LVS septembre 2012

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Oui, je vous parle d’adolescents. Non pas ceux qui, le temps d’une irruption d’acné, deviennent de parfaits étrangers, méconnaissables. Pas davantage de ces barbares qui dévalisent nos frigos, hantent nos salons à la nuit tombée, transforment la salle de bain en un foutoir monumental et nous barrent l’accès à leur chambre - véritable bunker digne d’un gang de motards - devenue territoire interdit, voire zone de combat. Ni de ceux qui, ayant subitement perdu l’usage de la parole, ne communiquent plus que par onomatopées et, à la différence des enfants de la Haggadah de Pessah, ne posent qu’une seule question à double détente : qu’estce qu’on mange/quand est-ce qu’on mange ? Ces pubères, nous les connaissons et savons, grosso-modo, comment dealer avec. Cocktail de coups de gueule, d’amour, de patience et de chantage. Du Tough Love à la séf. Non, je pense à ces ados qui nous font vivre, en boucle, le bigbang originel, le tohu-bohu version 2.0, celle à durée indéterminée. Ceux qui, sans prévenir, foutent un bordel sans nom dans nos vies et sur qui nous n’avons ni prise ni mode d’emploi. Des Aliens face à qui nous sommes démunis, incompétents et impuissants, en plus d’être livrés à nousmêmes, sans ressources et honteux. Je vous en parle car bon nombre de couples, confrontés à ces montagnes russes et autre Charybde sicilien, ont le sentiment qu’ils ne peuvent s’en sortir. Autant vous le dire de suite, car je vous entends avec vos équations à deux balles style parents incompétents = enfants fuckés ou votre psycho-pop de bazar genre ils auraient dû voir les signes avant-coureurs, être à l’écoute de leur enfant, être plus présents; vous avez tout faux, cher lecteur. Je ne vous parle pas de familles dysfonctionnelles, analphabètes, du père accro aux tables de poker et à la ligne de coke, ni de la mère plus souvent fourrée au salon de bronzage qu’au travail ou auprès de ses enfants, quand elle n’est pas aux urgences, le visage tuméfié par un mari utilisant les poings plutôt que la parole. Non, les pères et mères dont il est question, sont de bons parents, aimants, affectueux et dédiés à leur progéniture. À l’écoute, présents et disponibles; ces parents sont attentifs aux besoins affectifs et matériels de leurs enfants. Des pères et des mères qui réussissent à concilier leur carrière professionnelle avec leur rôle de parents et celui d’époux ou d’épouse. Des hommes et des femmes informés, éduqués et scolarisés. Des membres de la communauté qui, malgré le coût prohibitif pour ne pas dire obscène des écoles juives, ont fait le choix de l’éducation juive et sans être des piliers de synagogue vivent leur judaïsme sans complexe, sont

d’enthousiastes adeptes des manifestations culturelles de la communauté, mangent casher et honorent, rubis sur ongle, leurs promesses de don à la division séfarade de l’appel juif unifié, aux hiloulotes et autres ventes de bougies. Et pourtant, ces mêmes parents sont pris dans un maelström infernal avec leurs adolescents. Si, là-haut, le Grand Architecte lit ces lignes, il devra, un de ces jours, s’expliquer et rendre des comptes. Ça ne peut pas toujours être à sens unique. Je pense à Abigaïl, Alexandre, Elisha, Jacob, Emanuel, Avi et à tant d’autres encore. Non, je ne vous déballerai pas leur histoire. Simplement, vous donner un aperçu de la tourmente dans laquelle des parents sont plongés et de leurs galères pour trouver aide et soutien. Confrontés à mille et un écueils et désillusionnés, ils ne comptent plus que sur eux-mêmes. Pour cette première et par manque d’espace (voyez ça avec le rédac chef), je vous parle d’Avi. Pour les autres, si cela vous intéresse, on se reprendra dans une prochaine parution. Bien qu’il soit taillé comme une armoire à glace et s’habille à la yo, man, en prenant des airs de dur à cuire, Avi, maintenant âgé de seize ans, est un gros nounours adorable. Ses parents ayant immigré de Tunisie, il est donc soumis à la loi 101 et fait tout son primaire dans une école juive francophone. Il s’y fait des amis et avec eux, poursuit au secondaire. En secondaire un, il en arrache, mais ses parents ne le lâchent pas. À coups de cours privés et de tutorats, il réussit son année avec une moyenne de 75 % et entre en secondaire deux, comme ses amis, anciens et nouveaux. En février, ses parents sont convoqués pour se faire dire de retirer Avi de l’école, étant donné ses résultats académiques jugés nettement insuffisants. Garder un tel élève, c’est prendre le risque de la contagion, celui de faire baisser le niveau et ternir l’excellente réputation de cette école juive francophone qui, à grand renfort de publicité, de rabais, de bourses d’étude et de galas bénéfice, suscite les demandes d’inscriptions en insistant (lourdement) sur le fait que chacun a droit à une éducation juive. Hors de question donc de prendre un tel risque. Aux parents de se débrouiller. Le temps d’une rencontre, Avi est éjecté, perd ses repères et ses copains, et son estime de soi prend une méchante drope à la baisse. Choc pour ses parents, qui vont passer des semaines à écumer les écoles, supplier les directions de le prendre, tenter d’expliquer le pourquoi du comment d’un changement d’établissement en cours d’année. Je vous épargne les coups de gueules, les menaces et les privations de sorties. Tout comme je vous fais grâce des tensions, magazine LVS | septembre 2012 | 79


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