Swap Mag #7 - Résistance - 2020

Page 1


Sommaire

2

Présentation et sommaire

8

Ne rien faire pour résister

4

14

20 26 32

34

40 42

48

Édito — Résister, à qui et pourquoi ? Le secteur associatif, un lieu de résistance... Pour combien de temps encore ? Es-tu fait pour résister au sein de ton Centre de Jeunes ? T.I.N.A T.I.N.A : Rompre avec le fatalisme et pense des alternatives ! La révolte des étudiants ! Les hirondelles de Kaboul Waar is da feestje ? Hier is da feestje niet ! Génération Climat : marcher pour résister !

« La poésie est un acte de résistance à notre époque, celui de prendre le temps de la réflexion, de l’art, le temps de faire du beau, de travailler la langue, de la recréer, de prendre ses distances avec une société qui nous incite à courir en permanence sans nous poser de questions, apprendre à abandonner le jugement (de soi et des autres), prendre le temps de l’introspection, de la colère, de la tristesse, de l’utopie, de s’écouter soi-même et d’écouter les autres pour mieux comprendre l’Homme dans toute sa diversité. » Joy Slam – Artiste

Dans son article « Je ne vais pas quitter la Belgique, je vais la fuir. », paru dans La Libre le mardi 28 janvier 2020.

2


Deux formats

Un outil

Positionner la FMJ Susciter la réflexion

Ill. : Benjamin Cambron

Parution

3


À quoi, à qui et pourquoi Par Adèle Dupont

4


L’IDÉE QUI NOUS QUESTIONNE ET QUI NOUS ANIME AUJOURD’HUI DANS CE NUMÉRO, C’EST « RÉSISTER ». RÉSISTER, AFFRONTER, DÉSOBÉIR, FAIRE FRONT, PROTESTER, SE REBELLER, ROUSPÉTER, TENIR TÊTE, CONTRECARRER, SE MUTINER, SUPPORTER, RÉCALCITRER, SE DÉBATTRE, LUTTER, CONTESTER, SE RÉVOLTER. CHACUN DE CES SYNONYMES IMPLIQUE UN CARACTÈRE ACTIF QUE NOUS ALLONS IMAGER TOUT AU LONG DE NOS DIFFÉRENTS ARTICLES. AINSI, NOUS PRÉSENTERONS ET QUESTIONNERONS PLUSIEURS INITIATIVES, ESPACES, ACTIONS, PRODUCTIONS ET FAÇONS DE RÉSISTER QUI S’OPÈRENT ET MÉRITENT D’ÊTRE PARTAGÉS.

La FMJ porte aujourd’hui son attention sur cette notion de résistance, mais aussi et surtout sur le « comment » et « à quoi » la jeunesse résiste-t-elle ? Commençons par définir ce dont nous parlons. Qu’est-ce que la jeunesse ? Pour Bernard Roudet (2012), « La jeunesse est à la fois âge et passage : elle constitue un âge de la vie marqué par le passage de l’adolescence vers l’âge adulte. Âge des possibles et des expérimentations, âge des engagements et des choix, la jeunesse est une période d’apprentissage des responsabilités, d’accès à l’indépendance matérielle et de construction identitaire de l’autonomie. En même temps, la jeunesse est l’âge des classements sociaux et de la confrontation aux inégalités sociales. La jeunesse ne forme pas un ensemble homogène ». Sur base de ces quelques mots de Mr Roudet, gardons ce premier élément à l’esprit : comme il n’y a pas une seule jeunesse, il n’y a pas une seule façon de résister. Courant du XIXème siècle occidental après-guerre. Moment où les jeunes sont à l’école obligatoire et après laquelle prend place un nouvel espace, celui des loisirs. 1

2 Modèle prédéfini et incarné par les générations des parents.

Néanmoins, depuis que la jeunesse est reconnue comme une période de la vie en soi1, les jeunes se développent à travers un même rapport au monde. Ils le questionnent, l’interrogent, l’interpellent, le testent pour se l’approprier. Une des étapes inéluctables de ce cheminement vers la compréhension de l’environnement et de la société est l’opposition. En effet, les jeunes s’opposent car ils sont en rupture avec le monde qui reflète des réalités appartenant aux générations passées. Ils s’opposent aux codes et modèles incarnés par leurs ainés. Les jeunes sont en opposition au « Modèle de papa »2. 5


Une des formes que prend l’opposition, celle qui nous intéresse davantage aujourd’hui, c’est celle qui se traduit par la créativité et la proposition. Les jeunes ont cette capacité de réfléchir et de proposer autre chose. Des mouvements musicaux revendicatifs aux manifestations collectives en passant par toutes les créations artistiques novatrices, les jeunes sont depuis toujours dans la proposition d’alternatives au « Monde de papa ». Les jeunes résistent et cette démarche illustre le principe même de la démocratie culturelle et de ce que promeut le champ socioculturel. Alors, si on entend l’action de résister comme celle de contester et d’œuvrer activement au changement, oui, les jeunes résistent et continuent à le faire !

Mais les jeunes sont-ils les seuls à résister ? S’opposer et résister à un monde qui ne nous convient pas peut être envisagé comme une manière d’œuvrer au changement à condition que cela soit source de propositions. A contrario, le principe même de résister est vite entendu comme le fait d’œuvrer contre le changement. Aujourd’hui, et ce depuis que la jeunesse « existe », les adultes, les « vieux » résistent au changement et aux propositions des jeunes. Pourquoi ? Peut-être parce qu’avant d’être « vieux », ils se sont eux-mêmes battus pour avoir ce qu’ils ont. Et qu’il est difficile de faire le deuil des fruits de sa propre résistance. Peut-être que parce qu’ils sont « vieux », ils sont convaincus de savoir ce qui est bien pour les jeunes. Peut-être que parce qu’ils sont « vieux », ils ont oublié ce que c’est d’être jeune ?

Dans une perspective d’introduction à la notion de résistance, voici donc quelques pistes de réflexion sur la dualité de qui résiste à quoi, à qui et pourquoi. Avec une pointe de philosophie, on pourrait conclure avec l’idée que c’est l’histoire du monde, quand certains se battent pour changer les choses tandis que d’autres se battent pour que rien ne change.

ENTRE LA RÉSISTANCE DES VIEUX ET LES PROPOSITIONS DES JEUNES, COMMENT APPRÉCIER ET PARLER AUJOURD’HUI DE CETTE « CAPACITÉ À RÉSISTER » ? Sources : ROUDET B., « Qu’est-ce que la jeunesse ? », Après-demain, vol. 24, no. 24, 2012, pp. 3-4.

6


7


Ne rien faire POUR RÉSISTER

Par Benjamin Cambron et Magali Company

8


9


Une interview de Lucas Pitaliste Réalisée par Mr Helmuth Opiste et Lapin Dix1

OPISTE H. : Lucas Pitaliste, vous êtes chargé de communication pour la World Company et vous avez accepté de nous expliquer pourquoi votre entreprise milite contre toutes les formes de résistance. PITALISTE L. : Oui, je me suis rendu compte que même quand on explique à la population les rouages d’un système, elle passe à côté du message principal. Du coup, cela m’amuse beaucoup de faire cet exercice de style avec toi. On est pervers ou on ne l’est pas...

OPISTE H. : Donc, pour commencer, pouvez-vous nous expliquer pourquoi vous combattez l’esprit de résistance? PITALISTE L. : Prends des notes, je vais t’expliquer comment tourne le monde. Ça pourrait te servir si un jour, comme moi, tu veux réussir ta vie. Il faut bien comprendre ceci : pour que le système économique tourne comme on le veut, il est nécessaire que la population fasse principalement trois choses : travailler, consommer et accepter sa condition de travailleur/consommateur. 10

1 Super héros qui fait tout à moitié et qui accompagne Helmut OPISTE lors de ses interviews - 1/2 photographe.

Travailler et consommer, je ne vais pas faire insulte à ta vivacité d’esprit, je suppose que tu vois ce dont il s’agit. L’un permet l’autre et inversement. C’est ce que l’on peut appeler un cercle vertueux. Par contre, le fait d’accepter sa condition de travailleur / consommateur, c’est un peu plus complexe. On s’est rendu compte que lorsque vous réfléchissez, vous avez une sale tendance à interroger la réalité. Voire à critiquer. Pire, vous rebeller. Bref, pour que tout le système tienne, on a besoin que vous l’acceptiez tel qu’il est. L’idéal étant qu’en plus, vous le défendiez à notre place en étant convaincus qu’il n’y a pas d’alternative. Au final, il est fondamental pour nous de tuer dans l’œuf l’idée même d’une résistance à cet état de fait. Vous travaillez et vous consommez. Juste ça. Au-delà, c’est un problème que nous devons gérer.

OPISTE H. : Si je comprends bien, l’esprit de résistance est un grain de sable dans votre mécanique. Mais pouvez-vous vraiment influer sur cette réalité ? PITALISTE L. : Je ne te cacherai pas que c’est un travail de longue haleine. C’est une problématique qui ne date pas d’hier. Par exemple, lorsque certains d’entre vous ont réclamé une diminution du temps de travail, ça nous a inquiétés. Je te passe le nombre de réunions illustrées de PowerPoint qu’on a passées sur le sujet. Au final, on a dû légèrement nous adapter. C’est à cette époque qu’on a lancé le Département Loisir au sein de l’entreprise.


L’INSTA NT CULT UREL Si on ob serve l’é tymolog on déco ie uvre qu’ il vient d du mot « loisir » qui veut , u verbe dir latin lice donc l’id e « être permis re » ée d’act ivité per . Le loisir repren temps li mis d bre dont on dispo e pendant le se.

L’idée était finalement simple. On a professionnalisé les loisirs pour que votre temps libre nouvellement acquis ne soit plus tout à fait libre. Grâce à nous, des gens travaillent pour que d’autres puissent consommer des loisirs. La pratique amateur (pas bien) laisse la place à la pratique professionnelle (bien). Pour nous, un loisir consommé, c’est une bonne manière de faire en sorte que les gens ne réfléchissent pas trop. Votre temps libre ne doit pas être tout à fait libre. Sinon, c’est la porte ouverte au chaos. Tu as déjà eu un éclair de génie en regardant un jeu télévisé ou en écoutant un artiste en concert ?

OPISTE H. : Non… PITALISTE L. : Moi non plus. C’est ça qui est sympa. Tu t’occupes, tu es content et tu ne réfléchis pas. Même chose quand tu vas en vacances dans un « all in ». Tu recharges juste tes batteries pour pouvoir reprendre le travail. Ne va pas plus loin. Tu vas te faire du mal... Crois-moi.

OPISTE H. : Mais je vous crois. Je me dis juste que tous les loisirs ne sont pas forcément des choses que l’on consomme... Certains font même réfléchir, y compris des pratiques issues du monde professionnel . PITALISTE L. : Oui, évidemment, on n’a pas réussi à enlever totalement cette sale tendance de certains à vouloir faire les choses par eux-mêmes ou de faire réfléchir les autres. Heureusement, ce sont des réalités largement moins financées que les loisirs qui nous arrangent. On devrait pouvoir les faire disparaitre à la longue... Après, dans le Département Loisirs, on s’est un peu diversifié avec le temps. Ces dernières années, par exemple, on a encouragé l’expression publique de sa vie sociale et culturelle. Ça semble un peu barbare dit comme cela, mais l’idée est finalement assez simple. Tu vas sur les réseaux sociaux pour montrer que tu as une vie intéressante et pour envier celle des autres. En d’autres termes, plutôt que de vivre, tu commentes ta vie (réelle parfois, fantasmée souvent) ainsi que celle des autres. 11


C’est follement chronophage et donc très efficace pour nous. J’avoue qu’on n’y croyait pas trop au début. Nos projections sur cette activité n’étaient pas aussi optimistes. Mais quand on a vu le temps que vous étiez capables de passer sur Internet à vider votre temps libre, on a sorti le Champomy2. Dans ce département, on a aussi développé la valorisation d’une vie saine. Je ne te cache pas qu’on est un peu embêtés lorsqu’une personne n’est pas en condition de consommer ou de travailler. Ça altère nos chiffres de croissance. Du coup, s’assurer que les personnes restent en bonne santé, c’est important. Bien entendu, on vend des médocs pour maximiser les chances d’un retour rapide au magasin ou au boulot. Mais là où on a été particulièrement créatifs, c’est sur la place de l’activité physique. On a responsabilisé les gens sur le fait de se maintenir en bonne santé ! Et on les encourage à faire du sport pendant leur temps libre. Tu as déjà pensé au sens de ta vie entre deux flexions dans un Nasic Fit ?

OPISTE H. : Non… PITALISTE L. : Moi non plus... Et ça, pour nous, c’est bien. Soit tu consommes des médocs, soit tu te mets dans les conditions idéales pour reprendre une activité normale. C’est du win-win asymétrique. Dans tous les cas, on gagne contre toi. Quand tu réalises que pas mal de tes soucis physiques sont liés à tes conditions de travail (sédentarité, stress,...), on peut être fiers de nos résultats. Le Département Loisirs a réellement fait de l’excellent travail. Pour un chargé de communication comme moi, c’est un réel plaisir de mettre en avant ce genre de résultats. Mais si je reviens sur ce qu’on a mis en place pour museler l’esprit de résistance, je me dois d’ajouter quelques petites choses dont je pense, en toute modestie, on peut être fiers ! D’autres départements méritent aussi d’être mis en avant. Par exemple, dans le Département Travail, on a innové ces derniers temps en lançant le projet micro-working. Une vraie petite révolution. Quand on l’a présenté en réunion des chefs de projets, j’ai même vu sourire le boss. Dire si je m’en souviens... Le micro-working, c’est faire en sorte que les personnes travaillent dès qu’elles ont une minute devant elles. En attendant le métro, dans le train, entre deux rendez-vous, pendant le repas... C’est l’avenir. Et ça, rendons à l’Oncle Picsou ce qui lui revient, on le doit à l’avènement de l’informatique, d’Internet et à l’essor de la communication sans fil. Ce qui était inenvisageable il y a trente ans est devenu possible. Avec un peu d’effort, on devrait même arriver à ce que chaque travailleur soit productif jusqu’aux toilettes. Dans un monde où il n’y a pas de temps pour se poser, il n’y a pas de temps pour des contestations contre-productives ! Enfin, un autre département sur lequel j’aimerais lever un coin du voile, c’est celui qui est en charge des « Peurs ». C’est un des piliers de notre business model. La peur est un excellent moyen d’occuper un cerveau qui réfléchit trop. Il m’est difficile d’isoler un seul des projets menés ici, mais citons toujours : • • • • • •

La peur d’être isolé socialement, Du terrorisme, De chuter dans la précarité, De ne pas pouvoir s’offrir ce que tout le monde désire, De voir ses habitudes changer, De perdre ses petits acquis...

Et en matière de peurs (le problème comme la solution), on a réfléchi pour toi et on s’en charge. Fais nous confiance.

Boisson à base de jus de fruit pasteurisé et clarifié mélangé à du jus à base de concentré gazéifié.

2

12

Pour terminer de brosser le portrait de tout ce que nous avons mis en place pour éliminer l’esprit de résistance, il me reste un dernier point à aborder. Le célèbre Département Surinformation et plus particulièrement la branche « Le grand complot ». Je m’explique... On passe un bon moment ensemble, tu es d’accord ?


OPISTE H. : Oui ! PITALISTE L. : Pourtant, je t’explique à quel point l’essentiel de notre objectif en tant qu’entreprise est de t’exploiter et de restreindre ta capacité à réfléchir pour garantir notre survie…

OPISTE H. : Et? PITALISTE L. : Hé bien tout ça, ce n’est possible que parce que la branche d’activités sur le grand complot a bien travaillé. Normalement, ici, tu devrais réagir comme face à n’importe quelle agression contre ta personne : crier, être violent, fuir, pleurer, que sais-je... Pourtant, tu ne le fais pas. Que ce que je te dis soit vrai ou faux, choquant ou accommodant, tu as du mal à réagir

activement. C’est un message de plus dans la masse d’informations que tu reçois quotidiennement. Comme tout le monde, tu vas l’évacuer sans avoir le temps de prendre du recul. Parce que tu n’as pas le temps, on y veille, et parce que tu doutes de tout. Et ça aussi, on y a veillé. C’est ça la mission principale de la branche d’activités du grand complot. Si tout est vrai, alors tout est un peu faux. Et au milieu, tu as un peu de mal à t’insurger. Tu doutes et ça limite ta capacité à agir.

HO : Merci pour l’explication. Si je comprends bien l’idée globale, pour empêcher l’esprit de résistance, vous occupez le temps des personnes. C’est correct? PITALISTE L. : Attention, tu réfléchis beaucoup trop et tu vas te fatiguer ! On optimise l’usage du temps de travail et on vous aide à évacuer l’ennui de votre temps libre. C’est plus joli comme formulation. Tu n’aimes pas t’ennuyer, correct ?

OPISTE H. : Je suis surpris de toute la transparence que vous avez ici. Vous n’avez vraiment pas peur que cela se retourne contre vous? Que justement, on reprenne possession de notre temps pour résister? PITALISTE L. : Non, et c’est ça le plus fort ! Pour tout ce que je viens de t’expliquer, je ne crains rien. Pour résister, il faudrait que tu fasses un pas de côté. Probablement que tu te marginalises et deviennes anormal au sens premier du terme... Et qui voudrait suivre la voie d’une sorte d’ermite qui se tient à l’écart de la cacophonie des opinions sur Internet, adepte de la simplicité volontaire et qui cultive l’oisiveté ? En d’autres termes, qui suivrait quelqu’un qui agit à ne rien faire pour résister ?

OPISTE H. : Tout à fait. Pour être honnête, j’ai même un peu peur de m’ennuyer... PITALISTE L. : Et tu as encore raison ! Il n’y a rien de pire que l’ennui. Ça amène de la réflexion et débouche sur de la résistance. Ça n’a jamais été bon pour nos chiffres.

13


Le secteur associatif, un lieu de résistance... Par Julie Reynaert

14


Pour combien de temps encore? Combien de résistances ont été menées par l’association d’hommes, de femmes, portés par des revendications partagées ?   S’associer permet de collectiviser des luttes, de se positionner en acteur de changement, d’ouvrir des voies nouvelles... En Belgique et ailleurs, un secteur associatif à part entière s’est progressivement développé et structuré majoritairement au départ d’initiatives privées et citoyennes. Des financements publics soutiennent désormais en partie ces associations, des réglementations les reconnaissent et les encadrent.

Alors que cette évolution aurait pu permettre aux associations de mieux se consacrer à leurs actions de base, on remarque aujourd’hui que ce n’est pas forcément le cas. Au contraire ! Certaines voix s’élèvent pour tirer la sonnette d’alarme. L’associatif serait-il en train de perdre son âme ? A-t-il encore les moyens de porter ses enjeux propres de façon autonome ? Est-il encore capable de proposer les méthodes d’actions alternatives qui font sa spécificité ? Le Miroir Vagabond (MV) est une association socioculturelle active dans le nord de la province de Luxembourg depuis 1981.

1

Pour éclairer nos questions, nous avons interrogé Patrice Lombard. Il coordonne la campagne Liberté associative, j’écris ton renom au départ du Miroir Vagabond...1

Pourquoi une campagne sur l’autonomie associative ? Cette autonomie vous semble-t-elle mise à mal ? P. LOMBARD : Cette campagne est née d’un constat partagé par un grand nombre d’ASBL tous secteurs confondus : le travail de terrain des ASBL est de plus en plus entravé et fragilisé par certaines décisions administratives ou politiques prises en décalage avec les réalités concrètes des personnes pour et avec lesquelles nous travaillons. La menace qui a plané sur les points APE et qui a entrainé une grande mobilisation du secteur en était bien la preuve. Cela pouvait entrainer la disparition de petites ASBL qui ne pouvaient avoir des travailleurs qu’à cette condition tandis que les grosses structures risquaient, pour certaines, de se voir amputées d’un tiers de leurs travailleurs.

15


Par ailleurs, on constate que les cadres de financement passent de plus en plus de subsides structurels à des financements de type ponctuel. Les premiers sont alloués à long terme ou pour trois ou cinq ans minimum, ce qui permet de pérenniser l’emploi, travailler sur la durée, développer, adapter, ajuster un projet en lien avec le public visé. Les seconds soutiennent des projets spécifiques limités dans le temps et orientent ainsi l’action des structures dans une logique top-down. Celles-ci sont alors contraintes de répondre à un « bon de commande » n'ayant pas forcément de sens par rapport aux besoins exprimés sur le terrain et en se retrouvant souvent en concurrence avec d’autres ASBL.

Enfin, la charge administrative, les contrôles, justifications et inspections se font de plus en plus pesants. Cela est fort pénalisant pour une petite structure qui doit passer de plus en plus de temps à justifier son travail, au détriment de ses actions de terrain. Cette volonté de vérifier la qualité du travail a donc des effets négatifs sur la qualité des projets effectivement menés ! Malheureusement, il y a une méfiance actuelle envers le secteur associatif, un a priori sur le fait que celui-ci utiliserait mal l’argent public. Parallèlement, l’état se dessaisit de tout un ensemble d’actions dans le champ social et demande de plus en plus aux ASBL d’effectuer leur mission de service public auprès des populations les plus précarisées et désocialisées. Que de contradictions ! Regardez ce qui se passe en Flandres, où nombre d’ASBL travaillant à l’intégration des personnes étrangères, la réflexion citoyenne sur le repli de soi, le nationalisme, l’éveil aux autres cultures, la tolérance se retrouvent sous tension et perdent des subsides car n’entrant pas, et loin de là, dans les bons de commande liés à la politique régionale du Gouvernement flamand (voir autre article plus loin dans ce numéro).

Comment cela se traduit-il dans le quotidien des associations aujourd’hui? Avez-vous des exemples concrets? P. LOMBARD : Chaque association pourrait vous citer des dizaines d’exemples très concrets ! Le Miroir Vagabond est reconnu comme Centre d’Insertion Socioprofessionnel (CISP) et Service d’Insertion Sociale (SIS), comme plus de deux cents ASBL en Wallonie. En 2018, nous avons perçu une tendance à devoir focaliser sur la mise à l’emploi de nos publics. Or, nous travaillons avec des personnes ayant un handicap (de vie, de naissance, physique ou mental), souvent désocialisées et dont le besoin premier est de trouver un espace bienveillant où se poser, rencontrer des personnes, sortir de la solitude autour d’activités culturelles, artistiques... Des personnes très éloignées de l’emploi, y compris au sein d’une Entreprise de Travail Adaptée. Ces injonctions prises au niveau du Gouvernement et des administrations laissent penser à une certaine méconnaissance du rôle des structures telles que les SIS et du public qu’elles accueillent. 16

Or, celles-ci ont développé des méthodes ajustées aux populations qu’elles accueillent et qui ne sont pas toujours reconnues ou comprises. Au niveau des CISP, la volonté du dernier Gouvernement était de les réduire à des sous-traitants du Forem, de leur imposer des contrats de coopération sous la menace de perdre des subsides pourtant déjà acquis. Où est le respect de l’autonomie des ASBL dans ces deux exemples ? Et surtout, où est le respect des besoins réels d’une partie de la population ?


Quels sont les risques ou les menaces à plus long terme? P. LOMBARD : De plus en plus d’ASBL ont « la tête sous l’eau », croulent sous des contrôles, une charge administrative et des menaces financières mettant en péril leur bon fonctionnement. La tentation de se soumettre et de répondre aux opportunités des pouvoirs subsidiants pour pouvoir continuer à fonctionner est grandissante au sein du secteur. Au risque de ne plus être que de simples exécutants et non des porteurs d’alternatives, dénonçant les difficultés, les failles de notre société et notamment des politiques menées. Pourquoi prendre le risque de dénoncer un fonctionnement politique si cela implique de perdre des subsides et de devoir mettre la clé sous la porte ? Derrière ce risque, c’est aussi le public que nous accueillons qui est impacté. Les logiques d’émancipation qui sont portées par les associations ont tendance à être progressivement remplacées par des logiques plus contraignantes, imposées d’en haut. Des logiques qui ne répondront plus aux besoins de toute une partie de la population, notamment les personnes les plus fragilisées. Ce ne sont ni les structures privées inaccessibles, ni le filet de la sécurité sociale qui ne cesse de se détricoter qui les prendront en charge... Voulons-nous laisser certains au bord de la route ?

La collaboration avec les pouvoirs publics entraine-t-elle d’office une perte d’autonomie? P. LOMBARD : Pas forcément ! Nous plaidons pour des pouvoirs publics forts et pour une réelle collaboration, saine et équilibrée. C’est même souhaitable. Nous fonctionnons principalement avec de l’argent public et il est normal que son utilisation soit contrôlée, tout comme la qualité des actions que nous mettons en place. Mais il y a une grosse différence entre un partenariat vu comme une complémentarité et une relation de sous-traitance voire de subordination. C’est aussi le sens de notre campagne de sensibilisation qui ne se veut pas manichéenne. Il n’y a pas d’un côté « les gentilles ASBL » et de l’autre les « méchants pouvoirs publics ». Nous voulons plutôt appeler à une meilleure collaboration, dans l’intérêt de tous et surtout du public que nous accueillons.

17


Que peut-on faire pour agir par rapport à cette évolution? P. LOMBARD : Nous pensons qu’il est nécessaire de redonner au secteur associatif sa fierté en retournant au sens de son action. Cette prise de conscience permettrait peut-être de nous rassembler pour faire évoluer la situation. Combien d’évolutions sociétales ont été permises grâce aux combats des associations depuis la loi de 1921 et même auparavant ? En plus d’être l’un des plus gros employeurs de Belgique, le secteur associatif est au service de tous. Quasiment chaque personne en Belgique a déjà eu besoin des services d’une ASBL dans sa vie privée, pour ses loisirs, ses enfants, ses ainés, pour se former, pour s’enrichir culturellement ou personnellement, pour trouver des leviers qui n’existaient pas dans le privé ou via des administrations... Autant d’arguments qui devraient nous permettre de nous positionner comme un interlocuteur légitime ! Enfin, l’enjeu aujourd’hui est aussi de rappeler que nous travaillons avec des êtres humains et pour des êtres humains. Les logiques managériales qui envahissent de plus en plus la vie de tous les jours dans toutes ses composantes ne sont pas adaptées lorsque l’on prend en charge des personnes et non des marchandises ! En termes de pistes concrètes, une charte associative est en attente d’application depuis plus de dix ans. Elle pourrait servir de levier pour rétablir une relation saine et efficace avec tous les acteurs, politiques comme associatifs. Notre secteur crée de la richesse, culturelle, humaine, sociétale, même si celle-ci n’est pas directement quantifiable ! C’est en préservant son autonomie qu’il pourra continuer à être un élément-clé du mieux vivre-ensemble !

2 RGPD : Règlement général sur la protection des données

UBO : UltimateBeneficial Owner SIPPT : Service Interne pour la Prévention et la Protection au Travail SICE : Système d'Information du Cadastre de l'Emploi

UNE ÉVOLUTION QUI TOUCHE AUSSI LE SECTEUR DES CENTRES DE JEUNES... Les menaces décrites par Patrice Lombard font écho dans bon nombre d’associations, y compris au sein du secteur des Centres de Jeunes ! Des craintes sont exprimées, des dérives sont observées, des risques sont déjà engagés : L’inflation réglementaire et législative pèse de plus en plus. RGPD, UBO, SIPPT, SICE...2 Chaque année amène son lot de nouvelles contraintes administratives à respecter ! Autant de temps passé à remplir des formulaires ou à effectuer des démarches redondantes pour respecter des normes souvent déconnectées voire paralysantes. Au détriment du contact avec notre public et d’un rôle de précurseur ? Être accueillant, ce n’est pas une procédure. Être innovant, c’est automatiquement réinventer le cadre et au besoin, en sortir carrément. L’assimilation progressive au monde marchand semble inéluctable depuis l’intégration des ASBL dans le nouveau Code des Sociétés et des Associations (CSA). Désormais, une association est égale à une entreprise.

18


« Jouer ce rôle de contre-pouvoir et transmettre l'essence de nos capacités de résistance »

L’ancrage démocratique assuré par l’Assemblée Générale (AG) est de plus en plus limité en même temps que la responsabilité des administrateurs augmente. Qui restera-t-il pour faire vivre des principes de bonne gouvernance au sein des associations alors même que le bénévolat est malmené par la mise en place du « travail associatif » ? Comment les Centres de Jeunes pourront-ils continuer à assumer leur rôle d’éducation à la participation et à la prise de responsabilités dans ce contexte ? La confusion entre secteur associatif et services publics se fait également sentir dans le secteur jeunesse. Tout au long d’un processus d’institutionnalisation, les Centres de Jeunes, comme tant d’autres associations, ont pris en charge une série de missions de service public. De façon négociée, reconnue symboliquement et financièrement, mais peut-être au détriment d’autres postures plus critiques. Comment être à la fois le prestataire de la politique jeunesse locale et le poil à gratter de celle-ci ? Que faire quand l’Échevin de la Jeunesse est par ailleurs aussi le Président de l’ASBL et donc en partie l’employeur ? Au-delà, on assiste aujourd’hui à une autre tentation à laquelle cède de plus en plus le monde politique : celle de profiter du statut encore relativement souple des ASBL pour organiser (et faire financer) l’action socioculturelle. Combien de Mai-

sons de Jeunes, nées d’initiative communale, restent ensuite majoritairement sous contrôle du Collège alors même qu’elles ne sont plus financées que par la Fédération Wallonie-Bruxelles ? Quels dégâts provoque l’ingérence des politiciens locaux au sein d’associations qu’ils considèrent comme leurs administrations ? Or, la spécificité de l’associatif est bien d’exister aux côtés, voire en face, des institutions qui administrent les affaires publiques et énoncent les règles de la vie en commun. Le monde associatif fait vivre des espaces ouverts à la diversité, au débat et à la confrontation. C’est ainsi que vit la démocratie, en favorisant l’expression d’enjeux nouveaux et, au-delà des divergences, la construction d’un devenir collectif renouvelé. Les Centres de Jeunes constituent un des maillons essentiels de cette « invention démocratique ». Parce qu’ils peuvent au quotidien jouer ce rôle de contre-pouvoir, mais aussi parce qu’ils transmettent à chaque nouvelle génération l’essence de nos capacités de résistance. Pour aller plus loin : • http://miroirvagabond.be/campagnes-de-sensibilisation/campagne-de-sensibilisation-2019/ • https://www.eneo.be/images/balises/Balises_63.pdf • https://cesep.be/index.php/73-publications/analyses/politiques-publiques/706-l-autonomie-associative-en-question

19


Au sein de ton Centre de Jeunes? Par Valérie Hébrant et Benjamin Cambron

20


21 Ton profil est celui du gentil petit mouton Tu ne crois pas que le changement soit possible et tu considères que cela ne relève pas de ton champ professionnel. Tu ne souhaites pas parler politique avec les jeunes dans le cadre de ton travail. Et bien, on te conseille de... changer de lunettes ! Lis la suite et regarde ton métier autrement !

Ton profil est celui du transitionneur Tu es convaincu que le changement commence par soi-même et qu’il faut l’appliquer là où on est en mesure de le porter. Tu es capable de travailler avec les jeunes sur la transition vers de nouveaux modèles de vie en communauté là où tu te trouves.

Tu as une majorité de 

Tu as une majorité de 

Ton profil est celui de l’artiste Tu es attiré par les pratiques artistiques. Tu veux susciter l’émotion, interpeller le public via des langages symboliques. Tu es créatif, tu sais amener les jeunes à s’exprimer sur des questions qui les touchent.

Ton profil est celui du militant L’injustice te révolte, tu es prêt à interpeller le grand public, les médias et le monde politique. Tu es capable de mener le débat avec les jeunes sur des questions qui les touchent.

Tu as une majorité de 

Tu as une majorité de 

 Proposer aux jeunes de prendre contact avec Ecolo J pour discuter de leur démarche  Reprendre tes activités normales  Organiser une réunion pour discuter avec les jeunes sur les modalités de participation et de prise de décisions dans le CJ  Proposer un atelier de création d’affiches détournées à tes jeunes

À présent, tu souhaites...  Ne vas rien faire du tout  Vas aller revoir de vieux films sur la Seconde Guerre mondiale  Vas comparer les régimes totalitaires des années quarante aux systèmes auxquels tu participes aujourd’hui  Vas te renseigner sur le rapprochement entre la NV-A et l’extrême-droite

Pour en savoir plus sur la question, tu...  Trouves que le montage visuel est vachement bien réalisé  Vas l’imprimer en 500 exemplaires et la placarder dans ton quartier  Veux revoir les modalités de fonctionnement interne de ton CJ  Penses que ça va encore provoquer des débats inutiles

À la vue de l'image ci-contre, tu...

RÉPONDS À NOS QUESTIONS ET   DÉCOUVRE NOTRE VERDICT !   TU AS TOUJOURS VOULU SAVOIR   QUEL TYPE D’ANIMATEUR TU ES   ET MIEUX CERNER TON PROFIL ?   QUAND ON TE DEMANDE CE   QUE TU FAIS COMME MÉTIER, TU AS DU MAL À TE FAIRE   COMPRENDRE ?


RÉSISTER POURQUOI ET COMMENT ? Le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale a démontré que ce n’est pas le niveau d’instruction qui fait qu’on préfère nécessairement la démocratie au fascisme. Dès lors, étant donné que la société ne produit pas elle-même spontanément des adultes doués d’esprit critique, l’État a confié à des associations d’éducation populaire la mission de prendre en charge l’éducation politique des jeunes. Dans un arrêté royal de 1972, les Maisons de Jeunes se voient donc attribuer la mission de former des CRACS citoyens, responsables, actifs, critiques et solidaires dans un contexte post 68 où la jeunesse s’est largement opposée aux cadres sociétaux en vigueur. « Alors, à côté de la reconnaissance des grands mouvements pilarisés qui existent depuis longtemps, on va imaginer la création d'un secteur qui porte effectivement sur ces jeunesses inorganisées. C'est une manière de reconnaître l'existence de cette jeunesse, c'est aussi une manière de la contrôler parce qu'elle est dangereuse, parce qu'elle est subversive. Ça va évidemment apparaître très clairement dans le cadre juridique qui est le nôtre puisqu'il nous demande effectivement de travailler avec une jeunesse qui doit être critique, mais on met tout de suite après qu'elle doit être responsable. » Lucien Barel 1 1 Après des études artistiques, Lucien BAREL dirige de 1980 à 1994 la Fédération belge des Maisons et Centres de Jeunes puis travaille comme directeur-adjoint au Centre Socialiste d’Éducation permanente avant de devenir l’animateur-directeur du Centre culturel les Chiroux à Liège, poste qu'il a occupé jusqu’en 2019.

22

Pour rencontrer leur mission de permettre aux jeunes de participer à développer et à élargir l’espace public citoyen (cet espace virtuel qui se situe entre les représentants de l’État de droit — à qui on a confié temporairement le pouvoir — et les citoyens), les MJ ont choisi d’utiliser les pratiques culturelles, le recours à l’expression symbolique. Nous parlons ici de pratiques culturelles au sens large et pas seulement de pratiques artistiques. Au départ de ces pratiques, il s’agit de construire de réels processus de développement et d’émancipation des jeunes, des processus favorisant la construction de leurs identités culturelles, c’est-à-dire leurs identités dans un contexte qui influe sur eux et inversement pour répondre pleinement au droit garanti à chacun de pouvoir s’exprimer, agir et s’engager. En effet, la mission des MJ est de « favoriser une prise de conscience et une connaissance des réalités de la société, des attitudes de responsabilité et de participation à la vie sociale, économique, culturelle et politique ainsi que la mise en œuvre et la promotion de pratiques socioculturelles et de création » 2. Le recours aux pratiques culturelles collectives et à l’expression symbolique permet aux jeunes d’exprimer une parole sans pour autant maîtriser les artifices du langage oral, dans un contexte sécurisant, qui ne les met pas en danger lorsqu’il s’agit de pénétrer ce fameux espace public citoyen.

2 Décret Centres de Jeunes, FWB, 2000.



« La véritable rupture des régimes démocratiques réside dans la centralité d’un espace public, local et mondial à notre époque. C’est une dimension publique et collective de l’existence humaine, inventée par les conquêtes démocratiques, une composante centrale et indispensable de l’État de Droit. À travers une expérience commune, les citoyens exercent leurs libertés d’expression publique, leur citoyenneté. En permanence, ils ont le pouvoir, et d’une certaine manière, le devoir de contrôler leurs mandataires, de contester ce qui leur paraît injuste, de faire émerger les questions et les problèmes à traiter, de résister   aux aliénations et aux enfermements, de proposer d’autres visions des choses, de refuser la dictature des pouvoirs financiers et des violences économiques... » Majo Hansotte 3 Et donc, en MJ, les animateurs construisent des processus d’expression et de création visant à permettre aux jeunes de questionner, contester, proposer des alternatives qu’ils expriment en toute sécurité via leurs langages symboliques. Ces processus d’expression naissent au départ de divers stimuli qui vont susciter des émotions collectives, amener l’incompréhension face à des insatisfactions, des injustices. C’est à travers la réflexion, la recherche et l’analyse critique de l’information qu’on va élargir et partager des visions plurielles pour forger l’esprit critique. Le processus va enclencher des désirs d’expression et d’action collectives que l’animateur va encourager tout en rappelant des balises fondamentales de respect des Droits de l’Homme et des principes démocratiques. En cela, les MJ permettent aux jeunes de proposer des alternatives pour un mieux pour tous en visant essentiellement à faire évoluer les mentalités en résonnance avec les grandes questions qui traversent notre société. C’est pourquoi, dans le contexte qui est le nôtre, nous identifions trois profils d’animateurs en capacité d’accompagner les jeunes dans ces processus.

Docteur en philosophie et lettres, Majo HANSOTTE est l'auteur d'une thèse sur l'espace public contemporain. Depuis de nombreuses années, elle a en charge la formation d'acteurs engagés dans les mouvements sociaux et associatifs, dans le développement culturel et territorial, dans l'éducation populaire et scolaire.

3

24

« Et on revient peut-être à cette notion de départ des Maisons de Jeunes qui part quand même du principe qu'on ne doit pas considérer que c'est le jeune qui est malade, mais que c'est la société qui l'est et que c'est donc la société et non pas le jeune qu'il faut changer. » Lucien Barel Pour conclure, nous souhaitons en appeler aux animateurs pour enrichir les pratiques de l’éducation populaire. Nous constatons un manque criant de systématisation des expériences vécues en MJ, de partage de nouvelles pratiques qui soient en résonnance avec l’évolution de la société et les nouvelles formes d’engagement des jeunes générations. Nous sommes convaincus que les pratiques existent mais qu’elles sont trop peu visibles et ne permettent pas, faute de systématisation, d’être transférées. Nous invitons donc tous les animateurs et animatrices socioculturels à partager leurs pratiques pour fonder de nouveaux référentiels, des outils transférables et congruents dans le monde d’aujourd’hui.


25


26


27


T.I.N.A. Par André Kreutz

Moi, T.I.N.A., Je rêve de la métamorphose des âmes du monde en produit national brut, en une terre de bonheur nationale brute. Je papillonne d'expérimentation en expérimentation. Je jette les bases du réveil des consciences, prémices de l’aube qui dévoile la rosée sur les roses arrosées d’un macrocosme bienveillant. 28


Toi, T.I.N.A., La Frondeuse, indocile, révoltée, ni Dieu, ni Maître, crains davantage le silence des pantoufles que le bruit des bottes ! Ta colère monte. L'aube dévoile ces consciences endormies sourdes au bruit d’un reflux nauséabond du discours méritocratique néolibéral.

T.I.N.A. n’est pas dupe face au discours puant digne des propagandes des années 30 : des mots simples associés à des émotions, des sentiments, des craintes pour rendre le cerveau disponible au dictat du flouze, du fric. « Plus efficace que les dictatures : le lavage de cerveau en liberté » 1, avec toujours la même rengaine : « Il n’y a pas de plan B » ; « Si tu veux tu peux ». 1   CHOMSKY N., « Plus efficace encore que les dictatures — Le lavage de cerveaux en liberté », Le Monde diplomatique, no. 641, pp. 1, 8 - 9, Paris, France, Août 2007.

29


«Tes idées se bousculent, c’est le chaos, la mutinerie intérieure ! Ton cœur bouillonne, révolté. Face à ces gesticulations individualistes, tu vois arriver la chute. Les poches vides, tu te bats, mais tu n’es pas prête à gober le discours de nos élites qui prônent l’hégémonie et l’apologie du tout au marché : finances, factures, fracture sociale, toujours le pèze, le blé, le grisbi, le monde déraille. La dalle,... tu as faim et soif de justice. C’est l’effervescence, la lutte contre le silence du libéralisme. Tu rêves, la bise souffle avec délicatesse sur les nuages qui encombrent ton ciel. Mais tu as beau souffler à en perdre haleine qu'ils se reforment de plus belle pour envelopper la belle en recherche d'une liberté, mais quelle liberté... Tu te réveilles et tu repars pour la lutte, forte de l’utopie d’être entendue. Le bohu en toi. Tu souffles. Tu souffres. Tu   souffles et tu t’essouffles, mais tu gardes la tête haute avec en tête une envie de changement de paradigme sociétal.» 30


Larguez les amarres, levez-vous camarade ! T.I.N.A, insoumise, contestataire prend sa place ! T.I.N.A., frondeuse, indisciplinée prend sa place ! Et vous ! 31


Rompre avec le fatalisme et penser des alternatives ! QUESTIONNER LES INJUSTICES ET DONNER LA PAROLE AUX JEUNES ! Par Magali Company

32


L’augmentation de la précarité dans notre société est un fait. Les politiques d’austérité creusent les inégalités. À partir de ces constats, plusieurs Maisons de Jeunes ont décidé de manière collective de mettre en place un espace qui ouvre la discussion, afin que les jeunes puissent se réapproprier une parole dans l’espace public sur/et à partir de la question de la précarité :

« Quels regards les jeunes portent-ils sur cette problématique ? » T.I.N.A., c’est une jeune fille qui interroge le monde actuel et se questionne sur sa place dans la société, dans une société où l’économie est laborieuse et la précarité grandissante. Elle a des préoccupations d’avenir et une sacrée dose d’espoir. T.I.N.A. vit dans un monde où le discours politique s’attèle à gérer « vertueusement » l’État à coup de « il faut » :

Il faut réduire les déficits, diminuer les dépenses publiques, couper dans les prestations sociales, dans les dépenses de santé, réduire l’offre de service public. Parce qu’il le faut bien. Parce qu’on ne peut pas administrer l’économie. Parce que « l’État ne peut pas tout ». Il faut faire des réformes. Nous n’avons pas le choix !

La trajectoire est-elle inexorable ? T.I.N.A., c’est notre dispositif d’intervention mobile, une caravane tractable, conçue avec et pour les Centres de Jeunes. Son objectif est de provoquer et d’ouvrir la discussion. Son procédé est une « boîte à questions » envisagée comme un outil pour aborder la question de la précarité, à l’image des intelligences multiples, par le prisme de différentes formes d’expression : photos, expos, vidéos, théâtre,... Cette caravane, nommée T.I.N.A., fait référence à la célèbre expression de Margaret Thatcher « There Is No Alternative = Il n’y a pas d’alternative face au capitalisme. » Notre T.I.N.A. quant à elle est convaincue qu’il existe des alternatives au capitalisme et à la pensée unique néolibérale. T.I.N.A. est bien décidée : elle agira comme sésame pour la réappropriation de la parole des jeunes dans l’espace public. Pour ce faire, dès mars 2020, elle ira à la rencontre des jeunes et les questionnera dans un premier temps sur les territoires des MJ participantes au projet : MJ de Florennes, MJ Grand’Europe (Retinne), MJ de Sclessin, La Bicoque (Liège), L'Atelier (Saint-Nicolas), MJ de Glain, MJ 1313 (Angleur), MJ 23 (Gouvy), MJ de Jupille, en partenariat avec la Compagnie ARSENIC2 et le CALService Démocratie et Cultures. 33



Par Cécile Lebrun

des étudiants !

« Y EN A MARRE DE L’ÉCOLE ! »   Qui n’a jamais entendu cette phrase de la bouche d’adolescents ?

Elle pourrait paraître banale et rester sans suite...

Ces huit MJ sont celles de Banneux, Comblainau-Pont, Esneux, Herve, Hodimont, Jalhay-Sart, Stavelot et Theux-La Reid. 1

Extrait du magazine La Révolte des étudiants, dans l’édito des animateurs, p.3 2

Sauf lorsqu’elle est prononcée par des jeunes de huit Maisons de Jeunes du Sud-Est de la Province de Liège1 et qu’elle passe par les oreilles des animateurs professionnels de ces structures... Ces derniers en parlent lors de diverses réunions et décident alors, en novembre 2018, de ne pas en rester là et d’agir collectivement. « Parce que les Maisons de Jeunes sont des lieux

d’engagement et de participation citoyenne, pour les

jeunes et par les jeunes. Elles leur permettent de se mettre en mouvement, d’augmenter leur puissance d’agir, de poser des actes de changements pour

transformer les choses et viser un monde plus juste,

plus démocratique, plus égalitaire et plus solidaire ».2

Ils suggèrent alors à ces jeunes de dépasser le stade de la plainte, des insatisfactions et de passer à l’action pour envisager des propositions d’amélioration. Ainsi naît le projet collectif La Révolte des étudiants !

35


La Révolte des étudiants, c’est un an de réflexion, d’échanges, de travail porté par ces quarante-deux jeunes accompagnés de leurs animateurs et animatrices. Pour commencer, il s’agissait de définir les causes principales de ce désaccord entre les jeunes et le système scolaire dans lequel ils sont contraints d’évoluer. Elles sont au nombre de trois et sont les suivantes : • Le harcèlement, pas suffisamment pris au sérieux, • La charge de travail à domicile jugée trop importante, • Des inégalités entre professeurs et élèves considérées comme injustes. Illustrations au moyen de quelques extraits que nous pouvons lire dans le magazine édité à plus de mille exemplaires : « Insultes, coups, chantage,

intimidations... C’est ce qu’ont

déjà subi plus de 40% des

élèves de notre sondage...

Près d’un sur deux ! L’ampleur

du harcèlement est telle que

l’école, où les élèves passent

la majeure partie de leur

temps ; est devenue un lieu

d’insécurité pour un grand

nombre d’entre eux. Force

est de constater que dans

la majeure partie des cas,

la réaction de l’école et des

professionnels n’était pas à la

hauteur. Pire : un sentiment

de culpabilité naît parfois chez

la victime [...]. Pas étonnant

que le lien de confiance soit

rompu entre les élèves et

le corps enseignant [...]. Il

est nécessaire de rétablir la

communication entre toutes

les parties et de permettre

aux victimes de s’exprimer

librement et de parler en toute

sécurité de leurs problèmes. Mais comment faire ? ».

36

« Si nous voulons faire nos devoirs correctement et étudier régulièrement

comme le demandent les professeurs, il est tout simplement impossible

de faire quoi que ce soit après l’école. Ce genre de témoignages afflue dans   les commentaires laissés par les élèves dans le cadre de notre sondage. En

moyenne, les étudiants prendraient entre une heure et deux heures par jour

pour faire leurs devoirs à la maison. Et ils sont 40% à faire appel à une aide

pour les réaliser, que cela soit les parents, une école de devoirs ou un professeur

particulier. Ce qui nous fait poser la question : est-ce normal que tant d’étudiants    ne puissent réaliser leurs travaux seuls ? ».


« On veut l’égalité entre les profs et les élèves. Article 1 : Un élève doit arriver à l’heure.

Mais un professeur peut discuter plusieurs minutes dans les couloirs pendant que les élèves l’attendent…

Article 2 : Les GSM sont interdits en classe.

Mais un professeur peut consulter librement son téléphone et répondre à des appels pendant le cours... Article 3 : Un élève ne peut pas boire ni manger en classe.

Mais un professeur peut venir donner cours avec son café eune gaufre...

Article 4 : Un élève doit travailler régulièrement à la maison et respecter les échéances.

Mais un professeur peut prendre plusieurs semaines (voire mois...) pour faire ses corrections... (vous avez beaucoup de travail ? C’est marrant, nous aussi !) Article 5 : Un élève doit avoir son matériel.

Mais un professeur peut venir sans le sien et improviser une leçon...

[...] Comment donner à l’élève l’envie d’être plus respectueux si celui-ci ne se sent pas respecté au départ ? Le

professeur ne  doit-il pas montrer l’exemple ? "Faites comme je dis, pas comme je fais", vous pensez sérieusement que c’est encore une bonne manière d’apprendre ? ».

Une fois cette étape franchie, place aux témoignages, poignants parfois, aux discussions, débats, explorations, à la récolte de paroles d’autres,... Pour en arriver à l’expression de revendications et de propositions formulées à destination de toutes les personnes impliquées dans le secteur de l’Enseignement, y compris les Ministres de tutelle...

La Révolte des étudiants, c’est donc aussi un magazine réalisé par ces jeunes tant dans son contenu que dans sa forme. Il est leur véritable portevoix et leur contribution concrète à l’évolution du système scolaire à laquelle ils souhaitent prendre part. 37


Chère école, Je ne te déteste pas. J’aime venir te voir tous les jours. Grâce à toi, je peux voir mes amies. J’ai du temps pour parler avec elles aux intercours et aux récréations. Ces temps libres sont importants pour moi. J’ai besoin de pouvoir simplement discuter avec elles de tout et de rien. J’aime également que tu me fasses découvrir de nouveaux lieux et de nouvelles cultures, notamment grâce aux voyages scolaires. C’est pour moi une manière plus ludique d’apprendre, et je m’y amuse autant avec mes amis qu’avec les professeurs. Ils y sont beaucoup plus détendus et sympas qu’en classe. Pour toutes ces choses que tu m’apprends, je te remercie. Je sais que toi et moi, ce n’est pas toujours facile. Avec les autres élèves, nous nous plaignons beaucoup. Nous ne sommes pas toujours faciles à vivre. Je le reconnais. J’aimerais vraiment que toi et moi, on s’entende mieux. Je ne veux pas juste « râler », donc j’ai essayé de trouver des solutions. Je ne m’attends pas à ce que tu acceptes tout, mais si au moins tu étais d’accord de m’écouter et d’y réfléchir avec moi, je serais déjà heureuse. Sais-tu à quel point beaucoup d’élèves sont harcelés chez toi ? J’ai l’impression que tu ne te rends pas compte de la gravité de la situation. Tu préfères bien souvent minimiser la situation pour protéger ton nom et ton image. Mais il est important que tous les professeurs soient formés et sachent comment réagir. Bien sûr, il y a les éducateurs. Mais je ne les vois que très peu et il est difficile de créer un véritable lien avec eux. Comment alors leur parler d’un sujet si délicat ? Et puis, il y a la question des devoirs... Je sais, je sais, tu vas encore dire que je me plains tout le temps. Mais réalises-tu qu’aujourd’hui, les loisirs sont au centre de tout ? On ne voit que ça partout. Ce n’est pas ta faute, c’est la société qui est devenue ainsi, mais tu me sembles être la seule à ne pas avoir beaucoup évolué. Ne peut-on pas apprendre différemment ? D’une manière plus ludique ? Sans avoir l’impression d’être accablés par une masse de travail insurmontable ? Ce que je te propose c’est de me permettre de faire mes devoirs à l’école, encadrée par un professeur. Ce serait déjà plus juste car moi, je ne comprends pas toujours ce que l’on me demande et mes parents ne savent pas beaucoup m’aider à la maison, c’est plutôt l’inverse : je dois m’occuper de mes frères et sœurs ou donner un coup de main pour préparer le repas... ! Et puis, les devoirs à l’école, cela me permettrait d’apprendre et de travailler avec les autres élèves. En équipe. Le chacun pour soi, j’aime pas ça ! Tu vas peut-être dire que je t’en demande beaucoup, que c’est difficilement réalisable, mais moi j’y crois ! Je suis sûre que nous pouvons faire chacun un pas dans la direction de l’autre et faire en sorte que toi et moi, nous nous entendions mieux. Écoute-moi et parle avec moi s’il te plaît ! 38


La Révolte des étudiants, c’est le reflet de la volonté de ces jeunes de réfléchir avec les enseignants et les responsables politiques aux raisons qui font de l’école un objet de détestation plutôt qu’un lieu de bien-être pour bon nombre de jeunes, mais aussi et surtout de dialoguer au départ de leurs propositions concrètes de changements afin de les faire évoluer et de les concrétiser, ne fût-ce qu’à travers des expériences pilotes dans un premier temps. « Nous amenons des propositions

concrètes de changement qui pourraient, nous semble-t-il, améliorer la situation.

Ces propositions ne demandent qu’à être   questionnées, modifiées, améliorées,

par l’ensemble du corps enseignant et

la classe politique. Si notre travail peut   ne serait-ce qu’apporter la réflexion et

provoquer le changement dans une seule

école, nous serons fiers d’en avoir été les

déclencheurs. Merci de croire avec nous

qu’un changement est possible. Il n’est   pas trop tard, mais il est temps ! ».

À l’heure d’écrire ces quelques lignes, une première vague de diffusion du magazine a été réalisée par les jeunes eux-mêmes et leurs animateurs selon plusieurs méthodes en fonction des établissements scolaires ciblés et des moyens à disposition des MJ : envois postaux, contacts directs avec les directions, distribution par les jeunes à leurs pairs et professeurs,...

Soulignons aussi qu’une conférence de presse a été organisée au sein de la MJ d’Hodimont, conférence complètement prise en mains par les jeunes et qui a ainsi permis une belle couverture médiatique de ce projet citoyen.

Enfin, La Révolte des étudiants a également été envoyé aux Ministres de l’Éducation (Caroline Désir), de la Culture (Bénédicte Linard) et de la Jeunesse (Valérie Glatigny). Et il n’est pas passé inaperçu... Puisque les jeunes viennent de recevoir une nouvelle positive et seront reçus par la Ministre de la Jeunesse début février... En voilà une belle reconnaissance de leur démarche constructive. Souhaitons que le changement souhaité par ces jeunes soit en voie de concrétisation ! 39


Les hirondelles de Kaboul

Par Sylvie Gérard

Ce livre témoigne de la politique de terreur imposée par les talibans à Kaboul à la fin des années nonante au moyen d’un intégrisme religieux malheureusement toujours d’actualité dans certains pays du monde. Il décrit cette ville devenue misère et terreur, ces lapidations et mises à mort en public sous le regard de gens assoiffés de sang et de malheur assistant à ces scènes de mort comme à une séance de cinéma. Pour justifier et expliquer cette barbarie, le Coran est récité par un imam. « Bientôt il n’y aura qu’une langue sur terre, qu’une loi, qu’un seul ordre : le Coran ! L’Occident a péri, il n’existe plus. Le modèle qu’il proposait aux nigauds a failli. C’est quoi ce modèle ? C’est quoi au juste ce qu’il considère comme une émancipation, une modernité ? Les sociétés amorales qu’il a mises sur pied où le profit prime, où les scrupules, la pitié et la charité comptent pour des prunes, où les valeurs sont exclusivement financières, où les riches deviennent tyrans et les salariés forçats, où l’entreprise se substitue à la famille pour isoler les individus afin de les domestiquer puis de les congédier sans autre forme de procès, où la femme se complait dans son statut de vice, où les hommes se marient entre eux, où la chair se négocie au vu et au su de tous sans susciter la moindre réaction. En perdant la foi, il a perdu son âme, et nous ne les aiderons pas à retrouver l’une et l’autre. Il croit son économie en mesure de le mettre à l’abri ; il croit nous impressionner avec sa technologie de pointe, intercepter nos prières avec ses satellites ; il croit nous dissuader avec ses porte-avions et ses armées de pacotille... et oublie qu’on n’impressionne pas ceux qui ont choisi de mourir pour la gloire du Seigneur ! » Cette approche d’un sujet aussi difficile et délicat s’est judicieusement bien intégrée dans un roman d’amour, adapté lui-même en un film d’animation qualifié par certains de film d’horreur... C’est à travers l’art d’un roman poétique et romantique que l’auteur se permet de relater l’histoire cruelle d’un régime intégriste basé sur la terreur, créant ainsi un acte de résistance face à l’obscurantisme et un geste politique fort. Son adaptation cinématographique alliant espoir et beauté pour un film cruel et délicat apportera encore plus de poids à ce message en touchant un public plus large.

40


Ce récit alliant constamment espoir et désillusion amène le public à adopter des pensées dichotomiques entre se résigner face à cette dictature intégrée par la terreur ou au contraire résister et ne pas baisser les bras. Cette histoire touchante axée autour de quatre personnages principaux exprime clairement ces changements intérieurs, ces pertes d’identité et de repères face à ces situations extrêmes. Pour Atiq, le geôlier confronté tous les jours à ces morts, « L’obscurité des murs a eu raison de sa lucidité, celle de sa fonction s’ancre profondément en son âme. Quand on passe ses nuits à veiller les condamnés à mort et ses jours à les livrer au bourreau, on n’attend plus grand-chose du temps vacant ». Face à cette réalité, « Atiq s’était délibérément enfermé dans son cocon, à l’abri des peines perdues. Estimant en avoir assez vu pour s’attendrir sur le sort de son prochain, il se méfiait comme d’une teigne de sa sensiblerie et limitait la douleur du monde à sa propre souffrance. Sans s’en apercevoir, il a développé une étrange agressivité. Il ne veut plus être seul face à l’adversité ; mieux, il cherche à prouver qu’en chargeant les autres, il supporterait plus facilement le poids de ses propres infortunes. Il a l’intime conviction d’avoir été floué, que ses sacrifices, ses concessions, ses prières n’ont servi à rien ; que son destin ne s’assagira jamais, jamais, jamais... ».

Pour Zunaira, l’artiste amoureuse et rêveuse obligée de suivre les traditions sous peine d’être mise à mort, « Nous ne sommes plus rien. Nous n’avons pas su préserver nos acquis. Je préfère m’emmurer chez moi, ici au moins, lorsque le miroir renvoie mon reflet, je ne m’abrite pas derrière mes bras [...]. J’aimerais sortir avec toi, tous les jours, tous les soirs, glisser ma main sous ton bras et me laisser emporter par ta foulée. Ce serait merveilleux, toi et moi, debout l’un contre l’autre, devant une vitrine ou bien autour d’une table, à bavarder et à bâtir d’invraisemblables projets. Mais ce n’est plus possible maintenant. Il y aura constamment un épouvantail malodorant, armé jusqu’aux dents pour nous rappeler l’ordre et nous interdire de parler à l’air libre. Je suis incapable de passer devant une horreur et de faire comme si de rien n’était. Je refuse de porter le tchardi. Avec ce voile maudit, je ne suis ni un être humain ni une bête, juste un affront, un opprobre que l’on doit cacher telle une infirmité. C’est trop dur à assumer, surtout pour une ancienne avocate, militante de la cause féminine. Ne me demande pas de renoncer à mon prénom, à mes traits, à la couleur de mes yeux et à la forme de mes lèvres pour une promenade à travers la misère et la désolation ; ne me demande pas d’être moins qu’une ombre, un froufrou anonyme lâché dans une galerie hostile ».

Pour Mohsen, l’homme instruit et amoureux, « Je me suis surpris à ramasser des cailloux et à le mitrailler, moi aussi. J’étais devenu fou, comment ai-je osé ? Toute ma vie je m’étais cru objecteur de conscience. Ni les menaces des uns ni les promesses des autres ne m’ont convaincu de prendre des armes et de donner la mort. J’acceptais d’avoir des ennemis, mais je ne tolérais pas d’être l’ennemi de qui que ce soit [...]. S’il s’est égaré un instant, le temps d’une hystérie collective, c’est parce que les horreurs quotidiennes s’avèrent plus fortes que l’éveil et la déchéance humaine plus profonde que les abysses. Son geste est la preuve que tout peut basculer sans crier gare [...]. Nous avons perdu nos fortunes, ne perdons pas nos bonnes manières. Le seul moyen de lutter qu’il nous reste, pour refuser l’arbitraire et la barbarie, est de ne pas renoncer à notre éducation. Les talibans ont profité d’un moment de flottement pour porter un coup terrible aux vaincus, mais ce n’est pas le coup de grâce. Notre devoir est de nous en convaincre en faisant fi de leur diktat. Que pouvais-je contre lui ? Ce sont eux qui font la loi. Ils ont le droit de vie et de mort sur tout ce qui bouge ».

Ainsi ces œuvres ont pour but de susciter le questionnement parmi les lecteurs, le public. Comment agirions-nous dans ces circonstances ? Comment rester humain face à ces horreurs ? Comment et où lutter face à un contexte tyrannique ? Nous avons la chance de vivre dans une société instruite, de bénéficier de la liberté d’expression, de la liberté d’association et de pouvoir être maitre de nos pensées. Alors résistons chacun à tout conformisme !

41


feestje ? 42


feestje niet !

1

Dans ce numéro qui parle de la résistance, nous souhaitons aborder la situation de nos voisins flamands qui subissent en ce moment des coupes budgétaires

Par Valérie Hébrant

importantes dans le secteur de la culture.

En effet, le Gouvernement de Jan Jambon a annoncé son plan d’économies à réaliser dans le domaine culturel : les subventions de fonctionnement des institutions seront diminuées de 6% tandis que les moyens octroyés aux projets seront coupés de 60%. Cette décision a entraîné une tempête de protestations dans les milieux culturels flamands qui exercent leur rôle de contre-pouvoir citoyen en questionnant la position du Gouvernement, « d’autant plus incompréhensible que le mouvement flamand a toujours misé sur la culture pour s’émanciper d’une Belgique francophone et bourgeoise »2. La N-VA de Bart De Wever poursuit d’ailleurs cette lutte identitaire comme on peut le lire dans l’accord de Gouvernement flamand : « La Flandre ne pourra briller que si sa culture rayonne. Les maîtres flamands — du passé et d’aujourd’hui, et dans toutes les directions artistiques — doivent devenir la vitrine de la grandeur de la Flandre  ». On observe une volonté d’emprise de la N-VA sur le secteur artistique. Michael De Cock, directeur du KVS3, relève : « Il y a une certaine méfiance sur ce que l’on fait ou ce que font certains artistes. Ce n’est pas une bonne chose. Les arts doivent être libres ».

1 Trad. : Où est la petite fête ? La petite fête n’est pas ici! — en référence au titre des PItaboys de 2006. 2

JASSOGNE P., « Le retour du primitif flamand », Alter Échos, no. 478, https://www.alterechos. be/le-retour-du-primitif-flamand/ 3

Théâtre Royal Flamand. 4

JASSOGNE P., op. cit.

Il s’agit bien d’une mainmise sur l’autonomie des acteurs culturels par la N-VA qui tente d’étouffer, de modifier et de diriger les productions culturelles pour les faire correspondre au canon nationaliste. Cette manœuvre date d’avant l’annonce des coupes budgétaires, plusieurs institutions culturelles flamandes sont déjà sont sous contrôle direct de l’appareil du parti, notamment M HKA, le Musée d’Art Contemporain, où les anciens chefs de cabinet de Jan Jambon ont trouvé leur place4.

Photo : Belga — Reprise de l'article du journal Le Soir : « Coupes budgétaires en Flandre : 1.200 personnes mobilisées en soutien à la VRT à Bruxelles » publié le 5/12/2019 à 21:24 sur www.lesoir.be

43


Alors que les moyens octroyés à la création vont être fortement diminués, la politique culturelle du Gouvernement Jambon5 mise par contre sur le patrimoine culturel flamand, comme le site de Bokrijk, le Fonds flamand pour l’audiovisuel ou le Fonds flamand pour la littérature qui recevront quant à eux des moyens supplémentaires. À l’avenir, la coalition N-VA, CD&V et Open VLD investira dans le canon flamand, l’identité flamande. Jan Jambon affirme que son gouvernement « [...] choisit résolument en faveur de l’identité flamande. N’est-ce pas ce pour quoi la plupart des Flamands ont voté ? »6.

5

Jan Jambon est à la fois ministre-président et ministre de la Culture flamand.

FRANÇOIS A., « Pourquoi le ministre flamand de la Culture Jan Jambon coupe-t-il dans les subsides aux projets culturels ? », VRT, Dossier, Quoi de neuf en Flandre ?, 15 Novembre 2019 à 20:54, https://www.vrt. be/vrtnws/fr/2019/11/15/ pourquoi-le-ministre-flamand-de-la-culture-janjambon-coupe-t-il/ 6

STEFFENS E., « Bientôt la fin des subventions pour les organisations qui "se replient sur l'origine ethnoculturelle" », VRT, Politique, 23 Novembre 2019 à 16:21, https://www.vrt. be/vrtnws/fr/2019/11/23/ bientot-la-fin-des-subventions-pour-les-organisations-qui-se-re/

À côté des coupes budgétaires, d’autres annonces inquiètent le secteur associatif flamand. D’une part, la décision de supprimer huit millions d’euros chaque année à partir de 2020 dans les associations et institutions socioculturelles flamandes de la capitale. Et d’autre part, celle de mettre fin aux subventions pour les organisations qui « se replient sur l'origine ethnoculturelle »7. Celles-ci vont faire l’objet d’une inspection qui pourra déboucher sur le retrait complet des subventions perçues. Par cette mesure, le nouveau Gouvernement flamand entend cesser de financer les associations qui soutiennent les minorités.

7

8 BELGA, « Des artistes recouvrent 60% de leurs œuvres pour protester contre les coupes budgétaires en Flandre », RTBF, Société, 14 Novembre 2019 à 16:24, https://www.rtbf.be/info/ societe/detail_des-artistes-recouvrent-60-deleurs-uvres-en-signe-deprotestation-contre-lescoupes-budgetaires-enflandre?id=10365723

BELGA - FRANÇOIS A., « Le secteur associatif rejoint le secteur culturel pour protester contre les coupes budgétaires flamandes », VRT, Société, 21 Novembre 2019 à 11:44, https://www.vrt. be/vrtnws/fr/2019/11/21/ le-secteur-associatif-rejoint-le-secteur-culturel-pour-protester/

Dès lors, les milieux culturels et associatifs flamands se mobilisent depuis plusieurs semaines pour réagir à cet agenda politique jugé trop idéologique. Sur les réseaux sociaux, on a ainsi vu apparaître des photos ou vidéos d’œuvres recouvertes à 60%8. Le hashtag #thisisourculture s’est également répandu sur la toile. Via une lettre ouverte publiée dans les quotidiens De Morgen et Het Nieuwsblad en novembre 2019, plus de cent organisations de la société civile ont appelé à combattre les économies prévues par le Gouvernement flamand. Il s’agit avant tout de syndicats, mutuelles, mouvements de jeunesse, mouvements de femmes et des organisations qui défendent les minorités. Des actions ont également eu lieu au siège de l'exécutif du nord du pays.9

9

44

Photo : Belga — Reprise de l'article du journal Le Soir : « Coupes budgétaires en Flandre : 1.200 personnes mobilisées en soutien à la VRT à Bruxelles » publié le 5/12/2019 à 21:24 sur www.lesoir.be


Afin d’illustrer cette lutte, nous avons choisi de publier la tribune de l’acteur flamand Dirk Tuypens, également journaliste pour le média solidaire.org parue le 15 novembre 201910. Économies dans la culture en Flandre : « Nous ne nous laisserons pas monter les uns contre les autres » par Dirk Tuypens.

TUYPENS D., « Économies dans la culture en Flandre : Nous ne nous laisserons pas monter les uns contre les autres », Solidaire, Culture, 15 Novembre 2019, https:// www.solidaire.org/ articles/economies-dansla-culture-en-flandrenous-ne-nous-laisseronspas-monter-les-unscontre-les 10

Le 12 novembre, quelque deux mille personnes du secteur flamand de la culture se sont rassemblées au Beursschouwburg à Bruxelles. Deux jours plus tard, elles étaient six cents à manifester devant le Parlement flamand. Le secteur de la culture flamande proteste contre les économies drastiques qui lui sont imposées par le Gouvernement Jambon. Proportionnellement, c'est une nouvelle fois le secteur de la culture qui doit encaisser des coups bien plus durs que les autres secteurs sur lesquels Jambon 1er économise. Lors de la précédente législature, ce secteur avait déjà été amputé de 5% de ses moyens, aujourd'hui c'est 6% de ses moyens structurels qui sont rabotés et plus de 60% qui sont retirés dans les subsides aux projets. Les grandes institutions, elles, perdent 3%. Dans le débat public sur le sujet ressurgissent certains vieux mythes classiques qui mettent en question l'importance de ce secteur et font passer les subsides à la culture pour des dépenses irresponsables. Un premier mythe affirme que la culture ne rapporte rien. « Les subsides aux entreprises sont passés à 400 millions, soit le double de ce qu'ils étaient » remarque Michael Pas, acteur et porte-parole de l'association flamande des acteurs. « Pour ces subsides-là, on parle toujours d'investissements, nécessaires pour donner la possibilité aux entreprises d'innover et de croître. Or, il n'en va pas autrement pour notre secteur. Nous aussi, nous créons de la valeur ajoutée avec l'argent que nous recevons. C'est pourquoi nous devons cesser d'utiliser le mot "subsides", il s'agit tout autant d'investissements. Cela ne signifie pas que l'on donne quelque chose sans rien recevoir en retour. Non, cela signifie qu'on donne un euro et que cet euro produit un euro et demi ».

Photo : Belga / Dirk Waem — Reprise de l'article de BX1 : « Le secteur culturel flamand manifeste contre les coupes budgétaires » publié le 14/12/2019 à 11:20 sur www.bx1.be

L'idée que le secteur culturel ne constitue qu'une dépense et qu'il n'apporte rien au plan économique est donc fausse. Chaque euro de subside — d'investissement — à la culture fournit de la valeur ajoutée, un retour sur investissement. Mais sans l'investissement préalable, cela ne peut fonctionner. Parce que le marché ne résout pas tout. « Certaines choses sont trop risquées ou ne donnent pas immédiatement un retour sur investissement. Le marché ne s'en occupe donc pas » écrit le dramaturge et metteur en scène Stijn Devillé dans De Tijd. « Il n'y a pas de place pour ce qui se fait à petite échelle ou pour la complexité. Car tel est le marché : plus on vend de produits, plus on fait de bénéfice. Or ce n'est pas le cas pour l'enseignement, les soins de santé ou les arts : là, le marché n'offre pas de solution, il échoue quand les choses ne sont pas adaptables à l'échelle industrielle. La collectivité peut alors choisir d'y investir une partie de son argent, du moins si elle estime que l'existence du domaine en question est importante ».

45


La culture est pour tout le monde Un deuxième mythe veut que le secteur soit composé de « cultureux » élitistes, qui ont perdu tout sens de la réalité et qui gaspillent plein d'argent pour leur « machin élitiste ».

« C'est comme si on exerçait nos disciplines artistiques pour une petite élite », observe Michael Pas. « Mais personne ne doit venir me dire que quand quatre cents personnes viennent s'asseoir dans un théâtre, ce sont tous des "cultureux" ou des gens élitistes. Ce ne sont pas des gens dans une tour d'ivoire qui viennent regarder des avaleurs de subsides. Ce sont des personnes ordinaires qui, après une dure journée de travail, viennent se changer les idées en assistant à un bon spectacle. La vision à court terme du Gouvernement Jambon mènera à long terme à ce qu'il n'y ait plus aucune représentation dans les salles de théâtre ». Ce mythe élitiste est lui aussi tout à fait infondé. Le secteur de la culture est un secteur très large, qui crée une offre extrêmement diverse pour un public tout aussi large : le théâtre, le cinéma, la télévision, la musique, les arts plastiques, la littérature, la danse...

Photo : News — Reprise de l'article du journal Le Soir : « Le monde culturel flamand manifeste contre les coupes budgétaires du gouvernement » publié le 14/11/2019 à 11:07 sur www.lesoir.be par Belga.

Choix idéologique Un autre mythe tenace est que le secteur culturel serait incorrigiblement anti-flamand et qu'il l'aurait donc bien quelque peu cherché. Cette affirmation n'a elle non plus aucun sens. Le secteur veut seulement conserver une entière liberté et ne pas se laisser contraindre à devenir un instrument dans un projet nationaliste flamand. Et cela, les partis nationalistes flamands n'ont jamais caché qu'ils ne le supportaient pas. C'est donc à juste titre que les fortes économies sont considérées comme un règlement de compte politique. La journaliste et écrivaine Gaea Schoeters écrit : « Ce n'est pas la "râpe à fromage" qu'on passe sur les subsides, c'est de "l'artocide". Du revanchisme. Et une volonté d'imposer le silence au secteur artistique et de le remplacer par un projet identitaire ». Est-ce une déclaration exagérée ? Certainement pas. La note de politique du Ministre de la Culture Jambon est très claire sur le sujet. Elle met très fortement l'accent sur le patrimoine et les institutions qui défendent celui-ci, les villes historiques flamandes, bref, tout ce

46

qui incarne le passé flamand peut compter sur l'attention et le soutien de ce Gouvernement. Ce n'est pas un hasard si les coups sont portés là où il y a le plus d'opposition à cette conception unilatérale de la culture. Le député Vlaams Belang Klaas Slootmans a d'ailleurs carrément décrété : « Nous soutenons ce Gouvernement quand il veut tailler dans l'art expérimental qui excelle à cracher à la figure du Flamand ». Robrecht Vanderbeeken, responsable syndical des travailleurs de la culture à la CGSP, le formule ainsi : « L'ambition de "promouvoir la marque Flandre" doit être plus grande. Il est frappant de constater qu'il va y avoir un programme d'ambassadeurs qui veut également impliquer des instances privées, comme le riche antiquaire Axel Vervoort ou la Phoebus Foundation du dévoreur de subsides qu'est le magnat portuaire Fernand Huts. Il est donc faux de dire que la culture doit juste économiser autant que les autres secteurs. Les économies dans la culture sont des transferts, les "ajustements" sont un choix idéologique »11. 11

Ibid.


POUR CONCLURE, NOUS DIRONS QU’À CÔTÉ DES CHOIX POLITIQUES DU GOUVERNEMENT FLAMAND QUI NOUS INQUIÈTENT DANS LES DÉRIVES NATIONALISTES QU’ILS COMPORTENT, CET EXEMPLE DE MOBILISATION DE LA SOCIÉTÉ FLAMANDE EST RASSURANT.

IL TÉMOIGNE DE LA VITALITÉ DE NOTRE DÉMOCRATIE. OBSERVER DES CITOYENS S’EXPRIMER ET AGIR DANS L’ESPACE PUBLIC POUR JOUER LEUR RÔLE DE CONTRE-POUVOIR CITOYEN LIBREMENT AU NOM DE L’INTÉRÊT GÉNÉRAL EST EN EFFET LE PROPRE DE NOS ÉTATS DE DROIT. Photo : Belga / Dirk Waem — Reprise de l'article de BX1 : « Le secteur culturel flamand manifeste contre les coupes budgétaires » publié le 14/12/2019 à 11:20 sur www.bx1.be


Génération Climat

Marcher pour résister ! Par Michaël Fries

48


Depuis une dizaine d’années, les rapports du

1 GIEC : Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat

GIEC , organisme international créé en 1988 1

et regroupant 195 États, sont de plus en plus connus dans l’opinion publique et alertent les populations sur les dangers du réchauffement climatique. Le GIEC entend interpeller les Gouvernements du monde sur leurs responsabilités urgentes en ce domaine. Ses rapports annuels servent de base à une mobilisation internationale des jeunes — et à leurs côtés, des moins jeunes... — ayant connu une forte progression en 2019... L’icône de la Génération climat, c’est Greta Thunberg, 16 ans.

Durant plusieurs mois, la jeune suédoise a fait la grève de l’école pour le climat tous les vendredis, assise seule devant le Parlement de son pays. Ce faisant, elle a acquis une très large notoriété européenne d’abord et mondiale ensuite, renforcée par sa participation à de nombreuses « marches pour le climat » en Europe. Elle profite de sa médiatisation pour interpeller les grands de ce monde.

Mais Greta n’était pas la première... Dans les années quatre-vingt, à la fin de ce qu’on a appelé la « Guerre froide » entre les deux géants USA et URSS, alors que l’Europe est coupée en deux par le « Rideau de fer », la jeunesse européenne descend dans la rue contre le déploiement des missiles nucléaires par les deux grandes puissances. Des manifestations énormes rassemblent des foules en Europe de l’Ouest contre le déploiement des missiles Pershing et Cruise voulus par le président américain Reagan en réponse aux « SS20 » soviétiques. On est au bord de l’Apocalypse nucléaire ! Une jeune Américaine de dix ans, Samantha Smith, écrit alors au Président Russe Youri Andropov car elle craint la guerre nucléaire entre son pays et l’URSS. Andropov lui répond et elle est invitée à Moscou2. 2 Malheureusement, Samantha Smith sera victime d’un accident en 1985 et ne vivra pas assez longtemps — ni Andropov, décédé en 1984 — pour voir la « détente » impulsée à partir de 1987 par le Président Mikhaïl Gorbatchev, successeur d’Andropov et le Président américain Ronald Reagan.

En juin 1992, Severn CullisSuzuki, une jeune Canadienne de douze ans, monte à la tribune du troisième Sommet de la Terre à Rio De Janeiro, un sommet consacré au climat et au développement durable. Elle interpelle aussi les grands du monde d’alors en ces termes :

« Vous ne savez pas comment réparer la couche

d’Ozone. Vous ne savez pas comment ressusciter les espèces éteintes. Et vous ne pouvez pas ramener la

forêt là où il y a désormais le désert. Si vous ne savez pas comment réparer tout cela, s’il vous plaît, arrêtez la casse ! Vous continuez à nous dire que vous nous

aimez. Mais je vous mets au défi. S’il vous plaît, faites que vos actions reflètent vos paroles. Merci. ».

Le discours est plus court, les mots pas encore aussi virulents que ceux de Greta, mais on est déjà dans la même parole, il y a vingt-sept ans ! Rien n’a changé depuis le discours de Severn Cullis-Suzuki ?

49


50


Depuis deux ans, la rhétorique3 a changé ! Les mouvements climatiques sont passés à une rhétorique de l’urgence — « c’est maintenant et pas demain » — et à une rhétorique du « shaming » (trad. faire honte). Extrait du discours de Greta Thunberg le 23 septembre 2019 devant l’ONU à New-York .

Réthorique désigne l'art du bien parler, art qui donne les règles du bien-dire ; science et art se rapportant à l’effet du discours sur les esprits — L'Internaute. 3

Ce n'est pas normal. Je ne devrais pas être

ici. Je devrais être en classe de l'autre côté   de l'océan. Et pourtant vous venez tous

nous demander d'espérer à nous les jeunes.   Comment osez-vous ?

Cette association de l’urgence et d’une intention visant à désigner des responsables avait déjà été utilisée dans les années quatrevingt lors de la mobilisation contre le Sida et avait démontré une efficacité certaine.

Vous avez volé mes rêves et ma jeunesse

Selon Olivier Filleule, professeur de sociologie politique à l’Université de Lausanne, une des explications du succès de la mobilisation tient à l’inconfort, au sentiment de malaise de ceux qui reçoivent ce message : le public, les parents, les spectateurs et les hommes ou femmes politiques : nier le message, c’est récuser les jeunes qui le portent, c’est nier l’avenir.

et des écosystèmes s'écroulent. Nous

Marco Vannotti, psychiatre et thérapeute familial, explique : « Il y a dans la jeunesse à chaque passage de génération quelque chose de l’ordre de l’engagement des valeurs, de la solidarité, et ici vient s’ajouter le thème de la peur (de ne pas survivre / de la non-survie de la communauté) et quelque chose qui est de l’ordre du sentiment de réparation de l’injustice. Le sentiment du gaspillage et de la pollution correspond à une profonde injustice, et les jeunes sont extrêmement sensibles à ce qui est juste et bénéfique par rapport à ce qui est injuste et nocif ».

avec vos mots creux. Et encore, je fais partie des plus chanceux !

Des gens souffrent, des gens meurent, sommes au début d'une extinction de

masse, et tout ce dont vous parlez c'est

d'argent, et de contes de fées racontant une croissance économique éternelle.

Comment osez-vous ? [...]  Vous nous laissez tomber. Mais les

jeunes commencent à voir votre trahison.

Les yeux de toutes les générations futures sont tournés vers vous. Et si vous décidez de nous laisser tomber, je vous le dis :

nous ne vous pardonnerons jamais ! Nous ne vous laisserons pas vous en sortir.

Nous mettons une limite, ici et maintenant :

le monde se réveille et le changement

arrive, que cela vous plaise ou non. Merci !

Traduction : France Inter

51


Et en Belgique ? Les jeunes s’organisent. Début septembre 2019 a eu lieu le Climate Justice Camp à Gooïk. Suite à diverses actions et rencontres sur des sujets climatiques, des personnes issues de différents mouvements se sont rassemblées pour organiser ce nouveau camp sur les enjeux de la justice climatique.4 Elles souhaitaient contribuer ainsi à créer un mouvement plus fort, plus intersectionnel et mieux connecté. D’autres jeunes se sont lancés dans le mouvement Youth for Climate dans plusieurs villes de Belgique et ont marché dans les rues de nos villes pour réclamer une « Loi Climat » au printemps 2019... Pour cela, il fallait revoir un article de la Constitution Belge... La pression sur le Parlement fut maximale, avec sit-in et camping devant le Parlement, mais le projet de loi n’est pas passé... Pour Louise Rosoux, jeune membre de Youth for Climate Namur, résister aujourd’hui face au réchauffement climatique lorsqu’on a dix-huit ans, c’est « se dire qu'on n'est pas d'accord avec ce qui est mis en place pour le moment. Ce n'est pas forcément résister de manière violente : nous, ce qu'on met en place, c'est totalement pacifique. Je pense que nous, jeunes, on a le droit de résister contre un Gouvernement qui n'écoute pas notre demande. Pour l'instant, notre demande, c'est que l’urgence climatique soit déclarée. Et qu'on passe à une justice climatique qui englobe tous les citoyens. Et là on ne se sent pas du tout écoutés par notre Gouvernement, donc marcher, c'est une forme de résistance.

Quand on marche, c'est à la fois pour résister au Gouvernement, mais aussi pour résister contre de grandes multinationales. Par exemple, j'étais accro au M&M’s et pour moi c'est une forme de résistance que de ne plus prendre ça... On résiste dans notre quotidien en tant que jeunes adultes, et en même temps, on résiste ensemble contre le Gouvernement. Moi, je ne sais pas résister toute seule, donc c'est par la masse que l'on peut résister et mettre une pression ».

52

À un niveau plus local, des jeunes de la Maison de Jeunes Masure 14 à Tournai se sont impliqués dans Tournai se bouge pour le climat. Pour Ethan Thiry, « la marche, c'est comme un genre de manifestation, c'est dire qu’on n'est pas content de ce qui est fait, et qu’il faut changer ça. C'est s'opposer à la loi et au Gouvernement actuel, et s'il n'écoute pas les manifestants, ça va devenir de pire en pire par rapport au climat et aux citoyens ». Flavian Gaeremynck, autre jeune de cette MJ, exprime quant à lui que « lors de ces marches, on a un peu reproché aux jeunes de ne pas avoir de demandes précises par rapport au climat ; je n'en avais pas non plus, c'est parce que nous ne sommes pas des professionnels, ce sont les politiques, nous ce qu’on veut c’est que ça change. Moi j’étais là pour dire ça, que ça change... » Quant à Johakim Chajia, coordinateur de Masure 14, il explique que « cela a été quelque chose de spontané, mais les études nous montrent depuis quelques années que c'est une question qui touche les jeunes. La dernière étude de la RTBF "Génération quoi" montre que la première préoccupation, c'est la question du climat. On fait face à la première génération qui se rend compte de la difficulté que ça peut être de vivre sur notre planète demain.

On parle de Tournai, mais il s'est passé des choses aussi à Bruxelles, c'est à l'échelle de la planète : il se passait des choses en Australie, au Canada, en France,... Cinquante-six pays où les gens ont manifesté pour quelque chose. C'est en soi une première mondiale cette manifestation ! À l'échelle planétaire, ça veut dire qu’individuellement, les jeunes qui se sont investis ont été touchés par la même chose. Ils ont été, par le biais de la question de la survie de la planète, profondément remis en question sur la manière dont ça fonctionne et ce qu’ils disent, c’est la même chose que ce que les scientifiques disent depuis longtemps ».

La notion de justice climatique désigne les approches éthiques, morales, de justice et politique de la question de l'égalité face au dérèglement climatique, plutôt que les approches uniquement environnementales ou physiques. Elle est aussi utilisée pour désigner les plaintes et actions juridiques déposées pour action insuffisante contre le changement climatique et pour l'adaptation — Wikipédia.

4


Conclusion La désobéissance civile est le refus assumé et public de se soumettre à une loi, un règlement, une organisation ou un pouvoir jugé inique par ceux qui le contestent, tout en faisant de ce refus une arme de combat pacifique — Wikipédia. 5

Les « marches climat » et les grèves en cours ont-elles débouché sur quelque chose de concret ? La « Loi climat » réclamée par une large mobilisation au printemps 2019 n’est pas passée... Elle était peut-être symbolique, mais elle aurait eu l’avantage de montrer une adhésion du pays aux objectifs collectifs et globaux dans le combat contre le réchauffement climatique. Et maintenant, l’heure d’Extinction Rebelllion ? Ce mouvement non-violent et activiste né en Grande-Bretagne mise sur la désobéissance civile5 et demande : 1. Que le Gouvernement déclare l’urgence climatique et écologique, et reconnaisse la nécessité d'une transformation rapide de notre système économique. 2. Que le Gouvernement lance un Plan d’urgence national complet et juridiquement contraignant, qui élimine l’importation et l’extraction de combustibles fossiles d'ici 2025, tout en privilégiant la restauration de la biodiversité et la préservation de notre environnement naturel. 3. Une Assemblée des Citoyens, dotant nos régions et nos communautés des ressources et de l'autorité nécessaires pour assurer une transition maîtrisée vers une société post-croissance équitable.

Sources : • « Le réveil de la "génération climat" », RTS, Magazine, Faut pas croire, 28 Février 2019, https://pages.rts.ch/emissions/religion/faut-pas-croire/10137639-fautpas-croire.html

6

• MESSOUDI H., « Loi climat : la Chambre l’a officiellement rejetée », RTBF Info, 29 Mars 2019 à 02:13, https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_loi-climat-la-chambre-l-a-officiellement-rejetee?id=10182579 • « Climate Justice Camp : le nouveau camp qui organise les luttes sociales autour du climat », Climate Justice Camp, Communiqué de presse, 28 Août 2019, http:// climatejusticecamp.be/wp-content/uploads/2019/09/o631phtimibutx39xnryqrhgnh-CP-ClimateJusticeCamp2019.pdf

Le 12 octobre 2019, Extinction Rebellion a organisé sa première sortie à Bruxelles, en voulant se déployer dans les jardins du Palais Royal. L’action s’est soldée par environ quatre cents arrestations administratives et une violence policière disproportionnée...

LE POUVOIR RÉAGIT. LA RÉSISTANCE S’ORGANISE ! 6 53


54


Éditeur responsable : Marc Chambeau — 8 rue aux Chevaux - 4000 Liège Rédactrice en chef : Cécile Lebrun Graphisme et mise en page : Constance Schrouben Ont collaboré à la réalisation de ce numéro : Lucien Barel, Luc Dardenne, Johakim Chajia, Flavian Gaeremynck, Patrice Lombard, Louise Rosoux, Ethan Thiry. Pour la FMJ ASBL : Benjamin Cambron, Magali Company, Adèle Dupont, Michaël Fries, Sylvie Gérard, Valérie Hébrant, Nathalie Heusquin, André Kreutz, Julie Reynaert. Impression : Imprimerie Vervinckt

55


FMJ ASBL 8 rue aux chevaux 4000 Liège +32 4 223 64 16 fmj@fmjbf.org www.fmjbf.org BCE 0409.551.618 RPM Liège

AIDER LES MAISONS À SE CONSTRUIRE... La Fédération des Maisons de Jeunes vit par et pour les jeunes... et leurs maisons. Par les jeunes, parce que leurs enthousiasmes et leurs énergies constituent la source de tous nos projets. Pour les jeunes, parce que leurs initiatives et leurs réalisations sont autant d’encouragements à continuer notre fantastique aventure. HELPING BUILD THE CENTRES, HELPING BUILD THE FUTUR... Young people and their community centres constitute the raison d’être of the Fédération des Maisons de Jeunes. The enthusiasm and energy of these teenagers are, in fact, the lifeblood of all our projects; their endeavours and achievements provide us with the encouragement to continue to pursue our fantastic adventure. BOUW MET ONS MEE... De «Fédération des Maisons de Jeunes» leeft door en voor jongeren. Door jongeren. Omdat hun enthousiasme en hun energie de motor zijn achter onze projecten. Voor jongeren. Omdat alles wat ze ondernemen en realiseren, telkens opnieuw een aanmoediging is om ermee door te gaan, met ons geweldig avontuur.

- Réalisé avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles (Service Jeunesse) et de la Wallonie (Emploi) -

56


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.