Clément Mabi - Les civic tech

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VISIONS

CLÉMENT MABI, LES CIVIC TECH Trois familles pour réinventer la démocratie via le numériquee

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Nous avons interviewé Clément Mabi fin novembre 2016, au Liberté LivingLab. Il s’agit d’un espace de coworking et lieu événementiel symbolique de ce qu’on appelle la ou les civic tech : il se définit en effet comme «engagé pour une innovation technologique, civique et sociale», encourageant «l’émergence et le développement d’initiatives en faveur d’enjeux de bien commun». Dans cet entretien, le chercheur de l’Université de Compiègne décrit les trois familles qu’il a identifiées au sein de cette civic tech, et mène une analyse critique du fossé entre leurs promesses et la réalité du terrain.

Qui est Clément Mabi ? Clément Mabi est maître de conférence en Science de l’information et de la communication à l’UTC (Université de Technologie de Compiègne). Ses recherches portent sur la participation politique en ligne et les usages citoyens du numérique. Récemment, il a travaillé sur différents objets comme l’ouverture des données publiques (Open data), l’usage du numérique dans les dispositifs de concertation, le développement du «Gouvernement Ouvert» (Open Governement) et les civic tech. Il a dirigé plusieurs publications sur ces sujets et est l’auteur d’un certain nombre d’articles. Parmi ceux-ci, on peut consulter : «Citoyen hackeur. Enjeux politiques des civic tech» (La Vie des idées, 2 mai 2017) ; «Luttes sociales et environnementales à l’épreuve du numérique : radicalité politique et circulation des discours» (Études de communication, vol. 47, no. 2, 2016, pages 111-130) ; «Inciter, contraindre, encadrer» (French Journal for Media Research, juin 2016) avec Romain Badouard et Guillaume Sire ; ou encore «L’Open Data peut-il (encore) servir les citoyens ?» (Mouvements, 2014/3, n°79) avec Samuel Goëta.

Photographies : David Tardé


L’entretien a été réalisé par Ariel Kyrou fin novembre 2016, réécrit et complété en mai 2017, tout juste après les élections présidentielles.

Culture Mobile : Comment définiriez-vous ce qu’on appelle la «civic tech» ? Clément Mabi : Le terme n’a pas encore vraiment de définition établie. Dans son acception la plus large, les civic tech rassemblent les technologies et dispositifs basés sur la technologie numérique et dont l’objectif affiché, encore loin d’être atteint, est de «transformer le fonctionnement de la démocratie» en proposant de nouvelles formes d’implication des citoyens. Certains acteurs parlent même d’une amélioration de l’efficacité de la démocratie. Pourtant, cela me semble prématuré en l’état actuel des usages de ces civic tech, ce pourquoi je préfère l’ambition, plus mesurée, d’une meilleure organisation de ce qu’on appelle la démocratie.

Il s’agit donc de technologies conçues pour mieux organiser le rapport du citoyen à ce qui le concerne, c’est-à-dire la vie de la cité. Derrière cette définition très large, pouvant aller du vote à distance à des pratiques d’activisme politique bien plus engagé, ne se cache-t-il pas des projets différents voire opposés ? Oui, derrière ce terme général cohabitent des projets aux modalités et aux objectifs très variés. Pour simplifier et tenter une typologie des civic tech, l’on pourrait en distinguer trois grandes familles. La première d’entre elles prolonge le projet de la démocratie participative qui se développe et s’institutionnalise depuis maintenant une vingtaine d’années, à l’instar des conseils de quartiers mis en place par un grand nombre de

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mairies ou des débats publics organisés par la Commission nationale du débat public (CNDP). Cette famille se positionne dans une logique d’accompagnement de notre démocratie représentative, se donnant pour objectif de mobiliser des technologies pour mieux «faire démocratie». Ses acteurs cherchent à inciter les citoyens à participer à la vie de nos institutions politiques voire sociales, aux décisions qui les concernent, à rendre cette participation plus facile, à faire en sorte qu’ils puissent par exemple voter ou plus largement intervenir à distance. Il y a ainsi Fluicity, qui invite les citoyens à donner leur avis ou à commenter «les projets de leur maire» ; City2Gether, une application mobile «qui remet le citoyen au cœur de l’écosystème en simplifiant les échanges avec les élus et les collectivités», et bien d’autres solutions ou initiatives. Bref, il s’agit d’utiliser le numérique pour mieux inclure les citoyens dans la vie démocratique sans pour autant remettre en cause le fonctionnement global du système. Ces initiatives sont dans une logique de collaboration avec les institutions pour accompagner un approfondissement de la démocratie, sans en transformer ses finalités sociales.

Ça, c’est donc la première famille, qu’en est-il de la deuxième ? La deuxième famille est celle de ceux que nous pourrions appeler les «hackers» de notre système. Dans un sens proche de celui utilisé en informatique, ces initiatives tentent de «hacker» le fonctionnement de la démocratie pour le modifier en s’appuyant sur ses ressources internes, c’est-à-dire en «jouant le jeu» des institutions pour les faire évoluer de l’intérieur. C’est ce que font ceux qui montent des «primaires citoyennes» pour faire émerger des candidats en dehors des partis traditionnels. Ainsi, LaPrimaire.org a abouti, après un long processus démocratique sur Internet, au choix d’une candidate de la société civile : Charlotte Marchandise, qui a ensuite tenté, comme tous les autres candidats, de réunir les conditions pour pouvoir se présenter à l’élection présidentielle, symbole de la tradition républicaine.

Oui, c’est une élue, n’appartenant à aucun parti, à la

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mairie de Rennes. Elle a été choisie via un vote pour représenter les internautes de LaPrimaire.org fin 2016, mais elle n’a malheureusement pas obtenu les 500 parrainages d’élus pour être candidate officielle aux dernières élections présidentielles… C’est vrai qu’elle n’a pu réunir que 135 signatures en deux mois. Le «hacking» de la politique institutionnelle par LaPrimaire.org a donc fait long feu, en tout cas pour cette fois. Il ne faut jamais sous-estimer la résilience des institutions de la Ve République. Mais cette deuxième famille, qui veut utiliser le numérique et s’appuyer sur les ressources de la démocratie représentative pour changer la donne de la démocratie, s’incarne en d’autres organisations. Je pense au collectif #MaVoix, qui veut proposer «une expérimentation démocratique à l’occasion des législatives de juin 2017», dont l’objectif est, selon son site Web, de «hacker l’Assemblée Nationale en faisant élire des citoyens volontaires, formés et tirés au sort qui voteront pendant 5 ans sur toutes les lois comme leurs électeurs le décideront.» Si pour le moment l’impact de ces initiatives reste limité, elles offrent néanmoins d’intéressantes perspectives, notamment en invitant le citoyen à considérer de manière critique le fonctionnement de la démocratie représentative.

Et la troisième famille ? La troisième famille se positionne dans une logique de contre-pouvoir. On y trouve les acteurs qui, par exemple, mobilisent les technologies numériques depuis les marges pour surveiller le travail des institutions, contrôler les gouvernants. Je pense à l’association Regards citoyens (https://www.regardscitoyens.org) ou encore à la plateforme NosDéputés. fr (https://www.nosdeputes.fr/), qui se revendique un «observatoire citoyen de l’activité parlementaire» et surveille donc la présence ou non, les votes, les interventions de nos représentants, avec d’ailleurs tout un volet de propositions des citoyens à leurs élus. Je pense également à toutes les plateformes d’intelligence collective et de débat qui

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émergent en s’appuyant sur des logiciels libres tels Democracy OS (http://democracyos. org/), Assembl (http://assembl.bluenove.com/) ou Demodyne (https://www.demodyne. org/). Ces projets comptent sur l’activité de la multitude pour venir enrichir leurs outils, notamment lors de «hackatons» où développeurs et activistes se rencontrent pour adapter les outils à des projets militants.

Donc trois familles pour un terme, la civic tech, dont le nom n’a toujours pas été traduit en français… Traduire un nom de l’anglais au français, c’est en orienter la signification, et donc faire un choix. Or ce mouvement des civic tech est récent et très multiple. Rien que ce qualificatif de «civique» peut correspondre à une grande variété de réalités, qui plus est pas toutes politiques. L’usage du terme «civic tech» ne doit pas écraser la variété des usages citoyens du numérique, et plutôt nous amener à nous interroger sur ce que font réellement, en pratique, ces technologies à «la politique», au «civisme». Mais c’est trop tôt pour le dire, tant ce mouvement reste embryonnaire. Pour le moment, il s’agit plutôt d’observer comment les modèles de civic tech se développent, la façon dont les différents projets cohabitent et dont des rapports de force s’établissent entre les uns et les autres qui se revendiquent de l’usage des technologies pour améliorer la démocratie.

En France, les trois familles de civic tech telles que vous les définissez ont toutes des objectifs plutôt très «politiques», ce qui correspond à notre tradition. En revanche, j’ai le sentiment qu’il en va autrement aux ÉtatsUnis, ou le caractère «civique» des technologies est compris dans un sens bien plus large. Certains, comme la Knight Foundation, incluent dans les «technologies

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civiques» tout projet à finalité ouvertement citoyenne, jusque la consommation collaborative, le crowdfunding et l’open data, en oubliant tout enjeu de transformation politique. La Fondation Knight est une grande fondation américaine, dédiée aux questions de démocratie. Elle a été la première à proposer une définition de la civic tech. Son scope est effectivement immense, car elle considère que toute action collaborative via le numérique qui participe peu ou prou d’une amélioration ou d’une transformation sociales, même minimales, relève de la civic tech. C’est pourquoi elle range jusque Airbnb et Facebook sous cette très large bannière. Ce choix me semble une erreur. Je pense bien au contraire qu’il faut spécifier des familles précises, et insérer les projets de civic tech, se donnant comme tels, dans une grille de lecture beaucoup plus fine et plus critique que celle de la Knight Foundation. Cela vient certes d’une différence de culture politique entre la France et les États-Unis (notamment dans la démarche typiquement anglo-saxonne de faire appel à une «société civile» organisée autour de préoccupations communautaires), mais c’est plus encore la conséquence d’un effet d’illusion sur ce que peuvent concrètement apporter ou non les technologies du numérique. Il s’agit en fait de ne pas minimiser la volonté ou non des acteurs qui mobilisent ces technologies à changer les règles du jeu.

Vos trois familles de la civic tech se retrouvent-elles ou non dans cette notion assez à la mode d’empowerment  ? C’est-à-dire dans l’idée qu’il est possible, mieux qu’il est souhaitable pour les citoyens de s’emparer de la technologie afin d’augmenter leur pouvoir de décision et d’action politiques ?

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Les recherches menées en France, les miennes comme celles de mes collègues Romain Badouard, Guillaume Sire et bien d’autres, le confirment : le développement des usages de technologies numériques à des fins démocratiques dans la société s’accompagne presque systématiquement d’un idéal d’encapacitation. C’est-à-dire de l’idée que l’appropriation des technologies numériques permet aux citoyens de monter en compétences et d’acquérir de nouvelles capacités d’agir. D’où une proximité de discours très forte avec l’empowerment au sens politique du terme. Ce vocabulaire partagé nourrit de fortes attentes vis-à-vis de ces applications, de ces plateformes ou de ces dispositifs de civic tech. Sauf que, surtout quand il est porté par des entrepreneurs, cette idéal d’empowerment peut devenir un nouveau discours marketing sur la démocratie, une façon d’affirmer que leurs solutions vont permettre aux usagers de monter en compétence, de trouver leur place dans le système démocratique tandis que les institutions et autres collectivités gagneront en légitimité. Comme si la démocratie était soluble dans des procédures et des flux de communication. De fait, la réalité est bien plus complexe. D’une part, tout le monde ne peut profiter de cet empowerment : si les technologies numériques favorisent l’inclusion de certains groupes sociaux, il est clair qu’elles provoquent également des exclusions, qu’elles laissent certains citoyens en dehors du jeu démocratique. D’autre part, si certaines solutions sont utilisées dans une optique de transformation, une majorité d’entre elles se contentent de modifier les pratiques et s’inscrivent sur le plan politique dans le prolongement du système démocratique actuel, sans parvenir à le changer, ou alors vraiment à la marge. Pour le dire autrement, de nombreuses civic tech ont du mal à dépasser le stade du discours critique pour réussir à proposer des solutions avec une portée sociale et politique. On agit différemment mais dans le même horizon.

La contradiction me semble en effet très forte, entre un discours de l’ordre de l’émancipation des citoyens et une réalité, portée par bien des startups, qui ne fait, finalement, que renforcer le fonctionnement actuel

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du système politique. Au point que le discours de l’empowerment masque parfois une réalité bien plus prosaïque, ou beaucoup plus modeste en termes de personnes touchées. De fait, la logique de l’entreprise, tournée vers le profit, est difficilement compatible avec le faire politique, dont la clé reste l’intérêt général. Cette réalité d’entreprises qui pourtant développent un discours de l’ordre de l’émancipation politique n’est-elle pas une limite, voire un leurre, de tout un pan de ces civic tech ? Beaucoup des acteurs des civic tech s’inscrivent dans le modèle entrepreneurial et prennent la démocratie comme un marché. Issus du monde des nouvelles technologies et de l’entrepreneuriat, très sensibles au discours startup, ils la traitent comme un champ concurrentiel où chaque outil est présenté comme «la» solution aux problèmes de la démocratie. L’idéal de l’empowerment devient chez eux, comme je l’ai dit, un discours de marketing, se donnant comme objectif la transformation de la démocratie par de nouvelles formes d’implications, plus collaboratives. Il s’agit d’équiper techniquement le citoyen pour le rendre plus compétent. Or, cette vision centrée sur les pratiques se heurte de plein fouet à la question du projet politique et des valeurs mobilisées par les acteurs  : «faire faire autrement» ne suffit pas à «faire penser autrement». Ainsi, si cette promesse de transformation de la politique semble inatteignable, du moins à court ou moyen terme, elle ne correspond pas non plus à la finalité de la civic tech telle que perçue par les élus et les acteurs du terrain politique qui les sollicitent pour des contrats et des appels d’offre. Beaucoup plus pragmatiques, ces derniers cherchent

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le plus souvent à accroître leur légitimité et à améliorer les processus de validation de leurs décisions auprès des électeurs, sans chercher à bousculer le système dans sa globalité. Les entrepreneurs de la civic tech considèrent donc leurs solutions dans un champ concurrentiel où l’instauration de nouvelles pratiques aura un effet vertueux sur le système, là où les acteurs politiques traditionnels perçoivent la transformation potentiellement induite comme le résultat de rapports de force et d’enjeux de pouvoir qui les amène à mobiliser les pratiques collaboratives principalement pour entretenir leur position et améliorer les logiques existantes. De fait, pour se déployer sur le terrain de l’action politique, même et surtout la plus basique, au niveau des villes et des quartiers, les acteurs de la civic tech doivent collaborer avec des institutions qui n’ont ni les mêmes codes, ni les mêmes objectifs qu’eux. Ils doivent apprendre à tisser des compromis, à réfléchir selon une logique procédurale compliquée, afin que la participation des citoyens se fasse dans le cadre social et politique existant. Le risque de ce manque de connaissance du fonctionnement des institutions et des collectivités est que les outils déployés soient le résultat d’un compromis «mou», qui, certes, produit de la participation citoyenne mais avec des résultats politiques assez limités. On peut par ailleurs noter que cette tension ne concerne pas que les entrepreneurs. Les associations porteuses de services sont très largement confrontées aux mêmes difficultés. Les frontières se brouillent progressivement, il devient difficile de déterminer a priori qui contribue à la construction de l’intérêt général. Certains acteurs réussissent néanmoins à s’approprier les contraintes du terrain et à faire avancer leurs causes, qu’ils soient entrepreneurs ou associatifs…

Le plus souvent, l’ambition de transformation sociale portée par le discours de la civic tech se retrouve donc noyée dans les difficultés du terrain…

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Oui, la finalité de transformation et de justice sociales, pourtant présentes dans les discours des acteurs de la civic tech et de certains acteurs politiques, disparaît parfois au profit de l’objectif plus basique de susciter plus de participation que la ville, le quartier d’à côté, donc que son concurrent… On assiste à une forme de résilience des acteurs contemporains qui bien souvent intègrent les civic tech dans leur propre agenda politique. Ce constat invite à s’interroger sur les conditions de leur émancipation et sur la capacité d’acteurs à transformer le système de l’extérieur.

On a le sentiment que la famille «démocratie participative», la première donc, est la plus importante des trois, parce qu’elle est la plus facile à accepter par le «système politique», qu’elle ne remet pas en question. L’idéal d’empowerment n’en ressort-il pas affadi, voire quasiment oublié ? Le principal risque, pour cette famille qui implémente les dispositifs de démocratie participative existant ou du moins les complète, c’est d’être récupérée par le système. Les études sur la participation citoyenne comme les travaux de Julien Talpin ou Guillaume Gourgues l’ont bien montré : trop souvent les citoyens sont invités à participer sans que cela puisse déranger ceux qui décident, avec pour effet de renforcer les inégalités et le sentiment de défiance à l’égard des gouvernants. Le risque est que ces technologies, plateformes et autres applications, aillent trouver des marchés auprès d’institutions de l’État, de collectivités locales, d’élus de la République, soient subventionnées pour se développer, et ainsi accaparent la plus grande visibilité entre toutes les civic tech. Dès lors, leurs discours d’émancipation des citoyens ne deviendront plus qu’un masque du renforcement de la position des élus et des institutions traditionnelles, qui gardent le monopole de la participation, de ses modalités, de ses objectifs, de la divulgation et de l’utilisation de ses résultats. Sous couvert de l’augmentation de la capacité d’agir des

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citoyens, elles pourront finalement instaurer de nouvelles formes de contrôle, voire de nouvelles techniques de gouvernement.

Pouvez-vous en donner un ou des exemples ? Je porte en particulier un regard critique sur les outils de co-construction des lois via des plateformes en ligne – comme celui utilisé auprès des internautes entre le 26 septembre et le 18 octobre 2015 pour «La loi pour une République Numérique», promulguée un an plus tard, le 7 octobre 2016. Certes l’expérience a été novatrice, pédagogique, tant pour les citoyens que l’administration et les politiques. Elle augure de nouveaux types de collaboration gouvernants/gouvernés. Mais malgré les effets d’annonce, elle ne constitue guère plus qu’une modeste avancée, loin de la révolution souvent décrite. À partir d’une volonté d’ouverture, d’une idée formidable dans son principe, on aboutit à un dispositif de validation des choix des députés et sénateurs. Car ce sont eux qui gardent le total contrôle du processus : ils récoltent les contributions, et décident de ce qu’ils gardent ou ne gardent pas des amendements des citoyens, le plus souvent sans leur rendre des comptes…

Ou via un simulacre de transparence… Au final, les citoyens n’ont pour le moment pas vraiment de possibilité de peser sur la décision politique via ces démarches. Dès lors, la participation ne construit pas de nouveau rapport de pouvoir entre eux et leurs élus : elle ne sert, bien au contraire, qu’à apporter une validation supplémentaire aux décisions du député, du sénateur ou sur une autre échelle du maire et prolonge des dispositifs consultatifs où les citoyens émettent des suggestions, font des propositions à l’élu qui tranche et décide. Le risque, est que ce type de participation, à la bonne volonté des parlementaires ou plus largement des élus, se voit institutionnalisée au détriment d’autres formes de participation que permettrait la civic tech, d’autres formes d’implication citoyenne qui auraient quant à elles des visées de transformation sociale beaucoup plus fortes.

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Sous ce regard, comment interpréter la mise en place d’un Conseil citoyen par le candidat malheureux à l’élection présidentielle de ce printemps Benoit Hamon ? L’initiative, dans le cadre de la finalisation de son programme, était plus qu’une simple validation a posteriori. Elle s’est construite selon un processus que l’on pourrait qualifier de démocratique : lancement d’une plateforme de participation en ligne le 22 février 2017 ; recueil des contributions, qui auraient été d’après le document officiel de ce Conseil citoyen «plus de 26 000», puis vote («plus de 81 000») ; tirage au sort de 21 femmes et 21 hommes, le 3 mars, pour travailler sur ce socle ; réunions de travail de ces 42 citoyens avec l’aide d’experts de l’équipe de campagne pour finaliser une série de propositions ; et enfin appropriation par le candidat d’un nombre non négligeable d’entre elles, par exemple pour l’abrogation du délit de solidarité ou la mise en place d’un «congé de campagne» pour les citoyens. Mais au final, le constat est proche de celui de l’expérience précédente. Là encore, la décision finale est revenue à l’homme politique et lui seul, et non aux citoyens, ce qui en limite la portée. Mais la démarche n’en est pas moins intéressante, et va tout de même au-delà de la bonne conscience.

Et ce d’autant qu’elle démontre une volonté d’un acteur du monde politique de transformer les pratiques de ce même monde politique, en s’inspirant de ce qui se fait ailleurs dans le monde… Le projet a d’ailleurs été piloté par Elisa Lewis et Romain Slitine, tous deux actifs dans le monde des civic tech. Ils ne sont pas membres du Parti socialiste, me semble-t-il, et ont signé ensemble en 2016 Le coup d’État citoyen, ces initiatives qui réinventent la démocratie (La Découverte). Les expériences qu’ils ont recueillies pour ce livre, conçu tel un voyage dans le monde à la recherche d’idées et de pratiques, notamment numériques, de réinvention de la démocratie, leur ont forcément servi pour ce Conseil citoyen.

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Oui, Élisa Lewis et Romain Slitine font partie de l’association Démocratie ouverte, qui se veut un «collectif de transition démocratique», je cite, «pour gagner en pouvoir d’agir, mieux décider ensemble et mettre à jour nos systèmes politiques». Tout un programme… Mais cette ambition de «Démocratie Ouverte» rejoint-elle en tout ou partie le projet d’une 6e République tel qu’il était porté lors de ces élections présidentielles par Benoit Hamon ou même Jean-Luc Mélenchon et ses dits Insoumis ? Je ne suis pas certain que les projets se rejoignent totalement, mais l’on peut tout de même constater une aspiration partagée vers plus «d’ouverture» de la démocratie et la diffusion de ses principes (participation, transparence et collaboration), du moins de ce côté-ci de l’échiquier politique, notamment avec ce Conseil citoyen de Benoit Hamon. C’est peut-être le signe d’une prise de conscience, d’une volonté nouvelle de certains cadres politiques d’utiliser des outils et de s’inspirer de l’esprit de la civic tech, mais la mise en œuvre reste à inventer.

Ce Conseil citoyen serait donc une variante de cette première famille de la civic tech, voulant augmenter la participation des citoyens à la vie politique. Oui, mais avec, de fait, une portée limitée, puisque le moins qu’on puisse dire est que Benoit Hamon, qui voulait créer un tel Conseil citoyen aux côtés de son gouvernement, n’a pas été élu…

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Certes, mais on ne peut pas dire non plus que la deuxième famille, qui voulait «hacker» le système, ait particulièrement réussi son pari à l’occasion de cette élection présidentielle ? Effectivement, ni Alexandre Jardin, au nom des Zèbres et de sa Maison des citoyens, ni Charlotte Marchandise, pour LaPrimaire.org, dont nous avons déjà dit deux mots, n’ont réussi à obtenir le nombre de parrainages suffisant. Mais leur pari de «hacker» le système aurait-il été réussi s’ils avaient pu se présenter ? Je ne suis pas certain qu’ils auraient été autre chose que des «petits candidats» de plus. La stratégie qui consiste à vouloir d’abord entrer dans le système pour ensuite le réformer est une veille tactique politique, qui n’a pas vraiment fait ses preuves… Une démarche de changement ne peut pas être pensée en dehors des rapports de pouvoir. Dans quelle mesure doit-elle accepter de respecter des règles qui lui sont intrinsèquement défavorables ?

Est-ce à dire que la troisième famille dont vous parlez, se positionnant dans la civic tech comme un contrepouvoir, et sans prétention à faire évoluer le système de l’intérieur, serait finalement la plus crédible des trois ? Chacune à leur façon, les trois font avancer un tant soit peu les enjeux de démocratie, ne serait-ce qu’indirectement, par la mobilisation de certains citoyens, jeunes pour beaucoup. La troisième famille est juste celle qui propose la vision la plus ambitieuse d’usage du numérique, qui correspond le mieux à l’ADN de ses technologies. En effet, la question qu’elle pose dépend moins du système politique en tant que tel : ses «activistes», comme on dit, se positionnent à sa périphérie, et s’interrogent sur leur capacité à peser sur le débat public, à intervenir sur le fonctionnement des institutions depuis leur marge, sans

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en prendre le contrôle direct. Cette démarche de bouillonnement, d’influence périphérique sur les institutions, donc de contre-pouvoir plutôt que de pouvoir, est consubstantielle de l’Internet, comme l’a montré le sociologue Dominique Cardon. Cette adéquation, entre le projet politique et la manière dont se construisent et fonctionnent les technologies, offre des perspectives prometteuses à cette famille. Le chemin sera certainement plus long, plus difficile, mais il est susceptible de déboucher sur des transformations plus profondes de notre système démocratique.

Est-ce à dire que les acteurs de la civic tech, aussi divers soient-ils dans leurs démarches et positionnements, auraient tendance à sous-estimer ce que vous appelez le design des technologies, c’est-à-dire la façon dont les outils et les solutions numériques incitent, contraignent voire encadrent la parole et l’action ? Oui c’est bien ça. Avec deux chercheurs, Romain Badouard et Guillaume Sire, nous développons l’hypothèse que les nouvelles technologies et les pratiques sociales et politiques se co-construisent les unes les autres. Donc que les usages dont l’objet serait d’améliorer notre rapport à la démocratie sont indissociables du design des technologies utilisées, c’est-à-dire de la matérialité des outils et dispositifs. En s’appuyant sur les travaux de lawrence Lessig et sa formule célèbre «Code is law», il s’agit de montrer que les choix techniques ont une double portée, à la fois symbolique et opérationnelle. Ils reflètent une vision à chaque fois spécifique de la participation démocratique, et reflètent donc des ambitions politiques diverses et divergentes selon les outils. Les technologies induisent des façons de voir et de faire en contribuant au processus de construction du sens ; elle font faire des choses d’une certaine manière et pas d’une autre. La façon dont elles sont agencées contraint, encadre et incite un certain type d’actions et co-détermine donc les pratiques : elle rend compte de la «mise en technologie» d’un projet politique,

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pour reprendre l’expression de Romain Badouard. C’est dans cette optique, avec lui et Guillaume Sire, que nous tentons de comprendre la «gouvernementalité politique» que sous-tendent les différents types de design technologique. Le fait, par exemple, qu’un réseau social comme Twitter impose une limite de 140 caractères, permette de faire circuler des liens et surtout encourage très fortement le retweet suppose une implication et induit une participation politique très différentes de celles d’une application ou d’un forum bien moins cadré, commenté, animé et modéré. Chaque solution, qui rend possible la participation, active différentes conceptions de la citoyenneté, différents modèles de mobilisation des acteurs.

Tweeter va effectivement inciter les gens aux messages courts, vifs et percutants, à même d’être captés vite et de susciter l’adhésion immédiate. Ils suscitent moins la réflexion et le débat longuement argumenté qu’ils ne confortent le collectif dans ses attentes et suscitent par là-même des phénomènes viraux, de contagion. On se souvient encore du rôle de ce genre de tweets dans la campagne de Trump… Le monde numérique a en quelque sorte une matérialité, une rugosité bien plus forte que ce que l’on pourrait croire en prenant à la lettre le constat d’une immatérialité des espaces et des échanges. La métaphore d’un réseau où tout circulerait facilement donne une vision erronée de l’espace public que dessine Internet. Comme l’explique très bien Dominique Cardon, la visibilité se construit sur la toile par le design, avec des points de centralité, des passages obligés, des tensions et des modes de relation spécifiques, permettant aux acteurs dominants d’organiser les pratiques d’acteurs dominés. Cette organisation de la domination passe par différentes manifestations. Pour simplifier, j’en

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mentionnerai trois essentielles que nous avons identifié comme les manifestations les plus puissantes de la gouvernementalité dans un environnement numérique. La première est de l’ordre de l’incitation. Le discours, les modes d’emploi allant avec les dispositifs, leurs recettes pour mieux interagir ou rendre ses messages viraux sont autant d’incitations, voire d’injonctions qui ne se donnent pas comme telles. Google en donne un bon exemple. Dans son travail sur les relations entre Google et les éditeurs de presse, Guillaume Sire montre en effet comment le géant de la Silicon Valley invite les médias à travailler leurs référencements pour être le mieux classés possible, sans leur donner l’assurance totale qu’ils le seront effectivement au final. Directement ou indirectement par le jeu de la concurrence entre supports, Google incite à suivre ses recommandations, donc à se conduire d’une certaine façon. Il est bien évidemment possible de s’échapper, de refuser de céder à ces incitations. C’est ce que font les internautes qui refusent de cliquer sur les liens sponsorisés par Google ou sur les réseaux sociaux, ou ceux qui installent sur leur machine un bloqueur de publicité. Mais globalement tout est fait pour que chacun joue sa participation sans qu’on ne puisse identifier les intérêts précis de Google. La deuxième manifestation de la rugosité des dispositifs numériques est l’organisation de la contrainte. Dans nos pratiques, nous ne réalisons guère à quel point les applications mobiles mais aussi nos circulations sur les sites Web nous orientent vers des parcours de navigation contraints, pensés au préalable pour nous. Des chemins nous sont ouverts, d’autres nous sont fermés ou beaucoup plus complexes à trouver, selon une stratégie de visibilité de certains contenus plutôt que d’autres. Car les diverses technologies et solutions numériques nous donnent certes une capacité d’agir, mais dans une direction bien définie. La métaphore du cours d’eau permet de comprendre ce qui s’avère être bien plus qu’une incitation : selon le travail sur ses bords et ses pentes, le fleuve sera large ou non, tranquille ou tumultueux. Mieux : la géographie de son environnement, dans des monts ou des forêts, rendra difficile ou au contraire presque obligatoire de suivre ce cours d’eau. Il y a une politique et une ingénierie des cours d’eau et de leurs chemins, comme il y a bien sûr une ingénierie très contraignante des solutions et environnements numériques.

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Mais certains, artistes ou de jeunes qui se mettent à utiliser le moteur, la caméra d’un jeu vidéo pour réaliser des films, des machinimas non prévus à partir du jeu, arrivent à détourner ces contraintes ? Oui, et heureusement. Mais ces réappropriations, ces détournements et reconstructions qui se jouent de ces contraintes, courants dans l’art numérique, supposent non seulement une conscience, une volonté, mais un travail et une maîtrise qui ne sont pas à la portée de tous. Ceci admis, vous avez raison  : il est toujours possible de dévoiler, de résister au projet politique que ce type de contraintes induit. L’usage conserve une part de créativité qui lui permet de faire évoluer les dispositifs, de faire en sorte qu’ils «fuient», pour reprendre un vocabulaire deleuzien, et que la contrainte soit dépassée pour venir former un nouveau dispositif. Enfin, ce qui se développe, notamment avec le Web des applications, c’est un troisième degré de contrainte et de domination, encore plus fort, car de l’ordre de l’encadrement. Les dispositifs numériques permettent en effet de produire des environnements dans leur totalité. L’exemple type de cet encadrement, c’est le jeu vidéo ou les OS d’ordinateurs. On est plongé dans un environnement où l’on doit répondre à un certain nombre de contraintes pour s’en sortir, gagner ou être le plus performant possible. Ces trois manifestations, d’incitation, de contrainte et d’encadrement, cohabitent à des degrés divers dans les projets de civic tech, qui laissent plus ou moins de libertés à l’utilisateur des technologies mises en œuvres à des fins de relais et de commentaire, de vote, de participation, de critique, de contre-pouvoir, etc. L’analyse de la façon dont s’organisent ces trois clés, et plus largement du design de ces dispositifs numériques est essentielle pour déceler les tensions qui animent le réseau, ses points de centralité et d’exclusion, les relations de pouvoir mises en jeu, etc.

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Nous sommes donc fortement orientés dans nos usages des civic tech – comme de toutes technologies. Mais ces notions d’incitation, de contrainte et d’encadrement sont assez abstraites. Comment les mesurer en pratique ? Et quelle est la capacité réelle d’un utilisateur lambda de prendre conscience de cette influence, de ces orientations, et d’agir en conséquence ? L’objectif d’une telle orientation, pas toujours pensée clairement d’ailleurs, est de se fondre dans l’usage de manière à ne pas pouvoir être perçue par l’utilisateur final, qui a l’impression que sa pratique favorise sa montée en compétence. Pour prendre conscience de ces mécanismes d’encadrement, une première étape, à la portée de tous ou presque, consiste à mener une analyse du dispositif, via une prise de recul intellectuelle critique (on parle alors de litteratie numérique), ne serait-ce qu’en comparant les caractéristiques de différentes technologies répondant à peu près aux mêmes types de besoins. Il me semble important d’inviter les citoyens à comprendre la façon dont fonctionne le numérique en tant que tel et en amont des usages pour aiguiller leurs choix d’outils. Il s’agit en fait de sortir de la logique de la «boîte noire» pour interroger de façon critique les choix techniques qui ont présidé à la création de l’outil qu’ils ont entre les mains, de se dire : «tiens, ils ont choisi de me faire participer comme ça, mais je ne peux pas faire ça». En bref, s’acculturer ainsi au numérique permet de mieux s’accoutumer à la dimension normative de la technique et de comprendre par exemple ce qu’est un algorithme, comment il oriente nos choix en faveur de la marque, de l’entreprise qui en a commandé la conception et la mise en place. Un algorithme fonctionne selon la logique «Si, alors» : si je clique ici, alors il se passera cela. Celui qui définit ces «si» a une action politique. Et cette action, cette mécanique le plus souvent invisible supposent une réflexivité critique. L’enjeu est dès lors de dévoiler les relations de pouvoir entre les individus par la médiation du numérique

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en dévoilant la dimension contraignante de la technique. C’est-à-dire ne pas oublier la relation de pouvoir qui se cache derrière chaque technologie proposée à nos usages.

La transparence des algorithmes comme on dit. Ça veut dire : essayons de décortiquer la manière dont ça fonctionne, de ne pas les considérer ces outils comme une boîte noire… Tout à fait, d’où cet enjeu d’ouvrir la boîte noire des technologies, la boîte noire des algorithmes, pour comprendre les choix qu’ils induisent, et la façon dont ils orientent voire structurent nos participations, nos actions.

C’est une chose de comprendre les mécaniques du design des technologies, qui d’ailleurs sont des pouvoirs non pas absolus mais souriants, partiels voire sournois. Mais n’y a-t-il pas aussi un enjeu de compréhension et d’analyse des différences entre les diverses formes de technologies, loin d’être équivalentes en termes d’incitation, de contrainte et d’encadrement ? Ce n’est pas un hasard si les blogs et un certain nombre d’outils bien plus ouverts que n’importe quelle application ou logiciel propriétaire, à l’instar des logiciels libres, sont utilisés par des mouvements alternatifs ou des contrepouvoirs. Prendre acte que toutes les technologies ne

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sont pas égales, notamment en termes de contrainte, n’est-il pas aussi une piste intéressante ? Tout à fait, il me semble fructueux de développer la capacité à analyser le design des technologies pour repérer leurs degrés de contraintes respectives, c’est-à-dire saisir ce qu’on est autorisé à faire mais également ce qu’on nous refuse. Les enquêtes démontrent d’ailleurs que les acteurs font cette analyse : ils cherchent le degré de contraintes correspondant à leur stratégie ; ils choisissent les espaces d’expression, les arènes médiatiques ou virtuelles, les outils de communication les plus adéquats à leurs messages, à leurs ambitions, à leur philosophie et aux publics qu’ils souhaitent toucher. J’ai beaucoup travaillé sur ce qu’on appelle des controverses sociotechniques, autour des grands projets d’aménagement comme Notre-Dame-des-Landes pour analyser les stratégies de communication des opposants. Les blogs sont utilisés pour mettre en récit des choix et des combats, comme une sorte de storytelling sans contradicteur, pour rendre compte d’une réalité, faite de visions et d’engagements absents des grands médias. Les réseaux sociaux, en revanche, servent à interpeller le grand public, provoquer de l’adhésion et du commentaire, mais aussi apostropher le camp adverse. Les spécifications, les types d’arguments, les stratégies déployées varient en fonction des outils. Les acteurs, développant des stratégies dites ou non dites, n’expriment pas les mêmes arguments en fonction des espaces de communication disponibles et des contraintes qu’ils imposent.

L’étude des outils utilisés par les «zadistes» à NotreDame-des-Landes ou par les militants du PEROU (Pôle d’exploration des ressources urbaines) et d’autres organisations d’accompagnement des migrants à Calais montre à quel point des acteurs politiquement

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ou socialement engagés pratiquent ce qu’on pourrait appeler une «écologie des outils» selon leurs multiples nécessités et désirs… Cette écologie des outils se constate sur le terrain. La plupart de ces mouvements ne se retrouvent pas dans le cadrage proposé par les médias traditionnels, qui met trop l’accent sur l’évènementiel, sur un personnage ou une manifestation spécifiques, par exemple sur l’occupation d’une place ou l’évacuation violente des camps de Calais. Ils considèrent que la vision de ces médias est parcellaire, qu’elle n’est pas capable de rendre compte correctement de leur lutte, de leurs engagements, qui s’inscrivent dans un rapport au monde bien différents du leur. C’est pour corriger ce manque qu’un certain nombre d’acteurs issus de ces marges utilisent les supports numériques dans une logique d’auto-médias, ou de «médiactivisme», selon le terme de Dominique Cardon et de Fabien Granjon dans leur livre Mediactivistes (Presses de Sciences Po, 2010). Au-delà de ce «médiactivisme», ils communiquent un certain type de messages via les réseaux sociaux, et ce de façon extrêmement calibrée, selon une stratégie pensée et très précise. Le retour de bâton de cette logique, c’est que celui qui ne perçoit leur action que par les réseaux sociaux n’a accès qu’à une parcelle d’information, à un type de communication très contrôlé.

Ce point ne démontre-t-il pas les limites de l’usage des outils numériques en matière sociale et politique, y compris pour toucher et interpeller les citoyens ? Est-ce qu’on ne leur en demande pas trop, à ces technologies ? Car le numérique n’est qu’un élément parmi bien d’autres dans la panoplie de ces mouvements alternatifs. Bref,

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n’avons-nous pas tendance à exagérer l’importance des nouvelles technologies dans les logiques de contrepouvoir – pour reprendre l’objet de votre troisième famille de la civic tech ? C’est très intéressant de se poser la question des limites de l’usage des technologies dans une perspective de transformation sociale. Effectivement, ces pratiques sont limitées, et c’est bien pourquoi je milite pour une approche de recherche qui intègre le numérique dans une écologie des problèmes publics beaucoup plus large. J’essaye de réinscrire les usages du numérique dans des questionnements sociopolitiques plus vastes, autour de questions politiques fortes. Car les nouvelles technologies ne sont pas dans l’air comme ça, séparées de l’ensemble de cet environnement sociopolitique. Pour être plus précis, il est important d’étudier les pratiques du numérique en tant que telles, à des fins politiques, mais sans les couper de leur contexte, en particulier quand il s’agit de ces acteurs issus des marges. Il y a un certain nombre de fonctionnalités permises par le numérique qui enrichissent le répertoire des actions, et donc les capacités d’agir des citoyens, qui nécessitent des études approfondies. Prenons l’exemple des pétitions en ligne. Elles permettent une action démocratique plus continue, sans pour autant être lourde, avec la possibilité pour les parlementaires de mettre à leur agenda la prise en compte de telles pétitions. Je pense aussi à l’appel qu’a lancé en octobre 2016 le collectif Pas sans Nous, où ont convergé, selon les termes du mouvement, «des milieux paysans (Acipa, confédération paysanne, etc.), des groupes autonomes, des collectifs alternatifs, des réseaux écologistes, des collectifs d’habitants concernés par les expulsions de masse (propriétaires ou locataires), des organisations de défense d’intérêt divers et humains (DAL, Free Gaza, etc.), des soutiens politiques, et des engagements individuels pour le bien commun». Je trouve intéressant cette interpellation citoyenne, sollicitant les gouvernants dans une logique de contre-pouvoir. Je pense aussi à des projets comme Meu Rio au Brésil qui permet l’interpellation massive d’élus locaux pour faire changer les

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lois fédérales. Au moment des débats sur la «loi relative au renseignement» du printemps 2015, des associations comme La Quadrature du Net ont offert aux internautes une gamme d’outils numériques pour interpeller leurs députés sur le sujet, par exemple pour leur demander, s’ils n’étaient pas présents le jour du vote (comme un très grand nombre de députés) «où ils étaient à ce moment» important… Je pourrais multiplier les exemples, jusqu’au succès hallucinant de la pétition sur la loi travail, dite aussi loi El Khomri, en 2016. Le numérique a la capacité de mobiliser comme jamais, et ça c’est une nouveauté non négligeable pour l’action militante et critique.

En vous écoutant, j’ai pensé à la façon dont ACTA, accord commercial anti-contrefaçon (en anglais AntiCounterfeiting Trade Agreement) a été rejeté par le Parlement européen au printemps 2012, après une vigoureuse campagne d’opposition en ligne, où se sont rejoints les Anonymous, la Quadrature du Net et des acteurs plus inattendus comme le Joueur du Grenier sur YouTube, passionné de vieux jeux vidéo. Il y a eu aussi des pétitions, et surtout les députés européens ont été interpellés, un à un, grâce à un système de pression bien construit et une grande variété d’outils digitaux. En même temps, on ne peut pas vraiment dire que cette campagne, réussie au final, ait touché le grand public. Serait-ce vraiment possible d’imaginer l’usage de tels

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outils à une échelle bien plus grande, touchant cette fois ledit grand public ? La tension, c’est : comment définir des formes de participation par les outils numériques qui offrent des perspectives d’empowerment suffisantes pour avoir un poids politique, sans rester cantonné dans la critique par le discours. Si il ne peut pas tout, le numérique peut aider sur ce sujet. Un graduant sur ce sujet commence selon moi à se préciser. Je crois beaucoup à des formes d’implication plus légères qui viendraient en complément d’autres formes de participation (pas forcément via le numérique). Car deux des freins souvent évoqués sont l’exigence en termes d’implication ainsi que les difficultés d’inclusion. La participation, ça capte de l’attention, ça prend du temps. Or, aujourd’hui, il y a les pétitions en ligne, mais également des applications mobiles qui permettent l’évaluation et potentiellement la construction d’une intelligence collective en contournant un certain nombre de contraintes traditionnelles de la participation (géographique, temporelle, etc.). Nous n’en sommes qu’aux prémisses, mais je suis plutôt optimiste quant à la capacité des citoyens à proposer et à évaluer demain les résultats de l’action publique qui les touchent concrètement.

On retrouve l’idée de «démocratie continue» que défend Dominique Rousseau. Au fond, si l’on voulait conclure, ne pourrait-on pas dire que les civic tech peuvent être des outils d’empowerment, mais à condition d’avoir conscience de leurs limites et de les inscrire dans un champ d’action beaucoup plus large ? Tout-à-fait. Les civic tech ont selon moi un impératif de modestie. Les promesses sont très fortes, alors que leur développement reste au stade embryonnaire. Mais nous sommes peut-être à un tournant, qui pourrait se confirmer après les élections présidentielles et

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législatives. Dans quelle mesure choisit-on d’aller vers une action de type néo-libérale, d’accompagnement et de cogestion des services publics ou de favoriser, au contraire, une logique d’empowerment, qui préserve une dimension critique à l’instar de la puissance critique qu’avait ce terme d’empowerment à sa naissance dans les années 1960 et 1970 aux États-Unis ? Penserons-nous demain la participation des citoyens à la vie politique dans une simple logique de validation et de cogestion ou au contraire de réflexion, de propositions et d’actions critiques ? Entre ces deux options, la situation est en balance, la communauté est à la croisée des chemins. La critique – au sens noble du terme – du projet politique des civic tech, territoire actuellement en pleine ébullition, reste à construire dans les années à venir.

Mais avec tout de même des enjeux de design et de mises en accessibilité, par exemple en ce qui concerne l’open data. Manier les outils de la civic tech suppose une éducation, non seulement technique mais culturelle et politique. L’empowerment ne s’improvise pas. Sa potentialité se construit, et pas en quelques semaines. C’est pourquoi je suis sans doute moins optimiste que vous. Le plein usage des nouvelles technologies à des fins sociales et politiques, de l’ordre de la critique et de la construction commune de tout ce qui nous concerne, suppose une volonté politique, que je ne perçois guère pour l’instant… Il est clair que la pratique des civic tech demande une éducation critique sur différents plans. Sur le plan culturel et politique, il est, comme nous le disions tout à l’heure,

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impératif de réinscrire la pratique dans un projet politique plus large où les potentialités du numérique viennent équiper les acteurs au service d’une cause. En clair, mobiliser le numérique ne dispense pas d’un travail d’éducation populaire et de politisation qui se déroule très largement dans d’autres espaces. Ce sont donc des choix de formation et d’éducation, ainsi que des choix de société. Avoir une vision sur ces choix permet de mettre les outils en perspective: ceux-ci pourraient en effet engendrer des pratiques inoffensives, de simple validation des décisions de ceux qui nous gouvernent, ce qui limitera notre avenir politique. L’enjeu, pour les civic tech, c’est aussi de ne pas réinventer la roue, d’être capables de s’inspirer de ce qui se passe ailleurs, dans d’autres champs. Sur la question de l’éducation, il serait intéressant de tirer les enseignements de l’auto formation des citoyens au numérique, comme de ce qui se passe aujourd’hui avec l’open data en terme de mobilisation citoyenne. L’open data s’est développé avec un discours d’ordre économique : les données sont un «nouveau pétrole», source de richesse pour l’instant non exploitée. La justification démocratique à leur usage a consisté à dire : développons des services autour des données publiques offertes à tous, et il y aura nécessairement des effets citoyens induits. Or, comme nous l’avons étudié et écrit dans un article avec mon collègue Samuel Goeta, la réalité est bien plus complexe. Les données publiques «libérées» en priorité, sont celles dotées d’une valeur économique, sans forcément en faire autant pour des données bien plus sensibles d’un point de vue politique et social. De fait, les data journalistes utilisent très peu ces données publiques, tout comme des associations comme Regards citoyens, qui doivent aller chercher eux-mêmes les données qu’ils considèrent comme signifiantes…

Le moins qu’on puisse dire est, qu’en effet, l’open data ne risque pas d’être utilisé de sitôt pour des enquêtes journalistiques, comme celle qui a abouti aux Panama papers en 2016. Et je ne parle même pas de


l’accessibilité des données, loin d’être évidente sans un énorme travail de traitement. Comment attendre d’une logique gouvernée par l’économie un progrès d’ordre démocratique ? Plus de démocratie, cela suppose de le vouloir, de faire pression pour… On retrouve là encore l’ambiguïté des civic tech, entre attentes de l’ordre du marketing politique et d’autres de l’ordre de l’engagement politique, entre renforcement des pouvoirs et nouvelles armes pour les contre-pouvoirs. Au-delà des discours, il y aura là des choix à faire, sauf à susciter bien des déceptions.

Écouter le podcast tiré de l’entretien avec Clément Mabi sur le site Culture Mobile.


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