, Minuit, 1958. P. LEVI, Si c’est un homme, Paris, Julliard, 1987

Elie Wiesel (2e rangée en partant du bas, 7e de gauche à droite) et ses compagnons lors de la libération du camp de Buchenwald. © US Army.

Elie Wiesel. © David Shankbone.

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« Si l’on rencontre du sacré partout où s’est formée une communauté durable, c’est en vertu d’actes humains de sacralisation. […] Le sacré ne représente donc pas un luxe personnel, dépense somptuaire ou supplément d’âme, mais un bien de première nécessité: c’est le plus sûr moyen de mise en commun dont dispose un ensemble flou pour faire corps et se perpétuer », écrit Régis Debray 1. La littérature s’avère en ce sens, en tout temps, un support culturel essentiel de la cohésion des peuples. Inscrite originellement dans la sphère des liturgies, des mythes et des rites, elle s’est instituée comme telle par un mouvement d’émancipation à l’égard du domaine religieux, inauguré progressivement depuis le Moyen Âge. La dimension proprement esthétique de la littérature, autant que ses fonctions, sont à considérer par rapport à cet ancrage premier en territoire du sacré. L’écrivain, du fait de son statut public, se trouve impliqué passivement ou activement dans le territoire collectif du sacré en ce sens que « le sacral n’est pas l’émanation d’un être, mais le produit d’un faire » 2 qui implique trois gestes auxquels l’écrivain prend une part plus ou moins consciente et volontaire : séparer (échapper au commun), rassembler (fonder et confirmer la communauté), exhausser (proposer du sublime qui manque à l’ici et maintenant). Dès lors que toute entité collective s’instaure et se stabilise sur une communauté de valeurs, l’écrivain peut y jouer un rôle actif en proposant à l’admiration de tous des objets, figures, formes et idées d’élection, et en prenant lui-même des « postures » sacralisantes. Ces éléments le placent potentiellement en position de grand prêtre d’un culte qui peut, mais ne doit pas, coïncider avec la sphère du religieux, puisqu’il se situe, d’emblée, en décalage.

Les supports de sacralisation Paul Bénichou retrace l’histoire de l’« avènement d’un pouvoir spirituel laïque»3 des écrivains en France depuis les Lumières et cite à cet égard quelques exemples de tensions ou de rivalités de pouvoir entre les sphères du religieux et du littéraire. Il constate que la sacralisation de l’homme de Lettres par l’apologie et la glorification est devenue un lieu commun aux alentours de 1760 et il fait remarquer comment, au XVIIIe siècle, les écrivains essaient de légitimer la place unique qu’ils occupent dans la société en faisant remonter l’origine de leur statut privilégié à l’Antiquité, en passant par les humanistes du XVIe siècle. Ce phénomène de mythification qui crée une généalogie imaginaire vise à faire reconnaître une aristocratie de talent, à plus forte raison après la déchéance de l’aristocratie de sang en 1789. La fascination du texte Les Lumières, Voltaire en tête, mettent en cause l’autorité de la religion. La diminution de l’empreinte séculière du divin a cependant pour contrepartie la sacralisation : «Quand le divin se dégonfle, le sacré enfle », selon la formule de Régis Debray 4. Les siècles suivants visent à établir de nouvelles « religions sans le dire » à travers la et Gilles, Bloody Amélie. © Courtesy Galerie Jérôme de Noirmont. Photographie peinte réalisée  Pierre pour la couverture de Le Fait du prince, 17e roman de l’auteur en 2008.

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Science, l’Histoire, la Nature et l’Art. Les religions occidentales sont fondées sur des textes ; l’accession de la littérature au rang de pseudo-religion s’opère dès lors peut-être plus naturellement que pour les autres domaines sacralisés depuis le XVIIIe siècle. Tout comme la Torah, la Bible ou le Coran, les grandes œuvres de la littérature forment un canon qui réclame ses adeptes, ses disciples et ses exégètes. L’œuvre exerce un pouvoir de fascination, parce qu’elle donne l’impression de dévoiler une vérité sur le monde ou sur l’individu. De plus, si la religion requiert la foi, la littérature requiert ce que le poète anglais Samuel Taylor Coleridge a appelé la « suspension volontaire de l’incrédulité » (« willing suspension of disbelief ») : créant un univers à part entière au travers de ses œuvres, l’écrivain incite le lecteur à y prêter foi, momentanément. Les écrivains concurrencent Dieu et en tirent fierté: «l’artiste doit être dans son œuvre comme Dieu dans la création, invisible et tout puissant, qu’on le sente partout, mais qu’on ne le voie pas »5, écrit Gustave Flaubert, qui envisage la création littéraire comme une genèse. Nombreux seront les écrivains de la même époque qui visent à englober la totalité de l’univers et de l’Histoire humaine par le biais de leurs œuvres, l’exemple type étant l’épopée lyrique que constitue La Légende des siècles, de Victor Hugo. Depuis le XVIIIe siècle, on fait appel à la psychologie, et plus particulièrement à la notion de « génialité », interprétée comme « raison sublime », «enthousiasme » ou «forme exaltée de la sensibilité », pour expliquer la faculté d’un homme de Lettres à se distinguer du commun et à exercer le ministère d’un culte laïque de l’idéal. À partir du XIXe siècle, on réhabilite surtout l’imagination : l’écrivain est

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visionnaire, dépositaire d’une force cosmique 6. « Le poète n’y figure pas un orateur parlant au peuple, mais un prêtre profane, officiant entre le public et le monde des réalités inconnaissables, prophète marchant au-devant des peuples, mage accomplissant, grâce au pouvoir des mots, des rites mystérieux» 7. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, avec quelques derniers monstres sacrés comme Marcel Proust ou Paul Claudel, l’écrivain cultive son image de (bon ou mauvais) génie inspiré. En 1928, l’avantpropos du premier numéro de la revue Le Grand Jeu, rédigé par Roger-Gilbert-Lecomte et contresigné par huit auteurs, présente même un programme littéraire qui met les écrivains en phase directe avec le surnaturel, puisqu’ils proposent un « jeu de grâce : la Paul Verlaine, Fêtes galantes (frontispice de Verlaine en Bacchus), Paris, 1903. © Morlanwelz, Musée royal de Mariemont. Cliché Michel Lechien.


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grâce de Dieu et la grâce des gestes », en précisant « qu’avoir la grâce est une question d’attitude et de talisman», ajoutant que « nous croyons à tous les miracles»8. Mais plus généralement, les représentations collectives mettent plutôt en avant la volonté individuelle, subjective, de l’écrivain. Le mythe personnel se crée davantage autour d’un culte de la personnalité que relaient les médias : de l’engagement politique et social d’un Jean-Paul Sartre à l’égocentrisme envoûtant de Marguerite Duras, en passant par les excentricités provocatrices d’un Louis-Ferdinand Céline. Quoi qu’il en soit, si les mythes les plus divers nimbent le personnage de l’écrivain, tous ont trait, de près ou de loin, à la qualité du génie qu’on lui prête : il est le démiurge d’un univers qui n’appartient qu’à lui et sa personne se doit d’incarner celui-ci. Paul Verlaine, qui appartient à la génération déçue d’après 1870, se donne aussi bien à voir en Bacchus – sachant qu’il tire son inspiration de l’absinthe – qu’en incarnation de la décadence de sa génération : « Je suis l’Empire à la fin de la décadence,/Qui regarde passer les grands Barbares blancs/En composant des acrostiches indolents/D’un style d’or où la langueur du soleil danse. »9 La mission de l’écrivain s’associe souvent à l’idée de la souffrance de l’écriture, qui devient un lieu commun à partir de Flaubert, le réalisme revalorisant par ailleurs le dur travail d’artisan du langage. Le métier d’écrivain relève donc d’un sacerdoce, en butte aux attaques des mécréants qui ne comprennent pas la mission du poète ou du romancier (ils sont souvent visés dans les professions de foi qui jalonnent l’histoire littéraire ; la préface de Mademoiselle de Maupin, de Théophile Gautier, où il dénonce la conception moraliste de la littérature, en donne un bel exemple, dès les années 1830. Faut-il s’étonner dès lors que les biographies d’écrivains soient pour une bonne part hagiographiques ? Nombre d’écrivains canonisent leurs pairs au travers de textes rendant hommage à leur martyr, qu’ils soient vivants (ex. Sartre publie Saint Genet, comédien et martyr) ou mort (ex. Viélé-Griffin écrit le poème « In memoriam St M. » pour Stéphane Mallarmé). Ainsi, tout au long des XIXe et XXe siècles, l’écrivain est sacré en même temps que sacrifié10, objet de vénération mais aussi de mécompréhension. « Ses ailes de géant l’empêchent de marcher »11, écrit Baudelaire, ouvrant la voie à la figure des « Maudits », qui se drapent dans le voile sacré de la distance prise à l’égard de la vulgarité commune du monde. Si l’écrivain en vient ainsi à donner corps à l’esprit de révolte, le mythe du sauveur qu’il incarne peut se teinter de satanisme, dégénérer en folie ou en bouffonnerie : du sublime au grotesque, la frontière peut être ténue. L’institutionnalisation Les sacralisations se déclinent selon un éventail de termes dont la plupart entrent dans l’usage au XIXe siècle. On « entre en littérature » comme on entre en religion: l’écrivain suit une « vocation » et fait une profession de foi, malgré les difficultés de la vie littéraire. Il se cloître dans une réclusion volontaire, ce qui lui octroie une aura de mystère. Ou au contraire, il trône au milieu d’un groupe d’adeptes, telle une idole. Les avantgardes littéraires se dotent de précurseurs visionnaires autour desquels se forge une communauté. Les membres de mouvements se réunissent en cénacles, desquels on peut se faire exclure par excommunication en étant accusé d’hérésie. André Breton est surnommé le « pape du Surréalisme » et Alain Robbe-Grillet, celui du Nouveau Roman.

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Anatole France, Sur une urne grecque (poème hommage à John Keats), Paris [1908]. © Morlanwelz, Musée royal de Mariemont. Cliché Michel Lechien.


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© Genève, BGE - Institut et musée Voltaire. Cliché Matthias Thomann.

© Roger Viollet.


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Écrivains: modes d’emploi. De Voltaire à bleuOrange

Tant du côté des écrivains eux-mêmes que des honneurs publics qui leur sont rendus, la littérature devient une institution qui adopte tous les atours d’une Église. Voltaire et Rousseau sont d’ailleurs les premiers écrivains à entrer au Panthéon (littéralement : là où sont tous les dieux), suivis plus tard par Hugo, Dumas, Zola et Malraux. On multiplie les hommages monumentaux aux écrivains par les statues, les commémorations, les anniversaires, mais aussi par les pèlerinages sur les lieux de la création, dans les territoires qu’a parcourus l’artiste au cours de sa vie, ou encore dans les endroits décrits par le romancier ou le poète. L’écrivain qui reçoit les marques de la reconnaissance institutionnelle et de la patrimonialisation suscite la découverte par le profane et la redécouverte par les initiés. Dans un premier temps, les honneurs publics lui offrent une forme de sacralisation. À l’évidence, l’on pense à l’Académie française : les « Immortels » qui y sont élus deviennent les gardiens intemporels du génie national et des valeurs essentielles de la culture propre au pays. À partir de la fin du XIXe siècle apparaissent les prix littéraires (Nobel et Goncourt, puis Femina, Renaudot, Médicis, etc.) qui confèrent à l’écrivain récipiendaire une aura singulière. De même que dans la cathédrale du château de Wavel, une « crypte des poètes » réserve une place aux grands écrivains à côté des rois de Pologne, parmi les tombes du Panthéon, au sein de l’Académie, dans les listes de Nobel ou de Goncourt se côtoient des écrivains qui, s’ils n’ont que peu de rapports formels ou idéologiques entre eux, ont reçu la reconnaissance de la qualité supérieure du génie. L’attribution d’un prix prestigieux ou la nomination dans une Académie est une forme de rituel qui consacre le passage du profane au sacré pour l’écrivain, mais la dynamique inverse est aussi porteuse : l’écrivain se sacrifie, en refusant le prix, au nom d’une cause plus noble et plus sacrée encore. C’est le cas de Sartre, refusant le Nobel en 1964, comme il avait refusé la Légion d’honneur dix ans plus tôt, parce que, selon lui, « aucun homme ne peut être consacré de son vivant ». Effet pervers du retentissement de son geste, la sacralisation de Sartre n’en fut que d’autant plus grande. L’ancrage politique Si l’importance de la figure de l’homme de plume a grandi jusqu’à la Révolution, à partir de là, deux mouvements contradictoires s’observent : d’une part, l’écrivain est glorifié en tant que poète-citoyen, porte-parole de valeurs émancipatrices, mais d’autre part, il fait les frais des désastres sanguinaires auxquels ont abouti les doctrines qu’il a incarnées. L’écriture devient dans ce contexte un « sacerdoce » de l’esprit, et si l’écrivain y gagne un prestige plus important que jamais, cela le fragilise d’autant, puisqu’il peut être instrumentalisé à des fins politiques et par là encore, sacrifié. Avec le romantisme, l’homme de Lettres atteint ainsi une double dignité de prophète : à la fois visionnaire et en ce sens confident de l’au-delà, et commentateur de son Histoire, c’est-à-dire porteur des idées d’innovation pour son temps. En fait, le sacre de l’écrivain engagé est aussi vieux que sa prise de liberté à l’égard des pouvoirs qui endorment ou étouffent le peuple, et l’on sait que toutes les dictatures n’ont eu de cesse, au fil des siècles, de faire rendre gorge à ceux dont la parole

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pouvait fêler la muraille de leur puissance. Les écrivains des Lumières, qui sont les premiers à s’aventurer hors des sentiers balisés par le mécénat princier, se font les parangons de cette tâche, comme en témoignent les divers procès de Voltaire, et les Romantiques, Hugo en tête, leur emboîtent le pas pour combattre les injustices et défendre les libertés des opprimés en leur siècle marqué par les revendications identitaires de tous ordres. Un siècle plus tard, Camus endosse toujours, même sur un horizon idéologique et historique radicalement différent, une posture du même ordre, lorsqu’il clame « Plutôt mourir debout que de vivre à genoux»12. L’écrivain reste une figure mythifiée de l’engagement politique durant tout le XIXe siècle en raison, entre autres, de sa présence nouvelle et importante dans la presse qui lui donne une belle visibilité. L’attrait pour la chose publique se traduit chez certains par un engagement concret. Alphonse de Lamartine est brièvement chef de gouvernement après la révolution de février 1848, et Hugo élu à la députation. Mais les événements de la même année, amenant au coup d’État de 1851, sonnent le glas de la désillusion. L’exil de Victor Hugo sous le régime de Napoléon III est certes devenu légendaire, mais les espoirs nourris par les Romantiques de la première génération se résolvent en un pessimisme ambiant relatif à la place du poète au sein de la société. Les grands bouleversements de l’Histoire de France poussent ainsi les écrivains à chercher de nouvelles façons d’occuper le terrain des valeurs sacrées. Aux grands combats politiques, sociaux et juridiques menés par des écrivains correspondent des glorifications allant à contre-courant des valeurs communément

Auguste Rodin, Victor Hugo, 1884. L’un des dessins préparatoires du jeune Rodin aux sculptures qui participeront à la postérité de Victor Hugo. © Louvain-la-Neuve, Musée de Louvain-la-Neuve - UCL. Cliché J.-P. Bougnet.

admises comme positives. Ainsi, les promoteurs de « l’art pour l’art » érigent la poésie comme valeur suprême, quitte à abandonner le terrain des idées et des actions. Pour se nimber de gloire, l’écrivain peut ainsi, entre autres, se démarquer par le sacrilège, qui demeure une forme de sacré. Dans cet esprit, les esthétiques de la fin du XXe siècle se veulent volontiers provocatrices. L’inspiration se niche à cette époque et jusqu’à la fin du siècle du côté des figures maléfiques : Baudelaire traduit les Contes fantastiques de Poe, Michelet cherche à comprendre la fascination pour l’image de la sorcière, Hugo convoque les esprits des auteurs disparus lors de séances de tables tournantes à Guernesey, Verhaeren s’intéresse à l’imagerie satanique. L’aura de l’écrivain « maudit » qui

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suscite l’incompréhension du public est devenue une manière de retourner le gant de l’engagement au même titre qu’une façon d’asseoir la sacralisation par de nouveaux biais. Léon Bloy, dans Le Désespéré (1887) fustige : « Au fait que diable voulez-vous que puisse rêver, aujourd’hui, un adolescent que les disciples modernes exaspèrent et que l’abjection commerciale fait vomir ? Les croisades ne sont plus, ni les nobles aventures lointaines d’aucune sorte. […] Il ne reste plus que l’Art. Un art proscrit, il est vrai, méprisé, subalternisé, famélique, fugitif, guenilleux et catacombal. Mais, quand même, c’est l’unique refuge pour quelques âmes altissimes condamnées à traîner leur souffrante carcasse dans les charogneux carrefours du monde »13. L’effondrement de la sacralisation des Lettres depuis l’ère industrielle en France est déploré dès 1928 par Julien Benda, qui dénonce l’élévation du divertissement à la dignité culturelle comme une « trahison des clercs »14. Reste la possibilité de briller en un lieu qui est l’apanage des créateurs, à savoir l’originalité, qualité qui n’existe pas durant les Temps Modernes, alors qu’elle fonde l’identité de l’écrivain depuis le Romantisme. Cette situation est l’héritière de la Querelle des Anciens et des Modernes relative au rôle des lettrés : jusqu’au XVIIIe siècle, la première mission impartie est morale : docere (éduquer, apporter des acquis cognitifs), mais ensuite, cette préoccupation disparaît au profit de movere (émouvoir, agir sur le plan affectif). Mais encore faut-il comprendre quels systèmes de valeurs fondent ces remises en cause, c’est-à-dire quel sublime elles visent désormais. Diversification du sublime Dans la littérature depuis le XIXe siècle, l’on a parfois l’impression d’un tiraillement entre la pureté de l’inspiration et la vulgarité du commerce. En fait, la sacralisation de l’écrivain ne disparaît pas, mais elle se diffracte à la faveur d’une diversification des valeurs, selon une pluralité de logiques justificatrices que Boltanski et Thévenot appellent « les économies de la grandeur »15. Les deux sociologues établissent une typologie de six univers (au moins) de représentations mentales cohérentes, centrées sur des axiologies spécifiques, qui peuvent soit se renforcer mutuellement, soit s’exclure : le « monde inspiré» où la valeur tient au génie, qu’il soit lié à l’intervention d’une divinité ou à l’ingéniosité personnelle du créateur, le « monde domestique » dans lequel chacun est pris dans une chaîne de responsabilités interpersonnelles au service de la société, le « monde de l’opinion » où c’est la notoriété qui fonde la valeur, le « monde civique » où le bien commun est ce qui justifie tous les efforts, le « monde industriel » où l’efficacité productive prime, et enfin le « monde marchand » dont la mesure de grandeur est la rentabilité. On reconnaît facilement l’axiologie du « monde civique » dans la figure du poète-citoyen, celle du « monde domestique » dans l’image de l’écriture-sacerdoce, et le « monde inspiré » dans la posture du visionnaire et du prophète. Ce panorama permet à Nathalie Heinich de montrer l’ancrage sociétal de l’aura dont peuvent être pourvus (ou dépourvus) les écrivains, et l’impact identitaire de ces catégories axiologiques 16. Certaines valeurs sont parfaitement combinables et leur cumul rehausse le prestige de l’écrivain. Ainsi le « monde industriel », qui est celui de l’expertise, et le « monde marchand », qui repose sur la valeur chiffrée, se renforcent mutuellement en

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raison de la marchandisation de l’objet-livre et des différentes formes d’évaluation (prix, critiques professionnels, etc.) qui régentent les modalités de réception de la littérature. L’expertise est, dans la mentalité française moderne, une forme possible de tolérance de l’ingérence des valeurs marchandes dans le monde des Lettres. Ainsi André Gide, aussi brillant romancier qu’analyste littéraire, peut-il légitimement vendre son œuvre à gros tirages sans encourir le soupçon de vendre son âme au plus offrant. Marguerite Duras, quant à elle, qui n’a jamais fait œuvre de critique littéraire et passe pour une moderniste parfois peu accessible au grand public, s’attire les foudres de nombre de ses lecteurs de la première heure et des critiques qui l’avaient pourtant jusque-là soutenue, lorsqu’elle connaît le succès commercial de L’Amant en 1984. En d’autres termes, les écrivains taxés de mercantilisme sont presque systématiquement exclus de la gloire du « monde inspiré ». À notre époque, la prolifique Amélie Nothomb compense la régularité commerciale de sa production par une posture auto-sacralisante, se targuant d’être une « Immaculée Conception à répétition »17. Le monde de l’inspiration reste en effet le plus constant dans l’univers des Lettres depuis le Romantisme, même s’il prend des formes différentes, et participe du procès de légitimation du discours littéraire dans une perspective de sacralisation. Pour construire l’inspiration, le XIXe siècle hésite entre une référence à l’instance divine extérieure (de la muse à Dieu, en passant par la Nature) et une référence à la vérité intérieure. Musset évoque sa Muse ; Hugo se fait photographier pensif devant les magnificences de la nature, face à la mer. Mais en définitive, d’une manière générale, le génie n’est plus tant compris comme un élément sacré hors de soi que comme une grâce d’état, à laquelle il faut se rendre accessible en soi. Les adeptes du Grand Jeu se présentent en position de réceptacles quasi mystiques de la surnature : « il faut se mettre dans un état de réceptivité entière, pour cela être pur, avoir fait le vide en soi. De là notre tendance idéale à remettre tout en question dans tous les instants. Une certaine habitude de ce vide façonne nos esprits de jour en jour. […] Pourquoi écrivons-nous ? Nous ne voulons pas écrire nous nous laissons écrire »18. On peut accéder à l’inspiration par exemple à la faveur du rêve. Ainsi Hugo prend la pose pour une photographie, assis mais en plein sommeil, pose reprise par Gide sous le masque mortuaire de Giacomo Leopardi qui joue le rôle de divinité tutélaire. De plus en plus, on considère aussi que l’œuvre de l’écrivain n’est pas redevable passivement à des forces surnaturelles qui traversent un individu qu’au travail, à l’exercice d’un métier en fonction d’un savoir-faire précis et d’un labeur. Car si, comme le déclare Valéry, « le premier vers est toujours donné », il ne s’agit pas tellement d’être le porte-parole d’une divinité, mais bien de se mettre à l’écoute d’une vérité que l’on porte en soi. En somme, il s’agit d’une forme particulière du culte de l’authentique. L’inspiration est donc tantôt une question de tempérament, tantôt de vouloir, ou encore de circonstances : une affaire d’état second lié à des situations transitoires telles que la contemplation, le sommeil, voire l’usage de drogues. Lorsqu’au début du XXe siècle, les écrivains découvrent la notion freudienne d’Inconscient, ils revendiquent des voies d’accès à la vérité intérieure, valorisent la folie et encouragent les stratagèmes comme l’hypnose, jusqu’à en faire l’objet de séances collectives qui délimitent un cercle d’élus, comme ont pu le faire les Surréalistes.

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Il faut remarquer à cet égard que l’authentique est l’un des points de force de la concurrence que la littérature doit mener contre la position envahissante de la civilisation de l’image à la fin du XXe siècle, qui pour sa part favorise l’auratique, de par le fait que le langage iconique joue sur l’appréhension instantanée. Selon Walter Benjamin 19, c’est dans ce dévoilement de l’authentique que réside l’autorité de l’œuvre d’art. Or sur ce plan, le langage verbal peine à maintenir une position de choix. À défaut d’auratique, l’écrivain développe dès lors une tension de plus en plus grande vers l’authentique par le biais des éditions uniques ou rares, ou par la valorisation des manuscrits autographes dont le dévoilement fait naître le sentiment du sublime, et qui sont conservés comme de saintes reliques. Du Romantisme à aujourd’hui, parallèlement au passage de la sacralisation de l’inspiration à celle du processus d’élaboration, on passe corrélativement de l’occultation à l’exhibition de ce travail, via l’archive. Dans cette logique se comprend la valeur inestimable, sur le plan symbolique, d’une œuvre autographe telle que Les Maisons aveugles, offerte par Paul Willems à une poignée d’élus à la Noël 1987, mais aussi, plus communément, celle des ouvrages dédicacés de manière personnalisée par leur auteur à un lecteur ami. Le monde « inspiré » se trouve ici à l’intersection d’un univers axiologique pourtant aux antipodes, celui du « monde marchand ». En effet, les courses aux autographes des séances de dédicaces ne sont pas toujours mues par le seul désir de toucher l’authenticité de l’auteur et de subir ce choc ontologique qui fait passer un nom célèbre, pure représentation, du côté des réalités vécues 20 ; ils peuvent aussi avoir pour simple but d’augmenter la valeur commerciale de l’objet-livre, puisque les autographes, de par leur caractère unique, valent cher. La valeur commerciale, ne fût-ce qu’en produits dérivés, n’en reste pas moins une mesure de la sacralité d’un auteur : si à l’époque de Hugo l’on brodait des pantoufles à son image et si l’on achète aujourd’hui des T-shirts qui portent des citations de ses œuvres (« Peuples ?! Écoutez le poète. – V. Hugo »), c’est en raison du caractère auratique qu’ils procurent à celui qui s’en vêt. La « Rimbaudmania », si elle ne signifie en rien que ses adeptes aient lu toute l’œuvre poétique, montre à tout le moins que sa posture d’auteur constitue une icône qui continue à être un signe identitaire valorisant, voire un talisman qui traverse les âges. Encore aujourd’hui, le visage de Rimbaud devient une revendication identitaire, idéologique, au même titre que d’autres figures sacralisées pour leur rôle actif dans l’histoire événementielle, comme Che Guevara. La valorisation commerciale peut s’opérer de manière superfétatoire, en raison de la cohérence du projet d’écriture lui-même, l’écrivain jouant de son prestige pour servir ses opinions, par exemple. Ainsi lorsque Victor Hugo publie son Napoléon le petit au format miniature, il veut illustrer la petitesse de son sujet et ne calcule pas que ce livre fera fortune entre autres parce qu’il pourra circuler sous le manteau ou – ce qui fera légende – dans les corsets de femmes. Son ouvrage forme un contraste absolu avec la grandiose Ode à Napoléon de Byron, dont les pages regorgent de dorures et la couverture de pierreries pour magnifier son sujet, ce qui produit un livre-trésor qui vaut son pesant d’or. L’écrivain est ainsi parfois producteur de richesse à son insu. Par exemple, lorsque Verlaine fait paraître le recueil Femmes avec la mention « Imprimé sous le manteau et

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ne se vend nulle part », il fait œuvre de Maudit, autant que de bibliophile 21. Et la première édition d’Une Saison en enfer, dont on pensait qu’elle avait été brûlée par l’éditeur, crée une mythologie autour de l’œuvre qui s’accorde bien au caractère précaire de la vocation littéraire de son auteur. En définitive, ce qui hisse Rimbaud au rang de monstre sacré des Lettres françaises est aussi le résultat de cet ensemble de productions de valeurs marchandes autour de son œuvre. Il serait certes peu opportun de penser que l’appât du gain puisse être à la base d’une vocation d’écrivain : bien d’autres voies plus lucratives s’offrent aux arrivistes. « Le métier des lettres est tout de même le seul où l’on puisse sans ridicule ne pas gagner d’argent », prétendait Jules Renard. Force est toutefois de constater que certaines œuvres contribuent ostensiblement à créer de la valeur marchande, susceptible d’auréoler l’écrivain. La sacralisation participe pleinement des mécanismes de l’économie de la culture. On touche ainsi à un autre monde axiologique, celui « de l’opinion ». Il est clair que l’écrivain, étant un homme public, doit tenir compte de cette donne essentielle : son image est le produit d’un discours qui, en partie lui échappe, même s’il est normal qu’il tente la plupart du temps de le contrôler. La réputation fait et défait la valeur des hommes. Ainsi Victor Hugo a dominé son siècle au point de jouir de funérailles nationales, qui elles-mêmes donnent lieu à un ouvrage de plus de 400 pages avec la reproduction du faire-part de décès, la recension des articles de presse, l’index des noms cités, etc. On renoue là avec l’art glorifiant des « Tombeaux littéraires » inauguré à la Renaissance. Plus généralement, la sacralisation de la fonction d’auteur se trouve affectée par le fait que les valeurs qui la fondent peuvent cohabiter dans la société en s’avérant concurrentielles, voire incompatibles. À cet égard, le gain progressif du rôle de l’image et l’avènement de la médiatisation de toute la vie sociétale vont de pair avec la montée du « monde de l’opinion », que la mentalité française contemporaine comprend comme difficilement compatible avec l’aura de l’authentique. Cet antagonisme scinde le monde des Lettres en deux clans : d’un côté les auteurs médiatisés, produits à coup de marketing et potentiellement artificiels, et de l’autre les écrivains discrets qui ne recourent pas à des stratégies d’emphase commerciale et sont dès lors moins susceptibles d’être fabriqués. Par exemple, Michel Houellebecq cultive depuis toujours une certaine apparence, plutôt chétive et souffreteuse. L’acharnement d’une partie de la critique à dénigrer son œuvre (jugée scandaleuse et obscène, ce qui n’est pas sans rappeler d’autres accusations du même ordre à l’encontre d’un Baudelaire, d’un Flaubert ou d’un Zola) et l’échec au Goncourt en 2005 le placent dans une posture de martyr, dont les journalistes tirent parti lors de la réception chez Drouot pour le Goncourt qu’il remporte finalement en 2010 : Houellebecq, toujours frêle et maladif, est cependant entouré par une aura de micros et de flashes, à l’image d’un Christ en majesté. Les mentalités contemporaines opposent la quantité, soupçonnée de mégalomanie, à la qualité de ce qui, restant secret, est perçu comme véridique, mais cette apparence véridique peut elle-même faire l’objet d’une stratégie commerciale tout à fait calculée. Ainsi, image même de l’aristocratie des Lettres, Julien Gracq refuse les interviews et, ayant dénigré le prix Goncourt dans un

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texte resté célèbre (La Littérature à l’estomac), il demeure cohérent dans sa logique en refusant le prix lorsqu’il lui est attribué pour Le Rivage des Syrtes. Outre la posture aristocratique qui s’oppose à la vulgarité du commerce et du grand public, le fait de refuser que ses romans passent en collection de poche relève également d’une certaine stratégie commerciale. Dans les représentations mentales communément partagées © Frogmaniacs, Rimbaud Warrior, Collection « La griffe des aujourd’hui, contrairement à ce grandes plumes», 2010. © Didier Tolla. qui avait cours à l’époque romantique, une opposition peut se lire entre le «monde civique » qui trouve son expression la plus directe dans la littérature « engagée », et le « monde inspiré » qui suppose la soumission de l’écrivain à la grâce de « l’Art » qui le détache du monde réel. Si l’entre-deuxguerres et l’immédiat après-guerre connaissent la glorification de la littérature d’idées, celle-ci se voit soupçonnée ensuite d’asservir l’accomplissement esthétique à des réalités intellectuelles ou sociales susceptibles d’appauvrir la qualité littéraire, et elle peut même être dénoncée comme obscène lorsqu’elle touche à des sujets trop sensibles. Le cumul de plusieurs grandeurs place résolument un écrivain au-dessus du lot, mais ne le garantit pas d’être dénigré dans un système de valeurs concurrent. Par exemple, la combinaison du génie (« monde inspiré ») et de l’expertise (« monde industriel ») peut faire placer Maurice Blanchot dans la sphère des auteurs magnifiés, mais au nom du « monde de l’opinion », il peut être taxé d’un intolérable élitisme. Les grandeurs se présentant en conflit, la légitimation absolue n’atteint en définitive que peu d’hommes de Lettres, c’est pourquoi le paysage littéraire ne peut plus être depuis le XXe siècle, comme aux époques précédentes, représenté par une figure-phare telle que Voltaire ou Hugo, mais il se démultiplie dorénavant en différentes icônes, toutes représentatives des « sublimes » différents et concurrentiels dont la société hétérogène est traversée. Qu’il soit considéré comme un être supérieur béni des dieux ou comme un exclu de la communauté, l’écrivain correspond toujours au plus près à la tension qui anime l’adjectif « sacré ». La conjonction des instances qui sacralisent l’écrivain et le fruit de son travail (l’auteur lui-même, les éditeurs, les médias, les institutions décernant les distinctions, les universitaires et, bien sûr, les lecteurs) montre bien qu’il y a là une attente de la part du public : celle que l’écrivain montre la voie et que ses œuvres soient le lieu d’une communauté et d’une communion. Comme le souligne Régis Debray, il permet de faire scission, faire lignée, faire image, faire souche, faire attendre, faire goûter 22 : toutes actions qui sont à la conjonction entre la sacralisation et le monde marchand. Au sacrifice de l’effacement de soi de l’auteur correspond la possibilité de la suspension d’incrédulité du lecteur ; à celui des tourments de la figure publique, la gloire

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de la reconnaissance d’un lectorat, voire d’un réseau d’imaginaires qui se construit parfois, désormais, sur de toutes autres approches que la lecture des œuvres : la présence visuelle (les adaptations de l’œuvre à l’écran, l’iconographie de l’écrivain dans les magazines et les émissions télévisuelles qui font l’opinion), médiatique (les entretiens, les blogs) et objectale (les gadgets). L’écrivain, dans tous les cas, occupe les territoires multiples du sacré selon des modalités qui, en définitive, en disent long sur l’histoire des représentations dont ils sont autant les témoins que les acteurs et les objets. Christophe MEURÉE & Myriam WATTHEE-DELMOTTE

NOTES R. DEBRAY, Le Moment fraternité, Paris, Gallimard, 2009, p. 31 et 19. Ibid., p. 31. 3 P. BÉNICHOU, Le Sacre de l’écrivain (1750-1830), dans Romantismes français I, Paris, Gallimard, 2004. 4 R. DEBRAY, Le Feu sacré. Fonctions du religieux, Paris, Gallimard, 2003, p.123. 5 Lettre de Gustave FLAUBERT à Mlle Leroyer de Chantepie du 18 mars 1857 dans Correspondance, éd. J. BRUNEAU, vol. 2, Paris, Gallimard, 2005. 6 Voir Cl. ABASTADO, Mythes et rituels de l’écriture, Bruxelles, Complexe, 1979. 7 A. VAILLANT, L’Histoire littéraire, Paris, Armand Colin, 2010, p. 292. 8 R. GILBERT-LECOMTE et al., « Avant-propos » du Grand Jeu, n°1, 1928, p. 1. 9 P. VERLAINE, « Langueur », dans Jadis et naguère, Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, 1962, p. 370. 10 Selon le philosophe italien Giorgio AGAMBEN, le terme latin de sacer désigne à la fois sacré et sacrifiable: Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, trad. de l’italien par M. RAIOLA, Paris, Le Seuil, 1997. 11 Ch. BAUDELAIRE, « L’albatros », dans Les Fleurs du mal, Paris, Gallimard, 1972-1996, p. 38. 12 A. CAMUS, L’Homme révolté, Paris, Gallimard, 1951, p. 23. 13 L. BLOY, Le Désespéré, Paris, Mercure de France, 1964, p. 54. 14 J. BENDA, La Trahison des clercs, Paris, Grasset, 1928 : « La transmutation de la culture (domaine de l’activité spirituelle et créatrice de l’homme) en ma culture (l’esprit du peuple auquel j’appartiens, qui imprègne ma pensée mais aussi mes gestes quotidiens) » (p. 14) est pour Benda la marque de l’âge moderne. La dénonciation des conséquences de cette situation se retrouve en écho chez Alain Finkielkraut dans La Défaite de la pensée, Paris, Gallimard, 1987. 15 L. BOLTANSKI & L. THÉVENOT, De la Justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991. 16 N. HEINICH, Être écrivain. Création et identité, Paris, La Découverte, 2000. Voir aussi le chapitre sur «l’autorité auctoriale » dans M. WATTHEE-DELMOTTE, Littérature et ritualité. Enjeux du rite dans la littérature française contemporaine, Bruxelles, P.I.E.-Peter Lang, 2010, p. 58-65. 17 Propos d’Amélie NOTHOMB recueillis dans l’article « Je suis enceinte pour la septante-deuxième fois ?!», dans Le Soir, supplément Week-end culture, samedi 13, dimanche 14 et lundi 15 août 2011, p. 33. 18 R. GILBERT-LECOMTE et al., « Avant-propos » du Grand Jeu, idem. 19 W. BENJAMIN, « L’œuvre d’art à l’ère de la reproductibilité technique » (dernière version) dans Œuvres III, trad. de l’allemand par M. de GANDILLAC, R. ROCHLITZ & P. RUSCH, Paris, Gallimard, 2000, p. 275276. 20 N. HEINICH, De la Visibilité, Paris, Gallimard, 2012. 21 Verlaine confie le manuscrit à paraître, comme il l’avait fait précédemment avec « Les amies », en visant une entreprise financière : il s’agit de majorer le prix en faisant circuler l’exemplaire sous le manteau, pour les collectionneurs de curiosités. C’est une pratique assez fréquente au XIXe siècle : Jules Verne, par exemple, fait de même. 22 R. DEBRAY, Le Feu sacré, op. cit., p. 86-88. 1 2

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Postures sacrées Sur la scène de la littérature, l’écrivain négocie une identité institutionnelle par la manifestation d’une « posture ». Le dramaturgie latine disposait à ce sujet du terme de persona au sens de masque scénique : au théâtre, c’est le masque qui fait le rôle, la personne du comédien n’en est que le support. Deux types de faits s’articulent inséparablement dans une posture : la dimension discursive (l’èthos de l’énonciateur) et celle des conduites d’auteur dans les situations littéraires publiques (remises de prix, banquets, entretiens, signatures, etc.). À l’ère de la modernité, une posture permet la renégociation, en vue de la singularité, des statuts et des rôles collectifs hérités de l’histoire littéraire. En effet, l’injonction à la singularité constitue l’un des traits majeurs qui gouvernent la vie littéraire depuis la fin du XVIIIe siècle. Mais les postures elles-mêmes, si elles travaillent à se faire singulières, empruntent néanmoins à un legs collectif : elles puisent à un répertoire historique accumulé, par emprunts et reconfigurations de postures antérieures conservées dans la mémoire littéraire. Elles sont constituées, en quelque sorte, d’inter-discours et d’inter-conduites. Sacrées ou sacralisées seront dites les postures qui distinguent l’écrivain des hommes ordinaires et le haussent à une figure d’exception, par assimilation à des catégories supérieures (dieu, saint, sage, martyr, héros…), afin d’assurer l’unité du groupe autour de valeurs communes. Pensons par exemple à la sacralisation de JeanJacques Rousseau par les révolutionnaires français, à l’occasion du dépôt de ses cendres au Panthéon (octobre 1794). Le vocabulaire religieux qui accompagne alors un rituel par ailleurs laïc est omniprésent. Rousseau lui-même emprunte ses modes d’énonciation prophétique à Socrate, à Jésus et à saint François d’Assise. Ses premiers biographes ont très vite construit leurs récits sur le modèle hagiographique, faisant de lui un nouveau prophète et un martyr de sa cause (notamment lors de la « lapidation » de Môtiers). Décor d’un transfert du sacré religieux vers un sacré proprement littéraire qu’a décrit Paul Bénichou, l’ère des « mages romantiques » offre d’abondants exemples d’une sacralisation de l’écrivain : èthos prophétique de Victor Hugo, inspiration lamartinienne, figure de l’écrivain martyr en 1848, jusqu’à la voyance rimbaldienne et aux « poètes maudits » recensés par Verlaine. La sacralisation de l’écrivain prend cependant d’autres formes au cours du XXe siècle. S’attaquant à Mauriac, Jean-Paul Sartre dénie à l’écrivain le pouvoir d’occuper, dans ses romans, le point de vue de Dieu. Coupé désormais de tout arrièreplan religieux, un nouveau sacré littéraire se forge au nom de l’autonomie absolue d’un « espace littéraire » (Blanchot, Bataille, Duras). À des écrivains que le succès commercial a starifiés, et souvent tentés par le prophétisme médiatique (Dantec, Houellebecq), répondent des écrivains sacralisés par leur distance (parfois ostentatoire) à l’égard du jeu littéraire. Pensons à la retraite de Pascal Quignard, ou à Richard Millet solennellement auto-proclamé « dernier écrivain » vivant. Jérôme MEIZOZ

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André Gill, Victor Hugo, (s.d.). © Maisons de Victor Hugo / Roger-Viollet.

Bibliographie P. BÉNICHOU, Les Mages romantiques, dans Romantismes français II, Paris, Gallimard, 2004. J. MEIZOZ, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Slatkine, 2007 ; La Fabrique des singularités. Postures II, Slatkine, 2011. J.-P. SARTRE, « M. François Mauriac et la liberté », NRF, 1er février 1939.

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Les Maudits La parution en 1884 des Poètes maudits de Paul Verlaine et la fortune étonnante de ce petit recueil de portraits littéraires au XXe siècle ne doivent pas faire illusion : le mythe qu’il consacre et renouvelle tout à la fois traverse l’ensemble du XIXe siècle et trouve appui, en amont, sur des discours (poétiques, philosophiques, médicaux, religieux) très anciens affirmant le malheur inévitable de l’homme de Lettres hors norme, hors pair, en un mot, supérieur. En associant des notions telles la mélancolie et le génie, la pauvreté et l’authenticité, la persécution et la valeur intellectuelle, ces discours ont fourni un socle topique permettant l’émergence, dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, d’un mythe largement accrédité, affirmant l’utilité de la souffrance dans la production intellectuelle et littéraire. À l’heure du Sacre de l’écrivain (1750-1830), les hommes de Lettres opposent aux saints du christianisme les martyrs de la pensée et de l’écriture : Homère et Milton, Lucrèce et le Tasse, Socrate et Descartes sont convoqués pour montrer qu’il n’est point de grande âme ni de grande œuvre qui n’ait été formée par le malheur. Jean-Jacques Rousseau, qui incarne aux yeux de ses contemporains et de l’immédiate postérité la figure par excellence du grand homme malheureux, tout à la fois mélancolique, pauvre et persécuté, génial, authentique et sensible, suscitera un culte sans précédent en Europe. Des foules de pèlerins se rendent à Ermenonville pour se recueillir sur sa tombe, avant que ses cendres ne soient transférées dans cet autre espace fortement chargé de religiosité, le Panthéon. Le culte du génie qui s’instaure alors et qui récupère la sacralité associée traditionnellement à la sphère religieuse fait du malheur du lettré l’un des signes de sa valeur. Dans la pratique de l’éloge académique, le malheur est retenu comme « le critère d’élection le plus décisif ». Après la Révolution, la figure du Philosophe persécuté perd du terrain au profit de celle du Poète malheureux, qu’incarne exemplairement le Tasse. Lamartine, après Byron, fait deux cent lieues pour toucher de sa main les murs de sa prison et pour y inscrire son nom. Quelques poètes infortunés du XVIIIe siècle, tels Chénier, Malfilâtre ou Chatterton, suscitent à peine moins de ferveur et un Hégésippe Moreau avoue ne s’agenouiller qu’« en fermant les yeux » devant la gloire consacrée d’un autre poète mort dans la fleur de l’âge, Nicolas Gilbert, véritable héros des lyres brisées du XIXe siècle. La mystique de l’écrivain malheureux qui prend ainsi consistance dans la première moitié du XIXe siècle trouve à se renouveler dans sa deuxième moitié. Aux côtés d’un Hugo, qui incarne pendant le Second Empire la figure du génie exilé, symbole de la Conscience veillant au chevet de l’Histoire, apparaissent des formes plus sataniques de malédiction littéraire. L’alcoolisme de Poe est décrit par Baudelaire comme un outil de travail, les « Tout-Puissants » présentés par Verlaine dans ses Poètes maudits méprisent la multitude comme ils en sont méprisés. Le XXe siècle produit à son tour de nouveaux avatars du mythe en étendant le concept de malédiction au monde de l’art (Van Gogh) et du spectacle (Jim Morrison, Marilyn Monroe), voire du sport (Maurice Richard). Pascal BRISSETTE

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Jacques Villon, Baudelaire, 1920. © Musée de Louvain-la-Neuve - UCL. Cliché. J.-P. Bougnet.

Bibliographie P. BÉNICHOU, Le Sacre de l’écrivain (1750 -1830), dans Romantismes français I, Paris, Gallimard, 2004. J.-Cl. BONNET. Naissance du Panthéon. Essai sur le culte des grands hommes, Paris, Bayard, 1998. P. BRISSETTE, La Malédiction littéraire. Du poète crotté au génie malheureux, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2005. B. MELANÇON, Les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fidès, 2006. H. MOREAU, Œuvres de Hégésippe Moreau, Paris, Garnier, 1881.

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Sacralisations surréalistes Le Surréalisme, dès sa naissance, remet en cause le statut de l’écrivain : Breton, Aragon et Soupault intitulent par antiphrase Littérature une revue qu’ils créent en 1919. Dans Les Champs magnétiques, publiés en 1920, Breton et Soupault expérimentent l’écriture automatique, dictée par l’inconscient et susceptible de révolutionner le rapport au texte écrit, en lui ôtant son caractère étroitement personnel et contrôlé. Après la mort de Dada, l’offensive menée contre les structures religieuses et sociales atteint son paroxysme avec cette annonce, sur la couverture du numéro 3 de La Révolution surréaliste : « 1925 : Fin de l’ère chrétienne ». Il s’agit ensuite de mettre en œuvre, conjointement, le mot d’ordre de Rimbaud : « changer la vie » et celui de Marx : « changer le monde », en faisant appel à des forces irrationnelles encore inexploitées. Cette orientation entraîne des formes nouvelles de sacralisation, coexistant avec le rejet de toute transcendance. L’unité du groupe, fondée sur l’autorité d’un chef charismatique, que ses adversaires désignent comme le « pape » du mouvement, est symbolisée par la métaphore du «château », substitut laïc du temple. Son existence repose sur un ensemble de rites qui régissent les activités, expériences des sommeils, jeux collectifs, etc., et qui président à l’initiation des membres ou aux exclusions entraînées par la transgression des interdits (parmi lesquels figure la recherche d’« alibis » littéraires). « Aucune tentative d’intimidation ne nous fera renoncer à la tâche que nous nous sommes assignée et qui est […] l’élaboration du mythe collectif propre à notre époque », déclare Breton en 1936. Il reprend à son compte, en la laïcisant, l’idée ésotérique du point suprême comme lieu idéal de résolution des antinomies. Il reconnaît également l’importance, dans la pensée surréaliste, d’« un certain “sacré” extrareligieux », dont les ambigüités ont été souvent soulignées. J. Monnerot, par exemple, dans La Poésie moderne et le sacré (1945), tout en mettant en évidence le désir des surréalistes de renouer avec la pensée primitive, voit dans leur poésie un rituel incantatoire, condamné à l’impuissance. Le culte de la femme-enfant, celui de la Fée Mélusine, sont dénoncés par des féministes comme Xavière Gauthier, considérant qu’ils réduisent la femme à l’état d’objet de contemplation et de consommation. Le mythe de l’androgyne primitif, quant à lui, sacralise l’amour charnel, dès lors que cet amour répond à sa qualification passionnelle et élective. Alors la question du salut terrestre, posée principalement par Breton, serait résolue grâce à la réconciliation de l’homme avec lui-même et avec l’univers. Jeanne-Marie BAUDE

Bibliographie A. BRETON, Limites non frontières du surréalisme et Entretiens [1952], dans Œuvres complètes, T.III, Gallimard, 2000. X. GAUTHIER, Surréalisme et sexualité, Paris, Gallimard, 1971. J. MONNEROT, La Poésie moderne et le sacré, Paris, Gallimard, 1945.

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Alexeiëff, Apollinaire, dans Guillaume Apollinaire, Les Épingles, 1928. (L’auteur est considéré comme l’inventeur du terme de «Surréalisme»). © Morlanwelz, Musée royal de Mariemont. Cliché Michel Lechien.

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Écrivains et prophètes L’écrivain montre la voie. De nombreux penseurs influents – parmi lesquels Freud n’est sans doute pas le moindre – ont abondé en ce sens, investissant la littérature d’un pouvoir visionnaire. Parce que son principe de fonctionnement n’est pas conscient, l’acte créateur se voit assimilé à un processus prophétique : l’artiste est inspiré, habité par le souffle d’une parole dont la portée le dépasse.

Ulrich Lamsfuss, Dirk Hasskarl, Michel Houellebecq, 2010. Le peintre hyperréaliste berlinois reprend les images médiatiques et prosaïques pour leur faire dire autre chose. Ici, un travail de recomposition en utilisant des images de sources variées contemporaines – publicité, presse, photographies – qu’il reproduit avec des techniques anciennes (l’huile sur toile). © Courtesy Galerie Daniel Templon, Paris - Ulrich Lamsfuss. Photo : B.Huet/Tutti. Collection privée.

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Selon Raymond Abellio, le prophétisme participe pleinement de « l’efficacité sociale de la spiritualité ». Le pouvoir dont est investie l’activité littéraire se double d’un devoir envers les générations futures. L’autorité spirituelle de l’auteur s’exerce ainsi sur le pouvoir temporel, répondant à une aspiration du public. L’écrivain se retrouve dès lors comptable d’un savoir qui anticipe l’avenir, savoir qui le distingue et/ou le rapproche des scientifiques et de leur idéal de prévision. L’autorité nécessite cependant une légitimation. Celle-ci est de deux ordres, non exclusifs : soit les écrivains vont quérir une instance légitimante en amont de leur production (Dieu, la Muse, le Génie, etc.), soit ils s’en remettent au jugement de la postérité. Les Lumières du XVIIIe siècle ont imposé l’idée d’une indépendance intellectuelle des écrivains face à toute forme d’autorité. Pourtant, le Romantisme a popularisé la posture prophétique de l’écrivain, telle qu’elle se perpétue encore de nos jours. Les avant-gardes ont beaucoup joué de la posture prophétique afin de présenter leurs productions comme des modèles de l’art à venir (le Futurisme a fortiori). De même, la notion de précurseur repose sur une forme de référence larvée au prophétisme : Lautréamont, mort en 1870 à 24 ans, annonçait le Surréalisme dans ses Chants de Maldoror, ainsi que le suggérera Breton… a posteriori. L’activité littéraire cultive les occasions de révélation : les esprits des écrivains des temps passés se manifestent à Hugo lors des séances de tables tournantes ; Rimbaud proclame à qui veut l’entendre que pour être poète il faut être Voyant ; Baudelaire ou Michaux abusent de substances diverses pour accéder à de nouvelles perceptions ; Queneau ou Perec cherchent la révélation du sens dans le Hasard des contraintes mathématiques qu’ils s’imposent. Quelques écrivains adoptent plutôt la posture du passeur, chargé de relayer un savoir prophétique dont ils ne sont pas l’auteur : les prophéties chrétiennes sont ainsi repensées par Paul Claudel et les prophéties mayas, par Benjamin Péret puis par Jean-Marie G. Le Clézio. Faut-il craindre pour autant l’éclatement social et identitaire que présagent les personnages de Michel Houellebecq ou d’Antoine Volodine ? Les XXe et XXIe siècles sont pour le moins sceptiques. Si Marguerite Duras a toujours été considérée comme une «pythie » par ses détracteurs, c’est parce que ses personnages aussi bien qu’elle-même profèrent des phrases définitives sur le devenir du monde : « Que le monde aille à sa perte, c’est la seule politique » (Le Camion). Alarmistes ou progressistes, les personnages qui tiennent des discours prophétiques sont porteurs d’une ambition politique. « Ça recommencera », prophétisait la Française de Hiroshima mon amour à propos du désastre de la bombe atomique : l’Histoire ne lui a pas donné raison… Pas encore. En réalité, la prophétie ne détermine pas le futur (il suffit de se rappeler le non-aboutissement de la prophétie de Jonas), mais donne forme à l’une de ses contingences possibles, toujours susceptible de revirement. Éveiller les consciences à temps, tel est le rôle politique de toute prophétie, de toute littérature. Christophe MEURÉE Bibliographie R. ABELLIO, Vers un nouveau prophétisme, Paris, Gallimard, 1950. P. BÉNICHOU, Romantismes français I. Le sacre de l’écrivain. Le temps des prophètes, Paris, Gallimard, 2004. M. DURAS, Le Camion, Paris, Minuit, 1977 ; Hiroshima mon amour, Paris, Gallimard, 1959.

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Les Tombeaux littéraires Anthropologiquement, le culte des morts est ce qui par excellence témoigne de l’homo sacer. À cet égard, le Tombeau est une composition littéraire ou musicale en hommage à un défunt : la production parallèle des monuments funéraire et artistique assure une forme conjointe de sacralisation. Né en France à la Renaissance, ce genre littéraire, à l’origine, est collectif : un recueil réunissant des pièces funèbres diverses comme le sonnet, l’épitaphe, l’ode, l’élégie, etc. Souvent écrit en plusieurs langues il célèbre la mémoire d’un homme d’importance, qu’il soit membre de la famille royale ou poète. Le genre connaît une résurgence à la fin du XIXe siècle chez les Symbolistes : Mallarmé écrit plusieurs poèmes de circonstances liés à la commémoration d’auteurs défunts. Cette pratique littéraire vise à consolider les diverses identités concernées : celle du mort, reconnu comme une personnalité de premier ordre, mais aussi celle de la communauté endeuillée qu’il faut aider à se reconstruire, et enfin celle de l’écrivain qui prend la parole. Le texte joue en ce sens une fonction monumentale, légitimante en regard de l’espoir de la survie du défunt dans les mémoires collectives, mais aussi du pouvoir de l’homme de plume à immortaliser par l’art verbal. Le Tombeau témoigne nécessairement de l’axiologie de son époque à l’égard du statut de l’écrivain. L’auteur doit en effet produire une image signifiante pour la communauté qui assure en retour son autorité littéraire. Ainsi, à la Renaissance, l’individu importe moins que son œuvre, dont la valeur repose essentiellement sur le service social. Dans ce contexte, la mort du poète est un incident dépassionné qu’il faut clore sereinement pour offrir à la communauté de se tourner vers l’avenir. Le Tombeau commémore dès lors le disparu en mettant l’accent sur les valeurs partagées ; le texte est fortement codé et s’appuie sur des topoï inféodés à l’adhésion collective. Par contraste, depuis le XIXe siècle, ce qui est sacralisé, c’est la singularité d’un créateur. Il ne s’agit plus d’honorer un maillon de la chaîne sociale, mais un individu et même, à l’époque symboliste, un « maudit », soit une singularité créatrice qui a refusé d’être récupérée par la collectivité. Le Tombeau mallarméen cherche ainsi à donner voix à un inclassable, légitimé par une élite en porte-à-faux avec les normes sociétales. Le deuil devient dans ce contexte une affaire intime et douloureuse, car la disparition de l’écrivain signifie la perte d’un individu irremplaçable, et pour lui rendre hommage, il convient de lui écrire un texte novateur où l’endeuillé met en jeu, selon la fidélité en esprit, sa propre singularité. Ce sens continue à prévaloir à l’époque contemporaine (ex. le Tombeau de Romain Gary de Nancy Huston ; Passant de la lumière de Béatrice Bonhomme-Villani). Mais dans le contexte de la modernité occidentale, les conditions de l’écriture du deuil ont changé par la mise à distance de la réalité du cadavre et par la régression des rites mortuaires liée, entre autres, à la démultiplication des valeurs de références permettant d’ancrer la ritualité. La philosophie contemporaine invite en outre à comprendre le langage comme une force néantisante. Singulièrement depuis Blanchot, l’œuvre littéraire en hommage à un écrivain défunt devient ainsi un cénotaphe, un tombeau vide.

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Les Tombeaux littéraires apparaissent ainsi comme le lieu d’une expérience du sacré, quelle que soit la valeur suprême autour de laquelle la figuration de l’écrivain s’articule : la cohésion sociale, l’élite esthétique ou l’expression du vide. Myriam WATTHEE-DELMOTTE

Bibliographie La Licorne, « Le Tombeau poétique en France », N°29, 2005. J.-M. MAULPOIX, « Verlaine caché dans l’herbe. Le Tombeau de Paul Verlaine par Stéphane Mallarmé », dans Adieux au poème, Paris, José Corti, 2005, p. 291 et sq. M. WATTHEE-DELMOTTE, « Les Tombeaux littéraires : du rite au texte », dans B. DECHARNEUX, C. MAIGNANT & M. WATTHEE-DELMOTTE, Esthétique et spiritualité I : circulation des modèles en Europe, Fernelmont, E.M.E., 2012, p. 289-306.

Georges Rodenbach, LesTombeaux, Paris, (s.d.). © Morlanwelz, Musée royal de Mariemont. Cliché Michel Lechien.

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Jean-Jacques Rousseau, dans Œuvres complètes de J.-J. Rousseau, t. XIX, Paris, 1824. © Morlanwelz, Musée royal de Mariemont. Cliché Michel Lechien.

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III. L’écrivain et l’intime

A. Se faire l’intime de l’écrivain On peut aimer la littérature et ne pas se soucier des écrivains : aimer la fiction, les paysages mentaux qu’elle déroule et reprend, les scènes peuplées de personnages qu’invente la surprise des mots, aimer que cela vienne jusqu’à nous, lecteurs, dans le silence d’une chambre, dans la monotonie d’un train, dans la lumière d’un jardin public, et ne pas se soucier de l’origine de l’histoire et des rêves, ne pas être curieux de mettre une autre histoire avant l’histoire, celle de l’écrivain qui nous a fait ce cadeau. L’écrivain n’attend pas forcément qu’un regard en retour suscité par son œuvre soit dirigé vers lui: il peut espérer que cette œuvre prenne valeur au point qu’on ne s’intéresse qu’à elle, comme on le faisait jadis, aux temps médiévaux où les copies manuscrites circulaient anonymes. Le goût pour la littérature finit pourtant, chez beaucoup de lecteurs, par faire désirer et advenir la rencontre avec l’écrivain. C’est sur le terrain de l’intime que cela a lieu d’abord, en cet espace en nous qui lisons, où parle la littérature, où porte la voix de l’autre. Les fictions lues s’y trouvent chez elles et nous accroissent comme un supplément d’âme. Ce territoire commun à l’écrivain et au lecteur, où ils se joignent quand le second recrée en lui et donne vie nouvelle à ce que le premier a créé, considérons-le comme l’espace intime de la littérature, lieu d’un échange immatériel où transitent les textes. Le mot « intime » est celui qu’il faut ici, l’autorité des premiers dictionnaires français qui l’ont accepté, à la fin du XVIIe siècle, le confirme : la qualité d’une relation étroite entre deux êtres fait le sens premier du mot (« Il n’a guère d’usage qu’en cette phrase : ami intime, qui signifie, Un ami cordial, un homme avec lequel on a une liaison d’amitié très étroite. En ce sens, il est quelquefois substantif : c’est son intime. Il est du style familier», note le Dictionnaire de l’Académie française de 16941. C’est cela, en effet, qui est en jeu entre l’écrivain et son lecteur : se reconnaître comme possibles intimes, vouloir l’être. « En réalité, chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même », a dit très fameusement Proust dans le dernier volume d’À la recherche du temps perdu 2. La réflexion de Proust en la matière a commencé sous la forme d’un article polémique sur «La méthode de Sainte-Beuve » (repris de façon posthume parmi les écrits réunis sous le titre Contre Sainte-Beuve) : il y part à l’assaut du critique dont la « fameuse méthode » consiste à « ne pas séparer l’homme de l’œuvre », à ignorer qu’« un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices ». Le moi créateur échappe à la dispersion sociale et seul l’entretien singulier et silencieux avec les textes permet de l’entendre : « ce moi-là, si nous voulons le comprendre, c’est au fond de nous-mêmes, en essayant de le récréer en nous, que nous pouvons y parvenir. Rien ne peut nous dispenser de cet effort de notre cœur »3. Sainte-Beuve, pourtant, se montre capable de cet effort, lui qui ne prône rien tant qu’un rapport intime avec les auteurs : certains de ses articles pourraient servir à

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illustrer la magnifique invitation de Proust à plonger en soi pour, loin des bruits du monde, construire un colloque singulier avec l’auteur saisi dans la gravité de sa création. C’était l’enjeu qu’il se donne comme auteur des Portraits littéraires, titre qui désigne une forme mise au point pour rendre compte d’un rapport de proximité désirée avec les écrivains. Sainte-Beuve, certes, n’a pas toujours évité l’attitude caricaturale que condamne Proust, en particulier concernant des écrivains qui lui sont contemporains : par exemple Stendhal, dont les écrits sont récusés du fait de la mauvaise opinion contractée sur la personne d’Henri Beyle auprès de gens qui l’ont connu de manière proche 4. Mais c’est peut-être qu’à tout prendre, on ne peut pas se faire vraiment intime d’un contemporain, dans le sens idéal de la relation qui se fonde sur le terrain de la littérature, parce que la personne sociale existe trop fortement chez celui qui est en vie, ce qui entrave l’accès au créateur qu’il est par ailleurs. Avec les morts, Sainte-Beuve est plus en liberté et peut, d’un regard compréhensif, transformer l’admiration en sympathie. Regardons-le agir avec Diderot dont il se fait l’intime dans un article où, en début de carrière encore (en 1831), il énonce un goût qui devient tout aussitôt une méthode : « J’ai toujours aimé les correspondances, les conversations, les pensées, tous les détails du caractère, des mœurs de la biographie, en un mot, des grands écrivains ; […] on s’enferme pendant une quinzaine de jours avec les écrits d’un mort célèbre, poète ou philosophe ; on l’étudie, on le retourne, on l’interroge à loisir ; on le fait poser devant soi ; c’est presque comme si l’on passait quinze jours à la campagne à faire le portrait ou le buste de Byron, de Scott, de Gœthe ». La « familiarité » s’installe et bientôt, à force de cette observation dans la proximité, apparaissent « le tic familier, le sourire révélateur, la gerçure indéfinissable, la ride intime et douloureuse qui se cache en vain sous les cheveux déjà clairsemés » : alors, « on a trouvé l’homme »5. Trouver l’homme dans l’écrivain : est-ce confondre le moi créateur et le moi social, annuler la dimension créatrice en la réduisant aux imperfections d’un paraître ? C’est plutôt, dans une perspective humaniste héritée de Montaigne et des Lumières, être convaincu que chacun porte en soi « la forme entière de l’humaine condition » et que lire c’est le constater : en nous-mêmes, au prix de l’effort demandé par Proust, nous nous retrouvons intimes d’un autre moi qui a écrit peut-être avant même que nous soyons nés et qui nous convainc qu’au plus fort du singulier, il y a l’universel. On peut croire que Diderot aurait aimé être approché avec les mots de SainteBeuve, lui qui refuse de se reconnaître dans le portrait qu’un peintre pourtant très habile, Michel Van Loo, donne de lui à sa table de travail, pour le Salon de 1767 : « j’avais en une journée cent physionomies diverses, selon la chose dont j’étais affecté. J’étais serein, triste, rêveur, tendre, violent, passionné, enthousiaste. Mais je ne suis pas tel que vous me voyez là »6. La leçon est dure pour le peintre qui sans doute, quoi qu’il fasse avec ses pinceaux, est condamné à produire du figé. Capter la « gerçure indéfinissable » ou les « cent physionomies diverses » de chaque jour revient à énoncer un programme qui se fait un idéal de la relation intime : il s’agit de saisir le corps et de saisir les détails pour, encore une fois, constater que le plus singulier peut être le lieu d’où l’on découvre l’universel et que ce qui différencie les hommes doit être l’occasion de penser ce qui les unit. Ces exemples (Diderot, Sainte-Beuve) datent d’une période, entre le dernier tiers du XVIIIe siècle et le premier tiers du XIXe, qui voit l’émergence, sinon de l’individu

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III. L’écrivain et l’intime

comme vocable et comme idée, du moins de l’individualisme comme notion politique qui établit l’autonomie du sujet dans la société et son droit à voir respectés et défendus des droits qui lui sont reconnus. En même temps que la Révolution française proclame ceux-ci, la littérature prononce, avec Les Confessions de Rousseau (publiées de manière posthume en 1782 et 1789), les droits du « moi » et du « je ». Les écrits consacrés à la représentation de soi ont désormais droit de cité dans la littérature. Les lexicologues constatent que, dans ce contexte, le sens du mot « intime » évolue : l’acception relationnelle (« ami intime ») persiste, mais est rapidement dépassée par une acception psychologique qui renvoie à la profondeur, au for intérieur. Le signal en est donné en 1771 par le Dictionnaire de Trévoux, rédigé par les Jésuites, qui présente une « acception métaphysique » du terme : « sentiment intérieur, ou conscience. C’est ainsi que nous connaissons notre âme, les pensées, la douleur, le plaisir, en un mot tout ce qui se passe au-dedans de nous-même »7. Cette définition qui s’impose rapidement comme dominante renoue avec l’étymologie (intimus est le superlatif d’interior) et aussi avec le patronage religieux : dans ces autres Confessions que sont celles de saint Augustin, le terme est élevé à la plus haute dignité quand l’auteur, se reprochant son égarement passé auprès des manichéens qui cherchent Dieu dans le monde sensible, se reprend : « tu autem eras interior intimo meo » (III, 6 : toi cependant, tu étais « plus intérieur à moi que ce que j’ai de plus intérieur »). Cette définition (qu’on dira, selon les références que l’on choisit, métaphysique ou psychologique) ne contredit par forcément la définition relationnelle. Le philosophe Michaël Fœssel remarque au contraire, dans son récent essai sur La Privation de l’intime, que les deux se rejoignent très bien : « en employant plus volontiers la forme adjectivale (“l’intime” et non “l’intimité”), nous désignons un lien, et non une chose, un rapport plutôt qu’un espace clos. La conviction qui anime ce choix est que l’on n’est jamais seul dans l’intime, mais que l’on s’y retrouve au sein d’une société d’élus ». « L’existence de liens intimes », ajoute Fœssel, « est politiquement signifiante » car retrancher de la visibilité commune une part des liens qu’on a construits pour habiter une expérience est un « acte qui a à voir avec la liberté »8. L’intime est un bien commun qu’on ne connaît pas seul, il n’existe que si on peut le partager, y accueillir le regard d’un autre : la « société d’élus », pour celui qui écrit, est celle qu’il se forme avec ses lecteurs. Il peut être tentant, alors, pour l’écriture littéraire, d’aller un cran plus loin : non pas seulement opérer une représentation de soi, mais encore de soi dans l’intime. « Intus et in cute », ces quelques mots placés en tête des Confessions de Rousseau ont valeur de big bang. Cette épigraphe qui reprend en partie un vers du poète latin Perse (« Ego te intus et in cute novi », moi je te connais intérieurement et sous la peau) annonce un programme de littérature intime, c’est-à-dire de littérature se donnant pour tâche d’explorer une part profonde de soi, habituellement dérobée au regard des autres, pour tout à coup la montrer, la « confesser ». Dans l’histoire de la littérature et plus largement des idées, Rousseau marque une rupture entre un avant et un après : c’est particulièrement vrai pour l’écriture de soi et la représentation de l’intime. Il faut une capacité au paradoxe bien forte pour arriver à dire, comme le fait un personnage des Faux-Monnayeurs de Gide qui répond à longue distance, dans ce roman de 1925, au « Intus et in cute » : « ce que l’homme a de plus profond, c’est sa peau »9 ! Les paradoxes

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ne suffisent pas à briser le joug : la représentation de l’intime a conquis de larges pans de la littérature depuis Rousseau, c’est un champ désormais ouvert à l’écriture. À chaque auteur de décider s’il y va ou pas : y aller, c’est exercer le droit de s’établir dans un nouveau territoire littéraire et de le reconnaître peu à peu. C’est comme l’exploration du Nouveau Monde après les premiers pas de Christophe Colomb : personne n’est obligé d’y aller et on peut préférer rester sur les territoires depuis longtemps habités, où il reste tant à faire et à connaître ; mais tout le monde ressent l’influence exercée par le nouvel espace qui, par le seul fait de son existence désormais avérée, transforme l’ancien. C’est ainsi que des écrivains peuvent prétendre, après Rousseau, narrer leur vie sans se soumettre au régime de l’aveu, en s’en tenant à la tradition des mémorialistes qui, sous l’Ancien Régime politique et littéraire ont volonté, au soir de leur vie, de parfaire une image publique longuement travaillée au fil de leur existence. Chateaubriand est pourtant obligé, dans les Mémoires d’outre-tombe, de faire une mise au point : « Rousseau croit devoir à sa sincérité, comme à l’enseignement des hommes, la confession des voluptés suspectes de sa vie […]. Si je m’étais prostitué aux courtisanes de Paris, je ne me croirais pas obligé d’en instruire la postérité »10. Malraux prévient de même, au seuil des Antimémoires, qu’il ne répondra pas à l’injonction devenue commune de «l’instrospection-aveu », laquelle n’aboutit selon lui qu’à toujours refaire le même constat : « Qu’est-ce qu’un homme ? Un misérable petit tas de secrets… »11. Malraux revendique le bon droit de l’écrivain autant que du peintre ou du sculpteur à pratiquer un art du portrait qui ne soit pas étroitement figuratif, mais stylisé. Un tel point de vue est légitime, comme l’est aussi la réticence devant lui de lecteurs qui, formés à l’école de Rousseau, sont désireux de faire la rencontre d’une personne à travers leur lecture : « je lis les Mémoires d’outre-tombe, et je m’impatiente de tant de grandes poses et de draperies. […] moi qui ai tant aimé l’auteur, je me désole de ne pouvoir aimer l’homme »12, écrit George Sand à une amie au moment où elle-même écrit une Histoire de ma vie. L’époque romantique, en effet, attend de la littérature qu’elle mette en relation des personnes, réunisse des subjectivités éparses. Dire comme on le fait souvent que c’est l’âge du lyrisme n’est pas suffisant : ce n’est pas seulement une époque où des « je » ont besoin de s’exprimer et de déployer un « moi ». Ce lyrisme n’a de sens qu’adressé : il lui faut être entendu et justifié par un lecteur qui l’approuve et marque sa gratitude pour le partage des expériences. On pourrait donc tout aussi bien dire que l’époque romantique, en littérature, est l’âge de l’intime dans la mesure où écrivains et lecteurs sont réunis par des textes où ils se parlent directement et suscitent leur envie de se rencontrer. Le meilleur symptôme en sont les lettres de plus en plus nombreuses que, depuis Rousseau, les écrivains reçoivent de leurs lecteurs. Dans le même temps où l’accroissement du nombre de ceux-ci fait que le public est désormais perçu comme une foule aux contours indécis, les auteurs s’emploient à s’adresser plus directement à chacun des lecteurs, instituent un rapport singulier avec lui et préparent ces manifestations en retour que sont toutes les démarches par lesquelles un lecteur peut espérer entrer en relation avec un écrivain qui le touche particulièrement. Cette situation peut même devenir objet de narration romanesque et Balzac, observateur passionné de son temps, n’en laisse pas passer l’occasion : dans Modeste Mignon (1844), il traite sous l’aspect d’une fable humoristique des heurs et malheurs d’une jeune fille qui, engouée de la lecture d’un

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poète renommé, lui écrit, le rencontre et éprouve les grotesques conséquences de la confusion qu’elle a faite entre « aimer l’auteur » et «aimer l’homme ». Mais il y a des auteurs pour traiter avec sérieux et scrupule de la qualité morale de leur relation avec le lecteur. Ainsi George Sand quand elle écrit sur plusieurs années, au milieu de sa carrière, Histoire de ma vie (1855). Saisir le moment de l’autobiographie a en effet pour un écrivain, surtout s’il s’est fait connaître précédemment par des œuvres d’une autre sorte (dans le cas de George Sand, la fiction romanesque), la valeur d’un geste moral: l’écrivain, alors, va vers son public, il décide et organise sa rencontre George Sand. © Morlanwelz, Musée royal de Mariemont. Cliché Michel Lechien.

avec lui, travaille précisément à construire la confusion entre l’auteur et l’homme (ou la femme). C’est un risque, mais il vaut d’être pris : la rencontre programmée peut servir de justification à l’activité même d’écriture. C’est ainsi que l’entend George Sand quand, dans Histoire de ma vie, elle justifie son entreprise : « je raconte ici une histoire intime. L’humanité a son histoire intime dans chaque homme »13. L’adjectif répété dit ici la proximité la plus grande visée entre soi et l’autre : l’un écrit et l’autre lit dans le souci de se rendre « intimes », d’abolir la distance originelle qui resterait entre eux sans la littérature. « La vie d’un ami, c’est la nôtre », écrit encore l’auteur d’Histoire de ma vie, avant de résumer de façon saisissante : « écoutez ; ma vie, c’est la vôtre »14. Cette fusion est un idéal, la rencontre intime y est un sommet moral de reconnaissance mutuelle, de sympathie. Il existe évidemment une version moins idéale, moins éthérée peut-être, de rencontre intime. Les Confessions de Rousseau, en établissant l’autobiographie au cœur de la littérature, en donnent le stupéfiant exemple : la confidence intime, alors, a trait aux choses du corps ou, pour le mieux dire, à la sexualité. Le « je » des Confessions joue le jeu d’une «confession » et narre ou avoue (mais sans manifester de culpabilité particulière) des goûts de l’adolescence qui semblent avoir duré longtemps : des plaisirs solitaires ou partagés de manière singulière (goût de s’exhiber à des passantes, goût de recevoir la fessée). Le XIXe siècle littéraire reste tétanisé par ce précédent qui a durablement installé une réputation sulfureuse de l’autobiographie. On a vu Chateaubriand promettre de n’entretenir personne de son éventuelle fréquentation des « courtisanes de Paris ». George Sand, dont les amours fameuses avec quelques artistes de renom

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commun accord. Héritière de Rousseau, Sand dit pourtant les limites que connaît son élan vers le lecteur : l’intime moral oui, l’intime physique non ou plutôt, pour reprendre la distinction que défend Michael Fœssel dans La Privation de l’intime, l’intime oui (notion morale qui renvoie à une relation entre les êtres), le privé non (notion juridique et économique qui renvoie à celle de propriété dans un contexte de pensée libérale). Dans cette mesure, l’autobiographie de George Sand se fait résolument intime puisqu’elle reconstruit avec précision les circonstances qui ont produit sa personne morale, avec une exploration particulièrement fouillée de son enfance dans un récit qui inclut ce qu’il est convenu d’appeler des secrets de famille.

François-René de Chateaubriand, dans Œuvres complètes de Monsieur le vicomte de Chateaubriand, t. I, Paris, 1837. © Morlanwelz, Musée royal de Mariemont. Cliché Michel Lechien.

(Musset, Chopin) font que l’autobiographie est attendue comme un désirable objet de scandale, a bien pris soin de décevoir les curieux en la matière, ceux que motiverait une conception mal entendue de l’intime : « c’est une histoire de ma vie (non des confessions) », écrit-elle à l’époque où elle entreprend son ouvrage, « j’ai assez à raconter de ma vie morale (d’artiste), et intellectuelle, sans faire du public mon confident intime »15. De fait, l’auteur est maître de choisir sa relation avec le lecteur, et le lecteur d’y répondre ou non : l’intime est la qualité de la relation qu’ils construisent dans un mouvement réciproque et dont ils règlent l’étendue d’un

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La frontière entre l’intime et le privé, à vrai dire, est décision des auteurs qui travaillent à la tracer : si le XIXe siècle, sous l’emprise de la morale dite bourgeoise, n’a pas pu accepter la publication de confidences ayant trait à la sexualité, le XXe a pris une voie bien différente. Ce n’est pas le corps ou, pour mieux dire le sexe, qui serait à bannir de la narration intime quand celle-ci, bien entendue, ne s’occuperait que de choses morales : cette représentation, valable chez l’auteur qui la met en place à son usage (George Sand, qui en tire le meilleur profit pour sa littérature), n’est pas une vérité en soi. Chaque auteur (et à travers lui chaque époque), pour peu qu’il soit tenté par l’aventure autobiographique, reprend à nouveau frais la question de l’intime dans la littérature et apporte sa nouvelle définition des termes. Les narrateurs de Si le grain ne meurt d’André Gide (1926) et de L’Âge d’homme de Michel Leiris (1939) sont des êtres éminemment sexués, dont le sens de l’existence est en grande partie expliqué en termes de désirs et narré (chez Leiris


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surtout) en termes de fantasmes. Ce qui naguère était privé, « misérable petit tas de secrets » que chacun avait le droit mais aussi le devoir de tenir pour soi sous forme d’un dépôt qui restait forclos à l’écart de la parole imprimée, devient intime si l’on travaille à construire la représentation de la sexualité non plus comme la dimension de soi qui isole des autres (parce qu’il faut la taire) mais qui en rapproche (parce qu’elle nourrit les relations en y faisant exister le désir). Gide révélant son homosexualité dans Si le grain ne meurt ne se révèle pas différent des autres hommes, mais désigne son mode d’être comme une des formes de «l’humaine condition ». Le sexe une fois intégré dans l’intime ne se confond pas avec lui mais devient une dimension attendue de sa représentation. Fait lexical significatif : l’adjectif « intime» sert d’euphémisme pour éviter des termes plus crus dans des expressions qui apparaissent dans la première moitié du XXe siècle, comme « parties intimes » et « rapports intimes ». Des auteurs qui ne souhaitent pas s’engager dans la voie de cette représentation tournent dès lors autour du genre autobiographique avec embarras : tout comme Malraux, Mauriac n’a pas appris à considérer les choses du corps comme dignes d’être racontées et n’a pas envie de le faire au moment où le succès du discours freudien institue la psychanalyse comme modèle de narration en la matière. « Depuis un demisiècle », constate-t-il dans les Mémoires intérieurs (1959), « Freud, quoi que nous pensions de lui, nous oblige à tout voir, et d’abord nous-mêmes, à travers des lunettes que nous ne quittons plus »16. Le refus de chausser ces lunettes pour écrire sur lui-même conduit Mauriac à préférer s’abstenir d’autobiographie en bonne et due forme. La référence freudienne, donc, encombre certains qui lui reprochent d’imposer des normes au récit de soi, d’assurer le monopole de la sexualité sur l’intime et de promouvoir des grilles d’interprétation figées. Des auteurs, pourtant, ne se laissent pas intimider et relèvent ce nouveau défi d’un discours concurrent pour traiter de matières, celles de la psyché humaine, où l’expression littéraire se pensait seule compétente jusque-là. Rassuré par la psychanalyse sur le fait que « même à travers les manifestations à première vue les plus hétéroclites, l’on se retrouve toujours identique à soi-même, qu’il y a une unité dans une vie »17, Leiris se montre, dans L’Âge d’homme puis dans les volumes de La Règle du jeu un écrivain de soi qui compose librement ses ouvrages et laisse au lecteur le soin de débrouiller des éléments de sens qu’il livre sans les avoir toujours préalablement dépliés; il peut aussi s’aventurer à considérer sa modeste existence dans les parages des plus grands mythes grâce au « matériel séduisant d’images » mis à disposition par « la psychologie freudienne » qui « offre à chacun un moyen commode de se hausser jusqu’au plan tragique en se prenant pour un nouvel Œdipe »18. Le lecteur est alors devant l’auteur comme devant un autre lui-même : une énigme à déchiffrer. La liberté que le modèle psychanalytique peut donner à l’autobiographie se manifeste plus nettement encore dans Fils (1977) de Serge Doubrovsky : l’émancipation par rapport à tout ordre normé du récit tout comme la narration des fantasmes et tourments de l’eros aboutissent à dégager l’expression de soi de toute entrave qui serait liée au traditionnel engagement de sincérité. Il n’y a pas de mensonge dans cette perspective, seulement de la fiction, et l’auteur de Fils a l’à-propos d’avancer le néologisme d’« autofiction » pour présenter son livre. La fortune de ce terme depuis peut être

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appréciée comme une reformulation des rapports entre auteurs et lecteurs qui manifeste de part et d’autre la volonté de trouver un nouvel élan dans l’exploration de l’intime. En faisant place aux fables que chacun porte en lui-même, l’écriture de soi reconnaît en effet l’imaginaire comme le matériau qu’elle travaille indéfiniment : c’est sur ce terrain immatériel que la rencontre entre auteurs et lecteurs a seule chance d’advenir. La chose a peut-être toujours été sue, mais elle est enfin déclarée et de ce point de vue, avouer la part de fiction qui habite toute écriture, c’est y intégrer un surcroît d’intime. Damien ZANONE

NOTES 1 Voir, pour plus de précision en cette matière, l’article de V. MONTÉMONT, « Dans la jungle de l’intime: enquête lexicographique et lexicométrique (1606-2008) », Pour une histoire de l’intime et de ses variations, Anne COUDREUSE et Françoise SIMONET-TENANT, Paris, L’Harmattan, 2009, p.15-38, p.17. 2 M. PROUST, Le Temps retrouvé, éd. P.-E. ROBERT et B. JONES, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, 1989, 4. vol., vol. IV, p. 489. 3 M. PROUST, Contre Sainte-Beuve [1954], Paris, Gallimard, 1987, p.126-127. 4 Ibid., p.127-129. 5 Ch.-A. SAINTE-BEUVE, « Diderot » (Revue de Paris, 26 juin 1831), dans Portraits littéraires, éd. G. ANTOINE, Paris, Robert Laffont, 1993, p.166. 6 Cité par M. DELON, Album Diderot, Paris, Gallimard, 2004, p.11. 7 Cité par V. MONTÉMONT, « Dans la jungle de l’intime », op. cit. 8 M. FŒSSEL, La Privation de l’intime, Paris, Le Seuil, 2008, p.13. 9 A. GIDE, Les Faux-Monnayeurs, Romans, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1958, p.1142. Paul Valéry est réputé le premier auteur de ce paradoxe « monnayé » par Gide dans son roman ; il se le réapproprie en 1932 dans L’Idée fixe, dans une formulation légèrement différente : « ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est la peau » (Paris, Gallimard, 1934 [quinzième édition], p. 59). 10 F.-R. DE CHATEAUBRIAND, Mémoires d’outre-tombe, éd. J.-Cl. BERCHET, Paris, Classiques Garnier, 19891998, 4 vol., vol. I, p. 260. 11 A. MALRAUX, Antimémoires, Paris, Gallimard, 1976, p.14 et p.16. 12 Lettre de George SAND à Hortense ALLART du 18 décembre 1848, dans G. SAND, Correspondance, éd. G. Lubin, t. VIII, Paris, Classiques Garnier, 1971, p. 735-736. 13 G. SAND, Histoire de ma vie, éd. D. ZANONE, Paris, GF-Flammarion, 2001, 2 vol., vol. I, p.112. 14 Ibid., vol. I, p. 50 et p. 69. 15 Lettre de George SAND à Charlotte MARLIANI du 22 décembre 1847, dans G. SAND, Correspondance, éd. G. Lubin, t. VIII, Paris, Classiques Garnier, 1971, p. 207. 16 Fr. MAURIAC, Mémoires intérieurs [1959], Paris, Le Livre de Poche, 1966, p. 8. 17 M. LEIRIS, L’Âge d’homme [1939], Paris, Gallimard, 2005, p. 200. 18 Ibid., p.15.

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B. De la fascination par l’écrivain Quelques apports de la rencontre entre psychanalyse et littérature Pourquoi donc l’écrivain exerce-t-il une telle fascination sur le lecteur, quel rapport instaure-t-il à l’« intime », que peut nous enseigner la psychanalyse à ce sujet, de quel ordre est le rapport psychanalyse / littérature ? Pour répondre à ces questions, il nous faut faire retour à l’origine de la psychanalyse et à son fondateur : Freud lui-même. Dans l’histoire de la pensée occidentale, la psychanalyse est la première discipline à considérer que la littérature constitue une méthode de connaissance valable, une sorte de laboratoire pour l’investigation de l’Inconscient, que l’écrivain véritable n’écrit pas à partir de son imagination toute subjective, de manière fantaisiste, mais selon sa connaissance intuitive des lois de l’Inconscient. Autrement dit, il n’y aurait rien d’arbitraire dans la création littéraire, la littérature, prise très au sérieux par la psychanalyse, engagerait plutôt un certain rapport à la vérité humaine, elle fournirait une contribution éminente à la connaissance de l’homme. Autour des années 1906-1908, Freud se retrouve marginalisé par rapport à la médecine officielle et rejeté par la psychologie universitaire. Par ailleurs, il tient à séparer nettement la psychanalyse de la philosophie. Il cherche à fonder sa discipline en tant que champ spécifique et autonome de la connaissance ayant son statut épistémologique propre. Et c’est auprès des écrivains qu’il va chercher de la reconnaissance, c’est chez eux qu’il espère trouver des alliés susceptibles de reconnaître la validité du savoir psychanalytique, les œuvres littéraires confirmant les lois du fonctionnement de l’Inconscient dégagées par la psychanalyse. Pour ce faire, il entreprend une « analyse » de ces mêmes œuvres tout en ayant conscience, il faut y insister fortement, des limites mêmes de la psychanalyse : celle-ci peut découvrir certains processus psychiques à l’œuvre dans la création littéraire mais elle « dépose les armes »1 devant l’énigme du génie artistique. En contrepartie, il fait don aux écrivains d’une conception de la littérature qui élève celle-ci au rang de révélateur éminent de la condition humaine. Plus encore, il affirme que l’écrivain, au sens noble (Dichter), précède sur ce plan le psychanalyste : « Mais les poètes et romanciers sont de précieux alliés, et leur témoignage doit être estimé très haut, car ils connaissent entre ciel et terre, bien des choses que notre sagesse scolaire ne saurait encore rêver. Ils sont, dans la connaissance de l’âme, nos maîtres à nous, hommes vulgaires, car ils s’abreuvent à des sources que nous n’avons pas encore rendues accessibles à la science »2. Cependant Freud lui-même reste partagé : d’un côté, il a l’ambition d’intégrer la psychanalyse naissante au domaine des « sciences naturelles », de l’imposer comme «science », au sens positiviste du terme ; de l’autre, il se rend compte, à la suite de l’écriture de ses Études sur l’hystérie (1895), que ses « histoires de cas » se lisent plutôt « comme des romans » et qu’elles n’obéissent pas au style attendu d’un rapport clinique, scientifique. Jusqu’à sa mort, il vit cette tension entre « science » et « littérature », à la fois fasciné et interpellé par les écrivains, vouant une admiration, une vénération, non dénuée parfois de jalousie et d’ambivalence, à sa fameuse triade : Sophocle, Shakespeare, Dostoïevski.

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Toujours est-il que Freud, au tout début du siècle, cherchera une alliance auprès des écrivains et hommes de Lettres. Ainsi, son écrit Der Dichter und das Phantasieren 3 (littéralement : « L’écrivain et l’activité de fantasmer ») paraît en 1908 dans la Neue Revue, une revue littéraire qui vient de se créer à Berlin, après avoir fait l’objet d’une conférence devant une centaine de personnes, chez l’éditeur viennois Hugo Heller (6 décembre 1907). Par ailleurs, et c’est à souligner, Freud est depuis toujours habité par le rêve d’être écrivain, ainsi que le démontre Walter Muschg dans son étude Freud écrivain 4, rédigée en 1930, l’année même où Freud se voit honoré par le « Prix Goethe » de littérature. En effet, le style très personnel de Freud, sa langue littéraire, sa recherche du mot le plus juste, le rythme et la clarté de son écriture, font de lui, à côté de l’homme de science, un authentique écrivain contribuant à la révélation du génie singulier de la langue allemande. Deux écrits inauguraux de Freud permettent de mieux saisir la conception que Freud se fait, au début du siècle, de l’action de la littérature, de l’écrivain et de son rapport au lecteur. Le premier, Délire et rêves dans la « Gradiva » de Jensen (1907) et le second, déjà cité, L’écrivain et l’activité de fantasmer (1908). Ces tous premiers textes aident à mieux comprendre les ressorts de la fascination que peut susciter l’écrivain. Les successeurs de Freud poursuivront le chemin inauguré par ce dernier, prolongeant sa réflexion, affinant son élaboration, apportant des éléments nouveaux : il n’empêche que ces premières considérations de Freud forment un socle qui demeure incontournable, même si ses limites et ses aspects réducteurs peuvent être critiqués. En effet, à l’époque, la théorie psychanalytique pose encore que la vie psychique est régie par le « principe de plaisir ». L’« Au-delà du principe de plaisir », la pulsion de mort, ne voit son apparition dans la théorie qu’autour de 1920. Le concept de « plaisir » s’avère donc central dans la lecture que Freud opère du phénomène littéraire au tout début de son œuvre. L’œuvre, pour fonctionner dans son rapport au lecteur, doit lui apporter un certain plaisir, sans quoi ce dernier n’y accrochera pas. Mais survient aussitôt un problème : certaines œuvres comportent des contenus angoissants, effrayants, inquiétants, dramatiques etc., qui devraient normalement provoquer rejet et dégoût. Comment l’œuvre opère-t-elle donc pour transformer un affect pénible en sensation de plaisir ? Freud répond que c’est là le fruit de l’art de l’écrivain, de sa technique artistique : cette transformation est le résultat de l’esthétique proprement dite, c’est cette dernière qui procure une « jouissance esthétique », et cette opération, qui relève du champ de l’art, ne saurait faire l’objet de l’investigation psychanalytique. Cela ne relève pas de sa compétence. L’énigme demeure entière, le psychanalyste s’en approche et s’arrête à la frontière d’un champ qui n’est pas le sien. Ce que peut faire la psychanalyse, c’est simplement mettre en évidence des processus psychiques à l’œuvre, analyser les contenus traités par l’écrivain, en bref s’intéresser au « fond » (au « contenu manifeste », conscient, et au « contenu latent », inconscient), mais la psychanalyse n’a rien à dire sur la « forme » esthétique de l’œuvre.

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Quoi qu’il en soit, la psychanalyse, à partir de ses propres limites, apporte quelque chose de radicalement nouveau. Elle démontre que le moteur de l’œuvre est un désir émanant de l’enfance, plus exactement un « vœu » (Wunsch) inconscient, jamais comblé, toujours en manque. L’enfance n’est pas seulement une phase du développement, elle constitue une dimension de la structure de l’humain, une dimension constitutive et en quelque sorte indépassable de notre humanité. Le désir demeure inassouvi, il participe d’un manque fondamental et l’œuvre artistique ne saurait le satisfaire. D’ailleurs, tel n’est pas son rôle ou sa fonction. Pour Freud, l’œuvre sert surtout de révélateur du désir et de sa quête sans fin à travers de multiples figures (rêves, fantasmes, symptômes, etc.) dont la figuration esthétique ou artistique n’est qu’une modalité parmi d’autres. Néanmoins, l’art et la littérature ont une spécificité remarquable. En effet, l’œuvre n’est pas un symptôme, en tout cas, elle ne peut y être réduite sans dommage ni réductionnisme. L’écrivain, là où il fait œuvre, ne peut pas être assimilé au névrosé (même s’il l’est par ailleurs dans sa vie personnelle, c’est une autre histoire). Ce qui fascine Freud, et tout lecteur sans doute, c’est le fait que l’écrivain a la capacité de scruter les profondeurs de son propre Inconscient, du drame secret fiché au sein de ses pulsions (notamment sexuelles), de surmonter la peur de sa vérité la plus intime, voire inavouable, et de procéder à une « levée du refoulement » (alors que le symptôme névrotique, quant à lui, le maintient d’une certaine façon). L’écrivain, « connaisseur de l’âme », s’empare lucidement d’un matériau, de ces désirs que la plupart des humains refoulent et, remontant ces derniers des profondeurs, les travaille esthétiquement et leur confère une expression artistique, une forme offerte au lecteur qui, la recevant, l’acceptant grâce au plaisir qui lui est corrélé, peut, à son insu peut-être, rencontrer sa propre part enfouie et se réconcilier ainsi avec lui-même, le temps de la rencontre avec l’œuvre. L’écrivain apparaît comme le héros d’une épopée, un explorateur qui sait y faire avec les abysses et les monstres, qui parvient à les transmuer en beauté, voire à leur procurer un apaisement (Befriedigung : apaisement, satisfaction). En ce sens, il est un serviteur de la culture et de l’humanité, un médiateur, pour chacun, entre la part d’ombre qu’il recèle et la part consciente qui l’invite à devenir « homme des Lumières ». Le clivage qui nous constitue semble dépassé, du moins pour un temps, celui de l’art… La figure de l’écrivain, dans cette conception, se prête volontiers à l’idéalisation. Le lecteur tend à s’identifier à lui, ou, plus exactement à opérer vis-à-vis de lui un « transfert », ce dernier libérant des énergies d’ordinaire réprimées et contenues. Voilà donc l’écrivain en posture quasiment d’analyste malgré lui, de libérateur en tout cas. Et, dans cette perspective, l’œuvre semble jouer le rôle d’un véhicule, d’un transporteur de cette part du Soi tellement enfouie, blessée, méconnue et qui cherche à se dire. Même si l’on doit éviter l’anachronisme, si pour Sophocle « Œdipe » n’est pas exactement le même que l’« Œdipe » psychanalytique, il n’empêche que Freud

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rend hommage au tragédien Grec en dénommant son fameux « complexe » : il lui reconnaît l’honneur d’une préséance, le génie d’avoir, avant quiconque, appréhendé et manifesté sur la scène consciente, « visible » pour mieux dire, une des tragédies originaires auxquelles tout humain se trouve confronté au temps des passions de l’enfance, ces dramatiques mélanges d’amour et de haine. Cela certes est devenu visible grâce à la tragédie antique, cela crevait les yeux, et pourtant les hommes demeuraient, avant Freud, aveuglés… Car le savoir que l’art et la littérature procurent, – savoir qui n’est pas de l’ordre de l’illusion ou de l’imposture, savoir qui engage déjà notre rapport à la vérité –, est cependant différent du savoir psychanalytique. Freud, dès ses premiers écrits, a bien conscience de cette différence, mais il ne l’explicite pas, justement

Ferdinand Schmutzer, Sigmund Freud (gravure) 1926 © Domaine public.

André Breton. © Droits réservés.

parce qu’il est alors encore trop fasciné par l’artiste, trop proche de lui, trop en demande de réassurance vis-à-vis de lui. Le dispositif de la cure, – la règle fondamentale des « associations libres », le transfert qui surgit sur la personne de l’analyste –, ne saurait pas être confondu avec le dispositif de la lecture, – la langue du romancier et le discours intérieur du lecteur, les projections que ce dernier effectue sur l’œuvre et son auteur, les identifications en jeu, le processus de sublimation des pulsions qui se produit tant du côté de l’écrivain que du lecteur. L’écrivain ne saurait être identifié avec l’analyste et le lecteur avec l’analysé. Les écrivains surréalistes, André Breton en tête, recherchent auprès de Freud la reconnaissance d’une affinité intime, d’une parenté profonde entre leur conception de la littérature et celle que la psychanalyse s’est forgée du psychisme. Et cependant, on sait les réticences de

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Freud à accepter cette proximité, l’« écriture automatique » des surréalistes n’étant pas l’équivalent des « associations libres » prônées par les psychanalystes. Si la psychanalyse a influencé la littérature et les écrivains, elle n’a pas transformé la littérature de fond en comble et celle-ci, bien qu’ayant appris pas mal de choses aux analystes, n’a pas prétendu leur faire la leçon sur la condition humaine. Il faut éviter toute confusion et ne pas mélanger les champs. Toute la question est là : quelle différence y-a-t’il entre ces savoirs ? Et, d’autre part, le savoir est-il par lui-même « thérapeutique » ? Le savoir psychanalytique, tel qu’il se trouve mobilisé dans la cure, porte sur le passé, le refoulé, il consiste à découvrir le sens inconscient des symptômes, des comportements répétitifs qui font souffrir. Le savoir de l’écrivain, s’il participe en partie de la même démarche, regarde vers l’avenir de l’œuvre à naître ou en train de se faire. Ce savoir créateur est un travail en vue de l’inconnu à venir, de ce qui n’est pas encore, et, cette ouverture, il ne peut la soutenir qu’en ménageant de l’« insu », qu’en réservant au non-savoir une place centrale qui sauvegarde du vide, une absence de représentation afin qu’une présence survienne, celle de l’œuvre dans son altérité, qui n’est jamais dans le prolongement du psychologique 5. Enfin, disons-le, même dans la cure psychanalytique, ce n’est pas le savoir en tant que tel qui permet l’évolution et la transformation du sujet. Savoir ne suffit jamais pour aller mieux. Ce qui s’avère en principe thérapeutique, c’est le transfert qui est moins de l’ordre d’un savoir explicite, objectivé et thématisé, que d’une libération du passé, d’un pouvoir-être et devenir via la force du désir de vivre remobilisé avec son énergie, grâce à la parole vivante et très personnelle adressée à un autre qui sait entendre. Ce sera alors au sujet en question de devenir créateur de soi, d’inventer un nouveau rapport à soi-même, aux autres et au monde. Certes, la littérature et les écrivains font aussi avancer l’humanité, sont susceptibles de provoquer des transformations chez les individus et dans la société. Psychanalyse et littérature appartiennent sans doute à la même famille mais elles ne vivent pas toujours ensemble et ne forment pas les mêmes projets. L’une s’efforce de savoir, d’analyser ce savoir, cette connaissance de soi-même. L’autre sait créer de l’énigme, inventer de l’inimaginable, représenter ce qui demeure, malgré l’art, de l’ordre de l’irreprésentable. Philippe LEKEUCHE et Nicolas PINON

NOTES S. FREUD, Délire et rêves dans la « Gradiva » de Jensen, dans Œuvres complètes, Tome VIII, Paris, P.U.F., 2007. 2 S. FREUD, Un Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, dans Œuvres complètes, Tome X, Paris, P.U.F., 2009. 3 S. FREUD, L’Écrivain et l’activité de fantaisie, dans Œuvres complètes, Tome VIII, Paris, P.U.F., 2007. 4 J. SCHOTTE, Freud écrivain, Paris, Hermann, 2012. 5 Ph. LEKEUCHE, « Création, sublimation, idéalisation », dans Cahiers de Psychologie Clinique n°36 : « Les idéaux », De Boeck Université, Bruxelles, 2011, p. 19-33. 1

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Les médiateurs d’intimité L’intimité apparaît comme le propre d’un individu et en même temps, comme ce qui échappe à une appréhension superficielle. Qui donc mieux que le principal intéressé pour en rendre compte ? Devenus des figures publiques, sacralisées de différentes façons, les écrivains ont vu au cours de la période moderne leur intimité cristalliser l’intérêt. Il semble que cet attrait du public pour ce qui passe pour les coulisses biographiques de la création ait généré une demande d’un au-delà des œuvres complètes des écrivains, comme si celles-ci ne pouvaient suffire à étancher cette soif d’intimité. C’est en cette demande que réside la chance de ceux que l’on pourrait appeler les médiateurs d’intimité: classe de discrets hommes de l’ombre, qui offrent au public de servir d’intermédiaires à l’égard de l’intimité d’un écrivain et qui ne figurent pas dans l’œuvre. La tâche en question a longtemps pâti d’un défaut d’intérêt qui s’explique par le fait que le médiateur d’intimité a, par principe, vocation à s’effacer devant l’intimité qu’il s’emploie à livrer, en relatant certains faits de la vie de l’écrivain, certaines anecdotes, inédites ou méconnues, sur lesquels il apporte un éclairage. Si certains écrivains se font une spécialité de la biographie romancée (ou « à la française »), à l’instar d’André Maurois (Ariel ou la vie de Shelley, René ou la vie de Chateaubriand, Voltaire, À la recherche de Marcel Proust) ou, plus récemment, d’Henri Troyat (Pouchkine, Gogol, Dostoïevski, Tolstoï, Balzac, Baudelaire, Flaubert, Maupassant, Verlaine), il va sans dire que, pour remplir une telle tâche, avoir été dans l’intimité de l’écrivain confère un surcroît de légitimité. Ainsi Adèle Hugo ne manqua-t-elle pas de consacrer un livre à son époux, Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, paru anonymement en 1863 et rédigé à partir de matériaux fournis par le poète (avant d’être censuré, notamment, par leurs fils Charles). Un tel ouvrage témoigne de l’intérêt particulier d’en passer par un médiateur pour donner à voir son intimité. Le succès de ces formules est tel que des collections spécialisées se sont formées (« Écrivains de toujours », « Albums Pléiade ») dont les volumes, en plus d’un texte biographique plus ou moins fourni, se trouvent souvent illustrés par une riche iconographie, inédite ou non, mettant sous les yeux du public les membres et les lieux de l’intimité de l’écrivain. La formule-titre de celle des Éditions du Seuil, « X par luimême » dévoile les ressorts, et se trouve d’ailleurs prise au pied de la lettre par Roland Barthes qui est effectivement l’auteur du volume qui lui est consacré, sous le titre Roland Barthes par Roland Barthes (1975). La radio et, plus encore, le cinéma et la télévision, n’échappent pas à cette « biographite aigüe », à travers la pratique de l’entretien, certaines émissions d’hommage ou à vocation patrimoniale comme « Un siècle d’écrivains », ou encore le genre cinématographique ou télévisuel du « Biopic ». À une époque où le modèle du Grantécrivain paraît quelque peu passé de mode, ce type de travail semble s’essouffler, et le médiateur d’intimité semble désormais faire partie d’une histoire révolue, qui ne subsiste plus guère que comme figure de création. Ainsi la presque intégralité de l’œuvre d’un Jean-Benoît Puech se présente-t-elle comme un tendre pastiche de ces travaux consacrés à livrer la clé de l’intimité des grands écrivains : non content de publier les œuvres inédites qu’il attribue à un certain Benjamin Jordane, il les commente et les situe dans la vie rêvée de cet écrivain imaginaire, auquel il consacre un volume entier sur le modèle des « Cahiers

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des amis de… », ainsi qu’une biographie sur le modèle de celles de Maurois (et sous le nom d’Yves Savigny), selon une stratégie qui ne saurait être réduite à sa part de pastiche, tant celui-ci n’est-il qu’un moyen pour livrer, non sans pudeur, les clés de sa propre intimité. David MARTENS

Bibliographie R. BARTHES, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Le Seuil, 1975. J.-B. PUECH et Y. SAVIGNY (dir.), Benjamin Jordane, une vie littéraire, Seyssel, Champ Vallon, « Cahiers Benjamin Jordane », 2008. Y. SAVIGNY, Une biographie autorisée, Paris, P.O.L., 2010.

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Le journal, pas si intime ? Le journal intime est-il forcément intime ? Si la question semble paradoxale, elle mérite d’être posée : jusqu’à quel point un tel journal peut-il trouver un abri qui le dérobe à la visibilité commune aux écrits littéraires ? Bien sûr, on peut songer au carnet caché sous le matelas ou dans un autre lieu gardé secret, se dévoilant exclusivement à l’œil bienveillant de son unique auteur. Déjà là, si les circonstances et les nombreuses précautions pointent vers le caractère résolument intime du journal, le risque de sa découverte et donc de sa publicité existe. La question se complique si l’on songe à ce qu’il advient du journal intime après la disparition de son auteur. Si celui-ci, conscient de l’imminence de sa mort, peut envisager la destruction de son journal, il peut préférer que son écrit demeure intact et lui survive, comme témoin de son existence ou mieux : comme retranscription d’une tranche de vie dont des lecteurs à venir pourraient s’inspirer. Certains diaristes vont même jusqu’à fournir des consi-gnes testamentaires précises quant au sort à réserver à leur journal. Certains journaux peuvent inclure diverses figures d’un lecteur ou d’un public (à venir). L’écrit s’oriente ainsi vers une figure autre que celle de l’auteur et met à mal l’intimité convoquée par l’appartenance générique. Si le diariste peut s’adresser à sa propre personne, il lui est également loisible de se tourner vers un lecteur extérieur, contemporain à son écriture ou postérieur à celle-ci. Autre cas remarquable : celui de journaux intimes écrits à plusieurs mains, tels le journal commun des frères Goncourt ou celui de Robert et Clara Schumann. Dans ces entreprises collectives s’établit, au travers de l’écriture, une relation inscrite dans le temps entre deux personnes, tout comme c’est le cas pour la correspondance. Françoise Simonet-Tenant précise que si, au premier abord, la correspondance semble plus centrifuge que le journal, les deux genres disposent néanmoins de 200


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nombreuses caractéristiques communes, ainsi que d’une même trajectoire, notamment dans leur commune évolution, dans l’histoire, vers un traitement renforcé de l’intimité. Journal et lettre témoignent aussi tous deux d’une forte tendance à l’hybridation, comme en témoigne encore le blog. En quel sens ces types particuliers de journaux méritent-ils l’appellation d’« intime » ? Un grand nombre de journaux intimes sont écrits dans la perspective de leur publication, ou remaniés, le plus souvent après la mort de l’écrivain, en vue d’accéder à la publication, tel le journal d’Anne Frank dont le père, Otto Frank, assure la publication posthume. Et l’on sait combien peuvent être importants les filtres multiples du processus éditorial qui marquent le passage du manuscrit à l’objetlivre, notamment en termes de pertes et de réécritures, de paratexte intitulant, voire d’instabilité générique. Parfois appelée « journal d’écrivain », cette catégorie de textes n’a cessé de voir son retentissement éditorial grandir, pour devenir aujourd’hui un genre à succès largement diffusé, comme en témoignent certains tirages impressionnants. Parallèlement, des milliers de blogs, pages Twitter et Facebook hébergent la trace du quotidien des individus, incluant celui des écrivains contemporains, plus que jamais appelés à se profiler en première ligne du champ littéraire. La Toile permet à l’écrivain de tisser une ou plusieurs images de soi et d’interagir avec le public et ses attentes. Il participe ainsi à la fabrication de sa « posture », une autoreprésentation sociale qu’il modèle en bon ou mauvais stratège. Cette figuration de soi lui échappe toujours en partie, selon ce que le public et la postérité décident d’en retenir. Si le journal d’écrivain appelle une publication, sa séduction s’opère assurément par le potentiel d’identification à l’espace d’intimité qu’il représente. C’est là un aspect qui n’a pas toujours joué en sa faveur. Selon ses 201


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détracteurs (dont Maurice Blanchot ou Roland Barthes), le genre, introspectif à outrance, tend vers le narcissisme et se focalise trop sur les banalités du quotidien pour prendre une place significative dans les débats sociétaux majeurs. De plus, il s’avère que l’intérêt pour le journal d’écrivain tient parfois davantage à sa valeur historique, sociologique ou biographique présumée – voire au voyeurisme qu’il peut susciter – qu’à ses vertus littéraires et esthétiques. Pourtant, depuis quelques décennies, le genre diariste bénéficie d’un intérêt grandissant, tant auprès du monde universitaire qu’auprès du monde l’édition. Il fascine par sa force de déviance, qui lui permet de parasiter d’autres genres, de muter au gré des courants esthétiques, de se métisser en fonction des poétiques d’auteurs et des circonstances spatio-temporelles. Dans ses actualisations, le journal, tout en reposant sur des modèles canoniques passés ou contemporains, rechigne le plus souvent à l’autosuffisance. Par-delà son territoire générique propre, il s’inspire des genres multiples qu’il accoste, que ceux-ci soient soumis aux impératifs de la fiction ou non. Conscients de la tension entre le caractère intime du journal et son inscription dans le domaine public, nombreux sont les spécialistes du genre qui, à l’instar de Philippe Lejeune et de Catherine Bogaert, préfèrent parler de journal « personnel », plutôt que de journal « intime ». D’autant qu’en termes historiques, la qualification d’« intime » n’est venue rejoindre le mot « journal » qu’assez tardivement, dans le domaine français tout au moins et ce, aux fins d’éviter la confusion avec le « journal »

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de la presse écrite. Dans la plupart des autres langues européennes qui ne se prêtent pas à ce risque de confusion, le journal n’est pas qualifié d’« intime ». Le terme souligne plus généralement le paramètre de la quotidienneté de l’écriture, comme on le remarque dans le « dagboek » néerlandais, le «Tagebuch » allemand, le « diary » anglais et le « diario » espagnol, portugais et italien. Matthieu SERGIER

Journaux d’écrivain des frères Goncourt qui accompagnent leurs recherches et où l’on peut lire l’observation de leurs contemporains. © Nancy, Archives municipales de Nancy.

Bibliographie M. BRAUD, La forme des jours. Pour une poétique du journal personnel, Paris, Le Seuil, 2006. Ph. LEJEUNE & C. BOGAERT, Un journal à soi. Histoire d’une pratique, Paris, Textuel, 2003. J. MEIZOZ, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur. Essai, Genève, Slatkine, 2007. F. SIMONET-TENANT, Journal personnel et correspondance (1785-1939) ou les affinités électives, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2009. S. TISSERON, « Intimité et extimité », dans Communications, 88, 2011, p. 83-91.

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L’écrivain et les « Paradis artificiels » Le nom de plusieurs écrivains est associé, dans l’imaginaire collectif, à l’usage ponctuel ou régulier de produits toxiques. Les confidences opérées à cet égard par les écrivains eux-mêmes ou les révélations produites par leurs biographes entretiennent l’idée que la prise de substances (alcool, opium, cocaïne, haschich, mescaline, etc.) s’offre comme un catalyseur de leur créativité et concourt activement à la création de leur œuvre. Elle fait partie des clichés attachés à l’intimité de la création. Les « Paradis artificiels » commentés par Baudelaire sont toutefois loin de garantir la transcendance ou l’accès à un état d’inspiration, comme le reconnaissent nombre de ceux qui s’y sont adonnés : Henri Michaux se déclare, comme Jean-Paul Sartre, déçu du «misérable miracle » de la mescaline. Et Baudelaire lui-même, pourtant taxé de prosélytisme à l’égard des drogues, en dénonce le décevant effet sur la création poétique. La parenté élective supposée entre l’écrivain et le produit des « voluptés artificielles » baudelairiennes se maintient cependant de façon tenace dans les représentations. Le XIXe siècle, particulièrement, charrie tout un imaginaire de la figure de l’artiste en prise directe avec l’univers de l’alcool et des drogues : ainsi du Cercle des Hydropathes (étymologiquement : ceux que l’eau rend malades) créé dans le Quartier latin en 1878 et qui fonde une revue, ou du Club des Hachichins rassemblé à l’Hôtel Pimodan, en 1845, où Théophile Gautier et quelques autres emploient le haschich afin de nourrir les réflexions sur la poésie et l’imagination. Ainsi également de Rimbaud, pour qui « le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens […] il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences ». Il faut replacer dans son contexte culturel l’émergence de cet imaginaire. À cette époque, on se passionne pour le domaine de l’irrationnel et l’on cherche à mesurer le voisinage entre la pensée normale et la pensée pathologique ; on tente à provoquer des « hallucinations primaires » (Baudelaire) proches de la folie, par le biais de divers produits toxiques, pour observer les effets de cette expérience sur la création artistique. Ainsi Honoré de Balzac parle de son usage unique du haschich comme d’une « affaire psychologique, une étude sur moi-même ». L’usage des produits est chez lui contrôlé, mesuré et rapporté en termes quasi cliniques. Il va de soi que bien d’autres écrivains recourent, à toutes époques, à ces produits à des fins différentes : Thomas de Quincey, Verlaine, Proust, Cocteau, Hemingway ou Malcolm Lowry, par exemple, sont autant de cas qui ont chacun une spécificité. Le sens et la fonction de la prise de produits peut d’abord se comprendre comme le moyen de supporter le difficile métier de vivre. C’est le pharmakon originel, le remède qui apaise les maux du corps et de l’esprit, qui est recherché. La psychanalyse, en ce sens, a beaucoup œuvré à démystifier l’écrivain consommateur de toxiques en rappelant qu’il n’est pas, non moins que tout homme, exempté des vicissitudes de la vie, qu’il est traversé par de nombreuses luttes intérieures et qu’il doit, comme tout un chacun, tenter de les surmonter ou, à défaut, de s’en accommoder. Le produit, dans cette perspective, risque de se muer en toxikon, en poison conduisant l’écrivain aux portes de la dépendance toxicomaniaque, dont on connaît les ravages redoutables et les issues dramatiques.

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© Morlanwelz, Musée royal de Mariemont. Cliché Michel Lechien.

Il est donc sage de considérer d’un œil critique les poncifs tels que la « fée verte » de l’absinthe qui conduirait Verlaine, et bien d’autres, à associer drogue et génie littéraire. L’écrivain ne supporte vraisemblablement que fort peu de déléguer la paternité de son œuvre à la gouvernance d’un produit qui le conduit à le déposséder des rênes de son esprit. Nicolas PINON

Bibliographie Ch. BAUDELAIRE, Les Paradis artificiels, [1860], Paris, Librairie Générale Française, 2007. Th. GAUTIER, Le Club des Hachichins, [1846], Paris, Mille et une nuits, 2011. H. MICHAUX, Misérable miracle. La mescaline, [1972], Paris, Gallimard, 1987.

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Les archives d’écrivains Si les archives témoignent depuis le Moyen-âge des institutions dont elles procèdent, devenant une source d’informations importante pour l’histoire et la sociologie, elles sont constituées au départ en vue d’une utilisation pratique : les titres de propriété, les cartulaires, les privilèges ainsi conservés permettent de régler les litiges ou de faire jurisprudence. En tant que traces du passé, ainsi que leur nom le laisse deviner, elles donnent l’opportunité de découvrir la vie quotidienne de la population (décès, naissances, mariages, etc.), comme les documents diplomatiques et consulaires renseignent sur la vie des structures dirigeantes. Mais que penser des archives d’écrivains ? Avant l’imprimerie la question ne se pose pas : les écrivains ne sont, littéralement, que de simples scribes et le texte, lui même copie d’un autre texte, ne renvoie qu’à une autorité lointaine – un « urtexte » inaccessible. Dans le contexte favorable de la Renaissance, des humanistes comme Alde Manuce cherchent à être le plus fidèle possible à cet « urtexte », en recoupant divers manuscrits en colligeant les différentes éditions d’un même texte : donnant tour à tour une importance au document et à son signataire ; favorisant l’essor d’une philologie. Il y a bien sûr l’institutionnalisation de l’écrivain, par la mise en place des Académies de lettres (1635) et de leur premier dictionnaire (1694) sous Richelieu. Mais force est de constater que ce sont les écrivains qui contribuent, au XIXe siècle, à la mise en place de leurs archives. La modification des mentalités, comme l’affirmation de l’individu, les conditions de production de l’œuvre, comme l’industrialisation des processus de production de l’imprimé, ou le développement de la presse comme nouveau médium pour l’écrivain vont assurément participer à cette édification. Victor Hugo, dont l’œuvre témoigne des différents changements que connaît le siècle, est peut-être le premier à porter une attention à l’œuvre en devenir, en particulier à partir de la période d’exil qui commence avec son départ pour la Belgique (1851). Peut-être est-ce parce qu’il quitte tout ce qu’il a si chèrement construit à l’encre de sa plume (6 plumes d’oie témoignent des 16 années de rédaction des Misérables), qu’il décide d’investir la genèse et la matérialité de son œuvre ? Toujours est-il que le choix des papiers ainsi que la plasticité particulière de certaines pages parsemées de signes et de dessins témoignent d’un homme conscient de son propre génie. Ce n’est pas sans raison non plus que l’écrivain, dans le codicille de son testament, écrit en 1883 : « Je donne tous mes manuscrits et tout ce qui sera trouvé écrit ou dessiné par moi à la bibliothèque nationale de Paris qui sera un jour la Bibliothèque des États-Unis d’Europe ». Ce testament dit une œuvre qui ne veut pas se taire avec la mort de son auteur : il fait du manuscrit la trace vivante, le témoin de la vie de l’œuvre et de son signataire, l’observateur des potentialités récusées qu’il nous reste à sonder, à faire (re)vivre. Si l’œuvre, depuis sa publication, n’appartient plus à son auteur mais à chacun de ses lecteurs – et la vie même d’Hugo est parfois un domaine public –, les manuscrits invitent à faire un pas de plus : appréhender le « laboratoire de l’écrivain ». Au-delà de l’œuvre d’une vie, le lecteur est alors convié à interroger et créer en même temps les vies de l’œuvre. Mais c’est précisément parce que les fonds littéraires procèdent d’une personne et non d’une institution qu’il est parfois difficile de démêler l’écheveau des fils qui les constituent : outre la correspondance et les manuscrits, que faire de la

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Charles Plisnier, Doit et avoir (manuscrit de Mariages). Mariages reçoit conjointement avec Fauxpasseport le premier Goncourt hors de France en 1937. © Morlanwelz, Musée royal de Mariemont. Cliché Michel Lechien.

bibliothèque de l’auteur, ses contrats, sa vie administrative, ses factures de blanchisserie ? Il est parfois mal aisé de savoir ce que l’on doit retenir, ce que l’on doit écarter, ce qui participe de la compréhension de l’auteur, de son œuvre, de ce qui relève de son époque. Jusqu’où doit-on archiver ? Et comment le faire ? La question est on ne peut plus ouverte, avec l’affirmation des nouveaux moyens de communication de l’auteur (internet, courriel, site) et les supports potentiels de son œuvre (blogs, réseaux sociaux, etc.). Sofiane LAGHOUATI Bibliographie P.-M. DE BIASI, Trésors de l’écrit, 10 ans d’enrichissement du patrimoine écrit, Paris, Réunion des musées nationaux, 1992. J. MARTEL (dir.), Archives littraires et manuscrits d’écrivains, Québec, Nota bene, 2008. L. HAY (dir.), Les Manuscrits des écrivains, Paris, Hachette/Ed. du CNRS, 1993. M. CONTAT (éd.), L’Auteur et le manuscrit, Perspectives, Paris, P.U.F, 1991

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IV. L’écrivain et les médias

Qui (se) joue de l’autre ? Depuis l’invention de l’imprimerie à la fin du XVe siècle, le développement et la diffusion de la littérature demeurent, de façon privilégiée, tributaires d’un objet : le livre. Jusqu’à récemment, ce dernier a constitué le principal support de transmission du littéraire et, partant, de l’écriture des textes (c’est en fonction de ce support que les auteurs écrivent). Pendant plusieurs siècles, cette prérogative est presque incontestée, bien que l’activité littéraire ne se soit jamais réduite à ce vecteur : faisaient notamment concurrence aux livres les mises en scène du théâtre ou encore les pratiques orales (contes, salons). Reste cependant que le livre est apparu comme le principal objetsymbole de la littérature, celui qui permettait de la faire connaître, aussi bien son patrimoine que ses productions contemporaines, en les inscrivant dans l’espace de la bibliothèque. Dès le premier tiers du XIXe siècle, à la faveur de l’industrialisation progressive de la civilisation occidentale, plusieurs mutations technologico-médiatiques transforment les conditions de production, de diffusion et de conservation non seulement de l’écriture, mais aussi de la parole et de l’image des écrivains. En quelques décennies, l’on assiste à une reconfiguration du paysage culturel des sociétés modernes, qui les font entrer de plain-pied dans une ère médiologique nouvelle. Selon une histoire ponctuée par l’apparition de la presse et de la photographie au XIXe siècle, de l’enregistrement audio, de la radio et du cinéma durant la première moitié du XXe siècle, et enfin de la télévision et de l’informatique durant la seconde moitié du XXe siècle, la médiatisation ne fait qu’étendre son emprise sur le secteur culturel, à une vitesse sans cesse accrue. La littérature s’en trouve affectée en profondeur, car ces nouveaux médias remettent en question les formes traditionnelles, et jusque-là largement perçues comme immuables, de la condition d’écrivain. Les réactions qu’induisent ces mutations vont de l’enthousiasme pour ces nouveaux moyens, qui permettent de toucher un plus large public et confèrent ainsi un impact plus retentissant à la parole des écrivains, à la défiance, dans la mesure où les pouvoirs dont semblent dotées ces nouvelles techniques sont susceptibles de mettre en cause la portée en même temps que la valeur du littéraire. Dans ce contexte en constante mutation, nombre d’écrivains témoignent d’une fascination, faite de répulsion et/ou d’attrait, pour les « autres » du langage écrit 1, en particulier pour l’image et le son. Des premières formes de presse quotidienne au développement du World Wide Web en passant par la photographie, le phonographe, la radio, le cinéma, la télévision et l’informatique, les principales innovations techniques qui marquent l’histoire culturelle du XIXe siècle à nos jours n’ont eu de cesse de pousser plus loin des modalités de mise en présence de l’audio-visuel : de l’image fixe de la photographie à l’interactivité et à l’intermédialité démocratisées sur le Web. Tout se passe comme s’il s’agissait de

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conduire la médiatisation – le caractère de moyens de ces outils – jusqu’à sa démédiatisation, de façon à donner lieu à une présence plus vraie que nature. L’audio-visuel tranche avec l’identité médiologique traditionnelle du fait littéraire. D’une part, il ne relève pas de façon principale de la chose écrite. En outre, la plupart de ces médias ne sont généralement pas envisagés comme des arts à part entière, exception faite du cinéma, et, dans une certaine mesure, de la photographie. Devant ces nouvelles techniques d’enregistrement, supports d’archivage et modes de diffusion non seulement de leur travail, mais aussi de leur figura publique que constituent la presse, la radio, la télévision et internet, les écrivains ont un statut double : ils sont les objets de ces nouvelles formes médiatiques, qui les mettent en scène, mais dans le même temps, celles-ci constituent un nouvel environnement pour leur travail, aussi inquiétant qu’excitant, en fonction duquel ils sont tenus de se positionner.

Presse Dès le milieu du XIXe siècle, en ce qui concerne le monde francophone, l’apparition de la presse quotidienne, acte de naissance de ce qui deviendra la « civilisation du journal 2 », transforme en profondeur le champ littéraire, qui se voit investi par des impératifs économiques dont il se pensait jusqu’alors relativement préservé. Dans un premier temps, le contingent des journalistes est issu d’autres sphères d’activité, la politique, le droit, mais, surtout, la littérature. Nombre d’écrivains se font journalistes, tant pour des raisons pécuniaires que par ambition de toucher un plus large public, à une époque où la pratique n’est pas encore professionnalisée. Cependant, à l’instar de Balzac – à l’avant-garde du combat pour le droit d’auteur 3 – et Dumas, quelques écrivains commencent à (bien) vivre de leur plume, et certains vont jusqu’à fonder leurs propres journaux (Dumas encore, avec Le Mousquetaire). Cette commercialisation de la chose littéraire contribue à instituer, au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, un clivage entre une « production de masse », ayant pour finalité le profit, et une « production restreinte », qui rejette des contraintes commerciales et aspire à la reconnaissance d’un public choisi 4. Dans cette optique, certains fustigent le compromis du littéraire avec la presse : Balzac, pourtant l’un des premiers à tirer profit de la diffusion du roman dans les journaux, établit dans Illusions perdues un parallélisme entre prostitution et presse, tandis que Sainte-Beuve parle de « littérature industrielle ». Corollairement, le développement de ces nouvelles formes (et de ces nouveaux rythmes) de publication génère l’apparition de pratiques discursives inédites, voire de nouveaux genres. Parfois éphémères, ceux-ci résultent des contraintes formelles comme des nouvelles possibilités des nouveaux médiums. L’exemple le plus connu, concernant la presse, est incontestablement celui du roman-feuilleton, qui doit son développement à la nécessité dans laquelle se trouvent les directeurs de journaux d’attirer et de fidéliser leur lectorat. L’idée vient ainsi à Émile de Girardin de faire figurer en bas de page – le « feuilleton » – un roman en épisodes paraissant quotidiennement. Le succès remporté par le genre, en dépit des querelles qu’il suscite 5, est indéniable, et nombre de grands romans du XIXe siècle seront d’abord publiés sous cette forme avant d’être repris en

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IV. L’écrivain et les médias

volume. En même temps que cette transformation significative du travail d’écriture et sa professionnalisation au sein du journal, la littérature se voit ainsi modifiée dans ses formes. Il est évident que le découpage en épisodes détermine le rythme de la narration – fréquents alinéas, les auteurs étant payés à la ligne – et que les finalités de ce mode de diffusion – la fidélisation – supposent un art du suspense survenant en particulier à la fin de l’épisode du jour. D’autres genres, comme le poème en prose, se développent au sein du journal, notamment chez Baudelaire, avant d’acquérir leurs lettres de noblesse en étant rassemblés, en recueil, dans un volume 6. On peut également songer à l’entretien, quoiqu’il ne constitue pas une forme spécifiquement littéraire, puisqu’il peut être le fait d’hommes politiques, de vedettes, etc. La vocation commerciale de la presse en fait un lieu promotionnel par excellence, que certains ne manqueront pas de mobiliser à cette fin. Ainsi de Zola, qui, familier des affiches, assure avec Jules Laffitte une campagne de lancement de Nana dans Le Voltaire à travers des effets d’annonce et des prépublications du nouveau roman, mais aussi des offres promotionnelles : un exemplaire de L’Assommoir est par exemple offert pour tout abonnement au journal 7. Certains adoptent des stratégies plus conquérantes, au point de faire de la publicité un mode de création et de diffusion à part entière. Ce faisant, ils suivent l’invitation de Blaise Cendrars, qui affirme que « la Publicité Est La Fleur De La Vie Contemporaine » dans « Publicité = Poésie ». De même, le surréaliste bruxellois Paul Nougé détourne les slogans publicitaires dans le projet « La publicité transfigurée », qui consiste à faire se déplacer des hommes-sandwichs avec des slogans poétiques sans aucune finalité publicitaire. Progressivement, la professionnalisation du métier de journaliste modifie le statut de l’écrivain : le premier a le monopole du contact « direct » avec le réel dont il rend compte, tandis que le second se réserve le domaine de l’imagination et de l’esthétique. Dans le même temps, des écrivains aspirent à se dégager de leur nouveau costume trop étroit et à suivre eux aussi « le mot d’ordre du vécu » 8. Certains écrivains font double profession d’écrivains et de journalistes, en particulier les reporters, figures héroïques de l’entre-deux-guerres, comme Kessel, qui fait rêver tant d’écrivains. En intégrant des images, grâce aux évolutions de la technique photographique notamment, à l’espacepage du journal et des magazines, la presse gagne en effet encore en efficacité.

Photographie L’invention de l’« écriture de la lumière » en 1839 change la façon de voir le monde et interroge la manière de le rendre. Elle participe à un changement de « régime de visibilité »9. En tant qu’outil de reproduction fidèle, elle affecte l’identité du littéraire via la question du réalisme en particulier. Comment les écrivains pourraient-ils demeurer sans réaction devant l’apparition de cette technique nouvelle, qui peut leur apparaître comme une inquiétante concurrente ? C’est en vertu de ces capacités mimétiques que Baudelaire jette l’anathème sur la photographie, qui devrait être « la servante des sciences et des arts, mais la très humble servante…10 ». Cependant, et dans le même temps, la photographie est vite adoptée, tant comme modèle du roman réaliste (Balzac aspire à « daguerréotyper [la] société »11) que comme instrument de révélation potentiel

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tographies verbales »), à Paul Morand (USA-1927 est sous-titré « Album de photographies lyriques ») ou à Philippe Soupault (« Photographies animées »12). Après guerre, elle contribue également à une redéfinition du réalisme dans le nouveau roman autour d’Alain Robbe-Grillet ou de Claude Simon, deux écrivains qui pratiquent aussi la photographie, comme avant eux Hugo, Zola ou même Rimbaud.

Blaise Cendrars, Kodak (documentaire), Paris, 1924. La firme s’est opposée à la réédition de son œuvre en 1944 sous le même nom. Le choix de ce nom s’explique pourtant. Comme la photographie qui prélève des morceaux de la réalité, certains poèmes de Cendrars ont été «taillés à coups de ciseaux» dans un des romans de son ami Gustave Lerouge. © Collection privée.

En plus de 150 ans, la photographie bouleverse le projet descriptif de la littérature, comme le reconnaissent aussi bien Paul Valéry (« Discours pour le centenaire de la photographie », 1939) que Breton (Manifeste du surréalisme, 1924) : la littérature peut alors renoncer à l’illusion réaliste et se libérer du poids de la mimésis. On peut regretter cette montée en puissance de l’image comme Baudelaire ou Walter Benjamin (Petite Histoire de la photographie, 1931 ou L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, 1935) ou au contraire s’en réjouir. Les écrivains pensant comme Pierre Mac Orlan

de l’occulte, chez certains écrivains symbolistes de la fin du XIXe siècle (Villiers de l’Isle-Adam par exemple). De la même façon, la perception de la photographie oscille chez les écrivains entre un symbole de la durée et de l’instant. Elle sert par exemple de métaphore à la mémoire et Brassaï montre que l’œuvre de Proust est comme une « photographie gigantesque ». Chez d’autres écrivains, la photographie est liée à l’imaginaire du reportage, de la note sur le vif et de l’instantané. Elle sert ainsi de modèle poétique au surréalisme et à la théorie de l’Explosante-Fixe (Breton), à Cendrars (avec Kodak (1924), recueil de poèmes qu’il présente comme des « pho-

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Emilio Lopez Menchero, Trying to be Balzac à la bretelle, 2008, photographie © Courtesy Galerie Nadja Vilenne, Liège.


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IV. L’écrivain et les médias

que « l’art photographique est un art littéraire»13 ne sont pas rares. En immobilisant le temps, l’image photographique, explique-t-il, fait connaître un autre lieu et une autre époque et stimule ainsi l’imagination. Il existe plus précisément deux relations particulières du photographique à la littérature : l’illustration (l’image accompagne le texte) et le portrait d’écrivain (elle figure l’auteur)14. L’illustration se développe lentement, en raison de ses conditions techniques et économiques mais aussi de la relative mauvaise réputation de la photographie. Le premier récit-photo, Bruges-la-morte de Georges Rodenbach (1892), reste longtemps un hapax, qui se démarque du roman-photo stéréotypé à la mode autour de 190015. L’illustration photographique ne prend véritablement son essor que dans les années 1930. Elle intéresse notamment les avant-gardes, dont Breton, qui commande des photographies ou réutilise des images pour Nadja ou L’Amour fou selon un principe de collaboration entre écrivains et photographes fréquent alors : Aveux non avenus de Claude Cahun, avec ses propres montages photographiques (1930) ou encore Les Jeux de la poupée de Hans Bellmer (1939) avec des textes de Paul Éluard. Dans la lignée de Paris de nuit de Brassaï et Paul Morand (1933), l’après-guerre intensifiera la production de livres de photos commentés ou préfacés par des écrivains, par exemple D’une Chine à l’autre de Sartre et Cartier-Bresson (1955). Aujourd’hui, les œuvres hybrides se multiplient en même temps que se brouillent certaines frontières entre genres littéraires et disciplines artistiques. La photographie, présent déjà passé, trace d’un « ça a été »16, nourrit les usages autobiographiques et autofictionnels d’un Hervé Guibert, avec son roman-photo Suzanne et Louise (1980), de Denis Roche ou encore d’Annie Ernaux. Une artiste comme Sophie Calle mêle le médium photographique et le médium littéraire, qui se côtoient enfin plus que jamais dans le monde du multimédia, bien souvent couplées dans la pratique du blog. Au cours de leur histoire commune, de la rencontre ponctuelle dans l’espace de la page à la collaboration la plus étroite, les liens entre littérature et photographie sont souvent passionnels, du moins jusqu’à ce que le cinéma hypnotise les romanciers, plus portés que les poètes à se choisir un modèle narratif.

Cinéma17 Dès la fin du XIXe siècle, l’apparition du cinéma fait craindre pour l’avenir de la culture lettrée. Dans le même temps, son succès populaire apparaît aussi comme un formidable outil de diffusion du littéraire. Les films de Georges Méliès, par exemple, sont souvent adaptés ou inspirés d’œuvres littéraires (Le Voyage dans la lune de Jules Verne), tandis que les scénettes des Frères Lumière se calquent sur un modèle théâtral. Les sources fictionnelles du cinéma sont ainsi, dans un premier temps du moins, majoritairement littéraires, et auteurs (en tant que scénaristes ou réalisateurs) comme acteurs se tournent promptement et presque tout naturellement vers le 7e Art. Ainsi, dans l’entre-deux-guerres, l’essor du cinéma de fiction va de pair avec le déclin des théâtres, souvent reconvertis en salles de projection. Parallèlement, le cinématographe, comme

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la photographie, diffuse de plus en plus largement le spectacle du monde, notamment à travers les actualités (depuis 1909 en France). Le cinéma fait l’objet de réactions exacerbées et ambivalentes de la part des écrivains. Au mépris d’une part importante des intellectuels pour ce que Georges Duhamel appelle un « passe-temps d’illettrés » répond l’enthousiasme du Cendrars de L’ABC du cinéma : « Renouveau ?! Renouveau ?! Éternelle Révolution ». Nombreux sont alors les écrivains à entreprendre l’écriture de scénarios, plus ou moins tournables (La Fin du monde filmée par l’Ange Notre-Dame, de Cendrars), ou simplement à vouloir inventer un nouveau style cinématographique. Philippe Soupault, Pierre Albert-Birot ou Benjamin Fondane se posent ainsi en héritiers du « devin médiologique 18 » qu’était Apollinaire dans sa conférence de 1917 « L’Esprit nouveau et les poètes ». Les déceptions sont cependant nombreuses et, en France, rares sont ceux, comme Jean Epstein, qui réussissent pleinement leur conversion. Au début du XXe siècle et jusque dans les années 1930, les écrivains se montrent particulièrement sensibles à la dimension documentaire de l’art cinématographique et à la magie de l’image, qui permettent un contact immédiat avec le public. Après la Grande Guerre, certains d’entre eux fréquentent assidûment les salles obscures, à l’instar de Cendrars, Desnos ou Aragon qui se nourrissent des images de ces mythes modernes que sont Fantômas ou Charlot. Le cinéma séduit par la vitesse grisante des images et par sa capacité à captiver les foules, qui le font parfois comparer à un rite ou à un rassemblement religieux. Mais cette fascination est paradoxale, puisqu’elle porte sur une technique où l’image prend une place prépondérante par rapport à l’écrit, du moins jusqu’à l’invention du parlant en 1927 (qui fait bouder le cinéma à bien des écrivains), ce qui explique pourquoi la culture cinématographique se présente parfois, encore aujourd’hui, comme une anti-culture littéraire. Des enjeux économiques interfèrent dans le débat sur le statut artistique ou industriel du cinéma et créent des préjugés tenaces devant l’adaptation et, plus encore, la novellisation. Les relations entre littérature et cinéma sont aussi marquées par l’opposition de leurs modes de production et de réception: si la littérature naît dans un silence solitaire – de préférence nocturne –, le cinéma est un travail d’équipe où sont exploitées des compétences diverses et des spécialisations techniques qu’un seul individu ne peut aucunement maîtriser ensemble, et se vit aussi de façon plus collective que la lecture. Les années 1930 voient se resserrer les liens entre littérature et cinéma. De nombreux écrivains sont amenés à prendre part à des aventures cinématographiques, en tant qu’acteurs (Antonin Artaud fait figure de pionnier), mais surtout en tant que scénaristes. Les célèbres collaborations de Marcel Carné et de Jacques Prévert comptent parmi les plus marquantes réussites du cinéma français, et mettent volontiers en scène des milieux littéraires, comme dans Drôle de drame (centré sur un personnage d’écrivain) ou Les Enfants du Paradis (milieux du théâtre romantique). Certains poussent l’attrait jusqu’à devenir réalisateurs à part entière, comme Cocteau, Pagnol et, plus tard, Duras ou Robbe-Grillet, souvent à l’occasion de l’adaptation

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de certaines de leurs œuvres, comme s’il s’agissait pour l’écrivain de maîtriser les nouvelles formes qui sont données à ses créations littéraires. En retour, certains films deviennent livres, comme chez Duras, mais aussi chez des cinéastes dits « littéraires » comme Eric Rohmer avec Les Contes moraux ou François Truffaut avec Les Aventures d’Antoine Doinel. La Nouvelle Vague, en particulier, développe un rapport paradoxal à la littérature : tout en voulant se démarquer du « cinéma de papa » (les adaptations d’un Christian-Jaque par exemple) en créant un art spécifiquement visuel, ils font parfois montre d’un fétichisme pour l’objet livre (chez Truffaut, dans le cycle « Antoine Doinel», mais aussi dans L’Homme qui aimait les femmes ou dans Fahrenheit 451) ou pour l’exercice de la citation littéraire (chez Godard, en particulier dans Pierrot le Fou et dans Alphaville). La fascination réciproque entre littérature et cinéma apparaît enfin dans la figuration de personnages d’écrivains. Il y a dans certains cas une dimension autobiographique à cet investissement créatif, comme chez Claude Simon ou chez Duras qui joue son propre rôle aux côtés de Gérard Depardieu dans Le Camion (1977). Ainsi, les écrivains interrogent leur figure publique, mais pensent aussi, par la combinaison de l’image et du verbe, leur travail d’écriture et les métamorphoses du genre romanesque sous l’influence du 7e art. Ils apparaissent aujourd’hui principalement dans un cinéma intellectuel chez Arnaud Desplechin, Mathieu Amalric, Christophe Honoré ou Chantal Akerman et tout récemment encore dans L’Amour dure trois ans (2011), le « meilleur film » – et pour cause, c’est le seul – de l’écrivain à succès Frédéric Beigbeder, qui a décidé de passer derrière la caméra pour porter à l’écran l’un de ses romans.

Disques et Radio Pendant audio de l’enregistrement visuel, l’apparition du phonographe et des outils de diffusion du son bouleverse également la façon dont les écrivains envisagent leur travail. Le phonographe apparaît comme un appareillage quasi magique, qui permet de réaliser le rêve de certains de voir l’écriture prendre vie. Il donne lieu à une vague d’enregistrements de paroles de figures importantes du temps comme Sarah Bernhardt, ainsi que d’écrivains, comme Apollinaire dont les Archives de la parole enregistrent trois poèmes en 1913. D’autres après lui, Cocteau, ou plus récemment, Sarraute enregistrent leurs textes, comme si ceux-ci gagnaient en authenticité et en pouvoir de fascination lorsqu’ils émanent du corps de l’auteur. Expérience envoûtante, l’enregistrement sonore devient chez certains un modèle de création. Apollinaire rêve de « poèmes-conversation [sic] où le poète au centre de la vie enregistre en quelque sorte le lyrisme ambiant » (« Simultanisme-Librettisme », 1914), Paul Morand fait mine d’enregistrer ses poèmes au dictaphone (USA 1927, 1928) et Cendrars présente Les Confessions de Dan Yack (1929) comme une retranscription d’enregistrements sur dictaphone. Dans les années 1920, le groupe surréaliste français développe la théorie de l’écriture automatique qui emprunte largement au modèle de l’enregistrement sonore. Après guerre, des « poètes sonores » comme Bernard Heidsieck, par exemple avec ses «poèmes-partitions » (1955-65), François Dufrêne ou Henri Chopin utilisent le son comme une véritable matière première 19.

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Georg Benz, Claude Simon (sur le tournage du film Georg Benz et Peter Bruger, Triptyque avec Claude Simon. Film autobiographique et fictionnel pour la télévision allemande), Allemagne © Avec l’aimable autorisation de M. Calle-Gruber et des Presses de la Sorbonne Nouvelle (droits réservés).

 Marguerite Duras, Le Camion (droits reservés).


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Durant l’entre-deux guerres apparaît la radio, qui fait place aux écrivains en les convoquant sur les ondes à l’occasion d’entretiens, qui constituent pour bien des lecteurs le premier contact avec un écrivain. La radio, à l’instar du cinéma, se trouve investie, à la même époque, comme espace de création à part entière par certains écrivains qui ont réalisé de véritables émissions (Robert Desnos et Carlos Larronde). Elle est par exemple un vecteur de diffusion, mais aussi de création pour Le Soulier de Satin de Claudel, en 1942. Le speaker qui introduit la diffusion de la pièce affirme en effet que « [d]ans l’état actuel du théâtre, la radio seule pouvait aborder la réalisation du Soulier de satin ». Certains poètes comme Éluard, Prévert ou Soupault sont régulièrement présents sur les ondes : la radio est alors perçue comme le moyen de faire découvrir la poésie à un large public, que le but soit politique ou simplement didactique. Le degré d’investissement du médium radiophonique, entre simple relais de diffusion et champ à conquérir, varie selon les écrivains et les circonstances de leur collaboration avec la radio. Ainsi Antonin Artaud entreprend-il, fraîchement sorti de sa maison d’internement de Rodez où il a passé la guerre, de réaliser une émission radiophonique, Pour en finir avec le jugement de Dieu (1947). Quant à Jean Tardieu, directeur du « Club d’Essai » de la RDF, il écrit un nombre important de pièces radiophoniques. La radio est donc un puissant vecteur d’oralisation de la poésie dans les années 1940 et 1950 et elle contribue à faire sortir la littérature « hors du livre »20. Le disque et la radio contraignent la littérature à quitter sa tour d’ivoire et contribuent à ce que les écrivains investissent des formes de culture populaire, comme la chanson (Boris Vian, ou encore Sartre et Mac Orlan pour Juliette Gréco). De nombreux musiciens chantent des écrivains, comme Paul Fort (Brassens), ou Baudelaire, Verlaine et Rimbaud (Ferré). Aujourd’hui, la chanson française continue de s’approprier et de faire revivre le patrimoine littéraire (par exemple Les Têtes raides et « L’Amour tombe des nues » de Desnos), tout comme la pop-rock (ainsi de « M » reprenant des textes de sa grand-mère Andrée Chedid) mais aussi les musiques dites actuelles, notamment la vague électronique. Le DJ français Doctor Flake propose par exemple une interprétation visuelle et sonore de poèmes de Verlaine (« Colloque sentimental ») ou de Prévert. DJ Spooky, le musicien new-yorkais Paul D. Miller, va plus loin encore en mixant des enregistrements d’écrivains et de philosophes avec de la musique électronique (ses deux albums concepts, Rythm science en 2004 et Sound Unboud en 2008). Cette réutilisation de matière sonore est typique des pratiques de recyclage du post-modernisme et apparaît sophistiquée en regard des pratiques télévisuelles.

Télévision L’apparition du petit écran dans les foyers constitue un bouleversement de civilisation d’un ordre tel qu’il paraît difficile, de nos jours, de mesurer ce qu’il a pu représenter, tant cet instrument fait désormais partie de notre quotidien. À nouveau, la littérature et le livre, et partant les écrivains, voient apparaître un concurrent potentiel dans leur sphère d’influence. Malgré le développement simultané, durant les années cinquante, des collections de poche, le temps passé devant le petit écran est souvent perçu comme un temps « volé » à la lecture. La télévision a pu néanmoins contribuer à un essor des ventes en assurant aux parutions une promotion sans précédent.

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De la même façon que le cinéma, la télévision se calque dans un premier temps sur ses prédécesseurs, le cinéma et le théâtre (elle diffuse des films et des captations de représentations). Avec l’école, elle est une des portes d’entrée vers le théâtre. Corollairement, les premières émissions de télévision consacrées à la littérature, Lectures pour tous (1953-1968) apparaissent comme de la radio filmée, avant de trouver leur formule 21. Le flambeau de l’émission de Pierre Dumayet est repris par Bernard Pivot avec Ouvrez les Guillemets (1973), Apostrophes (1974-1990) et Bouillon de culture (1990-2001). Signe d’une époque où « la télévision aimait les écrivains », ces émissions s’avèrent d’une importance cruciale pour la littérature dans la deuxième moitié du XXe siècle. Inviter sur un plateau de télévision des gens dont le métier est l’écrit pour les faire parler, le plus souvent rapidement, d’œuvres qu’ils ont parfois mis des années à écrire ne va pas sans difficulté. On retrouve également contre la télévision certaines des critiques qui étaient adressées à la presse au XIXe siècle, par exemple aux Causeries du Lundi de Sainte-Beuve. On lui reproche notamment la trop grande personnalisation des émissions littéraires qui s’intéressent davantage à l’écrivain qu’à ses livres. La télévision agit également comme caisse de résonance pour les événements qui jalonnent la vie littéraire surtout lorsqu’ils rencontrent des enjeux de société. La première chaîne française retransmet par exemple en 1981 la réception de Marguerite Yourcenar, première femme à entrer à l’Académie française, et les remises de Prix littéraires sont elles aussi médiatisées, ainsi que les polémiques qu’ils suscitent parfois : on se souvient des débats qui se sont envenimés autour du prix Goncourt de Marie NDiayé et de son prétendu « devoir de réserve » en 2009. Dans le même temps, en tant que technique d’enregistrement, la télévision devient rapidement une archive de la mémoire littéraire de la seconde moitié du XXe siècle. La collection de documentaires Un siècle d’écrivains (1995-2001) va encore plus loin en reprogrammant des extraits d’émissions littéraires anciennes, qui passent ainsi du statut d’actualité littéraire à celui de patrimoine. Au regard des médias sonores, de la photographie ou du cinéma, la télévision ne suscite pas beaucoup d’œuvres hybrides ou de collaborations de la part des écrivains. Les Lieux d’une fugue de Georges Perec, commande de l’INA à l’écrivain (1978) ou les pièces télévisuelles de Samuel Beckett, comme …que Nuages… réalisé pour la télévision allemande en 1977 22, font figure d’exceptions. Doit-on expliquer ce phénomène par le mépris pour un médium souvent jugé vulgaire ou par la relative indifférence des milieux télévisuels pour la culture lettrée ? En tout cas, la télévision, lorsqu’elle apparaît dans les œuvres littéraires, a souvent mauvais genre, ainsi qu’en témoignent La Télévision de Jean-Philippe Toussaint (1997), J’habite dans la télévision (2006) où Chloé Delaume consigne les résultats de son visionnage intensif du petit écran comme véritable traitement de choc, ou encore les chroniques acerbes de Christian Prigent, Le Monde est marrant (Vu à la télé) (2008). S’intéresser à la télévision quand on est écrivain, comme s’intéresser au cinéma avant que la cinéphilie ne soit intellectuellement anoblie, écouter du rock ou du rap, ou encore jouer aux jeux vidéo (encore Chloé Delaume avec Corpus Simsi, 2003), apparaît comme une posture anti-élitiste. Ce phénomène ne touche pas l’informatique que se sont relativement vite approprié les écrivains.

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Informatique et Internet Les écrivains se sont rapidement familiarisés avec l’ordinateur dont l’usage est dans un premier temps presque exclusivement limité au traitement de texte, de sorte qu’il n’apparaît que comme une machine à écrire perfectionnée. Les ordinateurs changent sensiblement la donne pour les écrivains, dans leur travail de création : les manuscrits sont souvent remplacés par des fichiers de différents états du texte, sur des supports variés. Corollairement, la possibilité du copier-coller et d’autres manipulations textuelles conditionnent l’écriture, notamment chez des écrivains sensibles aux recyclages textuels ou à la dimension ludique de l’écriture (Jacques Roubaud, Eric Chevillard ou l’écurie POL par exemple). Le texte informatisé – celui des autres ou le sien propre – devient une véritable matière première littéraire, malléable et jamais achevée. Blogs et sites internet permettent en effet comme jamais de rendre publics des écrits supposés intimes, mais ils montrent aussi les coulisses d’une création in progress. Une fois encore, le médium ne se borne pas à accompagner la diffusion de la littérature, mais devient une des fabriques des écrivains. En littérature numérique ou intermédiatique, non seulement les écrivains tiennent la plume, mais ils disposent aussi de certaines compétences informatiques plus ou moins élaborées selon les outils qu’ils utilisent et selon leurs objectifs. Nombreuses sont ainsi les possibilités d’ajouts de médias visuels ou sonores dans un texte. Internet permet aussi une réappropriation de la médiatisation par les écrivains qui ont désormais la possibilité de construire relativement librement un blog, une page ou un site. La possibilité de mise en ligne directe bouleverse enfin les conditions et l’ampleur de l’exposition de soi. La révolution Internet porte tout autant sur la lecture que sur l’écriture 23. Le médium permet une réactivité directe, c’est-à-dire qu’un écrivain peut intégrer les réactions de ses lecteurs dans son texte, et la lecture sur l’écran, fragmentée et portée au zapping, va même jusqu’à favoriser certaines formes courtes comme la nouvelle ou la poésie, au détriment du roman plus associé à la forme livre et à l’édition traditionnelle. Des œuvres complètes de Zola ou de Balzac accessibles d’un simple clic à la multiplication de textes d’auteurs attendant d’être « découverts » entre deux spams, en passant par le développement du livre numérique à télécharger qui inclut de ponctuelles mises à jour (Arnaud Maïsetti, Anticipations, par exemple), l’offre littéraire sur Internet donne le vertige. En matière de littérature comme pour le reste, l’enjeu majeur d’Internet se situe au niveau des processus de sélection et de mise en valeur, qui correspondent à une activité éditoriale traditionnelle. Du cadre dans lequel les textes littéraires sont présentés, qu’Emmanuël Souchier appelle « l’énonciation éditoriale 24 », dépendent leur légitimité et leur visibilité. Outre les institutions du livre – les bibliothèques, en tête desquelles la BnF, et, plus réticentes, les maisons d’édition – surgissent de nouveaux cadres collectifs d’édition ou revues : la « revue de littérature hypermédiatique » BleuOrange au Québec (http://revuebleuorange.org/), en France, la plate-forme de François Bon qui publie notamment la revue D’Ici là de Pierre Ménard (http://www.publie.net/) ou, en Belgique, le collectif ON-LIT.be. Si les blogs et sites d’écrivains sont aujourd’hui innombrables, un rapide parcours, comme le propose Christine Genin via twitter entre autres, ou le pharaonique projet des Archives de l’internet que mène la BnF depuis 1996 (notam-

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ment le parcours guidé « (S’)écrire en ligne : journaux personnels et littéraires »), montrent qu’il existe sur Internet la même tension que dans les autres médias entre la diffusion ou l’enregistrement, dans lequel le médium n’est qu’une vitrine ou un outil de sauvegarde, et l’utilisation créative de ce même médium. Ce type de débat dépasse la seule question de la posture, parce qu’il met en jeu l’attitude de l’écrivain face aux médias, mais aussi sa pratique et ses usages. Dans l’histoire des médias, l’apparition d’Internet peut apparaître de nos jours comme l’accomplissement d’un processus, bien qu’il n’en soit de toute évidence qu’à ses balbutiements. Le fait est que le perfectionnement constant des outils à disposition a rapidement permis au réseau de faire figurer de façon commode et avec un rendu de grande qualité photographies, documents sonores et vidéos. C’est dire que le net a en quelque sorte largement phagocyté l’ensemble des autres médias comme la télévision a pu le faire avant lui, pour devenir le moteur de rénovation le plus visible et connu – bien qu’encore méconnu dans ses productions spécifiques – de la littérature auprès du grand public. Enfin, les dimensions tentaculaires d’Internet posent de façon particulièrement aiguë la question de la sauvegarde et de l’accessibilité d’un patrimoine qui, jusqu’à récemment, est demeuré essentiellement livresque.

Après le livre ? « Notre époque est une époque dont l’apparition est remarquable puisque, pour la première fois depuis la naissance de l’homme, ses efforts aboutissent à la création d’un outillage absolument nouveau. […] Le phonographe, l’appareil de prises de vue sont à l’entrée de ce “pays de tout le monde” qu’est le domaine de l’imagination 25 », écrit Mac Orlan en 1929. L’écrivain, fasciné par les « mots en graphe », réfléchit durant l’entre-deux-guerres à l’impact des nouvelles technologies sur « l’art d’imagination » qu’est la littérature. Les médias permettent en effet, hier comme aujourd’hui, un accès direct au monde et au contemporain. Le paradoxe dure depuis l’époque romantique : pour les écrivains, les journaux d’abord, la photographie et le cinéma ensuite, la télévision et Internet enfin semblent permettre une plus grande proximité avec le réel. Pour un écrivain, se frotter aux médias revient à courir le risque de l’« impureté» et celui de reconnaître les limites de l’écriture. De Baudelaire réagissant violemment contre l’influence de la photographie sur l’imagination aux débats actuels autour de l’utilisation littéraire de Wikipedia (Michel Houellebecq) ou de faits-divers surmédiatisés (Régis Jauffret), le rapport des écrivains aux médias suscite toujours des réactions exacerbées, dans un rapport angoissé à la technique et au public : touche-t-on le « lecteur » comme le « public » constitué d’auditeurs, de téléspectateurs et d’autres internautes ? Derrière les célèbres cas d’allergie aux médias (Salinger, Pynchon ou Kundera), la grande majorité des écrivains semblent s’accommoder de cette nouvelle donne médiatique. Et ils sont plus nombreux qu’on ne le croit à considérer aujourd’hui le développement de l’hypermédiatique comme une chance, qui en changeant en particulier la perception de la littérature comme une série d’œuvres achevées dans une bibliothèque, fait apparaître d’autres potentialités de développement du littéraire : de nouvelles pratiques d’oralité, de collaboration ou les différentes étapes de la création dans le cas du cinéma ou de la

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radio par exemple. Les médias les plus récents ajoutent à cela une désacralisation de l’acte de publication (puisque le texte peut être lu en cours d’écriture et qu’on le met à jour autant de fois qu’on veut), et, corollairement, minent la posture romantique du créateur solitaire. Paradoxalement l’omniprésence des médias extérieurs aux livres semble avoir renforcé la conscience de la matérialité du livre, exemplifiée par la spectaculaire spatialisation du texte poétique dans le Coup de Dès de Mallarmé. Mais elle a dans le même temps brisé la transparence médiatique en montrant que le livre n’était pas le médium unique et évident de la littérature. Plus la dématérialisation du texte opère, plus l’on est conscient de son existence en tant qu’objet spécifique. Texte et livre, longtemps pensés comme une entité indissociable, vont désormais vivre leurs propres vies. Si le livre demeure encore, de nos jours, le principal vecteur de légitimation du littéraire en termes de support, va-t-on aujourd’hui vers une disparition de l’objet-livre et une dissémination des textes littéraires sur une multitude d’autres supports ? Au contraire, le livre n’est-il pas l’étape nécessaire pour qu’un texte s’incarne – la réalisation médiatique n’étant qu’un premier temps avant le passage vers le livre 26 ? Les craintes suscitées par les nouveaux médias se cristallisent sur l’idée de patrimoine car cette circulation médiatique se joue au présent, mais concerne aussi l’avenir. Internet change la donne : conservation et transmission des livres se font désormais en dehors du support du livre. Un patrimoine doit être à la fois sauvegardé et rendu visible, mais, si Internet permet de sauver un nombre vertigineux de données – littéraires ou non – dans quelle mesure celles-ci sont-elles et resteront-elles véritablement accessibles ? Ces enjeux, jusque-là cantonnés aux bibliothèques, se trouvent depuis le début du XXIe siècle propulsés au cœur de débats juridiques, économiques et même diplomatiques. Les questions d’archivage échappent aux seules bibliothèques et ce sont les sociétés tout entières qui doivent faire des choix cruciaux, symbolisés par, d’un côté Google Books, nourri en partie de la numérisation massive des fonds universitaires américains, et de l’autre par sa réponse européenne, Europeana, qui fait d’emblée le tri entre la culture légitime, émanant d’institutions ou d’organismes reconnus, et celle qui n’est pas reconnue comme telle. Les rapports entre les écrivains et les médias laissent deviner une équation à plusieurs inconnues, qui ne doit pas pour autant paralyser toute initiative. Les transformations actuelles sont en effet à penser comme une étape. Le directeur de la bibliothèque d’Harvard et fondateur du Projet Gutenberg, pionnier de la numérisation des textes littéraires, Robert Darnton, tout comme François Bon, incontournable agitateur de l’Internet littéraire francophone (tierslivre.net, remue.net, publie.net) ne cachent pas leur enthousiasme. Loin de toute posture mélancolique et à contre-courant de tout scénario catastrophiste, ces deux spécialistes et acteurs de l’histoire du livre sont optimistes quant à son avenir, parce qu’ils ont pensé les transformations d’hier, mais aussi parce qu’ils œuvrent à celles d’aujourd’hui et de demain. David MARTENS & Anne REVERSEAU

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NOTES A. RYKNER, Pans. Liberté de l’œuvre et résistance du texte, Paris, Corti, 2004. D. KALIFA, Ph. RÉGNIER, M.-È. THÉRENTY et A. VAILLANT (éd.), La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2012. Voir également M.-È. THÉRENTY, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle, Paris, Seuil, 2007. 3 J. BAETENS (éd.), Le Combat du droit d’auteur: anthologie historique suivie d’Un entretien avec Alain Berenboom, Paris, Impressions nouvelles, 2001. 4 P. BOURDIEU, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Le Seuil, 1998. 5 L. DUMASY (éd.), La Querelle du roman-feuilleton : Littérature, presse et politique, un débat précurseur (1836-1848), Grenoble, Ellug, 1999. 6 A. VAILLANT, L’Histoire littéraire, Paris, Armand Colin, 2010. 7 Voir, par exemple C. BECKER, dans « Les “Campagnes” de Zola et ses lettres ouvertes », dans Les Cahiers de l’Association internationale des études françaises, n°48, 1996, p. 75-90. 8 M. BOUCHARENC, L’Écrivain-reporter au cœur des années trente, Lille, Presses du septentrion, 2004. 9 Ph. ORTEL, La Littérature à l’ère de la photographie, enquête sur une révolution invisible, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2002. 10 Ch. BAUDELAIRE, « Le public moderne et la photographie », Salon de 1859, P.-L. ROUBERT (éd.), Études photographiques, n°6, mai 1999, p. 22-32. 11 H. DE BALZAC, Splendeurs et misères des courtisanes, préface de 1844 : « Bien des gens ont eu la velléité de reprocher à l’auteur la figure de Vautrin. Ce n’est cependant pas trop d’un homme du bagne dans une œuvre qui a la prétention de daguerréotyper une société où il y en a cinquante mille. » La Comédie humaine, VI, P.-G. CASTEX (éd.), Gallimard, 1977, p. 426. 12 A. REVERSEAU, « Photographies animées ou les enjeux poétiques d’un titre : emprunts et transferts », C. PARDO et al. (éd.), Poésie et médias, XXe-XXIe siècle, Nouveau Monde Éditions, 2012, p. 53-74. 13 P. MAC ORLAN, préface à Atget, photographe de Paris (1930), repris dans Cl. CHEROUX (éd.), Pierre Mac Orlan - Écrits sur la photographie, Paris, Textuel, 2011, p. 81. 14 N. DEWEZ & D. MARTENS (éd.), Interférences littéraires/Literaire interferenties, nouvelle série, n°2, « Iconographies de l’écrivain », mai 2009. [En ligne], URL : http://www.interferenceslitteraires.be/nr2. 15 P. EDWARDS, Soleil noir. Photographie et littérature des origines au surréalisme, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008. 16 R. BARTHES, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard /Le Seuil, 1980. 17 J.-L. LEUTRAT (éd.), Cinéma & littérature. Le Grand jeu, Paris, 2 tomes, De l’incidence éditeur, 2010. 18 R. DEBRAY, Cours de médiologie générale, Paris, Gallimard, 1991. 19 J.-P. BOBILLOT, Poésie sonore, éléments de typologie historique, Reims, les Éd. le Clou dans le fer, 2009. 20 C. PARDO, La Poésie hors du Livre, 1945-1960, thèse de doctorat de Littérature française, univ. ParisSorbonne, 2012. 21 S. DE CLOSETS, Quand la télévision aimait les écrivains – Lectures pour tous (1953-1968), Bruxelles, De Boeck, 2004. 22 A.-C. GUILBARD, « La Tour et le cagibi : Yeats relu par Beckett pour la télévision », Poésie et médias, op. cit. p. 217-234. 23 S. ARCHIBALD, Le Texte et la technique : la lecture à l’ère des médias numériques, Montréal, Le Quartanier, 2009. 24 E. SOUCHIER, « L’énonciation éditoriale en question », dans Communication & langages, n°154, décembre 2007. 25 P. MAC ORLAN, « Graphismes », Arts et métiers graphiques, n°11, 1928-1929, repris dans Écrits sur la photographie, op. cit., p. 75-79. 26 D. MAINGUENEAU, « Auteur et image d’auteur en analyse du discours », Argumentation et Analyse du Discours, n°3, 2009. [En ligne], URL : http://aad.revues.org/660. 1 2

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L’entretien d’écrivain Se trouvant à la jonction de la littérature et des médias, l’entretien d’écrivain diffuse la littérature, qu’il rend accessible par la voix, puis par l’image. Il transforme aussi profondément la littérature, en la rendant indissociable de son commentaire, adressé à un public, et de son auteur – ou plutôt d’un certain personnage d’auteur, s’exprimant tant bien que mal sur son œuvre, et que les médias révèlent. Si les écrivains sont loin d’avoir le monopole de la pratique de l’entretien, ils ont ceci de particulier qu’ils utilisent, dans l’entretien, l’essence même de leur art, à savoir la langue. Ce qui se joue dans l’entretien d’écrivain pourrait donc bien s’apparenter à une performance littéraire à deux voix, à une improvisation plus ou moins « truquée » par la retranscription, plus ou moins travaillée par la réécriture, et pourquoi pas, à la constitution quasi-inconsciente d’un genre littéraire, qui a suivi les évolutions des médias.

Marguerite Duras et Bernard Pivot lors de l’émission Apostrophes présentant L’Amant (Prix Goncourt en1984), qui signe le retour de l’écrivaine dans les médias et sur la scène littéraire. © Louis Monier.

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Apparu en France en 1890, le terme d’interview désigne une pratique journalistique alors toute nouvelle. L’année suivante, Jules Huret publie dans L’Écho de Paris une Enquête sur l’évolution littéraire où il interroge pas moins de 64 écrivains parmi lesquels Maupassant, Zola, Mallarmé et Verlaine. Mais l’enquête se distingue de l’entretien, dans la mesure où elle soumet les mêmes questions aux différents écrivains interrogés : elle correspond plutôt à ce qu’on pourrait appeler l’ancêtre de l’entretien. Mais celui-ci, bientôt, se développe dans la presse et à la radio. En 1930 commence la célèbre émission Une heure avec…, emblématique d’un déplacement de l’écrit vers l’oral, puisque Frédéric Lefèvre y reprend, sous le même titre, le format qu’il avait choisi de donner à sa chronique écrite dans Les Nouvelles littéraires, qui avait reçu un immense succès, en proposant chaque semaine une rencontre avec les grands écrivains du temps, comme par exemple Claudel, Cocteau ou Valéry. Puis s’ouvre, au début des années 1950, une période nouvelle, où l’entretien d’écrivain, tandis qu’il atteint une certaine maturité à la radio, grâce notamment à l’interviewer Jean Amrouche, investit un nouveau média : la télévision. C’est en effet en 1953 que naît la première émission littéraire télévisée, Lectures pour tous, animée par Pierre Dumayet et Pierre Desgraupes, qui y reçoivent, quinze ans durant, des auteurs comme Colette, Céline, Aragon, Queneau, ou Duras. Après son acmé dans les années 1970 avec l’émission Apostrophes de Bernard Pivot, l’émission littéraire semble aujourd’hui plutôt délaissée par la télévision. Pour autant, l’ère de l’entretien audiovisuel n’est pas terminée, loin s’en faut : c’est dans de nouveaux médias, en particulier sur internet, que les voix d’écrivains continuent, par l’entretien, de « s’écrire ». Fanny JAFFRAY

Bibliographie S. DE CLOSET, Quand la télévision aimait les écrivains, Lectures pour tous 1953-1968, Paris, De Boeck-INA, 2004. P.-M. HÉRON (dir.), Écrivains au micro. Les entretiens-feuilletons à la radio française dans les années 50, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010. M. LAVAUD & M.-È. THÉRENTY, « L’interview d’écrivain (1870-1914) », dans Lieux littéraires, n°9/10, 2006.

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Iconographies de l’écrivain De tout temps, sans doute, ces manipulateurs de la chose écrite que sont les écrivains – avant même que le terme d’écrivain n’existe – ont été saisis par l’image. Homère lui-même, dont l’existence est loin d’être assurée, n’a pas manqué d’être croqué par la plume et façonné par le burin du sculpteur. Matière à portrait, l’homme de l’écriture apparaît comme de la chair à images, et plus que jamais au cours des deux derniers siècles. Dans cette perspective, si la peinture fait longtemps office de principal vecteur de l’image des écrivains, les inventions successives de la photographie, puis du cinéma et de la télévision, ne manquent pas de constituer autant de tournants majeurs. Prise sur le vif du réel tel qu’en lui-même, enfin, la photographie le donne à voir (en noir et blanc, tout de même, pendant de nombreuses décennies), ce médium analogique en appelle à une saisie et à une préservation du temps présent et de ses principales figures, selon des finalités diverses, où la patrimonialisation à l’intention d’une postérité postulée n’est pas négligeable. Le développement du portrait photographique d’écrivain se développe de façon exponentielle en lien avec l’intérêt pour la personne qui écrit, ainsi que pour son intimité profonde, telle qu’elle se donne à lire dans l’œuvre et telle que l’image tendrait à la révéler, au point de déterminer ainsi la lecture des textes, comme ceux-ci orientent le regard posé sur l’image, dans un incessant jeu d’entre-déterminations réciproques qui tend à faire de l’écrivain une véritable icône. Dès le XIXe siècle, Nadar immortalise pour la postérité ses contemporains, parmi lesquels les nombreux écrivains dont il tire le portrait (Baudelaire, Nerval, George Sand, Maupassant, etc.). La photographie participe à la construction d’une légende, que l’on pense au fameux portrait de Rimbaud par Carjat (1871), repris en pochoir sur bien des murs et d’autres supports (T-shirts, etc.), ou au portrait de Brassaï représentant le poète Léon-Paul Fargue assis sur un banc, la nuit, où s’ancre la légende du « Piéton de Paris ». Lorsque Pierre Albert-Birot pose en poète moderne avec un magnétophone ou que Sartre se fait photographier à Billancourt debout sur son tonneau, il s’agit d’élaborations conscientes d’une image de soi construites en fonction du public. Avec la télévision, mais contrairement aux autres médias, la photographie est susceptible de mettre en jeu une dimension privée, et l’expose au public, dans un univers médiatisé de part en part. Bien que certains se soustraient volontairement à toute saisie de leur image physique, à l’instar de Maurice Blanchot en France ou de Thomas Pynchon aux États-Unis (la seule image connue de lui est une apparition dans la série Les Simpsons, mais son personnage porte un sac en papier sur la tête), les écrivains apprennent progressivement à jouer avec ce type d’iconographie, depuis Hugo tirant son propre daguerréotype à Jersey, jusqu’à Barthes qui constitue le roman illustré de sa vie dans Roland Barthes par Roland Barthes (1975), en passant par Raymond Roussel qui choisit dans son testament la photographie de jeunesse qui devra figurer en tête de tous ses livres sur leurs tirages posthumes. Mais si les écrivains se prêtent si fréquemment au jeu de la figuration iconographique, ils constituent manifestement des modèles particuliers pour certains photographes, comme le Turc Lutfi Özkök, ou encore Olivier Mériel, qui réalise un 226


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reportage photographique à Hauteville House sur les traces du fantôme hugolien en 1998. Il en va de même pour certains peintres, ou cinéastes, qui trouvent matière à élaborer leur propres parcours de créateurs en fonction d’un travail relatif à un écrivain, fictif ou non, qui incarne une autre forme de création artistique et leur permet ainsi de mettre la leur en question. David MARTENS & Anne REVERSEAU Bibliographie N. DEWEZ & D. MARTENS (dir.), Interférences littéraires/Literaire interferenties, nouvelle série, n°2, « Iconographies de l’écrivain », mai 2009. En ligne, URL : http://www.interferenceslitteraires.be/nr2. F. FERRARI et J.-L. NANCY, Iconographie de l’auteur, Paris, Galilée, 2005. Portraits d’écrivains de 1850 à nos jours, Paris, Paris-Musées, 2010. Nadar, Prime du Figaro - Panthéon Nadar, 1854 (Cortège de 250 auteurs, conduit par Victor Hugo, qui fait halte devant les bustes de Chateaubriand, Balzac et Georges Sand – Représentant les ancêtres et la mère du romantisme français – La vente de la lithographie est un échec: nadar se tournera vers la photographie). © Domaine public.

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Écrire, adapter, novelliser Né en marge de la culture légitime, le cinéma a vite puisé dans le répertoire littéraire. Dans un premier temps, ce geste est naturel : au moment où il découvre le récit, l’art populaire du cinéma se tourne vers les ficelles du mélodrame et du feuilleton, l’un et l’autre en voie d’abandon au début du XXe siècle, pour les prolonger ailleurs et sur d’autres modes. Ensuite, un désir de légitimation s’y mêle : en adaptant les grands classiques ou, davantage encore, le théâtre bourgeois, le cinéma espère s’ouvrir à une clientèle plus aisée. Petit à petit, le rapport de forces entre cinéma et littérature allant dans le sens d’une domination de plus en plus forte du 7e art, ce n’est plus le cinéma qui regarde du côté de la littérature dans le but de le « cannibaliser », ce sont les écrivains qui s’adaptent à la nouvelle donne, travaillant de plus en plus dans un style susceptible d’être transposé à l’écran. Aujourd’hui, de larges pans de la littérature dite « grand public » ne seraient plus commercialement viables sans l’appui des droits d’adaptation. Ce que l’on connaît beaucoup moins, c’est l’autre face de cette histoire, qui ne mène pas du livre à l’écran, mais inversement de l’écran au livre. Cette pratique, appelée novellisation par un anglicisme assez mal venu, est aussi ancienne que le cinéma même. À l’époque où les films se vendent encore sur catalogue, on les propose déjà sous forme de courts récits (pour bien des films, c’est d’ailleurs tout ce qui nous en reste). Au moment de la première industrialisation du cinéma, dans les années 1910, se mettent en place des formules de marketing multimédias, qui prévoient la publication simultanée des grands feuil-letons dans les journaux et magazines. En France, Georges Meirs novellise ainsi les Vampires de Feuillade (en 1916, peu après le lancement des films en 1915). Mais avant Meirs il y a déjà eu Pierre Decourcelle et sa novellisation des Mystères de New York (1915) et avant lui, Robert Carlton Brown, qui a novellisé What Happened to Mary (en 1913, le film d’Edison, lui-même adapté d’un feuilleton de la presse féminine, étant de 1912).

Depuis, la novellisation accompagne toujours le cinéma comme son ombre, souvent invisible à cause de la mauvaise réputation d’une activité jugée purement alimentaire (et pratiquée généralement sous pseudonyme). Dans les années 20, plusieurs éditeurs français lancent des collections illustrées

Novellisation du film À bout de souffle par Claude Francolin. © Droits réservés.

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bon marché qui publient semaine après semaine une version romanesque des films sortis en salle, pour la plus grande joie d’un public désireux de revivre chez soi l’expérience unique (et à l’époque difficile à répéter) du film. Cette production, qui reste plus ou moins soutenue jusque dans les années 1970, se diversifie et se tourne peu à peu vers le support-livre : les premières novellisations sont encore de simples brochures vendues en kiosque, mais après la Deuxième Guerre mondiale, elles se publient sous la forme de vrais livres (parfois de poche). Certaines collections deviennent célèbres, comme « Romans-Choc » de Seghers, spécialisée dans les versions romanesques de la Nouvelle Vague. L’avènement du « Nouveau Hollywood » dans la seconde moitié des années 1970 et son recentrage des studios sur les films à gros budget, fait de la novellisation un élément indispensable de toute stratégie de marketing. L’important, ici, n’est plus d’offrir un substitut du film, que l’on peut s’acheter désormais pour consommation domestique, mais de contribuer à la campagne de publicité pour chaque nouveauté. Grâce à la novellisation, dont la couverture reprend souvent l’affiche du film, on fait dorénavant de la publicité à bon marché dans des endroits où, avant, le cinéma n’entrait pas, comme par exemple les librairies des aéroports. Mais la novellisation est aussi un genre qui séduit les écrivains ambitieux. On a beaucoup « novellisé en vers », au moins depuis les surréalistes, et il est de plus en plus d’exemples d’auteurs qui, dans un esprit souvent nostalgique, se retournent vers leurs premiers émois cinéphiles pour raconter de façon souvent expérimentale, comme Tanguy Viel dans Cinéma (1999), novellisation du Limier de Mankiewicz (1966), le roman de leur film préféré. Jan BAETENS Bibliographie J. BAETENS, La novellisation, du film au roman, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2008. M.-J., CLERC & M. CARCAUD-MACAIRE, L’adaptation cinématographique et littéraire, Paris, Klincksieck, 2004. L. HUTCHEON, A Theory of Adaptation, New York, Routledge, 2006.

Novellisation du film «La scandaleuse de Berlin», dans Film complet (Revue). © Droits réservés.

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La littérature hypermédiatique Nous ne lisons plus seulement des livres, faits de papier et d’encre, nous lisons aussi des textes à l’écran. Or, ces textes disposent, par le biais de l’électricité qui les traverse, de fonctionnalités nouvelles qui en modifient la forme, qui les ouvrent en fait à de nouvelles possibilités. Les textes deviennent des hypertextes. L’américain Ted Nelson propose le terme, en 1965, pour désigner cette nouvelle forme de documents sur ordinateur où chaque bloc de texte peut entrer en relation avec un ensemble d’autres blocs, liés entre eux par des hyperliens. Un lecteur est alors libre de choisir son propre ordre de lecture, de progresser, comme il le souhaite, d’un texte à l’autre. Le parcours n’est plus linéaire, comme avec un livre, mais labyrinthique. L’hypermédia est un développement de l’hypertexte, où la dimension textuelle n’est plus la seule présente, car elle s’intègre à un ensemble plus vaste où se côtoient de nombreux médias, des images numériques, de nature photographique ou non, des séquences vidéo, des trames sonores, des modules informatiques divers, etc. De nouvelles fictions, dites interactives, sont ainsi créées, des œuvres qui demandent au lecteur de s’investir dans leur découverte, en activant des liens, en choisissant son propre parcours, voire en fournissant des données qui viendront déterminer la composition même de l’œuvre. C’est une forme inédite qui défie les catégories traditionnelles par lesquelles on distingue les arts, puisqu’elle les réunit tous ; mais une forme qui ne peut que se développer, au moment où le Web s’implante dans nos pratiques culturelles, artistiques et littéraires. À l’ère des Facebook, Twitter, Google+ et autres réseaux sociaux, ce ne sont pas seulement les rapports humains qui sont en voie de se modifier, mais les façons mêmes de concevoir nos expériences littéraires et esthétiques. Certaines œuvres hypermédiatiques sont complexes et cherchent à exploiter le plein potentiel du Web, en détournant des flux ou en créant des mondes virtuels dans lesquels des avatars interagissent. D’autres sont plus simples, les blogs par exemples, mais elles renouvellent à leur façon les pratiques. Ainsi, les écrivains se sont peu à peu mis à bloguer, ouvrant de ce fait un nouvel espace de création. Le terme de blog vient de web log, c’est-à-dire de l’entrée d’un journal diffusée sur le Web, plutôt que par la voie d’un carnet papier. Le blog littéraire apparaît dans ce contexte comme la contrepartie, en culture de l’écran, du journal intime ou du journal de création. C’est un nouvel atelier de l’écrivain, un espace authentique qui risque, à terme, de transformer les pratiques d’écriture et de lecture. S’il fonctionne encore sur un mode restreint, sa présence sur le réseau lui assure une pérennité qui viendra, avec le temps, confirmer son intérêt, voire son importance. Bertrand GERVAIS & Alice VAN DER KLEI

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© Figura, UQAM. Cliché Kevin Cordeau.

Bibliographie J.D. BOLTER and R. GRUSIN, Remediation : Understanding New Media, Cambridge-London, MIT, 1999. Fr. BON, Après le livre, Paris, Le Seuil, 2011. B. GERVAIS & A. GUILET, « Esthétique et fiction du flux. Éléments de description », Protée. Théories et pratiques sémiotiques, 2011, vol. 39, no1, p. 89-100. J. LALONDE, « Hypermédia », dans Dictionnaire des arts médiatiques, dir. Louise POISSANT, SainteFoy, Presses de l’Université du Québec, 1997, p. 166-167. A. SAEMMER, Matières textuelles sur support numérique, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2007. A. SAEMMER & M. MAZA (dir.) E-Formes. Écritures visuelles sur supports numériques, Saint-Étienne, Publications de l’Université Saint-Étienne, 2008. S. SCHREIBMAN & R. SIEMENS, A Companion to Digital Literary Studies, Oxford, Blackwell, 2007. N. WARDRIP-FRUIN & N. MONFORT (dir.) The New Media Reader, Cambridge, MIT Press, 2003.

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POSTFACE «Il est aussi facile de rêver un livre qu’il est difficile de le faire.» Honoré DE BALZAC, Le Cabinet des antiques

Ce livre est le fruit d’un travail d’équipe. D’abord celui d’un groupe de recherches qui s’est constitué par la pratique du dialogue interdisciplinaire – défi en même temps qu’impératif scientifique enthousiasmant pour qui entend rendre compte de la complexité et de la richesse du monde contemporain – pour s’institutionnaliser après quatre années de mise à l’épreuve, en 2000, sous l’appellation « Centre de Recherche sur l’Imaginaire » de l’Université catholique de Louvain (CRI, Louvain-laNeuve). Cette dynamique collective s’est donné un programme scientifique d’emblée soutenu par des partenariats internationaux, qui a évolué en cohérence, et dont l’ensemble des activités comprises sous l’appellation Écrivains, modes d’emploi représentent l’aboutissement en 2012. La problématique a été explorée à partir de 2009 dans des séminaires, colloques et publications consacrés aux « figurations, fonctions et territoires de l’écrivain ». Tout un programme scientifique et culturel a eu pour point de mire une exposition organisée au Musée royal de Mariemont et un ouvrage qui l’accompagne. La parution est elle-même corrélée à une série d’activités académiques (cours, conférences, travaux de recherche) ou non (tables rondes, spectacles). À l’égard de cette dynamique collective, ce livre n’est pas seulement la partie immergée d’un iceberg dont les soubassements de recherche sont constitués par une grande quantité d’événements : il en est le cœur et l’accomplissement, en ce qu’il en manifeste l’esprit de façon exemplaire. Ce livre veut d’abord refléter les trois ancrages majeurs du programme scientifique du Centre de Recherche sur l’Imaginaire. Un objet : la mise en évidence des représentations mentales qui, en fonctionnant comme un modèle et un moteur à l’égard du vécu, déterminent l’action humaine. Une épistémologie : l’importance de la dimension historique qui situe les idées et les faits en contexte et donne la mesure du caractère évolutif des phénomènes qu’elle donne à voir. Une heuristique : l’approfondissement des connaissances qui résulte de la relativisation des savoirs par l’examen de leurs sources et par la mise en coprésence de différents points de vue et modes d’approche. Ce projet concrétise aussi une conception particulière du travail universitaire : il se place à l’interface des hautes exigences de la recherche scientifique et des modes communicationnels qui visent l’au-delà des seuls cercles de spécialistes. L’ouvrage est

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Écrivains: modes d’emploi. De Voltaire à bleuOrange

construit pour être consulté selon de multiples entrées ; il peut être lu au fil de ses pages, mais il autorise tout autant les parcours fragmentaires et aléatoires. Il alterne des démonstrations déployées dans l’ampleur et de brèves notices sur des objets précis. L’ouvrage propose ainsi le plaisir conjugué, d’une part, de la lecture de chapitres rédigés par des professionnels de la recherche (en histoire, en psychologie, en littérature) sur l’objet de leur spécialisation, et d’autre part, de la découverte des documents textuels, audio, vidéo et hypermédiatiques qui fondent les savoirs ici synthétisés. Il invite, sans l’imposer, à approfondir les matières qu’il aborde par des repères bibliographiques. Il accompagne une exposition au Musée royal de Mariemont (2 novembre 2012 17 février 2013) et, au-delà d’elle, pérennise son apport par la grâce d’une annexe imprimée qui a vocation de catalogue. L’objet de l’étude est la figure de l’écrivain, ses territoires et ses fonctions, depuis sa définition moderne, c’est-à-dire celle qui a cours depuis quatre siècles et continue largement à orienter, aujourd’hui, notre appréhension de ce qu’est (ou devrait être) la littérature. Depuis Voltaire, première figure-phare de la littérature française qui peut se permettre de rompre avec le mécénat et gagne les conditions de son autonomie créatrice, on suit l’évolution des représentations de l’écrivain et de ses « modes d’emploi » jusqu’à la littérature hypermédiatique, qui constitue un horizon actuel important de la création, en pleine mutation. Suivre cette évolution permet de voir comment la figure de l’écrivain cristallise, à chaque moment de son histoire, des facettes décisives de l’imaginaire d’une époque, significatifs à l’égard d’enjeux sociétaux majeurs : l’ancrage de l’autorité, le pouvoir de la parole, les modes de circulation des textes, les valeurs attachées à la création. L’ouvrage met en évidence le caractère polymorphe de l’écrivain, non seulement en tant que créateur, mais aussi en tant qu’objet mobilisé au sein d’autres discours et d’autres productions culturelles, selon des finalités spécifiques, surprenantes à l’occasion. Il propose un double parcours : il retrace d’abord le cadre chronologique des grandes mutations survenues dans le statut et les fonctions de l’écrivain, au cours de l’histoire de la littérature moderne, puis présente des approches transversales en fonction de différents territoires occupés par l’écrivain : l’espace public et politique, le sacré, l’intime, et la diversité des médias dont l’importance va grandissante. On l’observe ainsi en un certain nombre de ses champs d’action, parfois totalement et injustement méconnus. L’étude fait le point sur les savoirs et pose des questions qui engagent à reconsidérer les acquis sous des angles d’approche nouveaux. Elle n’a nullement vocation à l’exhaustivité, mais se donne pour objectif d’attirer l’attention et, on l’espère, d’initier une réflexion à venir. Notre espoir est de combler un manque actuel du champ des connaissances et de jeter les bases d’un renouvellement de la compréhension, parfois trop simpliste, que l’on a de ce qu’est un écrivain, en suscitant des contributions complémentaires. L’une des particularités de ce projet réside dans l’assise que lui offre son ancrage peu habituel dans une triangulation qui relie, pour une étroite collaboration, non pas ponctuelle mais de long terme, un Centre de recherche universitaire transdisciplinaire, le seul Musée de la communauté française de Belgique disposant du statut

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Postface

d’établissement scientifique, et l’enseignement universitaire dispensé dans les deux zones linguistiques belges (UCL & KULeuven en particulier), y compris dans la mission d’apprentissage des animations muséales et l’ouverture à l’enseignement secondaire. Ce n’est pas là le fruit d’un heureux hasard, sauf si l’on peut à l’instar d’André Breton le qualifier d’« objectif » : il manifeste une vérité trop souvent méconnue, celle de l’interrelation qui fonde l’efficacité réelle de spécialisations soucieuses de faire bénéficier la société de son travail. Nous nous réjouissons pleinement d’avoir pu mener ce parcours en activant les partenariats scientifiques soutenus par des accords-cadres entre le Centre de Recherche sur l’Imaginaire de l’UCL et le Musée royal de Mariemont, le Centre « Figura» de l’UQAM et son laboratoire NT2, et le CREFG de la Sorbonne nouvelle-Paris 3. Nous tenons à remercier vivement les collègues qui ont apporté leurs compétences à la construction de cet ensemble, varié dans ses objets, mais sous-tendu par un même et singulier questionnement : Jan BAETENS, Professeur à la Katholieke Universiteit Leuven Jeanne-Marie BAUDE, Professeure émérite à l’Université Paul Verlaine de Metz Camille BLOOMFIELD, Docteure de l’Université de Paris 8-Vincennes Saint-Denis Pascal BRISSETTE, Professeur à l’Université Mac Gill, Montréal Mireille CALLE-GRUBER, Professeure à l’Université de la Sorbonne nouvelle-Paris 3 Christian CHELEBOURG, Professeur à l’Université de Lorraine, Nancy Jacques DE DECKER, Secrétaire perpétuel de l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique Laurent DÉOM, Maître de conférence à l’Université Charles de Gaulle-Lille 3 Bertrand GERVAIS, Professeur à l’Université du Québec à Montréal Agnès GUIDERDONI, Chercheuse qualifié du FNRS - UCL, Louvain-la-Neuve Jan HERMAN, Professeur à la Katholieke Universiteit Leuven Fanny JAFFRAY, Doctorante à l’Université de la Sorbonne-Paris 4 François-Xavier LAVENNE, Directeur de la Fondation Maurice Carême, Bruxelles Philippe LEKEUCHE, Professeur à l’UCL, Louvain-la-Neuve Philippe MESNARD, Directeur de la Fondation Auschwitz, Bruxelles Christophe MEURÉE, Chargé de recherches du FNRS - UCL, Louvain-la-Neuve Nicolas MIGNON, Assistant à l’UCL, Louvain-la-Neuve Andrea OBERHUBER, Professeure à l’Université de Montréal Nicolas PINON, Assistant à l’UCL, Louvain-la-Neuve François PROVENZANO, Chargé de recherches du FNRS – Université de Liège Anne REVERSEAU, Chercheuse post-doctoral FWO - Katholieke Universiteit Leuven Tiphaine SAMOYAULT, Professeure à l’Université de Paris 8 Matthieu SERGIER, Professeur aux Facultés universitaires Siant-Louis, Bruxelles Michèle TOURET, Professeure émérite à l’Université de Rennes 2 Karen VANDEMEULEBROUCKE, Chercheuse post-doctoral FWO – K.U. Leuven/Kortrijk Alice VAN DER KLEI, Chargée de cours à l’Université du Québec à Montréal Laurence VAN YPERSELE, Professeure à l’UCL, Louvain-la-Neuve Damien ZANONE, Professeur à l’UCL, Louvain-la-Neuve

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Écrivains: modes d’emploi. De Voltaire à bleuOrange

Nous tenons à remercier Fonds international Wernaers (FNRS), pour la Recherche et la diffusion des connaissances, grâce aux subsides duquel nous avons pu développer un site internet dans le cadre de l'exposition www.littératuresmodesdemploi.org, qui permettra de prolonger le projet scientifique à l'origine de l'exposition. Nous rendons hommage à tous pour leur apport substantiel à la réflexion entreprise, selon le respect objectif des codes qui fondent la qualité du travail collégial : «La qualité d’auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui ou à ceux sous le nom de qui l’œuvre est divulguée.» Code de la propriété intellectuelle, articleL113-1

Et sur le plan de la conscience subjective, toujours également convoquée dans une entreprise intellectuelle en sciences humaines, nous espérons que ceux qui ont pris part au volume se sentiront pleinement gratifiés dans le sens formulé par un écrivainphilosophe : «Je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre m’a fait.» MONTAIGNE, Essais

Sofiane LAGHOUATI, Chargé de recherches et Conservateur de la Réserve précieuse du Musée royal de Mariemont, Chargé de cours invité à l’Université catholique de Louvain; David MARTENS, Professeur à la Katholieke Universiteit Leuven – Groupe MDRN; Myriam WATTHEE-DELMOTTE, Directrice de recherches du FNRS et Professeur à l’Université catholique de Louvain, Fondatrice et Directrice du Centre de Recherche sur l’Imaginaire de l’Université catholique de Louvain, Membre de l’Académie royale de Belgique.

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PIÈCES EXPOSÉES

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Not.10.


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Piéces exposées

Introduction 1. Georges Perec, « Georges Perec présente La Vie mode d’emploi », émission Chemins, Antenne 2, France, le 22/03/ 1976, Paris, Archives INA [CPB76069 134].

2. Voltaire 10. Lucas de Montigny, Portrait de Voltaire debout, avant 1781, statuette (plâtre peint couleur de terre cuite), 54,5 cm, Genève BGE, Institut et Musée Voltaire [IC 0045].

1. Avant Voltaire

11. Anonyme, Portrait de Jean-Jacques Rousseau, buste en plâtre, (s.d.), 50 x 27,6 x 28 cm, Genève BGE, Institut et Musée Voltaire [IC 0058].

2. Sénèque, Œuvres, Amsterdam, 16721673, In-plano, 20,5 x 12 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [R. 1049 / inv. 8013-8015].

12. Anonyme, Portrait de Voltaire, buste en plâtre, (s.d.), 50 x 27,6 x 28 cm, Genève BGE, Institut et Musée Voltaire [IC 0054].

3. Quintilien, L’Institution oratoire, 1665, 19,2 x 11,5 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [R. 1049/inv. 8006].

13. [Frédéric II de Prusse], Anti-Machiavel, ou Essai de critique sur le Prince de Machiavel/ publié par Mr de Voltaire; [Frédéric II de Prusse], La Haye, 1740, 20 x 12,4 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, R. 253 / inv. 4.539.

4. Longin, Traité du sublime, 1694, 24,7 x 18,8 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [R. 1051/inv. 8136]. 5. Saint-Evremond, Les Académiciens. Comédie, 1879, 19,7 x 14,3 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [18.814 A]. 6. Dictionnaire de l’Académie française, 1694, 39 x 26 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [R. G.17 / inv. 20.101]. 7. L’impératrice Marie-Thérèse, archiduchesse d’Autriche, reine de Hongrie et de Bohême, Lettres patentes datées du 16 décembre 1772, Bruxelles, Académie impériale et royale des Sciences et BellesLettres de Bruxelles [N° d’inventaire 3].

14. Frédéric II, Lettre à Voltaire (à propos de son mariage), le 17/04/1773, document autographe, 22 x 18,5 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [Aut. 121a]. 15. Nicolas Monsiau et Pierre-Charles Baquoy, Frédéric II et Voltaire, estampe, (s.d.), 61 x 46 cm, Genève BGE, Institut et MuséeVoltaire [IC 000516]. 16. Henrich Goeschl, Voltaire et Fréderic II de Prusse, sculpture, (s.d.), 25 x 20 x 18 cm, Genève BGE, Institut et Musée Voltaire [IC 00040].

8. Léopold Ier, Décret du 1er décembre 1845, séparant la Classe des Sciences et celle des Lettres et ajouta la Classe des Beaux-Arts., Bruxelles, Académie impériale et royale des Sciences et Belles-Lettres de Bruxelles.

17 et 18. [Frédéric II de Prusse], Œeuvres du philosophe de Sans-Souci [tapuscrits annotés par Voltaire] t. I [Postdam], 1752 et t. III [Postdam], 1750, 30,6 x 24,2 cm, Musée royal de Mariemont [Aut. 4741 et 4742].

9. Bulletin n°1 de l’Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises de Belgique, mars 1922, (25 x 16 x 0,5 cm), Bruxelles, Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises de Belgique.

19. Patente de Louis XV à Voltaire octroyant le territoire de Ferney, 28/05/1759, (document manuscrit), 27,5 x 54,8 cm, Genève BGE, Institut et Musée Voltaire [IC 00258].

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20. Hans Erni, Portrait de Voltaire en pied, tenant dans sa main gauche une édition de Candide, tableau (tempera sur toile), 1967, 100 x 62 cm, Genève BGE, Institut et Musée Voltaire [IC 0408].

3. Hugo 21. Victor Hugo, Napoléon le petit, Londres [Bruxelles], 1852, 13 x 8 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [R. 2 / inv. 16.668]. 22. Victor Hugo, Feuilles d’automne, 1885, 27,5 x 22 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [R. 5 / inv. 8023]. 23. Victor Hugo, Buonaparte: Ode, Paris, 1822, 20,5 x 12,7 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [R. 2 / inv. 16.662]. 24. Faux-Passeport de Victor Hugo (sous le nom de Jacques Firmin Lanvin), Paris, imprimé et manuscrit, 08/12/1851, 50 x 40 cm avec cadre, Maisons Victor Hugo [MVPH MS 1196].

Not.20.

240

Not.24.


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Piéces exposées

25. Charles Hugo, Victor Hugo sur le rocher des proscrits, Jersey, (s.d.), photographie, 42x52 cm avec cadre, Maisons Victor Hugo [MVHP-PH-2432]. 26. Buste de Victor Hugo, Collection privée. 27. Edmond Bacot, Victor Hugo assis de face, main droite glissée dans l’intérieur de sa veste, 1862, photographie, 42 x 52 cm avec cadre, Maisons Victor Hugo [MVHPPH-2552]. 28. Spectacle de Gérard Berliner sur Victor Hugo, in Le journal de la nuit, le 8/01/ 2006, Paris, Archives de l’INA, France 2 [Notice: 3003176001].

4. Passerelle intime Bureau Voltaire: 29. Encrier ayant appartenu à Voltaire, seconde moitié du XVIIIe siècle, Genève BGE, Institut et Musée Voltaire [IC 0285/ 1]. 30. Poudrier ayant appartenu à Voltaire, seconde moitié du XVIIIe siècle, Genève BGE, Institut et Musée Voltaire [IC 0285/ 2]. 31. Presse-papier provenant du nécessaire à écrire de Voltaire, seconde moitié du XVIIIe siècle, Genève BGE, Institut et Musée Voltaire [IC 0285/4]. 32. Coffret ayant appartenu à Voltaire, 2e moitié du XVIIIe siècle, Genève BGE, Institut et Musée Voltaire [IC 0285/3]. 33. Voltaire, Lettre autographe au Cardinal de Bernis (à propos d’une pièce, 4 p.), du 27 juin 1766, 17,2 x 22,7 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [Aut. 522 b]. 34. Voltaire, Lettre autographe à d’Argentale (à propos de Fréron et de la petite nièce de Corneille, 4 p.), datée du 30/01/

Not.32. 1761, 18,9 x 23 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [Aut. 522 e(1)]. Bureau Hugo: 35. Pupitre de voyage de Victor Hugo, (cuir bois, tissu et laiton), Ouvert : 60 x 35,5 x 6,5 cm, Maisons de Victor Hugo, Paris et Guernesey [MVPH-0-2036]. 36. Victor Hugo, Un jour au mont Atlas (manuscrit autographe du poème, 2 p.), ca avril 1830, 20,9 x 27 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [Aut. 395 g]. 37. Victor Hugo, Lettre autographe à Noël Parfait (2 p.), le 17/10/17, 20,5 x 13,2 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [Aut. 395 e]. Bureau Butor/ Simenon: 38. Michel Butor, Éloge de la machine à écrire, 5+5+3 feuillets dactylographiés avec corrections, (3 versions), Nice, BMVR

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de Nice, Bibliothèque Romain Gary, Fonds Michel Butor [Ms BUT 27]. 39. Machine à écrire Royal de Georges Simenon (métal gris, clavier qwerty transformé azerty, modèle américain Quiet Deluxe), ca 1940, 13 x 27 x 28 cm, Fonds Georges Simenon Université de Liège. – Georges Simenon, La fuite de Monsieur Monde (tapuscrits originaux annotations autographes, 3 p.), ca 1945, Fonds Georges Simenon Université de Liège. 40. Jean Huber, Cinquante-et-une tête de Voltaire (Tot capita, tot sensus), (s.d.), estampe, 32,5 x 27,8 cm, Genève BGE, Institut et Musée Voltaire [IC 0128]. Bibliothèque familiale 1: 41. Côme-Alexandre Collini, Mon séjour auprès de Voltaire et lettres inédites que m’écrivit cet homme célèbre jusqu’à la dernière année de sa vie, Paris, 1807, 19,4 x 12,1 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [18.894 A]. 42. Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions. Tome 3, 25,5 x 17 cm, R. 467 / inv. 15.546. 43. [Adèle Hugo], Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, 2 tomes [Bruxelles], 1863, 22,3 x 14,4 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, Fonds François Godfroid [ FFG 3297/1-2]. 44. [Charles Hugo], Chez Victor Hugo/par un passant (illustrations Maxime Lalanne), Paris, 1864, 23,8 x 15,6 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [R. 4 / inv. 60]. 45. Victor Hugo, Shakespeare (exemplaire personnel de l’auteur, enrichi de sa photographie et de son ex-libris), Paris, 1864, 24,4 x 15 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [R. 4 / inv. 60]. 46. Eugène Pirou, Portrait d’Emile Zola (avec dédicace autographe de l’écrivain), Paris, (ca 1895), 10,8 x 16,4 cm, Morlan-

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welz, Musée royal de Mariemont [Aut. 527 c] Bibliothèque familiale 2: 47. Photographie de Charles Plisnier en compagnie de son père, Bernard Plisnier, et de son fils, Jean Plisnier, Ohain, été 1936, 12 x 17 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, Fonds Charles Plisnier [FPli 311/2]. 48. Photographie du bureau de Charles Plisnier à Montferrat [12 x 17 cm], Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, Fonds Charles Plisnier [FPli 311/4]. 49. Charles Bertin, Lettres à Charles Plisnier (à propos de Martine), le 21 mars 1940 [15,8 x 9,8 cm], Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, Fonds Charles Plisnier [FPli 302/17]. Bibliothèque édition: 50. Charles Plisnier, Mariages (livre avec plus de 5 000 annotations autographes pour réédition), Paris, 1936 [1944], 23 x 14,5 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, Fonds Charles et Colette Bertin [cat.143]. 51. Charles Plisnier, « Faux Passeport » (annotations autographes en vue de réédition chez Corrêa), in Les feuillets bleus, n° 289, Paris, 1935, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, Fonds Charles Plisnier [FPli 066.2]. 52. Gaston Gallimard, Lettre autographe à Charles Plisnier (refus de Faux passeports malgré l’avis favorable de Malraux, 1 p.), 03/01/1935, 21 x 27 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, Fonds Charles Plisnier [FPli 137 ter/24]. 53. Gaston Gallimard, Lettre autographe à Charles Plisnier (félicitations pour le Goncourt, 1 p.), 02/12/1937, 13,5 x 21 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, Fonds Charles Plisnier [FPli 137 ter/2].


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Bibliothèque entourage: 54. Émile Zola, Guy de Maupassant, Joris-Karl Huysmans, Henry Céard, Léon Hennique, Les Soirées de Médan, 20,8 x 14 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [R. 18 / inv. 427]. 55. John Grand-Carteret, Zola en images, Paris, (s.d.), 21 x 13,5 cm, ], Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, Fonds Geoffroy de Beauffort [FGB 822]. 56. Émile Zola, Lettre autographe (destinataire inconnu, à propos du vol de ses traductions, 4 p.), 25/07/1883, 20,7 x 13 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [Aut. 527 e]. 57. George Sand, Histoire de ma vie, t. V à VIII [Leipzig], 1855, 14,1 x 9,5 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, Fonds François Godfroid [FFG 4325/1-2]. 58. George Sand, Lettre autographe à Mme d’Asibeau (4 p.), 27/08/1843, 13,5 x 20,8 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [Aut. 479 a]. 59. Marcel Broodthaers, Georges Simenon, photographie, 1959, 47 x 57 cm avec cadre, Mont-sur-Marchienne, Musée de la Photographie [MPC 2004/603]. 60. Georges Simenon, Lettre autographe signée à Marcel Thiry (en remerciement au discours prononcé lors du Grand prix septennal de la Province de Liège à l’auteur, 1 p.), 07/07/1962, 21 x 14 cm, Fonds Charles et Colette Bertin, Musée royal de Mariemont [Ac.98/3/584]. 61. Bernard Pivot, Apostrophes, «Georges Simenon à propos de «Mémoires intimes» et de sa fille Marie Jo», émission du 27/11/ 1981, Paris, Archives de l’INA [Notice : I00010651]. 62. «Jordane vivant», improvisation orale de Jean-Benoît Puech à l’occasion du colloque Figurations de l’auteur. L’écrivain comme objet culturel, Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain, 7 mai 2010.

63. Photo des livres de l’écrivain imaginaire de Jean-Benoit Puech [référence David]. 64. Jules et Edmond Goncourt, Carnets manuscrits, n°6, 20, 41, 72, 110, 129, 130, (s.d.), 18 x 12 cm, Archives de l’Académie Goncourt, AM Nancy [4-Z-98-livret 6, 20, 41, 72, 110, 129, 130]. 65. Le grenier d’Edmond de Goncourt, photographie, 33,6 x 42,2 cm, Archives de l’Académie Goncourt, AM Nancy [4_Z_112]. 66. [Suzanne Lilar], La Confession anonyme (dédicacée à Charles Bertin), Paris, 1960, 20,5 x 14,5 cm, Fonds Charles et Colette Bertin, Musée royal de Mariemont [Ac.98/3/316]. 67. Suzanne Lilar, Note de travail en vue d’une préface pour la réédition de La Confession anonyme (manuscrit confié à Charles Bertin en vue d’une publication postérieure, 78 p.), Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, Fonds Charles et Colette Bertin [Ac.98/3/788]. 68. « Chez Proust par Cocteau », in Portrait souvenir, ORTF, le 11/01/1962, Archives INA, Notice : I00006455.

5. La Presse au XIXe siècle 69. Honoré Daumier, Napoléon « soutenu » par Victor Hugo et Émile de Girardin, Paris, lithographie, 01/12/1848, 50 x 40 cm avec cadre, Maisons Victor Hugo [MVPH E 3014]. 70. Théophile Gautier, La Mille et deuxième nuit, Paris, 1898, 23,7 x 15,6 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [R. 30 / inv. 770]. 71. Alexandre Dumas, Les Trois mousquetaires; suivi de Vingt ans après et du Vicomte de Bragelonne, (préfaçon, impres-

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sion en deux colonnes), BruxellesLivourne-Leipzig, 1851, 27 x 17 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, Fonds François Godfroid [FFG 0877]. 72. Alexandre Dumas, Le Mousquetaire, journal de M. Alexandre Dumas (n°1 - 4e année), Paris, 33,5 x 49 cm, 1856, collection privée. 73. François Polo (dir.), La Lune (caricature de Dumas par Gill, No :39), Paris, 34 x 48 cm, le 02/12/1866, collection privée. 74. Charles Philipon (dir.), Le Journal pour rire : journal d’images, journal comique, critique, satirique, lithographique..., Paris, 40 x 30 cm, 10/09/1853, collection privée. 75. Charles Baudelaire, Les fleurs du mal (ajout d’un frontispice de Rops), Paris, 19,5 x 12,5 cm, 1857, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [R. 110 / inv. 26.801]. 76. Charles-Augustin de Sainte-Beuve, Lettre autographe à Baudelaire (à propos des Fleurs du mal, 4 p.), Paris, 20/07/ 1857, 20,5 x 13,3 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [Aut. 475a].

Not. 74.

77. Armand Rassenfosse, Portrait de Charles Baudelaire, estampe, 1920, 17,2 x 11,9 cm, Louvain-la-Neuve, Musée de Louvain-la-Neuve [ES 565]. Colonne Rimbaud: 78. Arthur Rimbaud, Une saison en enfer (édition originale accompagnée d’un timbre à l’effigie du poète), Bruxelles, 1873, 18 x 12,5 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, Fonds Charles et Colette Bertin, Ac.98/3/470. 79. Pablo Picasso, Portrait d’ Arthur Rimbaud, estampe, 1962, 30 x 23 cm, Louvain-la-Neuve, Musée de Louvain-laNeuve [ES 524]. 80. Ernest Pignon-Ernest, Arthur Rimbaud in situ I à VI (photographies d’installation sérigraphique entre CharlevilleMézières et Paris), 1978-1979.

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Not. 79.


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Piéces exposées

6. Les Prix littéraires 81. Photographie de huit des académiciens en 1900, 20,3 x 27,6 cm, Nancy, Archives municipales de Nancy, Archives de l’Académie Goncourt [4 Z 28]. 82. Lithographie des frères Goncourt, 27,1 x 22,1 cm, Nancy, Archives municipales de Nancy, Archives de l’Académie Goncourt [4 Z 97]. 83. Transcription du testament d’Edmond de Goncourt (manuscrit fondateur du prix), 31,8 x 22,2 cm, Nancy, Archives municipales de Nancy, Archives de l’Académie Goncourt [4 Z 89]. 84. Lettre de félicitation du jury du prix Goncourt à Charles Plisnier, 1er décembre 1937, 21 x 27 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, Fonds Charles Plisnier [FPli 137 ter/8]. 85. Charles Plisnier dédicaçant son livre “Faux-Passeports”, prix Goncourt 1937, (photographie), 18 x 24 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, Fonds Charles Plisnier [FPli 303/3/6]. 86. Charles Plisnier, Note au sujet du Prix Goncourt (3 feuilles dactylographiées), 1936, 21,5 x 27,5 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, Fonds Charles Plisnier [FPli 028/9]. 87. Charles Plisnier, Doit et avoir, première version de Mariages (manuscrit, 350 p.), 1932-1934, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, Fonds Charles Plisnier [FPli 163]. 88. Femina (revue), le 1/11/1922, 34,5 x 25,5 cm, collection privée. 89. La Vie heureuse, n°1, 1/01/1906, 36 x 25,5 cm, collection privée. 90. Nadar, Portrait de George Sand, photographie, 1864, 47 x 57 cm avec cadre, Mont-sur-Marchienne, Musée de la Photographie [MPC 86/977].

91. Charles Lierens, Portrait de Colette, photographie, 1935, 47 x 57 cm avec cadre, Mont-sur-Marchienne, Musée de la Photographie [MPC 2004/603]. 92. Marguerite Yourcenar, Discours de Réception à l’Académie française (service de presse), Paris, 18,5 x 12 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [Ac. 98/3/554]. 93. Marguerite Yourcenar, Lettre autographe à Marcel Thiry (à propos de sa traduction de Shakespeare et de sa réception à l’Académie Royale de Langue et Littérature françaises de Belgique le 27 mars 1971), 14/11/1970, 18,4 x 26,7 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, Fonds Charles et Colette Bertin, Ac.98/ 3/590. 94. Colette, Discours de réception à l’Académie Royale de Langue et Littérature françaises de Belgique, Paris, 1936, 19,2 x 14,5 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [Ac. 98/3/142].

7. L’écrivain et le sacré 95. Jean-Antoine Houdon, Buste de Voltaire, ca 1800, bronze et marbre, 62 x 30 x 28 cm, Ferney-Voltaire, Ville de Ferney-Voltaire. 96. Anonyme, Éloge des bienfaits de Voltaire imprimé par les visiteurs de son tombeau à Ferney, ca 1800, 55 x 50 cm, Genève BGE, Institut et Musée Voltaire [IC 0259]. 97. Louis-François Couché, Translation du corps de Voltaire au Panthéon Le 11 Juillet 1791, estampe, ca 1800, 20 x 12 cm, Genève BGE, Institut et Musée Voltaire [IC 0496].

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98. Gil André, Victor Hugo, huile sur toile, s.d., 60 x 40 cm, Paris, Maisons Victor Hugo [ MVPH P251]. 99. Anatole France, Sur une urne grecque (poème hommage à John Keats), Paris [1908], 30 x 24 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [ R. 22 / inv. 28749]. 100. Lord Byron, Ode to Napoleon Buonaparte (manuscrit, sur vélin reliure avec pierres précieuses), Londres, 1905-1912, 20,5 x 28 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [Rel. 261 / inv. 15.479]. 101. Barbey d’Aurevilly, Lettre autographe à Monsieur d’Hervilly (à l’encre rouge, 4 p.), Paris, 19/01/1883, 12,6 x 20,4 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [Aut. 292]. 102. Gustave Flaubert, Lettre autographe à Ernest Chesneau (demande adresse des de Goncourt, 4 p.), s.d., 20,7 x 13,8 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [Aut. 366/1]. 103. Honoré de Balzac, Lettre autographe à Canel (à propos de Lamartine et Hugo, 4 p.), 25/11/1831, 14 x 21,8 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [Aut. 288 b]. 104. Anonyme, Tombeaux de Voltaire et de J. J. Rousseau, tabatière d’ivoire ornée d’un petit relief, 8 cm, , Genève BGE, Institut et Musée Voltaire [IC 0496]. 105. Nadar, Victor Hugo sur son lit de mort, photographie, 22/05/1885, Paris, 42 x 52 cm avec cadre, Paris, Maisons Victor Hugo [MVHP-PH-2552]. 106. Paul Verlaine, Fêtes galantes (frontispice de Verlaine en Bacchus), (illustrations par A. Robaudi), Paris, 1903, 29,7 x 22 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [R. 32 / inv. 824]. 107. Paul Verlaine, Femmes, (imprimé « sous le manteau »), 1890, 21,5 x 13,5 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [R. 102 / inv. 1569].

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Not. 101. 108. Pierre et Gilles, Bloody Amélie (Amélie Nothomb en prière pour la couverture du Le fait du prince), photographie peinte, 169,5 x 121,5 cm avec cadre, 2008, Paris, Galerie Jérôme de Noirmont. 109. Ulrich Lamsfuss, Dirk Hasskarl, Michel Houellebecq (2003), 2010, huile sur toile, 90 x 90 cm (video projection), Galerie Daniel Templon, Paris. 110. Jacques Villon, Buste de Baudelaire, estampe, 1920, 41,5 x 28,1 cm, Louvainla-Neuve, Musée de Louvain-la-Neuve [ES 688]. 111. Auguste Rodin, Victor Hugo (dessin préparatoire à la sculpture), estampe, 1884, 22 x 16 cm, Louvain-la-Neuve, Musée de Louvain-la-Neuve [ES 588]. 112. Emilio Lopez Menchero, Trying to be Balzac à la bretelle, 2008, photographie, 150 x 130 cm, Liège, Galerie Nadja Vilenne.


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8. L’écrivain et le siècle nouveau 113. Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac: Comédie héroïque en cinq actes en vers représentée à Paris sur le théâtre de la Porte Saint-Martin le 28 décembre 1897, Paris, 1998, 20,2 x 13,2 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [R. 12 / inv. 258 ]. 114. « L’assiette de la gent de plume » (couverture du numéro 461), in L’Assiette au beurre (revue satirique), Paris, le 29/01/1910, 36 x 24,5 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [R. 593 / inv. 20.554]. 115. « Edmond Rostand » in Femina (revue), n° 195, mars 1909, 36 x 28 cm, collection privée. 116. Paul Claudel, Cinq grandes Odes suivies d’un Processionnal pour saluer le Siècle Nouveau, Paris, 1910, 33 x 25,5 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, Fonds Charles et Colette Bertin [Ac.98/3/ 95]. 117. Guillaume Apollinaire, Alcools (avec un portrait de l’auteur par Pablo Picasso et reliure au motif par Micheline de Bellefroid), Paris, 1913, 18,5 x 12 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, Fonds Charles et Colette Bertin [Ac.98/3/1]. 118. Guillaume Apollinaire, Les épingles (avec un portrait de l’auteur par Alexeiëff et une introduction par Philippe Soupault), Paris, 1928, 20 x 14,5 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, Fonds Charles et Colette Bertin [Ac.98/3/3]. 119. Blaise Cendrars, Dix-neuf poèmes élastiques (avec portrait de l’auteur par Modigliani), Paris, 1919, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, Fonds Charles et Colette Bertin [Ac.98/3/76].

Not. 120. 121. Blaise Cendrars, La Guerre au Luxembourg (papier d’Arches à la cuve), Paris, 1916, 30,9 x 25,7 cm, collection privée. 122. Blaise Cendrars, La Guerre au Luxembourg (papier Hollande vergé), Paris, 1916, 30 x 25,5 cm, collection privée. Colonne Proust: 123. Marcel Proust, A la recherche du temps perdu (lettre autographe de l’auteur dans le premier volume à propos d’un portrait photographique inédit), Paris, 1918-1927, 13 vol., 12,5 x 16 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, Fonds Charles et Colette Bertin [ Ac.98/3/459]. 124. Jérémie Bennequin, Ommage À la recherche du temps perdu, Du côté de chez swann, Paris, 2011, 19 x 22 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [LA 679/1 et 2 / inv. 18.883 A].

120. Blaise Cendrars, J’ai tué. Prose. Dessins de monsieur Fernand Léger, Paris, 1918, 18,7 x 18,3 cm, collection privée.

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Écrivains: modes d’emploi. De Voltaire à bleuOrange

9. L’écrivain comme artiste 125. Rodolphe Töpffer, Voyages en zigzag ou Excursions d’un pensionnat en vacances dans les cantons Suisses et sur le revers italien des Alpes et sur le revers italien, Paris, 1850, 27,6 x 18 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [R. 10 / inv. 191]. 126. Albert Robida, Voyage de fiançailles au XXe siècle, Paris, 1892, 17,6 x 11,8 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, Fonds Goeffroy de Beauffort [FGB R.P. 621]. 127. Stéphane Mallarmé, Un coup de dès jamais n’abolira le hasard (reliure Clara Gevaert), Paris, (1898) 1998, 32,5 x 25 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [Rel. 332 / inv. Ac.2002/3]. 128. Blaise Cendrars Sonia Delaunay, La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, (1913) 2011, Paris, 17,9 cm × 25,9 cm × 4,5 cm, collection privée. 129. Paul Claudel, Cent phrases pour éventails (papier Japon, étui recouvert de shantung bleu), Tokyo, 1927, 3 vol., 29,5 x 10 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, Fonds Charles et Colette Bertin [Ac.98/3/92]. 130. Marcel Broodthaers, Un coup de dès jamais n’abolira le hasard, (1898), AnversCologne, s.d., 32,5 x 25 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [LA 611 / inv. Ac.86/53]. 131. Pierre Alechinsky, Portrait de Christian Dotremont en bonnet lapon, s.l., 19571974, estampe, 56 x 54 cm, Louvainla-Neuve, Musée de Louvain-la-Neuve [ES1576]. 132. Christian Dotremont, Logbook, Bougival, 1972-1974, 30 x 21 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [Ac. 86/88].

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10. L’écrivain dans l’espace public Bibliothèque temps de guerre: 133. Albert Camus, Lettre à un ami allemand, Lausanne, 1946, 19 x 12,2 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, Fonds Charles et Colette Bertin [Ac.98/ 3/70]. 134. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de Guerre, New York, 1942, 22,5 x 18 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont Fonds Charles et Colette Bertin [Ac.98/ 3/475]. 135. Une tunique de grenadier modèle 14, (portée de novembre 1914 à juillet 1915), d'un capitaine breveté d'état major ainsi que sa casquette utilisée sur l'Yser, Bruxelles, Musée royal de l’Armée et d’Histoire militaire. 136. James Thiriar et Robert Vivier, Raconte la guerre, Bruxelles, s.d., 27 x 35,5 cm, collection Laurence Van Ypersele. 137. Paul Claudel, Autres poèmes durant la Guerre, Paris, 1916, 25,5 x 32,5 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont Fonds Charles et Colette Bertin [Ac.98/ 3/90]. 138. Marcel Thiry, Le Tour du Monde en Guerre des Autos-Canons belges, Bruxelles, 1965, 20 x 12,5 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, Fonds Charles et Colette Bertin [Ac.98/3/516]. 139. Les auteurs responsables de la guerre: avis et avertissements adressés par les diplomates belges au Ministre des affaires étrangères de 1905 à 1914, Bruxelles, 1915, 23 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [16.482 A].


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Piéces exposées

Bibliothèque Les écrivains comme patrimoine collectif: 140. Victor Hugo, Œuvres complètes, Paris, Édition nationale, 1885-1895, 44 vol., 27,5 x 22 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [R. 4-7 / inv. 77-119]. 141. Pèlerinage national et universel à la maison et au musée de Victor Hugo, Paris, affiche après 1885, 88 x 67 cm avec cadre, Paris, Maisons Victor Hugo [MVHP E 3072]. 142. Gustave Rivet, Victor Hugo devant l’opinion : Presse française - Presse étrangère, Paris, 1885, 18,6 x 11,4 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [R. 4 / inv. 70]. 143. Émile Blémont (dir.), Le Livre d’or de Victor Hugo / par des artistes et des écrivains contemporains, Paris, 1883, 32 x 23 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [R. 2 / inv. 50]. 144. «André Malraux au Panthéon», in Journal de 20h Antenne 2, le 09/08/1996, Archives INA [Notice : CAB06056281]. 145. Louis Ferdinand Céline à propos de « D’un château l’autre », in Lectures pour tous, le 17/07/1957, Archives INA [Notice: CPF86644720]. 146. Anonyme, Portraits de Voltaire et de Rousseau, tabatière, ca 19e siècle, 8,7 x 2 cm, Genève BGE, Institut et Musée Voltaire [IC 0252].

149. André Malraux, La condition humaine, Paris, 1933, 19 x 12 cm, Fonds Charles et Colette Bertin, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [Ac.98/3/326]. Bibliothèque notoriété de l’écrivain au service d’un combat: 150. « Le procès Zola : la première audience», dessin de Louis Sabatier, in L’Illustration, n° 2868, Paris, le 12/02/1898, 42,5 x 30,5 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [R. 669 / inv. 12.891]. 151. Anatole France, L’ Affaire Crainquebille (avec 62 compositions de Steinlen), Paris, 1901, 26 x 18.5 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [R. 618 / inv. 26.562]. 152. Anonyme, Le Christ au Vatican, Bruxelles (frontispice de Rops), Bruxelles, 1880, 20,4 x 11,9 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [R. 22 / inv. 535]. 153. Charles Plisnier, Jésus chez les chômeurs (pièce pour la radio interdite d’antenne par le Ministre de la Justice, 14 p.), manuscrit autographe, 1935, 27,5 x 21 cm, Fonds Charles et Colette Bertin, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [Ac.98/3/789]. 154. Photographie du Comité d’action Sacco et Vanzetti, Bruxelles, le 30/05/ 1927, 15 x 21,9 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, Fonds Charles Plisnier [FPli 161/3].

Bibliothèque Les écrivains hommes politiques et les hommes politiques écrivains: 147. Henry Carton de Wiart, La cité ardente, Bruxelles, 1907, 25 x 19 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [R. 28 / inv. 695]. 148. Henry Carton de Wiart, Les vertus bourgeoises, Bruxelles, 1912, 26 cm, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont [R. 28 / inv. 28.646].

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Écrivains: modes d’emploi. De Voltaire à bleuOrange

Not. 154. Colonne années 1950: 155. Projection sur écran d’extraits de la série « Les écrivains en vacances », in Le Figaro littéraire, Paris, 1954-1956: - François Mauriac grand-père, le 04/09/ 1954; - Jean-Jacques Gautier, le 04/09/1954; - Dominique Rolin, le 07/08/1954; - Blaise Cendrars au lac de Genève, le 11/09/1954; - Pierre Daninos sur La côte basque, le 01/09/ 1956; - Fernand Crommelynck à Paris, 01/09/ 1956; - Jules Romain et Marguerite Yourcenar 04/08/ 1956; - Jules Supervielle et Dominique Rolin, 18/08/1956; - Cocteau et Picasso, Georges Shéhadé 21/07/ 1956; - Les écrivains aussi vont, parfois, en vacances, le 28/08/1954.

156. Projection d’extraits de Roland Barthes, « L’écrivains en vacances », in Mythologies, Paris, 1957.

11. Écrivains francophones 157. «Aimé Césaire, Léopold Sédar-Senghor et Léon Gontran Damas», in Au rendez vous de la conquête, FR3, le 29/07/ 1995, vidéo, Archives de l’INA [CPC 95004858]. 158. Charles de Coster, La légende d’Uylenspiegel (manuscrit autographe), s.l., 1867, 4 vol., 31 x 23 cm, Musée royal de Mariemont [R. 111 / inv. 29.622-25]. 159. Émile Verhaeren, Flambeaux noirs, Bruxelles, 1891, 29 cm, Musée royal de Mariemont [R 28 / 723 RP]. 160. Félicien Rops (dir.), Almanach d’Uylenspiegel pour 1861, Musée royal de Mariemont [R. 66 / inv. 1980]. 161. Albert Bauwens (dir.), La jeune revue littéraire (1re année de la future Jeune Belgique), Bruxelles, décembre 1880, Musée royal de Mariemont [R. 108 / 29.591]. 162. Arnaud Bonnetain, Buste de Jules Destrée, bronze, 60 x 30 x 30 cm, Bruxel-

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Piéces exposées

168. Michel Butor, Mobile , étude pour représentation des Etats- Unis, (Brouillons): 5/186 feuillets dactylographiés avec corrections et indications de mise en page manuscrites, Nice, Fonds Michel Butor, Bibliothèque d’études et du patrimoine Romain Gary/BMVR de Nice [Ms BUT 5]. 169. Michel Butor, Mobile, étude pour représentation des États-Unis, Paris, 1962, 23,5 x 19 cm, collection particulière. 170. Michel Butor, Mobile (Adaptation radiophonique), 15/176 feuillets dactylographiés (brouillons utilisés recto-verso), Nice, Bibliothèque d’études et du patrimoine Romain Gary / BMVR de Nice, Fonds Michel Butor [Ms BUT 4].

Not. 158. les, Académie Royale de langue et littérature française. 163. Aimé Césaire, Léopold Sédar-Senghor et Léon Gontran Damas (dir.), in L’Étudiant noir, N°1, (Reproduction) Paris, 1935. 164. René Maran, Batoula, véritable roman nègre, Paris, 1921, in-8, collection particulière. 165. Léopold Sédar-Senghor, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, Paris, 1947, in-8, collection particulière.

171. Mario Dondero / Ed. De Minuit, Le Nouveau roman (Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Claude Mauriac, Jérôme Lindon, Robert Pinget, Samuel Beckett, Nathalie Sarraute, Claude Ollier devant le siège de la maison d’édition), Paris, 1959 (droits reservés). 172. Jean-Claude Guidicelli, OuLiPo / Mode d’emploi, vidéo, Arte France/Archives INA [Notice: 4351106001]. 173. Raymond Queneau, Cent Mille Milliards de poèmes, Paris, novembre 1961, 28, 8 x 24 cm, collection Michel Defourny. 174. Jessica Astier, Georges Perec La vie mode d’emploi 1978 (reliures de création pour l’œuvre: couvrure papier, numérotation par gaufrage aux caractères de plomb), Bruxelles, 2012, 100 x (9,8 x 10,2 cm).

166. Albert Memmi, Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur, Paris, 1957, in-8, collection particulière.

12. Être écrivain après la guerre

13. L’écrivain et les médias Radio:

167. «Michel Butor à propos de Mobile», in Lectures pour tous, vidéo, le 07/03/ 1962, Archives INA [Notice: I00013070].

175. Blaise Cendrars, En Bourlinguant..., INA/Radio France/Scam, collection « Les grandes heures» Plage 2 du CD 1.

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Écrivains: modes d’emploi. De Voltaire à bleuOrange

176. Antonin Artaud, «Aliénation et magie noire », (création radiophonique pour la RTF, censurée en 1947, première diffusion en 1973) Pour en finir avec le jugement de Dieu, domaine public. Cinéma: 177. François Truffaut, L’amour en fuite (film, extrait où Jacques Doinel, écrivain, dresse un autel à Balzac), Paris, 1979, MK2 Production (droits réservés). 178. Alain Robbe-Grillet, «L’immortelle » (entretien à propos du film), in Cinépanorama, vidéo, le 13/04/1963, ORTF, INA [Notice: I00013227]. 179. Marguerite Duras, Le Camion (Marguerite Duras s’exprime en tant qu’écrivain, auteur et personnage de son œuvre), 1977, Paris, DD Productions (droits réservés).

185. Michelle Porte, Les Lieux de Marguerite Duras. INA, collection “Les grands entretiens”, vidéo, France, 1976 INA / 2009 Gallimard / INA [Notice: CPA80055158]. 186. Astruc Alexandre, Michel Contat, Sartre par lui-même, première partie, France, TF1, le 21/04/1980, vidéo, Paris, Archives INA [ Notice: CPA80055158]. Internet: 187. Bertrand Gervais, Alice van der Klei, Robin Varenas, Gregory Fabre, De la page à l’écran (application pour L’IPAD, d’Apple, réalisée pour l’exposition présentant plusieurs écrivains hypermédiatiques), Montréal, Laboratoire nt2, Centre Figura, Université de Québec à Montréal, 2012. 188. Bertrand Gervais, Alice van der Klei (dir.), www.bleuorange.org, revue de littérature hypermédiatique.

Films et émissions: 180. Georges Benz et Peter Bruger, Claude Simon, Triptyque avec Claude Simon (film autobiographie et fictionnel), Allemagne, M. Calle-Gruber et Presses de Sorbonne Nouvelle (droits réservés). 181. Bernard Pivot, « Romain Gary et Émile Ajar », in Apostrophes, vidéo, Antenne 2, le 03/07/1981, Paris, Archives INA [Notice I05125259]. 182. Bernard Pivot, «Albert Cohen» (L’auteur lit un extrait de Belle du seigneur), in Apostrophes, vidéo, le 23/12/1977, Antenne 2, Paris, Archives INA [Notice: CPB 77054812]. 183. « Jean-Philippe Toussaint : romans et films» (adaptation de ses propres livres), in Cinéma Étoiles, vidéo, France, le 15/10/ 1997, Fr3, Paris, Archives INA [Notice : CPC97105260]. 184. Jacques Prévert (pour la sortie de La Pluie et le beau temps), in Lectures pour tous, ORTF, France, le 2/08/1955, Paris, Archives INA [Notice: I00016111].

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Not. 187.


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