Thanato Thérapie

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Thanato thĂŠrapie



Gildas Chevalier

Thanato thĂŠrapie

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A toi, mon chéri, qui illumine ma vie et me redonne espoir en l'avenir. Je ne suis pas très douée pour parler de mes sentiments, mais je tiens à te dire que je me sens bien auprès de toi, et mieux encore dans tes bras. Je suis heureuse que sois entré dans ma vie et dans mon coeur, et j'espère que tu y resteras encore longtemps. Merci d'être présent pour moi, Je t'embrasse fort, Je t'aime, Céliane


Chapitre 1

Tarek a du mal à contenir sa joie, le jour tant attendu est enfin là. Sa valise, depuis la veille déjà, attend devant la porte de son appartement à Strasbourg. Son ami, Youcef, doit passer le chercher pour le conduire à la gare et il piaffe d’impatience en faisant les cent pas dans le salon. Tarek s'assied sur un fauteuil et décide de se servir un café. Il regarde régulièrement par la fenêtre, espérant à chaque fois voir apparaître la Citroen Xsara. Mais que fait-il donc, pense-t-il en consultant sa montre. Il n'est pas encore neuf heures mais seul son empressement est à l’origine de cette impression d’urgence qui le submerge. C’est qu’il ne voudrait pas rater son train, pour une fois qu’il a la chance de partir une semaine, il compte bien profiter de chaque instant. Il ne remerciera jamais assez Youcef de lui avoir offert un séjour en pension complète au centre de balnéothérapie de Kerguano. Au bord de l’Atlantique, surplombant une falaise du Morbihan, le centre est un endroit réputé pour son calme et pour la qualité des soins qu’on y prodigue. Du moins, est-ce ainsi que le présente la brochure publicitaire qu’il tient entre les mains. Tarek, qui

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passe le plus clair de son temps à nettoyer, ranger, astiquer, se dit que l’air marin lui fera le plus grand bien. Il était bien loin d’imaginer, le 27 juillet, jour de ses quarante trois ans, qu’on lui ferait un tel cadeau. Il ne sait pas très bien en quoi consiste une telle cure mais c’est sûrement très relaxant. Il a toujours eu envie que quelqu'un lui offre un jour un tel séjour. Ce n'était qu'un rêve, tout aussi abstrait que celui d'un jour visiter l'Islande ou encore celui de s'offrir un magasin de plantes. Pour cela, il faudrait au moins qu'il gagne au loto. Un jour peut-être, qui sait ? Il était loin d'imaginer en tout cas qu'un de ses vœux les plus chers se réaliserait aussi simplement. Et puis, le centre de Kerguano, ce n’est pas rien ! C’est une toute petite structure, qui n’accueille généralement guère plus d’une cinquantaine de personnes et, en ce début du mois de février, il n’est pas même certain qu’il soit complet. De plus, c’est un complexe de luxe et Tarek, en dépliant encore une fois la brochure qu’il n’a de cesse de regarder depuis des jours, s’imagine déjà au bord de la piscine en train de siroter un cocktail. Il se voit entouré de people et même, pourquoi pas, de Vincent Cassel ou de Lady Gaga ! Le son d’un klaxon en provenance de la rue le ramène brusquement à la réalité. Il jette machinalement un coup d’œil par la fenêtre mais il a déjà reconnu la voiture de Youcef. Toujours prêt à rendre service, il s’est tout naturellement proposé pour le conduire à la gare. - Alors Tarek, prêt pour la grande remise en forme ? Tarek sourit : - Et comment ! Je vais passer une semaine de rêve dans le plus bel endroit du monde. Je me sens déjà dans une forme olympique ! Ses yeux pétillent d'excitation et d'impatience. Tarek est 9


brun, aux yeux noisettes et c’est rayonnant de joie, plein de confiance en l’avenir, qu’il salue chaleureusement Youcef sur le quai de la gare. Comme le train s’éloigne, il lui fait des grands signes joyeux par la vitre. Puis, lorsque son ami disparaît et que le ruban de la campagne se met à filer de plus en plus vite sur l’écran de verre, il ferme les yeux, au comble du bonheur et le bercement de la voiture sur les rails ne tarde pas à l’emporter au royaume des songes. Ce que Tarek ignore, c’est qu'il vient à son insu de s’embarquer dans une terrible aventure et que son séjour à Kerguano lui réserve bien des surprises !

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Chapitre 2

Dans le taxi, qui a quitté la gare d’Auray en direction de Kerguano depuis déjà une demi-heure, Tarek s'amuse à mitrailler le chauffeur de questions. Il veut tout savoir sur la région, les curiosités locales et, surtout, il se renseigne sur l’activité au centre de balnéo. Le chauffeur est prolixe. Il répond volontiers à chacune de ses questions. Le village de Kerguano se trouve à deux kilomètres du centre. Cinq cents âmes tout au plus y vivent. - Le cimetière en comprend probablement dix fois plus, fait le chauffeur en riant. On ne peut pas dire que la région soit franchement vivante. Après un long rire sonore il explique à Tarek qu’en dehors des landes désolées et le village, lui-même habité par des vieillards en sursis, la région est aussi inanimée qu’un champ de bataille après les combats. - D’ailleurs, les corbeaux hantent la campagne depuis toujours, ajoute-t-il en désignant du menton quelque chose sur sa droite. Une nuée sombre en effet s’envole en coassant au passage du véhicule et le calme revient. En dehors de quelques

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bosquets et des grosses pierres éparses ça et là sur la lande, le décor est pour le moins désertique. Le vert de la brande s’unissant au bleu de la mer, sous un ciel moutonnant, offrent le plus beau des spectacles. Tarek aperçoit enfin l’océan qui se profile derrière une colline. Tarek écoute distraitement ce que raconte son guide improvisé. En effet, après avoir énuméré un nombre impressionnant de personnalités, qu’il a prétendument luimême conduit à Kerguano, il s’est mis à lui citer tous les sites de la région qu’il estime bon de visiter. Ainsi, après une ancienne abbaye qui a connu son essor au moyen âge et qui est aujourd’hui en ruine, il lui parle d’un Dolmen du néolithique qui se trouverait à quelques centaines de mètres du centre de balnéo. Il y aurait aussi, non loin de là, un cimetière abandonné, gardé par un gros chêne foudroyé qui déploie son impressionnante carcasse sur la lande alentour. - Évidemment, l’endroit est maudit par les vieux de la région qui y voient tout naturellement un repère de fantômes et autres ectoplasmes, conclut le chauffeur avec un petit rire moqueur. Tarek sourit. Plus il s’enfonce dans ces terres désolées et plus sa curiosité s’aiguise. Il se promet de faire de longues promenades dans la campagne et espère bien, au détour d’un chemin, rencontrer quelque autochtone bavard qui lui racontera des histoires du passé ou des légendes colorées. Enfin, la voiture aborde le village de Kerguano, avec son calvaire richement sculpté à l’entrée et ses maisons de pierre aux toitures d’ardoise. Le ciel s’est couvert brusquement et les quelques habitations frileuses semblent se grouper autour de l’église, comme si elles en attendaient quelque protection. Il ne leur faut que quelques minutes pour traverser le bourg et Tarek constate qu’en matière d’animation, en effet, 12


l’endroit parait bien peu performant. Il croit apercevoir l’enseigne d’un café ou d’une épicerie mais le commerce semble vide. À part ça, il n'y a pas l’ombre d’un habitant dans ce sinistre endroit. Heureusement, après un virage, la voiture s’engage sur une petite route qui grimpe le long d’une corniche, au bord d’un pic impressionnant. Le nuage qui a momentanément obscurci le ciel s’est dissipé aussi vite qu’il est apparu et, un instant, Tarek a l’impression de flotter entre terre et ciel dans une lumière irréelle. En regardant tout au bas de la falaise, il voit des paquets de mer qui se fracassent sur les rochers dans des bouquets d’écume blanche. Il frissonne en pensant qu’au premier coup de volant, la voiture serait précipitée dans ce magma de gerbes argentées pour être aussitôt broyée par la main de fer de l’océan. Heureusement, le centre de Kerguano surgit tout en haut d’un belvédère et, bien que la bâtisse en impose par la taille, les allées bien entretenues la rendent accueillante. Les pneus du taxi font un bruit de vague en roulant sur le gravier. Enfin, le chauffeur coupe le moteur, vient ouvrir la portière de Tarek avant de sortir du coffre sa valise. - Cela fera quarante cinq euros, monsieur. Profitez bien de la région, surtout, fait-il après avoir rédigé sa facture. Surtout, n’écoutez pas tout ce qui se dit par ici. Les gens du coin sont un peu bizarres ! Il adresse un clin d’œil complice à son client avant de remonter sa vitre et d’enclencher une vitesse. Tarek regarde la voiture rejoindre la route sans trop comprendre à quoi il voulait faire allusion. Il oublie d’ailleurs très vite le singulier chauffeur de taxi car une voix derrière lui le surprend : - Bon-bon-jour, monsieur. Un homme se tient devant la porte principale. Il sourit de toutes ses dents et, avant même que Tarek ait le temps 13


d’empoigner sa valise, il est déjà près de lui. Il dit s'appeler Bébé Mohamed et se présente comme étant un employé chargé de l’accueil des nouveaux arrivants. Il est plutôt grand, brun, le visage anguleux et les yeux vifs. La livrée rouge qu'il porte est impeccable mais un pan de sa chemise ressort sur un côté de façon négligée. Tarek comprend qu’il a un léger problème de bégaiement mais il paraît tout à fait charmant. Il le suit jusqu’au sas de verre dont les portes s’ouvrent automatiquement devant eux. Ils pénètrent alors dans un hall spacieux, baigné d’une douce lumière descendant par un puits vitré au plafond. Au milieu de la salle est aménagé un vaste parterre où poussent des palmiers et autres fougères tropicales. Une cascade artificielle chante en descendant plusieurs étages de galets lisses et ronds. Tarek croit rêver. Son guide le dirige vers une jeune femme qui s’occupe des formalités d’entrée. Celle-ci le traite avec déférence, comme s'il était quelqu’un de très important. Lorsque les démarches administratives sont achevées, elle lève les yeux sur Tarek qui constate qu’elle souffre d’un strabisme important. Puis elle adresse un clin d’œil à l’homme qui attendait respectueusement deux pas en arrière. Tarek s’amuse de cette connivence entre un bègue et une hôtesse d’accueil qui louche. Il s’imagine un instant l’homme ahanant pour déclarer sa flamme à la jeune femme qui, de son côté, s’évertue en vain à le regarder dans les yeux. Il n’a pas le temps de s’égarer plus longtemps car, la valise de son client à la main, le groom l’invite à le suivre vers un ascenseur. Toujours souriant, il lui explique que les chambres se trouvent au dernier étage et qu’il aura de sa fenêtre une vue imprenable sur l’océan. Tout le temps qu’ils 14


restent dans la cabine, il ne se départ pas de son sourire et Tarek commence à trouver cette attitude un peu énervante. Néanmoins, quand il ouvre la porte de ce qui s’avère en fait être une véritable suite, il oublie pour un temps les zygomatiques hypertrophiés de son guide. - C’est la-la suite des bé-bécasses, fait-il toujours souriant. Comme Tarek sursaute il s’excuse : - Ne me de-demandez pas pou-pourquoi cette chambre est no-no-mmée de la sorte, je-je n’en sais rien. Je-je travaille ici depuis-puis seulement deux-deux mois et, en que-quelque sorte, je-je dé-découvre un peu les lieux, moi au-aussi. Tarek étouffe un ricanement. Plus il le regarde et plus il se dit que ce garçon, avec son sourire figé, a une vraie tête de clown. Il se demande s’il possède vraiment toutes ses capacités et décide de ne pas s’attarder sur le nom étrange d’une suite qui, du reste, est plutôt charmante. La large baie vitrée dispense une clarté extraordinaire sur le mobilier de merisier verni. Un lit à baldaquin impose sa majesté au milieu de la pièce et, lorsque Tarek explore la salle de bain, il est ébahi par les dorures de la robinetterie et les marbres des sanitaires. Il a rarement vu tant de luxe. Tout cela rien que pour lui, sans même dépenser un kopeck ! Il est tellement ravi ! Mais le plus spectaculaire l’éblouit lorsqu’il regarde par la baie vitrée. Le soleil est sur le point de se coucher et le ciel est un immense brasier. La lumière basse et rougeoyante met le feu à l’océan. Des flammèches, provoquées par le chatoiement des derniers rayons du soleil sur les vagues, dansent en tremblant sur la mer. Tant de splendeur est pour Tarek presque insupportable. Il ferme les yeux un instant. Un toussotement derrière lui le fait se retourner et c’est seulement qu’il se souvient du bègue qui l’attend toujours 15


dans la chambre. Son sourire bête ne le quitte pas quand il dit : - Le restaurant ouvre à pa-par-tir de dix-neuf-neuf heures. Si vous souhaitez-tez quelque chose, n’hésitez pas-pas à appeler la ré-ré-réception. Enfin, il s’en va et Tarek se retrouve seul. Il a toujours l’impression d’être porté par les volutes d’un rêve. C’est bien la première fois qu’il se trouve dans une telle situation et il se dit en souriant qu’il risque fort d’y prendre goût. En déballant ses affaires de sa valise, il fredonne un petit air entraînant : «Nétwayé, baléyé, astiké, kaz la toujou pendan, ba'w manjé, ba'w lanmou é pou vou an ka fèy an chantan» En refermant l’armoire, la porte grince d’une manière plutôt sinistre. Dans le silence de la chambre, Tarek perçoit ce bruit comme un étrange avertissement. Quelque chose au fond de lui l’inquiète, mais il en ignore la source. Un curieux pressentiment l’anime mais, lorsqu'il se glisse sous la douche, ses sombres pensées s’évaporent dans une nuée de vapeur chaude. Le restaurant est à la mesure de l’hôtellerie. La salle est spacieuse, avec des murs de pierre apparente et une grande cheminée où brûlent quelques bûches. Au fond de la pièce une armoire-lit, visiblement fort bien entretenue, s’accorde parfaitement avec le style purement breton du mobilier. Un couple de jeunes gens est installé près d’une fenêtre et une vieille femme est assise seule près du foyer. Un serveur en livrée rouge est penché sur elle. À la façon dont il se tient, courbé vers l’avant, il semble faire des confidences à la femme qui l’écoute en hochant la tête. C’est seulement

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quand il s’éloigne, toujours courbé, que Tarek comprend qu’il est bossu. Décidément, se dit-il, le personnel de cet établissement est bien singulier. Il n’a pas longtemps à attendre car, comme il vient tout juste de choisir son menu, un groupe fait irruption dans la pièce. Il remarque en premier une femme superbe, vêtue d'une robe de cocktail, avec une magnifique chevelure brune, des hanches souples et un visage aux traits fins. Elle est suivie par deux femmes. L’une est petite et blonde. Elle doit avoir une quarantaine d’années. Elle est vêtue avec élégance, de façon très classique. L’autre est incroyablement magnifique et sensuelle, l'âge ne semblant pas avoir de prise sur elle. Visiblement très à l’aise, elle parle beaucoup. La femme en tenue de cocktail balaie la salle d’un regard circulaire. Elle paraît indécise et s’avance en direction de la cheminée. Ses compagnes lui emboîtent le pas. Tarek entend la voix de la femme bavarde qui, à grand renfort de gestes, donne son avis sur l’emplacement qui ne semble pas de son goût. La femme en robe de cocktail parle calmement mais son visage exprime la lassitude. Elle sort de son sac à main une brosse à cheveux et se recoiffe soigneusement, la tête en arrière. Elle passe une main sur sa crinière, pour s'assurer qu'aucune mèche rebelle n'a échappé au traitement, puis elle s’éloigne tout à coup, abandonnant là les deux autres femmes en pleine conversation. Elle se dirige tout droit vers Tarek. - Bonjour, monsieur, cette table est-elle réservée ? La voix est suave, langoureuse. Tarek lui répond par la négative et l’invite chaleureusement à s’asseoir. - Emma Bovary, fait-elle en tendant la main vers Tarek. - Emma Bovary, comme dans le roman de Flaubert ? 17


demande-t-il interloqué. - Hum… c'est cela, oui. Ce cher Flaubert, fait la femme en levant un sourcil. - Flaubert, Emma Bovary, répète Tarek, conscient qu’il y a là quelque chose de peu commun. Vous avez de la chance, vous auriez pu vous appeler Causette, où madame Claude lance-t-il, amusé. - Oui, heureusement que mes parents aimaient Flaubert, n’est-ce pas ? - Eh bien, ça alors, c’est pas banal ! fait Tarek en souriant. - J’en conviens, mais je n’ai pas choisi le nom. Quant au prénom, seuls mes parents en sont responsables. Il est vrai qu’ils auraient pu faire un effort, mais c’est ainsi. Et puis, au fond, ce n’est pas si difficile à porter. Tarek se présente à son tour puis ils se mettent à parler de banalités. Cette femme l’impressionne. De près, elle est encore plus belle qu’il ne l’imaginait. Le grain de sa peau est fin. Elle a de très belles mains, avec des ongles parfaitement manucurés. La robe qu'elle porte est griffée par un grand couturier. Elle s’exprime d’une manière courtoise et sourit souvent en regardant son interlocuteur droit dans les yeux. Tarek est gêné. Il se sent rougir. Il bafouille et quand le serveur courbé arrive, il l'interroge, comme pour se donner une contenance : - Dites-moi, mon ami, vous qui semblez avoir quelque difficulté à vous tenir droit, vous souvenez-vous du nom de ce malheureux bossu dans « Notre-Dame de Paris » ? L’homme lui jette un regard assassin et, tournant brusquement les talons, quitte les lieux. - Eh bien, je crois que j'ai fait une gaffe. C'est que, vous m'impressionnez. Je n'ai pas l'habitude de dîner en tête à tête avec une inconnue, bafouille Tarek d’un air innocent. 18


- C’est sans importance, ne vous inquiétez pas. Puis-je vous présenter mes amies ? demande Emma. Voici Mathilda Tellier et Céliane Berthomier. - Enchanté, moi, c’est Tarek Bouzian, appelez-moi simplement Tarek. Il enregistre en même temps que Mathilda est la blonde et Céliane la femme bavarde. Cette dernière semble d’humeur joviale et plaisante constamment. L’autre est plus réservée, presque secrète. Toutes deux cependant boivent les paroles d'Emma qui ne tarit pas d’éloges au sujet du centre qu’elle fréquente depuis de nombreuses années. - Vous vous êtes rencontrés au centre ? demande Tarek innocemment. - Oui, dans la piscine, répond Céliane d’un air rêveur. Elle ajoute qu’il eût été impossible de ne pas remarquer une athlète telle qu'Emma nageant le crawl à la façon d’une championne olympique, telle « Chlore Manaudou ». Cette remarque ravive l'agacement de Tarek qui se mord les lèvres pour ne pas assassiner cette pimbêche d’une pointe acerbe. Mathilda, qui elle se maîtrise parfaitement, lui adresse un petit sourire complice. En voici au moins une qui sait se tenir, pense Tarek en lui faisant un petit signe de tête discret. - Vous venez pour la première fois ? interroge Emma. Tarek acquiesce. Il doit le lendemain matin, dès huit heures trente, passer la visite de contrôle afin de définir précisément les options auxquelles il aura accès. Comme il a un forfait d’une semaine complète et qu’il se sait en bonne santé, il compte bien profiter d’un maximum de soins. - Vous devriez essayer le bain d’algues, dit Mathilda d’une voix posée, c’est très vivifiant. Tarek répond qu'il n’y manquera pas. Alors que Céliane commence à décrire ce qu’elle a fait dans la journée, le 19


serveur revient avec la carte des vins. Ils en profitent pour passer leur commande et quand l’homme s’éloigne, Tarek ne peut s’empêcher de dire : - Comme c’est étrange, vous ne trouvez pas ? Ce personnel un peu…bizarre. - Un bègue, un bossu, une réceptionniste qui louche et deux sœurs siamoises, énumère Céliane en riant. Pour être étrange on peut dire que ça l’est ! On se croirait à la cour des miracles ! Comme Mathilda la foudroie du regard, elle se reprend : - Remarquez, je n’ai rien contre ces gens. Ils sont charmants et font leur travail correctement. C’est juste que c’est un peu… surprenant. Emma, qui connaît les lieux de longue date, explique que l’établissement a été racheté récemment par un riche homme d’affaires et que, curieusement, tout le personnel a été depuis renouvelé, du moins pour ce qui concerne l’hôtellerie et la restauration. Le centre de balnéo, à proprement parler, a globalement conservé l’équipe de soignants. Le médecin est nouveau, mais il est charmant. - Cependant, il règne cette année une étrange atmosphère, reconnaît Emma en plissant le front. Je ne sais pas comment le définir mais j’ai parfois l’impression qu’on m’observe à la dérobée. Devant l’apparente surprise de ses amies, elle ajoute : - Enfin, je suis fatiguée en ce moment, c’est sans doute à cause de la charge de travail de mon poste de direction dans une clinique privée. Nous accueillons de grands traumatisés et cela demande une sérieuse organisation. Mais laissons cela, si vous voulez bien. Et vous, que faites-vous dans la vie ? Tarek lui parle alors de son activité d'employé de magasin. 20


- Vous voyez, ma vie professionnelle est ce qu’elle est. - Oui, il n'y a pas de sot métier, répond Emma visiblement peu convaincue. Un peu vexé, Tarek acquiesce d’un hochement de tête. Il n'en trouve pas moins cette femme charmante. En mangeant sa soupe de homard, il ne la quitte pas des yeux. C’est bien la première fois qu’une telle chose lui arrive. Il se demande s'il n’est pas tout simplement en train de tomber amoureux. Ce serait tout de même un comble, pense-t-il en rougissant. Quand Emma se tourne vers l’entrée du restaurant, il regarde machinalement dans la même direction. Un autre groupe vient d’arriver. Il y a un couple d’un certain âge et deux femmes un peu plus jeunes. Ces dernières sont toutes deux vêtues de façon très classique et paraissent un peu guindées. En revanche, l’homme et la femme ont l’air plus détendus. Ils bavardent de façon désinvolte et, en dépit de leur âge, ils sont visiblement en parfaite santé. - Voici monsieur et madame Pichon, dit Emma à l’intention de Tarek. Ils ont tous deux soixante-dix ans mais, comme vous pouvez le constater, ils sont en pleine forme. Martial est encore capable de faire une bonne dizaine de longueurs dans la piscine, précise-t-elle admirative. - Les deux autres sont les sœurs grincheuses, Clarys et Laurelie Brunet, intervient Céliane avec une grimace. Elles n’ont pas encore trente ans mais elles sont blasées et se plaignent de tout à chaque instant. L’évocation des deux sœurs rappelle quelque chose à Tarek qui enchaîne : - À propos, vous me parliez tout à l’heure de deux siamoises, qui sont-elles donc ? C’est Mathilda qui cette fois répond. Il s’agit des femmes de chambre, deux vieilles filles austères et renfrognées que, 21


heureusement, elles ont peu l’occasion de côtoyer. Tarek en profite pour se renseigner sur la vieille femme qui dîne seule près de la cheminée. - Oh ! C’est une pauvre âme, fait alors Emma avec compassion. Elle est physiquement bien conservée mais elle travaille un peu de la toiture. Elle vient aussi depuis longtemps au centre, mais elle serait sans doute incapable de vous dire précisément depuis quand. La malheureuse perd un peu la tête. Elle s’appelle Marthe Boivin. Elle continue les présentations en s’arrêtant sur le jeune homme et la jeune femme qui dînent discrètement sans se quitter des yeux. Ce sont de jeunes mariés qui ont eu récemment un premier enfant. La femme s’appelle Mariella et elle a choisi cet endroit pour se remettre de la fatigue liée à l’accouchement. - Son mari est charmant, intervient Céliane. Il est attentionné, toujours disponible pour sa petite femme. J’espère bien un jour rencontrer un homme comme Cyriac ! Tarek n’est pas sans remarquer que le nommé Cyriac, en plus d’être un bon mari, est un joli garçon. Il comprend qu'il puisse exercer un certain attrait sur une femme. Mais un nouvel arrivant vient distraire ses pensées. Il s’agit aussi d’un homme. Élancé, avec de beaux cheveux blonds qui lui tombent sur les épaules, il est vêtu d’un pantalon moulant et d’une veste à paillettes. Tarek trouve qu’il ressemble à une de ces vedettes qu'il voit souvent à la télévision. Une femme le suit. Elle est jeune et agréable à regarder mais, habillée d’une robe grise très banale, elle paraît terne à côté de son compagnon. Comme ils s’installent non loin de la vieille dame, Emma Bovary dit : - Et voici les derniers de la maison, monsieur et madame Leroy. Lui est un excentrique qui s’amuse à imiter Claude François. Quant à madame, elle est d’un ennui ! 22


Tarek sourit. - Il est vrai que cet homme ressemble au chanteur. À propos savez-vous si Clo-Clo, le vrai je veux dire, prépare un nouvel album ? On ne l’entend plus depuis un moment, non ? Ses compagnons accueillent la plaisanterie avec bonne humeur. - Ah, Ah, Ah… s’esclaffe alors Emma, comme vous êtes drôle. Les autres se mettent aussi à rire. Tarek n’est pas peu fier d’être à l’origine de cette hilarité, lui qui en général est d'une nature réservée. Il se sent après cela obligé de plaisanter tout au long du repas, devenant une véritable attraction pour ses compagnes. Lorsqu’ils décident de se retirer, leur joie de vivre semble avoir infusé l’air ambiant car, à toutes les tables, on leur adresse des petits signes sympathiques. Les visages sont souriants et, lorsqu’il se couche ce soir là, Tarek est persuadé qu’il va passer un séjour de rêve.

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Chapitre 3

Il est sept heures quinze le lendemain matin lorsque le réveil sonne. Il est un instant tenté d’éteindre et de se rendormir mais, au souvenir de l’agréable soirée qu’il a passée la veille, il serait dommage de rater le petit déjeuner. Sous le jet brûlant de la douche, c’est une chanson de Claude François qui lui vient à l’esprit : - Si j’avais un marteau, je cognerais le jour. Je cognerais la nuit, j’y mettrais tout mon cœur. Il trouve que cet air est dynamique et le fredonne avec plaisir. Il ne connaît pas les paroles par cœur et se promet d'en parler à Youcef si l’occasion se présente. Il se félicite d’avoir, avant de partir, acheté des vêtements de sport de marque. Le survêtement qu’il a choisi met ses fesses en valeur et le débardeur qu’il porte sous sa veste ouverte moule parfaitement ses pectoraux. Il fait quelques pas dans la pièce pour tester la souplesse de ses Nike. C'est alors que, sur la commode près de la porte d’entrée, un papier attire son attention. Il s’agit d’une simple feuille, visiblement arrachée d’un cahier, et pliée en deux. Il trouve étrange de ne l’avoir pas

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remarquée la veille et en la dépliant, il constate que quelques lignes sont dactylographiées à l’intérieur. Il lit et relit le message sans comprendre. Une jeune fermière revient du poulailler Avec à la main son large panier Qui est riche de treize œufs à la douzaine Joyeuse elle passe en sautant la rivière Alors par malheur un œuf roule par terre Il tombe à l’eau, il n’en reste que douze On dirait un poème, ou une chanson pour les enfants. Il se demande ce que ce papier fait sur la commode de sa chambre. Les femmes de chambre ont peut être négligé le ménage. En y regardant de près toutefois, il remarque que le plateau du meuble est ciré et ne comporte pas le moindre grain de poussière. C’est pour le moins étrange mais, au fond, la feuille de papier a pu être oubliée récemment. Il n’occupe après tout les lieux que depuis la veille. Décidant de ne pas s’attarder là-dessus, il retourne vers la salle de bain. Il ne peut alors résister à la tentation d'ôter sa veste de survêtement et de gonfler ses biceps devant la glace. Ses bras sont bronzés et il n'est pas peu fier de sa musculature. En montant dans l’ascenseur ce matin-là, il se sent irrésistible. Quand il pénètre dans le restaurant, Emma est déjà assise, en compagnie de la vieille dame qui la veille dînait seule près de la cheminée et de Céliane qui affecte un air rêveur. Lorsqu'elle le voit, elle lui adresse un sourire. Puis elle fouille machinalement son sac à main pour en sortir sa

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brosse à cheveux. Elle la passe soigneusement sur ses tempes avant de ranger l'objet où elle l'avait pris. Tarek trouve curieuse cette manie de se coiffer ainsi n'importe où. Il met cela sur le compte d'une coquetterie exagérée, à moins qu'il ne s'agisse d'un de ces troubles obsessionnels compulsifs dont il a vaguement entendu parler. Quoi qu'il en soit, cette singulière habitude ne fait à ses yeux que renforcer le charme du personnage, en lui donnant un petit quelque chose d'excentrique. Il oublie l'intrigante séductrice un instant et remarque alors madame Leroy, la compagne de l’homme aux paillettes, qui seule devant sa tasse, regarde loin devant elle. Comme sa personne, son regard est absent. Ses yeux sont vides de toute expression et Tarek se dit que cette jeune personne doit être franchement ennuyeuse. Ils ne tardent pas à être rejoints par Mathilda qui paraît d'humeur joyeuse. Ils discutent tranquillement en buvant un thé vert, accompagné de toasts et de fruits. Paraissant d’un coup s’animer, madame Leroy se lève brusquement et quitte la salle. - Elle a l’air bien pressée, commente Céliane. Il est vrai qu’elle n’est pas au bras de son playboy ce matin. Elle vient peut-être seulement de se rendre compte de son absence. Elle ponctue sa réflexion d’un petit rire narquois. Au même moment, Tarek se souvient que lui-même a oublié l’étrange comptine qu’il a découverte sur la commode de sa chambre. Il serait peut-être intéressant de la montrer à Emma. Aussi, après s’être excusé auprès de ses compagnes, il reprend l’ascenseur et rejoint sa chambre. Le billet n’a pas bougé et il s’amuse à le relire encore, espérant peut-être en comprendre brusquement le sens. Puis, n’y trouvant nul message caché, il le fourre dans sa poche et quitte la chambre. 26


Il n’a pas fait dix pas dans le corridor qu’un hurlement inhumain lui déchire les tympans. C’est une voix de femme, qui crie sans discontinuer, baissant parfois de tonalité, puis qui monte à nouveau crescendo pour atteindre des notes dignes des plus grandes sopranos. Cette sinistre plainte glace le sang de Tarek qui y perçoit une détresse incommensurable. L’effet de surprise passé, il se précipite vers le fond du couloir, d’où provient le hurlement. La porte de la suite des « magnolias » est entrouverte et quand Tarek pousse le battant, le cri lui parvient en direct. Le spectacle qui alors s’offre à ses yeux est saisissant. Un tremblement incontrôlable secoue brusquement tout son corps. Sa bouche s’ouvre en grand, mais le cri qu'il attendait reste bloqué au fond de sa gorge. Celui de madame Leroy en revanche s’accentue lorsqu’elle prend conscience de l’intrusion de Tarek dans la pièce. Assise devant la baignoire, elle paraît comme folle. Ses yeux roulent dans ses orbites. Ses cheveux, ébouriffés par les mouvements incontrôlés de la tête, forment comme une couronne anarchique autour de son visage inondé de larmes. Quand Tarek s'accroupit devant elle, elle se jette dans ses bras. Alors, seulement, le hurlement s’arrête. - Ce n’est pas possible, se met-elle à répéter en litanie tandis qu’elle se laisse aller aux bras qui la bercent doucement. Tarek lève la tête. Par-dessus l’épaule de la malheureuse, il ose enfin regarder dans la baignoire. Pris de panique, il ferme aussitôt les yeux, mais l’image insoutenable reste imprimée sur ses rétines. Le compagnon de madame Leroy gît nu dans la baignoire, les cheveux dressés sur la tête, les lèvres bleues et les yeux exorbités semblant la regarder par delà la mort. Plongé dans l’eau déjà froide, un sèche-cheveux repose entre les deux 27


jambes du cadavre ! Deux heures plus tard, une rumeur circule dans le centre. Il ne s’agirait pas d’un accident mais d’un meurtre. C’est du moins ce que racontent les employés de la maison qui déjà ont glané quelques informations en traînant dans les couloirs de l’étage. D’ailleurs, les hommes de la criminelle sont sur les lieux et ils ne tardent pas à réunir tous les résidents dans la salle du restaurant. La police scientifique est dans la suite « magnolias », traquant le moindre indice susceptible de la diriger vers une première piste. Les douze pensionnaires sont assis au centre de la pièce et commentent discrètement l'événement. Bien qu’ils soient tentés de laisser libre cours à leurs émotions, par respect pour la malheureuse compagne de la victime, ils sont contraints à une certaine retenue. Madame Leroy, justement, s’est enfermée dans un profond mutisme. Elle se tient raide sur sa chaise, livide, juste à côté de Tarek dont elle semble chercher la protection. Comme elle est parfois secouée d’un sanglot, ce dernier lui pose de temps à autre une main sur l’épaule en souriant avec compassion. En dépit du chagrin qu'il éprouve pour la pauvre femme, Tarek est nerveusement excité. Il a un peu l’impression de se trouver aux premières pages d’un roman noir, dans lequel luimême aurait un rôle à jouer. Alors qu’il s’attend à voir d’un instant à l’autre surgir Hercule Poirot en personne ou, pourquoi pas, Sherlock Holmes suivi de son fameux assistant Watson, ce sont en fait Laurel et Hardy qui brusquement apparaissent devant les pensionnaires. Un grand échalas, sec et maigre, balaie la salle d’un regard inquisiteur. L’homme qui le suit est petit, tout en rondeur et

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paraît à moitié endormi. C’est le premier qui prend la parole : - Bonjour, mesdames et messieurs, je suis le capitaine Laverge, fait-il en lissant les trois poils au dessus de ses lèvres. Comme Céliane ne peut réprimer un petit rire, qu’elle essaie tant bien que mal de dissimuler derrière la main qu’elle pose devant sa bouche, il ajoute : - Pour vous servir, mesdames ! Cette fois, c’est Tarek qui ne peut s’empêcher de pouffer discrètement. Le capitaine lui lance un regard interrogateur, mais ne semble pas plus troublé que ça lorsqu’il poursuit : - Je vous présente mon collègue, le Lieutenant Niboule. L’intéressé ne s’occupe visiblement pas de ce que raconte son supérieur. Il regarde droit devant lui, en direction de la cheminée, comme si les flammes dévoraient l’intérieur de son cerveau. Tarek, qui observe les deux hommes à la dérobée, a le plus grand mal à contenir le fou rire qui lui secoue tout le ventre. Avec Laverge et Niboule, se dit-il, le meurtrier n’a qu’à bien se tenir. Sûr qu’il a de fortes chances de se faire prendre ! Comme l’hilarité le gagne, il tousse plusieurs fois afin de ne pas laisser transparaître la crise qui le traverse. Heureusement, Céliane craque avant lui en laissant entendre un rire sonore que Laverge réprime immédiatement en la foudroyant d’un regard assassin. - Nous sommes en face d’un meurtre, madame, fait-il d’une voix grave. Je ne trouve vraiment pas qu’il y ait de quoi s’amuser. Mon collègue et moi-même sommes chargés de l’enquête et nous mettrons tout en œuvre pour réussir. Aussi, je vous demanderai de bien vouloir coopérer. Il ajoute à cela qu’à partir de cet instant les résidents sont tenus de rester à sa disposition et qu’il ne leur est pas 29


possible de quitter les lieux. Il demande ensuite un local à l’homme de la réception. Afin de mener à bien les interrogatoires, la police en effet a besoin d’un QG de campagne. Le groom, Bébé Mohamed, est embarrassé. Il n’a visiblement pas l’habitude de prendre des initiatives. - Je je ne sais pas p-pas. En l’absence du di-di-recteur je nene suis pas autori- aurori… - Bien, l’interrompt brusquement Laverge. Il paraît exaspéré et peu envieux d’attendre la suite. Accompagnant son ordre d’un geste impérieux, il dit : - Appelez-moi immédiatement votre employeur ! - Bien, ca-ca-pi-pi… - Enfin, non, faites-moi le numéro, fait-il en tendant son téléphone portable à l’employé. Je vais l’appeler moi-même, ajoute-t-il avec un regard entendu. À peine laisse-t-il le temps au malheureux de composer le numéro qu’il lui arrache l’appareil des mains. - Oui, bonjour monsieur, Ah ! Pardon, madame, pourrais-je parler à monsieur… ? Il interroge le bègue du regard. Monsieur Gui-gui-guiton, poursuit-il. Pardon ? Non, je ne suis pas bègue. Je suis de la police criminelle. Non, bien sûr, l’un n’empêche pas l’autre. Bon, ça vient ou quoi ? Il éloigne un instant l’appareil et se tourne vers Niboule : - C’est qu’elle commence à m’échauffer celle-là ! Le lieutenant ne paraît pas s’inquiéter que Laverge s’échauffe. Il hausse les épaules. Tarek rit sous cape. Le capitaine, qui semble-t-il est enfin entré en contact avec le directeur de l’établissement, reprend sa conversation. Celleci est brève. Il range son téléphone dans la poche de sa veste et lance au réceptionniste : - Nous allons nous installer dans le bureau qui se trouve 30


derrière l’accueil, sur ordre de monsieur Guiton. J’aimerais aussi que vous nous fournissiez la liste de tous les résidents ainsi que du personnel, si c’est possible. Le bègue n’ose pas répondre. Il acquiesce d’un simple hochement de tête et disparaît sans demander son reste. Puis Laverge se met à observer le groupe qui se tient face à lui : - Mesdames et messieurs, à condition que vous ne quittiez pas l’établissement, vous êtes libres de vaquer à vos occupations. Nous vous verrons à tour de rôle cet aprèsmidi. Bonne fin de matinée. Il est onze heures et Tarek se rend au centre de soin. Après tout, il est là pour se refaire une santé, même choqué par ce qui s’est passé. Qui peut bien être l’assassin ? Le fait que celui-ci puisse encore se trouver à la résidence l’inquiète un peu, mais il n’a sans doute rien à redouter. Il s’agit certainement d’un règlement de compte ou d’une quelconque histoire de fesses et il n’a surtout pas à s’en mêler. Ce n’est quand même pas la mort d’un petit chanteur d’opérette qui va gâcher ses vacances ! En pénétrant dans le cabinet du médecin chargé de définir quel type de soin est approprié pour chaque curiste, Tarek a retrouvé un moral serein. L’homme qui le reçoit est brun, le visage allongé et les yeux tombants. Il met tout de suite Tarek au pas en l’invitant d'un geste autoritaire à s’asseoir face à lui derrière un large bureau. - Bonjour, monsieur, je suis le docteur Trendel, Martin Trendel. C’est votre premier séjour à Kerguano ? L’intéressé acquiesce. Le médecin ne lui paraît pas franchement sympathique. Il lui pose quelques questions de routine sur son état de santé en général, puis il le fait asseoir

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sur la table d’auscultation et écoute les battements de son cœur. Il prend sa tension, écoute sa respiration et il lui demande de tousser plusieurs fois. Tarek a plutôt une bonne santé. Il voit bien le docteur Perrin, de temps en temps mais globalement, tout va plutôt bien. Aussi, Trendel ne voit aucune raison de priver Tarek de l’un ou l’autre type de soin. Il est sur le point de le libérer lorsqu’il lui demande, à tout hasard, de tirer la langue. - Hum…C’est étrange. Cela fait longtemps que vous avez ces aphtes dans la bouche ? - Comment ça, des aphtes dans la bouche ? - Et cette coloration bleutée sur le voile du palais, vous n’aviez rien remarqué ? Tarek s’énerve. Il est en pleine forme et n’a jamais observé la moindre anomalie dans sa bouche. Mais comme le médecin lui tend un thermomètre, il s’abstient de tout commentaire. Après avoir ôté sa veste, il se fourre l’objet sous l’aisselle et attend en trépignant. Enfin, Trendel rend son verdict : - Hum…C’est bien ce que je pensais, fait-il alors qu’un pli soucieux lui barre le front. Vous avez une légère fièvre. Oh ! Ce n’est pas grand-chose, un petit 38°, mais cela confirme ce que je redoutais. Tarek sent ses tripes se contracter. C’est qu’il commence à lui faire peur cet abruti avec ses sous-entendus et ses airs d’initié à la science infuse. Il lui dit brusquement : - Bon, et bien ? Je suis gravement malade, c’est ça ? Je suis atteint d’un cancer incurable ? Comme il ne répond pas, il panique. - C’est le sida ? L’ébola ? Il est blême mais poursuit d’une voix qui commence à trembler : 32


- Ne me dites pas que c’est la peste bubonique ! Il est sur le point de craquer. D’un geste, le médecin relève enfin le nez du dictionnaire et le rassure. - Hé ! Là ! Pas si vite ! Ce n’est pas si grave que ça. C’est une maladie rare, certes, mais qui se soigne très bien. En revanche, je me demande bien de quelle manière vous avez pu la contracter. - Allez-vous me dire de quoi il s’agit, à la fin ? - Mais oui, bien sûr, il s’agit du Hénaf 123. Tarek respire profondément. Ses nerfs sont à bout. Si cet énergumène continue à tourner autour du pot, il sent qu’il va en faire de la chair à saucisses. Il n’a toutefois pas à aller jusque-là car ce qu’il lui dit calme immédiatement ses transes charcutières. - En d’autres termes, vous avez la fièvre porcine. J’avoue que ce n’est pas banal. Vous êtes le premier cas humain que je rencontre depuis le début de ma carrière, monsieur. Comme Tarek rumine de sombres pensées, il ajoute : - Vraiment, félicitations ! Mais, rassurez-vous, cela se soigne très bien. Revenez me voir en fin d’après-midi, je vous donnerai le traitement qui convient. Sur quoi, il le raccompagne jusqu’à la porte en riant franchement, ce qui a pour effet d’accentuer l’humeur acariâtre de Tarek. - Vous êtes monsieur Bouzian ? - C’est mon nom, en effet, fait Tarek légèrement impressionné de se trouver seul dans le bureau exigu avec les deux policiers. Il balaie la pièce du regard et constate que le décor en est spartiate. Les murs nus, sans peinture ni papier peint, donnent une impression de vide. Le cadre

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accroché à sa droite ne suffit pas à donner vie à l’endroit. En dehors d’un bureau et d’un placard dont la teinte est passée, il n’y a pas de mobilier. L’endroit est austère. - C’est le bureau du directeur de l’établissement, fait Laverge qui a remarqué la curiosité de Tarek. Mais, je vous en prie, installez-vous, dit-il en désignant la chaise face à lui. Il précise que le patron n’est jamais sur le site, ce qui peutêtre explique la sobriété des lieux. Tarek l’écoute d’une oreille distraite, son attention est vite captée par une photographie encadrée sur le bureau, semblable à celle accrochée au mur. C’est le portrait d’une petite fille souriante et visiblement pleine de vitalité. Tarek ne peut résister au désir d’observer plus en détail la photo sur le mur. Il s’agit cette fois d’une adolescente. Elle doit avoir une quinzaine d’années. Elle est vêtue d’une robe légère et sa peau a bruni au soleil estival. Ses longs cheveux bruns sont bouclés. Son regard est encore empli de la candeur de l’enfance mais son corps déjà s'arrondit. Elle est belle et promet de devenir une femme séduisante. La voix grave de Laverge le ramène à la réalité : - Vous êtes, en dehors du personnel, la première personne que je vais interroger, monsieur Bouzian. L’intéressé se tourne vers son interlocuteur. - Savez-vous qui est cette jeune fille, capitaine ? On dirait que la photo sur le bureau et celle sur le mur représentent la même personne à des époques différentes, non ? Laverge lève les yeux au ciel. Il ne semble pas s’intéresser au sujet et répond qu’ils sont là pour enquêter sur un meurtre. Ils n’ont pas de temps à perdre à spéculer sur les portraits d’une inconnue qui n’a rien à voir avec leur affaire. Tarek se demande ce qui lui permet d’être aussi catégorique. Laverge sait sans doute ce qu’il a à faire. Il n’en est pas 34


moins piqué par une soudaine curiosité et demande à brûlepourpoint : - Vous avez déjà une piste ? Vous soupçonnez quelqu’un ? C’est Niboule qui cette fois répond qu’ils en sont aux prémices de l’enquête et que, de toute façon, ils n’ont pas l’intention de communiquer à ce sujet. Enfin, le capitaine se renseigne sur son état civil. Il lui pose un flot de questions de routine, lui demande s'il vient au centre pour la première fois, ce qu’il pense des autres curistes. Puis il en vient à la découverte du meurtre. Il lui fait raconter plusieurs fois les circonstances dans lesquelles il a trouvé la malheureuse compagne de la victime hurlant dans la salle de bain. Tarek répond poliment. Son esprit fonctionne à plein régime. Encore une fois, il a l’impression de se trouver au cœur d’un roman noir. Il est très excité. Quand Laverge lui demande s'il n’a rien remarqué d’anormal depuis qu’il est arrivé au centre, il répond tout net : - Eh bien, en fait, il n’y a rien de très normal ici. - Que voulez-vous dire ? - Je ne sais pas, c’est juste une impression. Le personnel pour commencer est un peu… particulier. Un excès de mauvaise humeur le fait se renfrogner au souvenir du médecin et au diagnostic stupide qu’il a dressé au sujet de cette soi-disant maladie porcine. - Mais encore ? Pour la seconde fois, le capitaine le sort de sa torpeur. Tarek lui fait alors part du malaise qu’il a ressenti par moments depuis qu’il est au centre. - C’est étrange, j’ai comme l’impression qu’ici quelque chose ne tourne pas rond. Il pense soudainement au singulier billet qu’il a trouvé sur la commode de sa chambre. Il était justement monté le 35


chercher lorsqu’il a entendu le cri de la compagne de la victime. - Avec tout ça, je l’avais complètement oublié, fait-il en sortant le billet de sa poche. Il le défroisse en le lissant avec les doigts sur le bureau mais Laverge le lui arrache des mains : - Mais que faites-vous, malheureux, peut-être que cet objet pourra servir de pièce à conviction. Il lit rapidement la comptine en hochant pensivement la tête. Penché derrière son épaule, Niboule fait de même. - Bien, très bien, murmure Laverge entre ses lèvres pincées. Voilà qui devient très intéressant, n’est-ce pas Niboule ? - Vous pensez comme moi ? questionne celui-ci. - Hum… Cela ressemble fort à… - Oui, oui, poursuit Niboule on dirait… - « Dix petits nègres » ! termine le capitaine. Il se pourrait fort bien que ces quelques phrases aient été tapées par le meurtrier lui-même. Il pourrait donc s’agir d’un imitateur qui s’inspirerait du fameux roman policier. Tarek jubile. Il voit très bien à quel roman Laverge fait allusion. Il l’a regardé en l’évoquant. C’est encore à lui qu’il s’adresse lorsqu’il lui demande : - Je suppose que cela vous a immédiatement sauté aux yeux ? - Évidemment ! Qui ne connaît pas le célèbre roman d’Hercule Hemingway ? Pour dire cela, il prend un air pédant. Il ne sait pas pourquoi il a dit ça, bien conscient qu'il se moque ouvertement des deux policiers. Il est heureux de pouvoir ainsi se payer leur tête en affectant l'ignorance. Au regard entendu que jette Laverge en se tournant vers son subordonné, il se demande toutefois s'il n’a pas fait une gaffe. Quand le capitaine sourit 36


en le regardant, il comprend qu'il n'en est rien. Il dit alors : - Hemingway s’appelait Ernest, monsieur. Il n’en est pas pour autant l’auteur de « Dix Petits Nègres », qui a été écrit par Agatha Christie, comme chacun le sait ! Tarek s’amuse de l’air supérieur du capitaine. Il décide de continuer son petit jeu : - Mais bien sûr, où avais-je la tête, Agathie Christha, tout le monde connaît ! Je vous prie de m’excuser, capitaine, c’est l’émotion. Je suis encore sous le choc, certainement. Laverge hoche la tête d’un air navré. Puis il enchaîne : - Et en ce qui concerne la mise en scène, autour du meurtre, cela évoque-t-il quelque chose pour vous ? Tarek hausse les épaules. Décidément, ce capitaine le prend vraiment pour un imbécile. Niboule lui explique que la victime a d’abord été assommée avant d’être allongée dans sa baignoire. Puis l’assassin a volontairement dénudé le fil du sèche-cheveux pour le jeter dans l’eau. - Le malheureux a été électrocuté immédiatement, fait Laverge pensif. Un homme qui s’électrocute dans une baignoire, cela me rappelle quelque chose. - À moi aussi, enchérit Niboule. Et vous, monsieur, cela vous dit quelque chose ? Il fait semblant de chercher dans ses plus lointains souvenirs avant de répondre que cela n’évoque rien pour lui. - Bon ! Tant pis ! conclut le capitaine. Cela doit avoir sans doute un rapport avec une quelconque des nombreuses enquêtes sur lesquelles j’ai travaillé au cours de ma brillante carrière. Cela me reviendra sûrement car, à moi, rien n’échappe. Tarek décide de passer le reste de l’après-midi à la piscine. Il

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aurait bien aimé prendre un bain de boue ou se faire masser mais, à Kerguano, les soins sont proposés le matin uniquement. Ce fâcheux contretemps lui a fait perdre déjà presque une journée mais il se rassure, son séjour commence tout juste et il aura bien l’occasion de se rattraper. Il ne va tout de même pas y avoir un second crime sur le lieu de ses vacances ! C’est donc en se promettant d’être debout dès l’aube le lendemain qu’il laisse ses vêtements dans la cabine et se glisse dans le maillot de bain léopard acheté juste avant son départ. Il a beau l’avoir essayé déjà maintes et maintes fois à la maison, il ne résiste pas à l’envie de contempler sa silhouette dans la glace sous la patère. Il complexe parfois en raison de ses mains. Il est pourtant le seul à remarquer ce défaut, car Tarek est bel homme. Il regrette tout de même de ne pas avoir fait plus de sport. Mais, au souvenir du régime draconien qu’il s’est infligé plusieurs semaines avant son départ, il se dit qu’il est très bien ainsi. Il n’a pas oublié en effet qu’il s’est privé de couscous, au moins trois semaines avant son départ. Une véritable épreuve ! Lorsqu’il arrive au bord du bassin, il remarque immédiatement le galbe d'une femme au corps de rêve, à la cambrure lombaire majestueuse, qui s’apprête à plonger. Elle est sur le point de se jeter à l’eau quand elle le reconnaît. Elle stoppe alors le mouvement gracieux de ses bras et, en souriant, l’invite à venir près d'elle. Tarek ne se fait pas prier pour rejoindre Emma Bovary qui, pour une fois, n’est pas accompagnée de ses deux comparses. - Vous êtes charmant dans votre maillot de bain. Prêt à vous jeter à l’eau ? On fait la course ? Le dernier qui arrive en face a un gage, ça vous va ? Tarek rougit sous le compliment. Il est encore une fois 38


embarrassé par cette femme dont le charme, décidément, est indéniable. Il ne s’imaginait vraiment pas qu’on lui lancerait un jour un tel défi. Emma, avec son physique de championne olympique, n’est sûrement pas une femme facile à battre au crawl. Cependant, face au sourire charmeur de la sirène qui l’attend, il n’ose pas refuser. Il tape d’une main dans celle qu'Emma lui tend et dit : - Défi relevé ! À trois, on plonge. Un, deux, trois… Une douleur cuisante fuse dans son ventre. Il vient de faire un plat. Avec la panique, l’eau pénètre dans sa gorge. Il tousse, essaie quelques brasses pour se maintenir à la surface mais, déjà, il est à bout de souffle. Il n’arrive pas à coordonner ses mouvements avec sa respiration. Il avale une seconde tasse, et puis une autre. Cette fois l’eau est entrée dans la trachée pulmonaire. Il suffoque, puis panique. Ses bras battent l’eau en petits cercles désordonnés tandis que ses pieds, désespérément, essaient de s’appuyer sur le fond, mais c’est en vain. Il n’a pas pied. Quand enfin ses orteils touchent le carrelage, il comprend qu’il est en train de couler à pic. En une fraction de seconde, il réalise que sa vie se termine là. Il est vraiment surpris. C’est trop bête ! Un rideau noir tombe devant ses yeux, puis c’est le néant. Un goût de framboise lui fait reprendre conscience. Il sent que ses poumons fonctionnent normalement, que c’est de l’air qui pénètre dans sa gorge et non de l’eau. Pourtant, quelque chose ne va pas. Il respire mais sa bouche est fermée. Un instant de panique le submerge alors. Quelqu’un est allongé sur son corps. On est en train d’essayer de l’étouffer. La terreur le gagne. Il fait un mouvement brusque pour se dégager et pousse un cri.

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Emma Bovary le regarde avec un sourire amusé. Une lueur de malice brille au fond de ses yeux. Tarek comprend soudain ce qui s’est passé. Comme il était en train de se noyer, elle l’a secouru in extremis. Il réalise aussi qu’une minute plus tôt, les lèvres de cette femme charmante étaient sur les siennes et que le parfum de framboise qui l’a ramené à la vie était véhiculé par son haleine sucrée. Il rougit tout en se fustigeant d’avoir été assez stupide pour ne pas deviner ce qui se passait. Pour une fois qu’il avait l’occasion de se faire embrasser par une si belle femme, il aurait aimé pouvoir apprécier ! - Eh bien, on peut dire que vous l’avez échappé belle ! fait son sauveur en lui caressant la tête. Est-ce que ça va maintenant ? Il va parfaitement bien. Il a juste eu un petit malaise. - La digestion sans doute, fait-il pour masquer son manque d’expérience de la natation. - C’est sûrement ça, répond Emma en s’asseyant sur un transat. Ils restent un long moment silencieux à observer la lande désolée de l’autre côté de la vitre. Elle s’arrête brusquement sur la droite, se mariant au ciel qui, lui, plonge dans la mer. Sur la gauche, quelques arbres parsemés annoncent une étendue boisée qui s’étend à perte de vue. La piscine est vitrée sur trois côtés, ce qui donne aux baigneurs l’impression de se trouver en pleine nature. Tarek et Emma sont seuls. Elle se baisse alors pour se saisir d'une petite sacoche au pied du transat. Tarek ne l'avait pas remarquée, mais il n’est nullement surpris lorsque sa compagne en sort la fameuse brosse à cheveux dont elle ne se sépare jamais. - Où sont les autres ? demande-t-il tandis qu'Emma coiffe ses cheveux en arrière. 40


- Mathilda et Céliane attendent d’être convoquées par la police. Quant aux autres, j’ignore totalement ce qu’ils font. A cet instant, Martial et sa femme arrivent au bord du bassin. - Alors, ma chère, fait Martial en s’adressant à Emma, tu te sens prête pour quelques longueurs avec moi ? Tarek s’étonne d’une telle familiarité entre les deux personnes. Ils ne sont pourtant là que depuis quelques jours et parlent comme deux vieux amis. Remarquant son regard interrogateur, Emma précise qu’elle a rencontré Martial au centre quelques années auparavant. Ils ont fait une cure ensemble et sont depuis restés en contact. - Il y a des choses qui ne s’oublient pas, dit alors Martial d’un air grave. - Malheureusement ! répond Emma laconique. Tarek n’est pas sans remarquer la mine soucieuse qu’affecte brusquement cette dernière. Elle qui d’habitude fait montre d’humeur joyeuse s’est assombrie. Elle paraît enfermée dans l’univers de ses pensées. Martial adopte la même attitude. Tarek croit se souvenir qu'Emma le lui a présenté la veille comme un septuagénaire sémillant et il doit bien reconnaître que sa femme, comme lui-même, respire la santé. Cependant, depuis l’étrange échange qu’il vient d’avoir avec son amie, il a d’un seul coup pris dix ans. La curiosité pique subitement Tarek. Il s’apprête à poser une question lorsque madame Pichon l’en empêche : - Bien, messieurs-dame, assez discuté ! Et si on se mettait à l’eau ? Emma et Martial ne se font pas prier. Ils se jettent dans le bassin tandis que la femme descend doucement par l’échelle. Comme elle invite d’un geste Tarek à la rejoindre, celui-ci lui fait comprendre qu’il est bien sur son transat. Échaudé 41


par sa malheureuse expérience, il n’a pas l’intention de se noyer pour de bon. À chaque jour suffit sa peine, se dit-il en s’éloignant vers les cabines de douche. Il savoure longuement l’eau de la douche avant de se diriger vers la rangée de placards où il a déposé ses affaires. Il remarque alors un morceau de papier scotché sur le n° 7, celui qui contient ses vêtements. Il le décolle d’un geste brusque et le parcourt rapidement. La jeune fermière met un œuf dans la poêle Mais son amant le soir l’amène au bal Sur la gazinière l’œuf elle a oublié Elle rentre quand il est minuit sonné Du bel œuf il n’y a plus qu’une croûte brûlée Dans le panier, il n’en reste alors plus que onze Tarek sent un frisson le parcourir. Bien qu’il n’ait pas compris le rapport exact entre le premier message et le meurtre, il devine que les deux phénomènes sont liés. Les policiers, en dépit de leurs propos énigmatiques, ont eu l’air vivement intéressés par ce billet. Il referme précautionneusement la cabine et s’habille rapidement, songeur. Il se passe tout de même des choses bizarres dans ce centre. Il commence à se demander s'il ne serait pas mieux de s’en aller avant qu’il y ait un drame. Cette réflexion l’effraie. Que veut-il dire par là ? C’est à un second meurtre qu’il pense. Et s'il était la prochaine victime ? En même temps, il ne voit pas qui pourrait lui en vouloir au point de le tuer. Non, son 42


raisonnement n’a aucun sens. Bien sûr, l’éventualité qu’un psychopathe se trouve quelque part dans le centre n’est pas à exclure. Cependant, la police aurait certainement des indications à son sujet. Il n’y a que dans les films qu’on laisse traîner ce genre d’individu en liberté. Une porte à côté de lui s’ouvre brusquement. Tarek fait un bond en arrière en poussant un cri de surprise. - Oh ! Pardon ! Je ne voulais pas vous effrayer. Je ne savais pas que vous étiez là. Martial le contemple avec malice. Il a été sacrément discret le bougre ! S’il souhaitait qu’il ne remarque pas sa présence, il ne se serait pas comporté autrement. En suivant ce raisonnement, il en arrive à se demander s’il n’était pas en train de l’épier de l’autre côté de la cloison. Un certain malaise se glisse en lui. Toutefois, comme il lui sourit, il chasse ses sombres spéculations. - Ma femme et Emma sont restées à la piscine. Après l’effort que je viens de fournir, je m’en vais transpirer un peu au sauna. Vous m’accompagnez ? Tarek trouve l’idée saugrenue. Il vient de prendre sa douche et se sent las. Mais Martial ne se laisse pas convaincre par ses arguments. Il se met à lui vanter les mérites de la chaleur sur le corps et lorsqu’il le jauge en évoquant quelques kilos superflus, Tarek fronce les sourcils. Non, mais ! Pour qui se prend-il ce malotru pour oser critiquer sa ligne ? Il aimerait bien lui répondre du tac au tac mais il est contraint de reconnaître que, en dépit de son âge, l’insolent possède un corps parfait. Serait-il un peu plus gros qu’il ne se l’imagine ? Non sans une mauvaise foi ostensible, Tarek décide de reconnaître que l’idée du sauna est excellente. Il accompagne donc Martial en fulminant, bien décidé à 43


transpirer jusqu’à ce qu’il ne lui reste plus que la peau sur les os. Cela fait bien vingt minutes qu’il rumine dans cette cabine surchauffée. Le thermostat est réglé sur quarante-cinq degrés et il sent qu’il ne pourra pas tenir dans cette étuve plus longtemps. Persuadé d’avoir littéralement fondu, il pousse la poignée de la porte. Celle-ci résiste et il doit appuyer de toutes ses forces pour basculer le levier. Martial reste impassible. C'est tout juste s'il lui accorde un regard amusé. L’effort qu'il a dû fournir augmente la sensation d’étouffement qu’il ressent et c’est avec bonheur qu’il inspire l’air extérieur. Il se dit qu’il n’aimerait pas rester coincé dans la cabine. Il s’imagine un instant cuisant durant des heures à petit feu, un peu comme les moules qu'il mijote parfois dans son faitout. Il songe en frissonnant que ce doit être une mort atroce et se promet de ne plus jamais manger de coquillages. Comme il quitte le sauna, il constate que la porte de la cabine s'est à nouveau fermée. Il en déduit que Martial ne doit pas avoir encore sa dose de transpiration. Évidemment, c’est facile de ne pas prendre un gramme en se faisant fondre ainsi la graisse ! se dit-il avec amertume. Dès qu’il aperçoit Tarek par la fenêtre donnant sur le couloir, le docteur Trendel ouvre sa porte. Un pli soucieux barre son front. Deux hommes sont présents dans le cabinet. Ils sont jeunes mais paraissent tout aussi préoccupés. Comme le médecin s’installe derrière son bureau, il invite Tarek à entrer : - Voici messieurs Petiot et Vachelier, fait-il en désignant tour à tour les deux hommes. Le premier est le meilleur

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spécialiste des maladies virales à la Clinique Létubards de Paris. Il ajoute que le grand ponte a sauté dans le premier TGV, sitôt que son confrère l’a informé du cas singulier de son patient. Tarek trouve inquiétant qu’un éminent spécialiste se déplace aussi rapidement pour une maladie soi-disant bénigne. Quand Trendel lui présente le second personnage, un cuisant sentiment d’humiliation le submerge. - Le Docteur Vachelier, quant à lui, est vétérinaire à la clinique pour animaux de Rennes. Il travaille actuellement à l’élaboration d’un vaccin sur des porcs atteints de fièvre porcine. Il est vivement intéressé par votre cas. Quand les deux hommes se proposent de l’ausculter à tour de rôle, Tarek pense mourir de honte. S'il avait su que ses vacances se présenteraient ainsi, il serait certainement resté chez lui. Encore heureux qu’aucun de ses amis ne soient présents pour assister à sa déconvenue ! se dit-il en se soumettant avec résignation aux différentes gesticulations que lui imposent ses bourreaux. Lorsque l’examen est enfin terminé, Tarek a l’impression qu’il a duré des heures. Le docteur Trendel lui demande de sortir un moment, le temps que les deux spécialistes se concertent. Au bout d’une bonne demi-heure, il lui demande d'entrer à nouveau. C’est le grand ponte de Paris qui s’exprime d’un air grave : - Permettez-moi de vous dire, monsieur, que votre cas nous intrigue, commence-t-il. Il explique alors, en employant des termes médicaux que Tarek n’entend pas, que son organisme a probablement été infecté par un virus proche de la fièvre porcine. Ils se demandent en fait, son collègue et lui-même, s’il ne s’agirait pas du même virus qui fait des ravages chez les porcs et qui aurait muté au contact de ses anticorps. La 45


maladie sans doute ne présente aucun risque mortel pour l’homme, en dehors d’une légère poussée de fièvre et peutêtre quelques étourdissements, mais elle est très contagieuse. Ils lui demandent s'il accepte un prélèvement sanguin afin d’étudier la réaction du virus dans le corps humain. Sans enthousiasme, Tarek accepte et regarde avec effroi l’aiguille s’enfoncer dans son bras. L’opération terminée, il dit d’une voix blanche : - Et si cela ne passe pas ? - On verra. Demain matin, nous enverrons une équipe médicale afin de surveiller l’évolution de la maladie sur vous-même et pour s’assurer que d’autres résidents n’en sont pas atteints. Il se tourne alors vers Trendel et dit : - En attendant, nous allons prendre les mesures nécessaires afin de mettre le centre en quarantaine. Il ne faut surtout pas que qui que ce soit quitte les lieux. Il salue Trendel, le vétérinaire fait de même et tous deux serrent la main de Tarek : - Monsieur, fait Vachelier en soupesant la petite mallette qui contient les échantillons de son sang, grâce à vous il n’est pas impossible que nous ayons enfin trouvé le vaccin contre le Hénaf 123. Imaginez, vous allez peut-être sauver la vie de millions de porcs ! - C’est absolument… extraordinaire ! renchérit son collègue. Puis ils s’en vont, laissant Tarek abasourdi tandis que Trendel, fier sans doute d’être celui qui a déniché le cochon rare, sourit de toutes ses dents. - Tenez ! fait-il en lui offrant une plaquette argentée. - Qu’est-ce que c’est ? interroge Tarek déconcerté. - Un léger traitement, afin de vous redonner de l’énergie. Ce sont des suppositoires à la nitroglycérine. 46


Tarek empoche la boîte machinalement avant de sortir. Eh bien, avec ça, il va sûrement faire des étincelles ! Le soir, dans la salle du restaurant, les conversations vont bon train. La police vient d’annoncer aux curistes et à tout le personnel qu’ils sont mis en quarantaine pour une durée indéterminée. En dépit des explications succinctes du docteur Trendel, ils savent que l’un d’entre eux est atteint d’une maladie rare. Le nom du Hénaf 123 n’ayant pas été prononcé, ils sont en proie aux suppositions les plus extravagantes. Céliane imagine déjà un nouveau virus risquant de diminuer d’un coup la moitié de la population mondiale. Marthe Boivin, la vieille dame à l’esprit dérangé, y voit quant à elle la vindicte divine punissant enfin l’humanité pour les péchés qu’elle commet impunément depuis qu'Ève a goûté au fruit de l’arbre de la connaissance. Tarek, qui se garde bien de donner son avis, se tait. Enfin, c’est Emma qui émet une hypothèse qui se trouve proche de la réalité. - Bah ! Inutile de fantasmer. Il n’y a sans doute rien de très grave dans cette histoire. Nous savons que l’un d’entre nous est atteint d’une maladie rare, potentiellement contagieuse. Rien n’indique pour l’instant qu’elle le soit et moins encore qu’elle soit dangereuse. Il doit très probablement s'agir d’une de ces fièvres aphteuses ou autre soi-disant grippe aviaire à la mode qui font couler plus d’encre que de larmes aux enterrements des malades ! Céliane rétorque qu’elle voudrait tout de même bien savoir qui, parmi eux, est malade. Elle ne comprend pas pourquoi cet inconscient de médecin ne le leur a pas dit. Puisqu’ils sont condamnés à vivre enfermés avec un individu

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contagieux, elle aimerait autant se tenir à distance. Emma répond qu'elle trouve naturel le comportement de Trendel. Le secret professionnel, selon elle, a été respecté et puis il est sans doute préférable pour eux tous d’ignorer l’identité du malade. Les autorités espèrent certainement éviter toute panique. - Enfin, ajoute-t-elle, puisque l’un ou l’autre d’entre nous est malade, cela ne saute pas aux yeux. N’est-ce pas ? Elle interroge l’assemblée du regard. Comme personne ne répond, elle poursuit : - C’est plutôt rassurant, non ? Cela prouve bien que, pour l’instant, il n’y a pas de quoi s’affoler. Quand elle se tait, le silence plane dans les rangs. Tarek est très reconnaissant de ce bon sens. Il espère bien que son nom ne sera jamais révélé dans cette affaire et que les médecins se soient trompés à son sujet. - Il n’empêche, fait soudainement Céliane. Quelqu’un ici est peut-être dangereux et nous ne savons pas de qui il s’agit. - Je pense que le véritable danger est ailleurs, dit Cyriac, le charmant mari de la jeune accouchée. Il y a, il me semble, quelque chose que personne ne soulève mais qui mériterait d’être dit. - Eh bien, allez-y ! - Oui, on vous écoute. Ce sont les deux sœurs que Céliane a présentées la veille à Tarek comme les deux grincheuses. L’interpellé enchaîne : - Vous vous inquiétez pour un banal virus, qui jusqu’à présent n’a tué personne, alors qu’un homme a été assassiné ici même, dans ces murs, et que peut-être le meurtrier se trouve parmi nous. - Insinuez-vous qu’il pourrait être l’un d’entre nous ? demande Mathilda d’une voix blanche. 48


- Je n’ai pas dit ça, mais c’est en effet une possibilité qu’on ne peut écarter. - Alors là ! Ce serait terrifiant, n’est-ce pas Martial ? Emma se tourne en direction de madame Pichon qui pose sur lui un regard surpris. - Je ne sais pas ce que fait mon mari, dit-elle alors que tous les yeux convergent vers elle. Il s’est brusquement éclipsé de la piscine lorsque nous y étions ensemble tout à l’heure. Il n’a pas reparu depuis. Je pensais qu’il était directement retourné dans la chambre mais quand je suis montée avant le dîner, il n’y était pas. Tarek, comme Emma, n’avait pas remarqué l’absence de Martial. Il écoute distraitement l'épouse évoquer une éventuelle promenade autour du centre. Il aime beaucoup, selon elle, marcher le soir au coucher du soleil. - Nous avons eu quelques mots, cet après-midi, au sujet d’un souci que nous avions. Je suppose qu’il tient, en prolongeant son absence, à me faire mariner un peu, voilà tout. Enfin, je commence tout de même à m’inquiéter. Si l’un ou l’autre l’a aperçu, je lui serais reconnaissante de m’en faire part. Un étrange pressentiment s’empare de Tarek. Tout à coup, il revoit la porte fermée du sauna quand il s'en est allé. Il n’y avait personne d’autre sur les lieux. Serait-il possible que Martial soit encore là-bas ? C’est tout simplement improbable car, si tel est le cas, il doit être à l’heure qu’il est brûlé au troisième degré ! L’idée qu’il ait pu être victime d’un malaise lui effleure l’esprit. Et puis cette étrange comptine. Cet œuf qui brûle dans une poêle… C’est d’une voix tremblante qu'il annonce : - J’ai vu Martial au sauna. Il y a de ça… plus de trois heures, précise-t-il après avoir consulté sa montre. 49


- Merci de m’en informer, fait madame Pichon. Cependant, je doute qu’il soit encore là-bas, sans quoi, c’est une écrevisse prête à la consommation que je risque de retrouver. Toujours pleine de bon sens, Emma propose d’aller vérifier. - Je vous accompagne, lance Tarek à brûle-pourpoint. Il ne leur faut pas longtemps pour arriver dans le vestiaire du sauna. La première chose que Tarek observe, c’est que la porte de la cabine des hommes est fermée. Il sent ses jambes mollir sous le poids de son corps. - Martial ! appelle Emma. Martial, tu es là ? Nulle réponse ne parvient de la cabine. Comme elle réitère son appel, joignant cette fois-ci ses deux poings pour cogner contre la porte, Tarek constate sa pâleur. - Martial ! Bon Dieu ! Martial ! Ne bougez pas ! ordonne-telle à Tarek qui sent lui aussi la panique le gagner. Puis elle court vers la sortie et il reste seul, écoutant la cavalcade des pas précipités qui résonnent sur le carrelage avant de disparaître. Enfin, c’est le silence, un silence angoissant, un silence de mort. Tarek se met à trembler. Il a froid tout à coup. Il est inquiet aussi. Il ne comprend pas. Mais que se passe-t-il donc pour que les vacances dont il rêvait se transforment ainsi en désastre ? Faut-il que cet endroit soit maudit pour que les catastrophes s’y enchaînent les unes après les autres ? Des pas précipités interrompent ses réflexions. Emma est accompagnée du groom. Le serveur est derrière eux, outillé d’un pied de biche et d’un marteau. - Les po-portes ne s’ouvrent pas-pas de l’exté-té… - Non, elles ne s’ouvrent pas de l’extérieur, le coupe Emma. Eh bien, qu’attendez-vous ? dit-elle brusquement au bossu. Forcez-moi cette serrure, vite !

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Sans répondre, le serveur s’exécute. Il s’acharne longuement sur la porte qui finit par céder. Emma ouvre d’un coup le battant et fait un pas en arrière. La chaleur qui règne dans la cabine les fait tous reculer. - J’ai com-com- pris, bégaie Bébé Mohamed avant de s’élancer vers la sortie. Le thermostat de la cabine, de toute évidence, est réglé au maximum. Il faut couper l’alimentation au local électrique. - Quelle température peut-il faire à l’intérieur ? demande Emma d’une voix blanche en se tournant vers Tarek. - Je ne suis pas spécialiste mais je dirais soixante degrés peutêtre. Le groom revient. Ils doivent encore attendre un long moment avant de pouvoir pénétrer dans la cabine. Laverge et Niboule, alertés entre temps, sont les premiers à découvrir le corps. Comme Tarek et Emma essaient de regarder à leur tour, ils se font sermonner : - Il n’est pas question que vous laissiez vos empreintes partout. Vous avez fait assez de dégâts en ouvrant cette porte vous-même. De toute façon, monsieur, dit-il à Tarek, ce n’est pas beau à voir. Le malheureux n’est qu’un tas de viande écarlate parsemé de cloques sur tout le corps.

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Chapitre 4

Le lendemain, Tarek se lève de fort méchante humeur. La soirée de la veille a été éprouvante et la nuit mauvaise. Laverge l’a mitraillé de questions jusqu’à minuit passé. Il est, selon lui, un témoin intéressant car, curieusement, pour les deux meurtres, il a été le premier à arriver sur les lieux du crime. Encore heureux qu’il ne s’y soit pas trouvé seul, lui ont fait comprendre les policiers en lui adressant un regard entendu. Tarek a immédiatement pris conscience que, s’ils ne le soupçonnent pas directement, ils éprouvent tout de même à son égard une certaine défiance. Le fait qu’il soit le seul à recevoir les singuliers billets, qui par deux fois ont annoncé les meurtres, n’arrange en rien sa situation. Il commence à trouver son séjour assez détestable et, s’il n’y avait pas cette mise en quarantaine pour compliquer les choses, il serait illico retourné dans son appartement à Strasbourg. D'ailleurs, la majeure partie des curistes font le même vœu. Il ne peut en effet oublier la crise hystérique de la femme de la première victime qui, après l’annonce du second meurtre, a littéralement fondu en larmes. Elle s’est jetée sur les policiers qui ont dû demander l’aide du médecin

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pour la calmer. La pauvre femme se lamentait car, si la quarantaine se poursuivait, elle ne pourrait pas assister aux obsèques de son bien aimé. Curieusement, madame Pichon, sous le choc sans doute, est quant à elle restée impavide en apprenant la mort de son mari. Tarek ne sait pas bien pourquoi, mais il a alors eu l’impression qu’elle s’attendait à cette nouvelle. En tout cas, elle n’a pas semblé surprise outre mesure. L’ambiance au cours du petit déjeuner est morose. Emma paraît plus soucieuse encore que la veille mais Tarek n’ose aborder avec elle la découverte du cadavre. Sachant qu’elle connaissait la victime depuis un certain temps, il met le mutisme ostensible de cette femme au caractère enjoué sur le compte du chagrin. Madame Pichon n’apparaît pas ce matin là, ni Mathilda qui selon Céliane n’a pas fermé l’œil de la nuit et préfère se reposer encore un moment. Les autres curistes sont taciturnes. Tarek remarque que chacun s’est retranché derrière une réserve circonspecte. L’ambiance d’un seul coup s’est teintée de suspicion. Des regards se croisent à la dérobée, fugaces et fuyants. Monsieur Trendel vient subitement interrompre le silence pesant. Il annonce l’arrivée d’une équipe médicale qui a pour rôle de vérifier l’état de santé de tous les gens présents sur le site. Puis c’est Bébé Mohamed qui, en l’absence du directeur ne pouvant en raison des circonstances venir luimême sur les lieux, annonce qu’un car de curistes devait arriver le matin même. Naturellement, il n’est pas question que quiconque franchisse la ligne de mise en quarantaine. Aussi le chauffeur a-t-il été prié de faire demi-tour. - Mon-monsieur Gui-guiton vous souhaite ma-malgré cela

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un bon-bon séjour. Trendel croit bon d’ajouter que le centre de soins reste à la disposition des curistes et que l’équipe médicale fera de son mieux pour les déranger le moins possible. Puis c’est au tour de Laverge d’intervenir. Il souhaite, comme la veille, entendre chaque résident ou membre du personnel dans son bureau au cours de la matinée. Toutefois, Emma et Tarek, ayant été auditionnés le soir du crime, sont exempts de cette formalité. - Vous êtes donc certain qu’il s’agit d’un meurtre, demande Céliane. - Cela ne fait aucun doute. Le système de verrouillage des portes des cabines, ainsi que la régulation des thermostats, ont été sabotés au niveau du tableau de commande électrique. - Oh ! Mon Dieu ! Tous les regards convergent vers la femme qui vient de s’exclamer ainsi. Il s’agit de Mariella, la jeune accouchée. Tarek se demande ce qui motive chez elle une telle exclamation puisque l’existence des deux billets annonçant les meurtres est devenue un secret de polichinelle. Nul ne peut douter que le décès n’a rien d’un accident. Du moins, le pensait-il. Qui n'a pas un jour rêvé d'endosser le rôle de détective privé, semblable aux héros récurrents des séries télévisées ? Cette idée, lentement, fait son chemin. Et s'il enquêtait sur ce double meurtre sans rien laisser entrevoir à la police ? En passant un peu plus tard dans la matinée devant le cabinet du docteur Trendel, Tarek ne peut donc s'empêcher de constater que la porte est entrouverte et le bureau vide de

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tout occupant. Il s’approche du bureau et remarque un petit cadre posé derrière une pile de dossiers. Il fait alors un pas de côté pour regarder la photographie. Quelle n’est pas alors sa surprise lorsqu’au premier coup d’œil il reconnaît la jeune fille qu’il a déjà vue par deux fois dans le bureau du directeur ! Il s’agit bien de la même personne, cela ne fait aucun doute, à la différence toutefois qu’elle a désormais une vingtaine d’années et qu’elle est assise sur une chaise à l’armature métallique. En y regardant de plus près, Tarek constate que la malheureuse est en fait sur un fauteuil roulant. Elle ne parait pas au mieux de sa forme. Le curieux se saisit du cadre et l’approche de ses yeux. Il remarque que le visage de la jeune femme porte des marques sombres qui commencent tout juste à s’estomper. Elle a un air grave mais le plus surprenant est encore l'absence d’étincelle au fond de ses yeux. Au souvenir du sourire rayonnant que Tarek lui a vu sur les photos du bureau occupé par Laverge, il ressent un étrange malaise. Il s’agit bien de la même personne mais il y a tant de différence entre les clichés, que celui qu’il tient entre ses mains le dérange. Il le repose brusquement sur le bureau tandis qu’au même instant la porte s’ouvre derrière lui. Surpris, il se retourne vivement pour se trouver en face du visage sévère de Trendel. Il semble avoir tout à coup perdu son attitude affable. Ses yeux un instant le toisent avec froideur alors que ses lèvres pincées lui confèrent un air méprisant. Il salue Tarek sèchement puis s’installe à son bureau. L'a-t-il surpris avec le cliché entre les mains et est-ce la raison de son apparente mauvaise humeur ? - Vous désirez ? fait-il d’une voix monocorde. Tarek observe un changement d’attitude sur le visage de l’homme qui de la sévérité est passé à la lassitude. Lorsqu’il 55


ose le regarder en face, c’est un regard douloureux qu'il croise furtivement. - Je viens m’informer sur l’évolution de l’épidémie, dit-il peu à l’aise. Le médecin explique que l’équipe médicale qui s’est provisoirement installée dans une salle de massage n’a pas relevé de nouveau cas. Quand il lui demande de bien vouloir l’ausculter, Trendel retrouve son attitude débonnaire. C’est en souriant qu’il s’exécute et qu’il le rassure : - Rien de plus pour le moment, monsieur. Vous avez toujours un peu de fièvre, 38° comme hier. Rien de bien méchant. Pas d’évolution inquiétante de la maladie. À propos, vous n’avez aucune intolérance aux suppositoires que je vous ai remis ? - Heu…Non, aucune, ment Tarek qui vient de se rappeler qu'il n’en a pas utilisé un seul. - Bien, alors pas de soucis. Reposez-vous ! Nous vous communiquerons les résultats des prélèvements sanguins que nous avons effectués sitôt qu’ils seront en notre possession. - Ah ! Tarek ! Auriez-vous par hasard aperçu Mathilda depuis le petit déjeuner ? - Non pas du tout. Mais l’avez-vous au moins vue ce matin ? demande Tarek. - Eh bien, en fait, non. J’ai frappé à sa porte pour lui demander si elle descendait, vers sept-heures trente. Elle m’a répondu non. Elle était fatiguée. Céliane se demande où Mathilda peut être passée. Il ne se serait pas inquiété si ils ne s’étaient pas donnés rendez-vous à l’accueil vers quatorze heures afin de se rendre ensemble à

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la piscine. - Mathilda m’a dit ce matin que, si elle n’apparaissait pas non plus pour le déjeuner, on se rejoindrait à cet endroit. Tarek demande si d’autres curistes l’ont aperçue, mais la réponse est nulle, Céliane a questionné tout le monde, y compris le personnel. - Enfin, elle doit bien être quelque part ! fait Tarek exaspéré. On ne disparaît tout de même pas comme ça, dans un endroit aussi peuplé, sans que quiconque le remarque ! Céliane ne paraît pas convaincue, mais brusquement Tarek lui prend le bras et l'entraîne en direction du centre de soins. Il vient d’avoir une idée : - Tout le monde a été convoqué par l’équipe médicale au cours de la matinée. Ils ont forcément vu notre chère disparue. Lorsqu’ils pénètrent dans la salle de massage, provisoirement transformée en hôpital de campagne, il ne reste à cette heure qu’un homme et une femme. Tous deux vêtus de blouses blanches, ils sont jeunes l’un et l’autre et accueillent les deux arrivants chaleureusement. Quand Tarek expose l’objet de leur visite, ils écoutent poliment avant que l’homme réponde : - Pour savoir si quelqu’un a manqué la consultation de la matinée, rien de plus simple, dit-il. Il suffit de consulter le fichier informatique. Il s’installe derrière l’ordinateur posé sur un petit meuble de rangement et pianote sur le clavier. - Pas d’absence répertoriée, fait-il brièvement. Cela aurait d’ailleurs été étonnant, car l’examen est obligatoire. On ne badine pas avec une épidémie, vous savez. Un bruit de trombone, long et sonore, le fait se retourner en direction de Tarek qui, rouge de honte, s’excuse 57


maladroitement. Depuis que Trendel lui a rappelé les suppositoires oubliés, il s’est décidé à appliquer le traitement. Visiblement, les effets secondaires ne se sont pas fait attendre, maugrée-t-il en silence. Le jeune homme oublie aussitôt l’incident. Il demande le nom de la personne recherchée. - Mathilda Tellier, s’empresse de répondre Céliane. - Tellier, Tellier, répète le jeune homme en parcourant son écran. Ah ! Voilà ! Mathilda Tellier a été enregistrée à onze heures trente. Elle a quitté la salle à onze heures cinquante et a été remplacée par une certaine Emma Bovary. Tiens c’est marrant ça. Drôle de nom, vous ne trouvez pas ? Les deux curieux ne l’écoutent déjà plus. Ils le remercient et quittent la pièce. - Dans quel ordre êtes-vous passés devant l’équipe médicale, demande Tarek lorsqu'ils se sont un peu éloignés. - Je ne sais pas. Le groom venait nous chercher lorsque la personne précédente était déjà dans la salle. Pour sa part, elle était dans sa chambre quand on est venu la prévenir. Elle a attendu quelques minutes devant la porte de la salle de massage et la vieille dame sénile est sortie au moment où elle entrait. Quand elle-même a pris congé de l’équipe médicale, elle a croisé la veuve du premier homme assassiné. - Elle avait l’air de ne pas réaliser, la malheureuse, ajoute-telle en passant. - Bon, cela signifie qu’il y a au moins une personne qui a vu Mathilda ce matin, en dehors du personnel médical bien sûr. - Oui, sans aucun doute, fait Céliane peu convaincue. - Allons chercher ce groom ! Il pourra peut-être nous dire si

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elle lui a fait part de ses intentions. Il leur faut un certain temps avant de trouver Bébé Mohamed qu’ils surprennent à l’étage, occupé à regarder par le trou de la serrure d’une des suites. - Eh bien ! En voilà des façons ! lance Céliane offusquée. D’un bond, l’homme se redresse. Ses joues s’empourprent et il se met à triturer nerveusement les manches de sa veste. - Je-je suis dé-dé-solé. Ne vou-vous mépre-pre-nez pas je… - Qui loge ici ? demande Tarek - Madame Bo-Bovary, répond l’autre plus gêné encore. Céliane lâche un petit rire et Tarek un peu de lest, aigu et court cette fois-ci. Ces flatulences deviennent insupportables, se dit-il, mais il conserve sa désinvolture. Il en est là de ses réflexions lorsque la porte de la chambre s’ouvre brusquement. Deux femmes sévères et rigides en sortent. Elles portent toutes deux le même tablier blanc sur une robe noire. Leurs cheveux sont soigneusement tirés en chignons. Elles ne sont pas très jeunes, bien qu’il soit difficile de leur donner un âge. Le plus frappant c’est la ressemblance parfaite entre ces deux femmes. Tarek comprend immédiatement qu’il s’agit des fameuses siamoises que Céliane a évoquées au cours de son premier dîner. - Eh bien, vieux chameau, toujours à fureter dans les couloirs ? questionne l’une d’elles en s’adressant au groom qui, de nouveau, rougit jusqu’aux oreilles. - Je dirais même plus, vieux chameau, toujours à « sûreter » dans les mouchoirs ? renchérit la seconde. Sans plus s’attarder, elles s’éloignent. Éberlué, Tarek les suit du regard un moment. Puis il agrippe par l’épaule le groom qui profitait de l’occasion pour s’éclipser : - Hé ! Là ! Vieux chameau ! On n’en a pas terminé avec 59


vous ! - Pa-pa-pardon, monsieur, je ne-ne vous permets-met pas ! - Excusez-moi, ça m’a échappé. Alors Tarek lui demande quelques détails sur la façon dont il s’est occupé de conduire les curistes jusqu’à la salle de massage. Bébé Mohamed s’explique longuement et, naturellement, l’affaire n’est pas simple. Encore ému, il est énervé, ce qui n’arrange pas son élocution. À force de patience, Tarek finit tout de même par apprendre qu’il a en sa possession une liste comprenant les noms des gens convoqués. Il devait respecter l’ordre indiqué et il n’y a selon lui pas eu le moindre problème. Le groom, trop heureux sans doute qu’on ne l’inquiète pas au sujet de son indiscrétion, s’empresse de sortir une feuille pliée en deux de sa poche. D’un seul coup d’œil, Tarek remarque ce qui cloche. À l’intention de Céliane, qui regarde par-dessus son épaule, il souligne d’un doigt le nom rayé vers la fin de la liste. Le trait de crayon est si large qu’on ne peut pas discerner la moindre lettre. En parcourant rapidement les deux colonnes des yeux, il confirme ce qu’il sait déjà. Nulle part sur la liste le nom de Mathilda Tellier n’apparaît. Quelqu’un, volontairement, l’a donc rayé de la liste. - Je suppose que vous êtes donc passé à la personne suivante ? demande Tarek. - Oui, en-fin-fin non… pas exacte-te-ment. En fait, l’équipe médicale a fait une pause juste avant que ne vienne le tour de la personne figurant juste après le nom rayé sur la liste. La réceptionniste en a profité pour aller boire un café en cuisine. Comme Tarek lui demande qui est le commanditaire de cet arrêt momentané, il répond qu’il n’en a aucune idée. Un jeune infirmier lui a communiqué l’information et il s’est empressé de filer sans poser plus de 60


questions. Tarek est perplexe. Quant à Céliane, elle semble ne plus très bien suivre le déroulement de la situation depuis un moment déjà. - Est-ce que vous avez un passe ? demande subitement Tarek. - Vous-vous voulez dire une clé qui ouvre toutes les po-poportes ? - Oui, s'il vous plait. Il fait cependant preuve d’une vive résistance lorsque les deux protagonistes l’enjoignent à ouvrir pour eux la chambre de Mathilda. Comme il persiste dans son refus à obtempérer, arguant qu’il serait préférable de confier l’affaire à la police, Tarek est pris d’une subite inspiration : - Dites-donc, mon bon ami, ne craignez-vous pas que votre hiérarchie, ainsi que la police, que vous évoquez d’ailleurs, n’apprennent malencontreusement qu’un vieux chameau lorgne les demoiselles de chambre par le trou de la serrure ? Cette phrase agit sur le groom comme un détonateur. En bredouillant, il les conduit à la porte qui, en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, s’ouvre devant une suite superbe mais vide. La couleur dominante de cette chambre est le vert. Des rideaux au dessus-de-lit (dont le négligé témoigne que la chambre n’a pas été faite), la teinte émeraude diffuse une atmosphère printanière à la vaste pièce. En quelques secondes les deux inquisiteurs ont exploré la salle de bain et regardé à tout hasard sur le balcon, mais ils doivent se rendre à l’évidence. Mathilda n’est pas dans sa chambre. Tarek est de retour dans la sienne, il est vingt-deux heures. Il vient de quitter le restaurant et les conversations inquiètes au

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sujet de Mathilda. En effet, celle-ci n’a pas reparu. Après avoir quitté sa chambre, en début d’après-midi, Céliane et Tarek ont parcouru tout le centre. Ils ont interrogé tous ceux qu’ils croisaient sur leur chemin, jusqu’à ce que Laverge et son coéquipier prennent la relève. Ils n’ont évidemment pas apprécié d’être les derniers à être informés de la prétendue disparition et ne se sont pas gênés pour le faire remarquer à Tarek. Laverge lui a promis un petit entretien en privé qui ne présage rien de bon. Puis, faisant appel à une partie des hommes affectés à la surveillance du site pour éviter que nul ne sorte ou ne s’approche du lieu de mise en quarantaine, il fait fouiller l’établissement de fond en comble. En dépit des moyens utilisés, le résultat est un échec. Mathilda reste introuvable. Assis devant le petit secrétaire près de la fenêtre, Tarek griffonne sur une feuille arrachée à son carnet d’adresse. Il essaie de clarifier, en le couchant sur le papier, le déroulement des derniers événements. Évidemment, au cours du repas, les spéculations sont allées bon train. En se fiant à ses propres intuitions, il pose un à un les noms des suspects, ainsi que les lieux des meurtres. Il griffonne, rature, strie la feuille de flèches, de cercles ou de points d'interrogation. Tarek n’y voit plus très clair. Ses pensées, il ignore pourquoi, le ramènent au cliché de la jeune fille sur le bureau de Martin Trendel et à l’étrange réaction de ce dernier lorsqu’il s’est aperçu de sa présence. Le plus curieux dans l’affaire, c’est que la jeune fille trône aussi par deux fois dans le bureau du directeur. Quel lien peut-elle avoir avec ces deux hommes ? Et d’ailleurs, qui est ce monsieur

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Guiton que personne n’a jamais vu ? Seul Laverge a pu converser avec lui au téléphone et désormais, en raison de la mise en quarantaine, il n’est sans doute pas prêt de mettre les pieds dans son établissement. Décidément, plus Tarek se creuse les méninges et plus le mystère s’épaissit. Finalement, découragé pour de bon, il décide de poser son crayon sur la feuille de papier noircie. Comme il s’apprête à se mettre au lit, un coup sourd contre la porte lui fait dresser l’oreille. Il n’est pas certain d’avoir bien entendu et se demande si son imagination, sous l’effet de la fatigue, n’est pas en train de lui jouer un tour. Alors qu’il se glisse sous les draps, deux coups, un peu plus prononcés, le font cette fois-ci bondir du lit. En quelques enjambées il se trouve devant la porte. Il écoute un bref instant et devine un mouvement de l’autre côté. Sans réfléchir, il ouvre brusquement mais il n’y a personne. Croyant entendre des pas dans l’escalier, qui se trouve à quelques mètres, il se précipite dans cette direction et descend les marches quatre à quatre, manquant de tomber en arrivant en bas tant l’obscurité est complète. Une porte claque quelque part vers l’accueil mais il est bien incapable de définir précisément laquelle. Le temps de trouver l’interrupteur, le calme est revenu. Nul indice pour le renseigner sur la direction qu’a pu prendre le fuyard. Une chose cependant est certaine, se dit-il en remontant tranquillement l’escalier, c’est que celle ou celui qu’il poursuivait connaît parfaitement les lieux. Sans même une lampe de poche, seul un habitué peut se déplacer aussi rapidement dans la pénombre. Peut-être que d’un seul coup sa liste de suspects vient de se réduire considérablement, pense alors Tarek en refermant la porte de sa chambre. C’est seulement à cet instant qu'il la voit. 63


Il se penche pour ramasser la feuille de papier pliée en deux et posée sur le sol. Il comprend tout à coup que les coups frappés contre sa porte avaient pour but d’attirer son attention. Le visiteur nocturne a glissé le billet discrètement sous sa porte et, impatient sans doute qu'il le lise, il a fait en sorte de l’attirer jusque là. Il déplie donc la feuille de papier, se doutant évidemment de son contenu. Quand la fermière son linge a repassé En empilant ses draps songe au dîner. C’est bientôt le repas, elle doit faire vite Onze œufs sont restés dans son grand panier Dans l’armoire, elle en trouve un écrasé Elle comprend alors qu’il n’en reste que dix Sans surprise, Tarek pose le billet sur la commode. Il est songeur, désormais certain de ne plus revoir Mathilda vivante. En revanche, il ne comprend pas clairement le message. Le seul indice qui permettrait de retrouver le corps est sans aucun doute l’allusion à l’armoire. Ayant fouillé la penderie dans la chambre de Mathilda, il est bien certain que celle-ci ne s’y trouvait pas. Il y a là quelque chose qui le dépasse et il est si épuisé qu’il renonce à chercher plus longtemps. Il hésite un moment à alerter Laverge, conscient que s'il ne le fait pas, cela lui sera sévèrement reproché. En même temps, il n’a pas la force de subir un interrogatoire qui risque de durer longtemps. Et puis il se dit que, de toute façon, l’espoir de retrouver Mathilda vivante est désormais vain. Où qu’elle puisse être, la pauvre femme ne leur reprochera

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malheureusement pas de l’avoir fait attendre. Au petit déjeuner, Mathilda alimente la conversation. Personne n’a rien d’autre à ajouter que la veille au soir mais les conversations malgré tout vont bon train. Seul Tarek se tait. Il n’ose pas annoncer publiquement la découverte du billet et préfère observer discrètement les gens qui l’entourent. Il est désormais intimement convaincu que le meurtrier, si meurtre il y a pour ce troisième cas, appartient forcément au centre. Le cordon de sécurité à l’extérieur étant maintenant bien en place, il est inconcevable que quelqu’un ait pu venir du dehors. Et quand bien même, il aurait eu tout autant de difficulté à s’en aller sans se faire remarquer. Tarek éprouve pourtant le besoin de se confier à quelqu’un. Mais peut-il se fier à l’une où l’autre des personnes présentes ? Emma, en dépit de l’attirance qu’il éprouve pour elle, semble aujourd’hui encore fort soucieuse. C’est tout juste si elle l’a salué lorsqu’il s’est assis face à elle. Même la façon qu'elle a de se coiffer avec son inséparable brosse à cheveux paraît plus machinale que consciente. Il est évident qu'elle préférerait qu’on la laisse tranquille. Pourquoi ? Mystère. En tout cas, Tarek n’a aucune envie de lui faire part de ses préoccupations. Madame Pichon ne paraît pas non plus digne de confiance, pas plus que Cyriac, ni la vieille dame sénile, qui certainement est inoffensive. Mariella n’est pas très discrète et la pauvre madame Leroy, depuis la mort de son mari, est plongée dans un profond mutisme. Les deux sœurs grincheuses font bande à part. Elles paraissent se méfier de tout le monde. Elles se sont ostensiblement installées toutes les deux à bonne distance de la table des autres curistes. Tarek a plusieurs fois croisé le

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regard suspicieux de l’une ou l’autre et préfère les mettre de côté. C’est lorsque Céliane lui sourit qu’il réalise que celleci pourrait bien être l’alliée qu’il recherche. Bien qu'il l’ait prise pour superficielle au début, Tarek reconnaît qu’elle a su garder son sang-froid quand ils ont recherché Mathilda la veille ensemble. Céliane est sans doute très sympa mais cela ne la prédestine pas forcément au travail d’enquêteur. Toutefois, Tarek a besoin d’une assistante. Le petit déjeuner expédié, il l’interpelle alors qu’elle s’apprêtait à regagner sa chambre. - Dis-moi, Céliane, et si on se tutoyait ? - Très bonne idée, après tout, nous sommes sur la même galère. Sans hésitation aucune, Tarek sort de sa poche la comptine et propose à sa nouvelle alliée de lire. - Eh ben, ça alors ! s’exclame Céliane en écarquillant les yeux. Puis elle se rembrunit. Elle vient de comprendre ce que cela signifie et semble subitement très affectée. - Pauvre Mathilda. Elle venait de la rencontrer mais s’était immédiatement liée d’amitié avec elle. - Mais enfin, va-t-on arrêter ce fou qui assassine à tout va des innocents ! Le dernier mot retient l’attention de Tarek. INNOCENTS. C’est justement sur ce point qu’ils doivent creuser. Il est certain qu’un lien existe entre les victimes et que peut-être, justement, celles-ci ne sont pas si blanches qu’elles ne le paraissent. Emma, Martial et sa femme, il le sait, se voyaient en dehors de Kerguano. Rien ne prouve que Mathilda n’était pas, d’une quelconque façon, en rapport avec eux. Il 66


s’empresse de poser la question à Céliane. - Je suis certaine que Mathilda et Emma se sont rencontrées ici. J’étais avec la première, à la piscine, lorsque nous avons toutes deux été intriguées par cette femme au corps parfait. Tarek est déçu. Il se souvient en effet avoir déjà entendu cette version le soir de son arrivée au centre. - Crois-tu que Mathilda ait pu connaître Emma et faire semblant devant toi de la rencontrer pour la première fois ? - C’est possible, bien entendu. Je ne la connaissais pas. Mais elle m’a donné l’impression d'être admirative du charisme d'Emma. Cela avait l’air tellement naturel. - Elle pouvait jouer la comédie, contre attaque Tarek qui voudrait bien pouvoir étayer sa théorie. Céliane en doute. Elle n’adhère pas au scénario de Tarek. - Peu importe, pour l’instant, il s’agit de retrouver Mathilda. Une chose est en tout cas certaine, c’est qu’elle n’est pas dans l’armoire de sa chambre, alors ? Tarek fait un geste d’impuissance. Ils se tiennent tous deux sur le seuil du restaurant et doivent s’effacer pour laisser passer le serveur qui entre pour débarrasser les tables. Son regard se pose alors sur l’armoire-lit, pièce incontestablement bien conservée et qui meuble agréablement la salle. Il se dit qu’il n’aimerait pas dormir comme ça, dans un espace clos, avec l’impression de dormir dans un cercueil. Ce dernier mot résonne comme une alarme surpuissante dans son esprit surmené : Cercueil-armoire, armoireMathilda. Il entraîne brusquement Céliane vers le fond de la salle. Le bossu les suit d’un regard intrigué, puis il quitte la pièce avec les bras chargés d’assiettes. Les deux enquêteurs se retrouvent seuls devant le grand meuble de chêne. Comme 67


Tarek s’apprête à ouvrir la porte, son amie pose une main sur son bras. - Ne vaudrait-il pas mieux prévenir la police ? fait-elle sagement. Tarek suspend son mouvement un instant. Il reconnaît que cette initiative serait raisonnable mais il ne souhaite pas se voir ravir le fruit de ses recherches par les deux policiers qu’il considère comme des incompétents. Et puis, surtout, cela gâcherait le plaisir qu’il éprouve à mener sa première enquête. Prudemment, il saisit une serviette de papier sur la table la plus proche et, prenant soin de ne pas mettre ses doigts en contact avec le meuble, il fait coulisser le battant. Le regard froid et sans vie de Mathilda lui glace le sang. Retenant de justesse un cri de surprise, il referme la porte d’un coup sec. Céliane à côté n’a pas bronché. Elle est figée, comme subitement transformée en statue de sel. Quand Tarek pousse à nouveau le battant, lentement, comme s’il lui fallait du temps pour accepter la vision d’horreur, Céliane lui serre le bras. - Non ! C’est trop affreux, lâche-t-elle dans un souffle. Son ami ne tient pas compte de ses gémissements. Quand l’armoire-lit est grande ouverte, il détaille la posture rigide du cadavre recroquevillé sur le matelas. Il est assis d'une façon grotesque contre le fond du meuble. Sans être médecin légiste, Tarek comprend au visage bleu et aux lèvres exsangues que la malheureuse a été étranglée.

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Chapitre 5

- Je me demande franchement si vous ne vous moquez pas de moi, monsieur Bouzian ! éructe Laverge. Il est très remonté contre Tarek, qu’il a coincé dans son bureau sitôt la découverte du corps de Mathilda. Céliane, quant à elle, attend son tour avec angoisse derrière la porte. Les deux amis avaient l’intention de refermer l’armoire et de laisser traîner le billet sur lequel est tapée la comptine, afin que quelqu’un par hasard le découvre. Malheureusement, c’était sans compter sur l’intervention du serveur qui les a surpris en flagrant délit et s’est empressé de donner l’alerte. - Trois meurtres ont lieu dans cette foutue baraque et, comme par hasard, à chaque fois vous êtes le premier à découvrir les cadavres. Croyez bien que vous êtes en bonne position sur ma liste de suspects ! - À ce propos, capitaine, intervient Niboule, on pourrait mettre le monsieur en garde à vue, non ? Laverge ne répond pas, mais son regard en dit long. Il hoche la tête et, à regret, il répond à son subordonné qu’en raison de la mise en quarantaine il leur est malheureusement impossible de conduire un sujet au commissariat.

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- Mais cela viendra. Croyez-moi, monsieur, vous ne perdez rien pour attendre ! Avant cela, toutefois, j’aimerais que vous m’expliquiez pourquoi c’est vous qui chaque fois recevez les messages annonçant les meurtres ? Tarek écarquille tout grand les yeux. C’est ce que, justement, il aimerait bien savoir. Il commence à en avoir par-dessus la tête de ce Laverge, avec son air suffisant et sa ridicule veste à carreaux. Il fait un geste évasif, exprimant son incompréhension, mais comme les policiers semblent attendre une réponse plus précise, il évoque le hasard. - Vous avez tout de même conscience que votre réponse est un peu légère, fait Laverge exaspéré. - Il faudra pourtant vous en contenter, car je n’ai pas d’autre explication. - Mais, c’est qu'il répond avec ça ! s’étrangle Niboule. Laverge ignore la réflexion de son collègue. En revanche, il pose ses coudes sur le bureau, joint ses deux mains devant son menton et plante ses yeux pleins de courroux dans ceux de Tarek. - Je vais vous dire ce que je pense, monsieur Bouzian, commence-t-il. Il prend son temps, cherchant sans doute comment formuler ses phrases. Puis, avec un sourire carnassier, il poursuit : - Je crois que vous avez tué monsieur Leroy, le matin, avant de descendre prendre votre petit déjeuner. Vous aviez sans doute vu sa femme se rendre seule à la salle à manger et vous saviez donc que son mari était resté dans la chambre. Tarek sent une boule d’angoisse remonter de son ventre jusque dans sa gorge. Il s’attendait à tout, sauf à ce qu’on l’accuse de meurtre. Comme il s’apprête à protester, le capitaine l’arrête : - Taisez-vous ! Je ne vous donne pas le droit de 70


m’interrompre. Vous parlerez lorsque je vous interrogerai, uniquement. Est-ce clair ? Bouillonnant de rage, Tarek hoche la tête et le policier continue : - Vous aviez préparé votre petite comptine en vue de vous disculper et, quand vous avez remarqué que la femme de Leroy retournait à l’étage, vous l’avez suivie. Il était en effet préférable pour lui, selon le raisonnement qu’il suivait, d’arriver en premier sur le lieu du crime. Il est évident que ses empreintes étaient présentes un peu partout dans la salle de bain, mais qui peut dire si les traces n’étaient pas antérieures à la découverte du corps ? - C’est une très bonne façon de brouiller les pistes, non ? Tarek ne répond pas. Il ne peut en effet contrer l’hypothèse du capitaine, n’ayant aucun alibi pour prouver son innocence. Celui-ci en profite pour avancer un autre pion : - En ce qui concerne le second meurtre, vous avez, bien entendu, « par hasard », trouvé un billet sur la porte de votre vestiaire à la piscine. Et vous étiez, toujours « fortuitement, » encore présent lors de la découverte du cadavre. Mais, cette fois-ci, vous êtes incontestablement la dernière personne à avoir vu Martial Pichon vivant. Vous êtes bien allé au sauna avec lui, n’est-ce pas ? - Oui mais… - Cela suffit ! Avouez tout de même que c’est troublant. Certainement ! Pour être embêtant, c’est franchement embêtant, pense Tarek avec inquiétude. Il réalise subitement que, si ses propres investigations ne l’ont pas mené bien loin, celles de Laverge en revanche ne manquent pas de réalisme. Il voit mal comment assurer sa défense et préfère le laisser continuer. - Voici qu’enfin Mathilda Tellier disparaît et que VOUS êtes 71


surpris par le serveur du restaurant en train de tourner autour de l’armoire dans laquelle, « toujours par hasard, » vous venez soi-disant de trouver le corps. Le capitaine se tait. Il scrute le visage de Tarek qui, il s’en rend bien compte, se vide soudain de son sang. Il sent une sueur froide couler dans son dos et tente en bafouillant : - Je comprends votre raisonnement mais, je vous assure, je ne suis pour rien dans cette série de meurtres. D’ailleurs messieurs, franchement, ai-je une tête de psychopathe et admettons que je sois l’assassin, pour quel mobile aurais-je agi ? Car, jusqu’à preuve du contraire, je n’ai pas le moindre lien avec les victimes, pas plus, d’ailleurs, qu’avec les autres curistes que je rencontre pour la première fois. Laverge sourit. Il répond que c’est justement ce qui lui pose problème. Il ne voit pour l’instant aucun rapport entre les protagonistes de ce mauvais roman. Il a, avec l’aide d’agents opérant à l’extérieur, fouillé la vie de Tarek jusqu’au berceau. - Je sais par exemple qu'à l'école vous étiez plutôt doué en mathématiques. Votre première petite amie s’appelait Margaux. J'ai récupéré une photo via internet ! Je sais que vous avez visité Central Park. J'ai appris que vous avez passé vos dernières vacances au Maroc. Voyez-vous, monsieur Bouzian, je suis un enquêteur inégalable. Lorsque Laverge fourre son nez quelque part, c'est toujours pour aller au fond des choses ! Tarek n’en croit pas ses oreilles. Cet imbécile connaît sa vie dans les moindres détails. Si cela continue, il va lui donner ses mensurations et la couleur du slip qu’il porte en ce moment ! En jetant un œil discret sur le classeur dans lequel il range ses documents, il se demande s’il contient autant d’informations sur les autres curistes. Si tel est le cas, il faut 72


absolument qu'il puisse le consulter. Il espère que le capitaine le range tout simplement dans son bureau, qu’il se promet de visiter à la première occasion. - Vous rêvez ? En effet, il s’est égaré. Il félicite Laverge pour son travail d’investigation, mais celui-ci ne semble pas sensible à la flagornerie. Comme il n’a pas pour le moment le motif du crime, il est obligé de le considérer comme suspect, présumé innocent. - Bon, je vous repose ma première question : est-ce que vous vous moquez de moi ? Parce que, pour laisser traîner vos empreintes partout où il y a eu un meurtre, pour dissimuler des indices tels que les billets que vous m’apportez chaque fois après que le crime ait été commis, je ne vois que deux hypothèses. Il le regarde avec suspicion en hochant la tête : - Soit vous êtes complètement stupide, ce que, je vous le dis tout net, je commence à croire sérieusement, soit vous vous foutez de moi ! Tarek sent que la moutarde lui monte au nez. Jamais il n’a permis à quiconque de le traiter de la sorte. Il est du signe du lion et n'a pas pour habitude de se laisser marcher sur les pieds. Non mais ! Pour qui se prend-il, cette espèce de dégénéré congénital, pour le supposer idiot ! Il est à deux doigts de l’envoyer sur les roses quand il lui fait signe de quitter son bureau. Préférant éviter le conflit, Tarek ne se fait pas prier. Il sort la tête haute, sans adresser un regard aux deux policiers. Son courroux est tel qu’il ne fait pas même un signe d’encouragement à Céliane qui attend avec angoisse devant la porte. Il entend Laverge dire à son subordonné : - Il ne perd rien pour attendre celui-là, mon vieux Niboule. 73


Je suis certain que nous le coincerons ! - Et ta sœur ! rétorque Tarek pour lui-même. « C’est moi qui vais te coincer, inspecteur la Bavure. » Car Tarek, il ne faut pas le contrarier, il n’est pas du genre à se laisser faire sans réagir. Plus décidé que jamais à démêler l’écheveau de cette affaire, il se promet de mettre tout en œuvre pour couper l’herbe sous les pieds de Laverge et de son acolyte. Le hall de l’accueil est plongé dans l’obscurité. Tarek attend depuis un quart d’heure lorsque des pas discrets attirent son attention. Il regarde en direction de l’escalier et remarque l’ombre qui se dirige vers lui. Un bref instant, son imagination s’emballe et il recule derrière le cactus devant lui. Il se rend compte qu’il est seul dans cette pièce, au beau milieu de la nuit, et qu’il n’a pas même prévu de quoi se défendre. Comme la silhouette marche lentement dans sa direction, il plisse les yeux pour essayer de la reconnaître dans la pénombre. Tarek, d’un seul coup, sent la peur le gagner. Son esprit se met à fantasmer. Et s’il s’agissait de l’assassin, qui venait ainsi le surprendre alors qu’il attend quelqu’un d’autre ? Il se tasse un peu derrière le cactus et ce n’est que lorsqu’il reconnaît la démarche de Céliane qu’il lâche un profond soupir. Il signale alors sa présence avec un petit sifflement. Tarek devine que celle-ci a dû éprouver les mêmes craintes que lui. Il quitte sa cachette pour la rejoindre. Quelques minutes plus tard, ils se trouvent tous deux devant la porte du bureau provisoirement utilisé par Laverge. Aucune présence ne se laisse deviner de l’autre côté de la porte où, comme sur tout le rez-de-chaussée, règne un calme rassurant. Toutefois, cela ne prouve en rien qu’un vigile ne

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se tienne pas en faction à l’intérieur de la pièce. Mais Tarek n’y croit pas vraiment. Il ne voit pas pourquoi le capitaine prendrait une telle précaution, alors qu’il n’a visiblement en sa possession aucun document confidentiel. De plus, il le croit tout simplement trop imbu de lui-même pour imaginer que quelqu’un oserait aller fureter dans son bureau en pleine nuit. En essayant d’ouvrir la porte, il réalise que Laverge n’est pas si bête qu’il en a l’air. Celle-ci est verrouillée à double tour. Il s’évertue un moment avec une pince à cheveux qu’il a introduite dans le pêne, à la façon des détectives dans les séries télévisées. Il doit cependant se rendre à l’évidence qu’il manque de savoir faire et se retourne vers Céliane. Celle-ci fait un geste en direction du comptoir d’accueil et Tarek comprend qu'ils auront sans doute plus de chance en essayant tour à tour les clés suspendues sur un panneau de bois. Plusieurs clés sont au format de la serrure du bureau. Ils décident donc de commencer par la gauche, avec chaque fois cinq clés différentes, qu’ils remettent soigneusement à leur place après chaque échec. Comme Tarek commence à désespérer d’ouvrir la porte et qu’il reste à peine une demirangée de clés à tester, la serrure se rend dans un déclic libérateur. Les deux amis se glissent dans la petite pièce et referment précautionneusement la porte derrière eux. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, Tarek a sorti d'un tiroir le classeur qu’il convoite. Il l’étale sur le bureau et commence à compulser les documents rangés à l’intérieur. Le faisceau de la lampe éclaire le centre des pages qu’il fait défiler devant ses yeux. Il comprend que l’éclairage est trop faible pour lui permettre une sérieuse investigation. Malgré tout, les noms qu’il déchiffre ça et là le confortent dans 75


l’idée qu’il avait raison. Laverge a réuni des informations sur plusieurs curistes. Il claque brusquement la couverture du classeur qu’il glisse sous son bras, referme le tiroir et entraîne Céliane derrière lui : - Allons étudier ça dans ma chambre ! chuchote-t-il, en tirant la porte derrière lui. - Eh bien ça ! C’est intéressant, n’est-ce pas ? Céliane approuve d’un mouvement de tête. Ils viennent de parcourir un rapport de police concernant une affaire datée de janvier 2003. Le document met en avant la clinique Tamalou, dirigée par une certaine Emma Bovary et le décès d’une jeune femme de vingt ans dans cette même clinique. Le constat du légiste ne fait aucun doute quant à la cause de cette mort subite. La malheureuse est décédée après avoir ingéré une forte dose de barbituriques et la thèse du suicide n’a jamais été contestée par la police. La jeune femme était en rééducation dans l’établissement du docteur Bovary après avoir subi un lourd traumatisme lié à un accident de la circulation. Un long coma l’avait laissée paraplégique. Tarek ne s’attarde pas sur cette première partie du rapport. En revanche, un second volet retient vivement son attention. En effet, si la police criminelle avait bouclé l’affaire en adoptant la thèse du suicide, le tuteur de la victime avançait quant à lui une tout autre hypothèse. Les parents de la jeune femme étant morts dans un accident d’avion alors qu’elle n’avait que trois ans, c’était son oncle qui en avait depuis la charge. Lors du décès de sa nièce, il avait affirmé à qui voulait l’entendre que l’affaire n’avait rien d’un suicide et que la jeune femme avait été assassinée. Les médias s’étaient un temps emparés de l'événement mais, comme

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rien n’avait été prouvé, tout tomba dans l’oubli. Quelques coupures de journaux complètent le rapport de police. Sur une page, un certain monsieur Guilbert, l’oncle de Betty Guilbert, pose de trois quarts devant un bureau encombré. Tarek s’arrête un instant sur le visage qui lui semble vaguement familier. Quelque chose sur le cliché retient son attention, mais l’impression est fugace. Il est persuadé qu’un détail a réveillé en lui un point qui a une véritable importance. Mais il a beau chercher longuement, il ne parvient pas à retrouver ce dont il s’agit. Cette sensation est désagréable et c’est avec une certaine irritation qu'il demande à Céliane : - Il n’y a pas quelque chose qui t’intrigue sur cette photo ? Son amie se penche gravement sur la page du journal et lit l’article : - Non, je ne vois pas. Peut-être un petit air de déjà vu pour le bonhomme mais c’est vague. En fait, il ressemble à mon banquier, autant dire qu’il est d’un commun… C'est bien le problème pour Tarek. Il a beau avoir l’impression d’avoir vu cet homme quelque part, il doit cependant se rendre à l’évidence qu’il est ordinaire. Jeune, ni beau ni laid, il a des cheveux bruns, coupés courts. Son corps est coupé au niveau du buste et sa carrure laisse présager une taille ordinaire. Il porte une veste claire et une chemise plus foncée. Bref, c’est le type d’individu qu’il pourrait croiser n’importe où dans la rue. En dépit de ce décevant constat, il a conscience que ce n’est de toute façon pas l’homme qui a retenu son attention. Plus il y pense et plus il se dit qu’il s’agit d’autre chose. Comprenant qu’il ne sert à rien de se creuser vainement les méninges, il renonce. Son subconscient laissera peut-être remonter le détail qu’il s’est 77


empressé d’enfouir un peu plus tard. Céliane tourne les pages du classeur. En dehors du décès dans la clinique d'Emma Bovary, le reste des informations qu’il contient ne leur apprend pas grand-chose. Comme Tarek le sait déjà, Cyriac, le mari de Mariella, est technicien et directeur d’une usine de plasturgie. Mariella, quant à elle, s’occupe d’un centre de loisirs. Céliane souligne que monsieur Leroy, la première victime, gérait une chaîne de restaurants et que sa femme travaillait avec lui. Martial Pichon, ancien professeur à la Sorbonne, était retraité de l’éducation nationale. Sa femme ne travaille pas mais elle possède une fortune personnelle, issue d’un heureux héritage. Mathilda était veuve. Son mari avait été emporté par un cancer peu de temps après son mariage. Il était propriétaire de plusieurs chevaux de course et elle vivait apparemment de la revente du haras dont elle s’était rapidement séparée. Quelques notes résument la vie de Marthe Boivin, qui elle aussi est veuve depuis longtemps. À presque quatre-vingts ans, elle est un peu sénile mais refuse de se perdre totalement dans les méandres de l’oubli. Elle avait été dans sa jeunesse une femme d’affaires très active qui épaulait son banquier de mari dans ses activités. Enfin, Clarys et Laurelie Brunet viennent toutes deux de Strasbourg où elles possèdent un magasin de vêtements de luxe. Elles avaient un frère, Lysandre, qui travaillait comme infirmier dans une clinique de la région parisienne et qui est mort subitement à l’âge de cinquante ans. Un article découpé dans un journal, daté d’avril 2003 et relatant le suicide d’un certain Lysandre Brunet, accompagne le rapport sur les deux femmes. Leur frère s’était pendu à son domicile sans laisser d’explication. Un document provenant des archives de police de cette époque 78


précise cependant que l’homme avait été soupçonné d’attouchements quelques mois auparavant. L’affaire avait fait couler beaucoup d’encre mais les faits n’avaient jamais été prouvés. La directrice de la clinique Tamalou, dans laquelle se seraient déroulés les événements, avait toutefois jugé préférable de se séparer de cet employé encombrant. Accusé à tort ou à raison, l’homme avait perdu son travail et son suicide était compréhensible. - Il est mort en avril 2003, fait Tarek en posant sur Céliane un regard entendu. - Quelques mois après la jeune femme handicapée, ajoute cette dernière. Et Emma est la directrice de la clinique Tamalou. Tarek ne peut s’empêcher de faire la corrélation entre les deux décès qui, qui plus est, étaient apparemment tous les deux des suicides. Le nom d'Emma Bovary apparaissant par deux fois dans les documents réunis par Laverge, il se demande si celui-ci ne serait pas le lien qui pour l’instant manque dans cette affaire. Quoi qu’il en soit, il y a bien un rapport entre des gens présents et des événements dramatiques qui ont eu lieu à l’extérieur. Les meurtres à Kerguano ont-ils un rapport avec les suicides ? Et puis, au fond, s’agit-il bien de suicides ? Enfin, quel rôle joue Bovary dans tout cela ? Cette dernière question embarrasse Tarek qui ne voudrait pas que cette femme charmante devienne subitement complice d’activités peu honorables. Il souhaite encore moins avoir à la soupçonner de meurtre. Il se rassure en se disant que, selon toute apparence, Laverge pour l’instant n’a pas émis le moindre soupçon à son égard. Il doit pourtant reconnaître que, depuis la mort de Martial Pichon, Emma paraît préoccupée. Ce qu’il sait désormais sur elle le 79


conforte dans l’idée qu’elle en sait forcément plus sur cette histoire qu’elle ne le laisse entendre. - Je ne connaissais pas cette anecdote sur toi, s’exclame Céliane. Tarek se penche sur la page que son amie parcourt en souriant. Il se rend compte que cet abruti de capitaine possède un nombre impressionnant de détails sur sa vie jusqu'à même sa phobie des bactéries. Céliane hoche la tête d’un air désapprobateur lorsqu’elle tombe sur le rapport la concernant. Tarek apprend ainsi que cette dernière est en pré-retraite mais aussi qu’elle vit à Lingolsheim. Les deux enquêteurs en herbe passent encore un long moment à lire les différents rapports sur le personnel, qui ne leur apportent rien de nouveau, et sur le docteur Martin Trendel qui, curieusement, est succinct. Quelques lignes seulement font référence à un établissement de Genève où le médecin a exercé toute sa vie, avant de venir s’installer en Bretagne où il vit depuis deux ans. Il n’est pas marié et on ne lui connaît pas de descendant. Quelques lignes aussi parlent de monsieur Guiton, le directeur de Kerguano, qui a racheté l’établissement l’année précédente. Il habite dans le sud de la France et ne serait jamais venu sur le site. La police n’a pas encore pu le rencontrer car il serait en voyage à l’étranger. En revanche, son avocat a bien voulu laisser les enquêteurs contrôler ses affaires qui semblent parfaitement en règle. Lorsque les deux amis terminent leur lecture, il est trois heures du matin. Exténués, ils décident de remettre le dossier à sa place. Ils descendent donc au rez-de-chaussée et

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traversent rapidement le hall d’accueil pour rejoindre le bureau de Laverge. Comme Tarek appuie sur la poignée, il est surpris que la porte ne s’ouvre pas. Supposant que la fatigue est à l’origine de son manque d’énergie, il réitère son geste en poussant en même temps de l’épaule sur la porte. Mais celle-ci ne s’ouvre pas plus que la première fois. Il se tourne vers Céliane, livide sous le faible éclairage de la veilleuse. Il allume alors la lampe de poche qu’il tient dans sa main. Quand il regarde en direction de la serrure, Tarek sent qu’une onde glacée lui parcourt l’échine. La clé a disparu ! Céliane pousse un petit cri de stupeur. - Ce n’est pas possible, fait Tarek d’une voix blanche. Je suis certain de l’avoir laissée dans la serrure. - Tu dois te tromper. Cherche dans tes poches. Par acquit de conscience, il s’exécute, mais c’est sans succès. Céliane fait de même, en vain. Tarek sent qu’il devient fou. La panique le gagne peu à peu. En effet, si la clé n’est plus dans la serrure, cela signifie que quelqu’un l’a volontairement retirée. Est-ce que Laverge serait sujet aux insomnies ? Il essaie de se rassurer en se disant que peut-être le capitaine a décidé en pleine nuit de venir chercher quelque chose dans le bureau. Ne trouvant pas la clé sur le panneau derrière le comptoir, il serait alors venu jusqu’à la porte. Si tel est le cas, il a sans doute imaginé avoir lui-même oublié de la remettre à sa place. Une chose est certaine, se dit Tarek avec espoir. Laverge n’est sûrement pas venu chercher le classeur qu'ils viennent de consulter. Sans quoi, il aurait remarqué sa disparition et forcément donné l’alerte. Cependant, une autre pensée se forme dans son esprit. Avec angoisse, il commence à se demander si c’est bien Laverge 81


qui a retiré la clé de la serrure. Et s’il s’agissait de quelqu’un d’autre ? Alors qui ? Le meurtrier ? Instinctivement, Tarek se rapproche de Céliane. Visiblement, cette dernière n’en mène pas large mais ils ne peuvent pas rester là. Tarek entraîne son amie vers l’accueil, se ressaisit et balaie avec la pile électrique le panneau où sont rangées les clés. Ils remarquent immédiatement que la dernière rangée est complète. De retour devant la porte, Tarek glisse la clé dans la serrure. Le pêne tourne deux fois. Impatiente, Céliane pousse la porte. La pénombre règne dans la pièce. Tarek se précipite en tâtonnant vers le bureau. - Allume ! Je ne vois rien. Le faisceau de la lampe balaie le sol, remonte brusquement sur le mur. Un cri le fait se redresser en sursaut. La lampe roule sur le sol et l’obscurité tombe d’un coup. - Il y a quelqu’un sur la chaise ! La voix de Céliane est calme, froide. Tarek ne comprend pas. Et puis sa main touche quelque chose sur sa gauche. Quelque chose comme un vêtement. Il retire vivement sa main. Ce qu’il vient de toucher est de la peau. Il en est certain. - Recule vers l’interrupteur, lâche-t-il dans un murmure angoissé, à droite derrière la porte, et allume. Quelques secondes après, la lumière inonde la pièce. Céliane à nouveau pousse un cri, qu’elle étouffe immédiatement. - Éteins ! ordonne Tarek à mi-voix. Malgré l’obscurité qui retombe sur le bureau, il ferme les yeux pour chasser la scène macabre. Mais l’image de 82


madame Pichon, avec le crâne fendu et du sang caillé dans sa chevelure blanche est imprégnée sur sa rétine. Paniqués, les deux amis s’apprêtent à quitter la pièce en courant. Tarek rallume la lampe de poche. Puis, sortant de sa poche un mouchoir il se met à essuyer précipitamment la poignée du tiroir et tout le mobilier qu’ils ont peut-être touché. Il s’apprête à suspendre la clé au panneau lorsqu’une tache claire retient son attention. Sur la dernière rangée, à la place de la clé manquante, quelque chose est accroché. Tarek comprend qu’il s’agit d’une feuille de papier qu'il déchire un peu en tirant dessus. Les deux amis sont à nouveau dans la chambre de Tarek. Ils sont choqués mais la fatigue atténue leurs craintes. Ils relisent une dernière fois les deux courts paragraphes. Manger un œuf au petit déjeuner C’est du bon pied commencer la journée. Se dit la fermière d'une main lustrant l'œuf Tapant sur le haut dans le coquetier A s'fendre la coque ne va pas tarder Dix moins un, cela fait désormais neuf Tarek déchire la feuille en plusieurs morceaux puis jette les confettis dans les toilettes et tire la chasse d’eau. Quand il rejoint Céliane, celle-ci s’est endormie les bras en croix, en travers du lit. Avant de se coucher, Tarek vérifie machinalement que la porte est bien verrouillée et cale solidement la commode contre la poignée de la porte. Rassuré, il regagne le lit, sans même prendre la peine de se 83


déshabiller. Il a laissé la lumière allumée car ce soir, le noir le terrorise. Quand il ferme les yeux, des images violentes défilent derrière ses paupières. Des pensées macabres lui viennent sans cesse à l’esprit et il essaie durant un moment de raisonner clairement. Mais ses idées se font de plus en plus confuses. Finalement, il sombre dans un sommeil agité pour se réveiller au petit jour, avec la tête lourde et la bouche pâteuse.

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Chapitre 6

Il n'est pas encore huit heures le lendemain quand Tarek prend sa douche et il se demande si les policiers ont déjà découvert le corps de madame Pichon. Le miroir lui renvoie l’image d’un visage aux traits tirés. De larges cernes soulignent le contour de ses yeux et sa peau a pris une couleur jaunâtre. Il se sent terriblement fatigué se demande si la fièvre porcine n’est pas en train d’entrer dans une nouvelle phase évolutive. Peut-être serait-il utile d'en parler au docteur Trendel ? Il se rappelle alors les suppositoires qu’il a négligés la veille et se décide à respecter strictement l’ordonnance du médecin. S'il ne va pas mieux demain, se dit-il, il sera toujours temps d’en parler à Martin Trendel. Subitement, l’idée qu’il pourrait ne plus être de ce monde le lendemain lui traverse l’esprit. En effet, si personne ne met rapidement la main sur le meurtrier, il ne voit pas pourquoi celui-ci s’arrêterait dans son élan. Il semble bien parti pour éliminer les pensionnaires de l’établissement un par un et Tarek prend brusquement conscience qu’il n’a aucune raison d'être épargné. Le souvenir de leur expédition nocturne lui traverse l’esprit et un frisson lui parcourt le corps.

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L’assassin sait qu’ils ont fouillé le bureau de Laverge. Pour cela, il a forcément dû les suivre. Il ignore s'il avait déjà tué sa victime avant qu’ils remontent dans sa chambre mais il n’a en tout cas pas perdu de temps pour transporter le corps jusqu’en bas. Tarek savait déjà que l’assassin connaissait parfaitement les lieux pour se déplacer ainsi la nuit sans faire de bruit. Mais de là à se trimbaler à travers la moitié de l’établissement avec un cadavre sous le bras, il ne manque pas de culot ! Cette pensée le ramène au cas de Mathilde qui, cela va de soi, n’a pas été étranglée dans l’armoire du restaurant. Elle a forcément été tuée dans un endroit plus discret et cachée quelque part avant d’être déposée là où elle a été découverte. Tarek se demande toutefois où pouvait être le corps entre le moment où Céliane lui a signalé la disparition de Mathilde et le lendemain matin quand ils ont ouvert l’armoire ensemble. Il sait que la police a fouillé la maison de fond en comble sans rien avoir trouvé. Pourtant, le cadavre devait bien être quelque part. Il voudrait connaître l’opinion de Laverge à ce sujet mais, pour sa part, il ne voit qu’une solution. En quittant la chambre, il se demande par quel moyen il va pouvoir vérifier son hypothèse. - Foutu salopard ! éructe le capitaine Laverge en posant rageusement son portable sur la table du couloir où il s’est provisoirement installé. Les cris du commissaire divisionnaire Pipeau résonnent encore dans ses tympans. En apprenant qu’un nouveau meurtre vient d’avoir lieu à Kerguano, il est entré dans une colère incontrôlable. Laverge sait bien que, s’il ne démasque pas rapidement l’assassin, il risque fort de se retrouver très bientôt à faire la circulation à

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« Trifouilli les oies. » - Je ne comprends pas comment font les victimes pour se retrouver dans de telles situations, dit-il en regardant le lieutenant qui est debout devant lui. Que la mère Pichon vienne se faire trucider dans mon bureau passe encore, mais que l’autre nunuche aille se faire étrangler dans une armoire, alors là, franchement, ça me dépasse ! - Peut-être qu’elles ont été tuées ailleurs, suggère prudemment Niboule. Il devine que son supérieur est très remonté. Craignant quelque éclat, il préfère avancer doucement. - Foutaises, répond Laverge, je vois encore moins un cadavre traversant la moitié de l’établissement pour venir tranquillement s’asseoir à mon bureau, ou pour se coucher dans une armoire. Garde les pieds sur terre, chère loque, nous ne sommes pas au cinéma. Le Lieutenant n’insiste pas. Il sait que Laverge est têtu comme une mule et quand il lui ordonne de réunir tout le monde dans la salle du restaurant, il redoute le pire. - Je leur donne cinq minutes, pas une de plus ! lance-t-il comme Niboule s’éloigne. - Mesdames, Messieurs, commence le capitaine, j’ai le regret de vous annoncer qu’un nouveau meurtre a été commis, la nuit dernière certainement. Des cris accueillent la nouvelle et chacun se retourne vers ses voisins pour tenter de deviner qui manque à l’appel. - Ne cherchez pas ! Il s’agit de madame Pichon, femme de Martial Pichon, lui-même assassiné avant-hier. Notre meurtrier ne perd pas de temps, mais je tiens à vous dire que moi non plus !

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- Vous tenez une piste ? interroge gravement Emma. - Oui, enfin, plus ou moins, bafouille le capitaine qui en réalité n’a pas l’ombre d’un début de sente à suivre. Il est déçu que cette fois Tarek ne paraisse pas impliqué dans l’affaire. Il était jusqu’à présent son seul suspect et, faute de mieux, il aurait bien aimé lui coller le dernier meurtre sur le dos. Malheureusement, c’est lui-même qui aujourd’hui a découvert le cadavre. Il était seul et, comme la police scientifique n’a plus accès au site, il ne sait même pas si le meurtrier a laissé des empreintes. Il balaie l’assemblée du regard afin de mesurer l’impact de ses mots. Il se croit impressionnant et espère que l’un ou l’autre va se trahir en baissant brusquement les yeux, en s’empourprant subitement ou en se grattant derrière l’oreille. C’est ce que fait son chien lorsqu’il a fait une bêtise. En fin psychologue, Laverge sait qu’une bête sommeille en chaque homme et que l’animal surgit toujours au moment critique. Mais nul geste canin ne vient lui mettre la puce à l’oreille. La menace ne fonctionnant pas, il essaie la récompense : - Il est inutile de vous dire que l’assassin se trouve forcément parmi nous. Aussi, mon collègue et moi-même, nous vous encourageons vivement à raconter tout ce qui a pu vous sembler bizarre ces derniers jours, chez l’un ou l’autre ici présent. Il appuie ses dires en affirmant que, naturellement, l’anonymat de celle ou celui qui parlera sera respecté et qu’il pourrait même se voir attribuer une récompense. Celle-ci bien sûr dépendra de l’importance des informations transmises et sera directement versée sur le compte de l’intéressé, en toute discrétion bien entendu. Laverge semble satisfait de sa prestation. Il observe à nouveau scrupuleusement la rangée face à lui, 88


espérant sans doute que l’un ou l’autre va se mettre à gratter frénétiquement le sol et lui déterrer un indice lumineusement révélateur. Puis, faisant un bref signe de tête en direction de Niboule, qui n’a pipé mot de toute l’intervention de son supérieur, il tourne brusquement les talons. La tête haute, fièrement, Laverge se retire, suivi par Niboule qui traîne mollement derrière lui. Comme le groupe se disperse, Tarek fait un signe discret à Céliane. - Viens avec moi, fait-il. Les deux acolytes emboîtent le pas du groom qui se dirige avec précipitation vers la cuisine. Tarek l’interpelle : - Dites-moi, mon ami, pourriez-vous me prêter le passe avec lequel vous nous avez déjà gentiment ouvert la chambre 7 ? - Pa-pardon, monsieur, mais-mais je n’en ai pas-pas le droit. - Ah bon ? fait Tarek avec un regard sévère. Et croyez-vous que j’aie, moi, le droit de raconter qu’on vous a surpris à espionner par le trou d’une serrure ? Non sans une grimace, le bègue fourrage nerveusement dans la poche de sa veste. Il donne la clé à Tarek. - Je crois qu’on va pouvoir s’entendre, n’est-ce pas ? - Bien-bien-bien sûr, monsieur. Il lui promet de revenir rapidement et entraîne Céliane à l’étage. Son fidèle lieutenant se demande bien où il veut en venir lorsqu'il ouvre la porte de la chambre de Mathilde. - Fais le guet dans le couloir, ordonne-t-il. Si quelqu’un se dirige par ici tu n’auras qu’à te mettre à chanter. - Chanter quoi ? - Ce que tu veux, du moment que ce soit assez fort pour que je puisse entendre.

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La porte se referme et Céliane se retrouve seule dans le couloir dont la minuterie de l’éclairage vient d’arriver en fin de programme. L’obscurité n’est toutefois pas totale, car la lumière filtre par le puits au-dessus de l’escalier au fond du corridor. Si quelqu’un arrive par là, elle le verra avant qu’il ne s’aperçoive de sa présence et aura tout le temps de réagir. Pendant ce temps, Tarek s’est allongé près du lit de Mathilda. À l’aide de sa lampe de poche et de la brosse des toilettes, il collecte sous le sommier un petit tas de poussière. Il se penche sur les moutons et autres escarbilles dans l’espoir de relever quelque indice susceptible de confirmer son hypothèse. Malheureusement, le petit tas qu’il a sous les yeux ne contient pas le moindre cheveu blond. Tarek est déçu. Il est pourtant certain que le corps a été caché sous le lit de la victime durant tout le temps qu’ont duré les recherches. Tarek ne voit pas quelle cachette aurait pu être mieux appropriée que le dessous du lit dans lequel, très probablement, la victime a été étranglée. L’assassin n’a tout de même pas eu l’inconscience de trimballer le corps dans une autre chambre ! Non, cela ne tient pas debout. Franchement, Tarek ne comprend pas. Il fait décidément un piètre détective et se demande s'il ne ferait pas mieux de laisser la police se débrouiller avec ce casse tête chinois qui lui donne bien du fil a retordre. Il en est là de ses réflexions quand une plainte abominable lui déchire les tympans. Il lui faut quelques secondes pour réaliser qu’il s’agit de Céliane s’essayant sur un air de Mike Brant : Rien qu’une Laâarme dans tes yeeeuuux…

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C’est tout simplement détestable, à tel point que Tarek est heureux de refermer derrière lui la porte du dressing dans lequel il se glisse pour le cas où quelqu’un entrerait dans la chambre. Si cette précaution est sans doute superflue, elle a au moins l’avantage de l’isoler phoniquement du concerto pour animaux de la ferme donné gracieusement par son amie. Il doit toutefois vite admettre que son initiative est justifiée lorsqu’il entend une clé tourner dans la serrure. Il ignore qui est désormais dans la pièce mais personne ne peut soupçonner sa présence au fond du placard. Pourquoi l’intrus est-il entré alors que Céliane se trouvait dans le couloir ? Il n'y a pas trente-six possibilités. Soit il s’agit d’un policier, qui n’a de compte à rendre à personne, soit c’est quelqu’un d’autre. Dans ce dernier cas, Céliane a été obligée de s’éclipser pour n’éveiller aucun soupçon, laissant Tarek seul dans la chambre avec un individu qui pourrait tout aussi bien être le meurtrier. D'ailleurs, ne dit-on pas couramment que l’assassin revient toujours sur le lieu de son crime ? Il l’entend pour l’instant fureter autour du lit et devine qu’il a dû remarquer la balayette et le tas de poussière laissés au milieu de la pièce. Il espère qu’il va mettre ce désordre sur le compte d’une négligence de la part des femmes de chambre et ne pas chercher plus loin. Les pas vont un moment de long en large avant de s’éloigner en direction de la salle de bain. Tarek tente d’apercevoir quelque chose par l’interstice de la porte du dressing, mais l’angle que lui offre l’ouverture ne lui permet pas de voir suffisamment loin. Il préfère sagement reculer jusqu’à la cloison, derrière les vêtements suspendus et les nombreuses paires de chaussures qui lui offrent une cache sécurisante. Le bruit d’un robinet qui coule lui parvient durant un bref 91


instant et puis, soudain, les pas reviennent dans la chambre. Sans l’ombre d’une hésitation, ils se dirigent rapidement vers la penderie dont la porte s’ouvre brusquement. Tarek se tasse un peu plus contre le mur derrière lui, tremblant à l’idée qu’un simple geste pour écarter les vêtements suffise à révéler sa présence. Mais la porte se referme comme elle s’est ouverte et les pas se dirigent vers la commode, à quelques mètres. Un tiroir s’ouvre et Tarek ose jeter un oeil. Il reconnaît immédiatement le groom qui fouille frénétiquement des deux mains dans le tiroir. Il avait déjà remarqué son caractère borné mais en plus visiblement, il semble avoir des manières peu orthodoxes. Il extirpe un à un les sous-vêtements de Mathilde qu’il semble regarder avec avidité. Il les passe sur son visage, les renifle bruyamment, avant d’en fourrer un bon nombre dans la poche de sa veste. Tarek sait maintenant où sont passées les slips kangourou qui ont disparu de ses affaires. Décidément, cet homme a des mœurs pour le moins étranges. Il pourrait fort bien être l’assassin. En effet, bien qu’il n’ait pas de mobile apparent, il semble circuler à sa guise dans n’importe quelle pièce, connaît parfaitement les lieux et ne semble pas s’embarrasser avec les scrupules. Au cœur de sa réflexion, Tarek lâche un profond soupir, suivi de peu par un souffle plus sonore, venu d’un endroit qu’il n’est pas nécessaire de nommer, mais qui visiblement a bien du mal à tolérer les suppositoires du docteur Trendel. Tout le temps que le groom est resté dans la chambre, Céliane a tremblé pour Tarek, priant pour que celui-ci ait eu le temps de trouver un endroit pour se cacher. Elle s’attendait à tout moment à entendre des bruits de lutte et

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s’est tenue prête à appeler quelqu'un. C’est donc avec soulagement qu’elle voit l’homme quitter la chambre. L'air de rien, elle fredonne avec insouciance son petit air et lui adresse un sourire charmeur. Cet individu est un brin inquiétant et elle est heureuse qu’il n’ait pas découvert son ami. Tarek tarde à sortir et, en faisant les cent pas dans le couloir, elle trébuche sur l'épais tapis, se cogne brutalement la tête contre quelque chose qui vient de s’ouvrir devant elle. Elle se retrouve à quatre pattes et prend le temps de s’asseoir, de masser sa tempe douloureuse en secouant la main dont un ongle est à moitié arraché. Enfin, elle se redresse. Elle comprend qu’un des panneaux de bois est en fait une porte, sans poignée. L’ouverture fait moins de deux mètres de long. En se penchant pour regarder ce qui se trouve derrière, Céliane découvre un monte-charge. Il s’active manuellement, à l’aide d’un câble coulissant sur une poulie. Le câble est parfaitement huilé et le mécanisme semble être bien entretenu. Elle n’a pas le temps de pousser plus avant son observation, car la voix de Tarek lui parvient de l’autre bout du couloir. - Eh bien, tu comptes me jouer un mauvais tour en te tapissant à quatre pattes dans la pénombre ? - Viens voir ! Tarek s’approche. Il tape du pied contre un objet qui glisse sur le tapis, se baisse pour le ramasser et s’exclame : - Tiens donc ! Voici quelque chose que j'ai déjà vu ! Clarys et Laurelie Brunet terminent leur lecture en même temps. Leurs yeux se croisent un instant. Ils expriment la peur. Elles n’ont pas besoin de parler pour savoir ce qu’elles

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ressentent. Elles ne sont pas jumelles mais, depuis le temps qu’elles vivent ensemble, elles n’ont pas de secret l’une pour l’autre. Laurelie est l’aînée. Elle a deux ans de plus que sa sœur dont elle s’est toujours sentie responsable. Aussi, comme cette dernière se met à pleurer, elle lui entoure affectueusement les épaules. - Ce n’est rien, petite sœur, nous allons surmonter cette épreuve comme nous l’avons toujours fait. Clarys se laisse aller dans les bras de sa sœur. Elle sanglote encore un moment avant de demander dans un borborygme entrecoupé de reniflements irréguliers : - Est-ce qu’on sortira un jour de cette histoire ? Pourquoi faut-il qu’il nous poursuive jusqu’ici ? - Tu as raison. Il est temps d’en finir. Laurelie quitte le lit sur lequel sa sœur est encore assise. Elle relit une dernière fois le message qu’elle ne s’attendait pas à recevoir ici, avant de le jeter machinalement sur la commode. Puis elle se dirige vers la fenêtre et regarde la mer qui s’étend à l’infini jusqu’au ciel. Quelques cumulus moutonnent çà et là, masquant le soleil qui cependant laisse échapper de temps à autre des cheveux d’anges par la treille des nuages. Elle pense à Lysandre. Depuis le drame, elle n’a sans doute pas passé une seule journée sans que l’image de son frère ne lui vienne à l’esprit. Lysandre, qu’as-tu fait ? Des larmes lui brouillent la vue. Le chagrin ne la quittera jamais, elle en est certaine, mais pour l’instant, c’est la rage qui lui fait serrer les poings. Comme si cette histoire n’était pas suffisamment affligeante, pense-t-elle avec amertume. Il faut encore que « l’Autre » vienne remuer la boue au fond du lac de son affliction. Enfin, elle va voir son visage. Depuis toutes ces années qu’il les harcèle, elle et sa sœur, elle va pouvoir mettre un nom sur l’auteur des lettres 94


qu’elles reçoivent régulièrement. Il a pour habitude de signer d’une croix. Pas un X, comme font les illettrés. Non, il a toujours pris le temps de dessiner, noir sur blanc, une croix catholique. Comme celles qu’on met dans les cimetières. Pareille à celle qui est plantée sur la tombe de son frère. Cette fois-ci, il a omis de parapher son message. Ce dernier d’ailleurs diffère des autres, par la concision de son contenu tout d’abord et par le ton qui se veut ordinaire, presque poli. Laurelie trouve ce changement pour le moins étrange. En comparaison des lettres qu’elles reçoivent chez elles, truffées de propos injurieux, celle-ci détonne curieusement. « L'Autre », comme elles l’appellent toujours, serait-il en train de changer de méthode ? S’il souhaite les rencontrer, c’est sûrement pour leur demander de l’argent. Est-ce pour cette raison qu’il modère ses propos ? Mais, enfin, pourquoi avoir attendu si longtemps ? Il y a quelque chose qui lui échappe et elle est impatiente de comprendre. Dire qu’il va falloir attendre encore jusqu’au soir. La journée risque d’être longue. Comme Clarys recommence à pleurer, Laurelie sent la haine lui broyer les entrailles. Elle retourne vers le lit, saisissant au vol son sac à main accroché par la lanière sur une chaise. Elle fait coulisser la fermeture et glisse une main à l’intérieur, tandis que de l’autre elle caresse doucement le dos de sa sœur. Dans le sac, les doigts se crispent sur la crosse du revolver. Le contact du métal sur sa paume apaise un peu la tension qui contracte ses muscles. - Ne pleure plus, petite sœur, ce soir, tout sera terminé. - Comment vous sentez-vous désormais ? La chaise sur laquelle le docteur Trendel est assis est

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éloignée du bureau. Il croise les jambes et son pantalon remonte sur ses mollets. Tarek remarque que ses chaussettes sont dépareillées. L’une est noire et l’autre bleu foncé. Cela ne saute pas aux yeux mais, depuis quelques jours, Tarek a aiguisé son sens de l’observation. Il comprend que le médecin doit être surmené et qu’il a sans doute autre chose en tête que la couleur des chaussettes qu’il met en s’habillant le matin. - Êtes-vous fatigué ? Tarek hésite à lui parler de son léger malaise matinal mais, comme il ne va pas plus mal, il préfère n’en rien dire. - Je me sens comme un homme en vacances, qui s’éclate avec insouciance tandis que quatre personnes ont été tuées et que l’assassin se promène librement, répond-il avec acrimonie. - Bien sûr, je comprends votre inquiétude, mais nous en sommes tous là malheureusement. Si je vous ai fait venir, c’est pour m’assurer que le Hénaf 123 se tient tranquille dans votre corps. Tarek ne répond pas. Il s’exécute lorsqu’il le fait s’allonger sur la table pour l’ausculter. Quand il lui demande s’il a des nouvelles du laboratoire censé analyser les échantillons sanguins qui lui ont été prélevés trois jours plus tôt, la réponse est négative. Ce genre d’examen prend du temps. - Mais, combien de temps allons-nous devoir rester encore retenus ici, coupés du monde extérieur ? - Eh bien, pour tout vous dire, je l’ignore. Seules désormais les autorités sanitaires sont en mesure de lever la quarantaine. Cela ne dépend pas de moi. Bien, je ne vois rien d’anormal. Tarek se rhabille, en proie au désespoir. Comment supporter cet endroit un jour de plus ? Sa petite enquête a beau le 96


distraire, il aimerait tout de même bien revoir un jour Youcef, ses amis et sa famille. Avec un pincement au cœur, il prend brusquement conscience que, plus il restera dans cet endroit maudit et plus les chances d’en ressortir vivant s’amenuisent. Pour la première fois depuis le début de cette sinistre affaire, il commence à envisager de quitter les lieux sans qu’on ne l’y ait autorisé. C’est à cela qu’il pense lorsqu’il croise Emma dans le hall. Les traits de son visage sont tendus, son regard inexpressif mais, quand elle le voit, elle lui adresse néanmoins un sourire amical. C’est la première fois qu’elle lui sourit depuis plusieurs jours et il succombe immédiatement. Pourquoi cette femme lui fait-elle un tel effet ? Il la trouve si charmante qu’il serait incapable de lui refuser quoi que ce soit, pour peu qu’elle le lui demande en retroussant sa lèvre supérieure ou en dégainant la fameuse brosse à cheveux. Cependant, le fait que cette brosse se trouve en ce moment même dans sa poche lui rappelle que la créature n'est peutêtre pas celle qu'il imagine. Que pouvait donc faire cet objet au fond du couloir, juste devant la porte cachée du montecharge que Céliane a découvert par hasard ? La chambre d'Emma se trouve en effet à l'opposé, de l'autre côté de l'escalier qui sépare le corridor en deux. Le doute s'installe dans l'esprit de Tarek qui n’a pas oublié les événements qui ont eu lieu dans l’établissement qu’elle dirige. Cependant, il se refuse tout net à la considérer comme dangereuse. Aussi, lorsqu’elle lui propose de faire quelques pas avec elle à l’extérieur, il s’empresse de monter chercher un manteau dans sa chambre. Emma l’attend devant la porte dont les battants s’ouvrent

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automatiquement pour les laisser passer. À ce moment, sans savoir pourquoi, Tarek croise alors le regard du groom posé sur lui. Il a surgi brusquement de derrière les palmiers sous la verrière et disparaît furtivement comme il est apparu. Tarek commence à trouver ce garçon de plus en plus désagréable. Il n’a donc rien d’autre à faire qu’espionner les gens et fouiller dans les tiroirs ? - Eh bien, nous sommes sous bonne garde, fait Emma en désignant le cordon de policiers qui se déroule à environ deux cents mètres sur la route de Kerguano. Le dispositif sanitaire est important. Des véhicules de police sont stationnés partout autour du centre et des hommes circulent de l'un à l'autre en permanence. Sont-ils là pour empêcher un éventuel intrus de pénétrer l'enceinte du bâtiment ou, plus probablement, pour veiller à ce que nul ne sorte de l'établissement ? Tarek a brusquement le désagréable sentiment que c'est la seconde hypothèse qui est la bonne. Toute tentative d'évasion est donc vouée à l'échec. Avec un pincement au cœur, il réalise qu'il risque de mourir là, peut-être dans les heures qui viennent. S'il a de la chance, il survivra quelques jours. Il aimerait bien pouvoir compter sur la police pour arrêter le meurtrier avant qu'il ait le temps de terminer son œuvre diabolique. Laverge et son acolyte sont malheureusement deux parfaits abrutis, des incompétents qui ne seraient pas même capables de résoudre une énigme du Cluedo ! pense-t-il. « Si tu veux t'en sortir, mon vieux, c'est à toi d'élucider cette affaire ! » Fort de cette évidence, il décide de régler un détail qui le préoccupe : - Dites-moi, demande-t-il à Emma, vous n'auriez pas par 98


hasard perdu quelque chose récemment ? Sans hésitation aucune, celle-ci répond : - Oh ! Vous avez retrouvé ma brosse à cheveux ? Tarek est surpris. Il ne s'attendait pas à une réponse aussi spontanée. Il sort donc l'objet de sa poche et le tend à Emma qui ne cache pas sa joie. - Cette brosse n'a pas une grande valeur, explique-t-elle, mais elle me vient de ma mère qui me l'a donnée sur son lit de mort. - Bien sûr, je comprends. Votre maman avait de beaux cheveux comme les vôtres ? - Oui, enfin, non. Elle était atteinte d'un cancer et suivait une chimiothérapie. Elle était chauve. Tarek se demande bien ce qu'une femme souffrant de calvitie pouvait faire avec une brosse à cheveux. Il est néanmoins sensible au regard attendri d'Emma qui fait preuve d'un touchant sentimentalisme. Lui-même ne se sépare jamais de son plumeau. - En fait, cette brosse a coiffé Lady Mary tout au long de sa trop courte vie. C'est à présent une ombre de souffrance qui assombrit ses beaux yeux. Tarek se sent mal à l'aise. Il ignore qui était Lady Mary mais devine qu'elle devait être très proche de son interlocutrice. Il fait un pas en avant et pose une main sur le bras de cette femme qui lui renvoie un sourire triste. - Et qui était Lady Mary ? interroge Tarek d'une voix pleine de douceur. - C'était l'être le plus extraordinaire qu’il m'a jamais été permis de rencontrer. Elle était si douce, tellement sensible que ce fut insupportable de l'entendre gémir durant des jours avant que la maladie l'emporte. Tarek sent l'émotion lui monter à la gorge. Il ne lui en 99


faudrait pas beaucoup plus pour qu'il se mette à se pincer la lèvre pour éviter une larme. Emma marche à côté de lui en baissant la tête. Sans réfléchir, il la retient par l'épaule et la prend dans ses bras. - Si vous l'aviez vue, avec ses petites oreilles pointues et son long pelage, poursuit Emma en reniflant contre son épaule. - Mais, de qui parlez-vous donc ? - Mais de Lady Mary, la petite chienne Yorkshire de ma mère. Elle était si belle ! - De quoi est-elle morte ? demande Tarek non sans surprise. - D'un cancer, comme ma mère, un cancer des os qui l'a atrocement fait souffrir. - Et...Votre maman ? - Oh ! Pour elle, ce fut autre chose. Les cellules cancéreuses se sont développées sur la langue. Cela n'a rien d'étonnant en vérité. Elle a passé sa vie à raconter des horreurs sur son entourage. Une vraie langue de vipère ! C'est son propre venin qui l'a empoisonnée, cela ne fait aucun doute ! Elle a été emportée en quelques heures. - C'est triste, ose Tarek qui ne sait que répondre. - Oui, elle aurait mérité de souffrir plus longtemps, j'en conviens. Mais c'est ainsi, que voulez-vous ! - Pour en revenir à cette fameuse brosse, avez-vous souvenir de l'avoir perdue ? Emma réfléchit quelques secondes avant de répondre être certaine d'avoir laissé l'objet en question dans sa chambre la veille. - Je me suis aperçue que je ne l'avais pas sur moi au cours de la matinée et je suis immédiatement montée à l'étage. Mais elle n'était plus dans la salle de bain. Elle avait alors, par acquit de conscience, fouillé les poches des vêtements dans le dressing et cherché un peu partout 100


jusque sous le lit sans la retrouver. - J'avoue que cette disparition m'a perturbée. Cette brosse, vous l'avez compris, a pour moi une grande valeur sentimentale. Mais, où l'avez-vous donc trouvée ? Tarek hésite à le lui dire. Si l'attachement porté à cette brosse ne fait aucun doute, il est toutefois moins sûr qu'elle lui dise la vérité en affirmant ne pas savoir où elle l'avait égarée. Elle peut très bien, en effet, lui mentir à ce sujet mais il décide que, s'il veut en avoir le cœur net, le mieux est sans doute de lui révéler ce qu'il sait. Non sans observer scrupuleusement l'expression de son visage, il dit : - C'est par hasard que mon pied a roulé dessus, au fond du couloir, à l'opposé de votre chambre. Nul signe d'inquiétude n'apparaît sur son front. C'est sans ciller qu'elle répond : - C'est étrange, en effet. Je ne vois pas ce que cette brosse pouvait faire là. Il n'y a à cela pour moi qu'une seule explication. - Oui ? - Quelqu'un l'aura volée dans ma chambre et ensuite perdue là où vous l'avez trouvée. - Avez-vous une idée de l'identité du voleur ? - Non, pas précisément, bien sûr. Mais, pour moi, il s'agit forcément de l'un ou l'autre des membres du personnel. Ces deux femmes de ménage si étranges, par exemple, pourraient fort bien s'intéresser à une brosse à cheveux, non ? - Peut-être, répond évasivement Tarek qui pour sa part se fait une tout autre idée du voleur. Si le groom s'intéresse de si près à ses slips, pourquoi ne serait-il pas aussi attiré par d'autres objets ?

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Chapitre 7

Laurelie Brunet se lève sans bruit. Elle n'allume pas afin de ne pas réveiller sa sœur qui visiblement dort profondément. S'il y a une chose surtout qu'elle tient à éviter, c'est de faire du bruit. Elle éprouve bien quelques remords à l'idée de trahir sa sœur, mais elle n'a de toute façon pas l'intention de lui faire courir le moindre risque. Bien qu'elle lui ait promis de la réveiller à minuit, elle a toujours su qu'elle ne le ferait pas. C'est elle l'aînée, c'est à elle d'agir. Elle se sent responsable de la sécurité de Clarys et trouve inutile de l'exposer alors qu'elle peut régler elle même cette affaire. En fouillant machinalement dans son sac, elle sent le revolver et serre ses doigts sur la crosse. Il est vrai qu'avec ça les risques sont minimes, pense-t-elle en souriant. Le fait qu'elle ignore où se trouve exactement la cave n'est pas pour la rassurer. En même temps, elle lui est reconnaissante d'avoir choisi un lieu discret. Cela lui permettra de supprimer ce salopard sans que personne ne s'en aperçoive. L'arme a beau être équipée d'un silencieux, elle n'est pas certaine que tuer un homme se fasse sans bruit. À l'évocation de ce qui l'attend, sa main se met à trembler sur la crosse de

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l'arme, qu'elle sort brusquement de son sac. Elle simule dans le noir le geste qu'elle devra faire dans quelques minutes. PFUIT ! Elle imagine le sifflement de la balle dans le canon, atténué par le silencieux. Elle se le représente grâce aux séries télévisées qu'elle regarde de temps en temps. Finalement, cela devrait bien se passer. « L'Autre » ne s'attend sûrement pas à ce qu'elle soit armée. Il risque d'être surpris ! Il va comprendre à ses dépens qu'on ne joue pas avec les nerfs de Laurelie Brunet ! Comme elle remet le revolver dans son sac, celui-ci lui échappe des mains et tombe par terre avec un bruit sourd. Il n'en faut pas plus à Clarys, qui a le sommeil léger, pour se dresser d'un bond sur son lit et allumer la lampe de chevet. - Que se passe-t-il ? demande-t-elle en bâillant. - Ce n'est rien, tente de la rassurer sa sœur en se baissant pour ramasser l'arme qu'elle tente de remettre discrètement dans son sac. Mais c'est sans compter sur la curiosité de Clarys qui s'exclame : - Mon Dieu ! Qu'est-ce que c'est que ça ? Laurelie comprend qu'il est inutile de louvoyer en inventant une histoire invraisemblable. En regardant brièvement sa montre, elle constate que l'heure du rendez-vous dans la cave est déjà passée. Il n'y a plus de temps à perdre. Elle décide donc d'informer Clarys de ses intentions tout en essayant de la convaincre de renoncer à l'accompagner. Comme elle s'y attendait, c'est peine perdue. Quelques instants plus tard, elles quittent leur chambre et descendent discrètement au rez-de-chaussée.

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Au moment où les sœurs Brunet s'engagent dans l'escalier, Tarek et Céliane se dirigent rapidement vers le fond du corridor et s'arrêtent devant le panneau de bois masquant la porte du monte-charge. Tarek essaie de l'ouvrir en glissant ses doigts derrière une moulure mais n'y parvient pas. C'est donc Céliane qui prend la relève et qui, après plusieurs tentatives, arrive à déclencher le système de fermeture. - Eh bien ! C'est plus facile à ouvrir par hasard ! souffle-telle. Tarek dirige le faisceau de sa lampe de poche vers la cabine, qui s'avère être suffisamment grande pour qu'une personne puisse y tenir assise. L'étrange posture dans laquelle se trouvait le corps de Mathilda, recroquevillé dans l'armoirelit, ne l'étonne plus. Il est évident que c'est là-dedans que le meurtrier l'avait fourré avant de le transporter, de nuit certainement, jusqu'à la salle du restaurant. Tarek ignore jusqu'où descend le monte-charge mais suppose qu'il s'arrête forcément quelque part près des cuisines, qui ne sont pas très éloignées de ladite salle. Lorsqu'il est installé, assis sur le plancher et le menton posé sur ses genoux repliés, il fait signe à Céliane d'actionner la manivelle qui commande le câble. La cabine descend alors doucement. Les poulies tournent sans émettre le moindre bruit. L'appareil est donc soigneusement entretenu et quelqu'un s'en est servi pour camoufler un cadavre. Encore une fois Tarek éprouve la certitude que l'assassin connaît parfaitement la maison. Il n'a pas le temps d'approfondir ses réflexions car à la lumière de sa lampe, qu'il dirige contre la paroi qui défile devant ses yeux, il vient de remarquer un renfoncement. Il siffle deux fois pour prévenir Céliane de stopper la cabine. Tarek comprend immédiatement qu'il se trouve sur une sorte 104


de petit palier, semblable à celui qui se trouve à l'étage audessus. Il commence alors à pousser de toutes ses forces et manque de s'affaler lorsque le panneau de bois cède. Enfin, il peut laisser ses jambes se déplier et se mettre debout Il siffle une fois, attend un moment et se met à son tour à manœuvrer la manivelle. Quelques minutes plus tard, Céliane se tient à côté de lui. - Nous sommes dans une pièce attenante aux cuisines, explique-t-il. Il n'y a là rien d'intéressant. En revanche, le monte-charge peut descendre plus bas. - J'y vais la première, annonce immédiatement Céliane. Tarek n'a pas le temps de protester que déjà son amie est assise dans la cabine. Il active donc la manivelle jusqu'au moment où deux sifflements lui parviennent. Quand la cabine arrive à sa hauteur, il s'y installe et se laisse guider avec impatience. Laurelie Brunet pousse la porte de la cuisine. Elle se maudit de ne pas avoir avec elle une lampe de poche et se demande comment elle va dénicher la porte de la cave avec pour seul éclairage la faible luminosité dispensée par la veilleuse. Clarys semble, quant à elle, ne pas s'en soucier le moins du monde. Elle suit sa sœur aveuglément. Et quand bien même celle-ci s'apprête-t-elle à commettre un homicide, qui pourrait les conduire toutes deux en prison, elle est pleinement confiante. Elle suivrait Laurelie jusqu'en enfer, si cette dernière décidait d'aller faire avaler son bulletin de naissance à Lucifer en personne. Clarys observe sa sœur qui ouvre une porte pour aussitôt la refermer. Elle en essaie une seconde, sans plus de succès, avant enfin de trouver la bonne et de lui faire signe de la

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suivre. Les deux femmes se retrouvent devant un escalier mais l'obscurité est telle qu'il leur est impossible de descendre sans faire appel à l'interrupteur. Une ampoule nue et blafarde éclaire alors les marches de béton et elles entament une descente prudente en s'appuyant les mains contre les murs humides. Enfin, une porte en fer blanc et parsemée de points de rouille leur barre le passage. Elle est fermée et aucune lumière ne filtre par l'interstice entre le sol et le bas du battant. Laurelie n'aime pas cela. Elle ne sait pas bien à quoi elle s'attendait mais elle comprend que lorsqu'elle va ouvrir, elles seront, sa sœur et elle-même, exposées à un éventuel individu embusqué de l'autre côté. Après avoir pesé le pour et le contre, elle se dit qu'elle ne risque toutefois pas grand-chose en frappant contre le battant afin de signaler sa présence. Elle n'obtient malheureusement aucune réponse et réitère son geste plusieurs fois avant d'abandonner. Si ce salopard est à l'intérieur, pense-t-elle avec fureur, il doit s'amuser à la faire attendre. En posant une main sur l'arme dans son sac, elle se jure de lui trouer la peau sitôt qu'il se présentera devant elle. Elle attend quelques secondes, indécise. Puis elle décide finalement de tenter le tout pour le tout. Avec un geste autoritaire de la main, elle fait signe à Clarys de s'écarter, de façon à ce qu'elle ne se trouve pas face à la porte. Puis, comme dans une série B, elle tourne la poignée, donne un grand coup de pied dans le battant, en même temps qu'elle sort le revolver de son sac et se jette sur le côté pour éviter un éventuel projectile. Mais c'est seulement le claquement de la porte contre le mur qui la fait sursauter. Après avoir attendu quelques secondes, elle risque un œil prudent dans la pièce ouverte en penchant la tête sur le côté. Le haut de son 106


corps suit puis elle se décide enfin à actionner l'interrupteur. Elle n'en reste pas moins sur ses gardes en balayant la cave du regard. Des bouteilles sont alignées sur des étagères poussiéreuses. Une vieille armoire est calée contre un mur et quelques caisses de vin jonchent le sol. Une petite table ainsi que des chaises cassées sont empilées au milieu. À part ça, la pièce est vide. Puis, en avançant de quelques pas, elle remarque que la pièce forme un L et qu'elle se prolonge par un long couloir bordé de rangées de bouteilles superposées. Contre le mur du fond, plusieurs barriques usagées sont empilées. En revenant sur ses pas, Laurelie respire profondément. Elle ne risque désormais plus de se faire surprendre. Elle range le revolver dans son sac et appelle sa sœur. Comme celle-ci ne répond pas, elle répète son nom encore une fois. Un bruit derrière la porte la met en alerte. On dirait un gémissement. Laurelie replonge la main dans son sac mais elle n'a pas le temps d'en extirper son arme que Clarys apparaît dans l'encadrement de la porte. Elle avance bizarrement et il lui faut un certain temps pour comprendre qu'une main lui bâillonne la bouche et qu'un homme se tient derrière elle. - Vous ? s'exclame-t-elle. Pour toute réponse, il lui adresse un sourire narquois et lui fait signe de reculer. Laurelie hésite à dégainer le revolver mais elle prend brusquement conscience que « l'Autre » tient un couteau dans son autre main et qu'il en appuie fortement la lame contre le cou de Clarys. Cet homme n'a aucune raison de savoir qu'elle est armée. Il vaut mieux certainement qu'elle se plie à sa volonté et qu'elle utilise le revolver à un moment plus opportun. En se maudissant pour avoir imprudemment négligé de 107


surveiller ses arrières, elle recule vers le fond de la cave. « L'Autre » referme la porte et tourne une clé sans toutefois la retirer de la serrure. - Alors, mesdames, êtes-vous heureuses de vous retrouver comme cela, seules avec moi, dans une cave au beau milieu de la nuit ? Laurelie ouvre des yeux ronds : - Mais, vous n'êtes pas... - Eh non ! Cela vous étonne ? Vous voyez, je suis un homme charmant, n'est-ce pas ? Je crois que vous allez apprécier ma compagnie. Cela disant, il passe une main sous la robe de Clarys qui pousse un cri de surprise. - Attention, ma jolie ! Il va falloir être coopérative, sinon, je pourrais me fâcher, dit-il en tirant violemment en arrière les cheveux de sa malheureuse victime qui aussitôt fond en larmes. Laurelie sent une onde de haine qui ondule dans son ventre. Ainsi, elle a en face d'elle le salopard qui lui empoisonne l'existence depuis si longtemps. Et, comme si cela ne suffisait pas, il faut encore qu'il maltraite sa sœur devant ses yeux ! Elle va le tuer, elle se le jure ! Dès qu'il relâche son attention, elle lui vide son chargeur dans le corps ! Elle feint cependant de jouer son jeu, espérant ainsi l'amadouer : - Que voulez-vous ? De l'argent ? On peut s'arranger. Mais, je vous en prie, laissez Clarys tranquille ! - Ah ! Ah ! Ah ! Mais je n'ai que faire de ton fric, ma jolie. C'est d'autre chose dont j'ai envie. Pourquoi crois-tu donc que je t'ai fait venir dans un endroit comme celui-ci ? N'estce pas romantique ? Nous allons pouvoir nous offrir du bon 108


temps sans déranger personne. D'un geste brusque, il déchire la robe de Clarys et la jette sur le sol. Puis il fait sauter la bretelle du soutien gorge avec la lame du couteau. La fièvre brille dans ses yeux. Un rictus malsain lui tord la bouche et quand il découpe la culotte de sa sœur, Laurelie intervient. Sans réfléchir, elle sort l'arme de son sac : - Arrête ! Porc immonde ! Tarek se redresse tout juste lorsqu'il entend un cri. Il ne sait pas bien où ils se trouvent mais comme Céliane se met accroupie en l'enjoignant à en faire autant, il s'exécute sans protester. Il comprend alors qu'ils sont cachés derrière une rangée de barriques poussiéreuses. Tarek devine que le dernier palier les a conduits tout droit à la cave. En revanche, il ne comprend pas bien pourquoi la lumière est allumée et, surtout, à qui appartiennent les voix. Le cri provenait d'une femme, cela ne fait aucun doute. L'architecture coudée de la pièce l'empêche de discerner clairement les propos que tient la voix de l'homme. Car il y a un homme, c'est certain. D'ailleurs, il a l'impression de connaître cette voix mais il y a quelque chose qui ne colle pas. Ou, plutôt, il manque quelque chose qu'il n'arrive pas à définir. Il n'a toutefois pas le temps de spéculer plus longtemps car une autre voix, féminine celle-ci, résonne comme un glas sur la campagne ensommeillée. - Arrête ! Porc immonde ! Il y a ensuite un bruit de lutte. Un objet est renversé et deux sifflements consécutifs se font entendre. C'est ensuite un choc sourd, comme si quelque chose s'effondrait sur un objet quelconque. Des pas précipités résonnent brièvement et le

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silence revient. Un silence total. Un silence de mort. Tarek reste longtemps sans bouger. Il ne sait pas si c'est la peur qui le tétanise ou si c'est un mauvais pressentiment. Pourtant, lorsque Céliane se redresse et se glisse de l'autre côté des barriques, il se faufile derrière elle. Les deux amis parcourent prudemment la distance qui les sépare de l'angle de la pièce en se tenant le plus près possible l'un de l'autre. En arrivant à la dernière rangée de bouteilles, Céliane fait alors un bond en arrière et quand Tarek regarde son visage décomposé, il comprend qu'il y a un problème. Il avance à son tour, sans chercher toutefois à se dissimuler. Il sait que c'est inutile, que le danger désormais est nul. Lorsqu'il voit les deux corps des sœurs Brunet affalés sur le sol, il n'est pas étonné. - Nous ne pouvons rien pour elles, ma pauvre Céliane. Il les a tuées avec une arme à feu. - Mais qui est-il ? - J'aimerais bien le savoir. Malheureusement, nous sommes arrivés trop tard ! Tarek fait le tour de la pièce et s'arrête devant la porte. Il tourne deux fois la clé et tire le battant. L'escalier est allumé. Il monte jusqu'aux cuisines mais celles-ci sont désertes. Tarek redescend et s'adresse à Céliane : - Je ne comprends pas comment l'assassin a pu s'enfuir. La porte étant fermée de l'intérieur, il devrait se trouver encore dans cette pièce or il n'y est pas. Les deux alliés se tournent alors en même temps vers l'armoire adossée contre un mur. En se saisissant au passage d'une vieille chaise Tarek s'approche du meuble en faisant signe à Céliane d'ouvrir. Celle-ci hésite un instant pour 110


finalement tirer d'un seul coup sur la poignée. Tarek lève la chaise au-dessus de sa tête, prêt à l'abattre sur le crâne du meurtrier mais après quelques secondes, il la pose en haussant les sourcils. L'armoire est vide ! L'assassin a bien quitté la pièce. De quelle façon ? Tarek aimerait le savoir ! Force est de constater qu'il s'est bel et bien envolé. - Bon ! fait alors Céliane, voici qu'on a désormais à faire à un fantôme ou autre ectoplasme qui peut à sa guise passer à travers les murs. Voilà qui est plutôt rassurant, non ? Tarek hoche la tête. Cette histoire est tout bonnement absurde. - Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? interroge encore Céliane d'une voix inquiète. - Mais, ma chère, comme après chaque meurtre, on file d'ici au plus vite et on fait comme si de rien n’était ! Après tout, deux cadavres de plus ou de moins, au point où nous en sommes !

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Chapitre 8

Comme la veille, Tarek se réveille avec la nausée. En quittant son lit, il est pris de vertige et doit s'asseoir un instant avant de se lever à nouveau. Il ressent aussi une lourdeur à la tête. Ses jambes ont du mal à le porter. Des frissons parcourent son corps et son front est brûlant. Cette fois mon vieux, te voici bien atteint ! se dit-il en se traînant jusqu'à la salle de bain. Il se reproche de ne pas avoir parlé des troubles à Trendel le matin précédent. Il se promet de le consulter au plus vite mais cela ne le rassure pas pour autant. Bien qu'il n'ait pas immédiatement pris les suppositoires qu'il lui avait prescrits, il s'est depuis rattrapé et la boîte est presque vide. La maladie serait-elle en train d'évoluer malgré tout ? En dépit de ses inquiétudes et sa baisse de forme, il parvient tout de même à faire une toilette succincte. Il s'habille puis repousse la commode qu'il glisse désormais systématiquement devant sa porte avant de se coucher. C'est après seulement qu'il trouve le billet sur le sol. Il ressent encore un léger étourdissement en se baissant pour le ramasser. Comme il s'attend à quelques rimes en rapport

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avec le meurtre des sœurs Brunet, il est vivement surpris par ce qu'il lit. Une fermière dans son panier compte les œufs Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit et neuf Un à un elle les pose sur une table. Pour plus de sûreté, elle recompte encore Sans voir alors que l'un roule vers le bord Par terre il éclate, en reste huit alors Tarek ne comprend pas. Il y avait deux cadavres dans la cave. Il n'a tout de même pas la berlue ! Dans ce cas, le meurtrier devrait éliminer deux œufs de son maudit panier. Se serait-il trompé ? Cela semble peu probable. Son petit scénario, jusqu'à présent, paraît trop bien programmé pour qu'il n'ait pas accompagné son dernier méfait du poème adéquat. En y pensant bien toutefois, Tarek se dit que la mort des sœurs Brunet ressemblait plus à une improvisation qu'à un meurtre longuement prémédité. Certes, de l'endroit où lui-même et Céliane étaient cachés, ils n'ont pas pu voir ce qui réellement s'est passé la nuit précédente. Toutefois, il est évident que les éclats de voix, les cris qu'ils ont entendus et puis les bruits de lutte qui ont suivi, prouvent que l'assassin ne contrôlait pas la situation. Il est évident que les sœurs Brunet se sont défendues. L'homme a-t-il commis une imprudence en attirant deux personnes en même temps dans la cave ? D'ailleurs, cela ne lui ressemble pas. Jusqu'à présent, il s'était contenté de tuer ses victimes une par une. A-t-il décidé de passer à la vitesse supérieure ? Cette question n'est pas pour plaire à Tarek qui

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voit d'un coup son espérance de vie, déjà bien précaire, d'un seul coup se réduire comme peau de chagrin. Mais il se rassure en se disant que cela ne colle pas. Les vers sur le billet n'étant pas en adéquation avec le nombre de meurtres, cela signifie forcément que le meurtrier avait prévu de n'éliminer qu’une seule personne. Si la raison pour laquelle il y a deux cadavres dans la cave ne paraît pas évidente, elle s'expliquera certainement le moment venu. Sûr de cette conclusion pour le moins hâtive, il se décide à quitter la chambre. Il est déjà neuf heures et comme rien ne semble bouger au rez-de-chaussée, il suppose que les corps des deux sœurs n'ont pas encore été découverts. Avant de descendre, il va jusqu'à la chambre de Céliane pour voir si celle-ci s'y trouve encore. Il s'apprête à frapper à la porte quand, de l'autre côté, son amie se met à hurler. Tarek prend son élan et se jette contre le battant. Une vive douleur se répand dans son épaule mais la porte ne bouge pas. Cependant, Tarek ne s'avoue pas vaincu. Il recule de quelques pas et vient frapper encore une fois sans plus de résultat. Dépité, il se masse l'omoplate avant de reculer le plus loin possible. Puis il donne à son corps une vive impulsion et fonce droit devant. Au lieu de frapper violemment le bois de la porte comme les fois précédentes, il vient heurter une surface molle et mobile. Il entend un cri de stupeur et roule sur le sol, entraînant Céliane dans sa chute. À moitié estourbi, Tarek se masse la nuque. Son épaule lui fait un mal de chien mais il arrive tout de même à se relever. Céliane met quelque temps à réagir. Quand elle comprend que son ami a essayé d'enfoncer la porte de sa chambre, elle s'indigne : - Eh bien, en voici des façons de frapper aux portes ! - Je suis désolé. Je t'ai entendu hurler et j'ai cru que... Enfin, 114


avec tout ce qu'il se passe, tu comprends ? Céliane acquiesce d'un signe de tête. Évidemment, Tarek ne pouvait pas prévoir qu'elle allait brusquement ouvrir la porte. Ils auraient tous deux pu se faire très mal ! - Mais qu'est-ce qui t'a pris, de crier comme un cochon qu'on égorge ? Soudain le visage de Céliane se rembrunit. Elle prend la main de son ami et l'entraîne jusqu'à la fenêtre. - Regarde ! dit-elle seulement. Tarek se perd un instant dans la contemplation de l'océan, gris, agité, comme le ciel qui semble vouloir se diluer dans la mer. - Eh bien ? interroge-t-il. Je ne vois qu'un petit matin pluvieux sur une mer agitée. Il va y avoir une tempête peutêtre et alors ? Ce n'est pas une raison pour s'égosiller comme une oie affolée. - Regarde sous la fenêtre, le parking sur ta droite, pas le paysage ! Tarek baisse les yeux. Il voit immédiatement le corps inerte, les bras en croix et les jambes curieusement repliées. Il reconnaît dans cette poupée de chiffons Marthe Boivin, la vieille dame un peu sénile. Laverge ne décolère pas. Comme si cette histoire de meurtres qu'il n'arrive pas à résoudre ne suffisait pas, voici que désormais on vient lui annoncer qu'une vieille folle de quatre vingt-ans s'est défenestrée ! - Elle n'était peut-être pas très heureuse, tente Niboule avec compassion. - Peu importe, ce n'est pas un âge pour se suicider ! Elle aurait tout aussi bien pu faire un arrêt cardiaque en se jetant

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ainsi d'une fenêtre. Niboule ne voit pas en quoi cela aurait changé quoi que ce soit, mais il se tait. Cette affaire lui déplaît depuis le début et il comprend qu'elle est en train de leur échapper totalement. Pour sa part, il ne croit pas le moins du monde que la vieille dame se soit suicidée. Bien que monsieur Bouzian, leur suspect numéro un, n'ait pas mentionné la découverte d'un quelconque billet annonçant une mort prochaine, c'est lui qui le premier encore a remarqué le cadavre. Bien sûr cela ne prouve pas qu'il soit l'assassin. Cependant il faut tout de même reconnaître que si Marthe Boivin a été défenestrée durant la nuit, ce qui semble probable, il est pour le moins curieux qu'aucun policier composant le cordon de sécurité autour des bâtiments n'ait découvert plus tôt le corps. Il est vrai que le jour se lève tard et, qu'en raison de la pluie, il n'est pas impossible que personne ne se soit aventuré jusqu'au parking avant neuf heures. Cela laisse Niboule dubitatif. Ce monsieur Bouzian, il faut bien le reconnaître, est une charmante personne, mais il a tout de même un don pour se trouver à chaque fois où il ne faut pas ! S'il ne tenait qu'à lui, il l'enfermerait à double tour jusqu'à ce qu'ils puissent quitter cet endroit. Qu'il soit impliqué ou non dans cette série de meurtres lui importe peu. Cela l'empêcherait au moins de fourrer son nez un peu partout comme il semble prendre plaisir à le faire. Malheureusement le lieutenant n'a aucun pouvoir de décision sur le déroulement de l'enquête. Il doit, que ça lui plaise ou non, s'en remettre au jugement de Laverge. Et quand bien même celui-ci paraît de plus en plus confus, il n'a pas d'autre choix qu'obéir à son supérieur. Niboule sait que le capitaine compte toujours sur une indiscrétion de la part d'un individu sans scrupules, motivé par la petite récompense qu'il a promis pour encourager la 116


délation. Si cette méthode est, sur le plan de l'éthique, hautement discutable, Niboule n'y voit cependant rien à redire. Une chose cependant le dérange. C'est que la stratégie de Laverge n'a jusqu'à présent pas porté ses fruits et que lui-même commence à douter de son efficacité. - Ca-ca-pi-pi-pi-taine ! De-deux ca-ca, ca-ca... - Capitaine, oui ! intervient Laverge qui se demande bien ce que lui veut le groom qui vient d'entrer dans son bureau sans même avoir frappé à la porte. - Non ! Ca-ca-cadavres ! Dans la ca-ca, ca-ca - Non mais, quelle cacophonie ! Exprimez-vous clairement, mon vieux ! Le malheureux paraît affolé et plus il s'énerve, moins il parvient à dire ce qui visiblement le terrorise. Enfin, après plusieurs tentatives désespérées, il parvient à se faire entendre : - Dans-dans la ca-cave ! Deux ca-cadavres ! - Vous vous foutez de moi ? L'autre baisse la tête sans répondre. Laverge, pour sa part, n'ose pas y croire. Trois morts en moins d'une demi-heure, cela dépasse ses capacités d'entendement. En revanche, il comprend parfaitement que si le bègue dit vrai, il devra inévitablement en référer au commissaire Pipeau. Cette foisci, il est bon pour aller faire la circulation au « trou du luc » du monde, cela ne fait pas le moindre doute ! S'il veut éviter cela, il lui faut agir rapidement. C'est aujourd'hui même qu'il doit mettre un terme à cette fâcheuse histoire qui n'a que trop duré. Avant le coucher du soleil, il aura son assassin ! - Allez, Niboule ! Allons voir à quoi ressemblent ces deux macchabées !

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Quand le docteur Trendel ouvre la porte du cabinet, Tarek, remarque immédiatement qu'il n'est pas dans son état normal. Il semble avoir pris dix ans depuis la veille et c'est à peine s'il l'écoute lorsqu'il lui décrit son malaise matinal. Ce dernier lui demande tout de même si les symptômes perdurent et l'ausculte donc rapidement avant de conclure : - Je ne comprends pas, je suis désolé. - Mais, il doit bien y avoir quelque chose à faire tout de même ? - Malheureusement, la situation m'échappe ; je crois que tout est perdu. Tarek sent une boule dans son ventre. Sa vue se brouille et des larmes tremblent au coin de ses yeux. Il a cependant la très nette impression que Trendel ne lui prête pas la moindre attention. Il semble perdu dans ses pensées. C'est seulement lorsqu'il croise son regard qu'il reconnaît l'expression douloureuse qu'il y a déjà lue. Ses yeux sont empreints du même désespoir que le fameux jour où il avait rangé la photographie de la jeune femme qu'il avait découverte sur son bureau. Subitement, l'inquiétude qui ronge Tarek fait place à une vive excitation. Une image fugace vient de lui traverser l'esprit et son cerveau est en ébullition. La photographie ! Serait-elle la clé de cette histoire ? Tarek commence à échafauder un scénario qui lui glace le sang mais le médecin reprend la parole en s'excusant de l'avoir effrayé, arguant que toute cette affaire l'épuise et que la fatigue lui fait dire des choses qu'il ne pense pas. Il lui conseille surtout de se reposer. Ils surveilleront bien entendu l'évolution de la maladie avec le plus grand sérieux. En attendant, il lui promet d'en informer sans tarder ses confrères par courriel. Si le docteur Petiot, le grand spécialiste des maladies infectieuses de la clinique Létubard, 118


ne peut lui dire quelle marche il doit suivre, il ne doute pas en revanche des capacités du docteur Vachelier pour l'aider. - En tant que vétérinaire spécialiste des maladies porcines, il pourra forcément me dire ce qui ne va pas dans votre organisme. Peu flatté par ces derniers mots, Tarek quitte Martin Trendel. S'il est quelque peu contrarié, il ne se formalise cependant pas trop, car il a toujours à l'esprit l'idée qui l'a traversé quelques minutes plus tôt. Celle-ci suit son chemin. À force de broder, Tarek commence à y voir plus clair. Bien sûr il reste des zones d'ombre à lever avant qu’il ne puisse enfin éclaircir cette affaire, mais le but est proche. Il lui faut toutefois vérifier quelque chose et il craint de ne malheureusement pas pouvoir le faire avant la nuit. Cette pensée le dépite, car il a conscience que le temps est compté. Il pressent que l'assassin ne fonctionne plus de façon rationnelle et qu'il est désormais capable d'agir sous l'emprise d'une précipitation impulsive. Naturellement, cela n'augure rien de bon. Tarek sait qu'il entame une course contre la montre et que l'enjeu de cette course n'est rien de moins que la vie des chanceux qui, jusqu'à présent, ont échappé à la folie meurtrière d'un psychopathe. Le fait que lui-même fasse partie du lot prend désormais une importance capitale. Si l'assassin décide d'en finir une bonne fois pour toutes, il n'a pas plus de chance d'échapper au massacre que quiconque ! - Je suis malade, lâche Tarek d'une voix frêle. Céliane est assise sur le lit de son ami. Elle le regarde, étonnée : - Ah Bon ? C'est vrai que tu as l'air un peu pâle.

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Franchement, cela n'a rien d'étonnant. Depuis le temps que nous sommes enfermés ici. Moi-même je me sens patraque. Je crois que c'est la même chose pour tout le monde, non ? - Cela n'a rien à voir. Je suis atteint du Hénaf 123, de la fièvre porcine si tu préfères. - Ainsi, c'est toi qui es à l'origine de notre mise en quarantaine ? Eh bien, ça alors ! Comme Tarek semble affecté par sa réflexion, Céliane le prend dans ses bras : - Excuse-moi, je me suis mal exprimée. C'est seulement que je suis surprise. Et puis, avec tous ces meurtres, j'avais fini par oublier que nous étions enfermés dans ce maudit centre pour contrer une épidémie potentielle. Tarek est heureux de pouvoir se confier à quelqu'un. Il est plein de gratitude pour Céliane qui se révèle une véritable amie. Il lui raconte donc dans les détails ses nombreuses visites chez le docteur Trendel et le dernier pronostic qui n'est pas sans lui causer quelque souci. - Bah ! Ne t'en fais pas. Je suis certaine que tu vas t'en sortir. Tu es solide comme un roc. Ce n'est tout de même pas un faible rhume porcin qui va avoir raison d'un homme comme toi ! - Non ! Tu as raison, confirme Tarek. Assez pleurniché. Je te remercie pour ton soutien et puis, nous avons des choses plus urgentes à faire que bavasser à propos d'une maladie qui, si ça se trouve, n'existe que dans les livres. Il décrit alors le déroulement de son dernier entretien avec Trendel et le déclic qui lui a fait prendre conscience de l'importance de la photographie qu'il cache dans le tiroir de son bureau. Céliane, qui pour la première fois entend parler de ce cliché, tend une oreille attentive. Quand Tarek échafaude les grands traits du scénario qu'il brode depuis le 120


matin, elle ouvre des yeux ébahis. - Mais, alors, le meurtrier serait donc... Oh ! Mon Dieu ! - Il y a bien sûr certains points qui restent obscurs mais, dans l'ensemble, tout cela se tient. Je voudrais tout de même vérifier que je ne me trompe pas et pour cela il va nous falloir récupérer un certain document. Céliane n'a pas besoin d'autre explication. Elle a compris de quoi exactement il retourne : - À vos ordres, inspecteur. Je suis bien évidemment de la partie. Ils n'ont pas le temps d'élaborer leur plan que la porte de la chambre s'ouvre brusquement. Laverge entre le premier, Niboule sur les talons. Trois policiers en uniforme les accompagnent. - Dites donc, espèce de mal élevé, s'offusque Tarek en dardant un regard réprobateur sur le capitaine, votre mère ne vous a jamais appris à frapper avant d'entrer chez les gens ? - Taisez-vous ! répond sèchement l'intéressé. Vous, neutralisez-le ! ordonne-t-il aux hommes en uniforme. Attention ! Il est peut-être armé ! C'est ainsi qu'en moins de temps qu'il n’en faut pour le dire, Tarek se retrouve menotté, les bras derrière le dos. À Céliane, qui tente de s'interposer, Laverge recommande vivement de se tenir à l'écart : - Poussez-vous, malheureuse ! Cette personne est un dangereux psychopathe ! Si la situation n'était pas si tendue Tarek se mettrait à rire, mais il doit bien reconnaître que les policiers n'ont pas franchement l'air de plaisanter. Lorsqu'ils se mettent à le fouiller, puis à fourrager dans ses affaires, il se sent toutefois quelque peu soulagé. Il ignore ce qu'ils cherchent mais il a la conscience tranquille. Il n'a en sa possession ni arme ni objet 121


compromettant et il se félicite d'avoir fait disparaître le billet qu'il a trouvé le matin même sous sa porte. Pourtant, au moment où Niboule relève le nez du tiroir dans lequel il range ses sous-vêtements, il lui lance un regard entendu. Il lit sur son visage une certaine satisfaction qui n'augure rien de bon. Celle-ci toutefois n'est en rien comparable à l'explosion de joie que ne peut retenir Laverge lorsqu'il regarde à son tour ce que lui désigne son subordonné. - Nous le tenons ! Ouahouah ! Niboule, mon vieux Niboule, nous le tenons, cette espèce de folle-dingue ! Alors, avec des yeux ronds, Tarek regarde la main du capitaine qui extirpe du tiroir un revolver, qu'il a pris soin au préalable de protéger dans un slip rouge afin de ne pas y laisser ses empreintes. - Emballez-moi ça comme pièce à conviction, fait-il à son lieutenant. Puis il se tourne vers un Tarek consterné, qui se demande comment cette arme a pu arriver jusque dans la commode de sa chambre. Laverge s'apprête à lui parler lorsqu'il s'en prend à Niboule : - C'est le revolver qui m'intéresse, pas le slip, imbécile ! - Je suis désolé, je croyais que ... - Les deux frangines ont bien été refroidies avec une arme à feu, que je sache ! Elles n'ont pas été étranglées avec un porte-jarretelles ! Comme les hommes en uniforme rient de bon cœur, il croit bon d'ajouter : - Si vous continuez comme ça, mon cher Niboule, vous n'allez pas tarder à aller faire la circulation à Trifouilli-lesOies ! L'intéressé ne relève pas la moquerie et se contente de mettre l'arme dans une pochette en plastique. Satisfait de sa 122


prestation, Laverge s'adresse alors à Tarek : - Bien, à nous deux ! On peut dire que vous m'avez donné du fil à retordre. Mais vous n'avez pas eu de chance car c'est Laverge qui était chargé de l'enquête et Laverge arrête toujours le meurtrier ! Il adresse un sourire fat à l'assemblée et poursuit : - Monsieur Bouzian, vous êtes donc à partir de maintenant en état d'arrestation. Si vous ne connaissez pas vos droits, sachez que moi non plus. Il se tait un instant, semblant chercher ses mots. Il est vrai que cela fait tellement longtemps qu'il n'a pas eu l'occasion d'énumérer ses droits à un suspect au cours d'une arrestation qu'il ne sait que dire. - Il ne fait aucun doute que l'arme que nous avons saisie dans votre chambre est celle qui a tiré sur les sœurs Brunet, improvise-t-il. Le service balistique le prouvera dès que nous pourrons sortir d'ici. En attendant, je vous mets aux fers. Que diriez-vous d'un petit séjour sur le lieu même de votre dernier crime, dans la cave ? Tarek a beau protester, il finit par se résigner et se laisse docilement conduire par deux des hommes en uniforme jusqu'à la porte en fer blanc. Les policiers ouvrent et le poussent à l'intérieur. Puis ils lui ôtent les menottes et ferment derrière eux. Tarek entend leurs pas qui résonnent dans l'escalier. La porte de la cuisine claque et le silence enveloppe tout l'espace. Laverge, qui attend ses hommes sous la verrière demande : - Il n'a pas résisté ? Comme ses subordonnés répondent par la négative, il les renvoie à leurs occupations et se dirige vers son local. Il s'installe confortablement derrière son bureau et pose les pieds dessus. Il est heureux que cette affaire soit enfin 123


terminée même s'il ignore tout des motivations du meurtrier. Il a une arme qui à coup sûr a tué deux des victimes de cette trop longue série et cela lui suffit. La suite de l'enquête ne le concerne plus. Le procureur décidera bien ce qu'il voudra. À lui désormais de prendre la relève. Laverge se félicite d'avoir utilisé la vieille méthode de la délation. Certes, le poisson aura mis du temps à mordre à l'appât. Cependant, quand en début d'après-midi il a trouvé une enveloppe sous la porte de son bureau, il a su immédiatement qu'il avait eu raison. Il y a en revanche une chose qu'il ne comprend pas. Le capitaine ouvre le premier tiroir de son bureau et pose devant lui l'enveloppe dont il extirpe une lettre : Monsieur le capitaine, Vous comprendrez sans doute que je préfère garder l'anonymat et que mon nom ne soit pas cité dans cette affaire. Je peux cependant faire progresser l'enquête en vous confiant que monsieur Bouzian est en possession d'une arme à feu. Ne me demandez pas d'où je tiens ce renseignement mais je peux vous certifier qu'il est exact. Je ne saurais donc que vous recommander d'avoir cette personne à l'œil. Il ne fait aucun doute qu'il est dangereux et je vous recommande donc la plus grande prudence. Cordialement. Que la lettre ne soit pas signée ne surprend pas Laverge outre mesure mais que le délateur ne cherche pas à tirer profit de sa coopération en revanche l'étonne. En effet, lorsqu'il a suggéré l'idée de transmettre des informations à la police, il a bien laissé entendre qu'il était prêt à offrir en échange une récompense. Or, son informateur ne semble pas soucieux de monnayer ses révélations. Désir de vengeance personnelle peut-être ? Simple sens du devoir ? Ce serait surprenant. Quoi qu'il en soit, il bénit cet imbécile qui lui a 124


permis d'obtenir ce qu'il souhaitait. Il n'y a plus qu'à attendre que ce foutu virus ne représente plus le moindre danger pour qu'ils puissent quitter cet endroit maudit. En fermant les yeux, Laverge visualise les journalistes qui se presseront devant lui lorsqu'il fera sa première conférence de presse. Il va bien sûr écoper de tous les honneurs et se voit déjà prenant la place du commissaire Pipeau qui part à la retraite à la fin de l'année...

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Chapitre 9

Tarek tourne en rond comme un lion en cage. Cela doit bien faire plusieurs heures qu'il est enfermé dans cette cave humide et froide. Il n'a avec lui ni montre ni téléphone portable et il a fini par perdre totalement la notion du temps. Il a la désagréable impression que Laverge n'est pas pressé de le faire sortir. Au fond, en y pensant bien, il n'a aucune raison de le faire. Que s'était-il imaginé ? Le policier est un parfait abruti qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez. Il est évident qu'il est à ses yeux le coupable idéal et il ne va certainement pas chercher midi à quatorze heures. Tout de même, il aurait pu l'interroger afin de demander quelques explications. Il aurait une fois de plus démontré qu'il n'avait aucun mobile pour tuer les sœurs Brunet, pas plus d'ailleurs que les victimes précédentes. Mais Tarek réalise que Laverge s'en moque complètement, il ne viendra pas. Tarek est dans une position pour le moins inconfortable. Laverge est persuadé que l'arme trouvée dans sa chambre est celle qui a servi dans cette cave. Il ne fait aucun doute que le meurtrier l'aura lui-même dissimulée dans le tiroir de sa commode dans l'intention de lui faire porter le chapeau.

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Comment Laverge a-t-il pu avoir l'intuition qu'en fouillant sa chambre il trouverait le revolver ? Cela ne lui ressemble pas. À cela, Tarek ne voit qu'une seule explication. On lui aura indiqué où se trouvait l'arme. Il paraît tout aussi évident que le renseignement provient du meurtrier lui-même. Qui d'autre pouvait prévenir la police ? Malheureusement, il est peu probable que Laverge arrive à une telle conclusion, en supposant bien sûr qu'il fasse l'effort de se pencher sur le problème. Plus il y pense et plus Tarek réalise que sa situation est désespérée. Il comprend qu'en sortant d'ici, si jamais il en sort, il lui faudra louer les services d'un bon avocat, sans quoi, il risque de quitter cette cave nauséabonde pour la cellule d'une prison. Et ce, pour une durée qui risque d'être longue ! Comme il regrette d'avoir accepté le cadeau de Youcef ! Il aurait pu passer une semaine n'importe où ailleurs, au cœur de l'Amazonie, à manger des chenilles vertes ! Tout aurait été préférable à ce séjour dramatique à Kerguano, dont il n'est pas certain de jamais revenir. Brusquement, une sourde inquiétude se réveille quelque part dans son ventre. Il vient, en faisant encore une fois le tour de la cave, de réaliser qu'il était totalement coupé du monde. Si l'envie prenait au meurtrier de venir lui régler son compte, il est évident que personne là-haut n'entendrait le moindre bruit. Il réalise qu'il est inutile de compter sur la police pour assurer sa protection. En effet, si Laverge est persuadé en l'enfermant d'avoir neutralisé l'assassin, il n'a aucune raison d'être sur ses gardes. Il a même dû, cela semble évident, relâcher son attention. Ainsi, le dangereux psychopathe, qui déjà circulait à sa guise, doit désormais se promener librement sans crainte d'être dérangé dans ses funestes projets. 127


Tarek comprend qu'il est pris au piège. Comme son regard tombe sur les chaises cassées et empilées en vrac sur la table, il se saisit de celle qui lui paraît la plus abîmée. Il secoue plusieurs fois de gauche à droite le pied le moins bien fixé qui finit par se détacher dans un craquement de bois sec. Il n'est pas très long mais il tient bien dans la paume de la main. Il fera une arme redoutable en cas de nécessité. Enfin, il s'installe sur des cartons qu'il a déchirés et disposés par terre afin de s'isoler du sol humide. Il se tient juste derrière la porte, le meilleur endroit certainement pour assommer le premier qui essaiera d'entrer. Il est bien décidé à veiller toute la nuit si nécessaire et n'a pas l'intention de se laisser surprendre. Alors pour Tarek une longue attente commence. Il ignore totalement ce qui l'attend, mais il pressent qu'un grand danger plane sur Kerguano. C'est l'anniversaire de Youcef et c'est la fête. Mais pour l'heure, il a un peu trop bu. Il est un peu ivre et il ne sait plus très bien ce qu'il fait. Soudain, la musique emplit la pièce. Il a chaud. L'envie d'ôter la légère chemise qu'il porte sur le dos le prend brusquement. Lorsque le vêtement tombe par terre, il rit. Ses invités applaudissent. « Bravo» ! Alors, fort de ces encouragements, Tarek commence à se déhancher lascivement. Il est prêt à leur faire un strip-tease brûlant ! Il saute sur la table. Il s'envole ! Mais, brusquement, la salsa envoûtante qui balance dans sa tête s'arrête, faisant place à un hard rock violent qui

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provoque en lui un sursaut. Tarek lève brusquement la tête du carton sur lequel il s'était finalement assoupi. Il lui faut un moment pour comprendre que la musique de son rêve provient en fait du fond de la cave. Le même morceau de hard rock qui l'a tiré du sommeil diffuse ses accords métalliques sous la voûte qui porte le son jusqu'à lui. D'un bond, il se saisit du pied de chaise qu'il a gardé à portée de main. Il n'y a personne au fond de la cave et la musique semble provenir du monte-charge. Tarek s'approche et se faufile derrière les barriques. À deux pas du panneau masquant le monte-charge, il a maintenant la certitude sur l'origine de la musique. Un appareil quelconque doit certainement diffuser du son quelque part à l'étage et la musique emprunte la cage de l'ascenseur pour descendre jusqu'à lui. Tarek ne voit pas d'autre explication mais cela pourtant ne tient pas debout. En effet, ce doit être en ce moment le milieu de la nuit et quelqu'un ne pourrait écouter un disque aussi fort sans se faire immédiatement rappeler à l'ordre. Il doit forcément y avoir une autre explication. C'est en ouvrant le panneau qui ferme le monte-charge qu'il obtient la réponse. Quelle n'est pas sa surprise lorsqu'il voit, en plein milieu de la cabine, un radio-réveil dont proviennent les accords grinçants qui l'ont tant interpellé. Il note au passage qu'il indique 6h30. Tarek est étonné qu'il soit si tard, mais il est vrai qu'il est totalement déboussolé. Peut-être a-t-il dormi plus longtemps que prévu ? Qu'importe, le radio-réveil est son premier contact avec l'extérieur depuis qu'il est enfermé dans cette cave. Quelqu'un pense donc encore à lui. Il se saisit de l'appareil et remarque alors l'enveloppe glissée dessous. Il l'ouvre frénétiquement et constate immédiatement qu'elle contient la 129


coupure du journal. Celui dont il a, la veille, parlé à Céliane. Celle-ci est accompagnée d'un court message griffonné par son amie sur une feuille de papier. Mon cher Tarek, J'espère que ces brutes de policiers ne t'ont pas trop malmené. J'ai réussi à subtiliser le document dont tu m'as parlé dans le classeur de Laverge. J'ai dû pour cela renouveler seule la petite expédition que nous avions déjà une fois faite ensemble. J'ai trouvé la clé du bureau à sa place et je n'ai pas rencontré le moindre problème. J'ai eu de la chance. Là haut, il ne s'est rien passé depuis qu'ils t'ont embarqué. Pourtant, je crains le pire. Laverge est persuadé que tu es le meurtrier et roule les mécaniques en se vantant d'avoir rondement mené cette enquête. Quel imbécile ! Pendant ce temps, le véritable assassin doit bien rire ! Crois-moi, mon Tarek, il faut absolument qu'on quitte cet endroit au plus vite. Si tu es d'accord, je te remonte à l'instant. Tu n'as qu'à éteindre la radio, je comprendrai ton intention. Si tu penses qu'il vaut mieux attendre la nuit prochaine, écris-le-moi au verso de cette feuille. Il y a un crayon scotché derrière le radio-réveil. Céliane Ces quelques mots réchauffent le cœur de Tarek. Sacrée Céliane, elle a fait ce que lui-même entreprenait de faire et elle a agi seule, en dépit des risques. Et maintenant elle est là, à quelques mètres au dessus de lui, prête à le sortir de ce trou à rats. Brave Céliane, en voici une qui n'a pas froid aux yeux. S'ils sortent vivants de cette affaire, il se promet d'être

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son ami pour toujours ! Trop heureux d'avoir enfin l'occasion de quitter cette cave malsaine, il s'apprête à couper la musique sans réfléchir. Quelque chose l'en empêche toutefois, au dernier moment. Il ne sait pourquoi, il saisit et observe le crayon qu'il n'avait pas remarqué auparavant. Tarek ne peut pas dire que c'est la raison qui le fait agir de la sorte, car il n'a pas même pris le temps de peser le pour et le contre de son évasion. Maintenant qu'il prend le temps d'analyser la situation pourtant, il comprend que rejoindre Céliane à sept heures du matin équivaut à se jeter dans la gueule du loup. Il sait qu'il leur serait absolument impossible de s'évader en plein jour. Il devrait donc se cacher toute la journée, au risque d'être découvert à chaque instant. De plus, bien qu'il soit improbable que Laverge se décide à lui rendre visite au cours de la journée, il s'apercevrait immédiatement de sa disparition si toutefois l'idée lui traversait l'esprit. Il donnerait aussitôt la chasse et finirait forcément par le trouver. À contrecœur, Tarek répond en quelques lignes qu'ils quitteront le centre la nuit suivante et invite Céliane à venir le chercher dès que possible. Bien qu'il ait une longue journée pour y réfléchir, il ne sait absolument pas comment ils devront s'y prendre. Aucun autre choix que celui d'attendre ne lui est proposé et c'est avec un pincement de cœur qu'il voit la cabine remonter lentement. Le lien fragile qui le reliait au monde est interrompu. Le voici de nouveau seul. Il s'éloigne du monte-charge et se place au centre de la pièce, sous l'ampoule qui diffuse une pâle lumière. Il se concentre un instant sur la coupure du quotidien où apparaît la photographie d'un certain monsieur Guilbert, l'oncle de Betty Guilbert, la jeune femme qui s'est suicidée dans la 131


clinique d'Emma Bovary. Il relit rapidement l'article sous le cliché. L'homme avait placé sa nièce à la clinique Tamalou pour qu'elle y suive un programme de rééducation, car la malheureuse avait perdu l'usage de ses jambes dans un accident de la circulation. Il était le tuteur légal de la jeune femme depuis l'année de ses trois ans, lorsque ses parents avaient perdu la vie dans un tragique accident d'avion. Lorsque l'article a été rédigé, la jeune femme venait de se suicider. Guilbert prétendait alors qu'elle lui avait confié, peu de temps avant, avoir été victime d'abus de confiance, dans la clinique même où elle était soignée. Cela avait été naturellement démenti par Bovary qui, soutenue par les médecins qui soignaient Betty, avait affirmé que la jeune femme ne parlait pas. La zone de son cerveau qui commande le langage avait été selon elle fortement endommagée. Elle ne voyait donc pas par quel miracle Betty aurait pu se confier à son oncle. Tarek survole rapidement l'article qu'il a déjà parcouru quelques jours plus tôt. Faute de preuves, l'affaire avait été classée, mais Guilbert était revenu à la charge lorsqu'un certain Lysandre Brunet, infirmier à la clinique Tamalou, avait été soupçonné d'escroqueries honteuses sur personne handicapée quelques mois après le suicide de Betty. Là encore, rien n'avait été prouvé mais l'infirmier en question s'était lui aussi donné la mort un peu après que Bovary l'ait renvoyé. Tarek sait depuis le début que ces événements sont liés aux meurtres de Kerguano. En revanche, il ignorait jusqu'alors l'identité de l'assassin. En se penchant scrupuleusement sur la photographie où Guilbert pose de trois quarts, il doit admettre que l'homme est méconnaissable. C'est tout juste si les rides au coin de sa bouche et les plis à la base du front 132


rappellent celui qu'il a reconnu. Car c'est bien lui, cela ne fait aucun doute. Le cadre sur le bureau est le même que celui qu'il a remarqué ici même, dans son bureau de Kerguano. C'est ce détail que son cerveau a inconsciemment enregistré lorsqu'il a, pour la première fois, eu la coupure du journal sous les yeux. Il lui a malheureusement aussitôt échappé. C'est seulement la veille qu'il lui est revenu à l'esprit lorsqu'il a remarqué l'air soucieux de Guilbert, alias Martin Trendel, quand il lui a rendu visite le matin. Si le cliché encadré est celui de sa nièce, et que les accusations qu'il porte sur la clinique Tamalou sont vraies, voici qui constitue un bon mobile pour éliminer ceux qui ont été mêlés à l'affaire. Les sœurs Brunet en tout cas avaient, par leur frère, un lien évident avec la clinique. Emma Bovary en est la directrice et Martial Pinson, ainsi que sa femme, étaient visiblement proches de cette dernière. Pour les autres victimes, Tarek ne fait pas encore le rapprochement, mais il peut déjà affirmer qu'elles sont forcément, de près ou de loin, mêlées à la clinique Tamalou. Il en est là de ses réflexions lorsque la musique approche à nouveau crescendo. Le temps que Tarek se faufile derrière les barriques, la cabine est de retour, avec bien entendu le radio-réveil qui cette fois-ci diffuse une chanson de Barbara. La même feuille de papier est coincée sous l'appareil et, à la suite des quelques lignes qu'il a lui-même écrites, trois phrases uniquement : Ok pour cette nuit. En attendant, peut-être une bonne nouvelle, Trendel a demandé hier soir à Laverge de réunir tout le monde dans la grande salle à neuf heures ce matin. Peut-être va-t-il nous annoncer la levée de la quarantaine ? Tarek sent qu'un étau lui broie les entrailles. Vite ! Il n'a pas une minute à perdre. Il cherche le crayon derrière le radio133


réveil mais constate avec angoisse qu'il n'y est pas. Céliane, n'attendant sans doute aucune réponse, a dû le garder avec elle. Paniqué, Tarek coupe la radio. Il appelle son amie, mais la cabine du monte-charge étant restée au niveau de la cave, le son a du mal à parvenir jusqu'en haut. Il s'égosille pendant de longues minutes avant de comprendre que Céliane n'est plus là. Satisfaite de lui avoir annoncé ce qu'elle croit être une bonne nouvelle, elle est certainement retournée dans sa chambre. Tarek est donc seul maintenant avec la certitude que si Trendel a décidé de rassembler tout le monde à la première heure, c'est qu'il a l'intention d'en finir. Il ne sait pas pourquoi mais il pressent qu'il a perdu le contrôle de la situation. Sinon, comment expliquer qu'il ait assassiné les sœurs Brunet et Marthe Boivin la même nuit ? Et pour quelle raison a-t-il omis, dans sa comptine débile, de mentionner la disparition de deux œufs ? Pour Tarek, il ne fait aucun doute que Trendel ou Guilbert, comme on voudra bien l'appeler, est dominé par un sentiment d'urgence. Quelque chose l'a perturbé dans le petit scénario bien rôdé qu'il avait concocté et il semble désormais décidé à terminer au plus vite ce qu'il a commencé. Il est évident que son travail sera achevé lorsqu'il aura éliminé le dernier œuf de son maudit panier, c'est-à-dire les six curistes qui sont encore vivants. Quant à Laverge et son acolyte, il ne voit aucune raison pour qu'il les épargne puisqu'ils sont omniprésents sur le théâtre de ses opérations. Avec un sentiment de panique insurmontable, Tarek jette un œil en direction du radio-réveil. Les chiffres rouges affichent huit heures.

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Chapitre 10

À neuf heures moins le quart, Laverge et Niboule pénètrent dans la salle du restaurant. Emma Bovary et la veuve Leroy, femme de la première victime, sont attablées devant une tasse de café. Les autres curistes arrivent peu après. Céliane remarque qu'une lueur d'espoir brille dans les yeux de Fred et sa compagne. Sans doute espèrent-ils également que Trendel va sous peu leur annoncer la levée de la mise en quarantaine. D'ailleurs, Laverge semble confirmer cette intuition lorsqu'à neuf heures et cinq minutes, il s'impatiente : - Eh bien, que fait-il donc ce fichu médecin ? C'est que j'ai hâte de quitter cet endroit moi. - Vous croyez donc qu'ils vont enfin nous laisser sortir ? interroge Céliane. - Évidemment ! Sinon, pour quelle raison voulez-vous que Trendel nous demande de nous réunir aussi tôt ? Il doit lui même en avoir assez de tout ce bazar, j'imagine. Céliane pousse un soupir. Enfin, le cauchemar se termine. Quand le groom et le serveur apparaissent sur le seuil de la porte, elle s'attend à voir le médecin avec eux. Mais ce

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dernier se fait désirer et Laverge laisse échapper un borborygme de mécontentement tout en regardant sa montre. - Ca-ca-pi-pi... commence-t-il. Mais Laverge ne le laisse pas terminer : - Ah ! Non ! Cela ne va pas recommencer ! Qu'est-ce que vous voulez encore vous ? - Ve-ve-venez ! Vite ! Sans demander plus d'explication, le capitaine fait un pas en avant et lorsque le groom insiste pour que Niboule vienne aussi, ce dernier emboîte le pas de son supérieur. Cependant, ils ont à peine le temps de franchir le seuil de la porte qu'une voix les arrête : - Hop ! Hop ! Hop ! On ne va pas plus loin, messieurs ! Veuillez lever les bras en l'air et surtout ne pas vous retourner. Pour votre gouverne, je vous précise que je suis armé d'un magnum 357 et que je n'hésiterais pas une seconde à m'en servir si vous ne vous montrez pas coopératifs. Peu désireux de vérifier si Martin Trendel dit vrai, les deux hommes s'exécutent. - Bébé, allège ces messieurs de leurs armes de service, tu veux bien ? Le groom découvre le holster que Laverge porte sous sa veste à carreaux et lui confisque son Manurin qu'il garde dans sa main gauche. Il répète l'opération avec Niboule puis fourre les armes dans la poche de sa veste. - Parfait ! approuve Trendel. Messieurs, si vous voulez bien rejoindre les autres à présent. Il ponctue sa phrase d'un geste du revolver. Lorsque les policiers arrivent dans la salle, les curistes sont comme des statues de sel. Ils n'ont toutefois guère le temps de spéculer, car Trendel ordonne au groom d'aligner tout ce petit monde 136


contre le mur du fond. Céliane sent une sueur glacée lui glisser le long de l'échine. Ce dément ne va tout de même pas les exécuter là, de sang-froid, en plein jour ? Les coups de feu portent loin et quelqu'un à l'extérieur entendrait certainement. Elle prend cependant conscience que le cordon de policiers se trouve bien à deux cents mètres de la maison. Trendel aurait tout le temps de tuer les huit personnes présentes avant que quelqu'un n'intervienne. Dans ce cas, il n'aurait aucune chance de s'échapper. Il serait forcément arrêté ou se ferait tuer avant d'avoir pu fuir. Il doit certainement en être conscient. C'est un fou mais il n'est pas bête. Elle ne peut pas exclure, malheureusement, que le dément décide de tuer aussi son complice et se donne la mort après cela. Quand Trendel ordonne au groom de ligoter les otages, Céliane se dit qu'il doit avoir un autre plan en tête. Du moins l'espère-t-elle ! Le bègue disparaît quelques minutes puis il revient avec un rouleau de cordelette et un couteau de cuisine. Il fait asseoir les curistes par deux, dos à dos, et entreprend de saucissonner tout le monde. Lorsque l'opération est achevée, Trendel hoche la tête avec satisfaction. - Qu'allez-vous faire de nous ? demande Céliane d'une voix angoissée. - Mais vous tuer, tout simplement. J'ai l'intention de finir le travail que j'ai commencé. - Mais enfin, pourquoi ? demande-t-elle encore. On ne vous a rien fait de mal. Je ne vous ai même jamais rencontré avant de venir ici ! Ses derniers mots s'étranglent dans un sanglot, mais le médecin ne se laisse pas attendrir. - C'est vrai pour vous, ma pauvre dame, ainsi que pour votre 137


ami, monsieur Bouzian, que notre excellentissime capitaine Laverge a mis au cachot. Il adresse un petit sourire moqueur à Laverge qui le foudroie du regard en retour. Puis il poursuit : - J'avoue que c'était une très bonne initiative. Ce mec avait pour fâcheuse habitude de fouiller un peu partout. Il a bien failli me démasquer. Si la police criminelle recrutait des gens comme lui, peu d'assassins échapperaient au gibet ! Il se tourne à nouveau vers Laverge, affichant ostensiblement un air sardonique. - Enfin, Dieu merci, il n'a à sa disposition que des imbéciles. Mais revenons à nos moutons. Il s'adresse à nouveau à Céliane : - Je disais donc que vous, madame, ainsi que votre ami, n'étiez pas prévus dans mon programme et vous avez raison en disant ne jamais m'avoir causé de tort. C'est un malheureux concours de circonstances qui a fait que deux séjours ont été vendus contre mon gré. Il explique alors qu'il avait prévu de faire venir onze personnes à Kerguano, au cours de la semaine du neuf au quinze février. Bien entendu, les curistes avaient été recrutés pour des raisons bien précises et il avait programmé de les éliminer tous avant la fin du séjour. - Mais au dernier moment, un centre de balnéo dont j'ignorais jusqu'au nom m'a prévenu qu'ils m'envoyaient deux personnes qu'ils ne pouvaient accueillir car il était complet. Il payait bien sûr la différence tarifaire et je n'ai pas pu refuser sous peine d'éveiller les soupçons. Il avait tout d'abord été contrarié mais s'était ensuite fait à l'idée d'avoir à éliminer deux personnes supplémentaires. Il n'était pas à un meurtre près, finalement. - D'ailleurs, je me suis bien amusé avec monsieur Bouzian 138


en le faisant participer à mon petit scénario. Plutôt qu'adresser mes petites comptines pour annoncer les crimes à l'un ou l'autre des salauds ici présents, j'ai décidé de les lui remettre. Cela m'a distrait un moment, jusqu'à ce que je comprenne qu'il était un peu trop curieux et que je prenais des risques. Heureusement que notre cher capitaine l'a mis hors du jeu, n'est-ce pas ? Laverge fulmine mais ne répond pas. Il reconnaît qu'il s'est trompé sur toute la ligne et voudrait disparaître sous terre. Lorsqu'il comprend que cela risque de lui arriver très prochainement, il sent la panique le gagner. - Bref, reprend Trendel, à l'annonce des deux curistes supplémentaires, je ne me suis pas alarmé. Cependant, quand la même agence m'a rappelé pour m'annoncer un car entier de buveurs repentis, j'ai cru que tout était terminé. J'ai réussi toutefois à repousser la date de leur arrivée d'une journée, ce qui m'a permis de mettre en place mon plan de mise en quarantaine. - Que voulez-vous dire par là ? demande Céliane curieuse en dépit des circonstances. - La grippe porcine faisait partie de mon scénario. J'avais besoin, pour agir, d'isoler complètement le centre de l'extérieur. J'ai donc inventé cette histoire d'Hénaf 123 pour avoir un prétexte d'interdire l'accès à Kerguano. - Et le personnel médical, il ne pouvait tout de même pas être au courant ? C'est Emma qui cette fois s'interroge. Trendel répond que oui, l'équipe médicale envoyée à sa demande ignorait tout de la mise en scène. Il leur rappelle qu'ils n'ont fait qu'ausculter les curistes chez qui par ailleurs ils n'ont trouvé aucun symptôme du virus. - Ils n'étaient là que pour me prêter main-forte. Seuls le 139


pseudo vétérinaire, soit disant spécialiste des maladies porcines, et le tout aussi factice spécialiste des maladies infectieuses étaient au courant de l'affaire. Ce sont des complices de longue date que j'avais recrutés pour l'occasion. Ils ont, à ma demande, et moyennant rémunération bien entendu, ausculté monsieur Bouzian. Ils ont naturellement dressé le diagnostic que j'attendais. - Mais qui êtes-vous donc ? interroge encore Emma. - Comment ? C'est vous qui me posez cette question ? Je vous croyais plus futée, madame la directrice de la clinique Tamalou. Permettez-moi à mon tour de vous poser une question : vous souvenez-vous d'une jeune femme qui s'appelait Betty Guilbert et qui s'est suicidée dans votre établissement en 2003 ? Emma Bovary blêmit. Elle n'a évidemment pas oublié cette histoire qui l'empêche de dormir depuis des années. Elle a toujours su qu'elle aurait dû agir autrement lorsque cette accusation d'abus de biens a fait l'objet d'une enquête judiciaire. Pour préserver la réputation de la clinique, mais surtout pour sauver sa peau, elle avait tout simplement fait disparaître les preuves qui auraient pu faire inculper Lysandre Brunet. Elle estimait cet homme, jusqu'à ce qu'elle comprenne ce qu'il faisait depuis des années derrière son dos. Brunet choisissait ses victimes en fonction de leur handicap et ne s'attaquait bien évidemment qu'à des personnes fortement dépendantes et totalement incapables de se défendre. La jeune femme mentionnée par Trendel était paralysée et sérieusement traumatisée. Elle s'était enfermée dans un mutisme profond mais les médecins n'avaient pu confirmer que la cause était physique. Son cerveau était endommagé mais la zone qui commande la parole était intacte. Emma 140


avait tout simplement falsifié le rapport des experts et affirmé le contraire afin de démentir l'accusation de l'oncle de la victime. Elle a toujours regretté son geste mais elle n'avait alors pas eu la force de livrer des années de travail, une vie entière, à la vindicte populaire. Son devoir pourtant était de dénoncer publiquement le scandale et elle avait failli le faire. Mais lorsqu'elle avait appris que Martial Pinson et sa femme, des amis proches, participaient aux escroqueries, elle avait été anéantie. Elle avait agi sur les conseils de Martial, qui regrettait sincèrement cet écart de conduite. Il s'agissait selon lui d'un moment d'égarement et sa femme et lui-même s'étaient laissés entraîner. Ils n'avaient jamais recommencé. Emma avait trouvé là une raison pour se disculper et avait fait disparaître toutes les preuves. Depuis le début de son séjour à Kerguano, elle avait compris que quelque chose n'allait pas. Martial, comme elle-même, avait déjà fait un séjour au centre. Quand il lui a annoncé qu'on lui avait offert le séjour de février pour le quart du tarif en vigueur, Emma n'a pas été surprise qu'on lui ait fait la même proposition. Après tout, ils étaient d'anciens clients du centre et elle trouvait naturelle cette démarche commerciale. C'est seulement lorsqu'elle a appris que tous les curistes avaient bénéficié des mêmes avantages qu'elle a commencé à se poser des questions. La certitude qu'ils avaient été sélectionnés lui est venue après, quand elle a su que deux des femmes présentes à Kerguano n'étaient autres que les sœurs de Lysandre Brunet. Comme elle ne croit pas au hasard, Emma avait deviné dès le premier meurtre la raison pour laquelle on les avait réunis. - Eh bien, vous avez perdu la mémoire ? Trendel s'impatiente. Emma le regarde avec lassitude. Elle a compris que cet homme, qui se fait appeler Martin Trendel, 141


est en fait l'oncle de Betty Guilbert. Elle s'étonne de ne pas l'avoir reconnu plus tôt. Il paraît aujourd'hui dix ans de moins ! - Vous semblez avoir bien du mal à me reconnaître. Il est vrai que j'ai subi une petite intervention chirurgicale qui a avantageusement modifié mon apparence. Lorsque je vous ai confié ma nièce, je possédais une clinique de chirurgie esthétique à Genève, vous en souvenez-vous ? Emma avait oublié. - J'ai malheureusement eu quelques problèmes et j'ai dû vendre mais c'est une autre histoire. En tout cas, la vôtre est sur le point de s'achever, madame Bovary. J'aurais aimé vous tuer la dernière, afin que la peur suinte par tous les pores de votre peau et que vous me suppliiez de vous épargner, mais le temps me manque. - Qu'allez-vous faire de nous ? demande Emma. - Mais, je l'ai dit. Je vais vous tuer. Mon ami Bébé et moimême allons dans quelques instants quitter le centre. Mais avant de partir, je vais activer un mécanisme relié à toutes les ouvertures de cette maison. Il activera une charge explosive sitôt que quelqu'un tentera d'ouvrir la moindre porte. Si personne ne se manifeste avant une heure, le mécanisme s'enclenchera automatiquement. - Comment allez-vous sortir ? fait Céliane d'un air de défi. - Ne vous en faites pas pour moi, je connais un autre moyen pour quitter cet endroit. Trendel fait un signe au bègue qui, depuis la capture des policiers, n'a pas bronché, puis il franchit la porte : - Mesdames et Messieurs, je vous souhaite de passer un moment agréable. Il n'a pas le temps de faire trois pas en avant que le groom l'arrête : 142


- Attends ! Moi, je m'en vais mais toi, tu restes là ! D'un bond il est sur le médecin et s'empare de son arme. Céliane ouvre des yeux ronds. - Vous n'êtes pas ... ? - Non, je ne suis pas bègue, cela vous chagrine ? Il s'approche d'elle tout en gardant Trendel dans sa ligne de mire. Il coupe la cordelette qui lui ronge les épaules et ordonne au médecin de prendre sa place. Puis il demande à Céliane de l'attacher fermement. - Enfin, Bébé, c'est une plaisanterie ? proteste Trendel. Après tout ce que j'ai fait pour toi. Après les longs mois de prison qu'on a partagés à Genève, tu ne peux pas me faire ça ? - Si j'ai sympathisé avec toi, en prison, c'était par intérêt. Un toubib qu'on met au trou pour une erreur médicale, ça reste toujours un toubib et un toubib, ça a du pognon. C'est pour ça que j'ai accepté de bosser pour toi. J'ai fait du bon boulot, jusqu'à hier soir où je t'ai fabriqué cette petite bombe, mais maintenant c'est terminé. - Tu n'iras pas loin. Sans argent, que feras-tu ? - Mais, je n'ai plus de problème d'argent. J'ai fouillé dans ton ordinateur et je sais tout de la société-écran au nom de Guiton, laquelle société d'ailleurs est propriétaire de cet établissement. Enfin, depuis le temps que tu me mets dans tes confidences et que tu prépares ta vengeance, je sais tout de tes multiples identités, de tes comptes en banque et je sais comment y accéder via internet. C'est fini Trendel, Guilbert ou Guiton, si tu préfères. Cela fait bien des patronymes pour un homme qui n'a plus qu'une heure à vivre ! Il sourit et s'adresse à Céliane : - Vous ! Venez avec moi !

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Tarek se ronge les ongles nerveusement. Il est neuf heures quarante et il n'a aucune idée de ce qui se passe au-dessus de lui. Il se demande ce que Trendel manigance et espère qu'aucun drame n'est arrivé. Mais quand des pas se font entendre dans l'escalier, il se détend comme un ressort. Il bondit jusqu'à la porte et se saisit du pied de chaise. - Mais pourquoi voulez-vous que j'entre là-dedans ? - Taisez-vous ! Tarek a reconnu la voix de Céliane. Encore une chance qu'elle se soit exprimée, pense-t-il en abaissant son gourdin improvisé, sans quoi il l'aurait assommée sans sommation. La voix masculine en revanche le laisse perplexe. Il est certain qu'il ne s'agit pas de Trendel et cela l'interpelle. La tonalité ne lui est pas inconnue, il l'a déjà entendue mais n'arrive pas à la cerner. Quoi qu'il en soit, l'homme semble descendre derrière Céliane ce qui signifie qu'il est probablement armé. Lorsque la clé tourne dans la serrure, il cache prudemment le pied de chaise sous sa tunique. Il est inutile de provoquer leur agresseur dans de telles conditions. Il juge préférable d'utiliser son arme ultérieurement, si l'occasion se présente. Comme Céliane franchit le seuil, Tarek se félicite d'avoir fait preuve de circonspection car le groom qui la suit la tient en joue avec un revolver. - Alors, mon cher, on s'ennuyait ? Tarek comprend alors à qui appartient cette voix. Évidemment, sans le bégaiement elle est difficile à discerner et c'est la raison pour laquelle il ne l'avait pas non plus reconnue la nuit du meurtre des sœurs Brunet. Soudain, il ne comprend plus rien. - Mais, c'est vous qui avez tué ces pauvres femmes, ici même ? interroge-t-il. 144


- En effet, mais c'était un accident. Je leur demandais juste une petite faveur. Mais cette idiote d'Agnès, l'aînée, m'a mis en joue avec une arme à feu. Je l'ai bousculée et le coup est parti. Avant que l'autre se mette à hurler, je l'ai tuée aussi. Et vous avez ensuite caché le revolver dans la commode de ma chambre, conclut Tarek. Mais pourquoi ? - Oh ! J'étais embarrassé. Comme je vous l'ai dit, je n'avais pas l'intention de tuer les deux frangines. J'avais découvert que Trendel les harcelait avec des lettres dans lesquelles il leur rappelait le rôle qu'avait joué leur frère dans la mort de sa nièce. Elles savaient ce qu'il avait fait et n'avaient naturellement rien dit à la police. J'ai imité son style et leur ai donné rendez-vous ici avec dans l'idée de leur faire croire que j'étais l'auteur des lettres. J'attendais bien sûr, en échange de mon silence, qu'elles se soumettent à quelques petits jeux dont je me réjouissais d'avance ! Pour répondre à la question de Tarek, en ce qui concerne le revolver, il évoque le sentiment de panique qui l'a assailli après le double meurtre. Ce n'est pas tant le fait d'avoir tué les deux femmes qui l'inquiétait le plus mais bien d'avoir, sans volonté de sa part, perturbé l'ordre du plan de Trendel. En effet, il était parfaitement au courant des activités du médecin depuis le début de l'affaire. Il savait que celui-ci était littéralement obsédé par le bon déroulement du petit scénario qu'il avait méthodiquement organisé. - J'ai compris qu'il ne tolérerait pas ma conduite. J'avoue avoir eu peur qu'il décide de se débarrasser de moi, comme des autres. Trendel est fou à lier et je le craignais un peu. - C'est pour cette raison que vous l'avez laissé en haut avec les autres ? demande Céliane. - Entre autres et aussi, comme je le lui ai dit, pour me saisir de ses comptes en banques. Il était si obsédé par sa nièce 145


qu'il s'en servait comme mot d'accès à tous ses fichiers informatiques, comptes bancaires inclus ! Mais, assez discuté ! Le temps passe et je n'ai pas envie de rôtir avec lui. - Je ne vois pas vraiment comment vous comptez vous y prendre pour quitter cette baraque ! fait alors remarquer Céliane qui sait que les ouvertures sont connectées au mécanisme de mise à feu des explosifs. - La sortie se trouve droit devant vous, répond Bébé en désignant l'armoire au fond de la pièce. Ouvrez cette porte ! Tarek commence à se dire que si ce cinglé décide de les enfermer dans l'armoire, ils ne reverront sans doute jamais la lumière du jour. Il espère que leur agresseur va relâcher son attention pour pouvoir l'assommer avec le pied de chaise qu'il sent contre son ventre. Malheureusement, il ordonne à Céliane de rentrer dans le meuble sans le quitter du regard. Il s'attend à ce qu'il lui demande d'en faire autant mais il a visiblement autre chose en tête. - Il y a deux tiges métalliques, au fond, une en haut, l'autre en bas. Poussez chacune d'elle vers le haut ! Tarek se demande où il veut en venir mais Céliane s'exécute sans poser la moindre question. Un déclic se fait entendre et le fond de l'armoire s'entrouvre. Comme Céliane l'interroge du regard, Bébé incline la tête pour l'encourager à pousser le panneau qui s'ouvre alors entièrement. - Madame monsieur, je vous en prie, fait-il ensuite afin de les inciter à passer de l'autre côté. Les deux prisonniers s'engagent alors dans un conduit étroit et sombre. Le groom donne une lampe de poche à Céliane qui ouvre la marche, puis il pousse Tarek devant lui. - Allez, la sortie c'est tout droit. Ils parcourent plusieurs mètres dans l'étroit boyau. Le plafond est si bas qu'à plusieurs reprises ils doivent s'arc146


bouter pour faciliter leur progression. Tarek comprend en tout cas comment Bébé a réussi à quitter la cave sans ouvrir la porte, la veille, juste après avoir tué les deux sœurs. Il remarque aussi qu'aucune maçonnerie n'étaie le conduit. Ils évoluent dans une galerie creusée dans la terre, consolidée ça et là par des madriers auxquels il n'accorde aucune confiance. Il se prend un instant à redouter que l'un d'eux cède brusquement. Ils seraient alors enterrés vivants et nul jamais plus n'entendrait parler d'eux. Lorsqu'après un temps qui lui paraît une éternité la galerie s'élargit, il se met à respirer plus aisément. Enfin, des marches de terre retenue par des planches apparaissent et, au fur et à mesure qu'ils gravissent cet escalier de fortune, Tarek reprend espoir. Ils se retrouvent ainsi dans une cavité rectangulaire, aux parois bétonnées cette fois. Bébé désigne l'échelle aux barreaux rouillés à Céliane et lui demande de monter. Elle gravit les échelons prudemment. Comme elle se trouve en haut, deux mètres au-dessus, elle s'arrête. - Poussez la plaque métallique, elle n'est pas très lourde ! Bébé semble s'impatienter et lorsque brusquement le jour pénètre dans le réduit, il repousse Tarek sur le côté et monte à son tour. Enfin, lorsqu'il est arrivé en haut, il lui ordonne de les rejoindre. Il avait espéré qu'il le laisserait passer le premier. Il lui aurait alors été facile de l'assommer juste avant qu'il n'atteigne le dernier échelon. Il ne sait pas s'il se méfie de lui mais il doit reconnaître que l'homme est prudent. Il ne va pas être simple de le neutraliser. Quand Tarek pose le pied à l'étage, il croit tout d'abord qu'ils se trouvent dans une chapelle. En se redressant il remarque alors le tombeau de pierre et comprend qu'ils sont probablement dans un caveau. L'endroit est sombre et exigu mais un peu de lumière filtre par des petites ouvertures près 147


du plafond. Cela lui paraît presque confortable en comparaison de l'étroit boyau qu'ils viennent de quitter. Bébé n'a visiblement pas l'intention de moisir là. Il sort une grosse clé de sa poche et la tend à Tarek : - Ouvrez ! Il lui montre la porte métallique qu'il n'avait pas remarquée tant elle se confond avec la noirceur des murs. Tarek déverrouille le pêne et la lumière jaillit alors à l'intérieur. Il n’est nullement surpris en voyant les tombes et les stèles qui lui confirment ce qu'il sait déjà. Ils sont dans un cimetière mais il remarque, aux pierres tombales détériorées et à la végétation environnante, que celui-ci doit-être abandonné. Le mur d'enceinte est à moitié effondré et un arbre mort et gigantesque, probablement victime de la foudre, étend vers le ciel de plomb ses ramifications décharnées. L'endroit est sinistre et Tarek n'est pas mécontent quand le groom le pousse du canon de son arme afin qu'il se remette en route. S'il désire le tuer, il aimerait autant qu'il le fasse dans un endroit moins sinistre ! Lorsqu'ils ont franchi le mur d'enceinte, ils marchent quelques mètres entre les arbres d'un bosquet parsemé de pierres et de bois mort. Puis ils rejoignent un chemin qui se perd sur la lande. - Comment connaissiez-vous l'existence du souterrain ? interroge Tarek autant pour calmer son angoisse que par curiosité. - Le caveau appartient à ma famille. Mes grands-parents sont nés à Kerguano. J'ai découvert le passage qui rejoint la maison lorsque j'étais gamin. J'ignorais qu'il existait encore. C'est seulement quand Trendel a racheté le centre que j'ai pu vérifier qu'il était encore praticable. Je suppose qu'il a servi, il y a très longtemps, pour acheminer des marchandises de 148


contrebande. C'était une activité courante sur ces côtes. - Je ne vous suis pas, fait Céliane. Si j'ai bien compris, Trendel était plasticien et possédait une clinique à Genève. Il a été condamné à de la prison ferme pour erreur médicale et c'est là que vous l'avez rencontré. Vous étiez donc aussi en Suisse ? - Oh ! J'ai bourlingué un peu partout mais j'ai effectivement purgé une peine de prison à Genève pour un braquage raté. C'est là que j'ai connu Trendel. J'ai ensuite travaillé pour lui longtemps et j'ai vite compris qu'il était fou. Il ne pensait qu'à venger sa nièce et Bébé avait sur ses ordres enquêté sur tous les protagonistes liés à la mort de cette dernière. C'est lui qui avait entendu parler de la vente du centre de Kerguano et qui en avait informé son employeur. - C'est à partir de là qu'il a élaboré son plan et décidé de réunir tous ceux qui avaient eu un rapport avec l'affaire, précise-t-il. - Vous n'allez tout de même pas me faire croire que Marthe Boivin était concernée ? Une vieille dame de quatre-vingts ans ! s’indigne Tarek. - Elle non, mais son mari, qui est décédé depuis, participait aux manigances organisées par Lysandre Brunet. D'après Trendel, elle le savait mais n'a jamais voulu témoigner. Le mari de la jeune femme qui vient d'accoucher était aussi concerné, ainsi que la nunuche que vous avez trouvée dans l'armoire. Il n'y a que vous deux qui n'ayez rien à voir avec cette histoire. Le chemin qu'ils suivent vient de rejoindre une petite route que Tarek reconnaît immédiatement. C'est celle qu'il a empruntée avec le taxi le jour de son arrivée. Il n'aurait alors jamais imaginé qu'il la reprendrait en sens inverse, à pied, avec une arme braquée dans le dos. La vie parfois vous 149


réserve de drôles de surprises, pense-t-il amèrement. Lorsqu'ils arrivent en vue du village, le groom devient nerveux. Il conduit ses prisonniers à travers une première rue sans croiser âme qui vive. - Si on rencontre quelqu'un, le premier qui parle, je le descends, les prévient-il. En dépit de la menace, Tarek entend bien tenter quelque chose si l’occasion se présente. Malheureusement, ils emboîtent une seconde rue sans que nul ne se manifeste. Enfin, Bébé s'arrête devant une cour dans laquelle est garée une vieille 4L. Il pousse les deux amis vers le véhicule. Au fond de la cour il y a une maison de pierres aux volets clos. Personne ne risque de les surprendre et Bébé se penche sur le tableau de bord. Il commence à dénuder les fils du contact avec un couteau, tout en gardant un œil sur ses prisonniers. Cependant, il s'énerve et doit un instant relâcher sa surveillance. Cette seconde lui est fatale. Un violent coup sur la tête le projette contre le volant et il s'affaisse sur le siège. Ses jambes dépassent par la portière et Tarek se met à trembler. - Oh ! Mon Dieu ! Je l'ai tué. Avec pragmatisme, Céliane se penche sur le corps de l'homme. Elle lui tâte le pouls et le rassure. Le sang circule dans la veine. Ils ignorent l'heure qu'il peut être mais ils savent que les minutes sont comptées. Le centre de Kerguano risque d'exploser d'un instant à l'autre et ils espèrent avoir encore le temps d'agir. Après avoir fait le tour du bourg, ils arrivent sur la place de l'église et n'ont toujours rencontré personne. Tarek commence à se demander si ce

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village est habité lorsqu'il remarque un car de voyage garé devant le café. « Les amis de la Santé », écrit en lettres rouges sur toute la longueur du véhicule, indique qu'il ne s'agit sans doute pas d'un car de voyageurs ordinaires. Et puis la porte du café s'ouvre brusquement. Un homme assez vieux, soutenu sous les épaules par deux autres un peu plus jeunes, titube sur le trottoir. Lorsqu'ils le lâchent, le plus vieux s'appuie contre le mur et se met à vomir bruyamment. - Eh bien, charmant accueil, fait Tarek en se dirigeant vers la porte restée ouverte. Quand ils pénètrent à l'intérieur du bar, ils ont l'impression de débarquer dans une foire aux cochons. Des rires et des hurlements retentissent dans la salle. Des hommes et des femmes de tout âge chahutent ou s'essaient à quelques pas de danse douteux sur une musique saturée, diffusée par un vieux juke-box. Les tables ont été pour cela repoussées contre les murs. Tarek remarque qu'elles sont toutes encombrées de bouteilles vides. Quelques canettes de bière ont roulé par terre et le sol est imbibé d'un liquide poisseux, auquel se mêlent des traces de pas. La première chose qu'il remarque arrivé au bar, c'est la pendule accrochée au mur, juste au dessus d'un homme replet qui fume un cigare. Il est 10h15. Il ne leur reste même pas trente minutes avant que la bombe explose. Il interpelle l'homme derrière le bar. - Vite ! Appelez la police. Il y a une bombe à Kerguano. L'homme louche vers lui. Il le détaille un instant puis éclate de rire : - Je ne sais pas d'où vous débarquez tous les deux, mais je crois que vous regardez trop la télévision. Kerguano est un village paisible de cinq cents âmes et ne risque pas d'être la 151


cible de terroristes. Tarek lui résume l'affaire tant bien que mal mais l'autre continue à se moquer. Il commence à s'énerver lorsqu'un jeune homme, assis au comptoir avec d'autres buveurs, tend une oreille intéressée. Il réitère donc ses explications et l'autre invite ses amis à écouter. Le patron de l'établissement hoche la tête et propose une tournée afin d'éclaircir cette histoire. Tarek désespère. Mais que fait-il donc avec cette bande d'ivrognes, dans un trou perdu, avec une histoire invraisemblable à raconter ? Le jeune homme toutefois paraît un peu moins ivre que les autres. Il a visiblement compris que les deux amis sont paniqués. - Admettons que ce que vous dites est vrai, commence-t-il, comment voulez-vous que Jacot appelle la police ? Il nous fait boire depuis une semaine et il n'a pas envie d'avoir des histoires. Tarek devine que le Jacot en question est le patron du bar. Comme il demande des explications sur la présence des fêtards et sur l'état dans lequel ils se trouvent au beau milieu de la matinée, le jeune homme s'assombrit. - Nous sommes les « Amis de la Santé » un groupe de buveurs repentis. Nous devions séjourner dans le centre dont vous nous parlez mais on nous a avertis au dernier moment d'un risque sanitaire. Nous avons donc décidé de passer quelques jours au village. Le résultat est ce que vous voyez. Il fait un geste vague en direction du groupe dispersé dans la salle. - Mais alors, le car qui est garé devant est à vous ? L'homme acquiesce. - Conduisez-nous à Kerguano ! L'intéressé hausse les épaules et s'adresse aux gens à côté de lui. Comme par miracle ils se lèvent. L'un d'eux, tapant sur 152


une bouteille vide avec un couteau, arrive à obtenir le silence. - Que diriez-vous d'une petite promenade ? demande-t-il. Ainsi, quelques minutes plus tard, toute la troupe est dans le car qui démarre et quitte le bourg. Certains se tiennent debout dans l'allée centrale, d'autres chantent à tue-tête et Tarek doute de la sobriété du conducteur qui roule au beau milieu de la chaussée. Quand ils abordent la corniche qui longe l'océan, il est pris de panique. Le véhicule tangue dangereusement au bord de la falaise. Ce serait tout de même trop bête de finir en bas, se dit-il, après tout ce que lui et Céliane ont enduré ! Heureusement, sur sa gauche, se dessine le chemin qui conduit au cimetière et il souffle un peu lorsque le car s'y engage. Il ne laisse pas le temps au conducteur de couper le contact qu'il saute du véhicule. Céliane ne veut pas suivre. Elle n'en peut plus. C'est donc seul que Tarek court jusqu'au cimetière. Il ne lui faut pas longtemps pour y parvenir. En arrivant dans la cave, il reprend sa respiration avant d'entamer la montée des marches jusqu'aux cuisines. Il sait que les aiguilles tournent, irrémédiablement, et qu'il est peut-être déjà trop tard. Si ça se trouve, la bombe va exploser avant qu'il n'arrive à la salle du restaurant. Il y parvient pourtant et franchit le seuil en courant, en sueur. Son cœur bat la chamade, sa respiration est saccadée, mais il parvient à interpeller Trendel : - La bombe, où se trouve-t-elle ? Il comprend aussitôt et répond que le mécanisme de déclenchement est situé dans le placard à balais, juste avant les cuisines. Il lui explique qu'il suffit de pousser un interrupteur sur le boîtier pour couper le contacteur. En 153


courant, Tarek retourne sur ses pas. Il manque s'affaler en glissant sur le carrelage mais se rattrape contre un mur. Enfin, il localise le fameux placard et ouvre la porte. Un boîtier de dérivation électrique se trouve sur une étagère. Audessus, les chiffres d'un réveil électronique affichent 10H37. Lorsque Tarek pousse l'interrupteur, ils passent à 38. Il se laisse glisser sur le sol et prend sa tête entre ses mains. Il a réussi. Le cauchemar est enfin terminé.

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Epilogue

Des véhicules de police sont garés devant le centre. Le car des « Amis de la Santé » est aussi sur le parking. Tarek discute avec le commissaire Pipeau, dépêché sur place par un appel téléphonique de Laverge. C'est un homme entre deux âges, tout en rondeurs, avec un ventre proéminent et qui se déplace difficilement. Il lui explique comment il a réussi à échapper au groom et l'endroit où il l'a laissé pour mort. Pipeau envoie aussitôt une équipe pour le récupérer. Quand il commence à comprendre ce qui s'est passé, il se tape le front avec une main. - Ce n'est pas croyable ! Et moi qui avais mis mon meilleur enquêteur sur l'affaire. Croyez-moi, monsieur, Laverge va entendre parler du pays. C'est justement ce moment précis que choisit l'intéressé pour sortir de la salle du restaurant. Naturellement, il traîne Niboule derrière lui mais il affecte un air déconfit. Il salue son supérieur en se dandinant d'un pied sur l'autre tout en évitant soigneusement de croiser son regard. - Eh bien, capitaine ! On peut dire que vous avez fait du beau travail ! Vous êtes fier de vous, j'imagine ? fait Pipeau

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en s'empourprant. - C'est à dire que... Les circonstances ont été défavorables... Enfin, je suis désolé... - Inutile de m'en dire plus, imbécile ! Vous allez me remettre votre arme aujourd'hui même, ainsi que votre insigne. - Eh bien, c'est que... mon arme, je ne l'ai plus... commence l'ex-capitaine qui se l'est fait confisquer par le groom. - LAVERGE ! gronde alors Pipeau. Dès demain matin, vous quittez mon commissariat pour Mont Saint Colombin, une charmante commune au fin fond de la Creuse. Vous serez affecté à la circulation automobile qui, je vous rassure y est plutôt rare. Là-bas, au moins, vous ne nuirez à personne. Au pire, vous risquez de vous faire encorner par une vache, mais çà, c'est votre affaire. Allez ! Disparaissez de ma vue ! Vous déshonorez la police française ! Laverge baisse la tête. Il malmène de ses doigts les manches de sa veste à carreaux et ose : - Hum... Si je puis me permettre, Commissaire, je préférerais Trifouilli les Oies, c'est plus animé. - DISPARAISSEZ ! éructe Pipeau. Il est écarlate. Tarek redoute qu'il fasse un malaise mais lorsque Laverge s'éloigne sans demander son reste, il se calme : - Excusez-moi, monsieur. Heureusement que vous étiez là pour résoudre cette affaire. Si jamais vous souhaitez vous engager chez nous, je vous appuierai volontiers. Merci. Il lui tend la main et sort son téléphone portable de sa poche. Il a une brève conversation et raccroche. - L'individu que vous avez laissé assommé dans une voiture vient d'être interpellé. Il est un peu groggy mais il va bien. Totalement rassuré, Tarek s'en va. Il franchit la porte du centre sans se retourner et se dirige vers le car des « Amis de 156


la Santé », toujours stationné sur le parking. Tarek monte et cherche Céliane du regard. Il comprend immédiatement que durant son absence, son amie n'a pas perdu son temps. Elle est debout sur la banquette du fond, une bouteille de champagne à la main. Un attroupement de gais lurons s'est formé autour d'elle et elle s'aperçoit à peine que Tarek vient d'arriver. Elle raconte une histoire qui semble captiver l'assemblée : - Et alors Tarek a assommé ce groom de malheur d'un coup, un seul, comme au cinéma ! Hic ! Incroyable ! Des rires fusent et Céliane jette derrière elle la coupe vide qu'elle vient d'avaler d'un trait. - Bon, c'est pas le tout ça, il va falloir filer d'ici avant que toute cette flicaille nous remarque, fait tout à coup le chauffeur. Cette fois-ci, il est complètement ivre. Il pose une main sur l'épaule de Tarek : - On vous ramène, mes pti'loups ? - Ah ! Non ! répondent d'une même voix Céliane et Tarek en se pressant vers la porte. Ils descendent en catimini. Céliane rate une marche et s'écroule sur son ami. Ils éclatent de rire en roulant tous deux sur le sol puis se relèvent en se soutenant l'un l'autre. Il est midi. Une mouette passe au-dessus d'eux et son rire retentit dans le ciel immense. Tarek désigne à son amie les bagages qu'il a rassemblés sur le parking. Ils saisissent sacs et valises et se dirigent vers la route. - Et si on faisait du stop ? propose Céliane en souriant.

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