Revue #12 – Organisation

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C O SA M E N TA L E

ORGANISATION

ORGANISATION - NUMÉRO DOUZE - CYCLE QUATRE - JUIN MMXIV - SEPT EUROS


OurS

MEMbrES MEMbrES fONdATEurS fONdATEurS COMiTé COMiTé dE dE rédACTiON rédACTiON Simon SimonCampedel*, Campedel*,Mélanie MélanieDélas, Délas, Frédéric FrédéricEinaudi, Einaudi,Mathias MathiasGervais Gervaisde deLafond, Lafond, Maxime MaximeGil, Gil,Baptiste BaptisteManet, Manet, Claudia ClaudiaMion, Mion,Félicia FéliciaRevay, Revay, Hugo HugoVergès, Vergès,Simon SimonVergès Vergès **Directeur Directeurde depublication publication

rédACTEurS rédACTEurS && COLLAbOrATEurS COLLAbOrATEurS Alberto AlbertoCampo CampoBaeza, Baeza,William WilliamJ.R. J.R.Curtis, Curtis,Hervé HervéDubois, Dubois, Giacomo GiacomoGuidotti, Guidotti,Jacques JacquesLucan, Lucan,Giuila GiuilaMazza, Mazza,Giacomo GiacomoOrtalli Ortalli

COMiTé COMiTé dE dE SOuTiEN SOuTiEN Alberto AlbertoCampo CampoBaeza, Baeza,Mirko Mirko&&Dario DarioBonetti, Bonetti,René RenéBorruey, Borruey,Serge SergeCaillaud, Caillaud, Alain AlainDervieux, Dervieux,Guy GuyDesgrandschamps, Desgrandschamps,Jean-Patrick Jean-PatrickFortin, Fortin,Cyrille CyrilleFaivre-Aublin, Faivre-Aublin, Stéphane StéphaneFernandez, Fernandez,Mauro MauroGalantino, Galantino,Silvia SilviaGmür, Gmür,Jacques JacquesGubler, Gubler, Giacomo Giacomo&&Riccarda RiccardaGuidotti, Guidotti,Roberto RobertoMasiero, Masiero,Patrizia PatriziaMarone, Marone, Luca LucaMengoni, Mengoni,Stefano StefanoMoor, Moor,Philippe PhilippeProst, Prost,Laurent LaurentSalomon, Salomon,Ivry IvrySerres, Serres, Luigi LuigiSnozzi, Snozzi,Laurent LaurentTournié, Tournié,Jean JeanClaude ClaudeVigato Vigato- -Michel MichelKagan Kagan

CONTACTS Info : contact@cosamentale.com Librairies : distribution@cosamentale.com Cosa Mentale - ENSAPB - 60 Boulevard de la Villette 75019 Paris www.cosamentale.com Abonnement aux cycles précédents sur www.cosamentale.com Tous droits réservés © Cosa Mentale 2014 La revue Cosa Mentale est éditée par l’association Cosa Mentale depuis 2009 Dépot légal _ ISSN 2105-3901 juin 2014 Illustration de couverture : Albrecht Dürer, portrait d’un architecte, 1506 Dans ce portrait esquissé, pas de message mystérieusement glissé en arrière plan, pas de calcul alambiqué de posture, ou d’intrigue derrière le drapé. Exceptionnellement, une seule main, ferme, et la détermination d’un regard suffisent. L’architecte, accroché à son instrument rationnel exprime une volonté, passionnée, d’organiser.

rEMErCiEMENTS rEMErCiEMENTS Gauthier GauthierCoton, Coton,Hélène HélèneEinaudi, Einaudi,Mélissa MélissaEinaudi, Einaudi,Julie JulieLecoustre, Lecoustre,Willem WillemNoyons, Noyons,Marine MarineLe LeRoy, Roy,Christiane ChristianePujol, Pujol,Elisabeth ElisabethPujol Pujol Revue Revuepubliée publiéeavec avecleleconcours concoursdu duCentre CentreNational Nationaldu duLivre Livre etetde delalaDirection Directiongénérale généraledes despatrimoines patrimoines(Service (Servicede del’Architecture) l’Architecture)du duMinistère Ministèrede delalaCulture Cultureetetde delalaCommunication Communication


AVA N T- P r O P O S Vive la résistance

« C’est au lecteur de reconstruire ce livre ! A lui de réunir les fragments d’une œuvre dispersée et incomplète, à lui de faire rejoindre des passages placés loin les uns des autres et qui pourtant se complètent ! A lui d’organiser les moments contradictoires en recherchant leur unité essentielle, à lui d’éliminer les éventuelles incohérences (hypothèses abandonnées ou de recherches) ! A lui de substituer aux répétitions leurs variantes éventuelles (ou alors d’accepter ces répétitions comme des anaphores passionnées) ».1 C’est avec ce fameux titre « Vive la résistance » emprunté à Luigi Snozzi que s’ouvre le dernier numéro de Cosa Mentale. C’est aussi avec cet article que nous ouvrions le numéro #01 de Cosa Mentale il y a cinq ans. La résistance, pour nous architectes, est un chemin qui nous permet d’éviter la nausée causée par la banalité, la répétitivité de nos existences et par la médiocrité. Elle est celle par laquelle nous nous exprimons. Par laquelle nous vivons. Celle en laquelle nous croyons. Non comme une opposition stérile, mais comme la voie libératrice de forces nouvelles, de puissances nécessaires. C’est pourquoi nous ne pouvons imaginer aucun renoncement. Sinon mourir. La révolte de Camus, n’était rien d’autre qu’un appel à la vie, mais à la vie les yeux ouverts ! Nous avons créé avec toute notre énergie treize numéros de Cosa Mentale. Chaque numéro a été un combat. Chaque numéro est sorti avec du retard. Mais chaque numéro a été une satisfaction. Ils nous ont tous ouverts les yeux un peu plus à chaque fois. Les thèmes abordés sont éternels. Ils n’ont pas besoin de Cosa Mentale pour continuer à être explorés. Ils le sont depuis toujours. Cosa Mentale n’a fait que mettre en lumière ce qui existe déjà, rappeler ce qui se sait déjà. Nous l’avons fait car nous en sentions la nécessité. Ce besoin est né de notre époque sans mythe, sans croyance dans un absolu, créant ainsi un manque. Ne pouvant plus nous appuyer sur des règles, des dogmes établis, l’artiste, l’architecte moderne a du faire le deuil de la beauté, morte avec ses mythes. Pour renaître, il a dû repartir en quête de ce que Barnett Newman a nommé le sublime2. Le sublime étant une nouvelle étape dans la recherche artistique, comme un pas en avant répondant à une infinie nécessité de l’homme de se retrouver. La beauté est donc écartée. Les règles sont assimilées mais le but est désormais de sentir, de se sentir en vie, de porter le regard au delà, d’être ému. Redonner du sens, ne pas céder à l’absurde et se révolter. Cette belle révolte est la dure tâche de l’artiste moderne. Cette transcendance de l’âme par les arts est peut-être alors le mince fil auquel se raccrocher aujourd’hui afin de fixer un but et continuer à être optimiste. Le moment difficile de notre histoire oblige à ne pas baisser les bras. Et nous avons le sentiment qu’avoir travaillé sur les thèmes qui ont nourri les treize numéros de Cosa Mentale ― ces thèmes qui sont le fondement de notre discipline ― est un geste important. Nous caressons l’espoir d’avoir pu parfois réorienter le regard dans une direction qui nous paraît fondamentale aujourd’hui. Nous espérons que le vent qu’a soufflé Cosa Mentale durant cette période continuera d’entrer dans les écoles et dans les consciences des futurs architectes. Nous remercions toutes les personnes qui ont pris part à cette aventure. Merci aux rédacteurs qui ont contribué à la fabrication des numéros. Merci aux invités qui nous ont fait le plaisir de venir nous présenter leurs projets à travers des conférences ou des expositions. Merci pour toutes les preuves d’amitié et de soutien. Oublions un instant que rien n’est simple, prenons-nous à rêver que nous serons les bâtisseurs des prochaines pyramides, du prochain Panthéon et que notre époque réussira malgré tout à laisser une trace d’une civilisation qui n’a pas voulu se résoudre à s’éteindre tristement mais qui a réagi, qui a fait revivre les rêves de grandeur et l’émotion. Tant que les pierres chaufferont au soleil et que les ombres se perdront au sommet des pyramides, alors l’Architecture aura encore un sens. Et cela mérite bien un combat. FE Notes : 1. Pier Paolo Pasolini, Ecrits corsaires, éd. Flammarion, note introductive p.23 2. Barnett Newman, Le sublime c’est pour maintenant, éd. Macula 1990, p.243


SOMMAirE

Les couvertures non retenues pour ce dernier numéro de Cosa Mentale

Numéro douze

ARCHITECTURE GRECQUE Le pittoresque dans l’art grec : parti dissymétrique, pondération des masses - Auguste Choisy DU CÔTÉ DE LA «PHÉNOMÉNOLOGIE» Matériau et atmosphère - Jacques Lucan S U RV E I L L A N C E Pikionis à l’Acropole - Giacomo Ortalli N O T E S S U R L’ A B S T R A C T I O N William J. R. Curtis, 2001 M E N TA L L A N D S C A P E William J.R. Curtis, 1997 L’ O R D R E D U M O N D E Alberto Campo Baeza UN TERRITOIRE POSSIBLE Giacomo Guidotti F O N D E R L A V I L L E PA R L E D E S S I N La métaphore de « Villa el Salvador » - Hervé Dubois SILENCE Préparer ma visite à l’abbaye de Vaals ORGANISER LE VIDE Giulia Mazza


édiTOriAL une puissance de transformation

« Les mythes sont les âmes de nos actions et de nos amours. Nous ne pouvons agir qu’en nous mouvant vers un fantôme. Nous ne pouvons aimer que ce que nous créons ».1 « Il faut conserver dans nos esprits et dans nos cœurs la volonté de lucidité, la netteté de l’intellect, le sentiment de la grandeur et du risque, de l’aventure extraordinaire dans laquelle le genre humain, s’éloignant peut-être démesurément des conditions premières et naturelles de l’espèce, s’est engagé, allant je ne sais où ! ».2 Pour ce dernier numéro de Cosa Mentale, nous avons décidé d’aborder le thème de l’organisation en pensant que celui-ci pourrait proposer une conclusion riche et complexe de la série que nous avons entamée il y a maintenant cinq années. L’organisation à la lourde tâche de recouvrir de son voile la matière de l’esprit et de l’ordonner. C’est pourquoi il nous semblait important de nous intéresser à ce thème qui sous-entend la mise en ordre d’une pensée. Cette même pensée dont nous avons tant parlé, celle qui a suscité des articles engagés, des déclarations passionnées, celle en laquelle nous croyons. Or nous n’avons jamais tenté d’en analyser la genèse, et pour cause, elle n’est qu’un savon mouillé, un spectre insaisissable. Elle est ce que nous construisons mentalement, elle appartient à la mythologie de notre esprit. La mythologie a nourri des civilisations entières jusqu’à engendrer des chefs-d’œuvre et des monstres. Bien que les mythologies soient nées de fables et d’histoires imaginaires, elles ont eu la puissance de construire des civilisations entières, faites de grandeurs et de chimères. Cette mythologie que nous évoquons, il nous appartient de la créer nous-même. Les souvenirs, les sensations, les acquis de toutes sortes, qui organisés et attirés vers un seul dessein, se mettent en place, en rapport, s’accordent entre eux pour dégager, peut-être ce que nous n’avons cessé d’appeler la pensée. Voilà sur quoi nous créons. Voilà à quoi nous devons travailler. L’esprit, comme disait Valéry, est une formidable « puissance de transformation » qui a le pouvoir de créer l’ordre ou le désordre, de transformer la nature en artifice, de réveiller les consciences endormies par nos existences fonctionnelles et de transformer un état vaporeux en une étincelle de l’âme. L’écueil de l’esprit de notre époque vient de son caractère individuel, car de lui-même il tend à contenter ses seuls besoins. Il tente même, parfois, de rompre un certain ordre pour satisfaire son propre moi. C’est pourquoi il doit redécouvrir l’ordre social, redécouvrir qu’il doit être porteur d’un projet global, qu’il appartient malgré lui, à une communauté. C’est lorsque l’esprit rencontre les besoins d’un ensemble que s’instaure le désordre. Il serait donc faux de penser que le désordre naît toujours d’une absence de l’esprit, mais il apparaît aussi lors d’une confrontation entre le un et le nombre. L’esprit peut devenir la source des plus grandes créations lorsqu’il est guidé par un souci de bien commun. À l’architecte d’adopter cette posture ! Claire. Éthique. Il ne peut être question de désordre. La ville le lui interdit. La conscience d’un projet commun qui redessinerait les règles d’un monde plus clair, mettant à profit la multitude de savoirs (jamais dans l’Histoire tant de moyens n’ont été disponibles), nous incombe de façon évidente chaque jour un peu plus, devant l’incohérence bruyante et chaotique d’un monde devenu fou. Nous ne pouvons que souhaiter la naissance d’un nouveau projet, dans lequel la puissance d’organisation de l’esprit devra être placée au centre, porté par une nécessaire mythologie commune. Notes : 1. Paul Valéry, Variété II, Petite lettre sur les mythes, p.305, éd. Gallimard 1930 2. Paul Valéry, Variété III, La politique de l’esprit, p. 231, éd. Gallimard 1936 Illustration : Dans la cosmogonie hindoue, le monde est porté par quatre éléphants, eux mêmes supportés par une tortue.


ArCHiTECTurE GrECQuE le pittoresque dans l’art grec : parti dissymétrique, pondération des masses Auguste Choisy

Les partis dissymétriques Les Grecs n’imaginent pas un édifice indépendamment du site qui l’encadre et des édifices qui l’entourent. L’idée de niveler les abords leur est absolument étrangère : ils acceptent en le régularisant à peine l’emplacement tel que la nature l’a fait, et leur seule préoccupation est d’harmoniser l’architecture au paysage ; les temples grecs valent autant par le choix de leur site que par l’art avec lequel ils sont construits : Le temple de Sunium se dresse sur la crête abrupte d’un promontoire ; le temple de Crotone marque l’extrémité d’un cap ; un ravin enlace le temple de Ségeste ; les temples de Sélinonte couronnent deux collines entre lesquelles s’étendait la nappe d’eau du port ; les temples d’Agrigente bordent une falaise qui dominent la mer. Lorsqu’il s’agit d’un groupe d’édifices, ce respect de l’allure naturelle du sol interdit la symétrie. Une autre circonstance rend les alignements irréalisables : figure 1 Les temples se bâtissent les uns après les autres sur des emplacements sacrés et envahis par des édifices plus anciens, il faut se renfermer dans les intervalles que laissent libres les vieux sanctuaires. L’architecture se plie à ces sujétions, elle les met à profit : l’impossibilité des plans symétriques nous a valu des partis pittoresques tels que l’Acropole, l’Atlis, ou ces groupes de monuments que les fouilles récentes de l’Ecole française d’Athènes ont révélés sur les sites de Delphes et de Délos. Delphes. – A Delphes, le temple occupe une plate-forme au flanc de la montagne, et les trésors s’échelonnent le long d’un chemin en lacet qui aboutit à la terrasse, avec le Parnasse comme fond de tableau. Délos. – A Délos (fig.1), nous trouvons un temple principal A, entouré d’une couronne de sanctuaires et de trésors.

La voie des pélerins partant du propylée P, rencontre tour à tour une colossale figure d’Apollon et le temple 1 ; puis elle contourne l’hémicycle des trésors. La voie des pèlerins, partant du propylée P, rencontre tour à tour une colossale figure d’Apollon et le temple A ; puis elle contourne l’hémicycle des trésors, et vient aboutir à un des lieux les plus saints de Délos, une galerie allongée qui abrite un autel fondé par le dieu même. Les édifices s’étagent sur un sol en pente douce, et la mer anime les premiers plans. Olympie. – A Olympie (fig.2), la composition se groupe autour de deux sanctuaires : le grand temple de Jupiter T, et le temple archaïque de Junon, l’Heraeum H. Entre les deux, la vieille enceinte de Pélops P ; en C, l’autel ; en M, un temple secondaire, le Métroon. A et B sont deux propylées, un pour l’entrée, un pour la sortie. Les autres édifices sont des portiques ou des trésors : les trésors se rangent sur une terrasse du mont Kronios, dont la cime domine ce majestueux ensemble. Des groupements non moins ordonnés dans leur dissymétrie se rencontre à Eleusis, à Epidaure, à Dodone, enfin et surtout à l’Acropole d’Athènes. La pondération des masses : exemple de l’Acropole d’Athènes Nous rapprochons fig.3 deux états successifs de l’Acropole d’Athènes : figure 3 Le plan de droite A montre l’Acropole telle que l’avaient laissé les Pisistratides, telle qu’elle se présentait en 480 lors de l’incendie d’Athènes par les Perses ; Le plan de gauche B est celui de l’Acropole actuelle, avec les édifices rebâtis par Cimon et Périclès. Pour repérer les anciens édifices par rapport à ceux qui existent aujourd’hui, nous avons marqué sur le plan archaïque A les édifices nouveaux en désignant chacun d’eux par son centre, son axe et la lettre de renvoi qui le désigne dans le plan au siècle de Périclès. L’Acropole se présente comme un rocher isolé de toutes parts et dont la plate-forme est consacrée au culte des dieux nationaux.


En I était l’empreinte du trident de Neptune ; Non loin de là croissait l’olivier de Minerve ; Au voisinage de cet emplacement sacré on avait élevé aux deux divinités un temple commun T. Après l’incendie, l’espace se trouva vide, et l’on put reconstruire la sanctuaire sur le site même que consacrait la légende : le temple T fut transporté en S et devint l’Erechtion. Aux deux époques, le point culminant P fut occupé par le grand temple de Minerve, le Parthénon. Entre le Parthénon et l’entrée se répartissent une série de petits temples qui probablement appartiennent aux deux acropoles : Minerve Ergané S, Diane Brauronia D, la Victoire aptère V. C’est aussi dans cet espace que s’éleva au Vè siècle la colossale statue R de la Minerve Promachos. Le propylée M qui forme le frontispice de l’Acropole est situé dans les deux plans à la même place, mais la nouvelle orientation est moins oblique et à coup sûr plus heureuse. On le voit, d’un plan à l’autre les détails seuls diffèrent ; mais l’un résulte d’une accumulation d’édifices d’époques diverses, l’autre est méthodiquement conçu d’après une vue d’ensemble et adapté à un site que l’incendie avait rendu libre ; et dans cette nouvelle Acropole les apparentes dissymétries ne sont qu’un moyen de donner le pittoresque au groupe d’architecture le plus savamment pondéré qui fut jamais. La méthode de pondération ressortira d’une revue des tableaux successifs qu’offrait au visiteur l’Acropole du Vè siècle. a. Le tableau des Propylées. – La fig. 4 montre le parti général du plan des Propylées : Un corps central symétrique ; deux ailes notablement inégales : à gauche la plus large, à droite le plus petite et, en avant, le temple de la Victoire aptère. Rien n’est en apparence plus irrégulier que ce plan : en fait c’est un ensemble équilibré,

où la symétrie des masses s’associe à la plus originale variété de détails. L’aile de droite, avec le temple de la Victoire, forme une masse qui répond à celle de l’aile de gauche : si bien que, pour un spectateur placé au pied de l’escalier, les deux rayons limites AX et AY s’inclinent également sur l’axe général de l’édifice. Si l’architecte a tronqué l’aile droite, ce fut pour respecter l’enceinte de la Victoire aptère et permettre au temple V de se dessiner tout entier sur le ciel. Ce petit temple n’est point orienté parallèlement à l’axe général de la composition : irrégularité nouvelle qui fixe sur lui le regard, et lui rend une importance que l’exiguïté de ses dimensions semblait lui refuser. En plan, la symétrie optique est irréprochable ; en élévation, il manque sur la gauche un pendant au massif de la Victoire : ce pendant existait. Le piédestal vide P où les Romains ont élevé une statue d’Agrippa, repose sur une très ancienne substruction : les ruines indiquent ici la place d’un colosse, dont l’existence était nécessaire à la symétrie b. Premier aspect de la plate-forme : La Minerve Promachos. Franchissons le seuil A’ des Propylées : le regard embrasse (fig. 5) le Parthénon, l’Erechtion et la Minerve Promachos ; sur la gauche, des édifices ruinés dont les substructions seules subsistent. La Minerve Promachos se dresse au premier plan ; l’Erechtion et le Parthénon occupent le fond : dans ce premier tableau c’est la Minerve Promachos qui domine, elle forme le motif central, c’est sur elle que l’unité d’impression repose : le Parthénon ne prendra son importance qu’au moment où le visiteur aura perdu de vue cette statue gigantesque. c. Le Parthénon et ses vues d’angle. – Suivant nos idées modernes, le Parthénon, le grand temple de l’Acropole, se placerait en face de la principale entrée : les Grecs entendent les choses tout autrement. Le rocher de l’Acropole n’est point de niveau : ils en acceptent les reliefs, et mettent le grand temple sur le point culminant près de la rive qui regarde la ville.


Ainsi posé, le Parthénon s’aperçoit obliquement : les vues d’angle sont celles que les anciens cherchent en général à ménager. Une vue d’angle est plus pittoresque, une vue de face plus majestueuse : à chacune son rôle ; la vue d’angle est la règle, la vue de face une exception toujours motivée. Le corps central des Propylées s’est présenté de face ; c’est de face que l’on arrive, après avoir traversé l’Acropole, au pronaos du Parthénon : sauf ces deux cas, où l’effet de face est calculé, toutes les vues sont obliques : le temple de la Victoire aptère s’est montré en biais ; c’est en biais (voir le plan figure 5) que se montre le temple de Minerve Ergané H lorsqu’on pénètre en E dans son enceinte. De même pour le temple de Diane Brauronia, qui est situé en D avec entrée en K. La façade occidentale du Parthénon a pour accompagnement une série de gradins G taillés dans le roc vif. Soit qu’on franchisse en A’ le seuil de l’Acropole, soit qu’on pénètre par E dans l’enceinte de Minerve Ergané, on voit ces degrés se dessiner au pied de la façade : ils font partie du même ensemble, et pour les harmoniser on a donné à leurs arêtes des courbures semblables à celles des lignes mêmes de la façade. Mais on a pris soin de tenir compte de l’obliquité. Deux séries de courbes dont les sommets ne s’aligneraient point suivant le même rayon visuel produiraient en perspective un effet discordant : pour parer à ce désordre et créer une symétrie optique, les Grecs ont rompu la symétrie géométrale, ainsi que l’indique le diagramme fig.7. Au lieu de placer en x le sommet des courbures de l’escalier, ils l’ont reporté en r, juste sur la ligne qui va de l’œil du spectateur au sommet des courbes du Parthénon. La fig. 6 exprime, telle que l’œil la perçoit, l’harmonie qui résulte de cette correction : la flèche des courbures y est rapportée exactement à l’échelle, mais pour rendre l’effet plus sensible, on a remplacé les courbes par des lignes brisées. d. Premier aspect de l’Erechtheion. – Continuons à suivre le sentier de l’Acropole : vers le point B, le Parthénon est le seul monument qui se place dans le champ de la vue. Parvenus en C, nous sommes trop près du Parthénon pour en embrasser les formes ; c’est à ce moment que l’Erechtheion devient le motif principal du tableau : et alors il offre (fig. 8) une silhouette qui pyramide de façon la plus élégante ; le mur vide a se trouve

meublé par la tribune des Arréphores, qui se dessine sur ce mur comme sur un fond réservé pour elle. Ainsi se sont succédé trois tableaux correspondant à trois points de vue principaux A’, B et C (fig. 5). Et dans chacun d’eux un seul monument a dominé : c’était en C l’Erechtheion, en B le Parthénon, en A’ la Minerve de Promachos : cette unité du motif principal assurait la simplicité de l’impression, l’unité du tableau. e. L’Erechtheion et la Minerve Promachos. – Revenons (fig. 5) au point de départ, au point de vue A’. C’était alors la Minerve Promachos qui fixait l’attention : l’Erechtheion, avec ses caryatides, était en second plan. Entre la statue gigantesque de Minerve et les élégantes figures des Arréphores, un contraste écrasant était à craindre. Pour sauver la difficulté, l’architecte imagina de placer la base de la grande statue de façon à cacher la tribune des Arréphores (alignement A’ RI). La tribune L, ainsi rendue invisible au premier instant, ne se découvre qu’au moment où l’on est trop près du colosse pour l’embrasser du regard : l’opposition n’existe que dans le souvenir. RESUMÉ. – LE PITTORESQUE ET LES PREMIERES IMPRESSIONS L’esprit des artifices de groupement paraît se dégager de ces exemples ; Chaque motif d’architecture pris à part est symétrique, mais chaque groupe est traité comme un paysage où les masses seules se pondèrent. Ainsi procède la nature : les feuilles d’une plante sont symétriques, l’arbre est une masse équilibrée. La symétrie règne dans chacune des parties, l’ensemble est soumis aux seules lois d’équilibre dont le mot de pondération contient à la fois l’expression physique et l’image. Si maintenant nous parcourons la série des tableaux que l’Acropole nous a offerts, sans exception nous les trouverons combinés en vue de la première impression. C’est à cette première impression que nos souvenirs nous reportent invinciblement, les Grecs cherchaient avant tout à se la rendre favorable.


Aux Propylées (fig. 4) c’est pour le spectateur placé en A’, c’est pour l’instant où l’ensemble de l’édifice se dévoile, que les deux ailes s’équilibrent.

le temple de Vénus. Halicarnasse, fondée par Mausole, date du commencement du IVe siècle : déjà l’on sent l’acheminement vers les tracés symétriques.

Dans le tableau de la Minerve de Promachos (fig. 5), c’est pour le premier instant qu’est imaginé l’artifice d’occultation des Arréphores.

A Pergame, la tendance nouvelle est plus marquée encore : sur la montagne qui fut l’Acropole des Attales, l’implantation des temples témoigne d’une recherche de régularité géométrique qui n’est entravée que par les accidents du sol. La symétrie optique de l’Acropole d’Athènes forme ainsi comme l’intermédiaire entre le désordre pittoresque de l’âge archaïque et les tracés au cordeau du dernier âge de l’hellénisme.

Pour le Parthénon (fig. 6), c’est surtout au moment où l’on franchit l’enceinte de Minerve Ergané, que l’escalier à courbures dissymétriques vient compléter l’effet de la façade. Cette recherche du premier effet paraît la constante préoccupation des architectes grecs. Et pour rapprocher en un aperçu général les remarques qui se sont présentées à travers l’Acropole, nous pensons que la méthode peut se formuler ainsi : - 1) Obtenir l’unité d’effet en faisant dominer dans chacun des tableaux qui se succèdent un motif principal unique ; - 2) Ménager d’une manière générale les vues d’angles, en réservant la vue de face comme un moyen exceptionnel d’impression ; - 3) Etablir entre les masses un équilibre optique qui concilie la symétrie des contours avec la variété et l’imprévu des détails. APPARITIONS DES PARTIS SYMETRIQUES Aucun groupe ne réalise l’égal de l’Acropole cet idéal de variété et d’harmonie qui paraît être la pensée même de Phidias. Peu après commence l’architecture à régularité solennelle : elle se manifeste dès les dernières années du Ve siècle et a pour promoteur Hippodamus de Milet, l’auteur des plans de Rhodes et du Pirée. On peut suivre la transition dans le plan d’Halicarnasse, qui nous est connu par Vitruve. Qu’on se figure un hémicycle de collines bordant le port. Au centre, la place publique ; à mi-hauteur de l’hémicycle, une grande voie dont le milieu est occupé par le tombeau de Mausole ; le sommet de la colline est marqué par le temple de Mars ; aux deux extrémités s’élèvent comme deux masses s’équilibrant, d’un côté le palais, de l’autre

Texte et illustrations : Histoire de l’architecture Tome 1, Auguste Choisy, éd. Vincent, Fréal & Cie, MCMLIV, p. 325-337

A partir de l’époque d’Alexandre, les tracés symétriques ont définitivement prévalu dans l’art grec : Damas, Alexandrie, le Pirée sont le triomphe de la ligne droite ; les dernières époques ne concevront que des plans réguliers. Désormais ce n’est plus dans l’art même de la Grèce qu’il faudra chercher le pittoresque, mais dans cet art issu de la Grèce et de l’Etrurie qui se perpétue à Rome jusqu’aux dernières années de la République : tandis que l’Asie alexandrine se soumet aux froids alignements, dans la Rome consulaire l’architecture s’accommode encore aux paysages. Au siècle même qui précède l’ère chrétienne, le temple de Tivoli s’élève en manière de fabrique et de nymphée au sommet d’un ravin, avec l’eau jaillissant des substructions. A Préneste, les dépendances du temple de la Fortune s’étagent par gradins sur le revers d’une colline ; le temple de Cora se dresse sur un pic ; le Forum (fig. 9) rappelle, par le désordre de ses temples accumulés, les acropoles de la vieille époque grecque. Puis Rome à son tour, maîtresse de l’Asie, lui emprunte ses grandes ordonnances géométriques (enceinte du temple d’Octavie, forum de Nerva, de Trajan). Mais sous l’Empire, la région ou prévaut cette régularité factice est celle où le régime macédonien l’avait mise en faveur, l’Asie grecque : les plus imposantes manifestations de ce style sont les portiques comparables à notre colonnade du Louvre qui se développaient le long des rues d’Alexandrie et de Damas ; enfin, aux IIe et IIIe siècles, Balbeck, la colonnade de Soles, les prodigieux alignements de Djerach et de Palmyre.


du CôTé dE LA «PHéNOMéNOLOGiE» matériau et atmosphère Jacques lucan

responsables par exemple de la forme, de la couleur ou de la stabilité physique d’un objet. »8

Dire de l’architecture qu’elle est phénoménologique ou qu’elle offre une expérience phénoménologique est un propos dont il est difficile de dissiper le flou.1 Surtout si l’expérience phénoménologique est associée à la question de la perception de l’espace, question que les architectes ont faite leur depuis longtemps, notamment les architectes et les critiques modernes. Souvenons-nous de Sigfried Giedion parlant, en 1928, des maisons à Pessac de Le Corbusier et Pierre Jeanneret, qu’il aurait voulu appréhender avec des moyens cinématographiques : « Il faudrait pouvoir accompagner le regard dans ses déplacements : seule la caméra peut rendre justice à la nouvelle architecture ! »2 ; ou encore, plus généralement, souvenons-nous des mots de Space, Time and Architecture : « L’essence de l’espace tel qu’il est saisi dans sa variété, consiste dans les possibilités infinies de ses rapports internes. On ne peut en donner, à partir d’un seul point de vue (point of reference), une description exhaustive. Son aspect change suivant le point à partir duquel il est perçu. Le spectateur doit se mouvoir lui-même à l’intérieur de l’espace s’il veut en saisir la véritable nature. »3

Cette explication pourrait servir à la compréhension d’une réalisation architecturale comme l’entrepôt Ricola (1986-1987) à Laufen. En effet, la perception que nous avons de l’objet dépend de la distance à la laquelle nous nous trouvons de lui. De loin, l’entrepôt est un parallélépipède stratifié qui possède un couronnement, comme l’équivalent d’une corniche. A mesure que nous approchons, la complexion interne de l’enveloppe se révèle, comme si notre regard était doté de moyens supplémentaires d’investigation. Ce qui était « invisible à l’œil nu » devient maintenant visible. Ce qui aurait pu précédemment nous apparaître comme une surface devient un plan « profond », duquel nous pouvons comprendre la constitution : comment les plaques se superposent, comment elles sont portées, comment elles sont au-devant de la couche d’isolant de l’enveloppe, etc. Comme le dit Bruno Reichlin : « Au lieu de cacher, la façade dévoile (…) »9.

A ce moment, Giedion aurait-il pu parler d’expérience « phénoménologique » ? Et ses propos seraient-ils alors entrés en résonance avec ceux de Maurice Merleau-Ponty : « La chose perçue n’est pas une unité idéale possédée par l’intelligence, comme par exemple une notion géométrique, c’est une totalité ouverte à l’horizon d’un nombre indéfini de vues perspectives qui se recoupent selon un certain style, style qui définit l’objet dont il s’agit. »4 ?

Peu de temps après la réalisation de l’entrepôt Ricola, Herzog explique ainsi la démarche qui poursuit les intuitions de « La géométrie cachée de la nature » : « Je crois que nous essayons d’établir une parcelle de réalité qui soit démontable, en quelque sorte, donc compréhensible. Nous sommes entourés de tant de choses et d’événements que nous ne pouvons pas décoder, auxquels nous n’avons pas accès; justement pour cela, nous fabriquons un objet offrant sa propre langue. »10

La question de la perception de l’espace demanderait, aujourd’hui, d’être reprise à nouveaux frais, au regard de réalisations d’architectes contemporains. Mais je voudrais d’abord reprendre la question de l’expérience phénoménologique à partir des matériaux et de l’usage qui en est fait, à partir de la matérialité des choses mêmes.

Concevoir un objet qui soit démontable, que l’on puisse ainsi décoder, c’est proposer un objet dont la compréhension est « interne », celle-ci ne demandant pas que soient évoquées des images « externes ».

Herzog & de Meuron : du côté de la ville 1993 : « Notre approche est phénoménologique ! »5 Que veulent dire Herzog & de Meuron par cette affirmation ? Ils veulent dire qu’ils s’intéressent à des phénomènes, et d’abord à des phénomènes naturels. En 1988, le texte de Jacques Herzog, « La géométrie cachée de la nature », ne signifiait pas que Herzog & de Meuron soient attachés à la description scientifique d’organismes naturels, une description qui percerait les apparences pour décrire des structures invisibles à l’œil nu. Pour Herzog, il s’agissait d’abord de ressentir « la complexité d’un système de relations qui existe dans la nature »6. Il dira plus tard, rappelant l’intérêt porté aux « processus chimiques ou (aux) descriptions cristallographiques »7 : « Nous étions curieux d’en savoir plus au sujet de choses qui, même invisibles à l’œil nu, devenaient très réelles et qui, en fin de compte, étaient

En 1993, dans le même temps où ils se disent « phénoménologues », les architectes précisent, après avoir encore une fois rappelé l’importance du texte « La géométrie cachée de la nature », et insisté sur l’« analogie structurale »11 entre structures « organiques » et structures construites : « Concevoir et dessiner les détails d’un bâtiment devient un parcours mental à l’intérieur du bâtiment. L’extérieur devient comme l’intérieur. La surface devient spatiale. La surface devient « attractive ». Elle vous attire lorsque vous la travaillez comme concepteur (designer). Vous pénétrez mentalement le bâtiment dans le but de savoir à quoi il va ressembler. »12 La problématique développée par Herzog & de Meuron fait de la surface une préoccupation majeure de leurs réalisations des années 1980 et 1990. Les surfaces devenues spatiales – des plans « profonds » – font l’objet de traitements spécifiques,


qui dépendent de la mise en œuvre des matériaux eux-mêmes, du contexte et du programme du bâtiment à réaliser, des sensations recherchées, etc. Les matériaux sont divers mais avec une prédilection pour les matériaux « ordinaires » ou « pauvres » : matériaux d’isolation, tôles métalliques, papier ou carton goudronné, panneaux de béton préfabriqués, panneaux d’Eternit, panneaux de contre-plaqué, etc. La plupart de ces matériaux sont « urbains » et artificiels, c’est-à-dire des produits courants de l’industrie actuelle : « Notre approche est phénoménologique !, disent les architectes, Tout ce que nous avons pu concevoir vient de l’observation et de la description. Tout ce que nous avons fait a été trouvé dans la rue ! Tous nos projets sont des produits de nos perceptions projetées dans des objets ! »13. L’approche décrite par Herzog & de Meuron doit peu aux images de souvenirs et à l’autobiographie : Herzog n’avait-il pas avoué un jour sa détestation des films de Federico Fellini (1920-1993) pour ce qu’ils sont trop souvent autobiographiques.14 L’approche, aux dires des architectes, doit par contre beaucoup à la rencontre avec Joseph Beuys (1921-1986) : « Il nous a montré des choses que nous n’avions jamais vues précédemment, par exemple la manière de se servir des matériaux autrement que de façon mono-fonctionnelle, comme les architectes ont tendance à le faire »15. Mais si l’approche sensuelle de Beuys a fasciné Herzog & de Meuron, ceux-ci sont restés non-réceptifs aux significations symboliques que l’artiste pouvait attribuer aux matériaux : « La dimension symbolique (…) ne devint jamais partie prenante de notre travail »16. Le but de Herzog & de Meuron serait donc de rendre visible de quoi est fait un bâtiment, d’utiliser des matériaux de telle sorte « qu’ils perdent la signification habituelle qu’ils ont pour les architectes (…) de détruire les catégories et d’éviter les références stylistiques au profit d’une sensation immédiate »17. En dernière instance, pas d’autobiographie ni de symbolisme, l’architecture doit « rendre ‘visibles’ les matériaux, (…) qui sont détachés de toute autre fonction que d’‘être’ »18. Comme si nous pouvions oublier qu’ils sont aussi des produits le plus souvent industriels. Peter Zumthor : du côté des champs Dans ses propos, Zumthor décrit souvent des lieux, leur ambiance ou atmosphère (stimmung), leur lumière, leur sonorité, des lieux qui se réfèrent à un séjour dans un endroit particulier d’un paysage, d’un environnement rural, d’une ville ou d’un bâtiment. A leur sujet, il mentionne souvent des souvenirs d’enfance – ce que ne font pas Herzog & de Meuron. L’enfance, dit-il, est le « temps où je faisais l’expérience de l’architecture sans y réfléchir »19, des souvenirs d’objets touchés, de pas sur le gravier, les pavés ou l’asphalte, de bruits de portes qui se ferment, etc. Zumthor dira avoir été redevable à

Aldo Rossi qui lui a « permis de regarder (…) les architectures de (sa) propre mémoire biographique »20. Par les souvenirs, Zumthor reviendrait donc vers la première découverte des choses, vers des sensations premières éprouvées. D’une expérience qui n’est pas réflexive, Zumthor en voit l’équivalent dans l’Arte povera ou encore dans le travail de Beuys – comme c’était aussi le cas de Herzog & de Meuron -, qui cherchaient à « mettre au jour l’essence même du matériau, qui est libre de toute signification héritée d’une culture »21. De ce retrait par rapport aux significations héritées, Martin Steinmann fait l’un des traits majeurs des bâtiments réalisés pas Zumthor et de la « fascination » qu’ils suscitent, « dans le fait qu’ils se refusent aux signes », qu’ils invitent à « une expérience qui repose sur les choses en deçà des signes, sur les plaques de pierre à Vals, ou des panneaux de bois à Biel-Benken »22. Zumthor trouve des accents heideggériens pour parler des matériaux, voulant ouvrir ou dévoiler en quelque sorte « l’être de l’étant » - ce que le philosophe assignait à l’œuvre d’art, puisque « dans l’œuvre d’art, la vérité de l’étant s’est mise en œuvre »23. Cette proximité aux matériaux est constamment évoquée, en vue de la création d’« une architecture qui part des choses et revient aux choses »24 ou, si nous reprenons encore une fois des mots de Maurice Merleau-Ponty, pour « revenir aux choses mêmes »25, pour « une expérience du monde, un contact avec le monde qui précède toute pensée sur le monde »26. Le monde dans lequel Zumthor veut évoluer est un monde de proximités et, dans ce monde, la ville suscite méfiance, même si elle peut être jugée stimulante. Implicitement, Zumthor préfère le paysage « naturel » : « quand je m’ouvre au paysage – dit-il -, je trouve la liberté et le calme »27. Il ajoute encore qu’il ne s’intéresse pas au paysage sous l’angle de l’agriculture, comme « moyen de production »28 - excepté si le paysage est cultivé de façon traditionnelle -, mais comme « expérience sensorielle et esthétique »29. Par voie de conséquence, il préférera aussi que les matériaux soient « proches » : « Le matériau et la construction doivent avoir un rapport avec le lieu et parfois en provenir directement. Sinon, il me semble que le paysage n’acceptera pas le nouvel édifice »30. Lorsqu’il décrit la réalisation des deux maisons à Lies (2006-2009), Zumthor fait dire à Annalisa que seules possèdent un « rayonnement particulier (…) les maisons construites en bois massif et non avec des planches et des couvre-joints, des contreplaqués et des placages »31. On ne peut cependant inférer de cela que la construction des maisons n’ait pas eu besoin de moyens techniques très sophistiqués. Si l’assemblage d’angle


des madriers en bois massif, réalisés en queue d’aronde, est d’une « technique aussi séculaire qu’élégante »32, il n’empêche que les 5000 madriers étaient préparés en usine, que chaque trou, chaque tenon, chaque mortaise, chaque feuillure y était réalisé avec une extrême précision. Il n’empêche encore que la réalisation de ces madriers avait nécessité des machines à commande numérique, et que la construction de la maison faisait encore appel à des câbles de précontrainte et des planchers en bois lamellé-collé. Après les découpes et les préparations en atelier, « ensuite le travail se fit comme il y a mille ans »33… Bien sûr, toute autre œuvre de Zumthor fait elle aussi appel à des techniques qui sont au-delà de savoir-faire artisanaux traditionnels.

parallélépipède rectangle, à tout le moins jusqu’à la réalisation de la galerie Goetz (19891992) à Munich. La forme en elle-même ne veut pas être narrative ni représentative, elle ne cherche pas à évoquer des images connues : « Un bâtiment est un bâtiment. En ce sens, nous sommes absolument anti-représentatifs. La force de nos bâtiments réside dans l’impact viscéral et immédiat qu’ils ont sur le spectateur. Pour nous, c’est cela qui est important en architecture »43. Même les images figuratives, celle d’une photographie de Karl Blossfeldt utilisée pour l’entrepôt Ricola (1992-1993) à Mulhouse, par exemple, ou bien les photographies utilisées pour la bibliothèque (1994-1999) d’Eberswalde « sont plutôt non-représentatives que représentatives »44 précisent les architectes, et ne possèdent donc pas de valeur intrinsèquement symbolique.

Immédiateté Pour Zumthor, l’appréhension d’un bâtiment doit être immédiate : « J’entre dans un bâtiment – dit-il -, je vois un espace, je perçois l’atmosphère et, en une fraction de seconde, j’ai la sensation de ce qui est là. »34 En une fraction de seconde… Il s’agit donc d’une sensation, d’une « émotion immédiate »35, qui serait avant tout raisonnement puisqu’elle se rapporterait à « quelque chose d’autre que cette pensée linéaire que nous possédons aussi, et que j’aime aussi, qui nous permet de penser intégralement le chemin de A à B »36. Zumthor chercherait ainsi une voie de contournement de la raison, une question que Merleau-Ponty s’était lui aussi posée : « comment peut-on revenir de cette perception façonnée par la culture à la « perception brute » ou « sauvage » ? »37.

Le travail architectural ne cherche donc pas la signification ; « il se refuse aux signes », comme le disait Steinmann ; « (…) nous sommes plus intéressés par l’impact direct, physique et émotionnel, comme le son de la musique ou le parfum d’une fleur »45, comme le disent les architectes.

L’immédiateté de l’émotion est cependant tempérée par le fait que, pour Zumthor, l’architecture n’est pas seulement un art de l’espace, mais encore un « art du temps »38, qui permet l’expérience progressive d’un bâtiment, dans lequel, notamment, plusieurs séquences visuelles se succèdent, ce qui va maintenant à l’encontre de la première affirmation : de l’espace, « je n’en fais pas l’expérience en une fraction de seconde »39. Mais reste néanmoins que préférer l’émotion immédiate c’est s’affranchir ou éviter toute médiation, notamment imaginer être « libre de toute signification héritée d’une culture ». Zumthor oppose « la magie des faits, la magie du réel » à la « magie de la pensée »40, adoptant ainsi une posture romantique. La magie du réel réside bien plus dans l’atmosphère (stimmung) que dans la forme. Parlant de la résidence pour personnes âgées à Masans (1989-1993), près de Coire, Zumthor dit ainsi qu’elle ne correspond pas à une image formelle, mais qu’elle correspond à une atmosphère recherchée, recherchée à travers les matériaux : « la forme n’est pas importante, dit-il – en fait, la forme n’est réellement jamais importante »41. « Forget the form »42. Herzog & de Meuron, quant à eux, se sont souvent contentés d’une forme neutre : le

Epilogue L’immédiateté d’une sensation ou d’une émotion architecturale est immanquablement suivie d’une accoutumance. L’effet premier (l’impact) devient « passé ». Le souvenir peut en être gardé. Quelquefois, on cherche à le ranimer, mais il est alors nécessairement différent de l’effet premier, la raison – la réflexion - devenant le plus souvent partie prenante de la « réanimation ». Si l’effort de la « phénoménologie » est de « retrouver (le) contact naïf avec le monde »46, les architectes qui se rangent sous sa bannière ou qui s’en réclament sont constamment confrontés à une aporie : toute sensation éprouvée étant vouée à s’estomper, leur seule certitude ou conviction serait de se défaire constamment des perceptions rapidement devenues habituelles, pour dévoiler de nouvelles sensations, mais qui toujours s’émousseront. Pour contrecarrer l’effacement de l’immédiat, le « contact naïf avec le monde » ne doitil pas, en fin de compte, se doubler d’un travail de pensée qui est toujours acceptation des signes ? Jacques Lucan pour Cosa Mentale Avril 2014


Notes : 1. Je rappellerai la définition « simple » que donnait Jean- François Lyotard de la phénoménologie : « Pourquoi « phénoménologie » ? Le terme signifie étude des « phénomènes », c’est-à-dire de cela qui apparaît à la conscience, de cela qui est « donné ». Il s’agit d’explorer ce donné, « la chose même » que l’on perçoit, à laquelle on pense, de laquelle on parle (...). » (Jean-François Lyotard, La phénoménologie (1954), Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 1999, p. 5) 2. Sigfried Giedion, Construire en France. Construire en fer. Construire en béton, Paris, 2000 (traduction de Bauen in Frankreich. Bauen in Eisen. Bauen in Eisenbeton, 1928), p. 92. 3. Sigfried Giedion, Espace, temps, architecture. La naissance d’une nouvelle tradition, Bruxelles, 1968 (traduction de Space, Time and Architecture. The Growth of a new tradition, Cambridge, 1946 - première édition : 1941), p. 272. 4. Maurice Merleau-Ponty, Le Primat de la perception et ses conséquences philosophiques (1946-1947), Lagrasse, 1996, p. 49. 5. Dans « Continuities », entretien d’Alejandro Zaera avec Herzog & de Meuron, dans El Croquis, n° 60 (« H & de M 1983-1993 »), 1993, p. 15. 6. Jacques Herzog, « The Hidden Geometry of Nature » (1988), publié dans Wilfried Wang, Herzog & de Meuron, Zurich, 1992, p. 145. 7. Dans « Continuities », op. cit., p. 8. 8. Ibidem. 9. Bruno Reichlin, « L’entrepôt dans une ancienne carrière », dans Herzog & De Meuron, Bâle, 1989, p. 26. 10. Jacques Herzog et Theodora Vischer, « Entretien », dans Herzog & De Meuron, op. cit., p. 56. 11. Dans « Continuities », op. cit., p. 20. 12. Ibidem. 13. Ibidem, p. 15. 14. Voir : « Entretien avec Jacques Herzog », Le Moniteur Architecture - AMC, n° 9, mars 1990, p. 38. 15 Dans Jeffrey Kipnis, « A conversation with Jacques Herzog (H&de M) », El Croquis, n° 84 («H & de M 19931997»), 1997, p. 15. 16. Ibidem. 17. Dans « Towards an Intuitive Unterstanding », entretien entre Lynnette Widder et Herzog & de Meuron, Daidalos, août 1995, « Magie des Werkstoffe – Magic of Materials II », p. 59. 18. Dans « Continuities », op. cit., p. 23. 19. Peter Zumthor, « Une vision des choses » (1988), dans Penser l’architecture (2010), Bâle, 2012, p. 7. 20. Thomas Durisch (dir.), Peter Zumthor 1985-1989. Réalisations et projets, Tome 1, Zurich, 2013, p. 9. 21. Peter Zumthor, « Une vision des choses », op. cit., p. 8. 22. Martin Steinmann, « Connaître avec les sens. Une approche de l’œuvre de Peter Zumthor », première publication : A+U, n° 1, 1998, repris dans Martin Steinmann, Forme forte. Ecrits 1972- 2002, Bâle, 2003, p. 266. 23. Martin Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art » dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, 2012, p. 37. 24. Peter Zumthor, « Le noyau dur de la beauté » (1991), dans Penser l’architecture, op. cit., p. 31. 25. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (1945), Paris, 1971, p. III. 26. Maurice Merleau-Ponty, « Le roman et la métaphysique » (1945), dans Sens et non-sens, Paris, Gallimard, 1995, p. 36. 27 Peter Zumthor, « Architecture et paysage » (2005), dans Penser l’architecture, op. cit., p. 96. 28. Ibidem. 29. Ibidem, p. 97. 30. Ibidem, p. 99. 31. Peter Zumthor, « Les maisons de Lies » (2009), dans Penser l’architecture, op. cit., p. 103. 32. Ibidem, p. 105. 33. Thomas Durisch (dir.), Peter Zumthor 1985-1989. Réalisations et projets, Tome 4, op. cit., p. 124. 34. Peter Zumthor, Atmosphères (2008), Bâle, 2010, p. 13. 35. Ibidem.

36. Ibidem. 37. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 265. 38. Peter Zumthor, Atmosphères, op. cit., p. 41. 39 Ibidem. 40. Ibidem, p. 19. 41. Dans « Questioning Images », entretien avec Peter Zumthor, Daidalos, n° 68, 1998. 42. Ibidem. 43. Dans Jeffrey Kipnis, « A conversation with Jacques Herzog (H&de M) », op. cit., p. 18. 44. Ibidem. 45. Ibidem. 46. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. I. Illustrations : Page précédente : Entrepôt Ricola, Herzog et De Meuron, Bâle, Suisse, 1987 Ci dessus : Chapelle Saint Benedict, Peter Zumthor, Sumvitg, Suisse, 1984 © Adolf Bereuter


SurVEiLLANCE Pikionis à l’Acropole - Giacomo Ortalli

Les interventions de Dimitris Pikionis à l’Acropole commencèrent vers 1954, lorsque l’architecte et urbaniste Procopis Vassiliades, responsable de l’Organisme des constructions du ministère des Travaux publics, chargea son maitre de la transformation des zones autour des collines de l’Acropole et de Philopappos (colline des Muses), dans le cadre plus général de la réorganisation et de la rénovation de la zone archéologique du centre d’Athènes. C’était une tâche importante tant par son impact potentiel sur la manière dont les visiteurs allaient appréhender le monument que par les conséquences inévitables d’une telle intervention dans un lieu tant chargé d’histoire et de culture. Pikionis s’était déjà occupé de cette zone, et l’Acropole constituait son idée fixe. Vingt ans auparavant, dans Topographie sentimentale (1935), il écrivait déjà que « Ce sentier est infiniment supérieur aux avenues des grandes villes. Puisque chaque repli, chaque courbe, avec tous ses innombrables changements de perspective par rapport au site, nous apprend que la substance divine de l’individu est subordonnée à l’harmonie du tout »1. L’arrière-plan de toute l’œuvre de Pikionis est le paysage grec, en particulier celui de l’Attique : il l’a traversé, célébré, peint, défendu, imaginé. Pour lui, ce paysage était singulier dans tous ses aspects : le climat, la lumière, la flore, le sol. Il croyait en sa nature inaliénable. Désormais septuagénaire, il avait enfin l’occasion unique d’y intervenir. Pikionis (1887-1968) était un peintre devenu architecte par nécessité. Après une première période rationaliste, il s’est éloigné des préceptes et des modèles modernistes et, en recommençant à partir de zéro, il avait entamé un dialogue avec l’Histoire et réfléchi aux conditions élémentaires de son métier. Il s’intéressait aux projets à petite échelle, qu’il supervisait de façon très approfondie. A l’Ecole polytechnique d’Athènes, ses étudiants apprenaient à positionner des éléments comme une clôture, un chemin et une porte d’entrée d’un jardin dans une composition harmonieuse, en s’attachant dans les moindres détails au dessin des éléments naturels existants. Dans d’autres cas, les projets figuraient des paysages chimériques où se mêlaient des souvenirs épars de l’iconographie byzantine et de l’architecture vernaculaire hellénique dans une composition architectonique non-spécifique. A l’Acropole, la première action de Pikionis fut de libérer la zone de toutes les installations existantes, véritables offenses à son histoire et à son esthétique : la route asphaltée qui menait du théâtre d’Hérode Atticus aux Propylées fut immédiatement détruite. Dans les années cinquante, il se consacra avec dévotion au projet, de façon exclusive. Pendant des mois, il rejoignit son poste tôt le matin, travaillant au dallage des voies avec ses ouvriers et assistants toute la journée sous le soleil brûlant, pour ne rentrer chez lui qu’au crépuscule.

L’objectif du projet de l’Acropole ne fut jamais spécifié ; le projet lui-même avait été décrit sous forme de principes et d’intentions générales. Pikionis réussit à imposer sa volonté aux politiciens, qui désiraient mener rapidement à leur terme les travaux du fait de la nécessité urgente d’exploiter les monuments antiques comme des attractions touristiques, et il les convainc du fait qu’il ne terminerait les travaux qu’à l’aide de petits groupes d’artisans et d’assistants sous sa surveillance. Sa position vis-à-vis de son œuvre apparait dans une lettre du 12 mai 1955 qu’il adressa au ministre des Travaux publics d’alors, Constantin Caramanlis, et accompagnée d’un rapport ayant pour objet l’organisation des travaux en cours. « Cette œuvre est très étendue, et par nature complexe. Elle inclut des éléments d’urbanisme, comme par exemple les routes, la création de carrefours et d’aires de stationnement… de routes dallées et pavées, de murs de soutien et de clôture, de locaux d’accueil et de repos, de plantation de buissons et d’arbres, etc. Il ne peut y avoir de doute que tout ceci doit s’harmoniser en un ensemble traversé d’un même esprit jusque dans les moindres détails.»2 Pikionis y souligne le fait que la transformation des sites archéologiques n’est pas un ouvrage d’ingénierie mais bien une œuvre d’art, et il explique la nécessité de disposer du temps adéquat pour réaliser un projet qui requiert une élaboration patiente sur le site même : la supervision habituelle n’est absolument pas adaptée, l’architecte doit au contraire réaliser l’ouvrage lui-même, à travers les mains des artisans. « La direction ordinaire des travaux par les architectes ne satisfait pas les conditions nécessaires d’une telle œuvre, qui requiert une implication totale avec des interventions sur le lieu que nul projet ne peut prévoir, que nul contrat ne peut décrire. […] En ce qui concerne les instructions, l’architecte lui-même devrait les interpréter à l’aide de ses assistants ; ainsi, je dirais qu’il devrait construire lui-même l’œuvre entière à travers les mains de ses artisans et de ses maçons. Cette surveillance continuelle est la seule capable d’accomplir une architecture sensible et vivante, non conventionnelle ni morte.» (ibidem)

Dans la même lettre, Pikionis expliqua clairement comment il imaginait la transformation de la zone et illustra en détail les méthodes de construction qu’il se proposait de suivre. Dans chaque détail, forme ou technique de construction il lui fallait s’élever au niveau de valeur absolue inspiré de l’art antique et comparable à ce dernier. Il a dû utiliser des pierres d’une structure, d’une forme et d’une couleur particulières, de grands rochers ramassés dans le voisinage et des architraves de marbre antique ou néoclassique pour construire les bancs, les abris des gardiens, les pavillons ; les fragments antiques


découverts sur le lieu ornèrent les voies et les trottoirs. La démolition de nombreux édifices du centre d’Athènes avait en effet transformé beaucoup de sites en cimetières néoclassiques, emplis des fragments de la destruction. La présence de ces morceaux dans le parcours de Pikionis est à la fois poétique et inquiétante. « Le collage dérivé des ruines devint un miroir qui nous invitait à nous regarder nous-mêmes et à voir ce que les générations précédentes nous avaient laissé. C’était donc une protestation, une tentative émouvante de parcourir une ville qui a été démolie avec un cynisme incroyable et avec barbarie par ses propres habitants.» 3 La végétation fit l’objet d’une étude spécifique quant à la composition, l’aspect, la couleur et la symbolique des arbres choisis. Pikionis prévoyait l’augmentation du nombre des buissons et la plantation d’oliviers, de grenadiers, de myrtes et de lauriers, les arbres les mieux adaptés aux lieux sacrés selon les Anciens. Tous les arbustes allochtones et inadaptés (comme les cyprès, dont les lignes verticales rivalisaient avec les antiques colonnes, en en limitant la perception) devaient être éliminés. Le déracinement de ces arbres fut réalisé au fur et à mesure, pour laisser le temps de croître aux nouveaux végétaux. Pikionis acheva les travaux en 1957, après quatre ans de dur labeur : c’est bien peu pour une réalisation de ce genre, mais d’une durée unique dans une ville comme Athènes, soumise à une urbanisation très rapide durant cette période. Les transformations et les ajouts au site semblent être là depuis toujours, des parties intégrantes d’un paysage intemporel et accessible à tous. Une œuvre immense et à peine perceptible, née directement de la terre. Une intervention qui cache l’épuisement de la recherche laborieuse et le dur travail artisanal. Une œuvre liée au destin commun de la ville. Un chef-d’œuvre, tant il a atteint une valeur universelle. Dans les zones les plus basses, en contact avec la ville, le parcours serpente à travers les bosquets de façon apparemment aléatoire. De grands rochers ou des masses préexistantes syncopent momentanément le rythme du dallage ; ceci crée une situation ambiguë, qui conduit beaucoup de visiteurs à supposer que le chemin remonte à l’Antiquité et que sa forme fluide est le résultat de distorsions causées par les évolutions du paysage dans le temps. La capacité de Pikionis à créer ce sentiment d’incertitude est dû en grande partie par sa méthode de construction : celle-ci a déterminé la forme générale en adaptant sur le site chaque détail du paysage au lieu. Il devient ainsi impossible d’entrevoir une logique organisationnelle claire du parcours, mais un sentiment fort d’unité de l’œuvre apparaît. Dans les parties les plus raides, lors de l’ascension du sommet de la colline de Philopappos, une succession de haltes avec des bancs pour les visiteurs dévoile des vues pano-

ramiques sur le paysage. Dans ces lieux entrent en jeu, simultanément, les éléments qui caractérisent le projet : l’Acropole, le Parthénon, les montagnes, les plantes, le coucher de soleil, les rochers, le paysage et les arbres. L’ombre qui protège du soleil est fournie par des oliviers dont les troncs noueux encadrent la vue sur les lignes pures du Parthénon. Le monument et le paysage sont unis dans une expérience unique. Pikionis croyait dans la force poétique de la nature, source d’inspiration continue, et se fiait au potentiel du site pour dicter la nature précise du paysage. Il méditait et improvisait sur le terrain, en quête de symbiose avec la terre. Il laissait le champ libre à l’interprétation créative de ses assistants auxquels il donnait des instructions pour expliquer ce qu’il fallait faire, mais non comment le faire. Avec persévérance, il reprenait chaque jour la même enquête sur le terrain, refusant avec le même cérémonial une solution après l’autre, immergé dans un processus de catharsis, réorganisant et réagençant les matériaux. Cette méthode, comparable au travail artisanal, lui a été nécessaire pour mettre en pratique la laborieuse recherche qu’il avait entamée il y a longtemps et qu’il connaissait intimement. Pikionis affirma que seule la surveillance a pu lui permettre d’accomplir les travaux. Ce type d’organisation comporte nécessairement une relation vitale, quasimystique, entre l’architecte et son travail. A l’Acropole, Pikionis a produit une œuvre aux significations denses, dévoilant un type d’approche de projet dont les potentialités n’ont pas été encore complètement explorées. L’intervention est l’expression claire d’une idée précise de l’architecture : elle représente aujourd’hui une occasion de réfléchir sur le métier et les instruments de l’architecture. GO, traduction de Matthieu Verrier Cet article est dédié à la mémoire de Yorgos Simeoforidis Notes : 1. PIKIONIS D., A Sentimental Topography, dans Dimitris Pikionis, Architect 1887-1968, A Sentimental Topography, Architectural Association London, 1989, p. 68 2. PIKIONIS A., Landscaping the Athens Acropolis, dans Dimitris Pikionis, Architect 1887-1968, A Sentimental Topography, Architectural Association London, 1989, p. 72-75 3. ANTONAKAKIS D., Dimitris Pikionis: Elaboration and Improvisation, dans Dimitris Pikionis, Architect 18871968 A Sentimental Topography, Architectural Association London, 1989, p. 15 Illustrations : Dimitris Pikionis, Landscaping of the Acropolis Surrounding Area, Athens, Greece © Hélène Binet, 1989


N O T E S S u r L’ A b S T r A C T i O N William J.R. Curtis, 2001

Mes dessins et mes peintures abstraites suggèrent beaucoup de choses – la mer, les nuages, les strates rocheuses, la forêt – et pourtant, ils ne peuvent être attachés à aucun sujet particulier. Ils restent ambigus. Il y a une grande mise en valeur de la matière, mais il n’agit finalement d’explorer l’immatériel. Une œuvre d’art peut suggérer les strates, niveaux, traces et atmosphère d’un paysage tout en évoquant un invisible esprit. En retour elle peut toucher des recoins cachés de la mémoire et de l’imagination. Formes et idées résolvent nécessairement une tension vitale. Une œuvre d’art devrait communiquer avec l’intuition avant d’être comprise. Mes « Paysage mentaux » distillent mes impressions de la nature, tout en évoquant des thèmes de la mémoire et des mythes. L’abstraction est pour moi le moyen de condenser l’esprit en explorant des idées poétiques, et d’éprouver l’ordre qui se cache derrière le monde visible. Les lignes et les voiles de couleurs ondoyantes suggèrent le mystère de l’eau, de la géologie, de la lumière et du paysage tout en faisant allusion aux formes et aux présences qui se tiennent derrière les phénomènes. Je pense à mes œuvres comme une aide à la contemplation et espère qu’elles évoquent un tranquille espace de méditation. Ces œuvres n’ont rien à voir avec l’illustration de « thèmes », pas plus qu’elles ne constituent une littérature peinte ou dessinée. Les titres risquent de déterminer une lecture particulière. Ils risquent également de donner l’impression quelque part que l’on est parti avec une image préconçue qui sera donc représentée. En fait, la plupart des ces œuvres furent découvertes au cours de leur processus de production plutôt que prévues. Certains de ces dessins et peintures ont été exécutés presque dans un état de transe dans lequel ces concrétions de marques, de lignes et des tâches déclenchaient elles-mêmes les associations. Comme pour la calligraphie, il y a une unité d’expression entre la main et l’esprit, entre le milieu et les gestes. Finalement, on espère porter une image à la vie, dans son dessin, sa surface, sa forme d’ensemble et sa matière. Toutes les lignes dynamiques devraient se résoudre dans le calme. Mes sources d’inspiration comprennent le XXème siècle abstrait, les textiles, les cartes, les peintures sur écorce des aborigènes, et même les peintures rupestres du paléolithique. Je crois qu’une force d’abstraction nous rend capable de fondre de nouvelles unités et de donner forme à un fond mythique qui combine les résonances personnelles et historiques. Les dessins peuvent répondre à des stimulations extérieures tout en jouant le rôle de sismographe de notre état d’esprit. Finalement on cherche un langage pour donner une forme et un sens à notre existence, pour incarner notre vision du monde ou notre vision des choses. Cela vient à peu près graduellement et constitue comme un enregistrement d’impressions et d’expériences. Alors les choses viennent ensemble à se cristalliser. La quête personnelle et les mythes sous-jacents trouvent une forme. William J.R. Curtis

Ces « Notes d’Atelier » ont été publiées dans Poïesis 13, « La matière et l’idée », Trad. : Stéphane Gruet A.E.R.A, Toulouse, 2001


M E N TA L L A N d S CA P E S William J.R. Curtis, 1997

The water Came to life In ripples And striations As a stone Hit the surface Then sunk Slowly down To depths Where cool currents Mingle with cold In a dim Lower world Of langorous weeds And seeping Springs

Weightless And still The cliffs Were inverted In a liquid Illusion Of translucent layers More real Than their Solid selves : Shimmering veils Suggesting That light May be an absence of shadow Or shadow An absence of light.

Hanging strata Of rock, Transparent And reflecting, Were suspended Upside down In the glassy Stream Like mirrors Wrinkled By time, Their silvery shine, Flaking away To reveal a Tarnished metal Ground

Visible Signs Of another life Beyond the surface Of the rock, Revealed Through accents In the landscape, Or the stresses Of a sketch ; Traced With the aid Of a mental Map Or Delicate Screen of lines.

Of gray Limestone planes With amber streaks And rusty stains ; Lines of black For bra nches, Cracks or shadows ; And abstracted fragments With a curious Inner glow-A Cubist picture Ready made In nature.

A form Of writing With a lost sense From an ancient time (Before history They say) But perhaps just Another day In the life Of the hunt : Shadows on the wall Of a cave

Where dripping Pendules of mica Measure out millenia, Or drops Of solidified calcite And crystal shafts Mark The meeting Of gravity And growth. Fossilized time : An inner landscape Of the mind. On the sandy bottom Of the stream, Limpid Cool And green Flowing But still A trout passes, Somnolent Speckled And brown, Dappled by Sunbeams And shadowy bars ; Gliding its way Through waters Smooth and clear, Or Ruffled by the breeze ; Vanishing Under a glassy Sheen— Dark, Or light, Depending on the Line of sight.

Sun rays Angled or refracted Through a million Floating particles, Spangled And glittering in shoals, Shine down diagonally Into a chilly underworld Suspended Between one state And another, Where nothing Can be heard : A deathly silence In which Light becomes water And water light. Luminous Precise And clear, The shattered pieces Reappear Re-collecting themselves And rediscovering Their former Shape, as Reflections Of an idea Or floating Lines -Images Of the mind Drawn From nature. The sensation Abstracted The shadow made Real In order to Reveal The invisible spirit Of another World.



William J.R. Curtis, Mental Landscape, Stratifications, La Gomera, 2003 (encre et peinture sur carton, 30cmx 21cm)


L´OrdrE du MONdE Alberto Campo Baeza

Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune et à changer mes désirs que l’ordre du monde. (Descartes, Discours de la méthode, Troisième partie, 1637)

liberté, ou au manque de liberté des oliviers et des vignes pour décider leur emplacement dans la nature. Nous en reviendrions à Rousseau et à la sempiternelle discussion du bon sauvage.

Descartes conseille avec sagesse qu’il vaut mieux se vaincre soi même plutôt que rechercher la fortune et changer nos désirs plutôt que changer l’ordre du monde. Mais actuellement il y a trop d’architectes qui font passer leurs désirs avant l’ordre du monde, et le mettent en désordre avec leur architecture capricieuse. Et qui préfèrent la renommée et la fortune plutôt que se vaincre eux-mêmes. En définitive Descartes défend la raison comme instrument de vie. Comment pourrais-je être en désaccord avec Descartes si je défends que la raison est le premier et le principal instrument d’un architecte ?

Dans cette organisation du monde et de la nature, l’homme utilise, doit utiliser, la raison comme principal instrument. Et encore plus les architectes. Car la raison est le principal instrument de l’architecte, de l’homme créateur. Cervantès dans le bref mais merveilleux prologue de Don Quichotte écrit : « Je voudrais que ce livre, comme enfant de mon intelligence, fût le plus beau, le plus élégant et le plus spirituel qui se pût imaginer ». Il avoue clairement que la raison est l’instrument principal de tout créateur. Car la création littéraire est aussi le résultat de la raison, de l’intelligence.

La tâche de l’architecte est d’ordonner le monde. Organiser physiquement le monde, organiser le territoire, organiser la ville, organiser chaque édifice, organiser les pièces, organiser les services. Organiser c’est ordonner et ordonner l’espace, établir l’ordre de l’espace est le propre de l’architecte : ordonner le monde, ordonner le territoire, ordonner la ville, ordonner chaque édifice, ordonner les pièces, ordonner les services.

Que fais-je si ce n’est essayer d’ordonner le monde dans tous et chacun de mes projets ? J’ai sur ma table un projet pour une tour blanche à Dubaï et tout ce que j’ai fait c’est ordonner. Ordonner, ordonner, ordonner. Je n’ai rien fait de plus que, guidé par la raison, ordonner. La tour ordonne le territoire dont elle devient la principale référence.

Que voulut faire Palladio quand il réalisa la Villa Rotonda si ce n’est organiser, ordonner le monde entier ? Cette maison, plus qu’une maison, était un temple, et plus qu’un temple, l’architecte avait en tête de tracer avec elle le centre du monde. Lorsque Palladio projette la Villa Capra, Villa Rotonda , en 1566 sur une colline dans les alentours de Vicence, il désire y construire quelque chose de plus, beaucoup plus qu’une simple villa. Il érige une villa où les axes qui la traversent et autour desquels elle s’articule sont visibles. Et avec ces axes qui arrivent jusqu’à l’infini il prétend ordonner le monde entier. Il y réussit. Les deux axes cardinaux font que cette villa devienne le centre du monde. Palladio ordonne le monde. Que prétendait faire Michel-Ange si ce n’est organiser, ordonner le monde qui émergeait, lorsque sur le Campidoglio, au centre même de la Rome impériale et papale, il fit surgir le monde non pas tant pour le contempler que pour l’avoir entre les mains ? Lorsque Michel-Ange projette cet espace ineffable, il réalise bien plus qu’une simple place. Les deux palais convergents et la position des Dioscures, outre un exercice exemplaire de perspective, ne sont qu’une excuse pour y faire émerger le monde là, précisément là. Et il y réussit à merveille. Michel-Ange ordonne le monde. Qu’ont fait les architectes de Manhattan, Paris ou Barcelone ou Madrid si ce n’est ordonner ces villes ? Lorsque G. Morris et J. Rutherfurd et S. de Witt ordonnent Manhattan ils sont loin d’imaginer que cet ordre imposé là en 1811 allait continuer de rester en vigueur, et plus qu’en vigueur, deux siècles plus tard. Le tracé hippodamique parfait de leurs avenues de 150 pieds de large et de leurs rues de 60 pieds, est toujours d’une implacable efficacité. Lorsqu’on se promène dans New York on constate que ce sont des mesures totalement adéquates. On se sent comme chez soi dans ces avenues. Leurs dimensions sont adéquates, ni très grandes ni très petites. Lorsqu’en 1865 le Baron Haussmann décrète le nouveau tracé de Paris, malgré tous ceux qui s’y opposaient, il sait qu’il est en train d’imposer un ordre qui va faire de Paris la capitale du monde. C’est évident. C’est dans ce même esprit qu’agissent Cerdá à Barcelone et Castro à Madrid. Et à Bogota et à Lima et à Buenos Aires. Et dans tant d’autres villes au monde. Une chose aussi logique que d’ordonner le monde, la tâche propre à l’architecte. A l’architecte qui sait que la raison est son premier et principal instrument de travail. Que fait l’homme si ce n’est organiser, ordonner la nature lorsqu’il plante par milliers les oliviers et les vignes sur une trame « tracée au cordeau » ? N’est ce pas y établir un ordre précis ? N’est ce pas agir en faveur de la nature ? Certains, il y en a, en appellent à la

Ordonner c’est organiser. J’ai du organiser le territoire avec mon édifice : une fois scrupuleusement appliquée la réglementation légale par rapport au reste des tours qui l‘environnent, ma tour y ordonne l’espace. La première opération a été d’ordonner avec la nouvelle pièce les pièces les plus proches. Mettre en ordre avec ma tour toutes les autres tours environnantes. Ensuite j’ai du ordonner à la verticale les fonctions et dimensions ainsi que le caractère de ce que je voulais inclure à chaque étage dans ma tour. Ensuite à chaque étage j’ai du ordonner les commandes programmées d’appartements de 1, 2 ou 3 pièces. Ensuite dans chaque appartement j’ai du ordonner toutes et chacune des pièces, y compris les salles de bains. Et ensuite dans chaque salle de bains j’ai du ordonner chaque élément, y compris la porte. En définitive, ordonner, ordonner, ordonner. Et la façade, qui est en verre blanc translucide, n’est qu’un autre exercice d’ordre rigoureux. D’ordonner une façade. Ordonner, ordonner, ordonner. J’essaye d’ordonner l’espace moyennant l’établissement des axes cardinaux, comme s’il s’agissait des fils d’une toile d’araignée. C’est ce que je veux réaliser maintenant avec ma tour blanche de Dubaï. Car il n’existe aucune tour au monde ni si carrée, ni si lisse, ni si blanche. Tour carrée qui en marquant les axes cardinaux essaye d’être le centre du monde. Lisse avec une enveloppe minimale. Blanche de la blancheur d’un minaret arabe. En empruntant les mots du poète, je voudrais conjuguer ici la Beauté et le vertige pour dresser cette tour blanche, blanchissime, haute altissime, comme s’il s’agissait du minaret d’une grande mosquée. En essayant de mettre sur pied la tour le plus belle au monde. En sachant que la Beauté appartient au monde de l’ordre, ou encore mieux, à l’ordre du rêve tempéré par la raison. Car ordonner c’est en définitive faire régner le silence, le calme, sur ce qui est ordonné. C’est ce que je prétends avec mon architecture : le silence, le calme, l’ordre. La sérénité, la musique silencieuse, l’ordre que je crois que nous devrions toujours observer, sous n’importe quelle forme, l’Architecture. Car comme Descartes poursuit très bien dans son Discours de la Méthode : « Qu´il n’y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir, que nos pensées, en sorte qu’après que nous avons fait notre mieux, touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est, au regard de nous, absolument impossible. Et ceci seul me semblait suffisant pour m’empêcher de rien désirer à l’avenir que je n’acquisse, et ainsi pour me rendre content ». Ou comme le proclamait de manière très simple Le Corbusier. « Espace, lumière et de l’ordre. Voila ce dont l’homme a besoin pour vivre autant que de nourriture ou d’un lit ». Illustration : Alberto Campo Baeza, Tour Doubaï, 2013



uN TErriTOirE POSSibLE Giacomo Guidotti « Tu sais jamais ce que tu veux, tu sais toujours ce que tu ne veux pas » livio Vacchini

Nous vivons dans l’urgence de changer les paradigmes sur lesquels est fondé notre rapport au territoire. Personne, avec un peu de bon sens, ne pourra s’opposer à ce constat. Des inutiles acrobaties dialectiques basées sur des dissertations pseudo scientifiques ont tenté de nous convaincre que, en fin de compte, la technique pourra nous sauver de nousmêmes. Étrange: cette technique qui, depuis longtemps désormais, ne s’occupe plus de résoudre de vieux ou de nouveaux problèmes d’une meilleure façon mais, au contraire, elle crée de nouveaux besoins, engraisse un système capitaliste basé sur la croissance économique qui, à son tour, s’appuie sur l’augmentation de la consommation. La ville diffuse, résultat de la spéculation foncière la plus effrénée et irresponsable, n’échappe pas à ces règles de consommation et envahit, comme un cancer, une partie toujours croissante du territoire naturel. Au Tessin, dans l’espace de moins d’une génération, le passage du monde rural au monde lié au tertiaire avancé a créé une rapide rupture du lien entre territoire et subsistance. Le territoire s’est transformé de bien indispensable de survie collective en marchandise de consommation individuelle, et ainsi sujet de spéculations, faisant naître « la ville libre pour la souveraineté de l’individu »1. « Le vrai centre » de la ville « est l’individu dans son cercle familial authentique » où « selon son choix libre, intelligent et individuel, la maison devrait privilégier ce choix libre, basé sur la plus grande gamme de libertés possibles »2. Il est évident que, dans cette perspective « libérale » de la ville, les rapports entre public et privé, entre collectivité et individu, sont totalement renversés. « Si traditionnellement, l’espace public se référait à la dimension sacrée, il apparaît plutôt que l’ordre des choses se soit inversé et que la propriété privée soit devenue le nouveau sanctuaire. Comment reconnaître les signes désignant l’espace privé vu qu’il ne répond à aucune norme publique de composition ? »3 Ou encore: quel principe régulateur devra protéger cet individualisme en lui garantissant l’hégémonie et en sauvegardant ses valeurs ? Le résultat tout à fait paradoxal de ce modèle, opérant dans toutes les périphéries occidentales modernes, est que la construction privée est contrôlée par des règlements de construction très rigides. Ceux-ci, établis pour défendre les libertés individuelles, défendent en réalité uniquement la propriété privée et emprisonne l’individu à l’intérieur de ses propres limites (parcellaires). Au cours du changement rapide expliqué plus haut l’espace construit s’est transformé. D’organisme complexe et articulé au service de la collectivité, il est devenu une somme désarticulée d’individualités qui ne communiquent pas entre elles et qui vivent aux dépens de la collectivité. La sacralisation de la propriété privée et du présumé individualisme – cet individualisme ne se manifeste pas à travers une affirmation saine de besoins spécifiques mais à travers un éclectisme formel stérile aplati sur des modèles préétablis et internationalement homologués – rend la limite de la propriété privée intouchable et inviolable. Celle-ci est transformée en réelle frontière dont l’épaisseur varie à chaque fois selon les cas et se transforme en une distance de

sécurité qui devient un triste no man’s land. Dans ce modèle, l’erreur de subordonner l’idée de limite à celle de limite juridique devient inévitable. On oublie alors que la limite devrait se référer à l’espace architectural qui souvent va bien au delà de la propriété privée. Cette situation contribue de manière significative à la prolifération de la ville diffuse qui, comme nous l’avons dit, envahit une partie toujours plus grande du territoire naturel. A ce propos, il suffit d’évoquer le fait qu’en Suisse, à chaque seconde, un mètre de terrain naturel est édifié. En observant la carte géographique du Tessin, qui, dans ce sens, ne représente certainement pas une situation atypique par rapport à ce qui se passe de façon encore plus évidente dans le reste de la Suisse et en particulier sur le haut plateau central, nous nous apercevons que le modèle qui conçoit l’espace urbain subdivisé en agglomérations faisant référence à des villes noyaux est un modèle en crise et dont la fin n’est pas impossible à imaginer. Déjà, aujourd’hui nous assistons à la naissance d’une grande conurbation où, grâce aussi à la mobilité toujours plus performante, les zones urbaines croissent l’une sur l’autre s’unissant physiquement et fonctionnellement. Un phénomène marqué de pendulaires entre les gros centres urbains s’allie à celui existant, déjà largement connu, à l’intérieur des agglomérations, entre les communes de la ceinture, où se trouvent les zones résidentielles, et les villes noyau, dans lesquelles se trouvent les emplois. D’un point de vue uniquement commercial et spéculatif, ce phénomène représente une grande opportunité de gain. Cela dit, du point de vue des qualités urbaines (environnementales et spatiales), ce phénomène pose plusieurs problèmes. Les dimensions des aires urbaines s’agrandissent de façon démesurée en gâchant la plus importante ressource que nous possédions: le territoire. Les villes qui prennent forme sont des banales villes diffuses sans qualité de vie. Dans ce type de ville, que nous connaissons tous, l’utilisation parcimonieuse du territoire, les limites claires entre ville et campagne – entre artificiel et naturel – sont complètement absentes. Renzo Piano, s’exprimant sur le thème du développement durable, constate le phénomène de croissance démesurée avec lequel se confronte les villes européennes depuis la fin de la deuxième guerre mondiale et qui, compte tenu de ce qui a été exposé plus haut, est loin d’être terminé. « On continue à te tromper avec un autre mot, qui a été fondamental dans ce pays et en Europe ; le mot « croissance », un autre piège en somme » […] C’est cette idée de croissance sans limite qui a fait éclater nos villes et a permis la construction des banlieues les plus insupportables. […] De l’après-guerre aux années 1960, les villes ont éclaté en empiétant sur la campagne et les communes environnantes, en donnant vie à une sorte de conurbation continue »4. Renzo Piano poursuit en disant qu’aujourd’hui les villes ne devraient plus exploser mais imploser. Le manque de densité est un des facteurs qui font que plusieurs surfaces suburbaines soient complètement dégradées. Les terrains vagues doivent être occupés non seulement à des fins spéculatives mais, au contraire, le remplissage de ces friches


doit faire fonction de charnière capable de recoudre des espaces toujours plus souvent hétérogènes tant du point de vue fonctionnel que morphologique. Le modèle à suivre n’est ni acquis ni universellement reconnu mais, quel qu’il soit, il doit réussir à redonner unité et reconnaissance à ces espaces en les transformant en vrai et réel quartier à l’intérieur de l’espace métropolitain. Ce processus, au delà de l’objectif évident de requalifier des portions entières de territoire, permettrait, en même temps, d’augmenter la densité des espaces construis et de diminuer les surfaces constructibles. Les villes ne doivent plus croître mais elles doivent se compléter. « Cette ville, constituée de plusieurs morceaux achevés est, à mon avis, celle qui permet vraiment la liberté de choisir; et la liberté de choisir devient une question de fond pour toutes les implications qu’elle présente; puisque nous ne croyons pas qu’il existe des questions de valeur qui puissent décider favorablement pour les maisons hautes ou basses, c’est-à-dire des solutions architecturales et typologiques différentes, mais ces questions peuvent être résolues seulement au niveau architectural urbain, ainsi nous sommes convaincus que la liberté concrète du citoyen réside dans une société où il y a la liberté d’opter pour une solution ou pour une autre »5. Monte Carasso, où nous avons la chance de pouvoir travailler, se propose comme alternative. Monte Carasso ne refuse pas inutilement de faire partie de l’agglomération de Bellinzona qui croît et qui est en train de se fondre avec celle de Locarno, donnant lieu à la conurbation tessinoise. Monte Carasso essaie surtout d’être vu et reconnu comme un quartier défini par plusieurs spécificités dans lesquelles la population résidente peut se reconnaître. Le projet de Luigi Snozzi pour Monte Carasso, commencé en 1979, est caractérisé par deux parties complémentaires dont le rapport en forme le tissu. Paraphrasant Aldo Rossi, nous disons que la première partie est composée des éléments primaires tandis que la deuxième des zones-résidences.6 La première partie, peut-être la plus connue, est constituée du redessin du centre du village. Le nouveau centre, caractérisé par le vide public et la présence de tous les édifices institutionnels, comprend la transformation du vieux couvent de la Renaissance des Augustines en une nouvelle école primaire. Pour être reconnu, ce nouveau centre dominé par le vide urbain, doit être opposé à un contexte environnant dense. Ainsi le projet de Snozzi est complété par une deuxième partie, peut-être moins connue, mais non moins importante. Cette partie est constituée par le nouveau règlement de construction de la commune dont les particularités principales sont celles d’augmenter la densification en permettant de construire exactement le double par rapport au règlement précédent et de permettre la construction sur les limites parcellaires. Cette nouvelle densité génère de nouvelles façons de vivre le rapport entre espace privé et collectif et donc aussi une nouvelle opportunité d’explorer différentes typologies et formes. Dans ce nouveau régime de densification, le thème de la limite prend une

nouvelle vitalité. Seulement à partir d’une certaine proximité, les masses s’attirent ou se repoussent. Le privé s’approprie de l’espace public et le public pénètre l’espace privé. Le but est de changer la mentalité selon laquelle ce qui est public n’appartient à personne - et donc n’est pas non plus à moi - en une vision plus constructive selon laquelle ce qui est public, en appartenant à tous, est aussi à moi. Ce n’est certainement pas le modèle délirant de « Broadacre city »7 - qui plus qu’un modèle envisageable de ville idéale semble être un spot publicitaire de la compagnie Ford pour vendre des automobiles - qui peut faire naître un débat intéressant dans ce sens. Repousser le problème tellement loin qu’il ne semble plus un problème n’est jamais une solution mais un palliatif inutile. Les nouvelles relations qui se développent entre espace public et privé, ainsi qu’entre les voisins, exigent chaque fois une nouvelle réponse où les espaces sont en changement perpétuel. Rien à voir avec l’idée d’homogène densification des vieux centres historiques. En effet, des éléments liés à la vie contemporaine comme par exemple les automobiles et les parkings empêchent une contigüité généralisée. Dans ce contexte, les règlements de construction écrits ne sont plus suffisants. Les codes traditionnels de contrôle urbain tels que la distance entre les limites parcellaires et les alignements doivent être remis en question. Le processus de densification, pour s’affirmer, nécessite un autre registre de réglementation comme, par exemple, un processus de développement urbain basé sur le compromis du voisinage. Ce n’est plus simplement un développement imposé du haut vers le bas, de l’autorité à l’individu. Chaque situation nécessite une solution particulière. Il s’avère impossible d’imaginer un code de construction assez complexe pour pouvoir régler de façon adéquate chaque situation. La forme n’est pas déterminée par un code de loi mais elle est le résultat d’un processus basé sur les relations de voisinage, du bas vers le haut. La population doit se mettre d’accord en donnant naissance à une nouvelle et différente conscience du territoire. Repenser le territoire dans sa globalité et dans sa complexité, sans admettre comme unique point de départ la subdivision en propriétés privées, et la défense des intérêts individuels et particuliers, pourrait peut-être déclencher ce processus de changement. Notes : 1. F.L. Wright, La città vivente, Einaudi, Torino, 2000, p.96 2. Idem come nota 1, p.185 3. AAVV, « La loi et ses conséquences visuelles », Lars Müller Publishers, Wettingen, 2005, p.15.1 4. Renzo Piano, La Désobéissance de l’architecte, Arléa, 2007, p. 45 5. Aldo Rossi, L’Architettura della città, Quodlibert, 2011, p.103 6. Idem come nota 5, p. 100 7. Le projet « Broadacre city » de Frank Lloyd Wright (1934) propose d’assigner à chaque habitant un morceau de terrain (une acre équivaut à 4047mq) et une maison unifamiliale. La ville projetée par Wright s’étend à l’horizontal et rend indispensable l’usage de l’automobile ou des moyen de transport super rapides pour les liaisons. Illustration : Plaine de Magadino © Joel Tettamenti




f O N d E r L A V i L L E PA r L E d E S S i N la métaphore de « Villa el Salvador » Hervé Dubois

A Lima, au début des années 70 a surgi en quelques mois Villa El Salvador, une ville entière réalisée hors de toute planification préalable. Cette expérience constitue un exemple exceptionnel de construction d’une utopie. Nous la décrirons ici en contrepoint à un regard critique sur l’état de planification urbaine en France.

ses équipements collectifs, ici une école, là un potager partagé ou des terrains sportifs. Largement plantés, ils représentent autant d’oasis dans cet environnement désertique ou l’apport d’eau permet le développement d’une végétation dense, comme sur les rives des cours d’eau traversant régulièrement le désert depuis les Andes jusqu’à la mer.

En mai 1971, l’état péruvien, pressé par l’urgence de recevoir à Lima de hauts fonctionnaires internationaux, décida finalement après plusieurs tentatives de dispersion, d’allouer des terres désertiques situées au sud de la ville à une centaine de familles de migrants descendus des pentes andines pour fuir les conséquences du tremblement de terre de 1970.

L’absence de publicité y est également frappante Les équipements et commerces y sont simplement identifiés sans déploiement d’affichage, il en ressort un effet remarquable d’apaisement visuel de l’espace urbain au profit d’autres perceptions et d’une conscience plus générale des lieux.

Celles-ci créèrent alors le conseil urbain autogéré de villa el Salvador (Cuaves) qui prit la décision d’engager l’auto-construction d’une ville neuve.

A l’échelle paysagère, le tracé régulier de cette ville, son horizontalité comme la présence des espaces publics plantés mettent en valeur par accompagnement et par contraste, la topographie, l’aridité du désert et l’étendue de l’océan.

Au contraire des habituels bidonvilles établis sans anticipation aux abords des métropoles, il décida d’en penser la forme et l’organisation à un horizon de 40 ans. Le plan fut établi à partir d’une unité d’urbanisation (le groupe résidentiel) constituée par un secteur de 300mx300m comprenant 16 îlots d’environ 24 terrains chacun, soit environ 400 familles, groupés autour d’une place de 100m de coté laissée libre en attente de futurs équipements.

Ce rare et remarquable exemple témoigne, contre certaines idées reçues, de la possibilité de penser, de dessiner et même de bâtir une ville en des temps extrêmement courts. Il prouve que le manque de moyens financiers peut alors être compensé par l’action collective provoquée par la nécessité et l’espoir de conditions de vie meilleures.

Ce dessin, réalisé à l’époque sur une simple feuille de papier, s’avéra déterminant, il devint le support mental de cette société en construction et fonda la cité, en ce que « la forme seule conserve les oeuvres de l’esprit».

Enfin et peut-être avant tout, il prouve que la ville peut incarner par son dessin une organisation sociale, expression d’une pensée, d’un dessein collectif.

La devise de ce groupe pionnier était « nous n’avons rien mais nous ferons tout ». Leur objectif fut de s’installer au plus vite afin de ne pas faire perdre à leurs enfants un temps d’apprentissage. De fait, les premières écoles ouvriront dès Septembre 1971.

Si l’on confronte aujourd’hui cette expérience, les forts enjeux sociaux qu’elle traduit aux méthodes de production de la ville à l’œuvre en France, quelques constats s’imposent:

Aujourd’hui le taux d’alphabétisation de la population y est de 97%, les paysans fondateurs, souvent illettrés ont depuis appris de leurs enfants. En 1973 déjà, plus de 100 000 personnes habitaient sur le site, ils sont actuellement près de 400 000. 90% des adultes participent aux scrutins. Le principe décisionnel établi par la Cuaves fut la mise en place de comités correspondants aux différentes échelles du plan urbain. Le premier niveau en était l’unité de voisinage, regroupant les habitants d‘un même îlot, dont les représentants composaient eux-mêmes le comité de quartier en charge de la gestion de leur groupe résidentiel, lui-même représenté dans un conseil de l’un des huit secteurs composant la ville, assurant une continuité de transmission des réflexions et informations. Cette organisation autogérée fonctionna seule pendant 10 ans avant d’être associée à une structure municipale plus traditionnelle chargée d’en transcrire les décisions. Les îlots furent d’abord construits par les habitants avec les matériaux disponibles, principalement des planches et tasseaux. Puis au fil des années, les maisons d’un simple niveau furent majoritairement reconstruites en maçonnerie ; aujourd’hui dans de nombreux secteurs d’origine sont réalisées des extensions verticales d’un ou deux niveaux permettant aux familles, soit d’y loger leurs enfants majeurs, soit d’en retirer un loyer. La ville continuant à s’étendre, la traversée de secteurs plus ou moins récents rend aujourd’hui visible ce processus. A une échelle plus large, une organisation par grands districts a permis de préserver un quartier industriel en charge d’assurer à la ville une capacité de production propre, et une zone agricole destinée à préserver l’autonomie alimentaire des volontés d’installations individuelles. De même l’emplacement d’équipements majeurs – hôpital, université...fut défini dès l’origine.

- Dans l’hexagone, l’urgence de loger des populations sédentaires n’occupe plus le terrain revendicatif depuis la disparition des derniers bidonvilles au milieu des années soixante. Malgré le besoin avéré de centaines de milliers de logements à bâtir, seules certaines associations telles le « Droit Au Logement » agissent encore collectivement, leur objectif principal ne portant plus tant sur la revendication de nouveaux quartiers à construire que sur la mise à disposition de locaux inoccupés retenus par des investisseurs privés. La lutte pour le droit à se loger a quitté la rue pour la gestion individualisée et souvent opaque des dossiers d’attribution par les organismes sociaux . - Si en France, les villes continuent à croître rapidement –leur emprise a doublée depuis 1960 – les études de planification urbaine communales, quand elles existent, ne posent qu’exceptionnellement la question d’une réflexion cohérente sur le développement à long terme des villes pour généralement privilégier les ajustements immédiats à des opportunités foncières ou économiques. Ainsi les PLU et particulièrement en leur sein des plans d’aménagement et de développement durables, censés placer les futures réalisations dans le cadre d’une stratégie de projet spécifique à chaque contexte sont-ils dans leur grande majorité et sous prétexte de souplesse d’action, réduits à quelques slogans conventionnels et schémas lapidaires. Ils révèlent ainsi, en creux, une évidente carence de réflexion que peut expliquer en partie la conjonction d’un manque de compétences mobilisables et de financements suffisants.

Aujourd’hui, après 40 ans d’existence, l’université fonctionne et Villa El Salvador est la principale ville productrice de meubles au Pérou.

Cette carence de projet explique le développement massif des lotissements pavillonnaires, en particulier sur le territoire rural. Depuis plus de 50 ans, ceux-ci déstructurent les formes urbaines et les paysages en multipliant systématiquement autour de voieries de distribution automobiles univoques, des maisons de catalogue qui replient leurs habitants autour du miroitement de leurs foyers électroniques et contribuent ainsi à une nouvelle vacuité de l’espace public.

La clé de la réussite sociale de ce projet tient probablement à ses espaces publics, extrêmement généreux. Ils permettent en effet à chacun des quartiers d’être identifié par

A une échelle supérieure, les nouvelles zones d’aménagement concerté créées dans les villes plus constituées, tendent le plus souvent à reproduire un modèle urbain


SECTEUR INDUSTRIEL

SECTEUR AGRICOLE

générique et neutre, marqué par la juxtaposition d’îlots/objets, souvent de grande dimension et distingués par leur « écriture architecturale ». Le développement actuel de ce type d’opérations signe la domination croissante d’un modèle économique basé sur l’investissement privé.

La pénurie actuelle de prises de positions théoriques de la part des architectes et l’émergence de « clubs » plus enclins à promouvoir une visibilité professionnelle qu’à partager des réflexions ou des positionnements fondateurs sont à cet égard particulièrement significatifs de notre temps de libre et acide concurrence.

Cette situation interroge directement la nature symbolique des espaces publics : s’il est commun de constater la désaffection des centres villes au profit des centres commerciaux, on constate aujourd’hui que ce mouvement, conséquence de la logique marchande, touche en retour la lisibilité même des espaces institutionnels.

Or si la loi du marketing, valorisant le rapport entre qualité et coût, peut avoir un sens lorsqu’il s’agit de produire des biens de consommation, on sait qu’elle ne peut s’appliquer seule à la sphère culturelle sans y asphyxier la recherche, par définition non rentable. L’état relatif de la production cinématographique ou de la danse contemporaine dans le monde en témoigne et justifie à cet égard la politique d’aide à la création mise en place en France en 1981.

Ceux-ci en viennent en effet à perdre leur dimension représentative au profit d’une « vitrinification » de l’espace public. Cette tendance, que l’on pouvait déjà déceler il y a quarante ans dans certains centres touristiques (ainsi la mairie de Tignes, reconstruite après l’engloutissement du vieux village, occupe t-elle dans une rue commerçante l’espace d’une simple boutique) se retrouve par exemple à l’œuvre dans de nouveaux projets de gares, financées parfois en totalité , sur le principe d’une « captation de la valeur » par les promoteurs des surfaces commerciales associées, amenant naturellement les stratégies d’exposition à prévaloir sur la gestion optimum des parcours et la lisibilité des services. Face à ce contexte, certains enjeux politiques contemporains, tels le questionnement écologique ou la critique de la croissance auraient vocation à refonder réflexions globales et ambitions collectives, ils sont hélas le plus souvent phagocytés et instrumentalisés par un discours pseudo-opérationnel qui les réduit à une simple rhétorique règlementaire, épaississant ainsi l’arsenal toujours plus complexe des prescriptions qui mobilise aujourd’hui la plus grande part de l’énergie intellectuelle des concepteurs au détriment de potentielles nouvelles directions de recherche. La comparaison entre cette préoccupante situation et la vitalité de l’exemple péruvien rend manifeste un déclin général, en France, du questionnement politique sur la ville. Cette perte d’aspiration commune, à laquelle se substitue une gestion comptable des situations au « coup par coup », cet effacement du pourquoi au profit du comment, du signifié au profit du signifiant n’est il pas simplement le signe d’une perte d’intelligence collective ? Les actuelles évolutions de la représentation politique, la généralisation des discours défensifs qui la caractérise n’en sont-elles pas les tragiques conséquences ? Comment situer alors dans ce tableau les architectes, urbanistes et paysagistes, eux dont la compétence, pourtant reconnue d’utilité publique, peine aujourd’hui à trouver l’occasion de sa pleine expression ? Nous pouvons, bien entendu, tempérer la critique précédente en rappelant les nombreuses réussites architecturales et urbaines réalisées sous l’impulsion de concepteurs engagés. Ainsi les requalifications d’espaces publics et de friches de nombreuses villes dans le sillage de l’expérience Barcelonaise post-franquiste représentent-elles de réels progrès, que tempère toutefois la propension toujours plus grande à voir discours et affichages politiques ou architecturaux prévaloir sur une prise en compte sérieuse de l’épaisseur des situations. Ainsi peut-on se demander si, sous l’effet des nouvelles logiques de programmation, de nouveaux outils et peut-être d’une perte d’exigence de la part des différents acteurs, le projet architectural n’est pas souvent amené à se détacher de son sens fondateur – définir le lieu qui accueillera un usage déterminé pour un groupe d’individus – pour devenir le mode de production d’un objet technique dont les critères de valeur concernent moins son organisation interne, généralement laissée à une combinatoire règlementaire à coût minimum, que sa « valeur d’échange ». Celle-ci, définie principalement par sa capacité évocatrice, dont on attendrait qu’elle assure le succès du maître d’ouvrage et du maître d’œuvre, associés sur la même onde périlleuse d’un jeu de séduction dont Jean Baudrillard a mis en évidence les ressorts sociologiques.

La recherche ne peut exister que si elle porte un espoir pour lequel on choisit d’engager des moyens. Cet axiome, qui vaut également pour la recherche scientifique, est particulièrement crucial concernant l’architecture et l’urbanisme qui conditionnent les perceptions récurrentes, et souvent subies, de tous. On ne peut donc que mettre sur le compte d’une forme d’inconscience l’abandon par une majorité d’élus de cette préoccupation au profit de choix sans vision, rythmés par les échéances de leurs mandats électifs. Depuis quelques années, l’Etat a décidé de réorganiser les échelles territoriales et de déplacer progressivement les compétences locales de l’échelle communale à celle de l’intercommunalité, comme en témoigne par exemple aujourd’hui l’apparition de premiers PLU intercommunaux. Ce changement structurel ne se traduit hélas aujourd’hui que par un désengagement de l’état vis à vis des collectivités locales quand il pourrait au contraire, à travers cette économie d’échelle, engager chaque commune à définir son propre projet. Il suffirait pour cela que soient associées au nouvel étage institutionnel que constituent les intercommunalités les compétences d’un spécialiste de l’espace public (architecte, urbaniste ou paysagiste) chargé de susciter et d’interpréter les objectifs politiques de chaque territoire en un dessin urbain structurant suivi et adapté à long terme.1 Cette reconnaissance de la valeur des lieux, du projet comme moyen de susciter une réflexion à long terme constitueraient une prise de position forte, à même de réorienter concrètement ces professions vers des missions effectives d’intérêt public et de réinsuffler en retour l’aspiration à une identité territoriale pour des communes que le développement d’un tissu bâti amorphe menace d’étouffement. Une telle réorganisation aurait très certainement un effet salutaire sur l’enseignement de l’architecture et du paysage. L’ampleur de la question à traiter- le territoire entendu comme la résonnance de multiples projets locaux- devrait en effet conduire à une attention pédagogique renouvelée, visant à l’interprétation savante et exploratoire par l’architecture des relations existantes ou souhaitées entre corps sociaux et territoires. Envisager une telle réorganisation, à la fois localisée et ambitieuse, mettant en relation une majorité de communes actuellement incapables de préfigurer leur futur et des spécialistes de la forme urbaine généralement sous-employés, pourrait ainsi rejoindre l’espoir, formulé en son temps par Bernard Huet, de voir le XXI° siècle devenir celui de la ville, entendue au sens d’ Hannah Arendt comme le lieu d’une possible « apparition du politique » incarnée par l’architecture. Notes : 1. On peut à ce propos se pencher sur le travail mené depuis le début des années 80 par l’architecte Luigi Snozzi à Monte Carasso en Suisse tessinoise. Au delà des spécificités liées au contexte helvétique, il donne un exemple de la profonde et vertueuse mutation qui peut ainsi être engagée. Illustrations : Plan général et groupe résidentiel de « Villa el Salvador ».


SiLENCE Préparer ma visite à l’Abbaye de Vaals

« Le monastère doit, autant que possible, être disposé de telle sorte que l’on y trouve tout le nécessaire : de l’eau, un moulin, un jardin et des ateliers pour qu’on puisse pratiquer les divers métiers à l’intérieur de la clôture. De telle sorte que les moines n’auront pas besoin de se disperser au-dehors, ce qui n’est pas du tout avantageux pour leurs âmes ».1

Un mur derrière un autre : un pour l’ombre, un pour la lumière ; un pour marcher, un pour prier. Devant nous, avec nous, ils se déplacent, ils respirent et se transforment.

Je me prépare en pensée à ma visite dans l’église. Que vais-je trouver ? Comment être prêt à voir ce qu’il y a ?

« Dom Hans Van der Laan, architecte et moine bénédictin hollandais, s’est attaché à rechercher les origines primitives de l’architecture. Il étudia le rapport entre l’acte de construire et notre besoin de définir notre espace, sans quoi « l’éducation et l’expérience ne sont pas possibles ». Le nombre plastique serait une réponse à la distance entre l’intelligence humaine et le monde insaisissable des phénomènes naturels. Grâce à ce nombre et à son interaction avec l’intelligence humaine, la maison devient pour celui qui y habite un bien non seulement matériel mais aussi spirituel. Dans « l’espace architectonique », Van der Laan étudie ce que « doit être la demeure humaine » grâce à la définition d’un système de proportions basé sur le nombre plastique ».2

Dom Hans Van der Laan est un architecte à la fois déjà vieux et pourtant toujours actuel. « Caché » il a pourtant beaucoup à nous apprendre sur une discipline qu’il pratique à la fois comme un artisanat et un art total. Hors des grands catalogues d’images des revues son travail si clair, si évident, si théorique et si simple à la fois en font pourtant un modèle, entre rigueur et pédagogie, qui a bâti toute sa pratique autour d’une règle qu’il s’est lui-même donnée. Image mentale de l’entrée Le silence : le son de l’arrêt du temps. La lumière. Pas d’architecture en tout cas. Un air froid qui stimule l’esprit. L’espace tourne et l’ailleurs – en temps comme en lieu – disparaît. Qu’est-ce qui fait l’immense qualité de cet espace où il n’y a rien ? Ou bien peut-être y a-t-il quelque chose en fait ? Je ne vois que ce silence, il est l’écho d’une évidence. Je ne bouge toujours pas. Le silence semble être la musique de cet espace, et comme toute musique il est bâti sur une mesure extrêmement précise des relations entre les éléments qui le composent. C’est la mesure qui arrête le temps et équilibre l’espace. Dom Hans Van Der Laan compose pour notre œil et notre corps. Le mur est le héros de ce drame, il se décline, se creuse, se découpe et survit pourtant.

Avant d’entrer

De Dom Hans Van Der Laan je connais la rigueur extrême dans le travail sur la mesure, sur le dimensionnement des espaces, la minutie extrême dans l’élaboration des rapports entre les pleins et des vides. Je la connais, mais je sais que je ne vais pas la voir. La rigueur est consubstantielle à cette architecture avec laquelle elle fait corps, elle en est indissociable, indiscernable. La règle règne. L’architecture de Van der Laan, comme sa vie de moine, existe à l’intérieur même de la règle. La règle est son essence. Le temps lui-même est réglé. Matines. Laudes. Prime. Tierce. Sexte. None. Vêpres. Complies. Tout est réglé dans le dessin comme tout est réglé dans une vie de prière et de travail ; tout est questionné, tout est réfléchi ; et tout le travail de l’architecte est transformé. Dom Hans Van der Laan est l’architecte d’une vie qui s’impose à lui. Dans ce cadre, faire un projet - faire un plan, organiser un programme, etc. - prend un tout autre sens que celui qui est communément entendu. Tout cela est fait dans la règle et tendu vers un but qui dépasse le projet lui-même. L’architecture est l’élaboration d’un cadre de vie dont les caractéristiques sont précisément établies et codifiées. Et former un plein, former un vide est un artisanat. La règle est ainsi faite qu’elle ne présente pas de recettes mais une éthique : elle est un monde dans le monde. De la


même manière le travail de Dom Hans Van der Laan a sa propre autonomie dans la discipline, sa cohérence, ses codes. Pour lui c’est d’un bon usage des proportions que nait le rythme, et c’est uniquement grâce à ce rythme que des éléments simples peuvent trouver leur place les uns à côté des autres dans le calme et la sérénité. Le nombre plastique est un des outils permettant de manipuler calmement ces proportions : il propose de poursuivre le travail de recherche – en plan – autour du nombre d’or et d’établir en volume – véritable sujet du travail de l’architecte – un système mathématique pour régler les rapports de dimensions. Ce nombre plastique est un outil fastidieux. C’est pourtant la preuve que dans ce travail, l’exactitude est la clé. La plasticité nait du calcul et du travail sur l’équilibre : les choses ont besoin de temps pour devenir ce qu’elles doivent être !

s’arrête un instant, se redresse sur sa chaise et se tourne vers moi. Et je comprends que c’est lui qui a raison, et moi qui me trompe. Le travail de l’architecte n’est pas celui du critique. Tout ce que je peux faire c’est essayer de raconter au mieux les espérances que je place dans ce travail. Qu’est ce qui est devant moi, et qu’est-ce qui est dans mon œil ? Dom Hans Van der Laan était-il vraiment l’architecte que je veux voir apparaître dans son travail ? Il doit être possible de répondre à cette question par l’analyse de témoignages et de documents. Mais au fond, quelle importance ? Savoir déconstruire ce que j’attends pour réussir à voir ce qui est devant moi : voilà le vrai travail du visiteur, et je ne suis pas sûr de toujours y arriver. On ne voit jamais que ce que l’on sait voir.

Le résultat est une architecture à la fois fonctionnelle et dépouillée, réglée sur un module humain, mais conduisant à la transcendance divine par la perfection des proportions, constituée de matériaux tangibles, mais admettant pour valeurs principales le silence et la lumière. Cette architecture est celle que l’on retrouve dans le travail de Van der Laan avant et après l’Abbaye, dans les bâtiments comme dans les livres et les textes, les dessins et ses jeux sur la volumétrie. Mais c’est aussi une architecture qui, sous des formes différentes, existait dans son ordre bien avant lui. Ainsi, il transcende un héritage en se gardant bien de le marquer de son nom ou de lui donner une temporalité : il propose un travail qui fait corps avec l’univers auquel il a choisi d’appartenir.

Le travail d’écriture qui a été le socle de Cosa Mentale – affirmation de la critique comme outil de compréhension – est toujours bénéfique – au moins pour celui qui écrit – même s’il n’est pas toujours juste ou vrai. C’est une manière de faire, et toujours du mieux possible je l’ai fait en architecte que je suis. Avec Cosa Mentale se termine un temps de l’écriture : ces doutes qui me suivent depuis le début ont fini par ne plus pouvoir être dépassés.

Aller et retour constant entre la règle à laquelle il soumet sa pratique et la pratique elle-même qui se façonnent mutuellement, le travail de Dom Han Van der Laan est l’élaboration patiente d’un espace de vie pour l’homme dans la règle, et la rationalisation de la qualité – bien loin d’ailleurs de se limiter au beau, au solide et au pratique – le véritable objet de son art.

Le silence ? SC

Faut-il entrer ? Voilà ce que je sais, et pourtant je n’ai fait l’expérience d’aucun espace, je n’ai franchi aucun seuil ni passé aucune porte. Depuis ma bibliothèque je devine. Je vois Dom Hans Van der Laan à sa table de travail, un crayon entre les doigts, le regard profond de l’artisan appliqué sur de ce qu’il fait et conscient de tout ce qui le dépasse. Il

Alors j’arrête d’écrire et vais seul et vide à la rencontre du bâtiment. Et qui sait ce que je vais réellement trouver ?

Notes : 1. Règle de Saint Benoit, ch. 66, 6-7 2. Dom Hans Van der Laan, architecte : du sensible à l’arithmétique, Boris Kozyreff Illustrations (ci-dessus et pages suivantes) : www.vanderlaanstichting.nl




Echelles du vide

OrGANiSEr LE VidE

Projets d’Aires Mateus

Maison Serra Mira de Aire

Giulia mazza

Postulats L’état le plus utile à la construction d’une œuvre est le vide mental et physique, car c’est là que les impulsions naïves peuvent surgir spontanément.1

Maison Alcacer do Sal

Les vides sont attrayants puisqu’ils constituent des terrains fondamentaux de l’imaginaire. Ils sont l’attente et l’intuition d’une vérité, le manifeste d’un potentiel inexprimé. Le vide est donc la matrice et l’essence inconsciente de l’organisation spatiale. A la fois pragmatique et métaphysique, il tient de la totalité productive, de la façon de vivre et d’être, c’est la vie dans l’espace.

Maison Azeitao

Préliminaire Dans la pensée architecturale, la notion de vide est considérée comme un processus, une méthodologie. L’architecte débute son travail, au cours duquel il est dominé par ce vide. Vide dans lequel tout est nu et dépouillé, comme l’attente d’une relation originelle. Intimement lié à l’espace, le vide est la signification positive qui engendre la création du rythme, de la cavité spatiale, de l’espace architectural et de l’habitabilité qui en résulte. Il est porteur de valeurs d’utilisation, de modes de vie et de sens.

Maison Alenquer

Penser et organiser le vide signifie accomplir une mission sociale élevée, qui consiste à décider du destin d’un lieu. Le vide permet alors les choix et l’expression du désir, auxquels l’architecture doit laisser place. Organiser le vide Entendu comme principe de réduction esthétique essentielle, le Vide constitue à la fois une stratégie liée à la conception et à l’expression pure. Il est la matière des possibilités d’être.

Maison Alentajo

Le vide a une existence dans laquelle la règle est consciente. Il peut donc devenir la matière première commune qui modèle la création et organise un projet d’architecture. Dans de nombreuses formes d’expression culturelle, le vide est la matrice. Il est ce qui précède la création, associé à la lumière et à l’obscurité, à la monochromie, au silence, à l’infini. Architecture et musique sont des arts qui génèrent des ambiances dans lesquelles le vide, la pause et le rythme définissent leur capacité à être respectivement habités ou écoutés. En musique, la pause et le silence sont au temps ce que le vide est à l’espace architectural.

Maison Alvelade

Les pauses représentées par les places, les esplanades, les boulevards, les parcs, sont des silences primordiaux pour coexister dans la ville. C’est le vide qui définit l’ordre. Pour Luigi Snozzi le vide est le rapport qu’on entretient avec l’espace. C’est la perception de la spatialité. Pour le comprendre et l’apprécier, il faut comprendre la dichotomie entre le vide et le plein, le vide et l’art, le vide et l’architecture. L’architecture est pour lui un processus de modulation du vide autour de nous. « L’architecture c’est le vide, à toi de le définir ».2

Maison Mansaraz

Dans la conception architecturale de Louis Kahn, par exemple, le « principe de silence » équivaut à l’obscurité. Il est associé aux profondeurs de l’âme. Le principe d’obscurité organise donc l’espace et sa nature est dénudée. Réduction, production et perception architecturale forment le cycle d’évolution du vide comme conception opérante. Silence, lumière et air font parti de l’espace que l’on contemple en premier. La poésie du vide vise ainsi à définir une alternative à la situation actuelle de la ville et du paysage marquée par la culture frénétique de l’occupation de l’espace.

Maison Coruche


Vide et limite extérieurs

Murs habités, ouvertures

Vide et limite intérieurs

Connection entre vides

Vides espaces servants

Vides espaces servis


Parce que nous vivons dans une époque qui fait l’éloge de l’accumulation et de la production d’images, nous avons la nécessité d’une pause dans notre façon d’ordonner l’espace. L’organisation synthétique de l’espace se fait à travers le processus d’abstraction. Il peut être résumé en trois actions clés : - la séparation des vides - la sélection et la hiérarchisation des vides - l’établissement des relations entre eux. Luigi Moretti emploie un système de représentation codé qui organise l’espace basé sur l’utilisation exclusive du noir et du blanc. Cette même représentation est utilisée quelques années plus tard par les frères Mateus au Portugal. Ils séparent soigneusement les différents niveaux d’information. Ils sélectionnent les éléments essentiels de façon rigide nécessaire à la composition. Cette manière d’organiser l’espace établit des règles qui mettent en relation ces différentes actions. « Le vide est le champ blanc. Il a une double nature, vide à l’intérieur, qui est contrôlé, et vide extérieur, qui est envisagé. Ce renversement se produit à travers l’insertion de la limite construite, le plein ou champ noir. Le vide est l’essence d’une liberté, l’état fertile pour vivre. Le blanc représente l’espace de la vie ».3 Les diagrammes de la page prédédente représentent différentes échelles de vide dans les projet de Aires Mateus. L’organisation de l’espace à travers le vide est le miroir d’une pensée précise et ordonnée. On mesure l’espace de la grande échelle à la petite. Le sujet est toujours l’espace blanc. En prenant en considération une échelle particulière de vide, on cherche à résoudre une problématique liée à celle-ci. Lorsque l’espace interagit avec les autres vides, on peut alors se concentrer sur une autre échelle. Chacune des typologies de vide analysées est liée à la suivante et à la précédente, elles sont donc dépendantes les unes des autres; Ce qui donne une organisation spatiale eurythmique et homogène. Cet espace est ainsi occupé par l’œuvre et en reçoit l’empreinte, tantôt comme volume plein, tantôt comme volume contenant des zones vides, ou même comme volume entièrement vide. La perception du vide, entendu comme archétype, est un silence supérieur, il a une valeur de pause nécessaire, et on ne peut l’accepter qu’en tant que tel. On peut alors se laisser aller à contempler la poésie d’un espace vide. GM Notes : 1. Antonio Ramos Rosa, l’Apprenti Secret, Magali Montagné de Carvalho, Babel éd., 2005 2. Luigi Snozzi, Entretien avec Luigi Snozzi, par Antoine-Frédéric Nunes, Collection « Entretien avec », juin 2011, Locarno, Suisse 3. Manuel Mateus Entretien avec l’architecte, aout 2013, Lisbonne, Portugal Illustrations : Ci-dessus : Organiser les vides, Luigi Moretti, Strutture e sequenze di spazi, in « Spazio » IV, Dicembre 1952 - aprile 1953 n. 7 p. 9, 12-19. Ci-contre : L’espace vide d’une place. Il campo di Siena, dessin de Louis Kahn en crayons colorés, 1951.



CrEdO l’ARCHITECTuRE EST COSA mENTAlE

1. L’ArCHiTECTurE dOiT NOuS AbriTEr, NOuS éMOuVOir ET NOuS SiTuEr.

• L’émotion est dans la proportion, la matière et la lumière. • La lumière est matière, structure et géométrie.

2. L’ArCHiTECTurE EST uN JEu dANS L’OrdrE Pur.

• Le jeu est la recherche de réponses aux questions éternelles de l’ordre, De la logique, de la mesure, de la règle, de la lumière, De la structure, de la technique, de l’artifice, de la précision, De l’idée et de l’abstraction, du type, du public et du privé, De la forme, du détail, du lieu, du passé, du beau, De la qualité, du chef-d’oeuvre, de la rigueur et de l’éthique, Du langage et du métier, de l’inutile. • Le jeu c’est se confronter et réinterroger sans cesse les chefs-d’oeuvre du passé.

3. LE JEu A bESOiN dE LA rÈGLE.

• La règle surgit de la combinaison du projet. • Tout à l’intérieur de la règle, rien en dehors de la règle. • La règle est cosa mentale, elle est le dépassement de la tâche à accomplir.

4. du SOL SOurdENT L’HiSTOirE ET LE TEMPS. • S’ancrer dans le sol, C’est s’ancrer dans l’histoire et le temps. • L’ acte architectural est une modification consciente d’un sol : Il faut prendre conscience de cette responsabilité. • L’acte architectural est une perturbation de l’équilibre d’un territoire.

5. rEGArdEr, VOir, ObSErVEr : C’EST LE TrAVAiL dE L’ArCHiTECTE. • Tout se joue là, entre travail, éthique et conscience. • Et tout se joue entre le sol et le ciel, unis en un seul geste.

6. TrAVAiLLEr C’EST CONSTruirE uNE PENSéE. • Faire un plan signifie s’abandonner au plaisir de penser.

7. L’ArCHiTECTurE EST ACTiON ET PENSéE, ELLE EST ACTiON dANS uNE PENSéE. • La pensée guide l’acte architectural.

8. LA CriTiQuE MET L’ACTiON EN réSONANCE. • Chaque action est une critique. • Chaque action est réinterrogée par la critique, Qui est ainsi la garante de son actualité.


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