Esprit Criminel

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POLICIER

Vanina Noël

Paris, 1850.

Sur fond de romantisme et de spiritisme, vous (votre héros) êtes écrivain dans un journal et vous allez vous inspirer des événements réels pour relater des crimes sordides et assurer le succès de votre roman. Le meurtrier reste introuvable. Vous vous retrouvez pris au piège lorsque le tueur en série commence à s’inspirer de vos meurtres fictifs. Comment prouver votre innocence ? Qui est le véritable assassin ? À vous de le découvrir...

Paris, 1850

PRÉPARE-TOI À MENER L’ENQUÊTE ! Le dernier best-seller de Rebecca Février, grand auteur de renom et futur prix Goncourt !

Cet ouvrage est imprimé dans un atelier respectueux de l’environnement, sur un papier certifié issu de forêt gérée durablement. ISBN : 978-2-917-57029-6

Vanina Noël

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PRÉPARE-TOI À MENER L’ENQUÊTE !

Rebecca Février



ESPRIT CRIMINEL



Vanina Noël

ESPRIT CRIMINEL

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CHAPITRE I Le soleil se couchait tôt ; on était encore au plein cœur de l’hiver, et, de temps à autre, quelques bourrasques de vent glacé soulevaient des amas de feuilles mortes entassées un peu au hasard. Le ciel était entre chien et loup, et la lumière blanche un peu grisonnante répandait sa tristesse sur la ville. Marie avançait péniblement, en serrant contre sa poitrine sa cape de laine brune. Le vent qui s’engouffrait sous son chapeau froissait ses bandeaux, qu’elle lissait alors rapidement d’un revers de la main. L’air véhiculait cette odeur de chauffage à bois si particulière qui lui évoquait irrésistiblement son village natal, Trets, lorsqu’elle parcourait la plaine embrumée à l’heure où les maisons s’éveillent. Elle aurait pu prendre un fiacre, mais pouvoir se promener librement dans les rues sans crainte de l’épidémie était quelque chose de si exaltant qu’elle y prenait toujours un plaisir que rien ne pouvait ébranler. En effet, le choléra n’avait plus fait de victimes depuis plusieurs mois, et c’était comme si ces quartiers étranglés trop longtemps par l’agonie reprenaient un large souffle d’air, à présent que la mort desserrait son étau. Ses pas résonnaient dans les rues mal pavées, dont les cicatrices rappelaient les émeutes de 1848. Dans ce quartier en particulier, les habitations avaient été durement touchées par les fusillades, et de 7


nombreux impacts de balles lézardaient les murs. Les pavés n’avaient pas été remplacés, et il fallait sauter pardessus les flaques engendrées par les trous de la chaussée. De temps en temps, Marie devait se ranger pour laisser passer un fiacre ou un omnibus. Elle tourna brusquement à droite, s’engouffra dans une ruelle, poussa une porte. Au-dessus du porche, le nom du journal, le Nouveau Républicain, s’étalait sur une vieille enseigne criblée de balles, et qui se balançait avec des grincements macabres, prête à tomber. Marie monta l’escalier crasseux et pénétra dans la longue salle du premier étage, plus crasseuse encore, où des odeurs de tabac se mêlaient à celles, un peu incongrues, d’eau de toilette qui témoignait du raffinement un peu grotesque des quelques gratte-papier qui se partageaient le bureau. La pièce, mansardée, s’ouvrait sur la rue par trois fenêtres alignées, par lesquelles une lumière blafarde se faufilait comme pour pointer le parquet vieilli, les bureaux usés, encombrés d’encriers, de coupures de presse, de brouillons au sort incertain — bric-à-brac essentiel à ce journal semi-clandestin au destin tout aussi aléatoire, dans une capitale peuplée de doutes où les barricades sans cesse renouvelées étaient là pour rappeler qu’il ne faut jamais jurer de rien. Ils étaient six journalistes entassés là, cohabitant avec plus ou moins de bonheur, dans une atmosphère glaciale qui leur engourdissait les doigts. — Bonsoir, Marie ! Elle tourna la tête et salua son collègue. Alfred de Froissac était issu d’une brillante lignée de propriétaires 8


terriens. Ses parents, établis à Paris depuis de nombreuses années, possédaient une riche demeure à quelques kilomètres de Trets, et quand Alfred était enfant, il y séjournait plusieurs fois par an avec sa mère. Il s’était très tôt lié d’amitié avec Marie. Les cinq années qui les séparaient avaient permis au jeune homme d’exercer auprès de la petite un rôle de précepteur, d’ami, puis, les liens se resserrant au fil du temps, de confident. Il avait eu une influence considérable sur son caractère, et Marie, grâce à lui, et bien que provinciale, n’avait jamais rien ignoré de cette culture si singulièrement différente qui régnait à Paris. Souvent, lorsqu’elle était petite, ils partaient se promener ensemble dans la campagne environnante et, leurs pas s’écartant des chemins, ils coupaient à travers champs, par ces étendues verdoyantes où le soleil dore la vallée comme un écrin et fait miroiter la rivière comme un ruban de diamant. Là, ils s’asseyaient au pied d’un orme séculaire dont les feuilles scintillaient d’argent, et Alfred racontait ce qu’il avait vu ou entendu dans les différents salons parisiens où ses parents le menaient parfois. Marie l’écoutait sans dire un mot, avide de ces récits qui lui laissaient entrevoir l’existence d’un monde différent, si différent du sien. Elle était à la fois fascinée et effrayée par cette société qu’elle ignorait et qui, dans les discours d’Alfred, lui paraissait aussi féerique qu’inaccessible. Les de Froissac avaient leurs entrées dans le monde, et Alfred avait pu dès son plus jeune âge accéder à tous les lieux les plus en vogue. Une fois, il avait entendu monsieur Chopin jouer lors d’un 9


récital, et aucun mot ne fut suffisamment explicite ni élogieux pour faire saisir à Marie la prodigieuse magie qui l’avait marqué d’une étreinte indélébile. La jeune fille, peu tournée vers les arts, qui, dans sa contrée, occupaient une place insignifiante, développa au fil du temps son sens critique à travers les yeux d’Alfred, qui la tenait au courant de chaque nouveauté artistique du moment. Avec le temps, les visites d’Alfred avaient commencé à se faire plus rares, et Marie s’en était plainte. Il avait alors proposé à ses parents de lui trouver un poste de bonne d’enfants dans la capitale. Ainsi Marie avait-elle fait ses adieux à son village, pour suivre Alfred dans une aventure dont elle avait toujours rêvé. Son expérience de garde d’enfants sembla lui convenir un certain temps, mais, un jour qu’elle recevait son ami dans sa petite chambre, il avait soudain remarqué sur la table un certain nombre de feuillets noircis d’une petite écriture fine et soignée. Marie lui avait avoué qu’elle écrivait, parfois, des histoires pour chasser son ennui. Alfred avait demandé l’autorisation de les lire, et avait remarqué avec plaisir qu’elle avait une très jolie plume. Une idée lui était venue : il travaillait depuis peu à la création d’un nouveau journal, et il avait soumis à son rédacteur en chef la possibilité de publier un feuilleton quotidien afin de fidéliser le lecteur. Marie fut embauchée, et put bientôt quitter son premier poste pour se consacrer entièrement à l’écriture. Alfred était donc lié à elle par une amitié fraternelle dont les liens semblaient indéfectibles. Il atteignait à présent sa trentième année, et la décennie précédente 10


avait achevé de forger son caractère. Les récents troubles qui avaient éclaté en Europe lui avaient fourni l’occasion de laisser exploser son besoin farouche de militer pour la République, et ce révolutionnaire actif et engagé, après avoir fait sauter sa particule, avait participé brillamment aux barricades, et survécu par miracle à la fusillade du boulevard des Capucines. Le journal pour lequel il travaillait représentait pour lui beaucoup plus qu’un gagne-pain (gagne-pain au demeurant très mauvais en tant que tel) ; c’était une véritable tribune dans laquelle ses sentiments patriotiques pouvaient s’exprimer avec une illusion de liberté — lorsque la censure ne s’en mêlait pas. Accoudé à sa table de travail, la casquette vissée sur la tête et la plume à la main, il passait parfois discrètement son pouce sous son gilet, et s’amusait à tirailler l’élastique de ses bretelles. Ses vêtements populaires ne dissimulaient pas la noblesse de ses origines, et il y avait sur son visage tant de raffinement, et ses moindres gestes étaient si précis et si doux, que même lorsqu’il enroulait pensivement les bouts de sa moustache, il le faisait avec grâce. Marie tapa trois coups discrets contre la porte du rédacteur en chef, Victor Delamarre. Une voix tonitruante lui répondit d’entrer. — Ah, Marie, vous tombez bien ! brailla l’homme après avoir à peine levé les yeux sur elle. J’ai à vous parler. Il lui fit signe de s’asseoir, tira une longue bouffée sur son cigare, et reçut le paquet de feuillets que Marie lui

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présentait. Il fit mine de les parcourir, murmura « bien, très bien », et les jeta sur un coin du bureau. — Ma chère Marie, ou, devrais-je dire, mon cher Octave, puisque ce n’est pas à la jeune femme que je m’adresse, mais à l’écrivain… C’est lui-même qui avait imposé à Marie le pseudonyme d’Octave de Molreau. Il avait précisé que, par les temps qui courent, il n’était jamais superflu de se dissimuler sous une couverture anonyme, et la jeune femme n’avait pu lui donner tort. Malgré le peu d’implication que son poste exigeait (après tout, elle n’écrivait que des romans feuilletons, et ne contribuait à aucun article polémique) le seul fait d’être associée à un journal clairement libéral et révolutionnaire mettait sa vie en danger, selon les revirements politiques incessants et les rencontres désagréables qui pouvaient survenir n’importe quand, au détour d’une rue. Victor y avait bien sûr songé lorsqu’il avait engagé Marie, et il avait d’ailleurs fallu qu’Alfred la recommande chaleureusement pour qu’il cède. Mais Victor avait beau être un homme un peu rustre et vulgaire, il aimait laisser sa chance à ceux qu’il jugeait dignes de la saisir. Lui-même n’était parti de rien et avait gravi tout seul les échelons qui l’avaient mené à la création de ce quotidien. Il ne devait rien à personne, mais aimait que d’autres lui soient redevables. — Octave, vous n’ignorez pas que la rubrique qui vous est confiée influence considérablement les ventes, et peut mener à nous même des lecteurs peu convaincus. Rappelez-vous ce qu’on été les Mystères de Paris pour le Journal des débats, et les Trois Mousquetaires pour 12


le Siècle. Votre mission est tout aussi littéraire que publicitaire, dois-je vous le rappeler ? Or, je lis jour après jour votre feuilleton, et je n’y trouve rien qui puisse enflammer les foules. Votre Eugène est un jeune homme niais, qui n’est intéressé que par les intrigues amoureuses. Laissez le romantisme là où il est : entre la plume de monsieur de Musset, qui fait cela beaucoup mieux que vous. Transformez-moi ce personnage, faites-en un détective, confrontez-le au sang ! Donneznous des crimes abominables ! Marie ne s’attendait pas à cette suggestion, et c’est un peu hébétée qu’elle objecta : — Vous ne croyez pas que le peuple a eu sa part de sang ? Les gens en ont assez, ils ont besoin de rêver… — C’est là que vous vous trompez. Je ne vous parle pas de politique, ni de bons sentiments patriotiques : laissez cela à Lamartine et à Hugo. Après avoir vu tant d’abominations ces dernières années, le peuple, comme vous dites, n’a plus peur de rien, il est immunisé contre toutes sortes de passions. Laissez le crime politique, les massacres de masse, impersonnels, et inventez des crimes ciblés, des assassins à la Poe (Dieu ait son âme), je veux que les bourgeois frémissent dans leurs hôtels en écoutant vos récits, et qu’ils en redemandent, et qu’il fassent la queue devant la rédaction pour avoir la suite des aventures ! Sortez du lot, montrez-nous ce dont vous êtes capable ! Il leva ses yeux durs sur la frêle jeune femme qui lui faisait face ; serait-elle à la hauteur de ce qu’on attendait d’elle ? Victor Delamarre en était convaincu, il ne 13


pouvait pas s’être trompé. De plus, elle tenait suffisamment à ce poste qui, tout en lui garantissant des revenus corrects, la hissait sur le même pied d’égalité qu’Eugène Sue — du moins, si elle s’en donnait les moyens ! Marie était songeuse en prenant congé de son patron. Comme elle allait sortir, Alfred l’interpella et se proposa de la raccompagner. Il avait fini sa journée, et ses yeux brillaient encore de la gloire qu’il imaginait tirer de son dernier article. Ils sortirent ; elle prit son bras, et ils entamèrent leur marche à travers la capitale tout envahie du crépuscule. Déjà l’allumeur de gaz s’affairait à ses réverbères, tandis qu’ils dépassaient un groupe de vieilles lavandières qui rentraient du bateaulavoir, les doigts bleuis et engourdis par le froid qui les mordait jusqu’à l’os, et portant accrochés à leurs bras de lourds paniers de linge. Marie narra en peu de mots ce que Delamarre attendait d’elle. Son ami sourit. — Pourquoi pas, après tout ? Puisque c’est ce qu’il attend de toi. — Mais je ne me sens pas la force d’imaginer des choses atroces ! — Tu n’as pas besoin de les imaginer, inspire-toi de faits réels. Des meurtres abominables, ce n’est pas ce dont la capitale manque le plus ! Nous n’en évoquons que quelques-uns dans nos articles, mais si tu veux quelques histoires sordides, je saurai t’en fournir. Marie soupira. Cela ne l’enchantait pas, mais après tout, Alfred avait raison. Et puis, il n’y avait pas à discuter,

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les ordres venaient de plus haut, et c’est sa place qui était en jeu. Au détour d’une rue, une voiture les croisa à vive allure ; la tête d’un homme en sortit. Il cria quelques mots au cocher, qui parvint à stopper les chevaux. Le passager sortit précipitamment, courut vers eux en appelant Alfred. Le journaliste, surpris, eut besoin de quelques instants pour le reconnaître. — Octave ! Quelle surprise ! Les deux hommes se serrèrent la main chaleureusement. Puis, désignant Marie : — Je te présente… Octave. Comme l’homme la considérait avec curiosité, Alfred expliqua par quel hasard la jeune femme portait le même prénom que lui. — Je suis charmé, dit l’homme en prenant la main de Marie, qu’une si charmante femme pût porter mon prénom. Les deux amis discutèrent un instant. Octave de Sloncourt était très grand, svelte, et son élégance le classait parmi les dandys. Son long manteau noir cintré à la taille s’échancrait pour laisser apparaître une écharpe de soie grise, assortie à son chapeau, tandis que ses mains, gantées de blanc, s’appuyaient en ce moment sur une canne à pommeau d’argent. Les deux hommes échangèrent de leurs nouvelles ; Octave venait de séjourner six mois en province, au chevet d’une parente à l’agonie. Il avait suivi de loin les événements politiques récents, et su garder un avis assez neutre sur la question. Avant de partir, il donna à Alfred une carte 15


sur laquelle se trouvaient les coordonnées de l’hôtel où il logeait. Il ajouta que le lendemain il était invité à un repas dans une maison très renommée, et qu’il serait ravi qu’Alfred veuille bien l’accompagner. Puis, se tournant vers Marie, et s’inclinant bien bas devant elle : — Il va de soi que vous êtes la bienvenue. Je passerai vous prendre tous les deux vers sept heures au journal. Puis il retourna sur ses pas, remonta dans sa voiture, qui disparut au pas cadencé des chevaux. Marie, devant la soudaineté de l’invitation, n’avait pas eu le temps de refuser, mais déjà elle priait Alfred de bien vouloir l’excuser auprès de son ami le lendemain. Alfred refusa, argumentant qu’elle devait sortir, voir plus de monde. Et puis, Octave connaissait beaucoup de monde, on ne sait jamais, il pouvait y avoir des personnages intéressants. — J’ai bien déjà dû te parler de lui. Nous avons étudié ensemble. On murmure qu’il descend des Bourbons par sa mère ; j’ignore si c’est vrai, en tout cas, il ne semble pas s’en préoccuper. Il occupait aux dernières nouvelles un petit atelier dans la rue Poissonnière — il est artiste peintre. Il n’en vit pas, il n’en a guère besoin, sa fortune est suffisante. Il voyage beaucoup, et c’est une chance qu’il séjourne un peu à Paris. Profites-en pour faire sa connaissance, je suis sûr que tu n’auras pas à t’en plaindre. Il la laissa en bas de son immeuble. Marie, une fois dans sa chambre, poussa un long soupir et s’empara de quelques journaux qu’elle avait laissés traîner sur sa table de travail. Le Siècle… La rubrique faits divers 16


regorgeait en effet des crimes les plus sordides. Un, particulièrement atroce, relatait l’assassinat d’une vieille femme pendant son sommeil, lacérée de plusieurs coups de couteau. Avait-elle envie de détailler ce meurtre, de l’exagérer, afin de le rendre plus abominable qu’il n’était, à seules fins de servir de publicité au journal ? Quel public pouvait se repaître de ce genre de récits ? Elle réfléchit rapidement à ce qu’elle avait vu des barricades de quarante-huit, aux charrettes de cadavres qu’on avait baladées dans Paris, aux martyrs de la révolution, dont certains n’avaient pas quinze ans. Oui, le peuple était barbare. Elle rejeta le journal sur le coin de la table, puis décida d’aller se coucher.

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Chapitre II L’écriture des nouvelles aventures de son héros, devenu détective malgré lui, l’occupa toute la journée du lendemain. Pour le moment, il ne s’agissait que d’une entrée en matière. Le lectorat serait sans doute surpris de découvrir que cet amoureux éconduit, éternel romantique, dissimulait depuis le début sa véritable identité… Marie aimait cette liberté que lui laissait le feuilleton, souvent au mépris des vraisemblances. Bien sûr qu’elle enviait Eugène Sue, et Alexandre Dumas, comment Delamarre pouvait-il en douter ? S’il suffisait d’admirer quelqu’un pour s’octroyer son génie ! Comme elle rêvassait, à la recherche d’un bon mot qui puisse clore son chapitre de façon remarquable, elle réalisa qu’elle ne savait pas comment s’habiller pour la soirée. Il était évident qu’on attendait d’elle une certaine élégance, et, pour ne pas causer de tort à l’homme qui l’invitait, elle sortit et se rendit dans une boutique de la galerie de la Madeleine. Là, elle trouva une robe à taille longue, bleu foncé, qu’elle rehaussa plus tard d’une double rangée de perles. Pour la première fois depuis longtemps, elle apporta un soin particulier à sa préparation. Elle se poudra légèrement, se coiffa avec soin, agrémentant son chignon d’une fausse fleur d’ylang-ylang en papier de soie. Puis elle posa sur ses

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épaules une longue mante noire, enfila ses gants, et se rendit au journal. Alfred l’attendait en faisant les cent pas. Lui aussi était d’une élégance rare, accentuée encore par la tenue négligée des rédacteurs qui l’entouraient. Elle traversa le bureau en lui faisant un vague signe de loin, et posa devant Delamarre sa liasse de feuillets. Il s’en empara, la feuilleta lentement, et esquissa une espèce de sourire qui témoignait de sa satisfaction. N’en demandant pas davantage, elle suivit Alfred à l’extérieur. Ils n’attendirent pas longtemps : la voiture d’Octave apparut à sept heures pile, avec une ponctualité qui plut beaucoup à la jeune femme. Une portière s’ouvrit : — Montez, je vous en prie. Assise face à Octave, Marie eut tout le loisir de l’observer. Il était vraiment très grand. Son profil osseux se découpait sur les tentures noires du fiacre, tandis qu’il regardait par la fenêtre, comme à l’affût, et ses yeux bleu acier semblaient scruter le monde d’un regard acéré auquel rien n’échappait. Il portait les cheveux très courts, des favoris bruns encadraient son visage, et son absence de moustache laissait voir de fines lèvres pincées. Il se dégageait de sa personne un charme certain, une dignité toute particulière, et une élégance raffinée. Le trajet les mena jusqu’à l’autre bout de Paris, dans un quartier que Marie connaissait peu. Un superbe hôtel particulier se dressait au milieu d’une rue aux allures assez populaires. Déjà, quelques fiacres s’arrêtaient, laissaient descendre leurs passagers, repartaient ; toute 19


la haute bourgeoisie semblait s’être donné rendez-vous là. Ils furent introduits dans un salon immense dont la majesté, accentuée par les tentures pourpres qui encadraient les baies vitrées, provenait moins de l’ameublement que de la construction. En effet, les hauts plafonds ornés de bas-reliefs de plâtre s’arrondissaient en ogive au centre de la pièce, et faisaient écho aux fenêtres en arcade. On aurait cru une ancienne église romane. La pierre blanche des murs reflétait les teintes des quelques lampes au verre coloré que l’on avait dispersées aux quatre coins de la pièce. Un piano de chez Érard, pudiquement dissimulé par un paravent, semblait attendre un invité, sous le regard étrange d’une jeune fille un peu frêle qu’un artiste avait immortalisée dans l’éclat de sa jeunesse, et qui souriait à tout jamais, bien en place dans son cadre de bois doré. Leurs hôtes étaient un charmant couple d’une cinquantaine d’années. Lui, Gustave de Solniac, était banquier. Il avait, en plus de ses revenus assez considérables, touché une dot plutôt conséquente, son épouse étant issue d’une famille particulièrement fortunée. Ils recevaient chez eux tous les mardis soirs, et il se murmurait que tout artiste un peu à la mode se devait de fréquenter la maison assez régulièrement s’il voulait avoir une chance d’être reconnu. C’est ce qui avait poussé Octave à s’inviter tous les mardis. Il ne s’occupait pas de gagner de l’argent, car sa fortune était suffisamment importante pour lui permettre de vivre, mais la reconnaissance de son talent avait le mérite de flatter son orgueil et de le faire connaître dans la société. 20


Marie se sentait bien modeste, et bien peu à sa place en ce lieu si raffiné. Alfred finit par la rassurer, en lui soutenant que toute la masse bourgeoise concentrée ici ne rivalisait en rien avec son intelligence, et que la seule chose qui les distinguait était sans doute l’argent avec lequel ils étaient nés, et dont ils ne savaient que faire, et sans doute quelques vieilles coutumes de savoir vivre héritées d’une aristocratie obsolète. Forte de ce raisonnement, Marie prit de l’assurance et considéra qu’en effet elle avait sa place — si tant est que deux journalistes à la solde d’une feuille férocement républicaine eussent leur place dans le salon d’un couple dont le nom s’ornait d’une particule. Il est évident qu’aucun d’eux ne jugea utile de divulguer le nom du lieu où ils travaillaient. Octave fut bientôt abordé par un jeune homme d’apparence assez introvertie, plutôt chétif, et un peu efféminé. Le manque de précision dans ses gestes et sa démarche trahissait impitoyablement son malaise. Alfred le reconnut et chuchota à l’oreille de Marie : — Monsieur de Tétignant. Poète maudit, se revendiquant du romantisme. Du romantisme façon jeune Werther, est-il besoin de préciser ? Un homme capable de sacrifier sa vie à un amour malheureux. Puis il ajouta avec une pointe d’ironie : — À croire que ce monsieur, malgré son air de supplicié, est heureux en amour, car, jusqu’à preuve du contraire, il est toujours en vie. — Tu ne sembles pas l’aimer beaucoup ? Alfred soupira. 21


— C’est lui qui ne m’aime pas. Il voue une admiration sans bornes à Octave, qui y est totalement hermétique. Il aime Octave autant qu’il me déteste. Je suppose qu’il est jaloux de notre amitié. Qu’importe, il est d’un ennui que tu n’imagines même pas. Et figure-toi qu’il s’affiche au bras de cette courtisane, là-bas, qui est son opposé comme le jour à la nuit. Il paraît que c’est la nièce de madame de Solniac, mais je n’en sais pas plus. Marie chercha des yeux la courtisane en question. Il est vrai qu’elle formait avec lui un contraste étonnant. Mademoiselle de Sertignat était haute en couleurs, parlait fort, souriait et buvait beaucoup. D’une beauté presque insolente, un accident sans doute la condamnait à porter un bandeau sur l’œil droit, ce qui lui donnait un air un peu guerrier sans toutefois rien enlever à son charme. Ses cheveux dénoués l’entouraient d’un long châle d’or. Elle était outrageusement maquillée, et portait une robe très près du corps, qui mettait en valeur ses formes avantageuses. Où que l’on se trouvât dans la pièce, il était impossible d’échapper à son rire ou à ses exclamations. Marie avait rarement observé tant de beauté mêlée à tant d’arrogance — tant de douceur et de vulgarité. Le repas fut aussi fastueux qu’ennuyeux. On y mangea en quantités démesurées, on y but plus encore, et quelques-uns des artistes présents proposèrent de partager leurs créations. On joua du piano, on chanta, et monsieur de Tétignant affecta de se faire prier pour déclamer quelques vers, empreints d’une mélancolie jugée par Marie trop excessive venant d’un jeune 22


homme qui jouissait de tous les privilèges de sa naissance. Sitôt le dessert terminé, certains convives se levèrent et prirent congé avec respect. — Vraiment, vous ne voulez pas rester plus longtemps ? insistait madame de Solniac. — Non, je vous assure, ces sottises-là ne sont plus de notre âge. En l’espace de quelques minutes, le salon se vida singulièrement. Marie s’en étonna. Octave, qui s’était approché sans qu’elle le remarque, lui murmura à l’oreille : — C’est qu’il va se passer des choses singulières, et que tout le monde ne cautionne pas. Intriguée par tant de mystères, Marie n’insista pas, et attendit la suite des événements. Ils n’étaient plus qu’une dizaine lorsqu’un domestique apporta le café. Mademoiselle de Sertignat ne put réprimer son enthousiasme en voyant arriver les tasses en porcelaine. Chacun attendit que tous fussent servis pour goûter au breuvage. C’était infect. — Seigneur ! s’écria Octave, est-ce ce fameux café qui est en train de tuer monsieur de Balzac ? — Taisez-vous donc, l’interrompit la jeune femme, il a plus de vertus que vous ne pouvez imaginer. Après la dégustation, madame de Solniac disparut un instant dans son cabinet de toilette. Elle en revint bientôt, sobrement vêtue d’une robe noire austère, dont le col fermé de plusieurs boutons disparaissait sous un châle de la même couleur. De toute évidence, quelque chose se préparait. En quelques minutes à peine, la table 23


était desservie, poussée contre le mur, tandis que deux domestiques portaient les chaises des convives au centre du salon, autour d’un petit guéridon d’ébène. On éteignit les lampes à gaz, pour ne laisser que quelques candélabres disposés avec une certaine logique géométrique dans la pièce. Madame de Solniac prit en main le déroulement des opérations. Posant le bout de ses dix doigts sur le guéridon, elle encouragea ses invités à faire de même. Après quelques hésitations, Marie, cédant à un regard d’Alfred qui semblait dire : « Qu’est-ce qu’on risque ? » posa comme les autres ses doigts autour de la table. Pendant de longues minutes, il ne se passa rien. Puis madame de Solniac, qui semblait jusque-là s’être concentrée intensivement, prit la parole, dans une langue incompréhensible. Sa voix paraissait changée, elle avait soudain une puissance qu’on ne lui aurait pas soupçonnée un quart d’heure auparavant. — Que se passe-t-il ? chuchota Marie à l’attention d’Octave. — C’est ce que l’on appelle du spiritisme. Cette science nous vient des États-Unis, et a été étudiée avec beaucoup de sérieux par un chercheur lyonnais, qui en a enseigné lui-même la technique à madame de Solniac. Croyez-moi, d’ici quelques années, tout Paris sera submergé par cette mode. Les adultes ne sont jamais que de grands enfants qui aiment par-dessus tout se faire peur. Marie avait des doutes. Elle ne comprenait rien à ce qui se passait sous ses yeux. Comme elle avait retiré ses 24


mains du guéridon, madame de Solniac la toisa d’un œil sévère et froid, tellement en contradiction avec la douceur de sa personne, que Marie en frémit, et replaça bien vite ses doigts. C’est alors qu’il se passa quelque chose d’inhabituel. Un gémissement rauque se fit entendre, et, tout doucement, de façon presque imperceptible, le guéridon sembla frémir. Le plateau commença à trembler lentement, puis de plus en plus vite, et eut l’air de se soulever. Marie regarda instinctivement les pieds du guéridon : ils ne touchaient plus terre. C’était à n’y rien comprendre. — Madame de Solniac est une prestidigitatrice ? demanda-t-elle discrètement à Octave. Un peu agacé par sa naïveté, il répondit sèchement : — Médium ! Elle communique avec les morts ! Cela fit à Marie la sensation d’une douche glacée. Elle s’était crue à un spectacle de magie, et voilà qu’elle parlait aux fantômes ! Spiritisme… Oui, à présent cela semblait plus clair : communication avec les esprits. Elle n’avait jamais entendu parler de ces séances auparavant, et n’imaginait même pas que cela pût exister. Il faut dire que la chose faisait sa place discrètement en Europe, dans les salons bourgeois, et n’avait pas encore atteint son heure de gloire. Madame de Solniac en semblait coutumière, et rien ne paraissait l’impressionner. Elle posait des questions à des entités invisibles qui semblaient lui répondre, et Marie était tellement abasourdie qu’elle ne savait même pas si elle devait être effrayée ou fascinée.

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Lorsque la séance prit fin, un domestique vint rallumer les lampes, éclairant peu à peu les convives dont les émotions étaient pour beaucoup imprimées sur le visage. Mademoiselle de Sertignat, si vive une demiheure plus tôt, était bien silencieuse, et il sembla à Marie qu’elle tremblait un peu. Monsieur de Tétignant avait l’air profondément impressionné, tandis qu’un gros monsieur à moustaches blanches, un peu guilleret, tassait sa pipe, l’air satisfait, comme s’il avait accompli un devoir. Madame de Solniac ne dit pas un mot, rangea son matériel comme si elle était seule, et se retira dans sa chambre. — Ce ne sera pas pour ce soir, commenta un convive. — Qu’est-ce qui n’est pas pour ce soir ? s’enquit Marie, indiscrète malgré elle. L’homme ne répondit pas. C’est monsieur de Tétignant qui se mêla à la conversation et précisa : — Nous ne sommes pas entrés en contact avec la personne que nous attendions. Il semblerait que certains ne soient pas disposés à l’accueillir. Et, tout en faisant cette réflexion, il regardait mademoiselle de Sertignat avec mélancolie. Marie n’insista pas pour en savoir davantage. Octave cependant crut opportun d’ajouter, sur un air de mystère : — Il est des fantômes qui ne se bousculent pas au guéridon. Peut-être sont-ils trop fous pour se savoir morts. Les invités sortirent peu à peu, silencieux comme un convoi funéraire. Marie et Alfred acceptèrent 26


l’invitation d’Octave de les reconduire. Il ne fut fait aucun commentaire. Octave fut taciturne durant tout le trajet. Il leur donna néanmoins rendez-vous pour le mardi suivant. Ils se quittèrent devant l’immeuble de Marie ; Alfred continua à pied, et Octave disparut dans l’obscurité du fiacre, qui s’enfonça dans la nuit.

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Chapitre III Marie eut une nuit agitée, un peu étrange, toute en doutes et en interrogations. Que peut-on bien penser lorsque toutes nos convictions les plus profondes sont balayées et remises en cause en quelques minutes ? Comment réagir lorsque s’imposent les réponses à des questions que l’on ne s’était jamais posées ? Marie n’était pas préparée à ces événements. La question de la vie après la mort l’avait déjà effleurée, bien sûr, mais pas de cette façon, jamais. Était-ce un canular ? Madame de Solniac n’avait pas l’air d’une femme crédule, encore moins d’une manipulatrice. Mais quel jugement porter sur des gens presque inconnus, quand on s’aperçoit que le monde tel que nous le connaissons n’est pas celui que l’on croyait ? Au petit matin, Marie se leva fatiguée, mais, peut-être parce que le jour lui avait redonné des forces et avait balayé ses craintes, elle envisagea les choses sous un aspect neuf. Le premier choc émotionnel dissipé, elle entrevoyait à présent les incroyables possibilités que lui révélait la situation. Ainsi, on pouvait communiquer avec les défunts ? Finalement, quoi de plus rassurant, quoi de plus réjouissant que de conserver un lien avec des proches que l’on croyait avoir perdu à jamais ? N’était-ce pas finalement une sorte de possibilité

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d’immortalité qui lui avait été révélée la veille au soir dans ce salon ? Ses réflexions furent interrompues par des coups frappés à la porte. C’était Louise, la petite voisine de palier. Marie s’oubliait parfois à la surnommer affectueusement « la petite », malgré ses vingt-trois ans, en raison de sa constitution fragile qui lui donnait l’air d’un enfant. Un peu trop pâle, les cheveux d’une blondeur fade, un peu trop maigre, Louise accusait une santé fragile. Mère célibataire, rejetée, solitaire, elle élevait un petit garçon de cinq ans qui avait hérité de sa constitution. Elle effectuait de petits travaux de couture pour subsister, et quelquefois Marie lui avait sauvé la mise lorsque la logeuse, trop impatiente, avait usé de menaces pour réclamer ses loyers. Ce matin-là, Louise paraissait bouleversée, et cela mettait un peu de vie dans son regard terne. — Marie, vous ne savez pas ce qui s’est passé ? On a retrouvé une femme, assassinée, au coin de la rue ! Les enquêteurs sont sur place, c’est un carnage ! Marie n’hésita pas une seconde, elle se précipita dehors, sans chercher à savoir si elle était en proie à une curiosité malsaine ou à un besoin d’information. Elle dut fendre la foule pour s’approcher du corps. Les badauds, accourus en masse, paraissaient bouleversés par ce qu’ils voyaient. Certains détournaient la tête, écœurés, d’autres poussaient des cris ; une femme faillit perdre connaissance. Les enquêteurs les repoussaient,

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leur demandaient de partir, mais leurs injonctions restaient sans effet. Le corps était étendu sur le pavé, juste à l’intersection de deux rues. C’était une femme, jeune, en haillons. Ses yeux grands ouverts et un peu révulsés étaient déjà recouverts d’un voile opaque, et ses chairs se teintaient de nuances bleutées. Son visage avait été lacéré de plusieurs coups de lame réguliers. Ses poignets et ses chevilles portaient des traces de lien, et sa jambe droite était si violemment fracturée qu’elle formait un angle inhabituel. Elle paraissait très jeune, et l’expression figée sur son visage avait quelque chose d’effroyable : on devinait non seulement qu’elle avait beaucoup souffert, mais qu’elle avait éprouvé une terreur, une épouvante, qui était sans doute à l’origine de sa mort ; en effet, aucune de ses blessures ne paraissait fatale — son décès fut attribué à une défaillance cardiaque. Les enquêteurs étaient perplexes. Marie ne cherchait pas à en savoir davantage, elle rentra chez elle. Louise était toujours là, visiblement bouleversée. Après quelques mots apaisants, Marie l’encouragea à aller se reposer, et proposa de garder le petit Augustin en attendant qu’elle aille mieux. Le petit s’assit sans rien dire, avec un livre d’images qu’il avait apporté, et Marie ne l’entendit pas de la matinée. Sans attendre, elle se mit au travail. L’événement sinistre qui s’était déroulé à l’angle de sa rue lui fournirait matière à écrire. Elle se surprit ellemême de la façon dont elle relatait la scène ; elle était tellement absorbée par la recherche du mot juste, de la 30


description parfaite, qu’elle n’éprouva ni émotion ni répugnance. Plus improbable encore, elle mit dans la bouche de son détective des détails et des hypothèses à la limite du supportable, sans s’émouvoir davantage. Alfred avait raison, l’exercice paraissait plus simple lorsqu’il consistait à relater des faits réels. Mieux : c’était un parfait exutoire. Durant trois heures, elle s’appliqua sur sa copie, relut, corrigea, raya, tout absorbée à sa tâche. Elle marqua une pause pour observer Augustin. Elle l’avait oublié. Il était tellement silencieux, et semblait tellement sérieux, du haut de ses cinq ans, qu’on ne sentait pas dans la pièce la présence d’un enfant. Assis, toujours le livre sur les genoux, qu’il regardait pour la millième fois sans avoir l’air de s’en lasser. Marie remarquait pour la première fois à quel point son teint était pâle et ses orbites creusées. Délaissant ses corrections, elle se leva, le prit par la main, et lui proposa une promenade au grand air. C’est au jardin du Palais Royal que Marie fut le plus frappée par la différence de cet enfant. Tandis que les autres petits de son âge s’amusaient bruyamment, jouaient aux barres ou à la marelle, Augustin restait calme, assis sur un banc. Marie dut lui faire signe d’aller jouer avec les autres. Il hésita un moment, comme s’il voulait s’assurer de son consentement, puis se mêla aux autres en traînant les pieds. Quelques minutes plus tard, il était intégré au jeu et semblait y prendre un réel plaisir. Marie se sentit un peu soulagée : l’enfant n’avait pas de retard intellectuel, comme elle était tentée de le croire, 31


et son comportement étrange était sans doute la conséquence logique de son isolement. Seul avec sa mère, il ne côtoyait que rarement les enfants de son âge, et sa maman, toujours occupée à gagner de quoi subsister, n’avait que peu de temps à lui consacrer. Marie se promit de l’emmener davantage au parc à l’avenir.

Le mystère de la mort de cette jeune femme ne fut jamais élucidé. Comme le cadavre avait fini par être identifié, on apprit qu’il s’agissait d’une aliénée de la Pitié Salpêtrière, dont on avait perdu la trace quelques jours auparavant. L’émotion s’était calmée alors dans le voisinage ; sans doute avait-on estimé qu’elle était moins dangereuse morte que vive. On fit les spéculations les plus insensées sur son assassinat et, tandis que les enquêteurs s’embourbaient dans des théories invraisemblables, Eugène, le détective de papier, menait des investigations parallèles, figure imaginaire d’un monde imaginaire et qui avait volé au monde réel un de ses plus étranges cadavres. La jeune femme fut inhumée dans la fosse commune, et l’on n’en parla plus. On ne fit pas tout de suite le rapprochement entre ce meurtre et celui qui survint deux semaines plus tard. Le mode opératoire était différent, le quartier n’était pas le même, et la victime était un jeune homme d’environ vingt-cinq ans, manutentionnaire, à qui on avait brisé les bras et les jambes, et arraché une oreille, avant de le 32


laisser pour mort, la nuque brisée suite à un coup d’une violence inouïe porté à l’aide d’un objet contondant. Aucun point commun entre les deux crimes. La seule à y voir une corrélation fut Marie, non par logique, mais par nécessité : son détective imaginaire lui réclamait des cadavres, elle lui en fournissait, et les similitudes qu’elle imaginait entre les deux victimes n’étaient qu’alibis littéraires. Victor Delamarre se montrait satisfait de la tournure que prenait le roman-feuilleton ; les meurtres avaient suscité la curiosité et l’indignation des Parisiens, et, frustrés par le piétinement de l’enquête officielle, ils assouvissaient leur besoin de vérité dans la lecture des explications toutes fictives d’Eugène. Le détective qui n’existait pas leur livrait plus de satisfaction que les policiers qui faisaient honnêtement leur travail, et qui se trouvaient confrontés à des obstacles qui ne pouvaient contrarier Eugène. Un soir qu’elle venait de déposer les derniers rebondissements de son enquête sur le bureau de Delamarre, Marie, en sortant du bâtiment, se trouva nez à nez avec Octave. Elle ne l’avait pas revu depuis la séance de spiritisme, et plusieurs fois Alfred l’avait informée d’invitations qu’elle avait poliment refusées. Elle ne put s’expliquer pourquoi elle fut si agréablement surprise de le croiser. Il lui baisa la main galamment, et l’invita à monter dans sa voiture. — Les rues ne sont pas sûres, et j’ai des scrupules à vous savoir rentrer seule tous les soirs, dit-il un peu plus tard en guise d’explication. 33


— Vous n’êtes pas venu uniquement pour cela je suppose ? Les rues ne sont pas plus dangereuses ce soir qu’elles ne l’étaient hier. — Je ne sais pas, répondit-il d’un air pensif. Puis, sans transition : — Je suis avec beaucoup d’intérêt votre feuilleton. Vos hypothèses sont intéressantes. Écoutez, je me demande s’il n’y a pas un moyen de faire la lumière sur ces affaires. Vous allez me prendre pour un marginal… Pourtant, il serait si simple de faire parler les principaux intéressés… — Que voulez-vous dire ? Vous connaissez des témoins ? — Pour être exact, je pensais aux victimes. Marie dévisagea Octave longuement. Sur son long visage aux traits si nets, une ombre avait passé. Ses yeux changeants témoignaient d’une vive émotion, qu’il parvenait à contenir grâce à un flegme étudié. — Vous pensez aux séances de madame de Solniac ? Le visage d’Octave se décrispa un peu, et il sourit. — Vous m’avez compris. Marie ne sut pas vraiment pourquoi elle avait accepté. Peut-être par curiosité, peut-être simplement parce qu’elle voyait Octave sourire pour la première fois, et que cet homme l’intriguait au plus haut point. Ou peutêtre avait-elle envie de connaître les victimes et d’entendre ce qu’elles avaient à dire. Rendez-vous fut pris pour le lendemain, sept heures précises, devant le journal.

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Chapitre IV Marie accepta la main que lui tendait Octave, et se hissa dans la voiture. Comme ils se mettaient en route, elle interrogea, surprise : — Nous n’attendons pas Alfred ? Octave répondit gravement : — Je ne pense pas que ce soit nécessaire. Alfred est quelqu’un de rationnel, et je n’ai pas l’impression que ces séances lui plaisent particulièrement. D’ailleurs, je vous saurai gré de ne pas lui en parler. Et puis, cette affaire ne le concerne pas, il est journaliste politique avant tout. — Pourquoi ces meurtres vous intéressent-ils ? — Ce ne sont pas les meurtres, mais la personnalité du meurtrier qui me fascine. — Vous pensez donc que ces deux histoires sont liées ? — Vous ne le pensez pas ? — Je ne sais pas. Mais rien ne semble lier les victimes, le mode opératoire est différent, il n’y a pas de mobile apparent… — Cette absence de mobile ne constitue-t-elle pas un premier point commun ? Marie n’était pas convaincue. — C’est drôle, conclut Octave. C’est vous qui avez imaginé ce lien. Or, vous êtes la seule à ne pas y croire !

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— C’est que je suis la seule à être consciente du fait que cette théorie ne repose sur rien, que je l’ai imaginée de toutes pièces pour les besoins de mon manuscrit. Le salon était déjà plein lorsqu’ils arrivèrent. De toute évidence, l’engouement pour ces séances allait croissant et faisait régulièrement de nouveaux adeptes. Monsieur de Tétignant accueillit Octave avec un plaisir non dissimulé, tandis que mademoiselle de Sertignat semblait en proie à une excitation démesurée. — Monsieur de Sloncourt, on désespérait de vous revoir ! Puis, à mi-voix, elle ajouta rapidement : — Il se passe des choses de plus en plus intéressantes ici ! Madame de Solniac a reçu la semaine dernière une lettre de monsieur Hugo. Figurez-vous que le grand homme est en communication permanente avec sa pauvre fille, la petite Léopoldine, qui est morte si jeune. Dans sa lettre, il nous remercie vivement d’aider à promouvoir cette science en Europe, et nous encourage à tenir des séances chaque fois plus longues et plus poussées. — Cela tombe très bien, car j’ai pensé à une hypothèse, mais seule madame de Solniac pourra me donner son avis. Marie avait beaucoup de mal à se mêler aux conversations lorsqu’elle connaissait mal les gens. Tout ce monde l’intimidait, et, délaissée par Octave, elle n’osait aborder directement les invités. Aussi, pour tromper son ennui et se donner une contenance, elle se mit à inspecter minutieusement les objets qui décoraient 36


la pièce, sans se douter une seule seconde de l’impolitesse que cela pouvait représenter. Elle admirait particulièrement les peintures en trompe-l'œil que les bourgeois faisaient peindre sur les murs pour imiter les richesses de la noblesse, et les bas-reliefs en plâtre inspirés de natures mortes classiques. Elle trouvait étonnant qu’on puisse si ostensiblement imiter le luxe qui faisait défaut sans pour autant se couvrir de ridicule. La table regorgeait de menus objets absolument inutiles, et qui n’étaient là que pour montrer qu’on avait les moyens de se les offrir. Ainsi, les ronds de serviette auprès de chaque assiette étaient finement ouvragés et portaient les initiales des maîtres de maison ; les couverts brillants étaient en surnombre, et beaucoup ne serviraient pas. Le lustre en cristal de Bohême semblait un meuble à lui tout seul. Marie admirait les napperons, touchait du doigt les corbeilles de fleurs, et imaginait les mêmes dans son appartement. Elle voyait du coin de l’œil Octave, près de la fenêtre, en discussion animée avec madame de Solniac. La conversation paraissait agitée, et Octave semblait faire son possible pour rester courtois. De temps en temps, il jetait un regard à Marie, puis reprenait la conversation, comme pour faire diversion. Au bout d’un moment, n’y tenant plus, il demanda poliment à son hôtesse de bien vouloir l’excuser, se dirigea d’un pas vif vers Marie, qu’il saisit sans ménagement par le coude pour l’entraîner plus loin.

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— Vous allez arrêter, oui ? Vous me faites honte à fouiner ainsi partout, on dirait une mendiante qui entre pour la première fois de sa vie dans un magasin ! Marie se sentit rougir jusqu’aux oreilles. Elle avait eu l’impression d’être seule, perdue qu’elle était dans ses réflexions, et n’avait pas songé un seul instant que d’autres qu’Octave eussent pu l’observer. Cependant, madame de Solniac n’avait pas l’air d’en être affectée. Sans doute même devait-elle se sentir flattée qu’enfin quelqu’un admire avec sincérité le mal qu’elle s’était donné pour la décoration. — Venez, dit soudain Octave, nous partons. — Quoi ? Je vous assure que je ne recommencerai pas ! — Il n’est pas question de vous. Nous n’avons plus rien à faire ici. Ils prirent congé et sortirent. Ce n’est qu’une fois installé dans le fiacre qu’Octave laissa sa colère exploser. Il donna un violent coup de poing dans la porte, qui fit un peu tanguer le véhicule. — Quelle vieille... ! commença-t-il enfin, en accompagnant son début de phrase d’un geste violent de sa canne. — Enfin, que se passe-t-il ? — La séance de ce soir n’aura pas lieu. Madame de Solniac refuse d’en faire à nouveau tant que les gens y montreront une excitation malsaine. Elle dit que, par les temps qui courent, les curieux qui se livrent à ce genre de jeux ont tellement de peur en eux, qu’ils pourraient sans le vouloir faire venir des âmes tourmentées et, de ce fait, dangereuses. Elle m’a cité le cas d’une jeune 38


fille qui était devenue démente suite à une séance de spiritisme. Elle soutient que toute âme est bienveillante si elle est bien accueillie, mais que si parmi l’assemblée une seule personne est hostile, alors les réactions du fantôme peuvent être imprévisibles. — Elle nous croit hostiles ? — Je ne pense pas que cette remarque nous soit adressée en particulier. — Mais lui avez-vous dit que nous comptions sur ses compétences pour entrer en contact avec les victimes d’assassinats ? — Justement. Selon elle, les faits sont trop récents. Les victimes sont encore tout imprégnées de haine et de colère ; peut-être même n’ont-elles pas encore compris qu’elles étaient mortes. Pour résumer, c’est trop dangereux. Marie était impressionnée. Non parce qu’elle venait de découvrir le danger potentiel de ces séances, mais plutôt par la colère qu’elle lisait sur les traits d’Octave. Elle n’osait même pas imaginer ce qui en aurait été s’il avait été vraiment furieux. Ses yeux avaient viré au noir, son visage en semblait davantage creusé. Plus que de la colère, c’est de la méchanceté qui enflammait son être. Comme elle commençait à reconnaître les rues de son quartier : — Laissez-moi là ! demanda-t-elle. — Non. Il n’en est pas question. C’est dangereux. Le ton était si injonctif que Marie n’osa rien ajouter. Elle attendit que le fiacre fut en bas de chez elle pour prendre congé d’Octave. 39


— Faites attention à vous, murmura-t-il sans plus de cérémonie.

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Chapitre V Marie fut plusieurs jours sans avoir de nouvelles d’Octave. Elle ne raconta pas à Alfred leur soirée chez madame de Solniac, et Alfred n’aborda pas le sujet. Il semblait évident que le spiritisme ne l’intéressait pas. Les deux jeunes gens continuaient à se voir régulièrement, et un soir, comme ils rentraient d’un dîner en ville, ils furent alertés par des cris. A deux rues de là, un petit attroupement commençait à se former. Une femme faisait les cent pas en se tordant les mains, tandis qu’une autre poussait sans discontinuer des hurlements de terreur. Marie, animée d’une pulsion qu’elle ne contrôla pas, se précipita sur les lieux. Elle ne vit d’abord que le sang, qui se répandait en une mare épaisse qui allait grossissant, avant de s’écouler par filets dans le caniveau. Les badauds, dont certains avaient pataugé dedans jusqu’aux chevilles, piétinaient le trottoir, maculant le pavé et effaçant tout indice potentiel. Alfred, usant des coudes, parvint à se frayer un passage jusqu’au corps. Ce qu’il vit l’épouvanta, mais ce fut en vain qu’il tenta d’empêcher Marie de regarder. La femme qui était étendue là appartenait selon toute vraisemblance à la petite bourgeoisie. Elle portait une élégante robe de laine sombre, ses joues étaient fardées et son chignon sophistiqué. Son visage et ses bras avaient été lacérés de petits coups de lame 41


symétriques, comme on avait pu en observer sur la première victime. Elle portait une importante plaie à la tête, d’où s’échappait l’hémorragie. Enfin, un bandeau de soie rose qui avait glissé sur sa joue laissait apercevoir une paupière fermée sur une orbite vide. Marie poussa un cri : — Mademoiselle de Sertignat ! Alfred était atterré ; en effet, il s’agissait bien de la courtisane. Les gendarmes furent sur place en peu de temps, et, tout en écartant les badauds, ils tentaient d’en recueillir les témoignages. Mais il fallait se rendre à l’évidence : personne n’avait rien vu — ou du moins, personne ne voulait rien dire. Alfred raccompagna Marie, sous le choc, et ils décidèrent d’aller dès le lendemain voir monsieur de Tétignant afin de l’interroger et de s’assurer de sa santé. La jeune femme passa une nuit sinistre. Elle n’était pas une intime de mademoiselle de Sertignat, mais son sort l’avait néanmoins émue au plus haut point. De plus, il y avait quelque chose de déroutant et de terrifiant à connaître la victime : jusqu’ici, elle avait su garder un certain détachement à la vue de cadavres anonymes, et ne se sentait que peu concernée par les événements. La découverte de ce cadavre connu avait eu pour conséquence de lui rappeler que tout ceci était bien réel, et qu’elle-même n’était pas à l’abri. Le lendemain, c’est elle qui frappa chez Louise pour trouver un peu de réconfort. La jeune femme était déjà au courant ; tout le quartier ne parlait que de ce crime. 42


Louise rapportait les détails qu’elle avait entendus le matin même, et qu’elle s’était fait raconter plusieurs fois. Marie la supplia de se taire : ces horreurs, elle les avait vues elle-même de ses propres yeux, et il n’était pas nécessaire que le petit Augustin eut à subir ce récit atroce. — Il paraît que cette fois, c’était une bourgeoise. Il n’y a bien que devant la mort que les gens sont égaux, finitelle par conclure. Il était près de onze heures lorsqu’Alfred et Marie se présentèrent chez monsieur de Tétignant. Ils eurent du mal à convaincre le domestique de les laisser entrer ; « monsieur n’y est pour personne » avait-il affirmé, précisant que depuis le matin ils étaient le quatrième groupe de visiteurs à se présenter. Mais malgré ses efforts, il ne put leur barrer la route. Ils trouvèrent le poète en robe de chambre, l’œil vague, l’air un peu hagard. Il ne daigna pas se lever pour les saluer. Alfred lui présenta ses condoléances, qu’il accepta avec fatalité. À force de patience et de douceur, ils arrivèrent à lui faire prononcer quelques paroles. Il avait vu la défunte la veille, ils avaient passé l’après-midi ensemble, et il était encore avec elle quelques heures avant ce terrible drame. À vrai dire, ils s’étaient disputés. De retour du Palais Royal, la demoiselle avait fait un caprice concernant un bijou qu’elle avait réclamé, et que le jeune homme lui avait refusé, faute de moyens. Elle l’avait raillé sur sa condition de poète médiocre, 43


ajoutant que talent et richesse allaient de pair. Blessé dans son orgueil, il l’avait priée de quitter son fiacre, qui sans doute n’était pas assez luxueux pour elle. Elle était descendue sans l’ombre d’une hésitation. Il ne devait jamais la revoir. Le jeune homme acheva son récit avec des larmes plein les yeux. — C’est ma faute ! s’écria-t-il avant d’éclater en sanglots. Alfred et Marie écourtèrent ce pénible entretien en prenant congé. — Pauvre homme ! conclut Alfred en traversant la rue. Le voilà rongé par la culpabilité. — Oui, et cette femme qui sans doute n’aurait dû être qu’une anecdote dans sa vie sera pour toujours source de regrets éternels. J’imagine qu’elle n’a jamais été si importante à ses yeux. Il lui gardera pour toujours une place dans son fiacre. — À moins qu’il ne l’ait assassinée... Marie stoppa net. Elle considéra son ami avec une pointe d’étonnement : — Voyons, tu n’es pas sérieux ? — Et pourquoi non ? Après tout, chez un artiste sensible comme peut l’être ce Tétignant, tuer quelqu’un qui a blessé son orgueil peut s’apparenter à de la légitime défense... Puis il ajouta, avec dans la voix un brin de malice probablement un peu déplacé : — Qu’en penserait Eugène, le détective de papier ?

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Marie eut un air vaguement méprisant lorsqu’elle s’écria : — Tu ne vas pas t’y mettre ! Bien sûr, la suggestion était tentante, et sans doute les lecteurs se seraient-ils passionnés pour cette version des faits, mais Marie n’était pas sans cœur au point de risquer de peiner un jeune homme en deuil en insinuant sa culpabilité, et, même si son récit restait de l’ordre de la fiction, le principal intéressé en serait obligatoirement blessé. Cependant, comme s’y attendait Alfred, elle ne se priva pas complètement de cette source d’inspiration opportune, et décrivit sans ménagement le cadavre qu’elle avait pu observer de ses yeux. Elle prit soin de changer l’identité de la victime, mais son récit n’en révolta pas moins ceux qui l’avaient connue. Elle ne fut pas réellement surprise de recevoir Octave quelques heures après la parution de son épisode. — La mort vous inspire, décidément. — C’est mon métier, répondit sèchement Marie, je ne vous demande pas de l’apprécier. — Je ne vous blâme pas, au contraire. Il faut un sacré sens de l’observation pour noter de si lugubres détails sans se laisser submerger par l’émotion. Rien ne vous échappe. Il hésita un instant avant de demander avec une grande douceur, tout en tapotant le pommeau de sa canne : — Qu’avez-vous vu, Marie ? — Relisez mon texte, tout y est. — Réfléchissez bien, c’est important. Je ne vous demande pas de me répéter ce que vous avez écrit, mais 45


ce que vous avez vu et que votre cerveau a occulté. Il y a forcément des choses qui vous ont traversé l’esprit, que vous avez renoncé à analyser, et qui pourraient nous servir d’indices. — Non, je ne vois pas, laissez-moi tranquille, vous me mettez mal à l’aise. Octave proposa une promenade ; Marie accepta. Rester enfermée avec cet homme impénétrable la crispait un peu, elle avait besoin de respirer. Elle décida de profiter de l’occasion pour sortir le petit Augustin. Octave resta sur le seuil tandis que Louise lui passait son manteau, puis ils partirent tous les trois. Ils traversèrent la place Vendôme, et s’arrêtèrent un instant sur un banc pour que l’enfant puisse jouer un peu. — Quel manque de vie chez ce petit ! C’est exaspérant ! s’écria soudain Octave. Sa mère est-elle déjà morte pour avoir engendré un fantôme ? — Je ne vous permets pas ! Vous devriez avoir honte de manquer de respect à un enfant qui n’a pas eu la chance de jouir des privilèges de votre naissance. Décidément vous êtes insupportable. Allez-vous-en. Octave ne se le fit pas répéter. Marie était hors d’elle : pour qui se prenait-il, ce dandy ridicule ? Et qu’est-ce qu’il attendait d’elle ? Tout l’exaspérait chez lui, sa suffisance, son air hautain, ses sourcils froncés qui le rendaient par moment vraiment antipathique, cette canne prétentieuse en argent massif, qui à elle seule était une insulte aux gens honnêtes… Cette canne, qu’il tenait si fermement alors qu’il lui demandait avec 46


insistance : « Qu’avez-vous vu ?… des choses qui vous ont traversé l’esprit… » Marie revoyait ce geste agacé qu’il avait eu dans le fiacre, après que madame de Solniac eut refusé la séance qu’il attendait. N’était-ce pas un violent coup de canne qu’il avait mimé sous le coup de la colère ? La victime avait le crâne fendu, et l’on n’avait pas retrouvé l’arme du crime… Cet homme était-il capable de meurtre ? Sa canne était-elle un de ces modèles qui dissimulent une lame dans son fourreau, et qui aurait pu servir à lacérer le visage de la victime ? Si tel était le cas, pourquoi s’en serait-il pris à mademoiselle de Servignat ? Peut-être étaient-ils amants ? Était-elle allée le voir après sa dispute avec son compagnon ? Marie se prit la tête à deux mains comme pour empêcher ses pensées de prendre des proportions délirantes. Ne pouvant tenir en place, elle se leva et rappela Augustin. Comme l’enfant mettait du temps à se traîner jusqu’à elle, « quel misérable gosse ! » se dit-elle, en proie à une colère qui n’avait plus de limites. Elle l’attrapa par la main et ils rentrèrent. Louise les attendait. Elle tenait dans sa main les derniers exemplaires du Nouveau Républicain. Elle expliqua les avoir récupérés dans la poubelle du concierge. — Vous savez, j’ai beaucoup entendu parler de votre feuilleton. Mais… — Mais tu ne sais pas lire, je sais. Et tu voudrais… — S’il vous plaît !

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Marie prit place dans un fauteuil et lut, patiemment, tous les épisodes qu’elle avait sous les yeux. Il en manquait quelques-uns, mais la cohérence de l’histoire n’en souffrait pas. Louise, pour ne pas perdre de temps, s’était remise à l’ouvrage. Mais plusieurs fois, subjuguée par ce qu’elle entendait, elle s’était interrompue pour écouter, n’hésitant pas à interrompre parfois le récit pour se faire répéter une phrase. — Si tu veux, finit par dire Marie, je viendrai te faire la lecture de temps en temps. En s’endormant ce soir-là, Marie songeait combien devait être lugubre la vie de cette jeune femme, dont l’unique loisir désormais serait d’écouter des histoires de meurtres. *** Le Nouveau Républicain fêtait sa victoire. Les ventes avaient décollé ces derniers mois, et il avait fallu augmenter les tirages afin de satisfaire la demande. Victor Delamarre avait convoqué ses employés pour un cocktail dans les locaux de la rédaction, au cours duquel il avait annoncé avec satisfaction que tous les collaborateurs allaient être augmentés. L’imprimeur s’était joint à eux. Le rédacteur en chef ne perdit pas l’occasion qui lui était donnée de faire un long et pompeux discours, rappelant comme il aimait le faire son passé d’homme qui ne doit rien à personne, et salua ses collaborateurs et amis sans qui le journal n’aurait pu exister. Il remercia particulièrement Marie, dont le 48


roman n’était pas pour rien dans l’augmentation des ventes. Cette parenthèse fit rebondir les conversations, et quelques-uns de ses collègues en profitèrent pour interroger la jeune femme — saluant avec une pointe d’ironie le fabuleux hasard qui l’avait fait se trouver par deux fois sur les lieux du crime. Ne faisant pas cas de ces insinuations, et un peu grisée par le champagne, Marie leva son verre à la criminalité, déclenchant l’hilarité. La soirée fut bien arrosée et se prolongea tard dans la nuit. Alfred s’engagea dans une tirade républicaine qui relança les débats révolutionnaires. Marie soupira, et s’éloigna un peu. L’imprimeur discutait avec Delamarre. — Au fond, disait-il, ces crimes sont une bénédiction pour nous. Ils se sont déclenchés au bon moment, ont relancé notre compétitivité, grâce au talent de votre jeune rédactrice. Souhaitons qu’ils durent... — Je ne vous le fais pas dire ! répliqua Delamarre, et vu l’efficacité de notre gendarmerie, nous pouvons dormir sur nos deux oreilles. Marie se sentit un peu mal à l’aise. Elle réalisait à quel point son métier devenait malsain, et se désespérait de la façon qu’elle avait elle-même de se satisfaire de cet argent facile. Tout bien considéré, elle se faisait un peu honte. Grisée par le succès, elle s’était laissée gagner par l’enthousiasme de Delamarre, l’enthousiasme d’un homme froid, dépourvu de compassion, pour qui l’horreur était synonyme d’argent. Il faisait presque jour quand ils rentrèrent. Le printemps arrivait, les nuits étaient moins froides. Comme ils 49


arrivaient non loin de la rue où avait été découvert le dernier cadavre, Marie fit part de ses inquiétudes à Alfred. — Tu ne penses pas qu’il est malsain de continuer à relater ces crimes ? Alfred saisit l’occasion qui lui était offerte de donner son avis, qu’il avait jusque-là gardé pour lui afin de ne pas blesser son amie. — Je vais être franc avec toi. Je pense que c’est encore plus grave. N’as-tu jamais pensé que le criminel jouissait grâce à nous d’une publicité gratuite ? Non seulement il n’est pas inquiété, car l’opinion publique, séduite par tes récits, croira plus volontiers tes explications fantaisistes plutôt que celles des enquêteurs, mais en plus il est, d’épisode en épisode, haussé au rang de héros national, le monstre invisible, celui qui peut tout se permettre sans avoir rien à craindre de personne. J’ai peur qu’il ne s’enhardisse. Marie réfléchit. Elle repensait à l’impatience de Louise, à l’intérêt qu’elle avait porté à son récit, et reconnut que le meurtrier suscitait chez les jeunes femmes romantiques une certaine émotion teintée d’admiration malvenue. — Je pense que tu as raison. Mais je ne peux plus reculer. Le feuilleton ne peut pas s’arrêter maintenant. — Je ne te demande pas d’arrêter, mais d’inventer tes propres assassinats. Montre à ce meurtrier qu’il n’a rien d’original, et qu’il n’intéresse personne. Plagie-le. Sois plus cruelle. Approprie-toi ses admirateurs. Tes lecteurs, au fond, se fichent que les histoires qu’ils lisent soient 50


réelles ou non. Ils préfèrent Eugène aux gendarmes, ils préféreront tes meurtres, pour peu qu’ils soient assez horribles.

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Chapitre VI Ce début de printemps fut assez agité, et les voix des contestataires politiques commençaient à nouveau à se faire entendre. Si l’élection d’Eugène Sue avait ravi de nombreux socialistes, l’euphorie avait été de courte durée. En effet, une rumeur disait que les « Burgraves » travaillaient à un décret qui constituait un danger pour les libertés. En évinçant des listes tous les électeurs ne résidant pas dans leur commune depuis plus de trois ans, le gouvernement éradiquait de fait (entre autres) tous les ouvriers et artisans itinérants — soit environ trois millions de personnes. Cette loi sonnait le glas du suffrage universel, si durement obtenu, et voyait le triomphe de la bourgeoisie. Dans les bureaux du Nouveau Républicain, l’émotion était à son comble. — Il faut agir, maintenant ! s’emportait Alfred en faisant les cent pas, tout en mâchonnant nerveusement un vieux cigare. Publions des pétitions ! Puis, se saisissant d’un exemplaire de la Voix du peuple : — Écoutez cela : « Pétitions ! Pétitions ! Pétitions ! Que ce cri retentisse en échos formidables d’un bout de la France à l’autre, qu’il éclate comme la foudre à chaque rue, sous chaque toit de la capitale, qu’il se 52


répande dans les âmes et se traduise en une activité militante, énergique, incessante. Que les pétitions se signent à toute heure et partout, aux bureaux de la presse Républicaine, dans les magasins, dans les ateliers, au foyer domestique. Que les hommes de cœur et de dévouement y consacrent tous les efforts de leur zèle, toute l’énergie de leurs convictions.1 » Oui, publions nous aussi et faisons circuler ce texte, et appelons la population à se révolter pacifiquement et efficacement contre les abus du pouvoir ! — Doucement, doucement, tempéra Delamarre. La Voix du Peuple n’est plus, le journal a été interdit. Ne prenons pas ce risque. Nous deviendrons inutiles si nous sommes bâillonnés. — Nous ne pouvons pourtant pas rester sans rien faire ! se risqua Marie. Nous ne pouvons pas accepter cette loi inadmissible sans intervenir ! — Elle a raison, reprit un rédacteur. Mais il faut faire les choses en douceur. Nos confrères se sont d’ores et déjà réunis pour publier un texte moins sanguinaire, qui commence à circuler efficacement. Chaque abonné de Paris ou de province reçoit en première page une pétition, qu’il fait signer à l’ensemble de ses relations et renvoie par la poste. Recopions ce texte, nous ne risquerons pas plus que les autres, ils ne pourront pas interdire tous les journaux de Paris !

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La Voix du Peuple, 14 mai 1850

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— Très bien, je donne mon accord. Je vais faire imprimer dès à présent une copie que chacun pourra venir signer ici même, dès aujourd’hui ! Quelques bureaux furent poussés contre un mur, et, sitôt la nouvelle répandue, des dizaines de signataires se ruèrent dans les locaux, aux cris de « Vive la démocratie ! ». Les collaborateurs du journal se relayèrent jusqu’à dix heures du soir pour récolter les avis du peuple empressé, et cela ne se fit pas sans quelques heurts. Vers cinq heures, un groupe constitué d’une quinzaine d’ouvriers fit irruption, réclamant à grands cris le retrait de la loi. On les reçut, on leur présenta la pétition, et tous montrèrent un empressement certain à accomplir ce qu’ils considéraient comme une mission. Malheureusement, Marie, qui occupait la permanence à ce moment-là, remarqua bien vite que seul l’un d’entre eux savait écrire, et que, tandis qu’il notait sur le papier le nom de ses compagnons, ceux-ci se passaient la plume pour signer d’une croix. Ennuyée, Marie fut forcée d’intervenir : — Je suis désolée, mais vous ne pouvez pas faire cela. Ce genre de manœuvre risque de nous décrédibiliser auprès du gouvernement. Nous ne pourrons jamais prouver que vous êtes bien les signataires, ni que vous avez compris ce dont il s’agissait. — Mes compagnons ne sont pas des crétins ! s’insurgea celui qui savait écrire. — Je ne dis pas cela ! La foule toujours plus nombreuse qui se massait dans l’escalier avait entendu les objections de Marie, et le ton 54


commençait à monter. Les journalistes crurent prudent de venir prêter main-forte à la jeune femme. — C’est injuste ! criait un ouvrier, vous devriez avoir honte ! — Soyez raisonnable, répétait Delamarre, il faut comprendre que la multitude de signatures ne changera rien si on nous soupçonne de falsifications. Un homme cria alors : — Vous êtes comme eux finalement ! Ils veulent donner le pouvoir aux riches, et vous aux intellectuels ! Pour qui combattez-vous ? Ce n’est pas le peuple que vous êtes censés défendre ? — C’est vrai ça ! cria soudain Alfred. Et, devant son rédacteur en chef consterné, il donna une plume à chacun, et bientôt des pages entières furent recouvertes de signatures cruciformes. Alfred savait bien que cette collecte serait inutile ; il ne la faisait pas pour parvenir à ses fins, mais simplement pour la beauté du spectacle. Il songeait avec émotion qu’il n’avait pas vu pareil élan de solidarité depuis les barricades de quarante-huit, et cette mobilisation pacifique avait quelque chose de grandiose ; c’était presque une allégorie de la fraternité. Les ouvriers sortirent triomphants, avec le sentiment de l’accomplissement d’un devoir. Ils allaient probablement fêter cette illusion de victoire dans un cabaret, où le récit de leur journée ferait des émules et garantirait pour le lendemain un nouvel arrivage de signataires.

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Marie, épuisée, se préparait à rentrer chez elle lorsqu’une silhouette familière apparut dans l’encadrement de la porte. — Octave ! s’écria Alfred en lui tombant dans les bras. Octave, mon ami, je suis confus de ne pas être venu prendre de tes nouvelles, depuis tout ce temps, mais j’ai été si occupé… — Je m’en doute, ne t’inquiète pas pour cela. Je suis venu signer la pétition. Alfred, tout en parlant, lui tendit de quoi écrire, et ils restèrent quelques minutes à bavarder. Puis, comme Marie saluait avant de prendre congé, Octave proposa de l’accompagner. Elle ne put refuser, d’autant que l’homme était d’humeur joyeuse et que, même si elle avait du mal à l’admettre, elle était contente de le voir. Octave était à pied. Il expliqua qu’il avait souhaité profiter un peu du printemps. — Pourquoi avez-vous fait cela ? — Quoi ? La pétition ? Peut-être parce que je me soucie des intérêts du peuple. Et peut-être aussi parce que j’avais envie de saluer mon vieil ami. — Vous n’avez pas signé. Je vous ai bien observé. Vous avez détourné l’attention d’Alfred par vos paroles incessantes, et vous avez reposé la plume sans l’utiliser. — Vous voyez que vous êtes une excellente observatrice. — Pourquoi n’avez-vous pas signé ? Octave soupira. — Eh bien, peut-être que, finalement, je me fiche des intérêts du peuple. À vous de juger. 56


— Vous êtes vraiment un hypocrite et un lâche ! — Marie, ne recommençons pas à nous chamailler, je vous prie. Sa sérénité étonna la jeune femme. Il était souriant, détendu, et semblait effectivement avoir envie de flâner. Marie avait pris son bras, et il la dirigeait à travers un chemin qui n’était sans doute pas le plus court. Voulaitil la forcer à regarder la misère en choisissant ainsi systématiquement les rues les plus populaires, les endroits les plus sordides ? Voulait-il lui prouver que les pauvres ne méritaient pas qu’on leur confiât des responsabilités politiques ? Dans une ruelle sombre au sol de terre battue, un enfant, casquette crasseuse sur la tête, mendiait un morceau de pain. Octave, sans s’approcher, lui envoya avec un peu de répugnance une pièce de deux francs, sur laquelle le gamin se jeta. — Qu’il est mignon, ajouta-t-il froidement en guise de commentaire. Vous ne trouvez pas qu’il ressemble au gamin du tableau de monsieur Delacroix ? Donnez-lui une pièce, peut-être demain vous rendra-t-il sa monnaie en poudre à canon. — Ne soyez pas cynique. Octave sourit et serra un peu plus fort le bras de Marie contre le sien. — Et si nous allions prendre un café ? proposa-t-il soudain en bifurquant sans prévenir et en entraînant Marie dans une rue un peu plus propre, pavée. Ils s’arrêtèrent net. Marie poussa un petit cri. Cette scène, elle l’avait déjà vécue. Cette fois, pas de 57


passants, pas d’attroupement, les rues était à peu près vides à cette heure de la journée. La victime était allongée sur le ventre, la tête dans le caniveau. Sous l’amas de cheveux blonds cendrés, on distinguait un profil gracieux, et l’œil ouvert permettait de voir une prunelle bleue, presque transparente, et qui semblait avoir pleuré. Un filet de sang s’échappait à la commissure des lèvres et ruisselait sur le col de sa chemise blanche. Le panier qu’elle portait avait été projeté à quelques mètres. — Une lavandière, commenta Marie. Tandis qu’Octave, après avoir frappé aux portes des maisons, envoyait un homme chercher les gendarmes, Marie, agenouillée près du corps, l’observait avec un mélange confus de pitié et de douceur. En la poussant doucement, elle comprit que la lavandière avait une plaie ouverte dans le ventre. Sans doute un coup de couteau lui avait déchiré les entrailles. Octave la tourna sur le dos pour s’en assurer. Marie réprima tout à la fois un hurlement et une subite envie de vomir. — Eh bien, conclut-il, vous allez avoir une bien belle horreur à raconter demain, conclut Octave. La jeune lavandière était enceinte.

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Chapitre VII — Je ne raconterai pas ce meurtre, je ne veux plus rentrer dans son jeu. Ils étaient à présent chez Marie, devant une tasse fumante bien peu réconfortante, quand quelqu’un toqua timidement à la porte. Marie se leva, Octave ne bougea pas, et c’est depuis le salon qu’il l’entendit congédier fermement sa voisine. Elle revint exaspérée. — Elle commence à user mes nerfs, confia Marie malgré elle. Je ne devrais pas dire cela, car au fond elle me fait de la peine, mais j’en ai assez qu’elle se délecte de mes écrits alors que jusqu’à présent elle n’y avait jamais porté le moindre intérêt. Ce que les gens sont voyeurs ! — C’est pour cela que vous êtes payée, n’oubliez pas. Votre patron avait vu juste. Mais vous avez tort d’en vouloir à votre voisine. Jusqu’à présent, elle se faisait raconter des histoires d’amour qui ne suscitaient chez elle qu’une vague frustration, car elles témoignaient d’un bonheur qui lui est à jamais inaccessible. En découvrant les récits de ce qui peut arriver de pire, elle mesure sa chance de n’être pas au nombre des victimes. Quand la vie vous fait naître dans le ruisseau, votre

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unique réconfort réside dans l’idée qu’il en est des plus malheureux que vous. Sans aucune recherche de transition, Marie demanda où en était l’enquête au sujet de mademoiselle de Sertignat. On n’en savait pas plus. Contre toute attente, madame de Solniac avait repris ses séances, mais Tétignant en avait été chassé. Malgré toute l’affection que la maîtresse de maison lui portait, personne ne supportait plus ce jeune homme pleurnichard, qui se drapait dans son deuil et faisait de cette morte sa raison de vivre. On lui avait suggéré qu’il ferait mieux d’aider la police que de s’apitoyer sur son sort ; il était parti vexé et nul ne l’avait plus revu. On supposait qu’il se terrait dans son appartement et qu’il travaillait, peut-être, à son chef d’œuvre. — « Rien ne nous rend plus grands qu’une grande douleur » disait Musset dans sa Nuit de mai. — Voilà bien le moment de parler de Musset. Notre pays craque de toutes ses coutures, et vous parlez de poésie ! L’intonation que Marie avait mise dans cette phrase démentait sa valeur de reproche. Au fond, ce soir-là, Octave lui était un réconfort aussi appréciable qu’inattendu. Ils parlèrent longuement de tout et de rien, de littérature, de musique, et se promirent, un soir prochain, d’aller se moquer des chasseurs de fantômes de madame de Solniac. — Ainsi vous n’y croyez pas vous non plus ? J’ai toujours trouvé étrange qu’un homme comme vous se passionne pour les fantômes… 60


— Qu’est-ce qui vous faisait croire que je m’y intéressais ? — Eh bien, votre obstination à vouloir convoquer les victimes autour du guéridon… — Et qui vous dit que c’est le guéridon que je souhaitais observer ? — Vous pensez que l’assassin fréquente le salon des Solniac ? — Allez savoir… Mais vous-même, pouvez-vous m’affirmer, les yeux dans les yeux et sans ciller, que vous ne croyez pas aux fantômes ? Marie soupira, et haussa les épaules en signe d’impuissance. — Moi je n’en sais rien. Je suis tentée d’y croire, bien sûr, l’hypothèse est séduisante. Qu’est-ce qui pourrait expliquer ce que nous avons vu, s’il n’y avait eu une intervention surnaturelle pour soulever les pieds du guéridon ? — Observez les vivants, Marie. Ils sont parfois bien plus imprévisibles et intéressants que les morts. *** L’engouement pour les pétitions dépassa rapidement l’imagination. Chaque jour le Nouveau Républicain recevait par la poste des dizaines de signatures plus ou moins réglementaires. Mais, comme il fallait s’y attendre, près de la moitié fut invalidée. Les « Burgraves » dénoncèrent des collectes faites par la force, des signatures extorquées sous la menace, et se 61


moquèrent ouvertement de la pègre, des sous-citoyens qui se piquaient de politique. Les Montagnards furent accusés de se décharger sur la population et de lui demander d’agir à leur place. Certains imprimeurs et rédacteurs furent condamnés à des amendes plus ou moins élevées. On apprit par ailleurs que, outre les sept mille pétitions collectées en quelques jours, certaines avaient été saisies et détruites avant d’avoir pu être expédiées. Même si cette mobilisation avait redonné un certain élan psychologique aux socialistes, la victoire demeura symbolique. Peu à peu, l’enthousiasme retomba. Au Nouveau Républicain, on reprenait une activité normale. Eugène, le détective, était un peu tombé dans l’oubli, et il fallait redorer son blason. Marie n’avait pas dit un mot concernant l’assassinat de la lavandière. Autour d’elle, on s’en était étonné ; elle avait répondu évasivement. Cependant, le silence de Marie à ce sujet n’avait pas été partagé, et la presse avait copieusement répandu la nouvelle, jusque dans les provinces les plus éloignées, où l’on n’avait pas manqué de dénoncer ce crime abject. La police était sur le pied de guerre, et les contrôles se multipliaient dès le soir tombé. Certains dénonçaient une implication politique, et l’on soupçonnait les officiers de prendre le meurtrier pour prétexte afin de mieux surveiller les allers et venues des révolutionnaires. Peu à peu, les rues s’étaient vidées, on limitait les déplacements, et la prudence incita les femmes à ne plus se déplacer qu’accompagnées, et à 62


rentrer tôt. Delamarre lui-même pria Marie de lui remettre ses manuscrits plus tôt, et de rentrer chez elle avant la tombée de la nuit, si possible accompagnée. Les nuits pourtant redevinrent calmes, sans incident notoire. Et puis, petit à petit, la vie reprit ses droits. Aucun crime nouveau n’étant à déplorer, les gens reprirent confiance, animés de cette croyance absurde et un peu paradoxale qui veut que le temps qui nous sépare d’un événement amoindrisse le risque qu’il se reproduise. S’il n’y avait plus de meurtres, c’est que le meurtrier était parti. Aussi improbable que fût cette supposition, elle semblait contenter tout le monde. De temps en temps, Marie emmenait Augustin jouer au parc, et elle remarquait avec satisfaction que l’enfant commençait à s’épanouir un peu, timidement, comme un oisillon gelé que l’on réchauffe peu à peu et qui retrouve l’usage de ses ailes. Le soir, lorsqu’elle le rendait à sa mère, elle restait un peu avec Louise, à lui faire la lecture tandis que la jeune femme l’écoutait, sans lever les yeux de son ouvrage. Un jour Louise lui avait reposé la question : — Pourquoi n’avez-vous jamais parlé de cette lavandière ? Marie avait hésité un peu avant de répondre. — Je suppose que c’était trop horrible. Si tu l’avais vue ! Je ne pouvais pas raconter cela. Je ne pouvais pas continuer à faire de cet assassin un héros, il fallait que je me taise. — Vous avez eu tort. Marie eut un mouvement de surprise. 63


— Tort ? Et en quoi est-ce que j’ai eu tort ? Tu aurais voulu que je continue à faire la publicité de ce monstre ? — Tort de ne pas penser à la victime. Il me semble, à moi, que sa mort aurait été moins triste racontée dans un roman. Mais vous ne pensez qu’au meurtrier, c’est lui qui vous obsède ! Les victimes ne sont-elles que des instruments pour le faire vivre ? N’ont-elles pas d’histoire, pas d’importance, ne se soucie-t-on de leur vie qu’à travers leur mort ? Marie avait longtemps médité cette phrase. Ainsi, à travers les yeux de Louise, cette petite illettrée qui voyait la vie et qui la vivait dans ce qu’elle a de plus brut, la mort n’était pas si grave si elle faisait un bon roman. Après tout, peut-être avait-elle raison. Si elle avait relaté l’agonie de la lavandière, Marie aurait pu par la même occasion inventer la vie qui avait précédé, doter ce sinistre cadavre d’une existence et d’une personnalité, l’affubler de toutes les vertus de la terre. Elle en aurait fait une héroïne romanesque, elle l’aurait arrachée à la rubrique faits divers pour la hisser sur le même pied d’égalité qu’Eugénie Grandet ou madame de Rénal. Un dernier hommage posthume, une vitre incassable dressée comme un paravent entre la sombre et abjecte réalité et l’univers fantasmagorique de la littérature... c’est ainsi que Louise voyait les choses... Avait-elle raison ? Marie s’était-elle trompée sur le sens de son travail ? Elle en vint à réfléchir à sa propre mort. Qu’aurait-elle souhaité, elle ? Figurer sur une ligne dans une rubrique nécrologique, au milieu d’autres cadavres sans visage, entre des cholériques et des condamnés à 64


mort ? Ou aurait-elle préféré qu’un poète, si mauvais soit-il, chante ses louanges une dernière fois ? Elle ne pouvait plus y penser, c’était trop tard. Et depuis sa résolution, aucun autre meurtre ne s’était produit. *** — M’accepteriez-vous comme garde du corps pour ce soir ? Octave, toujours aussi élégant. Octave, charmant et enjoué comme la dernière fois. L’ami réconfortant – à sa manière. Marie avait promis de retourner chez les Solniac ; ils y retournèrent. Des semaines avaient passé depuis la perte de mademoiselle de Sertignat, mais, dans cette maison où se côtoyaient les plus lugubres fantômes, le sien manquait amèrement. C’était déstabilisant de ne plus entendre son rire, ses propos contestables dont elle exaspérait l’assemblée, de ne plus sentir sa mauvaise eau de toilette qui la précédait et la suivait partout où elle allait. Quelle qu’ait été sa vie, si pesante eût été sa présence, Marie reconnaissait qu’un grand tableau bariolé et vulgaire, lorsqu’on le décroche, laisse à sa place sur le mur une grande place bien vide. Il ne restait dans l’assemblée que des vieillards bien insipides, d’anciens nobles craintifs qui n’en pouvaient plus de se débattre dans d’incessants méandres politiques, et dont les cauchemars étaient peuplés de faillites au milieu desquelles s’agitait le grand spectre de la République. Le repas fut un peu morne, et certains des convives n’assistèrent au dessert que par pure politesse. Puis, au 65


moment du café, madame de Solniac se leva, serrant entre ses mains une lettre de plusieurs pages. C’était la nouvelle sensationnelle de la semaine. Une lettre de monsieur Hugo, qui, selon la maîtresse de maison, n’allait pas manquer d’impressionner l’auditoire. Dissimulant de son mieux son excitation, madame de Solniac livra cette information étonnante : Victor Hugo conversait à présent avec d’illustres disparus : Molière, Dante, Socrate, la Mort, Jésus ! Quelques ricanements étouffés traversèrent l’assistance. Madame de Solniac ne s’y attarda pas, et commença la lecture de ce qu’elle considérait comme une preuve : une série de vers dictés à monsieur Hugo durant une séance, par le poète André Chénier lui-même ! Monsieur Hugo, cela va sans dire, s’était contenté de retranscrire. Les quelques vers se présentaient comme suit : Conduis-moi chez Camille, et dis-lui que je suis L’esclave de ses jours, conquis pendant ses nuits ; Dis-lui que tant en moi par sa bouche respire, Et qu’étant une fleur elle m’a pour zéphire. Oh ! qu’on souffre d’aimer ! Oh ! quels cruels tourments ! Pour un moment heureux, combien d’autres moments Où l’âme pleure et tombe, et, pauvre feuille morte, Obéissant au vent qui l’arrache et l’emporte, 66


Erre et tremble et palpite et songe au doux banquet, Où Camille l’avait mêlée à son bouquet. — Magnifique ! s’écria Octave, magnifique ! C’est bien simple, on dirait... du Hugo ! Madame de Solniac le toisa d’un œil sévère, mais ne releva pas la raillerie. Désormais, les séances spirites prenaient un tour nouveau. Il ne s’agirait plus d’invoquer en vain des inconnus à la conversation stérile, mais d’inviter autour du guéridon les plus sensibles des poètes, les plus inspirés des philosophes. C’est autour de cet objectif ambitieux que les convives se levèrent et se disputèrent une place autour du petit trépied qu’on venait d’installer. Octave et Marie restèrent avec le plus grand nombre, installés dans des fauteuils de velours. En quelques minutes, les esprits se bousculèrent. On s’épuisait à déchiffrer les coups, qui épelaient sans discontinuer une quantité de noms, plus ou moins illustres. Les médiums réunis autour du guéridon avaient, semblait-il, gagné de l’assurance et de l’entraînement depuis la dernière séance à laquelle Marie avait assisté. On sélectionna un fantôme, c’était Louise Labbé, la belle cordière. On la fit parler, elle répondit en vers. Les vers étaient mauvais, et chacun y alla de son hypothèse. Les partisans convaincus imputèrent cette médiocrité au manque d’entraînement du fantôme, d’autres argumentèrent que le déchiffrage des coups portés par la table nécessitait un automatisme 67


que les convives ne maîtrisaient pas encore ; d’autres encore, Octave en tête, remarquèrent avec ironie qu’il manquait à madame de Solniac le génie d’un Hugo. — Mais qu’est-ce que vous cherchez ? demanda Marie un peu plus tard, alors qu’ils remontaient dans le fiacre. Si cette femme vous déplaît tant, arrêtez donc de fréquenter son salon ! — Au contraire, ses expériences m’intéressent au plus haut point. — Alors ne pouvez-vous pas faire l’effort de garder vos sarcasmes pour vous ? Tout le monde a compris que vous êtes un sceptique. Pourquoi faire semblant de vous intéresser à des choses que vous méprisez ? Octave marqua une pause avant de répondre d’une voix sourde : — Ce sont les êtres humains qui m’intéressent. — C’est ce que vous dites. Vous prétendez les fréquenter, mais en réalité vous êtes seul. Je ne vous connais aucun ami sincère, à part peut-être Alfred, que vous voyez assez peu, soit dit en passant. Votre vie sociale se résume à des centaines de connaissances plus ou moins illustres, mais auxquelles vous n’êtes lié qu’en surface. Les êtres humains vous intéressent ? Vous ne les défendez pas, ne les aimez pas, vous vous contentez de les regarder de haut avec un certain mépris affiché. Vous ne les peignez même pas, vous qui vous prétendez artiste. — Je les étudie. Et vous seriez surprise d’apprendre jusqu’à quel point.

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Marie n’insista pas, mais Octave remarqua, avec une pointe de mystère dans le regard : — Mais suis-je bête ! Il est vrai que vous ne me connaissez pas. Désirez-vous faire ma connaissance ? Elle ne sut pas répondre. — Laissez-vous guider, je vous emmène. Il cria un ordre au cocher, et le fiacre changea de direction.

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Chapitre VIII Ils stoppèrent devant un hôtel de style victorien, muni d’une lourde porte de bois dont le linteau portait une inscription que Marie ne parvint pas à déchiffrer dans la nuit. Octave tapa trois coups, et un homme en livrée vint lui ouvrir. Il reçut la canne, le chapeau et la redingote, puis le manteau de Marie, et s’éclipsa rapidement. Octave invita Marie à le suivre. Ils traversèrent un hall majestueux, éclairé d’un lustre de cristal qui projetait ses feux sur les boules de verre poli qui ornaient le bas des rampes d’escalier. Puis ils arrivèrent dans un salon habillé de tentures, de tapis exotiques, de cadres sur tous les murs. — Ce sont vos toiles ? questionna Marie. — Non, regardez-les de plus près. Il y avait là un Géricault, un Delacroix, un Courbet, tous les artistes peintres en vogue avaient fait don d’une de leurs œuvres à cet artiste inconnu. — Êtes-vous leur mécène ? — Même pas. Ce n’est que pure amitié de leur part. Je vous avoue que j’ai très peu connu Géricault, mais je l’ai côtoyé, enfant. Une personnalité bien singulière, croyez-moi ! C’est peut-être lui qui m’a transmis ce goût du glauque… Mais suivez-moi, ce salon a peu d’intérêt.

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La pièce mitoyenne était tendue de velours grenat, et éclairée de bougies dans des candélabres. Un immense piano d’une facture particulièrement soignée en occupait le centre. Un piano de chez Érard, dont les pieds et la lyre étaient si finement sculptés qu’on aurait dit un meuble décoratif, et qu’on n’imaginait pas pouvoir l’utiliser. Octave dut deviner les pensées de Marie, car, sans attendre, il prit place et se mit à jouer, et c’était presque miraculeux de voir cet homme si rigide et si droit, si impénétrable, jouer avec tant de grâce et d’émotion. Les bougies, la musique romantique, les tentures, et l’odeur discrète qui régnait dans l’atmosphère et évoquait le papier d’Arménie, tout concourait à faire de cet instant un moment magique. Au jeune Alfred qui, dix ans plus tôt, lui racontait avoir vu jouer Chopin, Marie pourrait désormais répondre qu’elle avait vu et entendu Octave de Sloncourt, et qu’elle n’y avait pas perdu au change. Tout en écoutant, elle se promena de long en large dans la pièce, peut-être pour ne pas perdre pied avec la réalité, ou peut-être pour mieux savourer l’instant. Elle s’immobilisa face à un tableau devant lequel avait été disposé un bouquet de roses blanches. Octave s’en aperçut et cessa brusquement de jouer. Cela intrigua Marie, qui contempla avec une curiosité plus vive ce portrait de femme. Elle ne posa aucune question, mais de toute évidence, ce visage fin, ces lèvres minces, ces yeux clairs… il pouvait s’agir de sa mère. La soirée prenait une tournure émotionnelle inattendue. Qui aurait pu imaginer, ne serait-ce qu’un instant, que ce dandy avait 71


eu une mère, et que, devenu un quadragénaire insensible, il continuait à lui offrir des roses et à lui jouer du piano… Marie eut le sentiment de découvrir en lui une part inattendue d’humanité. — Vous en savez assez sur ma vie à présent. Je vais vous montrer autre chose. Il partit avec une telle rapidité que Marie fut obligée de courir pour le suivre. Ils retraversèrent le hall, prirent en toute hâte les effets personnels qu’ils avaient déposés en entrant, et sortirent. — Où m’emmenez-vous ? — Vous avez vu l’endroit où évolue mon corps. À présent, je vous emmène visiter mon âme. Vous n’êtes pas au bout de vos surprises. Ils traversèrent trois rues, et s’arrêtèrent devant une petite tour, qui avait dû faire partie d’une bâtisse aujourd’hui disparue. — Êtes-vous prête ? Marie fit un signe de tête, même si la question l’inquiétait. La porte pivota, et ils entrèrent. Une violente odeur de peinture à l’huile leur piqua la gorge. On n’y voyait rien, et Octave dut chercher un bougeoir à tâtons. La flamme vacilla un peu, s’immobilisa, et peu à peu les yeux s’habituèrent à l’obscurité. Ils étaient dans un atelier. Un nombre incalculable de toiles se côtoyaient, se superposaient, certaines encore sur des chevalets achevaient de sécher, d’autres devaient s’entasser et moisir depuis des lustres, des décennies peut-être. Elles paraissaient toutes différentes : portraits, natures mortes, paysages imaginaires, tableaux ne 72


représentant rien, que des couleurs jetées au hasard sur la toile, expérimentations en tous genres. Marie demanda l’autorisation de fouiller un peu, et l’obtint. Elle trouva des séries de portraits. Des gens connus et inconnus, peints plusieurs fois de façons différentes. — Regardez cette série, elle devrait vous intéresser. Marie fut surprise de reconnaître madame de Solniac, comme elle l’avait toujours vue. Une autre toile la représentait avec un sourire exagérément bienveillant ; un troisième, avec un regard étrangement cynique. Toutes les différentes émotions de l’âme humaine avaient été représentées avec, pour même support, le visage de la comtesse. — Je ne comprends pas, avoua Marie. — Comme je vous l’ai dit, j’étudie. J’essaie des caractères aux visages que je connais. Les physionomies se mélangent aux traits, et je vois quel visage est le plus crédible. — Pour la comtesse de Solniac, lequel est-ce selon vous ? La gentille grand-mère ou la vieille sadique ? — Aucun des deux. C’est celui-ci. Tout en parlant, il avait sorti un troisième portrait, celui d’une femme dont le visage trahissait une tristesse infinie. Tout dans ce tableau respirait la douleur et la désolation. — Voilà le véritable visage de la comtesse. Marie ne savait quoi penser. Autant cette théorie lui paraissait fantaisiste, autant elle se sentait confrontée à l’évidence : il se dégageait de ce portrait une justesse, une vérité, qui en comparaison rendait le véritable 73


visage de madame de Solniac faux, comme un rôle de composition. — Mon objectif, continua Octave, est d’essayer tous les masques jusqu’à ce qu’ils tombent d’eux-mêmes et laissent apparaître la vérité brute. Cela demande beaucoup de travail, cela va de soi. La nature, en cela, m’aide dans ma mission : je suis profondément insomniaque depuis ma plus tendre enfance, je dispose donc, pour servir ma tâche, d’un temps deux fois supérieur à celui qui est consenti au commun des mortels. Tandis que Marie réfléchissait, une idée lui traversa l’esprit. — Vous peignez tous les gens que vous connaissez ? — Je vois où vous voulez en venir. Vous voulez voir votre portrait ? Tout en parlant, il avait soulevé un carré de tissu qui dissimulait une de ses œuvres. Le visage de Marie apparut, avec un réalisme incroyable, une copie de l’image que lui renvoyait son miroir. — Je ne comprends pas… — Vous êtes vraie, Marie. De tous les masques que je vous ai essayés, tous vous allaient parfaitement. Vous êtes tout à la fois intelligente et naïve, gentille et cruelle, confiante et apeurée. Mais n’allez pas croire qu’on lit en vous comme dans un livre : les gens sincères sont souvent les plus déstabilisants, et l’on s’épuise à essayer de les démasquer. — Est-ce que par hasard vous vous êtes essayé à peindre des autoportraits ? 74


Octave eut un sourire presque mélancolique. — J’en ai fait des centaines, des milliers peut-être. Je les ai tous détruits. Ils m’ont effrayé. Je ne suis jamais parvenu à faire cohabiter sur un seul visage la multitude de masques qui est en moi. J’ai fini par me contenter de celui-ci. C’était une de ces toiles que Marie avait remarquées en entrant, et qui ne représentaient rien. Des taches de couleur vives et lumineuses, barrées de violents traits de peinture noire, comme les barreaux d’une prison. Elle comprenait à présent la solitude qui entourait cet homme ; après tout, n’était-il pas une erreur de la nature, un être unique, confiné dans une catégorie dont il était l’unique représentant ? La visite n’était pas terminée. La tourelle comptait trois étages. Ils empruntèrent un vieil escalier vermoulu, qui les conduisit directement au troisième, sans possibilité d’accès à l’étage intermédiaire. Comme Marie s’en étonnait : — Vous croyiez accéder aussi facilement à mon âme ? Cet espace est aménagé de telle manière que le premier communique avec le troisième, tandis que pour accéder à mon espace personnel, il faut au préalable trouver l’accès secret qui y mène. Mais n’ayez crainte : je vous y conduirai. Je ne vous laisserai pas seule vous y débattre et chercher la sortie, je ne suis pas un sadique ; pas aujourd’hui. Le troisième étage était une sorte de chambre de bonne, plutôt misérable. Un petit secrétaire de bois trônait près de la fenêtre, encombré de livres, de papiers, de plumes 75


de différents formats et d’un encrier. À terre étaient posés, pêle-mêle, un amas de vieux journaux, d’ouvrages plus ou moins déchirés, malmenés, négligés, qui reposaient là comme des objets sans valeur dont on faisait peu de cas. — La suite de mon atelier. — Vous écrivez ? — Je philosophe. Mais mes écrits ont fort peu d’intérêt. Du moins je le pense. C’est le symbole qui m’intéresse, la possibilité. S’il me venait un jour une âme de philosophe, ce lieu serait prêt pour l’accueillir. Sur un coin du bureau était posée une boîte en argent massif, dont la petite sculpture qui ornait le couvercle avait été détachée. Elle était posée un peu plus loin, près d’une lime. Octave expliqua : — Vous touchez là une petite parcelle de mon âme secrète. Je ne devrais pas vous en parler. Mais je suppose que, cultivée comme vous l’êtes, vous connaissez sans doute ce grand auteur du début du siècle, Jean Potocki ? — Vaguement. Une personnalité bien énigmatique. — Je ne vous le fais pas dire… Jean Potocki avait un sucrier similaire à celui-ci, dont il avait séparé la petite décoration, qui représentait un oiseau en argent massif. Pendant près de quarante ans, à ses heures perdues, il prenait cet oiseau et le limait. Patiemment, durant toutes ces années, il a limé, avec une précision telle que l’oiseau finit par avoir la forme exacte d’une balle de revolver. Ceci étant fait, il en chargea son arme et mit 76


fin à ses jours. Vous rendez-vous compte, Marie ? Toute une vie consacrée à préparer sa mort ! C’est prodigieux. J’ai tellement d’admiration pour cet homme que je lui ai lancé un défi. L’avenir me dira si j’ai le même courage. Mais assez parlé des autres. Si vous voulez bien me suivre… Octave ouvrit une porte de placard si petite qu’on devait baisser la tête pour y entrer. Là, un autre escalier, à peine suffisamment large pour qu’on pût s’y engager, branlant et tortueux, plongé dans une obscurité totale, menait à une porte usée et rongée de tous côtés. Lorsqu’elle tourna sur ses gonds, une puanteur incroyable s’en échappa. L’intérieur était peu engageant. — Bienvenue dans mon laboratoire ! L’ensemble aurait pu évoquer la caverne d’Ali Baba, à première vue. Mais en y regardant mieux, on avait soudain l’impression de se trouver dans un charnier. Car dans ce « laboratoire » se côtoyaient tout à la fois ce que l’homme avait fait de plus beau, et ce qu’il avait fait de plus laid. Certaines statues grecques (véritables ou non) d’une beauté incroyable se trouvaient cernées par des bocaux emplis d’un liquide indéterminé dans lequel nageaient des fragments de membres rongés par la gangrène. Les plus purs joyaux, éparpillés au sol sans le moindre respect pour leur valeur, étaient en partie recouverts par de vulgaires graviers et des fragments de roche brute. Quelques ossements humains, qui avaient dû être récupérés dans une quelconque faculté, résumaient à eux seuls toute une possibilité de façons de 77


mourir. Des crânes fendus, des tibias dont on devinait qu’ils avaient été tranchés net, des bras dont la cassure formait un angle droit. — Regardez ! s’écria Octave fièrement, vous avez là une magnifique pièce. S’emparant tout à la fois d’un livre et d’un os brisé, il commenta : — Voici les restes d’un condamné à mort. Notez qu’il est exceptionnel de posséder une collection si complète. Le pauvre homme a été écartelé, et on a utilisé la peau de son dos pour fabriquer cette couverture de livre. Puis, sans transition : — Admirez cette merveille. C’est un fragment de statue qu’on attribue à Phidias lui-même. Regardez cette finesse, cette précision, voyez les boucles des cheveux, la finesse du menton. On la croirait presque vivante ! Marie fixa sur Octave un regard dur. — Qui êtes-vous ? — Je vous l’ai dit, je ne sais pas. — Un dangereux criminel ? — Un humaniste. — Je veux rentrer chez moi. Le retour s’effectua dans un silence pesant. Si cet homme était un fou, n’aurait-il pas de remords à lui avoir ouvert sa porte ? Pourquoi lui avait-il montré tout ceci, à elle qu’il connaissait si peu ? Comme elle s’apprêtait à descendre du fiacre, il la retint par le bras et, la regardant droit dans les yeux : — Marie, si un jour je deviens vieux, si un jour je deviens fou, si l’étude de mes congénères un jour avait 78


raison de moi, et que je ne sache plus qui je suis, si je perds la mémoire, je vous en prie, rappelez-moi l’histoire du sucrier…

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Chapitre IX Ce mois d’août 1850 fut endeuillé par la perte d’un grand homme. Ce fut d’abord une rumeur populaire, qui se traîna, sale et impudique, de par les rues, en empruntant la voie putride des caniveaux, puis la rumeur prit de la hauteur, et fit le tour de l’aristocratie fardée et parfumée. Enfin, elle s’officialisa et devint titre dans les journaux. Monsieur Honoré de Balzac venait de s’éteindre. S’éteindre, comme un grand astre qui a trop brûlé jusqu’à se consumer de l’intérieur. De toute sa vigueur, il ne restait rien. Les témoins affirmèrent même que sa décomposition avait déjà commencé de son vivant. Il n’y avait là rien de bien surprenant en réalité : cette énergie inépuisable qu’il gardait en lui devait être bien puissante pour que la mort, qui avait pris possession du corps, eût tant de mal à éteindre l’âme. Balzac s’était survécu à lui-même. Il avait habité un corps mort pendant plusieurs jours, si bien que lorsqu’on était venu, au lendemain de son agonie, mouler son masque mortuaire, son nez avait déjà disparu. Imaginer ce grand homme plongé dans sa putréfaction avait quelque chose d’insoutenable, et rares furent les amis qui se bousculèrent à son chevet.

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Les obsèques eurent lieu au matin du vingt et un août. Marie et Alfred n’assistèrent pas à la cérémonie. Ils se contentèrent de se joindre au cortège qui accompagna l’écrivain jusqu’à sa dernière demeure, au PèreLachaise. Il avait plu, et Marie avançait avec peine, serrée dans les rangs compacts d’une foule trop nombreuse, composée de beaucoup d’ouvriers typographes, de lecteurs fidèles, d’anonymes parfois illettrés qui admiraient l’homme sans connaître l’œuvre. Pourtant, parmi cette masse populaire, on croyait apercevoir parfois une personnalité, dont le nom nous échappait, mais dont le daguerréotype avait inspiré quelques gravures dans la presse. Le cercueil était flanqué de deux hommes, deux héros populaires. L’un, dont la présence était presque une insulte au fantôme, était Alexandre Dumas, ennemi de longue date, que Balzac détestait copieusement. L’autre, ami sincère, avait assisté à ses dernières heures, et lui avait presque fermé les yeux ; il s’agissait de Victor Hugo. Le cortège se fraya un chemin jusqu’au lieu où s’élèverait plus tard la sépulture. Marie remarqua, sans le vouloir, que Balzac serait pour l’éternité le voisin de Charles Nodier. Tandis que résonnait le discours grandiose de Victor Hugo, Alfred serra doucement le coude de Marie et lui montra discrètement un visage dans la foule. Une petite femme brune, vêtue de noir, à l’air infiniment triste, regardait le cercueil avec une compassion immense et désespérante d’impuissance. — George Sand, chuchota simplement Alfred à l’oreille de son amie. 81


Dès lors, Marie ne put détourner son regard de cette femme à la fois si forte et si timide. Elle se souvenait de son engagement politique, de son ardeur à défendre le peuple, des cours de vulgarisation qu’elle n’avait pas hésité à donner gracieusement pour éduquer la population et en faire une actrice active de la vie de la nation. La résignation qu’on lisait à présent dans ses yeux avait de quoi émouvoir. Marie, qui l’avait toujours admirée, réalisait seulement à quel point sa vie pouvait être triste. Passions dévastatrices, enthousiasme politique déçu, elle avait enterré Chopin à peine un an plus tôt, et voilà qu’elle perdait un de ses plus chers amis. À quoi pensait-elle, tandis que Victor Hugo, à travers un discours funèbre qui relevait du grand art, faisait l’éloge de cet immense auteur qui venait de disparaître ? Et comment aurait-elle pu imaginer que quelques années plus tard, ce même Hugo prononcerait un autre éloge, à ses propres funérailles ? Pour la première fois, Marie semblait réaliser que les grands génies ne souffrent pas moins que les autres, et elle repensa aux paroles de Louise : « il n’y a bien que devant la mort que les gens soient égaux ». Le discours s’éternisait. Le ciel sanglotait, à petites averses de larmes dispersées, comme celles que verse celui qui se retient de pleurer. Le sol, autour de la fosse, commençait à s’ébouler, tout doucement, et quelques poignées de terre s’impatientaient déjà et commençaient à recouvrir le cercueil, pour que le grand homme puisse enfin dormir en paix. C’est alors que Hugo, gesticulant 82


et mimant de ses bras le superbe de celui à qui il rendait hommage, glissa malencontreusement et se retrouva assis sur le cercueil. L’éclat de rire général qui s’ensuivit eut un effet salvateur chez les uns, et blessa profondément les autres. Marie prit le bras d’Alfred et ils s’en allèrent. Le trajet fut morose. Ils ne dirent pas un mot. Une fois chez elle, Marie s’attabla et dut reprendre son travail, un peu anéantie et découragée à l’idée de devoir confronter ses maigres talents au génie de celui qu’on venait d’ensevelir. D’étranges pensées lui envahissaient la tête. — Quand je serai morte, qui se souviendra de moi ? Qui prononcera mon oraison ? Mes amis me consacreront-ils un article ? Une invocation autour d’une table ? Pour être tout à fait sincère, qu’est-ce qui m’importe, à moi, dans cette histoire ? La popularité du meurtrier, comme le craint Alfred, ou l’immortalité de la victime, comme le souhaite Louise ? Et si c’était finalement ma propre immortalité que je recherchais ? Le soir même, Louise venait gratter à la porte. Elle avait entendu parler de Balzac, plusieurs fois, par hasard, et, si elle n’avait évidemment pas connaissance de ses ouvrages, elle savait qu’il était quelqu’un d’important. Marie la fit asseoir, et elles en discutèrent une partie de la nuit. Marie avait déjà remarqué que derrière la simplicité un peu rustre de la couturière se cachaient une réflexion et un bon sens qui n’avaient rien à envier aux plus fins philosophes. Avec ses mots et sa 83


sensibilité, elle parvenait à exprimer une palette de sentiments insoupçonnée chez une illettrée. Marie appréciait sa conversation, sa compagnie, qu’elle trouvait infiniment plus fines et réconfortantes que celles de la société de madame de Solniac. Louise n’était pas jolie, elle n’avait pas étudié, et probablement ne ferait-elle pas de vieux os, mais elle était humble, juste, et touchante. Le lendemain, de bonne heure, Marie fut surprise de recevoir la visite d’Octave. Il semblait contrarié. — Ils n’ont pas perdu de temps ! s’exclama-t-il en entrant. — De qui parlez-vous ? — Mais, de nos chasseurs de fantômes ! Figurez-vous qu’hier au soir, à peine enterré, monsieur de Balzac était invité par le guéridon des Solniac ! — Vous plaisantez ? Marie entra dans une colère vive, qui fit sourire l’impassible Octave de Sloncourt. — Je vais leur répondre, moi ! Elle fit sortir Octave sans ménagement, puis s’attabla avec son nécessaire d’écriture. Une heure plus tard, elle se présentait au siège du Nouveau Républicain, et sollicitait le droit de publier un article, à titre exceptionnel, que Victor Delamarre lui accorda, sous réserve qu’elle soit tenue pour l’unique responsable de ses propos. Elle y dénonçait la bourgeoisie bien pensante, qui se piquait de spiritualité au mépris du plus élémentaire savoir-vivre.

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« Où étaient-ils, les érudits, tandis que monsieur de Balzac agonisait dans sa pourriture, tandis qu’il souffrait le martyre, tandis que la gangrène lui rongeait les chairs ? Attablés, sans doute, devant un ridicule guéridon, ils attendaient, patiemment, que la mort ne leur livre un nouveau cadavre pour alimenter leurs fantasmes mystiques. Mais savez-vous, madame de Solniac, que ce que monsieur de Balzac avait à nous dire, il eût été infiniment plus intelligent de le recueillir de son vivant ! Vos pratiques lugubres sont d’un incroyable mauvais goût, et constituent une insulte à la vie. » Elle signa, comme convenu, de son nom : Marie X Elle ignorait encore si elle allait le regretter. N’avait-elle pas commis une double erreur : dénoncer des pratiques encore inconnues du grand public, et se voir fermer à jamais la porte de la comtesse ? Elle risquait un procès pour diffamation, et elle le savait. Ses remords furent anéantis par le souvenir du visage de George Sand, ce pauvre visage, laminé par la tristesse et la résignation. Quelle grande femme elle était pourtant, et combien elle méritait d’être un modèle d’audace et de courage ! Oui, Marie avait bien agi, en accord avec ses convictions. C’en était fini d’avoir peur, on n’avance pas dans le monde en agissant masqué. Le soir même, elle rédigea plusieurs dizaines de feuillets, dans lesquels Eugène, son détective, émettait de fortes présomptions sur un groupe aux pratiques occultes. Elle se rattrapa en les innocentant dès la fin de l’épisode, mais l’attaque était lancée. 85


Delamarre ne cacha pas sa surprise lorsqu’il vit la liasse de feuillets étalés sur son bureau. — J’ai pris de l’avance sur les prochains jours, commenta Marie. Je m’absente quelque temps. Le rédacteur en chef parut contrarié, mais après tout, aucun de ses arguments pour l’en dissuader n’aurait été recevable. Puisqu’elle avait fourni son travail dans les temps, rien ne l’empêchait de partir. Qu’elle aille se ressourcer à la campagne puisqu’elle en éprouvait le besoin. Elle devait changer d’air. Cela faisait presque un an qu’elle n’avait pas vu les siens, et leur absence lui pesait comme elle pèse à toute personne qui vient d’assister à des obsèques et qui réalise à quel point il est vain de se déplacer pour une mise en terre – lorsqu’il est trop tard, et que l’on n’a plus rien à se dire. — Comment comptes-tu t’y rendre ? interrogea Alfred, à qui Marie venait de dévoiler ses intentions. Il faut plusieurs jours… — J’irai par le chemin de fer ! déclara fièrement Marie, qui venait d’envisager cette possibilité à l’instant même.

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Chapitre X L’aube naissante perçait à travers la brume, et les rayons roses du soleil naissant jetaient quelques reflets sur les voies, chemin métallique menant à l’inconnu. Le quai grouillait de voyageurs de tous horizons, souvent mal vêtus, qui formaient une masse compacte et hétérogène. Marie connaissait des gens qui avaient déjà voyagé en train, et elle n’avait pas manqué de leur demander des détails. Tous avaient évoqué la vitesse excessive, l’impression de voler, l’impossibilité absolue de voir défiler le paysage à une pareille vitesse. Quarante kilomètres-heure ! Jamais l’homme ne s’était déplacé aussi vite. Certains médecins s’étaient penchés avec appréhension sur le problème, et en avaient conclu que le train était nuisible pour la santé, qu’il abîmait la vue, et que, partant du principe qu’il fallait quatorze heures pour faire Paris Toulouse, cela conduisait inévitablement le corps humain à subir un passage par plusieurs climats différents en un temps trop court pour s’y accommoder. Marie ne croyait pas à ces élucubrations. Elle était fascinée par le progrès, et mûrissait depuis longtemps le projet d’essayer la machine à vapeur, sans se douter alors que l’occasion se présenterait aussi vite.

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Un grondement sourd se fit entendre, qui fit trembler le quai. Puis le monstre apparut, crachant une fumée noire. L’appareil eut besoin de plusieurs dizaines de mètres pour s’immobiliser dans un crissement insupportable. Le long des wagons s’alignaient des portes qui donnaient sur des compartiments cloisonnés, et un simple coup d’œil à travers le carreau aurait suffi à distinguer la première de la deuxième classe. Le wagon de troisième classe, lui, était à ciel ouvert. Les banquettes de deuxième classe n’étaient pas des plus confortables, mais l’habitacle paraissait solide, et compte tenu des circonstances, c’était la seule chose qui importait. Marie prit place sur une banquette aux côtés d’une jeune fille qui voyageait avec ses parents. Le couple était installé face à elle. Le chef de gare donna le signal du départ, et la machine s’ébranla dans un fracas assourdissant. Peu à peu, la locomotive prit de la vitesse, et Marie sentit une étrange sensation lui serrer l’estomac. Le paysage se brouillait peu à peu. Comme la jeune fille tendait la tête pour essayer de s’approcher de la vitre, sa mère la retint d’un mouvement ferme du bras. — Non, Joséphine, tu sais ce qu’a dit le docteur. Puis, s’adressant à Marie : — Joséphine souffre du grand mal. Le docteur craint que la vitesse, alliée à la déformation du paysage, ne lui provoque un accès. J’ai bien essayé de la dissuader de ce voyage, mais…

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— Voyons, Henriette, arrêtez ! l’interrompit son mari. Le docteur exagère, vous le savez bien. Cessez de vous angoisser pour si peu. Et, d’un calme olympien, il bourra sa pipe, qu’il alluma tranquillement. Son épouse, petite femme nerveuse aux lèvres pincées, se renfrogna sur sa banquette, visiblement vexée de ne pas se sentir soutenue. Marie passa la majeure partie du voyage à tenter de déchiffrer le paysage. Ce fut en vain : son œil ne s’habituait pas à ce long ruban vert qui se dévidait sur le sol, là où auraient dû se trouver des champs, ni à ces taches incongrues, qui devaient être des arbres, et qui surgissaient sans prévenir dans l’encadrement de la fenêtre, donnant l’impression chaque fois de vouloir frapper les passagers, et les faisant régulièrement sursauter. Finalement, la jeune femme renonça. Elle songea à la joie que lui procurait l’idée de passer quelques jours au milieu des siens. Elle recompta mentalement les feuillets qu’elle avait livrés à Delamarre ; elle pouvait se permettre de prendre une semaine de congés et, en anticipant un peu, elle pouvait même imaginer envoyer par la poste les feuillets suivants directement au journal. Elle ferma les paupières avec satisfaction. Quelques heures plus tard, elle s’éveilla à Aix en Provence. Il lui restait un peu de temps à voyager en fiacre, puis elle serait arrivée. — Vous voyez bien qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter ! 89


Lorsque Marie ouvrit les yeux, le train venait de s’immobiliser et Joséphine, légère comme un oiseau, s’était levée et attachait avec agilité les rubans de voile qui pendaient de part et d’autre de son chapeau. Puis, comme elle empoignait sa valise, son geste s’interrompit soudain ; elle promena autour d’elle un regard anxieux, puis, sans plus de signes avant-coureurs, s’effondra sur le sol du compartiment, les membres raidis, les yeux dans le vague. On courut sur le quai, on envoya chercher de l’armoise chez l’apothicaire, tandis qu’un employé des chemins de fer partait prévenir le docteur. Impuissante face à la situation, Marie finit par prendre la décision de s’en aller. Elle n’avait jamais assisté avant cela à un accès de grand mal, et la scène l’avait beaucoup impressionnée. Elle monta dans un fiacre, consciente de l’inutilité de sa présence, et parcourut avec beaucoup moins de sérénité les quelques kilomètres qui la séparaient de son village natal. Rien n’avait changé, ou presque, depuis qu’elle l’avait quitté. La vallée était toujours aussi verte, les quelques fermes à l’entrée du village témoignaient d’une activité intense, à peine ralentie par la chaleur écrasante qui accablait les paysannes penchées sur leur labeur. Il se dégageait une bonne odeur de campagne, de foin, de fleurs, que Marie n’avait plus sentie depuis longtemps. Bientôt elle aperçut la place du village. Le jour commençait à décliner, et les rayons du soleil couchant enveloppaient la façade de la mairie d’une douce 90


chaleur dorée. Quelques enfants jouaient aux barres devant l’église ; aux tables des bistrots, les anciens dissertaient sur la politique actuelle, et Marie trouva leurs discours reposants, et si éloignés de la réalité qui sévissait dans la capitale. Elle réalisa pour la première fois qu’en quittant son village, elle y avait sans doute laissé une part de sa sérénité, qu’elle retrouvait là, intacte, un calme qu’elle pouvait endosser ici, sur cette place de village, et qu’elle devrait remettre à sa place avant de le quitter. Élisabeth X brodait sur une chaise longue au milieu du jardin lorsqu’elle vit arriver sa fille, une valise dans une main, l’autre occupée à maintenir en place son chapeau. Élisabeth eut besoin de quelques secondes pour comprendre, puis elle se leva, oubliant son ouvrage dans l’herbe, et se précipita à sa rencontre. Elles tombèrent dans les bras l’une de l’autre. La mère et la fille se dévisagèrent longtemps, comme pour bien s’assurer qu’elles n’avaient pas changé. Et c’était vrai, Élisabeth le répéta : Marie n’avait pas changé depuis son départ. Elle semblait plus calme, elle avait dans les yeux une flamme d’intelligence qui trahissait une ouverture de son esprit, mais elle n’avait pas changé, elle était toujours aussi jolie. La jeune femme, de son côté, même si elle n’osait en faire la remarque, trouvait sa mère bien vieillie. Mais comment une mère ne vieillirait-elle pas, une fois ses enfants grandis et enfuis, une fois sa maison presque vide et son jardin bien trop grand ?

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Son père était parti chasser ; elle ne le verrait qu’à son retour. Lorsque la cuisinière l’aperçut, elle manqua en lâcher sa casserole : — Marie ! Si j’avais su que tu venais, je t’aurais préparé une tarte au citron, ton dessert préféré ! — Ne t’inquiète pas, Thérèse, je suis venue pour vous voir, je te préfère à tes gâteaux ! On fit venir Émile, le petit garçon des voisins, et on lui confia la mission d’aller inviter des amis, dont la liste avait été dressée à la hâte, pour un repas qui aurait lieu le lendemain au soir. Puis Marie alla déposer ses bagages dans sa chambre. Rien n’avait bougé, toutes ses affaires étaient à la place même où elle les avait laissées un an plus tôt. Une épaisse couche de poussière sur la commode témoignait de la longueur de son absence. Sitôt la nouvelle répandue, Jeanne, l’amie d’enfance de Marie, vint lui faire une visite de courtoisie. Elle fut reçue sous la tonnelle du jardin, autour d’une tasse de thé. C’était un endroit bien agréable, qui préservait des morsures du soleil et embaumait le jasmin. Jeanne avait mille questions, sur Paris, sur la politique, sur la vie à la capitale. Marie songeait avec nostalgie que quelques années auparavant elle avait une attitude similaire vis-àvis d’Alfred, et que jamais, à cette époque, elle n’aurait pu s’imaginer à sa place. Jeanne, de son côté, n’avait pas connu la même chance que son amie. Un somptueux mariage avait été organisé deux ans plus tôt, avec un jeune homme de bonne famille dont elle était follement amoureuse. 92


Malheureusement, peu de temps après les noces, au moment même où Marie débutait sa vie parisienne, un scandale avait éclaté, lorsqu’une jeune femme inconnue s’était présentée chez Jeanne avec un enfant qu’elle affirmait être celui de son époux. L’homme, confus, avait d’abord nié, avant d’être contraint publiquement de reconnaître la légèreté de ses mœurs. Jeanne, déshonorée, humiliée, avait fait une grave dépression, et ses nerfs en souffraient encore. Selon le docteur, il fallait désormais qu’elle évite les émotions trop violentes, sous peine de se voir plongée dans le même état. Elle vivait depuis une existence en demi-teinte, dans la chaleur tranquille du foyer parental où elle était retournée. Son mari avait disparu avec sa famille, et Jeanne avait fait brutalement ses adieux à l’amour, à la richesse, et à tous ses rêves de femme, de mère. Marie fut navrée d’entendre les détails de cette histoire dont elle n’avait que vaguement entendu parler. Elle ne s’était pas imaginé à quel point Jeanne en avait été affectée, et s’en voulait de ne pas être accourue. Mais personne ne l’avait tenue informée de la gravité de la situation. Pour changer de sujet, elle parla d’elle. Jeanne la croyait toujours bonne d’enfants ; elle en rit, tant ce moment de son existence lui paraissait loin derrière elle. Elle lui raconta le journal, le feuilleton qu’elle écrivait et qui avait un certain succès, les soirées mondaines… Jeanne l’interrompit : — C’est toi, Octave de Molreau ?

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Marie réalisa que, dans sa modestie, elle n’avait jamais divulgué à personne son nom de plume. Elle ne s’était sans doute pas rendu compte de la portée de ses écrits. Mais maintenant que Jeanne les évoquait avec émotion, elle, perdue dans sa campagne, dans sa maison de province où les mœurs étaient si éloignées de l’agitation parisienne, elle réalisait avec un mélange de plaisir et de peur la popularité dont elle jouissait. Cette prise de conscience lui donna de l’assurance et, campée dans son rôle, elle donna à Jeanne des quantités de détails sur son existence passionnante — quitte à exagérer un tout petit peu la vérité… Sans doute pensait-elle stimuler l’ambition de son amie. Peut-être se revoyait-elle à sa place, écoutant Alfred avec excitation, bâtissant ses espoirs autour de ce cadre idyllique qu’il lui fabriquait. Elle croyait que Jeanne aurait naturellement les mêmes réactions qu’elle. Mais il n’en était rien. Ce dont Marie n’avait pas conscience, c’est que son amie, au fur et à mesure qu’elle parlait, mesurait la tristesse de son existence, établissait des comparaisons qui lui déchiraient le cœur, et maudissait le destin qui lui avait fragilisé les nerfs. Une imposante silhouette se dessina dans l’allée. Monsieur X n’avait pas été adroit à la chasse, mais la bonne nouvelle qui l’attendait à son retour avait essuyé en un instant ses vexations. Il reçut sa fille dans ses bras comme un cadeau du ciel, et Jeanne salua poliment avant de prendre congé. Marie, qui la regarda s’éloigner, ne vit pas qu’elle pleurait.

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Chapitre XI Les quelques jours qui suivirent se déroulèrent dans un calme et une tranquillité sereine. La soirée organisée chez les X avait été délicieuse, et tous les amis présents avaient salué avec joie le retour de l’enfant du pays, qui avait réussi dans le monde. On avait complimenté son bon goût, ses robes raffinées, et Marie avait souri malgré elle. C’était des robes bien démodées, qui à Paris ne se portaient plus depuis un an. Celle dont la condition était si modeste à la ville se voyait reine chez elle. C’était un peu grisant, un peu faux aussi. Mais qu’il était bon de se sentir aimée, admirée, de se sentir importante, enfin ! Devant l’insistance générale, elle relata dans le détail les funérailles de Balzac, parla de Sand et d’Hugo comme s’il s’était agi de ses amis intimes, et se trouva de fait dans la situation qu’elle avait elle-même reprochée aux Solniac : elle faisait du sensationnel avec la misère des autres. Cela lui faisait un peu honte, de se voir adulée pour sa condition de témoin d’un enterrement alors, selon ses propres mots, « Monsieur de Balzac était infiniment plus intéressant de son vivant ». Mais elle le savait bien à présent : l’homme est ambivalent, et les plus sincères ne sont pas les plus simples à déchiffrer. Jeanne avait passé la soirée assise un peu à l’écart, partagée entre la fierté et la joie de voir son amie 95


heureuse, et la jalousie un peu amère qui lui serrait le cœur, et contre laquelle elle ne luttait qu’à grand-peine. Les parents de Marie avaient passé une soirée exquise, et ils prirent congé de leurs invités le cœur gonflé d’orgueil et de fierté. Sans nul doute, ils s’étaient endormis ce soir-là avec la satisfaction sereine d’avoir assisté de leur vivant à l’ascension sociale de leur fille. Marie avait négligé de leur dire que son appartement n’avait que deux pièces. *** Comme elle avait été blessée du mutisme de son amie, Marie, le lendemain, proposa à Jeanne de l’associer à son travail le temps d’un épisode. Brandissant le dernier numéro du Nouveau Républicain, elle déclara : — Je vais te lire les dernières nouvelles d’Eugène. Comme je la connais, je te raconterai la suite, qui paraîtra à la fin de la semaine. Puis, si tu le veux bien, nous écrirons ensemble le prochain meurtre ! Jeanne fut ravie. Elle aurait elle aussi sa petite part de gloire ! Elles s’installèrent toutes les deux au bord de la rivière, sur une vieille couverture de laine. Marie avait emporté son nécessaire d’écriture, Jeanne avait prévu un panier-repas. Elles passèrent une délicieuse journée. Le père de Jeanne avait fourni une petite bouteille de vin de paille, et les deux jeunes femmes, un peu joyeuses, avaient décidé avec légèreté de décrire ce qui se faisait de plus abominable en matière de crime. — Qui sera la victime cette fois ? 96


Jeanne, qui avait une revanche à prendre envers les femmes parvenues, s’écria : — Une femme riche, très riche ! Une femme qui a fait un beau mariage, et qui vit dans le luxe et l’opulence, et… — Pas de vengeance personnelle ! tempéra Marie, qui voyait parfaitement où elle voulait en venir. — N’as-tu pas dit toi-même que l’écriture était un exutoire ? Et, tandis que s’esquissait sur le papier la trame d’un meurtre sanglant, Jeanne avait toujours un détail horrible à ajouter : — Les yeux ! Arrache-lui les yeux ! — Non, mieux que cela ! Et, revoyant mentalement la silhouette d’Octave, Marie suggérait : — Plantons-les au bout d’une canne-épée ! Et toutes deux partaient d’un éclat de rire qui contrastait avec l’horreur de leurs propos. Marie devait bien se l’avouer : jamais elle n’avait autant ri en écrivant. Elle souhaitait prolonger son séjour le plus longtemps possible, afin de profiter pleinement de l’été. Il fut décidé, ainsi qu’elle y avait déjà pensé, qu’elle enverrait ses feuillets au fur et à mesure par la poste. Son avance était considérable, et elle pouvait suivre dans la presse l’état des publications. Elle fit de nombreuses virées à Aix en Provence, prit un plaisir infini à faire les marchés, trouva une jolie toupie peinte de spirales colorées. Elle en fit l’acquisition, en pensant à Augustin, et acheta au passage une boîte de 97


chocolats pour Louise. Elle en profita pour glisser ses feuillets dans une enveloppe cachetée, et mit le tout dans colis, avec un petit mot à l’attention de la concierge : Merci de demander à Louise d’apporter l’enveloppe au siège du journal lundi prochain. Après tout, elle préférait que Delamarre ait ses derniers épisodes juste avant la parution, ce qui lui laissait le temps de les modifier si elle en avait envie. Un soir, alors qu’elle rentrait chez ses parents après une journée de baignade, elle entendit une conversation animée dans la cuisine. Le curé se trouvait à table, avec certains voisins. Parmi eux, un jeune soldat en permission. Il affirmait, sur un ton qui ne permettait aucune contradiction, que le Président menait de façon officieuse une propagande qui ne lui inspirait rien de bon. — Il soudoie les gradés, en leur promettant un avancement. Il critique sans pudeur l’Assemblée, et s’insurge contre les dernières lois votées cette année. — Il a raison ! s’enflamma quelqu’un. Ces lois sont liberticides ! Il n’a pourtant rien fait pour les empêcher. — Non, mais je pense qu’il prépare une révolte. Il cherche à rassembler les bonapartistes. Cela ne m’étonnerait pas qu’il manigance quelque chose pour obtenir le pouvoir absolu. Certains militaires, sur son passage, se sont permis de crier : Vive l’Empereur ! — Louis Napoléon est républicain, il le restera !

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— Rien n’est moins sûr ! Quand on connaît le passé de comploteur de l’homme, on peut avoir de sérieux doutes quant à sa moralité… Qu’en penses-tu Marie ? Marie n’en pensait rien, elle était en vacances. Il serait bien temps pour elle de s’en inquiéter à son retour. Elle comptait sur la lucidité d’Alfred pour éclairer son jugement. Mais elle reconnaissait qu’il y avait de quoi rester sur ses gardes. Si de nouvelles barricades devaient se monter dans Paris, elle savait qu’Alfred serait le premier à s’exposer en première ligne, et elle était fatiguée de trembler pour ceux qu’elle aimait. *** — Marie ! Descends vite ! Il y a un télégramme pour toi ! Marie dévala l’escalier. Sa mère lui tendit le pli : il provenait d’Alfred. Sans entrer dans les détails, il lui recommandait de rentrer immédiatement. Un drame était survenu, et son retour à Paris était indispensable. Elle craignit un drame politique, mais comme personne ne semblait être au courant, elle pencha finalement pour un événement d’ordre personnel. Elle ne mit pas dix minutes à rassembler ses affaires, et, s’excusant auprès de sa mère de n’avoir pu informer ses amis de son départ précipité, elle promit de revenir bientôt, et partit sans plus attendre pour réserver sa place dans le prochain train. Le trajet lui sembla plus long qu’à l’aller, mais cette fois elle n’eut pas le temps d’avoir peur ni de se laisser impressionner par le 99


paysage. Elle arriva à Paris en fin de journée et se fit conduire au plus vite au siège du Nouveau Républicain. Alfred se précipita à sa rencontre dès qu’il l’aperçut. — Marie, te voilà ! Viens, assieds-toi. Il s’est passé quelque chose de terrible. Madame de Solniac a été assassinée. Marie était abasourdie. Alfred reprit : — La situation est délicate. Les gendarmes sont venus nous voir. Madame de Solniac n’avait aucun ennemi connu, et la seule manifestation d’hostilité qu’elle ait jamais reçue… est un article calomnieux signé de ton nom. Marie eut un petit rire nerveux. — Enfin, cela ne prouve rien ! Comment peut-on me soupçonner sous prétexte que j’ai une fois été en colère contre elle ? Cela n’a aucun sens ! Je n’étais pas là au moment des faits, et il faudrait que je sois bien dérangée pour orchestrer à distance un meurtre sur le seul prétexte que je désapprouve ses soirées ! — Je sais bien que cela semble ridicule. Pourtant, il y a plus grave. Madame de Solniac a été découverte dans des circonstances absolument similaires à celles qui sont décrites dans les derniers épisodes de ton feuilleton. Marie eut un étourdissement. Elle se remémora la séance d’écriture au bord du ruisseau, l’insouciance avec laquelle elles avaient imaginé, Jeanne et elle, les détails les plus sordides. Les tortures abominables qu’elles avaient fait endurer à la victime… Madame de Solniac avait-elle dû souffrir toutes ces horreurs ? L’auteure eut un haut-le-cœur qui la fit presque vomir. 100


Elle ne sut pas quoi répondre. Elle se prit à espérer qu’il s’agissait d’un mauvais rêve, dont elle allait s’éveiller. Mais Alfred continua, impitoyable : — Les enquêteurs ont emporté tes écrits. Pour eux, il ne fait aucun doute que l’auteur du crime littéraire et celui du crime réel sont la même personne, mais ils ne savent pas qui tu es. Delamarre a refusé de donner la véritable identité d’Octave de Molreau. Mais il ne faut pas se leurrer, l’inspecteur en charge de l’enquête n’est pas un imbécile, et il ne tardera pas à découvrir qui se cache effectivement derrière ce pseudonyme. Pourtant, pour Marie, cela ne faisait aucun doute : il s’agissait d’un complot contre elle. Elle avait la conviction depuis le début que l’assassin la lisait régulièrement. Vexé sans doute de voir qu’elle ne parlait plus de ses crimes dans son feuilleton, il avait décidé de retourner la situation et de mettre en scène ceux qu’elle avait elle-même imaginés, c’était limpide ! Elle fit part de ses réflexions à Alfred, qui eut l’air d’hésiter, avant de finir par lui dire : — Ces feuillets ont été saisis avant d’avoir été publiés. Marie quitta la rédaction dans un état de vertige indescriptible. Son retour chez elle s’effectua dans une semi-conscience, et mille fois elle manqua se faire renverser. D’un côté, cette histoire lui paraissait absurde, et il était évident que les enquêteurs sauraient faire la part des choses. D’autre part, tout semblait l’accabler, et son absence de Paris au moment des faits pouvait passer pour un alibi. Bien sûr, elle pourrait 101


trouver des témoignages, mais des témoignages d’amis, de parents, de voisins, de gens qui lui étaient chers et dont la parole pouvait être remise en doute de par l’attachement affectif qu’ils portaient à Marie. Elle ne se sentait pas la force de tenir tête à des policiers convaincus de sa culpabilité. Restait le doute sur son identité : Delamarre n’avait pas fait la lumière sur son pseudonyme. Mais ce détail n’allait-il pas au contraire renforcer la certitude qu’elle avait quelque chose à cacher ? L’idée la plus insoutenable était associée au crime luimême. Qu’elle fut innocente n’effaçait pas la culpabilité qu’elle éprouvait d’avoir inspiré ce meurtre effroyable. Fallait-il en parler à Jeanne ? Compte tenu de la fragilité de la jeune femme, c’eut été une grave erreur. Elle fit une visite de courtoisie à Louise, pour l’informer de son retour, mais n’eut pas envie de la tenir informée des événements. Louise était d’humeur plutôt joyeuse, et visiblement contente du retour de Marie. Augustin, quant à lui, paraissait souffrant. Il était assis, apathique, et la fatigue qui creusait ses yeux frappa Marie. Louise ne paraissait pas s’en inquiéter ; elle était depuis longtemps habituée à l’état maladif de son enfant, et si rien dans ses symptômes ne l’avait alarmée, c’est que probablement ils n’étaient pas rares chez lui. Marie se dit que son jugement était peut-être trompé par l’habitude qu’elle avait prise durant ses vacances de côtoyer les enfants en pleine santé de sa campagne, et songea que, depuis son départ, Augustin n’avait pas dû 102


profiter beaucoup du soleil. Elle lui promit de planifier une sortie au parc dès qu’elle en aurait le temps. Puis elle rentra chez elle, ne défit pas ses bagages, se déshabilla lentement et sombra dans un sommeil salvateur, sur lequel planait cependant le souvenir de madame de Solniac, avec, sur le visage, la tristesse indicible dont l’avait drapée Octave.

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Chapitre XII Elle fut réveillée par des coups répétés sur la porte, qui la tirèrent du lit précipitamment. L’inspecteur Tardel, suivi de deux acolytes, entra, se présenta poliment, et pria Marie de bien vouloir les suivre. Elle n’opposa aucune résistance, et, une vingtaine de minutes plus tard, elle se trouva attablée devant une petite table grise, dans un bureau sombre qui lui évoqua vaguement celui de Delamarre. Marie fut invitée à se justifier quant à l’article assassin qu’elle avait rédigé avant son départ, et qui, pour beaucoup, constituait une véritable énigme. L’inspecteur apprit avec beaucoup d’intérêt l’existence de ces séances dont il avait vaguement entendu parler sans avoir jusque-là saisi en quoi elles consistaient. Marie se sentit un peu mal à l’aise lorsqu’il fit remarquer que l’une des précédentes victimes, mademoiselle de Sertignat, avait elle aussi fréquenté ce salon. Selon le policier, il ne faisait aucun doute que le meurtrier ne frappait pas au hasard. Après une heure d’interrogatoire, Marie réalisa qu’elle avait été convoquée plus probablement comme témoin que comme suspect. Elle en fut surprise, mais soulagée. Comme il la raccompagnait à la porte, l’inspecteur lui souffla : 104


— Quoi qu’il en soit, cette histoire est sur le point d’être bouclée. Nous tentons pour le moment d’établir un lien entre les différentes victimes. Mais nous pensons tenir notre coupable, qui est en ce moment même sous les verrous. Votre témoignage nous sera précieux, et sachez que nous ferons très prochainement à nouveau appel à vous, car votre intimité avec le personnage ne fait hélas aucun doute, au vu des informations dont nous disposons. L’étonnement de Marie fut si intense que l’inspecteur le lut dans son regard. — Vous ne voyez pas, vraiment ? Il s’agit pourtant de votre collègue, le fameux auteur Octave de Molreau ! Le sang de Marie ne fit qu’un tour. Elle ne comprenait pas. — Ou plutôt, continua l’homme, pour reprendre sa véritable identité, Octave de Sloncourt ! Nous avons retrouvé chez lui la canne-épée à pommeau d’argent. Comment peut-on être crétin au point d’utiliser ses propres effets personnels dans ses récits ! Pour l’instant nous n’avons rien pu tirer de lui, il se contente de rire effrontément et reste muet à nos questions, mais il finira bien par parler. Marie n’eut ni le courage ni la force de démentir, bien qu’elle fût consciente du tort que lui ferait ce demimensonge lorsqu’il serait découvert. Elle se rendit chez Alfred pour trouver du réconfort. Celui-ci fut atterré d’apprendre que son ami était le principal suspect de cette sordide histoire.

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— Mais pourquoi s’est-il laissé accuser à ma place ? Pourquoi ne pas avoir dit que c’était moi, Octave de Molreau ? — Octave est un gentleman. Il ne t’aurait jamais dénoncée. Il a dû juger que tu n’aurais pas la force nécessaire pour te sortir de là. Ou, plus probablement, il s’estime tellement au-dessus de tout, qu’il considère qu’il n’a même pas besoin de se justifier, et que l’évidence de son innocence éclatera d’elle-même. Il ne se rabaissera pas à crier à l’erreur judiciaire. Mais ne t’inquiète pas : Octave est intelligent, et il a des relations. Je pense que quelle que soit la tournure que prendront les événements, il trouvera un moyen de faire éclater la vérité. — Mais comment les enquêteurs sont-ils remontés jusqu’à lui ? Cela n’a aucun sens ! Se sont-ils stupidement fiés à son unique prénom ? Il ne travaille même pas pour le Nouveau Républicain ! — Je suppose qu’ils ont dû surveiller les allées et venues. Lorsque Delamarre a refusé de donner ton nom, ils ont dû poster des observateurs devant la porte, et ont vite fini par comprendre que c’était Octave qui apportait les feuillets. — Octave ? Mais c’est à Louise que je les ai envoyés ! Alfred parut surpris. — Je t’assure que c’est Octave qui les apportait. Lui et Louise se connaissent ? Marie sombra dans un état de confusion. Elle avait beau réfléchir, elle ne se souvenait pas les avoir présentés. Octave connaissait Augustin, mais n’avait fait 106


qu’apercevoir Louise sur le palier, et il ne faisait guère de doute qu’elle-même ne l’avait jamais vu. Le soir même, elle se présenta chez sa voisine pour tenter d’éclaircir ce mystère. Louise parut inquiète quand elle vit l’état d’énervement dans lequel se trouvait son amie. Marie attaqua sans préambule. — Depuis quand connais-tu Octave de Sloncourt ? — Qui ? Je ne connais personne de ce nom-là. — Tu ne le connais pas ? Tu lui as pourtant confié mes feuillets ? Louise parut faire le rapprochement à ce moment-là. — Ah oui, cet homme si élégant ! Il est venu chez vous durant votre absence. Je l’ai entendu frapper à la porte avec insistance, et j’ai fini par lui dire que vous vous étiez absentée. Par la porte entrouverte, il a aperçu Augustin, et comme le petit paraissait le connaître, je l’ai invité à entrer. Il m’a posé différentes questions sur votre voyage, sur la date prévue de votre retour. Il m’a assuré qu’il était un excellent ami, et je vous avoue que j’ai été conquise par ses manières et sa politesse. Il a vu sur la table l’enveloppe que je venais de recevoir, et m’a proposé de la porter lui-même au journal pour me soulager. J’ai accepté. J’espère que je n’ai pas fait une erreur… — Non, rassure-toi. Marie passa la soirée perdue dans ses réflexions. Et si, sur un malentendu, la police avait vu juste ? Marie avait la certitude qu’Alfred avait prévenu Octave de son départ. Pourquoi s’être obstiné à frapper chez elle ? 107


S’agissait-il d’un stratagème pour entrer chez Louise ? Dans le but de prendre ses feuillets pour s’en inspirer et la faire accuser ? Tout ceci paraissait beaucoup trop simple. Comment aurait-il pu savoir qu’elle enverrait ses épisodes à Louise et non à Alfred ou à Delamarre ? Elle décida d’arrêter d’y penser, mais malgré elle le visage d’Octave s’imposait à chaque instant à sa mémoire, et elle croyait se souvenir de mille détails qui auraient dû l’interpeller bien plus tôt. Mais cet homme, qu’elle savait depuis longtemps être atteint de folie douce, et qu’elle soupçonnait d’une intelligence redoutable, n’était-il pas un suspect trop facile, et un coupable idéal ? Ce qu’elle ne s’expliquait pas, c’est pourquoi il n’avait pas démenti les enquêteurs quant à l’identité d’Octave de Molreau. Sans doute une façon de se faire passer pour une victime, en se laissant accuser sur la base d’une preuve si facile à démentir. Marie ne se rendit pas aux obsèques de madame de Solniac. Il lui semblait qu’elle n’y avait pas sa place, et elle éprouvait une culpabilité terrible après les accusations publiques qu’elle avait portées contre elle dans la presse. Alfred s’y rendit, et fit à Marie un compte-rendu de la journée. Il y avait énormément de monde ; elle paraissait avoir été très populaire, plus que Marie ne l’avait imaginé. Alfred, un peu gêné, révéla à Marie qu’il pensait avoir compris la fascination de la comtesse envers les séances de tables tournantes. Cette journée lui avait beaucoup appris sur sa personnalité. En effet, il avait été surpris de 108


voir le convoi s’arrêter devant un caveau de famille, étant donné qu’il savait que les Solniac n’avaient pas de racines dans la région. Or, en s’approchant, il avait pu lire le nom de l’unique corps qui reposait dans le tombeau : Eugénie de Solniac, 1827-1844. Au risque de paraître impoli, il avait interrogé un des amis intimes de la comtesse, qu’il avait eu loisir de rencontrer lors de l’unique soirée qu’il avait passée chez elle. Ce que l’homme lui avait révélé expliquait bien des choses. Eugénie était la fille unique des époux de Solniac. Elle avait été élevée avec mademoiselle de Sertignat, sa cousine, qui, devenue orpheline à l’âge de douze ans, avait reçu la protection de la comtesse. Très jeune, Eugénie avait commencé à manifester des troubles mentaux, et était parfois la proie de crises de démence incontrôlables. C’était elle qui, dans un accès de rage, et jalouse probablement de voir l’attachement que sa mère portait à sa cousine, avait éborgné mademoiselle de Sertignat, et ce geste lui avait valu un internement à la Salpêtrière, alors qu’elle n’était âgée que de quinze ans. Madame de Solniac, brisée, s’était rendue régulièrement à l’asile pour visiter sa fille, et longtemps elle s’était accrochée à l’idée d’une possible guérison. Hélas, un jour, on lui avait appris qu’une autre aliénée s’était jetée sur Eugénie durant la nuit, et avait massacré la malheureuse avant de prendre la fuite. On n’avait jamais retrouvé l’assassin, mais la comtesse, rongée par le chagrin, ne nourrissait aucun espoir de vengeance. À présent, il était plus aisé de comprendre ce qui poussait cette femme a priori si intelligente et si rationnelle à 109


organiser chez elle avec une telle régularité des séances surnaturelles de communication avec les morts. Marie comprenait mieux cette agitation, ce frémissement qui avait parcouru l’assemblée lorsqu’elle avait reçu la lettre de Victor Hugo dans laquelle le grand homme affirmait communiquer avec sa fille Léopoldine, et cette déception, aussi, lorsqu’une séance s’achevait sans que le nom d’Eugénie eut été prononcé. — Pauvre femme, conclut Marie. Comme j’ai été sotte de l’attaquer sur sa plus grande blessure ! Puis, après un temps de réflexion, elle ajouta : — Que de sang dans cette famille ! Les Solniac sont-ils condamnés à être massacrés ? — Peut-être y a-t-il un lien entre ces meurtres, finalement. Qu’en penses-tu ? Les visites au comte de Solniac n’apportèrent aucune précision. C’était un homme brisé, prostré, à peine en état de communiquer avec ses visiteurs. Il passait ses journées assis dans un vieux fauteuil, les deux mains posées à plat sur le guéridon. Mais sans la comtesse, le guéridon était muet, tout comme l’était devenu le comte, et la maison tout entière. C’en était terminé des veillées du mardi soir. Le comte sombrerait peu à peu dans la démence. *** — Non, non, et non ! s’écria Delamarre. Il n’est pas question de continuer ce feuilleton. La police ne sait pas 110


qui vous êtes, votre histoire devient dangereuse ; un conseil : changez de pseudonyme et écrivez une histoire d’amour ! Marie eut un rire nerveux. — Enfin, c’est le monde à l’envers ! N’est-ce pas vous qui avez exigé que j’écrive cette histoire de détective ? — Marie, ne faites pas semblant de ne pas comprendre. Je suis convaincu que le véritable meurtrier est sous les verrous, et peu importe que les charges retenues contre lui soient erronées. L’important est que la police ne vous soupçonne pas, et que ce dangereux individu reste là où il est. — C’est trop tard ! coupa Alfred, qui venait d’entrer dans le bureau. Octave a été relâché ce matin. Delamarre eut un geste que l’on aurait pu apparenter à de la rage. Visiblement, la nouvelle le contrariait. — Comment est-ce possible ? — Je suppose qu’il a le bras long… ou qu’il est innocent. Marie n’eut pas besoin de demander à Alfred de la raccompagner. Il avait devancé ses inquiétudes. L’été touchait presque à sa fin, mais la journée avait été chaude. Les lavandières traînaient un peu sur le retour, et l’on entendait se mêler leurs voix joyeuses le long des quais, parfois entrecoupées des mots prévenants des mariniers qui se mettaient à table. Un petit monde parallèle gravitait autour de Marie, un monde qu’elle ne connaissait pas, côtoyait si peu, un monde de labeur, de travail discret, une foule de personnages qu’on ne croisait qu’à la tombée de la nuit. Une bonne odeur de 111


linge propre se dégageait des paniers, et se mêlait aux senteurs fleuries que la brise légère rapportait des champs tout proches. On aurait pu oublier, l’espace d’un instant, qu’on était à Paris. Un fiacre lancé à vive allure tira Marie de sa torpeur. Elle fit un pas de côté pour l’éviter. Cela lui fit penser malgré elle à Octave. Octave… qui était-il, ce dandy un peu fou, au sourire rare et au regard envoûtant, cet homme tantôt si agréable, si charmant, et parfois si méprisable. Était-il capable de tuer ? Alfred n’en croyait pas un mot. Et après tout, c’est lui qui le connaissait le mieux. Alors, comment s’expliquer son stratagème pour se procurer les feuillets, et cette canne-épée, pure coïncidence ? — Réfléchis, Marie. Qui a eu tes feuillets entre les mains depuis que tu les as envoyés ? — Louise, et Octave. — Tu n’oublies personne ? — Non, je ne vois pas, à part Delamarre, peut-être… — Et cela ne te paraît pas étrange que Delamarre, qui ne connaît Octave que pour l’avoir aperçu une fois ou deux, soit si intimement convaincu de sa culpabilité, au point de montrer de tels accès de rage en apprenant sa libération ? À qui profite le crime ? Marie eut une réponse qui, pour Alfred, resta une énigme : — Si seulement Octave en avait fait un portrait… — Que veux-tu dire ? Marie ne répondit pas. Elle était fatiguée. Fatiguée de penser, de réfléchir. Elle voulait rentrer chez elle et dormir jusqu’au lendemain. 112


Chapitre XIII Marie fut éveillée par des hurlements qui provenaient de l’appartement de Louise. Il y eut un fracas épouvantable, des bruits de bousculade, de meubles jetés à terre. Marie se précipita sur le palier, tenta d’ouvrir la porte, mais elle était verrouillée. Ses cris finirent par ameuter les autres locataires de l’immeuble, qui accoururent, et, tous ensemble, ils parvinrent à faire céder la serrure pour entrer. Le spectacle qui les attendait à l’intérieur était affligeant. Louise, étendue sur le plancher, baignait dans son sang. Elle était consciente. Marie chargea un voisin d’aller chercher le médecin, et se mit à la recherche d’Augustin. Elle le trouva dans l’unique chambre, ligoté et bâillonné, les yeux emplis de terreur. Il tremblait de tous ses membres, et Marie eut beaucoup de mal à le calmer. Dans la salle principale, la fenêtre grande ouverte ne laissait aucun doute possible quant à la façon dont l’agresseur avait pris la fuite. Les enquêteurs furent rapidement sur les lieux, mais la recherche d’indices s’avéra rapidement infructueuse. Louise fut hospitalisée, et Marie se proposa d’héberger l’enfant le temps nécessaire à sa guérison.

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Augustin semblait visiblement en état de choc, et il était impossible de lui tirer un mot. Heureusement, les blessures de Louise s’avérèrent superficielles, et dès le lendemain Marie obtint l’autorisation d’aller la voir. Elle s’y rendit avec Alfred, que l’événement intriguait au plus haut point. La jeune femme était plus pâle encore que d’habitude. Allongée sur un vieux lit métallique au fond d’une salle commune, dans une blouse élimée au travers de laquelle on distinguait un bandage qui lui serrait la taille, Louise paraissait exténuée, vidée de toute émotion. Elle sourit à peine lorsqu’elle vit ses visiteurs. Marie prit sa main entre les deux siennes, et pendant un instant elles restèrent silencieuses. Puis, doucement, sans la brusquer, Marie l’encouragea à parler, à raconter ce qui s’était passé, avec le plus de précision possible. Louise parut faire un effort qui sembla douloureux. Elle n’avait pas envie de revivre ce moment, mais elle avait conscience de cette nécessité. Son récit confirmait les plus grandes craintes d’Alfred. Elle y mentionnait un homme de grande taille, mince, élégant – sans nommer expressément Octave, sans doute pour préserver ses amis, elle donna toutes les précisions nécessaires à son identification. Elle était rentrée en début de soirée, après une livraison de draps chez une cliente qui vivait dans le quartier voisin. Elle avait laissé Augustin seul le temps de sa course. À son retour, elle avait fermé la porte à double tour, avant de s’étonner de l’absence d’Augustin, qu’elle avait rapidement découvert ligoté dans la pièce attenante. Mais comme 114


elle s’apprêtait à le détacher, un homme s’était jeté sur elle, l’avait poignardé à l’aide d’une épée, avant de prendre la fuite, la laissant pour morte. Elle avait juste eut le temps de l’apercevoir alors qu’il enjambait la fenêtre. Louise n’eut que le temps d’achever son récit avant de fondre en larmes. S’agrippant à la robe de Marie, elle sanglota : — Augustin, comment va-t-il ? Prenez soin de lui, protégez-le, je vous en supplie ! — Ne t’inquiète pas, il est en sécurité. — Vivement que je puisse rentrer chez moi ! Vous viendrez me voir, n’est-ce pas, vous ne nous laisserez pas seuls Augustin et moi ? Vous viendrez nous faire la lecture, comme avant ? Une idée sembla lui traverser l’esprit. — Vous raconterez mon histoire dans le journal ? Marie se souvint des théories de Louise sur l’immortalité à travers le roman. Elle la rassura en lui assurant que ses blessures n’étaient pas dangereuses, et qu’elle ne voyait aucune raison pour que son nom figure dans les journaux. Elle ajouta que son feuilleton avait été suspendu, pour des raisons de sécurité. Marie avait les larmes aux yeux en quittant l’hôpital. Elle craignait pour la vie de Louise, et s’en voulait de ne pas avoir pu empêcher cette agression. — Il faut faire en sorte qu’Octave soit à nouveau enfermé ! finit-elle par s’écrier.

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— Sur quelles accusations ? demanda Alfred. Louise n’a donné aucun nom, elle n’a fait qu’apercevoir un homme… — Tu continues à le croire innocent, c’est bien ça ? Tu ne vois pas qu’il commence à s’en prendre à mon entourage ? Pourquoi m’en veut-il ? Qu’est-ce que je lui ai fait ? Marie n’était ni téméraire ni inconsciente, mais elle se jura de prendre tous les risques nécessaires pour combattre l’ennemi s’il se présentait. *** Les jours passèrent et bientôt Louise put sortir de l’hôpital et reprendre son travail. Elle avait eu beaucoup de chance. Marie achevait sa toilette. Alfred devait passer la chercher en début de soirée, et lui réservait la surprise quant à leur destination. Elle était affairée devant la glace à coiffer ses longs cheveux cendrés. Elle s’observa soudain avec une attention accrue. Depuis longtemps elle ne se souciait plus de son apparence ; les événements de ces derniers mois l’avaient épuisée et lui avaient creusé les yeux. Elle sourit avec un peu de nostalgie en contemplant ces deux yeux en amande, d’une belle couleur noisette. On lui disait souvent, quand elle était enfant, qu’elle ressemblait à son père. À présent que le temps avait passé, il lui restait de lui ce regard, ce visage allongé et ce front lisse qui se barrait de rides lorsqu’un nuage ombrageait sa pensée. En 116


forçant un peu sa mémoire, elle arrivait presque, en contemplant son reflet, à retrouver ses traits de petite fille. Avait-elle ce visage-là lorsqu’elle courait sur le chemin de l’école où mademoiselle Coletta tenait sa classe de jeunes filles ? Était-ce bien ce sourire qui ornait ses lèvres lorsque son amie Jeanne venait la chercher le dimanche pour aller courir dans les champs ? Avait-elle ce regard profond lorsqu’on lui avait annoncé que son grand-père ne reviendrait plus ? Marie retrouvait sur son visage l’histoire de sa vie. Ce sillon, là, au coin de la paupière, c’était la marque qu’avait laissée son départ pour Paris. Cette ride, plus profonde, qu’elle n’avait jamais remarquée, et qui devait être apparue ces derniers jours, c’était, sans doute, madame de Solniac. On frappa à la porte, qui s’ouvrit immédiatement après. Alfred, soigné, coiffé, rasé de près, plus élégant qu’un dimanche, s’impatientait gentiment. — Habille toi, vite, tu traînes ! Nous allons boulevard du temple, et ce n’est pas la porte à côté ! Je t’emmène au Théâtre-historique ! On y joue la Jeunesse des Mousquetaires, ça nous changera les idées. — La Jeunesse des Mousquetaires ? s’enquit Marie, un peu surprise. Tu m’emmènes voir une pièce pour adolescents ? — Allons, ne dis pas n’importe quoi. L’œuvre de monsieur Dumas est pour tous, et je suis sûr que tu te laisseras séduire par d’Artagnan. Et puis, ne critique pas l’adolescence, tu es encore en plein dedans ! ajouta-t-il d’un ton railleur. 117


Quand le fiacre s’immobilisa au milieu du large boulevard planté d’arbres, une foule nombreuse se pressait déjà à la porte du Théâtre-historique. L’entrée en était majestueuse, et laissait entrevoir la promesse de spectacles de qualité. Deux statues colossales en gardaient la porte, elle-même rehaussée d’un balcon. Lorsque les spectateurs purent enfin pénétrer dans la salle, Marie en eut le souffle coupé. Rien de l’extérieur ne permettait de deviner l’immensité de la pièce, agencée de nombreux balcons qui pouvaient contenir mille sept cents spectateurs. À peine fut-elle installée, que la jeune femme, aux aguets, poussa Alfred du coude : — Regarde, là-bas, l’homme en gilet rouge, je suis sûre que c’est Théophile Gautier ! — Comment peux-tu en être sûre ? Il ne porte pas des gilets rouges tous les jours de sa vie ! Par contre, le jeune homme barbu accoudé au balcon en face, c’est Gustave Courbet, j’en ai la conviction. Il m’a été présenté par Octave, il y a environ deux ans. Marie ne répondit pas, car ce prénom jeté innocemment la précipitait dans un trouble auquel elle avait voulu justement échapper en acceptant cette invitation au théâtre. La pièce commença, et il suffit de deux scènes pour que Marie, qui une heure auparavant qualifiait la pièce de spectacle pour adolescents, soit à son tour retombée en enfance. Alfred la regardait avec amusement serrer la rambarde de toutes ses forces à l’annonce d’un duel, puis la relâcher avec des soupirs de soulagement quand 118


d’Artagnan brandissait sa rapière en signe de victoire. Alfred trouvait prodigieux qu’une histoire que tout le monde avait lue découpée en épisodes dans le Siècle, puis reconstituée en roman, puis séquencée en quatorze tableaux, une histoire que tout le monde connaissait pour ainsi dire sur le bout des doigts, puisse faire frémir encore. Comme s’il avait pu venir à l’idée de messieurs Dumas et Maquet, pour étonner la foule, de faire mourir inopinément et dès le premier acte le héros d’une trilogie qui déjà les occupait depuis six ans. La joie de Marie faisait plaisir à voir, et Alfred passa plus de temps à contempler sa protégée que les exploits des mousquetaires du roi. Elle versa bien quelques larmes à la mort de Constance, mais elle était, lorsque le rideau retomba, si animée de sentiments patriotiques, qu’elle aurait sans réfléchir juré fidélité et allégeance à Sa Majesté Louis XIII, si Alfred ne lui avait rappelé le balbutiement de république dans lequel elle se trouvait. — Merci Alfred, pour cette merveilleuse soirée. Le fiacre s’arrêta à quelques centaines de mètres de chez elle. Alfred voulut l’accompagner jusqu’à sa porte, elle refusa. Elle avait envie de flâner un peu, et de profiter de la douceur des tout derniers beaux jours. Comme elle arrivait dans sa rue, une silhouette élancée l’aborda et lui saisit le bras. Elle faillit hurler. — Octave ! Comment osez-vous ! L’homme ne parut s’apercevoir ni de son trouble, ni de son indignation. Il paraissait inquiet, comme un homme en cavale qui vient chercher de l’aide chez ceux en qui

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il a confiance. Il l’entraîna un peu plus loin, parlant à mi-voix, observant les passants. — Il faut que je vous parle. — Pourquoi n’êtes-vous pas enfermé ? Les criminels comme vous doivent être mis en cage. Octave la dévisagea curieusement. — Comment ? Vous croyez à ma culpabilité ? Visiblement, il n’avait pas envisagé cette hypothèse. L’entraînant presque malgré elle, il avisa un banc un peu à l’écart où ils prirent place. Octave expliqua, en peu de mots, qu’il pensait connaître l’identité de l’assassin, mais, faute de certitudes, il préférait taire son nom encore quelques jours. Il lui recommandait d’être très prudente en attendant, et de n’ouvrir sa porte qu’à Alfred ou à lui. Octave savait être convaincant, même quand toutes les évidences se déchaînaient contre lui. Il plongea son regard hypnotique dans les yeux de Marie, et lui martela : — Soyez prudente. Calfeutrez-vous. Ce ne sera plus long. Elle ne savait plus ce qui la poussait à lui faire confiance. Qui était cet homme, à la fin ? Elle avait passé des jours à nourrir la certitude de sa culpabilité, à le dépeindre comme un monstre tuant de sang-froid, et voici qu’un doute affreux la saisissait. Pourtant, lui enfermé, aucun événement fâcheux n’était venu troubler l’ordre public. À peine sorti, Louise se faisait agresser. Marie se fit violence pour trouver en elle la force de l’interroger.

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— Pourquoi avez-vous agressé Louise ? Pourquoi avoir ligoté son enfant ? L’homme parut réellement surpris. — Avez-vous la preuve formelle qu’il s’agissait de moi ? Louise n’avait en effet donné aucun nom, mais sa description avait été suffisamment précise. — Vous me prenez pour un monstre capable de tuer sans pitié et dans des conditions atroces, et me jugez néanmoins assez stupide pour manquer l’assassinat d’une pauvre couturière qui ne vit que par un miracle de la nature, et pour me contenter de ligoter un enfant pour lequel je n’ai aucune espèce d’affection, et qui, vivant, aurait pu, s’il en était capable, être un témoin gênant ? Vous me décevez, je vous pensais plus maligne et plus observatrice. Au revoir, je vous recontacterai. — Attendez ! Pourquoi avoir demandé à Louise d’obtenir mes feuillets ? — Vous plaisantez ? Je ne lui ai rien demandé. Je l’ai croisée alors que j’allais rendre visite à Alfred. Elle attendait devant le siège du journal, à moitié dissimulée devant la devanture d’une échoppe. Quand elle m’a vu, elle s’est précipitée pour me prier de bien vouloir déposer une enveloppe de votre part. Elle était intimidée, m’a-t’elle dit, à l’idée de traverser les locaux, ce que je pouvais concevoir. J’ai pris l’enveloppe ; comme elle était ouverte, j’ai effectivement pris la liberté d’y jeter un coup d’œil. Veuillez excuser ma curiosité.

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Ce rapide entretien avait suffi pour bouleverser ses convictions. Cependant, Octave mentait sur un point : l’enveloppe était soigneusement cachetée lorsqu’elle l’avait envoyée, et Louise n’avait aucune raison de l’ouvrir. Cependant, les deux versions étaient diamétralement opposées. Qui croire dans ces conditions ? Par ailleurs, il y avait eu cette agression. C’était juste, Louise n’avait pas donné de nom. Un homme grand, mince, c’était finalement assez pauvre en termes de preuve. Le portrait correspondait tout aussi bien à Alfred, à la différence près qu’Alfred était insoupçonnable à ses yeux, tout comme Octave l’était aux yeux d’Alfred. Qui avait lu ses lignes ? Qui était suffisamment pervers pour s’en être inspiré ? Marie attendit deux jours avant de recevoir par la poste une enveloppe dont l’écriture raffinée lui était inconnue. Elle la décacheta avec impatience, le cœur un peu battant. Quelle ne fut pas sa déception d’y trouver un poème ! La Nuit de décembre, d’Alfred de Musset. Toujours cette fascination pour Musset ! Aucun doute, la lettre était d’Octave. Que fallait-il comprendre ? Y avait-il un message ? Le symbole de l’ange gardien, qui était évoqué dans les vers ? Octave se croyait-il investi de ce rôle, voulait-il la rassurer ? Il en aurait fallu bien plus. Un tourment supplémentaire s’était ajouté à ses soucis. La veille au soir, une rixe avait éclaté dans sa rue. D’abord sous forme d’agression verbale, qui avait dégénéré au point que Marie s’était mise à la fenêtre. Deux hommes ivres morts, sales comme on n’imagine 122


pas, discutaient pour savoir s’il fallait ou non incendier l’immeuble. Une prostituée qui les accompagnait tentait d’en raisonner un, plus décidé que l’autre. Le ton monta rapidement entre les deux hommes, entre celui qui voulait éviter le drame et celui qui n’avait plus rien à perdre. — Il faut tuer l’assassin ! braillait l’homme, qui ne tenait qu’à grand-peine sur ses jambes. Il aurait été incapable de passer à l’acte, mais il fallut néanmoins que l’autre l’assommât d’un violent coup de poing pour qu’il s’écroule face contre terre. Quand ses deux acolytes le ramassèrent, un filet de sang s’échappait doucement de sa lèvre. Marie eut le temps de voir son visage. C’était monsieur de Tétignant. Le délicat poète était devenu un ivrogne de bas étage, qui traînait avec la vermine et imaginait des actions assassines contre elle. Personne n’avait jamais pardonné à Marie l’épisode qui décrivait le meurtre de la courtisane. Comment avait-elle pu être assez aveugle, et assez entêtée, pour ne pas comprendre à ce moment-là qu’elle était déjà allée trop loin ? Au cours de la semaine qui suivit, elle reçut encore La morte amoureuse, de Théophile Gautier, puis William Wilson, d’Edgar Allan Poe. Octave cherchait-il à la cultiver ? Cependant, Louise, qui avait remarqué ces étranges paquets, se délectait des lectures que Marie consentait à lui faire, et Marie souriait devant cette petite couturière qui se piquait de poésie sans y rien comprendre, et sans 123


se douter que c’était son agresseur qui lui faisait cadeau de ces histoires.

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Chapitre XIV Quel qu’ait été l’assassin, il semblait s’être accordé quelques semaines de repos. Marie s’accorda une journée pour faire les boutiques. Elle ramena d’un bazar deux grandes corbeilles de fruits similaires à celles qui avaient forcé son admiration chez la comtesse. Puis elle avait cédé au charme d’une paire de rideaux finement ouvragés. Il était temps pour elle de profiter un peu du luxe que lui permettait sa notoriété d’auteur à succès. Elle prit le temps de s’attabler pour un café, puis prit lentement le chemin du retour. Une surprise de taille l’attendait devant la porte de son immeuble. Une jeune femme bien mal accoutrée, assise sur une malle rafistolée qui témoignait de son vécu. — Jeanne ! s’écria Marie en courant vers elle. Tu ne m’avais pas prévenue de ton arrivée ! Jeanne s’excusa, un peu confuse, et expliqua qu’elle avait décidé de partir sur un coup de tête, ne supportant plus l’ennui de la campagne. Elles montèrent péniblement l’escalier, les bras chargés de leurs paquets respectifs, et arrivèrent à l’appartement de Marie. Elle s’excusa du désordre, poussa rapidement du pied quelques livres qui traînaient là, tira une chaise, poussa la table, tout en bredouillant qu’elle avait été occupée, qu’elle avait négligé son intérieur. Jeanne riait, 125


et lui demandait de ne pas s’en inquiéter. Elle venait voir son amie, pas visiter le château de Versailles ! — Ramasse quand même les petits mots de tes admirateurs, dit-elle en souriant, et en pointant du doigt un papier tombé à terre. Marie s’étonna. Elle n’avait pas remarqué ce billet avant, quelqu’un avait dû passer durant son absence, et, ne la trouvant pas, avait glissé un message sous la porte. D’un coup d’œil elle reconnut l’écriture d’Octave, qui avait tracé à la plume une phrase mystérieuse. Il parlait encore par énigme. L’énigme attendrait. Elle posa le billet sur un coin de table et se consacra au récit que Jeanne lui faisait de son voyage. Elle rit beaucoup quand la jeune femme lui raconta comment, bien décidée à être courageuse, elle avait réservé sa place au chemin de fer, puis de quelle façon elle s’était ravisée à la dernière minute en voyant le monstre entrer en gare. Elle avait fini par offrir son ticket à un passant, et avait effectué son trajet en omnibus. Elles burent beaucoup de thé, dévorèrent les gâteaux que Thérèse avait confiés à Jeanne avant son départ, quand Marie prit conscience de l’heure qu’il était. — Oh, non ! Je suis désolée, j’avais promis à Louise de lui faire la lecture ce soir. Cela ne te dérange pas si je m’absente une demi-heure ? — Dis-lui de venir, moi aussi j’ai envie de profiter de tes histoires ! Tout en disant cela, Jeanne, à qui Marie venait de laisser le choix de la lecture, regardait avec un intérêt inattendu les livres qui recouvraient le plancher. 126


— Tiens, c’est étrange, commença-t-elle. Qu’est-ce qui te pousse à lire ce genre d’ouvrages ? — Pour être honnête, je ne les ai pas choisis. C’est un ami qui me les envoie. — A-t-il des problèmes psychiatriques ? Marie éclata d’un rire sincère, et lui répondit, sur un ton faussement solennel qui se voulait une imitation d’Octave : — Non, il étudie les êtres humains ! Il se trouve que Jeanne avait lu la plupart de ces ouvrages, et n’avait pas tardé à y voir un fil conducteur que Marie, qui ne les avait pas encore ouverts, n’avait évidemment pas vu. — Enfin, c’est pourtant limpide ! C’est pourquoi je te demande si ton ami souffre de troubles de la personnalité. Il se trouve que tous ces textes traitent de la dualité entre un être et son double maléfique. Quelqu’un qui mènerait une double vie si tu préfères. Ce qui est inquiétant dans ce genre de cas, c’est que les deux êtres qui s’opposent dans le même corps luttent l’un contre l’autre, mais aucun ne peut empêcher les actions de l’autre. Une ombre passa sur le visage de Marie. — Crois-tu qu’Octave puisse avoir un double assassin, et qu’il essaie de me prévenir ? — Je ne sais pas. Mais c’est crédible. À bien y réfléchir, c’était on ne peut plus crédible en effet. Le voyage de Marie dans son « âme » aurait dû la mettre sur la voie. Octave était double, triple, il était une

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multitude de visages à la fois. Tantôt attentionné, tantôt cynique, protecteur, assassin. Louise venait de coucher Augustin. Elle avait l’air ravie que son moment privilégié du soir soit partagé par Jeanne, qui paraissait une jeune femme vraiment charmante. Louise, qui avait travaillé toute la journée, avait du mal à masquer sa fatigue, et ses hôtes décidèrent de s’occuper d’elle comme il se doit. Elles lui préparèrent le fauteuil le plus confortable, qu’elles garnirent de coussins, et s’en furent lui préparer une surprise dans la cuisine. Tandis que Marie préparait du thé, Jeanne coupait quelques parts de gâteaux, qu’elle ajustait avec inspiration sur une assiette décorée au préalable de quartiers de fruits. Quand Marie retourna dans le séjour, Louise était debout, et son visage trahissait un profond bouleversement. Elle avait à la main le mot qu’Octave avait glissé sous la porte. Marie, ahurie, bredouilla : — Louise ?… Tu sais lire ? Comme le papier lui glissait des doigts et s’échouait lentement sur le sol en tournoyant avec légèreté, Louise eut un visage qui n’était plus le sien. Jeanne pensa furtivement : « personnalité double », tandis que Marie comprit brutalement le message du billet : Vous souvient-il de mes propos dans le salon de la comtesse ?

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« Il est des fantômes qui ne se bousculent pas au guéridon. Peut-être sont-ils trop fous pour se savoir morts. » Marie étouffa un cri. Puis, tremblante, elle demanda : — Eugénie ? Louise sursauta, et avant que qui que soit eut le temps de réagir, elle fondit sur Jeanne, qu’elle agrippa par les cheveux, tout en sortant de sa poche ses ciseaux de couture. L’une des lames était recouverte d’un fourreau pointu qui évoquait la pointe d’une épée. — Approche, Marie, approche et je la tue. Elle tenait Jeanne par les cheveux, tandis que sa main droite, armée de l’instrument, menaçait la gorge de la malheureuse. — Qu’est-ce que tu veux, Eugénie ? Qu’est-ce que tu attends de nous ? — Rien, je n’attends rien. Ma vengeance est faite, j’ai détruit tous ceux que je voulais détruire, ou presque. Bientôt tout sera terminé. Mais tu comprendras que je ne peux m’embarrasser de témoins gênants. Elle n’eut que le temps de finir sa phrase, quand la porte d’entrée céda sous un violent coup de pied. Octave, brandissant sa canne, fit irruption dans la pièce, suivi d’Alfred. — Décidément, dit-il d’un air ironique, on ne peut pas vous faire confiance, Marie ! Il suffit que j’arrête de vous surveiller pour que vous vous mettiez dans des situations invraisemblables !

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Sans prévenir, et sans presque regarder sa cible, il asséna un violent coup de canne sur la tête d’Eugénie, qui s’écroula, presque assommée. Tandis que Jeanne, encore sous le choc, courait se réfugier auprès de son sauveur, Marie attrapa la paire de rideaux de soie dans l’objectif de ligoter la démente. Malheureusement, comme elle s’approchait d’elle, Eugénie, se levant d’un bond, la poussa violemment à terre avant de s’enfuir par la fenêtre. — Elle n’ira pas loin, commenta Octave. Une mère, aussi folle soit-elle, reste une mère. Elle ne s’enfuira pas sans son enfant. D’ailleurs, à ce sujet, comprenez-vous mieux pourquoi le prétendu agresseur n’a pas touché à un seul cheveu de ce garçon ? Augustin fut réveillé, transporté dans la chambre de Marie, et Jeanne se proposa de veiller sur lui. — Racontez-nous ce que vous savez sur elle, Octave, pria Marie. — Cela tient en peu de mots. Eugénie, démente depuis l’enfance, a toujours témoigné une haine incontrôlable contre sa cousine, mademoiselle de Sertignat, haine qui s’est aggravée encore lorsque la malheureuse, devenue orpheline, fut recueillie par la comtesse, qui l’aimait comme une mère. Lorsqu’elle a commis sur elle ce geste de violence inouï, ses parents furent obligés de la faire enfermer. Ce qu’on ne nous raconte pas, c’est que le corps trouvé dans son lit était si horriblement défiguré que personne ne parvint jamais à prouver que c’était bien le sien. En réalité, elle n’était pas victime, mais coupable, et avait trouvé là une façon pratique de 130


s’évader sans que les recherches soient orientées vers elle. Je suppose que c’est ce qui la poussa à massacrer cette jeune mendiante, sa première victime, qui sans doute l’avait reconnue pour l’avoir côtoyée à l’hôpital. La vie misérable qu’elle était tenue de mener eut raison de ce qui lui restait d’humanité. Elle voulait se venger de son internement, et vouait une haine sans nom à mademoiselle de Sertignat et à ses parents. Elle dut alors se jurer de les éliminer. Je pense qu’en cherchant bien nous devrions trouver un lien avec les autres victimes. Peut-être le jeune homme, qui sait, est-il le père de l’enfant. Toujours est-il que, tiraillée entre cette nécessité d’anonymat et cette soif de reconnaissance, Eugénie s’est jouée de vous, Marie. De plus, vous lui avez fourni pour tuer sa mère le récit d’une incroyable apothéose. Puisque vous ne vouliez pas raconter son histoire, elle a reproduit la vôtre, afin d’avoir le privilège, malgré tout, de figurer dans un roman. Je ne sais pas quelles peuvent être ses intentions à présent. Ses cibles sont éliminées, et j’ignore si elle en avait d’autres sur sa liste. Alfred, qui n’avait rien dit jusque-là, sursauta soudain et s’écria : — Le comte ! Comme ils se levaient tous les quatre, Octave commanda à Alfred de rester pour protéger Jeanne, au cas où Eugénie passerait récupérer son enfant. Puis il courut, suivi de Marie, dans la rue où attendait son fiacre.

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Ils prirent place, Octave hurla deux mots au cocher, et ils entamèrent une course démentielle dans les rues mal pavées de la capitale. Eugénie avait un peu d’avance, mais elle ne disposait sûrement pas de moyen de transport rapide. Chaque fois que le cheval faisait mine de ralentir, Octave se penchait à la fenêtre et hurlait des injures au cocher, qui ne savait plus s’il devait écouter son maître ou faire confiance à son bon sens. Ils manquèrent plus d’une fois renverser des piétons, et Marie dut supplier pour qu’enfin Octave consentît à faire ralentir l’allure. Arrivés devant l’hôtel des Solniac, ils bondirent du fiacre et se précipitèrent à l’intérieur, où un spectacle consternant les attendait. Le portier avait dut faire des difficultés à laisser entrer la jeune femme, et il gisait à présent dans son sang, étendu dans le hall. Il respirait encore, mais son pouls était faible. Un autre domestique était étendu dans l’escalier. — Occupez-vous d’eux, je me charge du comte ! cria Octave avant de gravir les marches. Marie, désemparée, couverte du sang du domestique, se laissa subjuguer par son émotion, et c’est en pleurant de rage et de désarroi qu’elle courut donner l’ordre au cocher d’aller chercher des secours. L’homme ne se fit pas prier, et Marie retourna tenter tant bien que mal de stopper l’hémorragie du domestique. Un cri résonna à l’étage, suivi d’un violent fracas. Négligeant le jeune homme qui continuait de se vider, Marie courut dans le salon au premier. Elle hésita un peu avant d’entrer. De la porte entrouverte lui parvenaient des gémissements, 132


les râles de quelqu’un qui semblait s’étouffer dans son sang. Lentement, elle se décida à faire quelques pas dans la pièce. Octave, l’œil hagard, reprenait son souffle tandis que sur le sol gisait le corps de Louise, une épée à pommeau d’argent plantée dans le cœur. Effondré sur une chaise, le comte de Solniac sanglotait. — Elle m’est revenue, pleurait-il. Elle n’est ressuscitée que pour venir mourir à mes pieds. Mon Eugénie, mon enfant ! La jeune défunte portait sur le visage les signes d’un profond apaisement, et d’une sérénité que la vie ne lui avait jamais apportée. Le comte, à genoux auprès d’elle, lui caressait à présent le visage de ses longs doigts secs et déjà gris comme ceux d’un mort. Derrière lui, au-dessus du piano, le portrait de la jeune fille au regard étrange semblait sourire tristement à son modèle.

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Chapitre XV Eugénie aurait dû rejoindre l’une de ses victimes dans la fosse commune, mais le comte s’y opposa. On fit creuser une tombe non loin de celle qu’occupait illégitimement la première victime, dont Eugénie avait usurpé l’identité. Pour conserver l’absurdité de la situation, on fit graver sur sa stèle : Louise Dupré 18271850. Le comte dépérissait peu à peu, et on supposait qu’il ne passerait pas l’hiver. Cette histoire dans son ensemble l’avait terriblement et profondément affecté, et il n’aurait pas la force de continuer à vivre sans les êtres qui lui avaient été chers. — Qu’est-ce qui a été prévu pour Augustin ? demanda Jeanne. — Je l’ignore, reconnut Marie, mais je refuse qu’il aille à l’assistance publique. Ce pauvre enfant a déjà trop souffert. Quand je pense à tout ce qu’il a vu et compris, je comprends mieux son état apathique. Comme il a dû avoir peur quand sa propre mère l’a attaché… Non, vraiment, cela me briserait le cœur de le voir partir. Jeanne parut hésiter un peu, puis demanda : — Est-ce que tu crois que je peux le prendre avec moi ? L’air de la campagne lui fera du bien, il oubliera vite les endroits sinistres où il a vécu, et il mettra un peu de vie dans notre maison familiale. 134


Marie se réjouit sincèrement de la proposition, et Augustin, en l’apprenant, montra un sourire que Marie ne lui avait jamais vu. Tout allait s’arranger, enfin. Lorsque l’agitation fut totalement retombée, c’était l’hiver. Louis Napoléon s’était organisé pour faire démissionner plusieurs de ses ministres, et les rumeurs qui avaient couru la province dès l’été commençaient à inquiéter la capitale. Octave, un soir, se présenta chez Marie. Il la trouva en train d’emballer ses affaires. — Vous partez ? — Oui. Cet appartement ne me convient plus, j’y ai de trop mauvais souvenirs. J’ai trouvé un logement près de chez Alfred, plus grand, et plus confortable. — Vous allez oublier toute cette histoire… en êtes-vous capable ? — Pour être tout à fait sincère, non. C’est pourquoi j’ai fini par céder aux demandes que m’avait faites Louise. J’ai terminé son histoire. J’ai repris le feuilleton, que j’ai complété en y ajoutant le douloureux épilogue que vous savez, et le tout paraîtra sous mon vrai nom. J’ai rencontré un éditeur qui m’a avoué avoir dévoré cette histoire quand elle paraissait dans le Nouveau Républicain. J’y ai ajouté un narrateur qui s’exprime à la première personne. À présent que tous les protagonistes sont morts, je ne craignais plus d’y raconter la vérité. Le livre s’intitule Chroniques d’un meurtrier de papier, et je vous avoue que vous y tenez une place de choix.

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— Toutes mes félicitations ! Je ne serai malheureusement pas témoin de vos succès. Je pars moi aussi. J’ai besoin de changer d’air. Je pense séjourner quelque temps en Italie, puis pourquoi pas pousser jusqu’à l’Afrique. Nous nous reverrons un jour, peutêtre. Marie se laissa envahir par un relent de nostalgie. Elle s’était attachée à ce personnage ambigu, aussi détestable qu’attachant. Il lui avait sauvé la vie, et elle ne l’avait pas remercié. — Accepteriez-vous une invitation à la comédie avant de prendre la route ? — Je suis navré, mais je ne peux pas. Mon voyage est déjà préparé, et l’on m’attend. Je vous écrirai, je vous le promets. Marie resta seule, songeuse, envahie de sentiments ambivalents. Le drame avait laissé des traces. Une petite ride supplémentaire peut-être, là, au coin des yeux… Alors que les porteurs arrivaient au petit jour pour emporter les meubles, Marie, en bougeant une malle, entendit tomber un objet. C’était une canne, une canneépée à pommeau d’argent. Elle la ramassa en souriant, la fit tourner un peu entre ses mains pour en admirer la facture, puis songea avec un sentiment étrange que l’objet, quelle qu’en fût sa valeur symbolique et financière, avait transpercé le cœur de celle qu’elle avait longtemps crue son amie. Que ressentir face à ce cadeau, souvenir à la fois d’un être presque détesté, mais admirable, et d’une fausse amie adorée et pourtant 136


détestable… un cadeau qui résumait bien la situation. Une canne, une épée : un objet pour soutenir, un autre pour tuer. Cette aventure avait fini par prendre tout son sens. Marie avait découvert une chose primordiale : on ne vit qu’à travers les autres, que par rapport aux autres. Celui qui est insignifiant quelque part peut être prince ailleurs, celui en qui l’on croit lire à livre ouvert peut renfermer de multiples facettes. Louise et Octave étaient les deux faces du même personnage, et c’est en cela qu’ils se connaissaient et se comprenaient. Une question tourmentait Marie : à quel moment Octave avait-il compris ? Quand avait-il fait le lien entre Eugénie de Solniac et Louise Dupré ? Avait-il copié le portrait qui surplombait le piano de la comtesse, l’avait-il décliné jusqu’à y reconnaître le visage de Louise ? Il ne s’en expliquerait jamais, mais une phrase revint à la mémoire de Marie, qui peut-être à l’époque avait été prononcée comme un indice. Lors de la promenade qu’ils avaient effectuée ensemble avec Augustin, Octave n’avait-il pas eu cette parole abjecte : « Sa mère est-elle déjà morte pour avoir engendré un fantôme ? » Un jour, par hasard, elle apprit dans la presse qu’un incendie avait ravagé une tourelle du quartier où vivait Octave de Sloncourt. Elle avait décidé de se rendre sur les lieux, persuadée qu’il s’agissait de l’atelier du peintre. Ses craintes furent rapidement confirmées. Les flammes avaient ravagé tout le premier étage, fragilisant 137


les fondations du bâtiment qui menaçait de s’effondrer. Bravant l’interdiction qui était faite d’approcher l’immeuble, Marie s’était faufilée à l’intérieur pour constater les dégâts. De son portrait, il ne restait que quelques bribes noircies au milieu d’un cadre délabré. Madame de Solniac avait subi le même sort. Très peu de tableaux étaient encore entiers, aucun n’était véritablement intact. Avec précaution, Marie emprunta l’escalier, plus dangereux que jamais, qui menait au troisième. Le bureau n’avait que peu souffert de l’incendie, tout paraissait en ordre. Il ne manquait qu’une seule chose, un détail que personne sans doute n’aurait remarqué : sur la petite boîte argentée posée sur le bureau manquait le petit ornement en forme d’oiseau, qui ne se trouvait ni sur la table, ni en dessous, ni nulle part ailleurs. On l’avait emporté. Chose étrange, l’intérieur du placard avait été muré, nulle trace d’escalier, nul passage, il ne s’agissait ni plus ni moins que d’un placard, d’à peine un mètre de profondeur, qui s’ouvrait sur un mur. Plus personne, jamais, n’aurait accès à l’âme d’Octave de Sloncourt. Comme elle allait quitter l’atelier, Marie revint sur ses pas, et décida d’emporter avec elle un souvenir, qui ne pouvait avoir de sens qu’à ses yeux : une toile bariolée de peinture multicolore, et barrée de traits noirs, comme les barreaux d’une prison. Quelques jours plus tard, la tourelle fut détruite, et son contenu perdu à jamais. Personne ne revit jamais le propriétaire, et on ne tarda pas à l’oublier.

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Épilogue Un soleil de plomb s’immisçait sournoisement entre les persiennes, qui avaient été fermées dans le but manqué de conserver un peu de fraîcheur dans ce somptueux hôtel particulier. Au-dehors, le jardinier s’affairait sous son chapeau de paille, et les rosiers étaient plus beaux que jamais. On entendait le chuchotement clair de la fontaine dont le murmure évoquait la promesse d’une fraîcheur salutaire. À l’intérieur, attablée à un petit bureau d’acajou, Marie mettait un point final à son dernier roman, lorsque son domestique vint l’informer qu’elle avait de la visite. Comme on lui assurait qu’il ne s’agissait ni de journalistes ni d’admirateurs, elle accepta de recevoir. Elle poussa une exclamation de surprise lorsqu’elle vit dans l’encadrement de la porte un magnifique jeune homme d’une vingtaine d’années, aux yeux pâles et aux cheveux dorés. — Augustin ! Comme te voilà beau ! Et si élégant ! Jeanne, qui suivait péniblement à cause de ses jambes qui la faisaient terriblement souffrir, entra et se jeta dès qu’elle le put dans le fauteuil le plus proche. — Ah Marie, se justifia-t-elle, excuse mon impolitesse, mais me voici dans un état aussi piteux que celui de notre empereur !

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— Ne me parle pas de lui, malheureuse ! J’ai bien failli me fâcher à son sujet avec Alfred. Ne parlons plus jamais de politique, veux-tu ! Dis-moi plutôt ce qui me vaut cette surprise. Les yeux de Jeanne se mirent à briller. Et, désignant Augustin d’un geste du menton, elle déclara : — Le petit entre à l’école de journalisme ! Marie poussa une exclamation de joie. Elle s’attendait à ce qu’on sollicite son hospitalité, au moins pour la durée des études d’Augustin, mais il n’en fut rien : le comte de Solniac, avant sa mort, avait eu la générosité de reconnaître officiellement l’existence de son petit-fils, et, après des années de procédure, on avait enfin appris qu’Augustin, comte de Solniac à son tour, prendrait légalement possession de son héritage dès le lendemain de sa majorité, qui devait intervenir dans les prochains jours. Jeanne avait les larmes aux yeux lorsqu’elle évoquait le retour de fortune de son cher protégé. — Te rends-tu compte ! Dire qu’il était destiné à l’assistance publique ! Marie proposa d’organiser un banquet le soir même pour fêter toutes ces agréables nouvelles. Depuis qu’elle était reconnue dans le monde littéraire, elle tenait salon régulièrement et recevait de jeunes talents. Monsieur Flaubert lui faisait parfois le privilège d’organiser chez elle des gueuloirs, et depuis quelque temps il venait accompagné de deux jeunes hommes singulièrement différents, mais tous deux sympathiques, un certain Maupassant et un jeune aspirant journaliste, qui sans

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doute serait appelé à côtoyer Augustin, et dont le père avait fait construire le canal de Provence2. Augustin alla porter les bagages à l’étage et se changer, tandis que les deux amies évoquaient leur passé. — Tu sais, dit Jeanne au bout d’un certain temps, il me semble parfois qu’Augustin n’est pas un jeune homme comme les autres. — Comment le serait-il, avec ce qu’il a vécu ? — Bien sûr… Mais, ce que je veux dire, c’est qu’il fait preuve par moments d’une telle sensibilité ! J’ai peur qu’il ne se trompe de voie, car je suis profondément convaincue que c’est un artiste. — Laisse-lui le temps de se découvrir. — Par moments, continua Jeanne qui suivait son idée, il reste prostré à fixer des détails invisibles. — Il le faisait déjà enfant. C’est un trait de son caractère. — Tu ne comprends pas ce que je veux te dire. Et s’il voyait vraiment des choses ? Marie voyait parfaitement ce que voulait dire Jeanne, et ce qu’elle suggérait. Le déroulement de la soirée risquait d’en être bouleversé… — Bien, finit-elle par dire dans un sourire malicieux, ressortons donc ce vieux guéridon ! Augustin ne se montra pourtant guère enthousiaste quand on lui exposa le programme, au point que les deux femmes finirent par y renoncer. La soirée littéraire fut maintenue, et s’avéra passionnante. Ainsi que Marie 2

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l’avait prévu, Augustin et Émile se découvrirent des affinités et des ambitions communes. Charles Baudelaire, pourtant invité, ne se présenta pas, et l’on passa une partie de la soirée à spéculer sur son état de santé, qu’on disait au plus bas. Comme le salon commençait à se vider, Marie s’étonna tout à coup de l’absence d’Augustin. Elle le trouva dans le petit boudoir attenant au salon. Il était seul, et semblait en contemplation devant un tableau qui pourtant ne représentait rien. — Vous savez, dit-il à Marie lorsqu’elle s’approcha, moi aussi je peins. — Vraiment ? Et que peins-tu ? Des tableaux comme celui-ci, qui ne figurent rien, et qui ne sont qu’un amas de taches de peinture, ou représentes-tu la réalité ? Augustin parut surpris de cette critique un peu dure, et prit la défense de l’œuvre. — Cela ne représente rien, vraiment ? Pour ma part, il me semble que c’est le portrait le plus beau et le plus juste que j’aie jamais vu. Il me semble même reconnaître le modèle, et je me sens une telle affinité avec l’artiste, qu’il me semble… qu’il pourrait être mon père

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POLICIER

Vanina Noël

Paris, 1850.

Sur fond de romantisme et de spiritisme, vous (votre héros) êtes écrivain dans un journal et vous allez vous inspirer des événements réels pour relater des crimes sordides et assurer le succès de votre roman. Le meurtrier reste introuvable. Vous vous retrouvez pris au piège lorsque le tueur en série commence à s’inspirer de vos meurtres fictifs. Comment prouver votre innocence ? Qui est le véritable assassin ? À vous de le découvrir...

Paris, 1850

PRÉPARE-TOI À MENER L’ENQUÊTE ! Le dernier best-seller de Rebecca Février, grand auteur de renom et futur prix Goncourt !

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