Ne pas perdre sa vie à la gagner

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Ne pas perdre sa vie à la gagner. Pour un revenu de citoyenneté. Première partie. Abolir le culte du travail. Deuxième partie. Garantir le revenu.

Baptiste Mylondo

Préface de Paul Ariès Correction par Carol Duheyon

Avertissement. Ce livre a été édité par Homnisphères en 2008, puis mis à jour et réédité en 2010 par les éditions du Croquant (que je remercie d’ailleurs de m’autoriser à diffuser cette version gratuite). La mise en page du texte ayant été modifiée, merci de se référer à la version papier éditée par le Croquant pour toute citation. Cette dernière est disponible dans toutes les bonnes librairies ou par internet sur le site d’Atheles : http ://atheles.org/editionsducroquant/horscollection/nepasperdresaviealagagner/


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Table des matières I

Abolir le culte du travail.

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1 Une définition laborieuse du travail.

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1.1

Le « travail » ou le « travail » ? . . . . . . . . . . . . . . . . . 16

1.2

Le « travail » et le « Travail ».

2 La révoluton laborieuse.

. . . . . . . . . . . . . . . . . 18

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2.1

Les prémices de la révolution laborieuse. . . . . . . . . . . . . 23

2.2

Contraindre au travail. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24

2.3

Obliger au travail. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26

2.4

Inciter au travail. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28

3 Sans Travail, pas de chômage !

31

3.1

Le chômage, de Marienthal à Aulnay-sous-Bois. . . . . . . . . 32

3.2

Le travail à la peine. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34

3.3

Travailler c’est trop dur. . .

3.4

Le travail, une valeur hors de prix. . . . . . . . . . . . . . . . 38

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36

3


4

TABLE DES MATIÈRES

4 Contre le culte du travail.

II

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4.1

Un travail inutile pour une consommation futile. . . . . . . . 41

4.2

Tout salaire mérite travail ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44

4.3

Le travail c’est la santé. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46

Garantir le revenu.

51

5 Un « mignon conte de fée » ?

53

6 Il n’y a pas « d’inutiles au monde ».

57

6.1

Utilité sociale ou inutilité lucrative ? . . . . . . . . . . . . . . 58

6.2

Droit au revenu et droit au loisir. . . . . . . . . . . . . . . . . 61

7 Les multiples vertus du revenu de citoyenneté.

65

7.1

Simplifier et refondre la protection sociale. . . . . . . . . . . . 66

7.2

Repenser la lutte contre le chômage. . . . . . . . . . . . . . . 67

7.3

Réduire les inégalités et les injustices sociales. . . . . . . . . . 69

8 Une question d’équilibre.

73

8.1

La désincitation au travail : un risque exagéré. . . . . . . . . 75

8.2

Abolir la contrainte, préserver l’incitation. . . . . . . . . . . . 78

8.3

L’effet balancier. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81

8.4

Vers une société économe. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83


TABLE DES MATIÈRES 9 Une impasse comptable ?

5 87

9.1

Une réforme de la protection sociale. . . . . . . . . . . . . . . 89

9.2

Les transferts du budget de l’État. . . . . . . . . . . . . . . . 93

9.3

Une refonte de l’impôt sur les revenus. . . . . . . . . . . . . . 95

9.4

Augmenter la CSG de 35 points ? . . . . . . . . . . . . . . . . 96

10 Une société juste et équitable.

101

10.1 À qui profite le revenu de citoyenneté ? . . . . . . . . . . . . . 101 10.2 Une société équitable. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105 10.3 Revalorisations salariales et compétitivité économique. . . . . 105 10.4 Mouvement coopératif et performance sociale. . . . . . . . . . 107

11 Conclusion.

111


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TABLE DES MATIÈRES


Préface.

Par Paul Ariès 1 . L’ouvrage de Baptiste Mylondo défriche un terrain encore peu connu du grand public : celui de l’abolition du culte du travail et de la garantie d’un revenu d’existence inconditionnel. Les pistes qu’il ouvre s’avèrent déjà fort giboyeuses et sont de nature non seulement à susciter débats, réflexions et polémiques mais aussi à changer peu à peu la nature de nos combats. Cet ouvrage est d’autant plus nécessaire que le slogan emblématique de Nicolas Sarkozy « travailler plus pour gagner plus » laisse les milieux de gauche totalement aphones : comme si la grande question était de savoir si Sarkozy allait parvenir à augmenter le pouvoir d’achat. Poser la question du sens du travail comme le fait Baptiste Mylondo oblige à prendre conscience de la nécessité d’en finir avec les catégories génériques des économistes (comme le travail, la consommation, la production, le PIB, etc) qui sont autant de mots-poisons qui non seulement interdisent de remettre en cause l’ordre du monde mais aussi de le penser. De la même façon que la notion de consommation empêche de différencier ce qui relève du bon usage des choses et ce qui doit être compris comme mésusage et donc gaspillage, la notion de travail naturalise un certain type d’activité aliénée, déjà parce que salariée. Les juristes sont moins aveugles (ou menteurs) que les économistes ou les psychologues lorsqu’ils font du lien de subordination (donc de domination) le critère fondamental du contrat de travail. C’est donc avec raison que Mylondo rappelle que loin d’être un invariant anthropologique, 1. Politologue, écrivain, directeur de la rédaction du journal d’analyse politique Le Sarkophage.

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le travail (tel que nous le pratiquons) est une invention de la modernité, qui doit être comprise, selon la formule d’André Gorz, comme subversion du mode de vie. Subversion des modes de vie traditionnels et des cultures populaires que les gauches historiques ont malheureusement entérinée par leur schéma théorique déterministe accréditant la fiction d’une succession nécessaire de grandes périodes économiques (avec l’enchaînement du féodalisme, du capitalisme, du socialisme puis du communisme. . . ), comme si les masses laborieuses devaient se réjouir de leur mise au travail salarié. . . sous le joug patronal au nom de lendemains qui chanteraient. . . alors qu’ils n’ont cessé d’être des petits matins blêmes. Le producteur et le consommateur du XXIe siècle ne sont-ils pas plus éloignés anthropologiquement d’une révolution socialiste que ces ancêtres d’avant le fordisme ? La société capitaliste n’est-elle pas parvenue à inventer les humains qui vont avec ses produits ? Subversion des modes de vie traditionnels et des cultures populaires que nos combats nécessaires contre l’exploitation et la domination capitalistes ont paradoxalement facilité puisque nos victoires ont contribué à généraliser le capitalisme hors des murs de l’usine. La société productiviste a peu à peu débouché sur la société consumériste en imposant à chacun son imaginaire, ses modes de pensée, ses façons de vivre, ses objets, sa culture marchande. Les milieux populaires ont désappris à se penser en terme de genre de vie différent des milieux bourgeois, avec cet espoir de vivre tous demain comme de bons petits capitalistes. . . Le peuple y a gagné le frigidaire et l’automobile mais il y a perdu son âme et son autonomie. Alors qu’on opposait jadis le porc ouvrier, le lapin paysan et le veau bourgeois, tous aujourd’hui consomment la même chose mais certains achètent du poulet fermier alors que d’autres digèrent (mal) du poulet de batterie, bref la culture populaire est devenue un sous-produit de la culture dominante et le mode de vie petit-bourgeois l’idéal de vie de chacun. La grande force du capitalisme est d’être parvenue à rendre sa tyrannie souhaitable. Mylondo le dit fort justement : le contrôle social est d’autant plus efficace qu’il passe pour être libérateur. Le capitalisme a engendré à la fois le forçat du travail et le forçat de la consommation, mais cette seconde aliénation est vécue comme grandement désirable. Nous n’avons de cesse de


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vouloir consommer toujours plus d’autant que le capitalisme a su rabattre le désir sur la possession et nous faire fonctionner principalement sur un mode oral et anal. Nous ne pourrons nous en libérer tant que nous ne parviendrons pas à renouer avec une pensée qui abandonnant le mirage du niveau de vie et du pouvoir d’achat ne questionnera pas nos modes de vie à la fois du point de vue social, écologique mais aussi sans doute sexiste. Nous ne pourrons nous en libérer tant que nous ne comprendrons pas que la grande force du capitalisme est d’insécuriser les gens socialement, économiquement, culturellement, psychologiquement. Le capitalisme a besoin de laminer les identités collectives et individuelles, il a besoin de brouiller les repères de sens, il a besoin du désordre : rien ne lui est plus utile que l’explosion de la précarité, que le développement de la nouvelle pauvreté. L’insécurité est la grande justification de la « fièvre acheteuse » : cette façon de vivre sa vie sur le mode de la dévoration et de chercher dans la consommation une consolation illusoire. L’adoption d’un revenu universel d’existence inconditionnel serait-il l’un des chemins permettant d’inverser le cours de cette histoire folle qui broie autant les humains que la planète ? Trois grandes raisons permettent de le penser et de tenter cette aventure. Déjà parce que le Revenu universel d’existence, dans la mesure où il est inconditionnel c’est- à-dire versé, à chacun quels que soient ses revenus renoue avec la notion de gratuité. Or la gratuité nous semble être le socle de tout projet alternatif au productivisme capitaliste. Toute société est toujours fondée sur un Interdit majeur qui la structure : ainsi la monarchie repose sur l’interdit du régicide, le capitalisme « premier genre » sur l’interdit du vol, etc. L’hyper capitalisme actuel repose sur l’interdit de la gratuité comme le prouvent le démantèlement des services publics, la marchandisation du vivant, la vénalisation des biens communs, etc. La gratuité nous est également chevillée au corps comme la mémoire d’un paradis perdu (du sein maternel aux relations familiales, amicales, associatives, celui du don et du contre-don). Ensuite parce que le Revenu universel d’existence peut permettre de concilier les contraintes environnementales avec notre souci de justice sociale par le nécessaire retour au politique. Conciliation des contraintes environnementales et de notre souci de justice sociale car il est la seule façon de s’opposer efficacement à la résolution de la rareté par les logiques du mar-


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ché. Pourquoi payer son eau le même prix pour faire son ménage ou remplir sa piscine privée ? Pourquoi payer son énergie, ses déplacements, ses impôts fonciers le même montant pour ce que la société considère être un bon usage et ce qu’elle juge être un mésusage (gaspillage) ? Ce type de raisonnement peut être étendu à l’ensemble des services publics et biens communs. Il permet d’aller vers des tarifications différentes en fonction des niveaux de consommation mais aussi des types d’usage (résidence principale) et de mésusage (résidence secondaire). Le revenu d’existence ne peut pour cette raison qu’être accouplé à un revenu maximal autorisé. Sauf à opter pour la conception du « dividende social » que proposent les libéraux comme Alain Madelin ou les catholiques sociaux comme Christine Boutin mais ce projet funeste est à l’opposé de notre revenu universel parce qu’il n’assure qu’un revenu de survie obligeant chacun à accepter en complément des petits boulots et à se soumettre à la domination. Enfin parce que l’adoption d’un Revenu Universel d’Existence (RUE) accouplé à un Revenu Maximal Autorisé (RMA) suppose nécessairement un retour des citoyens au politique car, puisqu’il ne s’agit pas de donner une définition « objective » ou « moralisatrice » de l’usage et du mésusage mais de définir ce qui doit être (quasi)gratuit et ce qui doit être renchéri ou interdit, ce chemin suppose donc de rendre la parole aux citoyens pour qu’ils en décident. Gageons que sur ce terrain les vraies oppositions sociales seront moins polluées par le marketing politique et que les Smicard au lieu de voter contre les Rmistes seront voir dans le mode de vie des bouffis de la croissance, des plus que riches, leur véritable adversaire. Faisons le pari que face à cette utopie concrète que postule le Revenu universel d’existence le slogan sarkozyste du travailler plus pour gagner plus ferait pâle figure et mobiliserait peu. Le Livre de Baptiste Mylondo a enfin, ultime mérite, le grand avantage de nous aider à comprendre les impasses de la gauche actuelle incapable de sortir du mythe productiviste. Denis Clerc en est le symbole ou plus justement le symptôme lorsqu’il écrit que le revenu universel serait un « mignon conte de fées » qui ne manquerait pas de se métamorphoser en « vilaine histoire de sorcières ». . . comme si la droite et les milieux d’affaires avaient attendu l’adoption du revenu universel d’existence pour casser le code du travail et pour faire de la généralisation du mode de vie capitaliste et de l’explo-


TABLE DES MATIÈRES

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sion simultanée des nouveaux pauvres le piège redoutable qui se referme aujourd’hui sur les gens de peu et la gauche aphone.


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TABLE DES MATIÈRES

« Aujourd’hui, chacun est contraint, sous peine d’être condamné par contumace pour lèse-respectabilité, d’exercer une profession lucrative, et d’y faire preuve d’un zèle proche de l’enthousiasme. La partie adverse se contente de vivre modestement, et préfère profiter du temps ainsi gagné pour observer les autres et prendre du bon temps, mais leurs protestations ont un accent de bravade et de gasconnade. Il ne devrait pourtant pas en être ainsi. Cette prétendue oisiveté, qui ne consiste pas à ne rien faire, mais à faire beaucoup de choses qui échappent au dogme de la classe dominante, a tout autant voix au chapitre que le travail ». Robert Louis Stevenson, Une apologie des oisifs.


Première partie

Abolir le culte du travail.

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Chapitre 1

Une définition laborieuse du travail. Il est tantôt la tâche, la besogne, la peine ou le labeur redouté, tantôt le job, le boulot ou le turbin dénigré, il est plus souvent la profession, l’emploi ou le métier tant respecté et, dit-on, si respectable. Le travail, puisque c’est de lui qu’il s’agit, cristallise nombre de problématiques contemporaines. La multiplicité de ses synonymes aux connotations variées renvoie inévitablement à la polysémie du terme et au débat théorique qui entoure sa définition. Un débat qui suscite aujourd’hui un intérêt particulier et qui oppose les « essentialistes » aux « historicistes », pour reprendre la classification proposée par Dominique Méda, elle-même historiciste 1 . Un débat, d’ailleurs, dont on pourrait parfaite- ment faire l’économie et totalement ignorer si le sort de notre société n’en dépendait pas ! Et si ce n’est le sort de notre société, du moins cela concerne-t-il notre pain quotidien et la manière dont on le gagne, bref une question d’importance, admettons-le, qui mérite au moins un rapide survol 2 . Plus précisément, l’enjeu de cette 1. Dominique MEDA, Le travail, une valeur en voie de disparition, Paris, Flammarion, 1998. Cet ouvrage replace à merveille les termes du débat. L’exposé qui suit s’en inspire largement et ne vise en aucun cas la même exhaustivité. Voir aussi, Françoise GOLLAIN, Une critique du travail. Entre écologie et socialisme, Paris, La Découverte, 2000, pp. 109-113. 2. Conformément aux idées développées dans ce livre, je me contenterai ici d’un rapide survol. Le lecteur insatisfait ou simplement curieux se reportera avantageusement sur les travaux de Françoise Gollain et Dominique Méda cités plus haut.

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CHAPITRE 1. UNE DÉFINITION LABORIEUSE DU TRAVAIL.

définition du travail et du débat dont elle fait l’objet n’est autre que la place qu’il convient d’accorder à ce fameux travail dans notre société. Tandis que les uns voient dans le travail l’essence de l’Homme que les derniers siècles d’histoire ont contribué à dénaturer, les autres n’y voient qu’une création historiquement datée et sur laquelle les questionnements contemporains pourraient plus que jamais permettre de revenir. Ainsi, laudateurs du travail et penseurs des utopies post-salariales se livrent-ils à une interminable querelle sémantique.

1.1

Le « travail » ou le « travail » ?

Revenons sommairement sur la position des protagonistes et tentons de prendre du recul par rapport à ce débat académique où, malheureusement, l’érudition cède parfois le pas à la mauvaise foi. Avec eux, posons à nouveau la problématique qui les préoccupe tant. Le travail est-il un invariant anthropolo- gique ou une création récente ? Ça dépend, répondra-t-on simplement. Et pour cause, cela dépend précisément de la définition que l’on donne du travail. Là où certains parlent du « travail » qu’un dénominateur commun permettrait de retrouver au sein de chaque société humaine, les autres ne jurent que par le « travail » salarié. Un même terme pour des réalités différentes, de quoi entretenir les quiproquos et autres erreurs d’interprétation, volontaires ou non. Si l’on suit les essentialistes, le travail est donc l’essence de l’Homme. Ainsi, pour Jacques Bidet, « le travail est comme le langage, une catégorie anthropologique générale, sans laquelle ne peuvent être pensés ni le processus d’hominisation, ni la spécificité de l’homme » 3 . Ce même travail est une source d’intégration sociale, de créativité et d’inventivité, il est pour l’Homme « un moyen nécessaire de se réaliser », nous dit quant à lui Henri Bartoli. Plus loin il ajoute : « Par la médiation du travail et de l’œuvre qui en est le produit, l’esprit se distingue des choses, rompt avec l’esclavage de l’environnement et émerge du monde. La nature est alors libérée, le donné cesse d’être donné, l’homme s’expérimente libre et s’achemine vers la cohérence 3. Jacques BIDET, cité dans Dominique MEDA, op. cit., p. 21.


1.1. LE « TRAVAIL » OU LE « TRAVAIL » ?

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de soi-même » 4 . . . Le travail nous mène donc sur la voie de l’émancipation et de la liberté. On peine à comprendre les réserves des historicistes. De leur côté, et face à un discours si séduisant bien qu’un tantinet ésotérique, ces derniers dévelop- pent bien sûr un tout autre argumentaire. D’abord, le travail n’est pas « en soi » un facteur d’intégration sociale, expliquentils en substance. Soulignant par ailleurs qu’il n’a pas toujours revêtu les mêmes caractéristiques ni rempli les mêmes fonctions suivant les époques et les sociétés, ils réfutent du même coup l’hypothèse d’une permanence historique de la notion de travail. Si l’on parle de travail, il convient donc de se concentrer sur la conception moderne que l’on en a aujourd’hui sans préjuger de son immuabilité à travers les âges. D’autant que le travail que nous connaissons aujourd’hui présente une caractéristique remarquable : la place qu’il occupe dans notre société. « Au regard de l’ histoire, l’originalité de la civilisation occidentale tient pour une grande part à l’impor- tance qu’elle accorde au travail » 5 , souligne Françoise Gollain. Et cette nouvelle importance accordée au travail en a altéré la forme. C’est donc un nouveau travail qui a été inventé, comme l’affirme André Gorz : « Ce que nous appelons “travail” est une invention de la modernité » 6 . « Ce fut une révolution, une subversion du mode de vie, des valeurs, des rapports sociaux et à la nature, l’invention au plein sens du terme de quelque chose qui n’avait encore jamais existé. L’activité productive était coupée de son sens, de ses motivations et de son objet pour devenir le simple moyen de gagner un salaire. Elle cesse de faire partie de la vie pour devenir le moyen de “gagner sa vie” » 7 . Inutile donc de plancher sur l’éventuel caractère anhistorique du travail car « la mise en évidence de la réelle rupture qu’a représenté la naissance du travail tel que nous le connaissons actuellement, [. . . ] paraît infiniment plus féconde qu’une approche qui porte attention aux continuités historiques dans le but de dégager un contenu permanent à la notion de travail » 8 , en conclut Françoise Gollain. Bien sûr, la rupture dont il est question est l’avènement du capitalisme industriel et du 4. Henri BARTOLI, cité dans Dominique MEDA, op. cit., p. 20. 5. Françoise GOLLAIN, Une critique du travail. Entre écologie et socialisme, Paris, La Découverte, 2000, pp. 110. 6. André GORZ, Métamorphoses du travail. Critique de la raison économique, Paris, Galilée, 1988, p. 29. 7. Ibid., p. 44. 8. Françoise GOLLAIN, op. cit., p. 111.


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CHAPITRE 1. UNE DÉFINITION LABORIEUSE DU TRAVAIL.

salariat, qui marque un profond changement dans l’approche de l’activité de production.

1.2

Le « travail » et le « Travail ».

Entre essentialistes et historicistes, les lignes de fractures semblent donc assez nettes. Toutefois, dans un effort de synthèse, tentons de concilier les postures des deux courants. Ainsi, avec les historicistes, reconnaissons que le travail salarié, tel que nous le connaissons depuis quelques siècles, n’est en aucun cas un invariant anthropologique et qu’il revêt des caractéristiques spécifiques qui témoignent d’une réelle rupture avec les formes précédentes de travail. Parallèlement, avec les essentialistes, reconnaissons que le travail a sans nul doute toujours accompagné l’Homme. Que dis-je accompagné, poursuivi serait sans doute un terme plus approprié si l’on songe aux tentatives souvent maladroites voire simplement abjectes faites pour s’en libérer 9 . Peu importe que le concept même de travail ait été absent du langage de multiples sociétés, comme l’objectent certains détracteurs historicistes, le travail ne renvoie pas moins à une réalité vécue et partagée par l’ensemble de l’humanité. Emettons toutefois quelques réserves quant à la posture essentialiste et l’approche du travail qu’elle implique. Par le travail, l’Homme appose sa marque sur le monde, nous disent peu ou prou certains. Rien n’est moins sûr, et prenons garde de ne pas nommer « travail » ce qui relève davantage de « l’œuvre », pour reprendre la pertinente distinction d’Hannah Arendt 10 . En outre, à la recherche d’un dénominateur commun du travail à travers les âges et les sociétés, évitons donc les critères trop vagues, les définitions trop englobantes qui perdent toute pertinence et, loin de faire avancer le débat, desservent plutôt la réflexion. Ce dénominateur commun ne peut donc être ni le lien social, ni la création, ni même la pro- duction. Non, si l’on doit retenir un critère déterminant pour identifier le travail optons plutôt pour la pénibilité. « Le travail [. . . ] c’est ce qu’on ne peut pas arrêter de faire quand 9. Par exemple dans la Grèce antique (le travail était réservé aux esclaves) ou encore sous l’Ancien Régime (l’aristocratie formant une classe oisive). 10. Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961


1.2. LE « TRAVAIL » ET LE « TRAVAIL ».

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on a envie de s’arrêter de le faire », disait Boris Vian 11 . Comme il avait raison ! Car avec la pénibilité vient la contrainte, cette contrainte, tantôt naturelle, tantôt sociale, qui écrase l’individu. Définissons donc le travail comme l’ensemble des activités pénibles auxquelles chacun ne songerait pas même à s’adonner en l’absence d’une quelconque contrainte étrangère à sa volonté. Il s’agit là d’une définition subjective qui recouvre une réalité mouvante suivant les individus, mais qui a le mérite de trouver un écho chez chacun. . . Toutefois, loin de cette définition, c’est à une réalité bien plus circonscrite que renvoie l’acception courante du terme « travail ». En effet, une crise d’économisme aiguë sévissant au sein de notre société, seul le travail rentable donc vendable et finalement rémunéré est reconnu comme tel, occultant de fait une part non négligeable d’activités, tout aussi pénibles, mais dont l’unique tort est d’avoir été épargnées par la marchandisation galopante qui frappe aujourd’hui. Pourtant, nul doute qu’il s’agit bien là de besognes, de tâches, de labeur, bref, de travail dans le sens le plus pénible du terme ! Tout ceci n’enlève donc rien au caractère éminemment et universellement pénible du travail. Ainsi, si l’on peut admettre que le travail soit un invariant anthropologique, on ne peut partager pour autant l’enthousiasme des essentialistes, ardents promoteurs de la libération du et par le travail. En effet, il n’y a certainement pas lieu de s’en réjouir et de célébrer gaiement l’essence laborieuse de l’Homme et ce prétendu travail libérateur. Soyons en sûrs, si le travail est un invariant anthropologique, il n’est pas notre essence, il est notre malédiction. Il est cette besogne, cette peine, ce labeur, il est la marque de notre irrémédiable soumission à la nécessité. En somme, si le travail n’est en aucun cas l’essence de l’Homme, la pénibilité est sans nul doute celle du travail. Mais nous reviendrons plus loin sur ce point. Reste que la définition que nous venons de retenir ne permet pas de rendre compte de la conception moderne du travail mise en avant par les historicistes, ni des transformations que l’avènement du capitalisme et du salariat a entraînées. En fait, plus que le capitalisme et le salariat, c’est bien la 11. Cf. Alexis CHASSAGNE et Gaston MONTRACHER, La fin du travail, Paris, Stock, 1978, p. 19.


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CHAPITRE 1. UNE DÉFINITION LABORIEUSE DU TRAVAIL.

valorisation du travail que tous deux supposent qui caractérise la rupture moderne. On voit ainsi mieux apparaître la dualité du travail et les deux définitions complémentaires que l’on peut en tirer. Il y a ce travail, qui ne cesse de nous poursuivre, et il y a sa sacralisation et son extension, plus récentes, constructions histori- ques qui ont accompagné l’avènement de la « valeur travail ». Bref, entendons-nous bien, il y a « travail » et « Travail » et c’est le dernier qu’il convient d’abolir pour limiter le premier. Fruit d’une improbable révolution laborieuse, le travail est la cause du chômage, de l’inutilité lucrative, sans parler des nombreux maux mis en évidence par les sociologues et médecins du travail. Le Travail est une plaie, c’est pourquoi il faut l’abolir. Le quasi monopole de l’emploi comme source de revenu est pour beaucoup dans la valeur sociale qui est accordée au travail. Pour abolir ce culte du travail, il faut briser ce monopole, il faut garantir un revenu à tous. Un revenu de citoyenneté, juste, suffisant, et permettant de répondre aux besoins de tous.


Chapitre 2

La révoluton laborieuse. Un contrôle social n’est efficace que s’il est obligatoire. Il l’est davantage s’il est discret et plus encore lorsqu’il est totalement intégré par la société ou le groupe social auquel il s’applique. Mais il devient tout bonnement redoutable lorsqu’il se prétend libérateur... Le travail est un instrument de contrôle redoutable. Un instrument obligatoire car incontournable ; discret car intégré par la société ; intégré car synonyme d’émancipation. Et pour cause, alors que le travail apparaît comme un « bien » de plus en plus rare, qui aujourd’hui perçoit le contrôle qu’il exerce quotidiennement sur la société et plus particulièrement sur les actifs, chômeurs compris ? C’est que le travail tient une place centrale dans notre société, si exorbitante en fait qu’on peine à en appréhender toutes les fonctions sociales. On ne cesse d’en vanter les vertus structurantes, socialisatrices, libératrices et épanouissantes pour l’individu mais on oublie souvent ses fonctions sécuritaire et productiviste qui ont rendu possible l’essor de la société capitaliste. C’est ici, dans la mise en place d’un contrôle non consenti et servant des intérêts particuliers, que commence le contrôle social par le travail. Mais de quel travail parlons-nous ? Là encore, la polysémie du terme nous joue des tours. S’agit-il du travail, cette activité laborieuse ; de l’emploi, l’activité rémunérée et encadrée juridiquement ; ou du Travail, valorisation sociale de l’activité économiquement productive ? Des trois en fait, à des degrés divers, qui donnent au contrôle 21


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CHAPITRE 2. LA RÉVOLUTON LABORIEUSE.

social par le travail toutes ses dimensions et son caractère systémique. A eux trois, labeur, emploi et « valeur travail » constituent un formidable outil de lutte contre l’oisiveté suivant une logique sécuritaire d’abord et productiviste ensuite. L’oisiveté, c’est bien connu, est mère de tous les vices. Dans ces conditions la lutte contre la délinquance passe nécessairement par le travail, remède sécuritaire qui fut appliqué dès le XVIIe siècle. Ainsi, en Angleterre, la création de workhouses visait à prévenir l’insécurité par la mise au travail forcé des indigents, vagabonds et autres fauteurs de trouble en puissance. De même, la société française interdisant l’indigence et le vagabondage au début du XIXe siècle, misait sur le travail pour prévenir les révoltes populaires. Bien sûr, il s’agissait alors de procédés grossiers qui se sont nettement raffinés depuis. « On sent aujourd’ hui, à la vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir –, qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et qu’il s’entend à entraver puissam- ment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance », diagnostiquait tout de même Nietzsche à la fin du XIXe siècle 1 . Aujourd’hui, ce type de contrôle semble bien loin mais a-t-il disparu pour autant ? Certes non, mais là n’est pas l’essentiel. Penchons-nous plutôt sur les visées productivistes du contrôle social par le travail. « A n’en point douter, le capitalisme n’aurait pu se développer si la plus grande partie de l’énergie humaine n’avait été canalisée en direction du travail » 2 , nous dit Max Weber. L’oisiveté est donc bien l’ennemi. Et dans sa lutte contre cette oisiveté, le travail et la valeur sociale qui lui est attachée, constituent bien l’un des principaux piliers du productivisme propre au capitalisme – qu’il soit libéral ou d’Etat. Le recours au travail forcé, même bien déguisé, ajouté à la valorisation religieuse, économique puis sociale du travail ont entraîné l’improbable mais bien réelle « mise au travail généralisée » qu’a connu la société occidentale au cours du XIXe siècle. La chose, nous allons le voir, fut loin d’être aisée, ce qui en dit long sur la force du contrôle qui fut nécessaire à sa réalisation. « Partout où le capitalisme moderne s’est mis en devoir d’accroître la productivité du travail humain en 1. Friedrich NIETZSCHE, Aurores, (1881), Gallimard, Paris, 1970. 2. Max WEBER, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, (1905), Plon, Paris, 1964.


2.1. LES PRÉMICES DE LA RÉVOLUTION LABORIEUSE.

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l’intensifiant, il s’est heurté à la résistance immensément obstinée de [. . . ] la main d’œuvre pré-capitaliste » 3 , souligne encore Max Weber. C’est donc une véritable « révolution laborieuse » qui s’est jouée, usant de la contrainte, de l’obligation et de l’incitation. Par cette subtile alchimie s’est opérée la transformation du travail, simple moyen de subsistance, en une valeur sociale, un instrument de contrôle social qu’il convient de dénoncer et d’abolir.

2.1

Les prémices de la révolution laborieuse.

Au tournant des XVIIIe et XIXe siècles trois révolutions technique, économique et politique, secouent la société française. Jusque-là, l’économie traditionnelle est dominée par le secteur agricole. La population, presque exclusivement rurale, travaille surtout aux champs tandis que l’industrie, en manque de main-d’œuvre, reste marginale. Le textile, principal secteur industriel, occupe épisodiquement la main-d’œuvre rurale qui travaille à domicile ou en atelier pour le compte d’industriels. Le secteur demeure toutefois peu développé, freiné par l’autoproduction qui tient une place essentielle et limite les besoins de produits manufacturés - les foyers confectionnent souvent eux-mêmes leurs vêtements. Mais l’autoproduction concerne surtout le secteur alimentaire. Ceux qui disposent d’un lopin de terre le cultivent, ceux qui en sont dépourvus glanent et peuvent profiter du communal, parcelle collective dont jouit toute la communauté. Ce mode de subsistance traditionnel – qu’il n’est pas question d’idéaliser ici tant on en connaît les lacunes, travers et dysfonctionnements – connaît, du fait de l’évolution des techniques agricoles, de la naissance de la science économique et de la révolution française, un véritable bouleversement. Un bouleversement qui affecte d’abord le travail agricole. L’adoption de l’assolement triennal, l’amélioration de l’outillage, la généralisation de la traction animale, de la charrue et de la faux entraînent une formidable hausse de la productivité. Les besoins alimentaires étant nécessairement limités en dépit de l’augmentation de la population, cette hausse de la productivité se traduit logiquement par une diminution du besoin de main-d’œuvre dans le secteur agricole. 3. Ibid.


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CHAPITRE 2. LA RÉVOLUTON LABORIEUSE.

Le travail industriel connaît lui aussi de pro- fondes mutations du fait des évolutions techniques bien sûr, mais aussi de l’application aux modes de commercialisation puis au processus de production, des préceptes suggérés par la science économique naissante. Mise en concurrence accrue et réduction des prix accompagnent l’arrivée de nouveaux entre- preneurs habités par cet « esprit du capitalisme » disséqué par Max Weber. Le travail à domicile se transforme peu à peu, les paysans se changeant en ouvriers dépendant des entrepreneurs. Recul du travail agricole, mutation du travail à domicile, ce sont donc deux pans essentiels du mode de subsistance traditionnel qui s’effritent. À cela s’ajoute la disparition des communaux. Sacralisant la propriété privée, la Révolution française, à l’image du mouvement des enclosures connu par l’Angleterre un siècle plus tôt, entraîne le démantèlement et la vente des communaux. L’exode rural qui fait suite à ces bouleversements socio-économique livre alors une main-d’œuvre abondante aux manufactures urbaines.

2.2

Contraindre au travail.

Mais les problèmes de main-d’œuvre rencon- trés par l’industrie ne sont pas résolus pour autant. Les ouvriers sont peu qualifiés, n’entendent rien au travail en usine et sont surtout peu assidus. Un véritable casse-tête pour les entrepreneurs. En effet, comment calculer la rentabilité de l’entreprise s’il est impossible d’anticiper la quantité de travail fournie ? Peu au fait des dernières théories économiques élaborées par Adam Smith, les ouvriers n’ont que faire de la logique de maximisation des profits que l’économiste anglais met en lumière. Une fois trois sous en poche, de quoi assurer leur faible train de vie, ceux-ci désertent les manufactures au grand dam de leurs employeurs délaissés. Et si on les paie deux fois plus pour les encourager à la tâche, les voilà qui travaillent deux fois moins ! La logique capitaliste se heurte inévitablement à la logique « traditionnelle » des ouvriers. Après tout, comme le note Max Weber, « un homme ne souhaite pas par nature gagner toujours plus d’argent : il veut simplement vivre comme il a l’habitude de vivre et gagner autant qu’il lui est nécessaire pour


2.2. CONTRAINDRE AU TRAVAIL.

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cela » 4 . Dès lors, pourquoi travailler plus si l’on a déjà assez ? Une seule solution pour les entrepreneurs hébétés, baisser les salaires pour contraindre les ouvriers à plus d’assiduité. La destruction des modes de subsis- tance traditionnels ayant fait son œuvre, le procédé est imparable. Voilà donc l’ouvrier attaché à la manufacture jusqu’à 16 heures par jour, ne reste plus qu’à s’assurer de son efficacité. Ce n’est là aussi qu’une histoire de contrôle. Le contrôle de l’activité s’inspire du modèle des communautés monastiques, reposant sur un qua- drillage serré d’un emploi du temps que l’on découpe de manière stricte et cyclique. Au XIXe siècle, l’adaptation de ces méthodes au travail en atelier a permis de contrôler l’assiduité des ouvriers, ainsi que l’intensité et la qualité de leur travail. Michel Foucault décrit fort bien cette surveillance constante dont les règlements des fabriques font clairement état. La ponctualité est bien sûr exigées : « s’il arrivait que les ouvriers se rendissent plus tard qu’un quart d’ heure après que la cloche aura été sonnée. . . » ; « celui qui ne sera pas à son travail à l’ heure précise. . . » 5 . On prévient aussi les ouvriers contre toute distraction qui nuirait à l’intensité du travail : « celui des com- pagnons qui serait demandé pendant le travail et qui perdrait plus de cinq minutes. . . » ; « il est expressément défendu pendant le travail d’amuser les compagnons » ; « il ne sera fait aucun discours d’ histoire, d’aventure ou d’autres entretiens qui détournent les ouvriers de leur travail » 6 . En ce qui concerne la qualité du travail, le contrôle est plus délicat. C’est l’application, le savoir-faire et le zèle qui sont évalués. Dans les grands ateliers, ce contrôle est alors intégré au processus de production d’un bout à l’autre de la chaîne et requiert l’emploi d’un personnel spécialisé rassemblant commis, surveillants, contrôleurs et contremaitres. L’ensemble assure le « bon dressement » des ouvriers. La révolution laborieuse est bel et bien en marche, d’autant que la contrainte est renforcée par l’évolution politique de la société. Cherchant à lutter contre l’absolutisme et le corporatisme d’Ancien Régime, la loi Le Chapelier de 1791 interdit l’action collective des gens d’un même métier. L’idéal du contrat, rencontre de deux volontés libres et égales, prime et laisse l’ouvrier seul face à son employeur. L’instauration en 1803 du « livret ouvrier » par 4. Ibid. 5. Extraits de règlements cités dans Michel FOUCAULT, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975, pp. 176-177. 6. Ibid.


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CHAPITRE 2. LA RÉVOLUTON LABORIEUSE.

la loi du 22 germinal an XI, rend le rapport de force plus inégal encore. Ce livret, indispensable à l’embauche et qui suit l’ouvrier durant toute sa vie, permet à l’origine de contrôler les déplacements trop fréquents, toujours suspects. . . Une atteinte évidente à la liberté de circulation qui se transforme très vite en outil de pression au service des employeurs qui conservent le précieux livret des ouvriers sous leurs ordres, y notant leurs remarques et appréciations. Mais la contrainte ne suffit pas. Pour s’attacher les services efficaces des ouvriers, mieux vaut susciter leur adhésion à « l’esprit capitaliste ». La contrainte cède alors la place à l’obligation.

2.3

Obliger au travail.

Alors que la contrainte relève de la violence, l’obligation, elle, relève du devoir. L’obligation au travail repose donc sur une représentation du labeur comme devoir. Un devoir religieux d’abord, puis un devoir civique. On est loin alors de la conception du travail en vigueur dans la Grèce antique. . . Le travail n’y était-il pas jugé incompatible avec la qualité de citoyen au point d’en laisser la charge aux esclaves ? Bien sûr, une gradation des tâches existait qui distinguait les métiers respectables des travaux serviles, mais le mépris du travail demeurait la règle. Au début de l’ère chrétienne, la représentation du travail n’a pas évolué. Dénigré, on lui préfère l’acti- vité intellectuelle et la contemplation. Les communautés monastiques, vivant de la charité pour mieux se consacrer à la prière, ne font pas exception. Et c’est contre cela que s’élève Saint Augustin au IVe siècle. Mère de tous les vices, on l’a vu, l’oisiveté est l’ennemi de l’âme. Saint Augustin défend donc le travail et se livre à une nouvelle interprétation des textes bibliques, entretenant notamment une confusion habile entre « l’œuvre divine » et la simple besogne humaine. . . La représentation du travail en est profondément modifiée, celui-ci apparaissant bientôt comme un devoir religieux. Il est à la fois signe de pénitence - acceptation de la malédiction divine lancée à Adam : « c’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain » - et remède contre le vice et la tentation.


2.3. OBLIGER AU TRAVAIL.

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Mais cette soudaine promotion ne traduit pas pour autant une valorisation positive du travail. La doctrine religieuse, à travers cette réinterprétation des textes bibliques, vise simplement à instaurer les normes nouvelles d’une société meilleure, préservée de l’oisiveté. Les premiers pas de la science économique, s’inscrivent aussi dans cette logique. Enquêtant sur l’évolution de la représentation du travail dans la littérature française, et notamment économique, Annie Jacob démontre bien comment le travail est peu à peu présenté comme symbole et signe de la civilisation, s’opposant à l’indolence du « sauvage ». L’homme occidental est civilisé car industrieux. Là encore, la religion joue un rôle certain comme le démontrent les travaux de Max Weber. L’ascétisme protestant accorde une valeur particulière à la « besogne » présentée comme une fin en soi. L’oisiveté est bannie. « Souviens-toi que le temps c’est de l’argent » 7 , sermonne Benjamin Franklin. C’est alors que Smith dévoile sa découverte révolutionnaire : le travail est la « cause de la richesse ». La « valeur travail » est née. Une valeur économique bien sûr, mais qui ne tarde pas à devenir valeur sociale. La promotion du travail ne vise plus seulement une société meilleure, mais une société plus riche. La bourgeoisie triomphante au lendemain de la révolution française, fait sienne cet objectif. La sacralisation de la propriété individuelle et l’affirmation d’un « droit au travail » entérinent un nouveau contrat social sollicitant la contribution de tous à la recherche d’une prospérité sans cesse croissante. Mais plus qu’un « droit au travail », c’est davantage un « devoir de travailler » qui est affirmé. Du reste, l’interdiction du vagabondage et de l’indigence pour les individus aptes au travail signifie clairement ce devoir qui, de religieux, devient civique. L’obligation de travailler plus que de raison, si l’on s’en tient à la logique traditionnelle, apparaît donc au début du XIXe siècle. Même les ouvriers s’en font les champions ! « L’oisifs ira loger ailleurs », clame l’Internationale d’Eugène Pottier dont le mouvement ouvrier fait son hymne. Le syndrome de Stockholm n’est pas loin ! La condamnation de l’oisiveté s’accompagne en outre d’une valorisation corollaire du travail. Une valorisation positive cette fois. Voilà le travail présenté comme l’activité épanouissante par excellence ! On voit aujourd’hui à quel point cette affirmation farfelue est devenue une 7. Sermon de Benjamin Franklin cité par Max Weber dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, (1905), Plon, Paris, p. 44.


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CHAPITRE 2. LA RÉVOLUTON LABORIEUSE.

évidence inepte. . . Mais il aura fallu plus que l’obligation pour l’imposer. Même intégrées, cette obligation et ses bases chancelantes pouvaient-elle suffire longtemps à imposer un travail excessif à tous ? La mise au travail de la société pouvait-elle réellement perdurer sur la contrainte et le devoir ? Sans doute pas. Et lorsque l’obligation au travail s’estompe jusqu’à ne plus suffire, c’est au tour de l’incitation de maintenir le contrôle.

2.4

Inciter au travail.

Par la contrainte et l’obligation, rendre le travail excessif incontournable constitue déjà une « victoire » improbable de la révolution laborieuse. Mais rendre cette besogne préférable à l’oisiveté relève d’un véritable tour de force. L’incitation au travail l’a réalisé. Fondée sur la contrainte et l’obligation, la révolution laborieuse ne s’est d’ailleurs pas faite sans heurts. Luddisme en Angleterre dans la première moitié du XIXe siècle, révoltes des Canuts à Lyon en 1831 et 1834, des mouvements de résistances existent même si leur sévère répression et l’interdiction des syndicats en limitent le nombre. Au milieu du XIXe siècle, les conditions de vie des classes populaires urbaines sont si effroyables qu’elles suscitent l’indignation des « libéraux » dans les milieux aisés. Médecin et économiste, Louis René Villermé dresse en 1840 un tableau édifiant de la condition ouvrière 8 . Des chefs d’entreprise tentent eux aussi d’améliorer le sort de leurs ouvriers, annonçant et incarnant les premières utopies socialistes. Pionnier en la matière, l’anglais Robert Owen crée une usine exemplaire dès 1813. En 1856, c’est au tour de Jean-Baptiste Godin de bâtir son « Familistère », à Guise. Dans le même mouvement, apparaissent les premières grandes législations sociales réglementant notamment le travail des enfants, que la révolution laborieuse n’avait pas épargnés. . . En 1864, les syndicats sont finalement autorisés en France. Parallèlement à ces avancées sociales tardives, le développement économique entraîne une hausse générale des salaires. Cette hausse demeure bien sûr limitée pour les ouvriers qui n’en bénéficient qu’à la marge, mais elle suffit 8. Louis René VILLERME, Tableau physique et moral de la condition des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, publié en 1840.


2.4. INCITER AU TRAVAIL.

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à atténuer la contrainte au travail. On voit alors ressurgir la logique économique traditionnelle : pourquoi travailler plus si l’on gagne déjà assez ? En moyenne, les ouvriers passent 11 à 12 heures par jour derrière leur machine. C’est donc naturellement une baisse de la durée du travail qui anime les revendications syndicales avec, en ligne de mire, la journée de 8 heures. Le retour de la logique traditionnelle a de quoi inquiéter les industriels, craignant le retour d’une main-d’œuvre volatile et peu assidue. Certains économistes s’y intéressent également, abordant le problème d’un tout autre point de vue. En effet, leurs préoccupations concernent moins les problèmes de main-d’œuvre que les problèmes de consommation et de surproduction. C’est pourtant une solution aux deux problèmes qui est apportée alors qu’ils préco- nisent un « nouvel évangile de la consommation » 9 . Le raisonnement est simple. Face à la menace de surproduction due à la frugalité des consommateurs, inciter à la consommation est indispensable. Parallèlement, alors que la contrainte ne semble plus suffire à motiver les ouvriers au travail, c’est sur leur relative frugalité comme consommateurs qu’il faut agir pour les inciter au travail. En clair, il faut inciter les ouvriers à consommer plus que de raison, pour les inciter à travailler plus que de raison. . . Et c’est bien un « nouvel évangile » qui est néces- saire car il s’agit tout simplement de faire passer la consommation du vice à la vertu. Dans un premier temps, c’est donc une revalorisation de la consommation qui est nécessaire, suivie d’une incitation à consommer davantage par le développement de la publicité. Tout au long du XXe siècle, l’action des publicitaires a donc soutenu et entériné le passage de la satiété à la société de consommation. Des publicitaires qui, loin de créer des besoins comme on leur en fait si souvent le procès, se sont contentés de proposer aux consommateurs potentiels des réponses marchandes à des besoins qui n’en nécessitent pas forcément, à commencer par le besoin de reconnaissance sociale. . . La manœuvre, couronnée de succès, a permis la revalorisation de la consommation et la dévalorisation concomitante du temps libre. En effet, la hausse de la consommation implique un sacrifice croissant de temps libre, jugé moins utile que les biens et services auxquels la consommation donne accès. 9. Edward COWDRICK, cité par Jeremy RIFKIN dans La fin du travail, Paris, La Découverte, 1996, p. 42.


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CHAPITRE 2. LA RÉVOLUTON LABORIEUSE.

Il s’agit donc d’une dévalorisation relative, venant s’ajouter à la dévalorisation absolue engendrée par la « valeur travail ». Le tout impose une fuite en avant dont nous ne nous sommes toujours pas libérés : la surproduc- tion impose une surconsommation qui nécessite et entretient la surproduction ! Ainsi, soutenue par l’incitation au travail, la révolution laborieuse a permis l’avènement d’une « société de travail » absurde mais cohérente, systématisée et autoentretenue. Une société de travail qui a en outre reçu le soutien providentiel du chômage, confortant l’incitation au travail. Rien de tel, pour motiver au travail, que la peur permanente de perdre son emploi, sa seule source de revenu ! Le rôle crucial joué par la révolution laborieuse dans l’apparition du chômage ajoute bien sûr à l’ironie de la situation. Car c’est bien avec la surproduction des années 1920 qu’est apparu le chômage structurel que connaissent nos sociétés. Du reste le rôle de la révolution laborieuse dans l’avènement du chômage ne se limite pas à cette seule surproduction. . .


Chapitre 3

Sans Travail, pas de chômage ! Comme l’invention de l’avion a amené le crash, « l’invention du Travail », pour reprendre la formule d’André Gorz 1 , a engendré le chômage. Un chômage en germe d’abord, insignifiant, anodin, mais qui s’est finalement imposé comme l’une des préoccupations majeures du XXe siècle. Aujourd’hui, la « bataille pour l’emploi » fait rage alors que l’on lance l’offensive contre le chômage, libéralisation à la main et flexibilité en bandoulière. Une énième bataille, en fait, dans une guerre sans fin, débutée il y a maintenant trois décennies. Et plus sans doute : « du travail et du pain ! » réclamaient déjà ouvriers et chômeurs durant les années 1930. En ce début de XXIe siècle, le mot d’ordre est à peine démodé malgré les trente glorieuses années de trêve. Plus de trente ans qu’elle dure cette guerre, que les hommes politiques de tous bords partent en campagne contre le chômage et que les gouvernements successifs se mobilisent. Plus de trente ans que les victoires à la Pyrrhus succèdent aux « bérézinas ». Quelques dixièmes grappillés parfois, quelques points cédés souvent, et un taux de chômage qui flirte toujours avec les 10%, la barre fatidique des 500 000 chômeurs ayant été allègrement franchie 2 . Et tandis que l’effort de guerre s’affaiblit, victime d’une croissance 1. André GORZ, Métamorphoses du travail. Critique de la raison économique, Paris, Galilée, 1988. 2. En 1967, Georges Pompidou annonçait : « Si un jour on atteint les 500 000 chômeurs en France, ce sera la révolution ».

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CHAPITRE 3. SANS TRAVAIL, PAS DE CHÔMAGE !

moribonde, les fronts se multiplient. Délocalisations accompagnées de leur cortège de licenciements. Précarisation du travail sous toutes ses formes : CDD à répétition, intérim, sans oublier le temps partiel imposé. « L’armée industrielle de réserve » grossit et les conséquences sociales du chômage, que les sociologues ont depuis longtemps mises en lumière, se font de plus en plus prégnantes.

3.1

Le chômage, de Marienthal à Aulnay-sous-Bois.

En 1931, dans la ville autrichienne de Marienthal, Maria Jahoda, Hans Zeisel et Paul Lazarsfeld réalisent une étude sociologique du chômage intitulée très sobrement : « les chômeurs de Marienthal » 3 . Marienthal est une petite bourgade à l’image de tant d’autres en Europe. Marienthal, sa mairie, son église, et surtout son usine massive qui trône au cœur de la cité et fait vivre la région. La ville est plutôt prospère, l’emploi ne manque pas, mais nous sommes dans les années 1930 et voilà l’Autriche touchée de plein fouet par les répercussions européennes de la crise de 1929. Marienthal ne fait pas exception. L’usine ferme ses portes, les salariés sont licenciés, et le chômage s’installe durablement dans la région. C’est dans ce contexte que nos trois sociologues débarquent et commencent à étudier les bouleverse- ments que connaissent la ville et ses habitants. Leur constat est édifiant et dévoile les ravages du chômage sur la société et sur les individus eux-mêmes. Alcoolisme, violences conjugales, désintérêt pour la presse et la vie politique accompagnent le désœuvrement soudain de la population. A cette misère sociale s’ajoute une pauvreté extrême et tandis que les chiens disparaissent dans les rues, victimes de l’ap- pétit de leurs maîtres, le caractère déshumanisant du chômage apparaît sous son jour le plus cru. Aujourd’hui, si l’on est loin de la misère des années 1930 et de la crise de 1929, les conséquences sociales du chômage n’en demeurent pas moins palpables et l’actualité nous en donne chaque jour de nouveaux exemples. Pensons ainsi à l’embrasement des banlieues qu’a connu la France fin 2005. 3. Maria JAHODA, Paul LAZARSFLED et Hans ZIESEL, Les chômeurs de Marienthal, Paris, Éditions de Minuit, 1981.


3.1. LE CHÔMAGE, DE MARIENTHAL À AULNAY-SOUS-BOIS.

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Hormis ceux, trop attachés à leurs œillères, qui ont préféré y voir une crise aux origines « ethnico-religieuses » et les hurluberlus qui ont cru déceler dans la polygamie la véritable cause du malaise, les commentateurs ont largement admis le rôle crucial joué par le chômage dans la révolte des jeunes. A l’unisson, hommes politiques, éditorialistes et universitaires le reconnaissent. Un échantillon de la presse du moment permet, si besoin est, de s’en convaincre. Daniel Cohen, économiste : « Le taux de chômage français est de 10%, celui des jeunes de 20%, celui des jeunes des cités de 40%. A la recherche de causes ‘‘culturelles” à la crise des banlieues, il est facile d’oublier l’importance du chômage » 4 . Gérard Dupuy, éditorialiste à Libération : « Trois semaines de colère et de déprédations sont venues rappeler qu’elles s’enracinent dans des franges sociales marquées par un taux de chômage très élevé, surtout chez les jeunes » 5 . Même les RG l’admettent : « Les jeunes qui ont saccagé les cités avaient en commun l’absence de perspectives et d’investissement par le travail dans la société française », souligne la Direction Centrale des Renseignements Généraux dans un rapport daté du 23 novembre 2005 6 . Enfin, pour l’anecdote, notons cette remarque prémonitoire d’un certain Jacques Chirac, alors candidat à l’élection présidentielle de 1995 : « Dans les banlieues déshéritées règne une terreur molle. Quand trop de jeunes ne voient poindre que le chômage ou des petits stages au terme d’études incertaines, ils finissent par se révolter » 7 . En clair, là où le premier Finkielkraut venu stigmatise la communauté musulmane, un examen rationnel souligne clairement le poids de l’exclusion sociale par le chômage. Et voilà que s’allonge la liste des conséquences sociales du chômage. Ajoutons-y en vrac, la délinquance, l’économie souterraine – et tous les trafics illégaux qu’elle suppose – et tout ce qu’il est de bon ton d’appeler « incivilités » et « violences urbaines ». Autant de symptômes pour un même mal : le chômage. Gardons-nous cependant des simplifications trop rapides qui occulteraient d’autres facteurs non négligeables dans 4. Daniel COHEN, « Banlieues, chômage et communautés », dans Le Monde, 10 janvier 2006. 5. Gérard DUPUY, « Éditorial », Libération, 19 novembre 2005, p. 2. 6. Extraits publiés dans Le Parisien, 7 décembre 2005. 7. Jacques CHIRAC, La France pour tous, Paris, Nil Éditions, 1995, cité dans Le Monde, 8 novembre 2005, p. 2.


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CHAPITRE 3. SANS TRAVAIL, PAS DE CHÔMAGE !

l’émergence de ces symptômes. Mais si le chômage n’en est sans doute pas l’unique cause, reste qu’il en demeure un facteur déterminant.

3.2

Le travail à la peine.

Évidemment, si le chômage est le mal, on imagine aisément le remède : le plein emploi bien sûr ! Au passage, on retrouve ici le travail, instrument de contrôle sécuritaire mentionné plus haut. Mais soyons raisonnables, avant de viser le chômage zéro, contentons-nous d’un peu de boulot. Car, rappelons-le le travail, pour peu qu’il soit rémunéré bien sûr, est un élément fondamental de notre société. Il est à l’origine du lien social, participe à la définition du rôle de chacun dans la société, à la construction de l’identité de l’individu, et contribue finalement à son épanouissement personnel. Naturellement, lorsqu’il est privé d’emploi, l’individu perd ses repères et jusqu’à sa place au sein de la société. De quoi conforter le diagnostic unanime depuis que le chômage existe : si le chômage est le problème, le travail est la solution. Mais si le diagnostic est largement partagé, la solution, elle, se fait attendre. A tel point qu’on peut se demander si un diagnostic si simple ne mène pas à une solution trop simpliste. Attardons-nous donc un instant sur ce raisonnement et sur la logique qui le sous-tend. Et quitte à rompre avec l’unanimité ambiante, interrogeonsnous : à l’heure actuelle et à l’avenir, le travail peut-il réellement constituer une solution crédible face au problème du chômage ? Si l’on s’attarde un peu sur la situation actuelle, on peut raisonnablement en douter. En effet, comme l’ont très bien souligné des auteurs comme Jeremy Rifkin ou Dominique Méda 8 , la demande de travail, sur le marché du travail (donc l’offre d’emploi), va inéluctablement être amenée à reculer, et ce pour deux raisons. La première tient aux avancées techniques et en matière d’organisation du travail qui ont entraîné et entraîneront encore à l’avenir, des gains de productivité. En clair, pour une production donnée, le temps de travail requis 8. Voir notamment Jeremy RIFKIN, La fin du travail, Paris, La Découverte, 1996 et Dominique MEDA, Le travail, une valeur en voie de disparition, Paris, Flammarion, 1998.


3.2. LE TRAVAIL À LA PEINE.

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est moindre qu’auparavant et s’amenuisera encore demain. Finalement c’est le temps de travail global qui est amené à baisser. La deuxième raison tient à la modification actuelle de la division internationale du travail. Depuis plusieurs années maintenant, certaines régions du monde s’ouvrent progressivement à des types de production qui étaient jusqu’alors l’apanage des pays du Nord. On assiste donc à un nouveau partage du travail – qui n’a rien d’équitable d’ailleurs – à l’échelle planétaire, qui se traduit notamment par le phénomène de délocalisation que l’on déplore aujourd’hui. Il ne s’agit plus ici d’une diminution globale du temps de travail mais uniquement d’une réduction nationale voire régionale, dans la mesure où l’ensemble des pays du Nord est touché. Modification de la division internationale du travail d’une part, avancées technologiques et orga- nisationnelles de l’autre, ces deux facteurs combinés font qu’une réduction du temps de travail est inévitable. En effet, un tel mouvement ne pourrait être compensé que par une croissance remarquable de l’activité économique, de l’ordre des taux que l’Europe a connu durant les Trente Glorieuses ou que connaît actuellement la Chine par exemple. On en est loin aujourd’hui. . . Du reste, avec 10% de chômage, on assiste en direct à cette réduction du temps de travail. Une réduction qui, au lieu d’être répartie sur l’ensemble de la population active, n’en touche qu’une partie et de plein fouet. Dès lors voir dans le travail, à travers la création d’emplois, la solution au problème actuel du chômage n’apparaît pas comme le choix le plus judicieux. Et si l’on mise sur un improbable retour au plein emploi, la folie nous guette. Il faut donc se rendre à l’évidence, le travail ne peut en aucun cas constituer une solution crédible au problème de chômage que l’on connaît aujourd’hui. Voilà donc que l’une des croyances les plus profondément enracinées dans notre imaginaire collectif et sur laquelle se sont fondées toutes les politiques de lutte contre le chômage 9 s’effondre soudainement. Nos incessantes batailles pour l’emploi auront donc toutes été vaines, inévitablement vouées à l’échec ? Le coup est rude ! 9. Faisons tout de même une exception pour la loi sur les 35 heures qui a eu entre autres mérites de jouer sur un ressort nouveau dans une logique de partage du travail.


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3.3

CHAPITRE 3. SANS TRAVAIL, PAS DE CHÔMAGE !

Travailler c’est trop dur. . .

Mais ne baissons pas les armes et poursuivons notre réflexion hors de ces sentiers trop souvent rebattus. S’il n’est pas la solution, osons donc nous demander si ce travail, garant de l’utilité sociale de l’individu et source d’épanouissement personnel, n’est pas finalement le cœur du problème. Et en premier lieu, on peut se demander si le travail est réellement l’activité épanouissante que l’on croit ou que l’on nous présente comme telle. Car c’est bien l’idée qui domine aujourd’hui et, fin 2003, Michel Pébereau nous en apportait volontiers la preuve dans les colonnes du Monde 10 . Éminent représentant des forces vives de la nation, Michel Pébereau, alors président du conseil d’administration de BNP-Paribas, s’alarmait de la situation économique de la France dans une tribune virulente intitulée : « Et si on travaillait tout simplement ». . . Il y faisait part de ses inquiétudes en s’at- tardant sur quelques chiffres ahurissants. Ainsi pouvait-on apprendre que les Français de plus de 15 ans passent quotidiennement et en moyenne 3h22 devant leur poste de télévision. Pire, ces mêmes français ne travaillent, toujours en moyenne, pas plus de 2h32 par jour ! Sans s’attarder plus longuement sur le détail de ce calcul troublant 11 , le brillant énarque dévoile alors son idée révolutionnaire. Si chaque français troquait une heure d’abrutissement cathodique contre une heure d’un travail sain et productif, les gains en points de croissance seraient tout bonnement faramineux. Fier de cette trouvaille pourtant socialement et économiquement douteuse 12 , Michel Pébereau renchérit. Le sacrifice consenti par ses concitoyens serait en 10. Michel PEBEREAU, « Et si on travaillait tout simplement ? », dans Le Monde, 6 octobre 2003, p. 1. 11. Ces chiffres sont tirés d’un ouvrage du sociologue Paul YONNET (Travail, loisirs, temps libre et lien social, Paris, Gallimard, 1999), qui les tire lui-même d’une étude de l’INSEE. Il semble qu’en ramenant le temps de travail annuel sur 365 jours et en comptabilisant les années d’études au-delà de 15 ans ainsi que les années de retraite, on puisse en effet obtenir ce résultat. C’est toutefois sans compter les temps de déplacement pour se rendre sur son lieu de travail et en revenir. De plus, le temps consacré au travail domestique n’est pro- bablement pas comptabilisé non plus, ce qui est bien sûr un postulat discutable. 12. Devise Shadok : « je pompe donc je suis ! ». Nous vivons aujourd’hui dans un monde de Shadoks. Bien sûr, des voix s’élèvent parfois et nous interpellent : « pourquoi on pompe ? ». « Pour faire de la croissance », s’exclame-t-on en chœur. Certes, mais cette réponse appelle une autre question que certains ne manquent pas de sou- lever : « pourquoi on fait de la croissance ? ». « Pour qu’on puisse tous pomper ! » répondons-nous plein d’aplomb. Nous voilà rassurés. Intronisons donc Michel Pébereau Shadok suprême.


3.3. TRAVAILLER C’EST TROP DUR. . .

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fait infime puisque le travail est une activité éminemment épanouissante et ce d’autant plus qu’on assiste aujourd’hui à « un net recul du travail pénible » 13 . Mais ne nous méprenons pas, cette dernière affirmation, à la hauteur d’ailleurs de l’ensemble du raisonnement qui la précède, est parfaitement erronée. En effet, le travail est une activité pénible par essence. Bien sûr, notre banquier chevronné rétorquerait, triomphant, qu’en France aujourd’hui plus personne ne pousse de chariot au fond d’une mine. Soit, et tant mieux ! N’empêche, le travail est pénible. Ainsi que le rappelle Raoul Vaneigem, « Le tripalium est un instrument de torture. Labor signifie « peine ». Il y a quelque légèreté à oublier l’origine des mots « travail » et « labeur ». » 14 . De fait, au-delà de toute pénibilité physique ou même psychologique (stress, harcèlement moral, etc.), le travail est pénible dès l’instant où l’on s’y adonne à regret, sous la contrainte, cédant sous le poids de la nécessité. Après tout, il faut bien manger et se loger. . . Le travail est pénible dès l’instant où l’on rechigne à se lever le matin pour s’y rendre, où, le week-end passé, on n’attend plus qu’une chose : le samedi suivant. L’immense majorité des travailleurs se reconnaîtra dans cette amère et trop quotidienne expérience. Bref, reconnaissons-le, le travail est plus pénible qu’épanouissant, la servitude n’ayant rien de réjouissant. On pourrait débattre longuement de ce fait, y apporter bémols, réserves ou en limiter la portée. Certains argueront même que la pénibilité du travail contribue précisément au caractère épanouissant de ce dernier ! Pour les tenants de ce discours, adeptes de ce genre d’expérience, rappelons qu’il existe des clubs « selects » spécialement prévus à cet effet. . . Mais quand bien même ce type de penchants serait particulièrement répandu au sein de notre société, inutile de vouloir en étendre la pratique à celles et ceux qui n’en sont pas friands. Reste qu’au pire, même si l’on tient compte des ces réserves ô combien discutables, il faudrait tout de même admettre que l’on travaille beaucoup trop et que, certains jours, le désir impérieux d’une grasse matinée se fait 13. Michel PEBEREAU, op. cit. 14. Raoul VANEIGEM, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Paris, Gallimard, 1967.


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CHAPITRE 3. SANS TRAVAIL, PAS DE CHÔMAGE !

sentir et devient vite obsédant. On m’objectera bien sûr que cette logique nous condamnerait trop souvent à la paresse, qu’avec un tel raisonnement on ne bosserait jamais. Évidemment, et pour une raison très simple : le travail est pénible ! CQFD.

3.4

Le travail, une valeur hors de prix.

Mais si l’on affirme que le travail est une activité pénible, l’honnêteté nous pousse tout de même à reconnaître qu’il peut remplir honorablement ses autres fonctions sociales (création de lien social, construction de l’identité de l’individu, définition du rôle de chacun dans la société). Bien sûr, les dérèglements que connaît aujourd’hui le monde du travail remettent en cause son apport pour l’individu quant à son insertion sociale et à la construction de son identité. On peut même considérer que c’est à une déstructuration de l’individu par le travail à laquelle on assiste aujourd’hui à travers la dégradation des conditions de travail et la précarisation des situations professionnelles. Toutefois, on peut espérer que ces dérèglements ne soient que passagers et qu’une politique volontariste puisse y remédier, redonnant ainsi tout son lustre au travail et à ses fonctions sociales. . . Mais, considérant que le travail est pénible, qu’il est la marque de notre soumission à la nécessité et que l’on s’y livre sous la contrainte, d’autres activités, moins pénibles voire ludiques, ne pourraient-elles pas remplir avantageusement les fonctions sociales dévolues au travail ? Non. Du moins est-ce le postulat actuel. Aujourd’hui en effet, le travail salarié, pilier fondamental de notre société, remplit ces fonctions de manière exclusive. Quasi-exclusive en fait, car ce serait compter sans la consommation, autre pilier de notre société capitaliste. Car, on l’a vu, le travail est au centre de la vie de l’individu. Mieux, il est la source de toute richesse. Évidemment, face à lui, les autres activités ne peuvent être que marginales. Deux exemples suffiront sans doute à convaincre les sceptiques : l’éducation et le traitement du chômage. Aujourd’hui, l’enseignement scolaire poursuit des visées essentiellement professionnelles. En effet, au fil des cursus, il s’agit moins d’acquérir des connaissances et d‘améliorer sa compréhension du monde que d’acquérir des com-


3.4. LE TRAVAIL, UNE VALEUR HORS DE PRIX.

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pétences pour mieux les revendre sur le marché du travail. L’influence croissante des acteurs économiques privés dans les orientations des filières d’enseignement et de leurs programmes le prouve. Et si l’on en doute encore, il n’est qu’à s’attarder sur le débat récurrent qui entoure l’apprentissage et la filière professionnelle chez les jeunes. Visiblement, mieux vaut miser sur des travailleurs efficaces et productifs que sur des citoyens instruits et éclairés. La primauté du travail sur les autres activités sociales – et même civiques – est donc parfaitement intégrée et confortée. Le traitement actuel du chômage fonctionne sur le même mode. Les acteurs publics qui veillent aux destinées des chômeurs, bénéficiaires du RMI et autres travailleurs précaires appliquent ainsi une règle d’or : sans travail, point de salut. L’importance accordée aujourd’hui à l’insertion par l’activité économique en témoigne. Dès lors, la première chose que l’on attend d’un individu sans emploi ni ressources est qu’il cherche au plus vite un nouveau boulot, quel qu’il soit. Relances régulières, regards suspicieux et contrôles renforcés achèvent de faire comprendre à l’intéressé que sa triste situation constitue un poids pour lui comme pour la société. Le message est clair, la recherche d’un emploi doit être son principal objectif, son unique activité. Notons, pour souligner encore cette focalisation maladive sur le travail, que les chômeurs ne cherchant qu’un emploi à temps partiel ne sont pas comptabilisés dans les chiffres officiels du chômage. Après tout, un salarié à mi-temps n’est qu’un demi travailleur. . . Mais à la lumière de ces deux constats, on peut proposer une nouvelle lecture de la situation des chômeurs de Marienthal et de celle des jeunes des cités. Bien sûr, chacun a pu en faire l’expérience ou l’observer autour de soi, l’individu privé d’emploi perd ses repères et se sent vite inutile. Mais la cause de ce sentiment est sans doute moins l’absence d’emploi que le vide social qu’elle fait apparaître, puisque le travail salarié est considéré comme la source quasi-exclusive du lien social, de l’identité de l’individu et de son utilité pour la société. Au final, c’est moins le travail en tant que tel qui est en cause dans les ravages du chômage, que la vision que l’on en a aujourd’hui. Ce travail sacralisé dont on ne cesse de vanter les mérites et de louer les bienfaits. Ce travail considéré comme centre de la vie de l’individu et pilier de la société.


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CHAPITRE 3. SANS TRAVAIL, PAS DE CHÔMAGE !

La révolution laborieuse, à travers deux siècles d’économie politique et de capitalisme, a permis le passage d’un travail, signe de la soumission de l’Homme à la nécessité, au Travail que nous connaissons aujourd’hui, valeur économique d’abord, mais surtout valeur sociale. De quoi s’assurer d’une éternelle servitude volontaire au service d’une production marchande ellemême soumise à un impératif de croissance. En effet, élevé au rang de valeur, le travail devient incontournable, objet d’une contrainte sociale rendant possible l’incessante production de l’inutilité lucrative. Mais à quel prix ? Le chômage, voilà finalement le prix de la « valeur travail ». Car, si l’on remet en cause ce qui n’est en fait qu’une construction historique récente, on change aussi la condition du chômeur. Délesté de cette « valeur travail » au poids social trop écrasant, le chômeur peut parfaitement s’épanouir et trouver sa place au sein de la société à travers d’autres activités, hors du travail. Dès lors, la question même du chômage n’a plus lieu d’être, la dictature du Travail s’effaçant derrière la revalorisation de ces activités alternatives.


Chapitre 4

Contre le culte du travail. Si elle permet d’apporter une réponse crédible et efficace au problème du chômage, la remise en cause voire l’abolition pure et simple de la « valeur travail » soulève toutefois un autre problème, celui de la production. Rappelons que si le travail est une valeur reconnue dans notre société aujourd’hui, nous le devons surtout aux économistes qui, dès le XVIIe siècle, ont mis en lumière sa valeur économique et son concours essentiel à la création de richesses. On peut donc raisonnablement s’attendre à ce que la remise en cause de la « valeur travail » et la baisse du temps de travail du fait de sa pénibilité ne conduisent à une baisse logique et proportionnelle de la richesse produite. On peut s’y attendre en effet et on pourrait même s’en inquiéter si une large part des richesses créées et, avec elles, une part tout aussi substantielle du travail réalisé aujourd’hui, n’étaient pas tout bonnement superflues.

4.1

Un travail inutile pour une consommation futile.

La cause du caractère superflu de ce travail tient en fait à la nature de notre société, la « société de consommation ». La société de consommation peut être définie comme une société au sein de laquelle aucune limite, pas 41


42

CHAPITRE 4. CONTRE LE CULTE DU TRAVAIL.

même écologique, n’est fixée à la consommation. Elle est le lieu d’une surconsommation systématisée destinée à répondre à l’impératif de croissance qu’implique la dynamique capitaliste. En outre, comme le rappelle Hannah Arendt, la société de consommation est une société de production puisque « le travail et la consommation ne sont que deux stades d’un même processus imposé à l’homme par la nécessité de la vie » 1 . Dire que nous vivons dans une société de consommateurs n’est ainsi « qu’une autre façon de dire que nous vivons dans une société de travailleurs » 2 . Si l’on poursuit le syllogisme, une conclusion s’impose, notre société de surconsommation est aussi une société de surproduction. Une large part du travail réalisé aujourd’hui est donc bel et bien superflue. On retrouve finalement l’idée d’une production ininterrompue de l’inutilité lucrative qui n’a d’autre objectif que de garantir la croissance continue de notre produit intérieur brut et du capital qui va avec. Car la cause de cette situation absurde qui voit une société s’adonner à une production inutile pour donner libre cours à une consommation futile, n’est autre que l’étrange dogme de la croissance qui sévit aujourd’hui. Une nouvelle Sainte Trinité en fait, où Travail et Consommation jouent le fils et le saint-esprit, le dogme de la croissance engendrant une foi aveugle en la consommation et un culte irraisonné du travail. De fait, si l’on dénonce souvent le temps partiel imposé, on parle plus rarement du temps plein forcé. Pourtant, force est de constater que travailler 35 heures par semaine – pour les plus chanceux – est aujourd’hui une norme à laquelle il est difficile de déroger de son plein gré. Après le chômage, voilà l’autre prix de la « valeur travail » : le culte du travail à plein temps. Décidément, l’addition est salée. . . Puisque telle est la norme, chacun travaille donc à plein temps. Une fois sa journée de 7 heures terminée, on entame alors sa seconde journée de boulot en accomplissant joyeusement son travail de consommateur. Car en récompense de ce travail, le consommateur-producteur est rémunéré en bons d’achat, en à-valoir sur les richesses produites. Voilà le vrai visage de la société de consommation : une société de compensation. Mais la compensation 1. Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961, p. 176. 2. Ibid.


4.1. UN TRAVAIL INUTILE POUR UNE CONSOMMATION FUTILE.43 est-elle à la hauteur du sacrifice consenti ? Sans doute pas. Du moins, à en croire les incessantes revendications en matière de pouvoir d’achat, le prix du temps libre semble-t-il nettement sous-estimé par le marché ! En effet, si l’on réclame vaillamment une revalorisation des salaires, c’est bien que l’on estime que le temps libre que l’on sacrifie chaque jour sur l’autel bancal et vermoulu de la production et de la consommation mérite plus que la paie que l’on en tire. Une question se pose alors. S’il n’était ce culte du travail, continuerionsnous à turbiner de la sorte quitte à revoir à la baisse nos habitudes de consommation ? Ou, pour aborder la question sous un autre angle, si le prix de chaque objet était converti en temps de travail, persisterions-nous à les consommer ou préfèrerions-nous profiter pleinement du temps que leur non-achat ne manquerait pas de libérer ? L’exemple de la voiture, objet de consommation par excellence, éclaire à merveille notre réflexion. Dans sa Convivialité, Ivan Illich avait déjà souligné la perte de temps que suppose le transport automobile 3 . Utilisons ici des sources plus prosaïques 4 pour procéder à un autre calcul : le prix, en heure de travail, de la possession d’une voiture. Ainsi, quel est en moyenne le coût annuel d’une petite citadine d’occasion ? Pour qui dispose d’un revenu mensuel net de 1 500 euros, ce coût s’élève à sept semaines de travail chaque année. Et si l’on songe à l’acheter neuve, mieux vaut compter trois mois ! 5 D’un point de vue strictement comptable, l’achat d’un vélo semble plus avantageux et permet de dégager une quantité de temps libre non négligeable. . . Cette conversion devrait pouvoir s’appliquer à l’ensemble des choses dont nous nous dotons souvent par défaut – après tout, il faut bien dépenser ces bons d’achat péniblement « gagnés » – et guider tous nos choix de consommation. Malheureusement aujourd’hui, une telle conversion n’a aucune pertinence puisque le travail à temps plein engendre et conditionne notre ni3. Ivan ILLICH, La Convivialité, Paris, Seuil, 1973. L’auteur calcule qu’en comptabilisant le temps de travail que nécessite la possession d’une voiture, un américain moyen parcourt 10 000 km à une « vitesse réelle » de 6 km/h. 4. Le calcul se base sur les chiffres du Club des Automobilistes qui présente chaque année le coût de revient annuel d’une voiture en incluant l’entretien, le carburant, etc. (voir le site Internet du Club des automobilistes : http ://www.automobileclub.org). 5. Le paroxysme de l’absurdité est sans doute atteint si l’on songe que nombre d’automobilistes possèdent une voiture essentiellement pour se rendre sur leur lieu de travail. On travaille donc plusieurs semaines par an pour pouvoir travailler le reste du temps. Un monde de Shadoks vous disais-je. . .


44

CHAPITRE 4. CONTRE LE CULTE DU TRAVAIL.

veau de consommation, permettant du même coup la production inutile et la consommation futile. Ne parlons plus de pouvoir d’achat, car c’est bien d’un « devoir d’achat » qu’il s’agit ! Mais la remise en cause de la « valeur travail » ouvre de nouvelles perspectives où le travail serait soumis à de réels besoins de consommation, inversant ainsi la logique actuelle. C’est ainsi une société du temps de travail choisi qui pourrait se dessiner. Une société dans laquelle chacun définirait librement la place qu’il souhaite accorder au travail en fonction de la manière dont il entend répondre à ses besoins. Une société, en somme, dans laquelle le « travailler plus pour gagner plus » auquel cer- tains semblent aspirer aujourd’hui, n’occulterait pas pour autant un plus sobre « consommer moins pour travailler moins ». Ainsi, si l’on a coutume de dire que « le temps c’est de l’argent », admettons donc la formule corollaire : « le temps libre, c’est de l’argent que l’on refuse d’avoir car on estime qu’il coûterait trop cher de le gagner ».

4.2

Tout salaire mérite travail ?

Un problème persiste toutefois. En effet, le travail revêt une dernière caractéristique occultée jusque-là. Il demeure aujourd’hui la principale source de revenu pour l’individu, RMI et allocations chômage n’étant par définition que des revenus temporaires et marginaux, tandis que les revenus du capital ne concernent qu’une part réduite de la population. Même si l’on consent à consommer moins, se passer d’emploi ou réduire son temps de travail revient donc à abandonner tout ou partie de ses revenus, laissant l’individu ayant fait ce choix dans une situation économique délicate. Une situation d’autant plus critique, que l’avènement de la « valeur travail » et du travail salarié s’est accompagné d’un effritement des solidarités traditionnelles. La remise en cause de la « valeur travail » nécessite donc la recherche de sources de revenu alternatives déconnectées du travail salarié. Car après tout, si tout travail mérite salaire, l’inverse est-il vrai pour autant ? Sans doute pas, et la mise en place d’un revenu de citoyenneté pourrait même tirer sa légitimité de fondements variés. Ainsi, un tel revenu peut très bien s’appuyer sur la charité judéo-chrétienne et le devoir d’assistance à autrui


4.2. TOUT SALAIRE MÉRITE TRAVAIL ?

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qu’elle fait peser sur chaque individu, ou encore se fonder sur le principe de propriété commune des richesses naturelles et sur le partage équitable des revenus que leur exploitation génère 6 . Mais préférons un autre fondement, loin de ces préoccupations charitables ou territoriales dont la validité est d’ailleurs discutable. La participation à la création de richesses pourrait être ce fondement. C’est bien la reconnaissance de la valeur intrinsèque de chaque individu et son apport à la communauté politique qui l’abrite qui doit fonder la mise en place d’un revenu déconnecté du travail. Un tel revenu présenterait entre autre intérêt celui de mettre à bas le culte du travail et la norme de l’emploi à plein temps qui l’accompagne. Bien sûr on objectera sans doute que la mise en place d’un revenu déconnecté du travail expose à un risque certain de désertion du marché du travail. . . Certes, et pour cause, dans une certaine mesure c’est précisément l’effet recherché ! Au passage, on ne manquera pas de noter cette nouvelle preuve, s’il en fallait encore une, du caractère pénible et essentiellement contraint du travail. Toutefois, suivant la loi de l’offre et de la demande, cette désertion pourrait sans doute être en partie contrebalancée par l’adoption de fait d’une rémunération du travail inversement proportionnelle à l’intérêt que celui-ci présente. Ceci ne serait d’ailleurs que justice et permettrait de refondre une échelle de salaire qui a perdu aujourd’hui toute pertinence. En effet, alors que le niveau de qualification de la population s’élève, c’est moins le diplôme ou le degrés de compétence du travailleur que la pénibilité de la tâche qu’il accomplit qui doit déterminer le niveau de rémunération auquel il peut aspirer. En marge de ce revenu de citoyenneté 7 , on peut également envisager le développement d’une autre forme de revenu alternatif à travers le développement des circuits d’échanges non-monétaires. Ces types de circuits dans lesquels s’inscrivent les SEL (Systèmes d’Échange Locaux) par exemple, consti- tuent d’ailleurs un outil intéressant de lutte contre la marchandisation croissante de notre société et de nos vies. Leur généralisation pourrait 6. Pour une présentation, remarquable par son caractère synthétique et son exhaustivité, des multiples fondements avancés à travers l’histoire pour justifier la mise en place d’un revenu universel, voir Yannick VANDERBORGHT et Philippe VAN PARIJS, L’allocation universelle, Paris, 2005. 7. Voir seconde partie, « Garantir le revenu ».


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CHAPITRE 4. CONTRE LE CULTE DU TRAVAIL.

permettre la mise en place d’un système d’entraide locale susceptible de renforcer le lien social et même de compenser la disparition des solidarités traditionnelles 8 . Refermons temporairement cette parenthèse pécuniaire pour nous pencher à nouveau sur le sujet qui nous préoccupe : l’abolition de la « valeur travail ». Car c’est bien de cela qu’il s’agit et c’est d’ailleurs ce qu’espéraient déjà Gaston Montracher et Alexis Chassagne, fondateurs de l’APEST (association pour l’étude du sous-développement théorique) et auteurs dès 1978 d’un ouvrage intitulé « La fin du Travail » 9 .

4.3

Le travail c’est la santé. . .

« Le travail est malade. L’idée de travail se dévalorise. [. . . ] C’est qu’ils sont nombreux, de plus en plus, ceux qui veulent du mal au travail, et même sa disparition. Si la critique du travail a toujours existé, son refus prend depuis quelques années une extension qui en fait un des phénomènes les plus importants de notre époque » 10 , affirmaient les auteurs. « Ne dites plus travail, dites bagne ! », rajoutaient-ils plus loin. Bref, pas question de tromper le lecteur, conformé- ment au titre de leur opus, Gaston et Alexis annonçaient bel et bien la fin du Travail. . . Trente années se sont écoulées depuis cette réjouissante annonce, et le Travail est toujours là, indétrônable. Mais si les faits ont contredit la thèse de ces joyeux lurons qui voulaient tant de mal au travail, leur analyse était-elle erronée pour autant ? Non, et pour deux raisons. D’abord, loin de réfuter la critique du Travail, les faits ne font que refléter un discours dominant entièrement fondé sur la « valeur travail ». Ensuite, la domination du discours « pro-travail » ne traduit en aucun cas sa supériorité sur un discours critique mais uniquement sa faculté à servir la classe dominante et le système 8. Sur ce sujet, voir notamment Jean-Michel SERVET (dir.), Une économie sans argent. Les systèmes d’échange local, Paris, Seuil, 1999. L’étude montre notamment que les échanges entre adhérents au système tendent à devenir informels. Du « système d’échange local » au « système d’entraide locale », le pas est donc vite franchi. 9. Alexis CHASSAGNE et Gaston MONTRACHER, La fin du travail, Paris, Stock, 1978. 10. Ibid., pp. 11-12.


4.3. LE TRAVAIL C’EST LA SANTÉ. . .

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économique sur lequel elle s’appuie : le capitalisme. Rassurons-nous donc, l’analyse qui fonde la critique du Travail n’est pas en cause. On peut tirer trois enseignements de ce qui précède. Premièrement, la place du travail au sein de la société n’est ni une évidence, ni une fatalité. Elle ne constitue en aucun cas un invariant anthropologique 11 mais bien une exception historique née du développement du capitalisme et de l’impératif de production qu’il implique. Dès lors, et deuxièmement, la place du travail au sein de la société dépend uniquement de choix de société et d’orientations politiques. Sa remise en cause appelle un réel questionnement, questionnement d’autant plus crucial que notre appréhension de la question du chômage en dépend. Du reste, avec un taux de chômage à 10%, il est aberrant de s’entêter encore à éluder la question. Enfin, troisièmement, l’omniprésence actuelle du travail dans la vie de l’individu doit impérativement être remise en cause, sous peine d’enfermer chacun dans ce bagne doré qu’est la société de surconsommation et de surproduction. Au-delà de tout choix de société et de toute orientation politique, chaque individu doit pouvoir définir librement la place qu’il entend accorder au travail dans son existence – la mise en place d’un revenu de citoyenneté pourrait d’ailleurs grandement y contribuer. Car après tout, si le travail c’est la santé, dit-on, ne rien faire quand même. . . Toutefois, ne voyons pas là une ode à la paresse mais plutôt un éloge du temps libre et de la libre occu- pation de chacun. Puisque la pénibilité du travail est avérée, d’une part, et que le chômage gagne du terrain, d’autre part, gageons qu’aujourd’hui un tel éloge peut être entendu. Bien sûr, cela nécessite un profond changement des mentalités rendant possible la remise en cause de la place du travail dans la société. Une remise en cause qui, malheureusement, demeure pour beaucoup inconcevable. C’est que le Travail dispose de défenseurs acharnés ! Ainsi de Dominique Schnapper, philosophe, qui publiait en 1997 un ouvrage « contre la fin du travail » 12 . « Le citoyen moderne acquiert sa dignité en travaillant » 13 nous lance-t-elle pour 11. Comme en témoigne les travaux de Marshall SAHLINS et notamment, Age de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives, Paris, Gallimard, 1976. 12. Dominique SCHNAPPER, Contre la fin du travail, Paris, Seuil, 1997. 13. Ibid., p. 14.


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CHAPITRE 4. CONTRE LE CULTE DU TRAVAIL.

mieux justifier la valeur indûment accordée au turbin. Mieux, « le temps du travail donne leur sens aux autres moments de la vie » 14 . Soit, après tout la prison donne elle aussi tout son sens à la liberté. . . Reste qu’à ses yeux, « il est inimaginable que le travail ne reste pas un axe principal de nos sociétés » 15 . Et d’ajouter plus loin : « le travail ne peut pas ne pas rester une norme, parce que nous sommes dans une société organisée autour du travail » 16 . Tandis que l’on reste pantois devant les circonvolutions stériles de Dominique Schnapper, on voit clairement poindre le degré zéro de l’analyse critique. Imagine-t-on un seul instant un mouvement anti-raciste balayé d’un revers de main sous prétexte que les étrangers « ne peuvent pas ne pas être rejetés puisque notre société est fondamentalement xénophobe » ! Loin de prouver quoi que ce soit, un tel raisonnement ne fait que témoigner du conservatisme aveugle et borné de son auteure. Ou peut-être n’est-ce qu’un cruel et regrettable manque d’imagination. Mais si une éminente philosophe, normalienne, ne peut ne serait-ce que concevoir la fin du culte du Travail, qui le pourrait ? Car cet attachement insensé à la « valeur travail » nous est inoculé dès le plus jeune âge. « Qu’estce que tu feras quand tu seras grand ? », demande-t-on aux bambins en leur faisant miroiter les promesses d’accomplissement personnel et de reconnaissance sociale qu’une vie de labeur ne manquera pas de leur apporter. Plus tard, on retrouve toujours cette fascination indécente pour le Travail. « Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? », et chacun de décliner consciencieusement le poste épanouissant qu’il occupe sept heures par jour. « Dans la vie je travaille », répond-on en substance. Si l’on en croit Dominique Schnapper, la dignité de l’homme moderne est à ce prix. Quant au chômage, ce manque de travail – au sens addictif du terme – il nous fait même quémander nos 35 heures de « torture » hebdomadaires ! Du reste, il n’y a pas de chômeurs, il n’y a que des « demandeurs d’emploi », pour reprendre l’euphémisme consacré. Toujours cette satanée dignité. L’intoxication est totale et on imagine à peine l’ampleur de la tâche qui nous attend si l’on veut mener à bien l’indispensable entreprise de « déformatage » des esprits que suppose l’abolition de la « valeur travail ». Finalement, s’il 14. Ibid., p. 17. 15. Ibid., p. 16. 16. Ibid., p. 35.


4.3. LE TRAVAIL C’EST LA SANTÉ. . . nous faut travailler aujourd’hui, c’est d’abord et surtout sur ce point.

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50

CHAPITRE 4. CONTRE LE CULTE DU TRAVAIL.


Deuxième partie

Garantir le revenu.

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Chapitre 5

Un « mignon conte de fée » ? Le Travail, instrument de torture si l’on en croit l’étymologie, est aussi un redoutable outil de coercition dont l’efficacité au sein de la Sainte Trinité « Croissance – Travail – Consommation » ne saurait être démentie. A lui seul, et grâce à un cynisme économique rare, il a permis l’improbable mise au travail généralisée qu’a connu l’Occident au XIXe siècle. Après des débuts poussifs, le numéro de la triplette sacrée est aujourd’hui bien rôdé, et il faut bien reconnaître qu’il est bluffant. A la promesse de croissance infinie s’ajoute celle de la société d’abondance et du travail libérateur ! Quand le sacré rencontre le mythe. . . Ainsi l’on s’imagine volontiers en héros des temps modernes, œuvrant sans relâche pour notre bien-être à tous, repoussant sans cesse les limites – ne serait-ce que les limites comptables de l’année précédente pour générer de la croissance. Mais la réalité semble malheureusement plus triviale. Loin des récits héroïques, notre saynète chaque jour répétée ressemble davantage à une pathétique histoire de carotte et de bâton. L’abondance béate est toujours en ligne de mire, mais le labeur reste notre triste et unique quotidien. Point d’héroïsme dans tout ça donc, rien que notre servitude effarante et notre affligeante docilité. Et puisque l’on parle de servitude et de docilité, citons donc Étienne de La Boétie qui, dès le XVIe siècle, diagnostiquait cette étrange propension de notre espèce à se complaire dans une « servitude volontaire » : « Ce sont les peuples eux-mêmes qui se laissent, ou plutôt qui se font malmener, puisqu’ils en seraient quittes en cessant de servir. C’est le peuple qui s’asservit [. . . ] et 53


54

CHAPITRE 5. UN « MIGNON CONTE DE FÉE » ?

qui, pouvant choisir d’être soumis ou d’être libre, repousse la liberté et prend le joug ; qui consent à son mal, ou plutôt le recherche. . . » 1 . Mais La Boétie nous dit également : « Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de l’ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir, et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a brisé sa base, fondre sous son poids et se rompre » 2 . A la bonne heure ! L’abolition du Travail est donc bien à notre portée et tous les espoirs de révolte nous sont permis. . . Du reste il n’est nul besoin de révolution, si ce n’est dans nos têtes si toutefois notre temps de cerveau disponible n’est pas monopolisé par d’autres fins. Un sursaut intérieur, un soupçon de volonté et un brin d’audace suffiront bien à faire chanceler ce Travail tyrannique. Et pour le mettre définitivement à bas, la mise en place d’un revenu de citoyenneté pourrait sans doute constituer un levier d’une efficacité remarquable. L’idée d’un revenu de citoyenneté n’est pas neuve, Thomas More y faisait déjà allusion au XVIe siècle, dans Voyage en Utopie. Fin XVIIIe , l’anglais Thomas Paine en formule une version plus explicite dans La justice agraire. On la retrouve aujourd’hui dans une littérature scientifique de plus en plus fournie. Elle apparaît ainsi sous des vocables variés : revenu universel, revenu d’existence, revenu social garanti, allocation universelle ou encore revenu de citoyenneté. Les arguments avancés pour justifier cette idée sont d’ailleurs tout aussi divers. Malheureusement, ce foisonnement intellectuel séculaire peine à prendre pied dans le champ politique. A ce jour, l’unique expérimentation d’un revenu de citoyenneté est le fait de l’Alaska qui met à profit sa rente pétrolière. Mais puisque tout le monde ne dispose pas d’un puit de pétrole dans son jardin, l’expérience nord-américaine n’est guère reproductible. Et si les illustrations concrètes manquent, les projets politi- ques intégrant l’idée d’un revenu de citoyenneté sont tout aussi rares. En France, l’UMP Christine Boutin et le mouvement Alternative Libérale défendent cette idée dans une version très libérale. A gauche, seuls Europe-Écologie et Utopia y font explicitement référence mais peinent à le transformer en proposition politique concrète. La faute sans doute au caractère irréaliste que l’on attribue trop souvent au revenu de citoyenneté. 1. Étienne de LA BOETIE, Discours de la servitude volontaire, (1548), Paris, Flammarion, 1983. 2. Ibid.


55 En effet, l’idée d’un revenu de citoyenneté est volontiers balayée d’un revers de main et remisée dans la galerie des utopies sympathiques mais loufoques. Le revenu de citoyenneté ? « Un mignon conte de fées », nous dit ainsi Denis Clerc 3 qui craint même que ce conte théorique ne se transforme dans la pratique en « une vilaine histoire de sorcières ». Ce type de revenu ne serait donc pas une proposition sérieuse. Sceptique, l’économiste y voit certes une idée séduisante, mais aussi une idée dangereuse. Nous le suivons sans peine sur le premier point mais contestons vivement le second. Oui, le revenu de citoyenneté est une idée séduisante visant à garantir à tous un niveau de vie décent ; en versant à chaque citoyen un revenu sans condition ni contrepartie ; au seul titre de sa participation quotidienne et souvent gracieuse à la vie sociale. Le principe est donc simple, mais cette dernière proposition, fondement philosophique du revenu de citoyenneté, mérite sans doute d’être explicitée.

3. Denis CLERC, « L’idée d’un revenu d’existence : une idée séduisante et. . . dangereuse », dans Jean-Paul FITOUSSI et Patrick SAVIDAN (dir.), Comprendre, n°4, Paris, PUF, 2003, pp. 201-207


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CHAPITRE 5. UN ツォ MIGNON CONTE DE Fテ右 ツサ ?


Chapitre 6

Il n’y a pas « d’inutiles au monde ». La mise en place d’un revenu de citoyenneté répond en fait à un idéal de justice sociale fidèle à la philosophie de John Rawls 1 qui vise, comme le résument Philippe Van Parijs et Christian Arnsperger, à « combiner, d’une part, un égal respect à l’égard de toutes les conceptions « raisonnables » de la vie bonne qui se côtoient dans nos sociétés pluralistes et, d’autre part, le souci impartial d’assurer à chaque citoyen autant que possible, ce qui lui est nécessaire pour poursuivre la réalisation de sa conception de la vie bonne » 2 . Dans sa Théorie de la justice, Rawls dresse une liste de ce qu’il nomme les « biens premiers », moyens indispensables à chaque individu pour définir et réaliser sa propre conception de la « vie bonne ». Parmi eux, il distingue les biens premiers « naturels » tels que la santé ou le talent, et les biens premiers « sociaux » comprenant les libertés fondamentales, la liberté d’accès aux diverses positions sociales, ainsi qu’une série d’avantages socioéconomiques. N’ayant aucune prise sur la répartition des biens premiers naturels, la société « juste » doit en revanche garantir l’accès de tous aux biens premiers sociaux suivant des principes précis. 1. John RAWLS (1921-2002), philosophe américain, théoricien de la justice déontologiste. Auteur entre autres de Théorie de la justice (A Theory of Justice), Paris, Seuil, 1997. 2. Christian ARNSPERGER et Philippe VAN PARIJS, Éthique économique et sociale, Paris, La Découverte, 2000, pp. 56-57.

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CHAPITRE 6. IL N’Y A PAS « D’INUTILES AU MONDE ».

Ainsi, les libertés fondamentales (libertés d’expression, de réunion, de conscience, droit de vote, etc.) doivent répondre au « principe d’égale liberté » des individus. La liberté d’accès aux diverses positions sociales doit quant à elle répondre au « principe d’égalité équitable » des chances qui veut qu’à niveau de talent équivalent, chaque individu dispose des mêmes possibilités d’accès à une position sociale donnée. Enfin, les avantages socio-économiques (bases sociales du respect de soi, revenu et pouvoir) doivent répondre au « principe de différence » selon lequel les individus disposant du moins d’avantages socio-économiques doivent tout de même disposer d’un niveau minimum maximisé, c’est-à-dire aussi élevé que possible, des bases sociales du respect de soi, de pouvoir et de revenu. Le revenu de citoyenneté, en accordant un revenu minimum maximisé à tous, vient concrétiser cette exigence de justice sociale. Mais ce revenu, versé sans condition ni contrepartie, est-il vraiment juste ? La question mérite d’être posée et est illustrée par le célèbre problème de Crazy et Lazy proposé par John Rawls lui-même. Crazy passe toutes ses journées au boulot pendant que Lazy surfe avec ses amis à Malibu. On voit tout de suite le problème soulevé par le revenu de citoyenneté : pourquoi Crazy, qui travaille dur, subviendrait-il aux besoins de Lazy, qui ne travaille pas ? Si nous généralisons, pourquoi la société financerait-elle les citoyens ne s’adonnant qu’à des loisirs improductifs ? Poser cette question revient malheureusement à adopter une conception bien étriquée de l’utilité sociale. Certes, le loisir de Lazy est économiquement improductif, mais faut-il en conclure pour autant son inutilité sociale ? Non, affirmons au contraire son concours évident à l’augmentation de la richesse sociale !

6.1

Utilité sociale ou inutilité lucrative ?

Pour s’en convaincre, admettons déjà que considérer la valeur marchande comme critère suffisant et satisfaisant de l’utilité sociale est aussi absurde qu’erroné. Il serait en effet absurde de se contenter de ce critère puisque c’est précisément leur gratuité qui donne à certaines choses toute leur valeur et leur utilité sociale. Imagine-t-on un instant vendre son amitié ? Non. Est-elle sans valeur pour autant ? Certainement pas ! Par les liens qu’elle


6.1. UTILITÉ SOCIALE OU INUTILITÉ LUCRATIVE ?

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contribue à tisser entre chacun de nous, elle joue au contraire un rôle social primordial. On ne saurait donc considérer le marché comme un critère suffisant de définition de l’utilité sociale. Du reste, la société ne s’en contente pas, lui ajoutant un critère politique par lequel elle définit expressément un secteur non-marchand reconnu d’utilité sociale. Il en va ainsi des services publics et du secteur associatif. Mais pourquoi arrêter ici la définition d’une utilité sociale qui, comme le prouve la valeur de l’amitié, déborde largement les secteurs marchand, public et associatif. C’est donc à une conception plus large de l’utilité sociale que nous devons adhérer. Finalement, il faut considérer comme utile tout ce qui mérite que l’on y consacre des ressources. Le temps étant l’unique ressource rare universellement répandue, est utile tout ce qui mérite que l’on y consacre du temps. . . La question n’est pas réglée pour autant. Comment définir ce qui mérite que l’on y consacre du temps ? On serait bien en peine, hors d’un improbable et interminable inventaire politique, de trouver un critère surplombant satisfaisant. A défaut, c’est donc au jugement de chacun qu’il faut s’en remettre. L’égalité démocratique postulant l’égalité des jugements de chaque citoyen, elle leur confère de fait une égale légitimité dans la définition de ce qui est utile. Par ailleurs, à travers ses choix et jugements successifs, chaque membre de la société développe sa propre vision de la « vie bonne ». Partant, l’utilité sociale peut être définie comme l’agrégation de ce que chacun juge utile, que ce jugement résulte d’un choix collectif – politique – ou individuel. Pour achever de convaincre Crazy de l’utilité sociale de l’activité de Lazy, ajoutons que la richesse sociale naît de la diversité et de l’échange ; que toute expérience finit par être partagée. La richesse sociale a d’ailleurs ceci de particulier qu’on ne la perd pas en la partageant, on la multiplie. Notons aussi que la société est une toile tissée de liens sociaux et que la richesse des uns finit, grâce à l’échange, par profiter à tous. Rappelons ensuite qu’il n’y a pas « d’inutiles au monde ». Nous comptons tous aux yeux de quelqu’un, n’estce pas là la preuve de notre indéniable utilité sociale ? Enfin, soulignons ce point : « faire société », c’est d’abord reconnaître l’égale utilité de l’autre, quelles que soient ses activités. Bien sûr, un tel raisonnement implique une conception de l’utilité sociale si large qu’elle en devient inopérante. Une conception qui pourrait légitimer nombre de comportements anti-sociaux et s’avérer ainsi aberrante. Il est donc nécessaire de lui adjoindre un raison-


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CHAPITRE 6. IL N’Y A PAS « D’INUTILES AU MONDE ».

nement a contrario délimitant de manière plus stricte l’utilité sociale : est socialement utile tout ce qui mérite que l’on y consacre du temps, et que la société ne définit pas expressément et collectivement comme nuisible. L’activité de Lazy répond sans conteste à cette définition. Dès lors, pourquoi refuser au surfeur économiquement improductif mais socialement utile, un revenu minimum ? La question est d’autant plus pertinente que l’utilité sociale de l’activité de Crazy, elle, peut être remise en cause si on ne la fonde que sur son caractère économiquement productif. En effet, le marché ne constitue pas un critère d’utilité sociale satisfaisant. L’absence de valeur marchande, on l’a vu, ne signifie pas l’absence d’utilité sociale. Mais notons également que l’existence d’une valeur marchande ne garantit en aucun cas l’utilité sociale du bien ou service ainsi valorisé. C’est la question de l’utilité de la production qui est posée ici et avec elle, celle de « l’inutilité lucrative ». Mais après tout, si Crazy se livre à son activité productive, c’est bien qu’il la juge utile. Comment douter alors de son utilité sociale ? La chose est en fait plus complexe dans le secteur marchand, lieu du « travail abstrait ». L’activité n’y est pas une fin en soi mais une simple source de revenu qui dépend de la vente des produits commercialisés. Ainsi, l’utilité d’une production marchande dont l’unique vocation est d’être vendue, n’est avérée que si cette production est effectivement vendue. L’utilité des biens et services marchands dépend donc du jugement du producteur qui juge utile de les produire pour en tirer un revenu, mais aussi de celui des acheteurs potentiels qui jugent utile de les acquérir. C’est pourquoi on peut convenir que le marché permet de révéler l’utilité des biens et services produits par ce simple constat : les biens inutiles ne se vendent pas. Mais, là encore, si Crazy parvient à tirer un revenu de son activité, c’est bien parce qu’elle est rentable et que sa production est jugée utile par un nombre suffisant d’acheteurs. Si l’on se fie aux indicateurs du marché, son utilité sociale ne fait donc aucun doute. Ce serait pourtant oublier l’impact décisif de la « valeur travail » sur la consommation, le « devoir d’achat » qu’elle implique 3 . Or, cette consommation « par défaut » révèle à l’évidence un biais dans le jugement des acheteurs. Pour être garant de l’utilité de la 3. Voir partie I, section 4.2, « Tout salaire mérite travail ? ».


6.2. DROIT AU REVENU ET DROIT AU LOISIR.

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production, leur jugement doit être libre et l’acte d’achat non contraint. Du fait de la « valeur travail » et, dans une moindre mesure, de la propagande publicitaire, le marché ne peut pas constituer aujourd’hui un révélateur satisfaisant de l’utilité sociale de la production. Notons au passage que la mise en place d’un revenu de citoyenneté, en libérant la société de la « valeur travail », pourrait en partie rétablir cette fonction première du marché et réduire d’autant le champ de l’inutilité lucrative. La solution au problème de Crazy et Lazy est donc surprenante. Alors que l’utilité des loisirs improductifs de Lazy est assurée, celle de l’activité productive de Crazy demeure incertaine ! La société a donc tout intérêt à assurer à Lazy un revenu minimum suffisant pour entretenir son activité utile. On accordera également ce revenu à Crazy – dont l’utilité et l’activité ne se limitent évidemment pas à son emploi –, le marché se chargeant au final de sanctionner son activité productive si elle s’avère inutile, et de récompenser son effort si son utilité est réelle.

6.2

Droit au revenu et droit au loisir.

Reste la seconde partie du problème. Puisque Lazy, par son activité – entre autre –, enrichit la société, on voit bien l’intérêt qu’a la société à lui accorder un revenu minimum, mais pourquoi notre surfeur ne subviendrait-il pas seul à ses besoins ? La question est primordiale car si aucune réponse satisfaisante ne lui est apportée, le seul cas de Lazy suffit à remettre en cause l’inconditionnalité du revenu. Décidément contrarié par le caractère improductif du surfeur de Malibu, Rawls, qui défend tout de même l’idée d’un revenu de citoyenneté, tente de solutionner le problème en excluant Lazy des bénéficiaires de ce revenu tout en conservant le cadre de sa société juste. . . Il complète alors sa théorie de la justice en ajoutant le loisir à la liste des avantages socio-économiques devant être répartis selon le principe de différence. Mais si cet ajout est justifié, la conclusion que Rawls en tire, elle, est discutable. Selon lui, Lazy n’a aucun droit à un revenu minimum puisque son temps de loisir, qu’il maximise, s’y substitue et lui assure un indice suffisant d’avantages socio-économiques ! Un tour de passepasse opportun pour Rawls, mais qui soulève tout de même deux objections


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CHAPITRE 6. IL N’Y A PAS « D’INUTILES AU MONDE ».

majeures. Il semble d’abord inconcevable qu’un avantage socio-économique, même maximisé, puisse se substituer à un autre de ces avantages indispensables. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle une société de castes dans laquelle une frange de la population serait méprisée par l’ensemble de la société, et donc privée des bases sociales du respect de soi, mais disposerait en échange de revenus élevés, ne serait pas une société « juste » au sens de Rawls. Suivant cette logique, un temps libre élevé ne saurait donc compenser, ni bien sûr justifier, une absence de revenu. Le raisonnement doit être tout autre. Si le loisir est un bien premier, la société juste ne doit pas refuser un revenu minimum à ceux qui maximisent leur temps libre, mais plutôt garantir à chaque individu un accès à un minimum maximisé de ce temps libéré du travail. La conclusion de Rawls semble donc erronée. On pourrait éventuellement admettre son raisonnement si l’accès à d’autres sources de revenu était garanti à Lazy. Or, le chômage de masse que nous connaissons depuis plusieurs décennies empêche aujourd’hui la réalisation satisfaisante de cette condition. De fait, Lazy ne dispose pas d’un accès garanti et satisfaisant au bien premier qu’est le revenu. Allons même plus loin, dans une société où les besoins marchands sont limités - et le seraient bien plus si le temps libre était davantage valorisé -, le volume de travail nécessaire pour y répondre est lui aussi limité. Dans une certaine mesure, c’est donc l’activité de Crazy, travaillant pour deux, qui limite les possibilités dont dispose Lazy de répondre à ses propres besoins. A l’inverse, le loisir de Lazy n’entrave en aucun cas l’accès au temps libre de Crazy. Par un mécanisme que nous détaillerons plus loin, l’accès au temps libre de Crazy libèrerait les possibilités d’accès à l’emploi de Lazy et entraînerait même, passé un certain seuil et du seul fait de la baisse du revenu minimum maximisé, la nécessité incontournable pour Lazy, et pour l’ensemble de la société, de travailler un minimum afin de répondre aux besoins de tous. Loin d’exclure Lazy du revenu de citoyenneté, le raisonnement de Rawls conforte au contraire le devoir qu’a la société de lui verser un revenu minimum. Mieux, le revenu de citoyenneté répond parfaitement aux exigences de justice sociale définies par Rawls en garantissant à chaque individu les bases sociales du respect de soi par la reconnaissance de l’utilité sociale de chacun, en garantissant à tous un revenu minimum et en permettant à tous d’accéder à un minimum maximisé de temps libre.


6.2. DROIT AU REVENU ET DROIT AU LOISIR.

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On le voit, le revenu de citoyenneté s’appuie sur une justification philosophique forte, fondée sur la reconnaissance de l’utilité sociale de chaque membre de la société et de l’intérêt qu’a cette société à soutenir et promouvoir la richesse sociale que chacun contribue à créer. A cette justification philosophique affirmée, s’ajoute une justification pratique qu’il convient d’étayer. Comme ses promoteurs ne manquent pas de le souligner, la mise en place d’un revenu de citoyenneté permettrait de lutter contre la pauvreté en assurant à tous un niveau de vie minimum. Il permettrait également, rappellent certains, de faire face tant bien que mal à un chômage que les mutations actuelles du capitalisme et du monde du travail tendent à rendre inéluctable pour une large part de la population active. Mais un revenu de citoyenneté permettrait bien plus en fait, et il convient ici de dresser un rapide inventaire de ses multiples vertus. Ainsi, le revenu de citoyenneté permet-il tout à la fois d’éradiquer la pauvreté, de lutter contre le chômage et de réduire les inégalités.


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CHAPITRE 6. IL N’Y A PAS « D’INUTILES AU MONDE ».


Chapitre 7

Les multiples vertus du revenu de citoyenneté. Éradiquer la pauvreté. A lui seul, cet objectif suffit sans doute à légitimer la revendication d’un revenu minimum pour tous, sans condition ni contrepartie. Car dans nos pays riches jusqu’à l’obésité, la présence d’îlots de pauvreté est inacceptable, insensée, et témoigne des profondes lacunes de notre système de protection sociale. Suivant la logique assurantielle qui anime la protection sociale, un ensemble de cotisations, liées à l’emploi pour la plupart, ouvre des droits à un large éventail de prestations protégeant contre les « risques » de la vie (chômage, vieillesse, maladie, famille, etc.). Ce système présente bien sûr un risque d’exclusion pour la part de la population ne pouvant cotiser à cette assurance par manque de ressources, d’emploi et plus souvent des deux. Pour y remédier, le système de protection sociale compte aussi une série de prestations non contributives. Ces prestations, dont les minima sociaux constituent la plus grande part, forment ainsi un vaste filet de protection contre la pauvreté. Ce filet destiné aux 6 millions d’individus exclus du système assurantiel, est malheureusement distendu. Aujourd’hui, la France compte entre 4 et 8 millions de pauvres selon les calculs de l’INSEE 1 . Les travailleurs pauvres, actifs disposant d’un 1. On peut retenir deux seuils de pauvreté monétaire différents. L’un est fixé à 50% du revenu médian, l’autre à 60% du revenu médian. Suivant ce second seuil, le nombre de pauvres en France dépasse les 8 millions.

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66CHAPITRE 7. LES MULTIPLES VERTUS DU REVENU DE CITOYENNETÉ. revenu inférieur au seuil de pauvreté, sont plus d’un million. Bref, les défaillances de l’État-Providence sont patentes. Certaines limites de la lutte contre la pauvreté par le biais des minima sociaux sont pourtant aisément identifiables.

7.1

Simplifier et refondre la protection sociale.

Premièrement, le versement de ces allocations n’est pas automatique, il faut en faire la demande pour en bénéficier. Ce principe de fonctionnement élémentaire est malheureusement à l’origine d’une exclusion de fait d’une part des bénéficiaires potentiels. En effet, s’il faut en faire la demande pour bénéficier des minima sociaux, encore faut-il avoir connaissance de leur existence. Et lorsqu’on en a pris connaissance, reste encore à comprendre le fonctionnement des différents dispositifs pour s’adresser aux services compétents. Compte tenu du nombre de dispositifs proposés et des différents interlocuteurs possibles, la chose n’est pas aisée, même pour les professionnels du secteur. Enfin, une fois que l’on a pris connaissance et identifié les dispositifs adaptés, formuler une demande de minima sociaux suppose également d’en accepter le caractère dégradant et stigmatisant. La difficulté de cette démarche, que le regard des travailleurs sociaux vient renforcer, explique de nombreux cas d’exclusion. Deuxièmement, les minima sociaux répondent à une logique d’assistance conditionnelle. Le versement des aides est donc soumis à des conditions de ressources et, dans le cas du RMI, à l’engagement dans une démarche d’insertion. Là encore, pour le bénéficiaire potentiel, accepter une démarche d’insertion suppose d’accepter sa prétendue « inadaptation » à la vie sociale et le devoir de réinsertion que lui impose la société. Mais le caractère conditionnel de l’aide laisse également place à l’exclusion en cas de non respect des critères propres à chaque dispositif. Troisièmement, on peut regretter le caractère dérisoire du montant des minima sociaux compte tenu de la défaillance des services publics, notamment en matière de transports publics et de logements. Non automatiques, conditionnels et insuffisants, les dispositifs de lutte contre la pauvreté sont donc défaillants et laissent trop de place à l’exclusion. Du


7.2. REPENSER LA LUTTE CONTRE LE CHÔMAGE.

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reste, le recours croissant aux associations caritatives est bien la preuve et la conséquence directe des profondes lacunes du système actuel de protection sociale.C’est à ces lacunes que le revenu de citoyenneté permet d’apporter une réponse concrète, en simplifiant notamment le système de protection sociale et la lutte contre la pauvreté. Par définition, et contrairement aux minima sociaux actuels, le revenu de citoyenneté est versé automatiquement, à tous, sans condition ni contrepartie. Il ne nécessite donc aucune demande, aucun contrôle, et n’entraîne aucune stigmatisation. Il est en outre d’un montant suffisamment élevé pour pouvoir se passer de tout revenu d’activité et garantir à chaque citoyen un niveau de vie décent. Ainsi, alors que les minima sociaux forment aujourd’hui un filet de protection distendu rassemblant divers dispositifs, le revenu de citoyenneté constitue un socle universel, une norme et non plus une aide marginale, stigmatisante et source d’exclusion. L’idée de revenu de citoyenneté traduit en fait la reconnaissance d’un droit inconditionnel au revenu au titre de la participation de chacun à la société, rompant avec la logique d’assistanat qui prime aujourd’hui. Enfin, contrairement aux aides et minima sociaux actuels, versés aux foyers, le revenu de citoyenneté est versé à titre individuel. Il contribue ainsi à l’émancipation de l’individu et favorise notamment l’indépendance écono- mique des femmes.

7.2

Repenser la lutte contre le chômage.

Parce qu’il permet d’éradiquer la pauvreté là où notre système de protection sociale a fini par échouer, le revenu de citoyenneté est déjà pleinement justifié. Pour autant, on aurait tort de ne voir dans ce revenu qu’un soin palliatif pour nos sociétés malades du chômage et de la précarité. Car plus qu’un palliatif le revenu de citoyenneté est une alternative, une approche renouvelée du problème du chômage qui invite à questionner la pertinence de nos politiques de l’emploi. Il est inutile ici de revenir sur l’inefficacité de ces politiques et sur leur incapacité, sans l’aide de déterminants démographiques – le départ en retraite des baby-boomers par exemple –, à faire reculer durablement le chômage. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. . . Il est tout aussi inutile de surenchérir en s’enfermant dans la logique de création


68CHAPITRE 7. LES MULTIPLES VERTUS DU REVENU DE CITOYENNETÉ. ou simplement de maintien des emplois qui anime aujourd’hui les politiques de lutte contre le chômage. L’originalité du revenu de citoyenneté dans la lutte contre le chômage tient précisément à la remise en cause de l’intérêt de mener une politique spécifique de l’emploi. On l’a vu, garantir un revenu de citoyenneté est une manière de rompre avec un certain économisme suivant lequel une activité n’est valorisée qu’en fonction de sa valeur économique. Par définition en effet, le travail rémunéré valorise les activités auxquelles on reconnaît une quelconque valeur marchande, une utilité économique. Mais qu’en est-il des activités – bénévoles, domestiques, amicales, familiales, et toutes les autres activités en fait – dont l’unique utilité est sociale ? Ces activités, qui brillent par leur absence sur les tablettes comptables, constituent une réelle richesse pour la société. C’est cette richesse que le revenu de citoyenneté permettrait de reconnaître et de valoriser. Par la reconnaissance de cette richesse sociale, dans toute sa diversité, le revenu de citoyenneté offre une solution nouvelle à la question si préoccupante de l’emploi. Plus qu’un traitement social du chômage, il s’agit bien d’une réfutation du chômage comme problème économique bien sûr, mais surtout comme problème social. Sur le plan économique, on l’a vu, il assure un revenu minimum aux individus exclus de l’emploi – comme aux autres d’ailleurs. Sur le plan social, le revenu de citoyenneté est une profonde remise en cause de la centralité du travail qui rend le chômage si problématique à ceux qui en sont « victimes ». Là encore, le revenu de citoyenneté se distingue de notre actuel « revenu minimum d’insertion ». En effet, étant conditionné à la recherche obsessionnelle d’un emploi, le RMI valide, renforce même, la centralité et la valeur sociale étrangement accordée au travail. A l’inverse, en valorisant l’ensemble des activités sociales, le revenu de citoyenneté conteste le monopole du travail dans ses fonctions socialisatrices autant que comme moyen de subsistance. Par la revalorisation du temps libre qu’il implique, il comble le vide social et existentiel, créé par l’absence d’emploi et fruit de la « valeur travail ». Par ailleurs, consacrant l’égal accès de tous au temps libre, le revenu de citoyenneté constitue un mode doux de réduction et de partage du temps de travail, facilitant d’autant l’accès de tous à l’emploi. Mais réfutation du chômage comme problème social et partage du temps


7.3. RÉDUIRE LES INÉGALITÉS ET LES INJUSTICES SOCIALES. 69 de travail ne sont pas les seuls impacts d’un revenu de citoyenneté sur le monde du travail. Outre ces conséquences positives, il permettrait en effet d’équilibrer le rapport de force aujourd’hui inégal entre employeurs et employés. Parce qu’il a pour vocation de garantir à chacun un revenu suffisant, c’est-à-dire permettant de se passer de tout revenu d’activité, le revenu de citoyenneté apporte un argument de poids aux salariés dans leurs négociations avec leurs patrons. Au final, la mise en place du revenu de citoyenneté introduit une plus grande flexibilité du marché du travail au profit des salariés (choix du temps de travail, travail intermittent, etc.). Une autre conséquence notable - sur laquelle nous reviendrons plus loin - de ce nouveau rapport de force concerne l’échelle des salaires. On peut en effet imaginer un bouleversement de cette échelle qui ne dépendrait plus uniquement du niveau de qualification mais serait surtout fonction de la pénibilité des emplois par le simple jeu de l’offre et de la demande. Nantie d’un revenu de citoyenneté, pourquoi une femme de ménage, gagnant péniblement un sixième de SMIC, continuerait-elle à travailler une heure par jour sans une augmentation conséquente de sa rémunération ? 2 La question de l’équité de l’échelle des salaires et des critères de rémunération est ainsi soulevée. Aujourd’hui, le niveau de qualification et l’ancienneté dans l’entreprise sont davantage valorisés que la pénibilité des tâches accomplies. En incitant à rémunérer davantage les emplois pénibles, le revenu de citoyenneté contribue donc à réduire les inégalités salariales.

7.3

Réduire les inégalités et les injustices sociales.

Du reste, pourquoi se limiter aux seules inégalités salariales. Puisque chacun contribue à sa manière et à son niveau à créer des richesses – qu’elles soient matérielles ou immatérielles, économiques ou sociales – il semble assez légitime que celles-ci soient partagées équitablement entre tous, « inactifs » compris. De ce point de vue, le revenu de citoyenneté constitue un mode juste de répartition des revenus et de réduction des inégalités. Toutefois, soyons clairs, une société juste n’est pas une société sans inégalités. Il s’agit 2. Dans ce cas précis, il serait d’ailleurs plus vraisemblable que les entreprises et les particuliers réfléchissent à deux fois avant de sous-traiter leurs tâches ménagères. . .


70CHAPITRE 7. LES MULTIPLES VERTUS DU REVENU DE CITOYENNETÉ. plutôt d’une société dans laquelle les inégalités ne résultent pas d’une injustice sociale première. C’est aussi une société dans laquelle la situation des moins bien lotis est maximisée relativement à celle des mieux pourvus. Suivant ces deux principes, une société juste doit donc garantir l’égalité des chances et s’efforcer de réduire les inégalités afin d’améliorer autant que possible la situation des plus démunis. En France, le rapport entre le niveau de vie des ménages les plus pauvres et celui des ménages les plus aisés s’est certes réduit en 30 ans, passant de 4,8 à 3,1 entre les déciles extrêmes, mais il est resté presque inchangé au cours des dix dernières années, passant de 3,4 à 3,1 3 . Cette stabilité apparente des inégalités masque d’ailleurs un constat moins flatteur pour notre société. En effet, ces statistiques ne tiennent pas compte des revenus du patrimoine qui concernent surtout les ménages aisés. S’ils étaient pris en considération dans les calculs officiels, une hausse des inégalités de revenu aurait donc été constatée. De plus, la stabilité de l’écart relatif traduit en fait une hausse de l’écart réel entre les revenus perçus par les ménages les plus pauvres et les plus riches 4 . Étroitement liées aux inégalités de revenu, les inégalités face à l’éducation sont plus criantes encore. Visibles très tôt dans les résultats scolaires, elles se traduisent aussi dans la fréquentation des lycées et universités, les inégalités de capital économique s’ajoutant aux inégalités de capital culturel. Ainsi, 28% des enfants d’ouvriers arrêtent leurs études avant 18 ans contre seulement 5% des enfants de cadres 5 . Un fils de cadre a d’ailleurs près de trois fois plus de chances d’atteindre le bac qu’un fils d’ouvrier. . . Même constat au sein des universités. Alors que les ouvriers et employés constituent 60% de la population active, leurs enfants représentent moins d’un quart de la population étudiante 6 . Quant aux élèves des classes prépara3. Chiffres de l’Insee repris et commentés par l’observatoire des inégalités (www. inegalites.fr). 4. Un ouvrier gagne en moyenne 1 400 euros par mois tandis que le salaire d’un cadre supérieur est d’environ 3 900 euros. Si le salaire de l’ouvrier et celui du cadre suivent une croissance identique de 10%, l’écart relatif entre leurs revenus restera inchangé. Mais alors que le revenu de l’ouvrier aura augmenté de 140 euros, celui du cadre supérieur ce sera accru de 390 euros ! L’écart réel passe donc de 2 500 euros à 2 750 euros. 5. Chiffres du Conseil de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale, repris par l’Observatoire de inégalités. 6. Chiffres du ministère de l’Éducation nationale, repris par l’Observatoire des inégalités.


7.3. RÉDUIRE LES INÉGALITÉS ET LES INJUSTICES SOCIALES. 71 toires aux grandes écoles, un sur deux est issu d’un milieu favorisé. Associées aux inégalités de revenu, ces inégalités face à l’éducation expliquent les inégalités d’accès à la culture et aux loisirs. Les niveaux de revenu et de diplôme sont en effet les principaux déterminants de ces inégalités. Ces deux facteurs permettent également d’expliquer la composition de la population carcérale, trois quarts des détenus ayant quitté l’école avant 18 ans ! Bien sûr, le revenu de citoyenneté ne peut solutionner seul ces inégalités. Une solution économique ne peut suffire pour résoudre des problèmes sociaux. Reste que la mise en place d’un revenu de citoyenneté peut sans doute contribuer à atténuer les inégalités en réduisant les écarts de revenu et en favorisant l’égalité des chances notamment. En effet, le versement d’un revenu de citoyenneté entraîne un nivellement des salaires par le haut, chaque citoyen voyant automatiquement ses ressources augmenter du montant de ce revenu avant impôt. Le coût de cette hausse de revenu étant supporté davantage par ceux disposant des revenus les plus élevés, le revenu de citoyenneté concourt mathématiquement à la réduction des écarts réels de revenus. De plus, en garantissant un niveau de vie minimum à tous, mineurs compris, le revenu de citoyenneté favorise ainsi l’égalité des chances en réduisant les inégalités de départ. Il facilite en outre l’accès à la culture, aux loisirs et à l’éducation dès le plus jeune âge et tout au long de la vie. Par ailleurs, la difficulté de financer des études supérieures ou de combiner études et petits boulots expliquant pour partie la sous-représentation des enfants d’ouvriers et d’employés – entre autres – dans la population étudiante, la mise en place d’un revenu de citoyenneté constituerait un pas supplémentaire vers l’égalité des chances 7 . Réfutation du chômage, indépendance économique des femmes, accès à la culture et à l’éducation, on pourrait poursuivre longuement l’énumération des avantages du revenu de citoyenneté. Mais puisqu’il est déjà admis que l’idée est séduisante, penchons-nous plutôt sur sa dangerosité supposée et sur son caractère irréaliste.

7. L’allocation d’autonomie revendiquée par plusieurs syndicats étudiants qui dénoncent l’insuffisance des bourses universitaires, rencontre ici l’idée d’un revenu de citoyenneté pour tous.


72CHAPITRE 7. LES MULTIPLES VERTUS DU REVENU DE CITOYENNETÉ.


Chapitre 8

Une question d’équilibre. Parmi les débats qui agitent les promoteurs du revenu de citoyenneté – quel que soit le nom qu’ils lui donnent – la question du montant est sans doute la plus cruciale. D’elle dépendent sa pertinence, son efficacité, et même sa signification. Ainsi, comme le souligne André Gorz 1 , opter pour un montant trop faible reviendrait à cautionner la version libérale du revenu de citoyenneté, prônée notamment par l’économiste américain Milton Friedman. En effet, un revenu de citoyenneté trop bas ne serait finalement qu’une subvention déguisée aux entreprises leur permettant d’embaucher à faible coût, une partie de la rémunération des employés étant déjà assurée par l’État. Les salariés n’auraient alors d’autre choix que de se plier aux exigences de leur employeur. Si l’on rejette cette dérive au profit d’un projet de transformation sociale radical, le revenu de citoyenneté doit donc, à lui seul, garantir un niveau de vie décent. Mais qu’est-ce qu’un niveau de vie décent ? S’agit-il du salaire minimum, conçu à l’origine pour couvrir le minimum vital d’un « manœuvre célibataire dans la métallurgie parisienne » ? S’agit-il du RSA, autre minimum vital savamment calculé ? De son côté, l’APEIS - Association Pour l’Emploi, l’Information et la Solidarité des chômeurs et des travailleurs précaires - affirme, calculs à l’appui, que vivre « au plus juste » à Paris requiert un budget mensuel de 1 334 euros 2 . Des 460 euros du RSA aux 1 334 euros 1. André GORZ, « Pour un revenu inconditionnel suffisant », dans Transversales, n°3, Paris, 2002. 2. APEIS, « Tout a un prix », dans Existence !, n°13, 2001.

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CHAPITRE 8. UNE QUESTION D’ÉQUILIBRE.

de l’APEIS, la fourchette est large ! Mais finalement que valent ces estimations du minimum vital ? Ces évaluations, nécessairement approximatives, du niveau de vie décent ne peuvent être pertinentes. Si l’on se borne, à l’image d’André Gorz, en autres, à réclamer un revenu « suffisant », le problème n’est pas davantage solutionné. Après tout, qu’estce qu’un revenu « suffisant » ? On s’en doute, la réponse peut varier considérablement suivant les goûts et le train de vie de chacun. Le niveau de vie nécessaire, « suffisant », dépend en effet directement de la manière dont chacun répond à ses besoins. Concrètement, et toutes choses égales par ailleurs, l’amateur de belote se contentera volontiers d’un revenu plus faible que le globe-trotter ou le collectionneur de voitures de luxe. . . Le caractère suffisant du revenu inconditionnel est donc éminemment subjectif, ce qui suffit aux uns ne suffisant pas nécessairement aux autres. Pour éviter cet écueil, on peut bien sûr exclure l’achat de voitures de luxe des dépenses que le revenu inconditionnel est destiné à couvrir. Après tout, si certains ne peuvent se satisfaire que d’un mode de vie particulièrement dispendieux, il leur est tout à fait possible de travailler pour s’assurer un train de vie à la hauteur de leurs ambitions. Le revenu inconditionnel n’aurait quant à lui vocation qu’à assurer une existence décente, un « minimum suffisant ». Mais des critères objectifs rendent tout aussi ardue la définition de ce « minimum suffisant ». Entre autres facteurs, le lieu de vie et la composition du foyer, ont en effet une incidence directe sur le revenu nécessaire pour assurer un train de vie donné. Ainsi, à train de vie équivalent, une famille rurale dépensera bien moins, par tête, qu’un célibataire parisien, la mutualisation de certains coûts s’ajoutant à un coût de la vie plus faible en zone rurale. Là encore, et même après avoir exclu les loisirs onéreux du champ du revenu « suffisant », ce qui suffit aux uns ne suffit pas nécessairement aux autres. Compte tenu de ces limites méthodologiques, il semble plus judicieux de fixer au revenu de citoyenneté un montant relatif plutôt qu’un montant absolu, hasardeuse traduction monétaire du minimum vital. Ainsi, certains souhaitent voir un revenu de citoyenneté basé sur le niveau du salaire minimum ou une fraction de celui-ci. D’autres optent pour le seuil de pauvreté avec quelques variantes suivant le seuil choisi. Mais là encore, déterminer


8.1. LA DÉSINCITATION AU TRAVAIL : UN RISQUE EXAGÉRÉ. 75 un montant sans tenir compte des contraintes liées à sa mise en œuvre n’a guère de sens. Suivant le principe de différence énoncé par John Rawls, et conformément à l’idéal de justice sociale poursuivi, contentons-nous pour le moment d’affirmer que le revenu de citoyenneté doit être le plus élevé possible. . . Il doit en fait correspondre au « maximin », c’est-à-dire à la maximisation des attentes financières des plus démunis. « Or, nous dit Rawls, il pourrait sembler à première vue que le principe de différence nécessite un minimum social très élevé. On est tenté de s’imaginer que la richesse de ceux qui sont plus favorisés devrait être diminuée jusqu’à ce que finalement tout le monde ait à peu près le même revenu. Mais cela est une erreur » 3 . En effet, si le versement d’un revenu de citoyenneté très élevé suppose un taux d’imposition des revenus tel que l’activité économique en est profondément affectée, le montant final du revenu de citoyenneté pourrait être plus faible que si le montant initial – et le taux d’imposition nécessaire à son financement – avait été plus bas. En dépit d’une situation très égalitaire, les attentes des plus démunis ne seraient finalement pas maximisées. Suivant cette logique, c’est l’impact du revenu de citoyenneté sur l’activité économique qui doit être étudié si l’on souhaite déterminer au plus juste son « maximin ».

8.1

La désincitation au travail : un risque exagéré.

L’idée d’un revenu de citoyenneté se heurte immanquablement à cette objection de taille qui suffit souvent à décourager les curieux : « si l’on verse à chacun un revenu sans aucune condition ni contrepartie, plus personne ne voudra travailler ! ». Il est effectivement probable que l’introduction d’un revenu de citoyenneté « suffisant » s’accompagne d’une généralisation de fait du temps partiel choisi ou du travail intermittent, et d’une hausse proportionnelle du temps de loisir. Car le revenu de citoyenneté est doublement désincitatif au travail. Premièrement, le versement à tous d’un revenu de citoyenneté fait disparaître la contrainte au travail. Pourquoi continuer à travailler si l’on dispose déjà de revenus suffisants en travaillant peu ou pas du tout ? Deuxièmement, comme suggéré plus haut, le revenu de citoyenneté 3. John RAWLS, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987, p. 325.


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CHAPITRE 8. UNE QUESTION D’ÉQUILIBRE.

implique nécessairement une hausse de la pression fiscale sur les autres revenus, altérant ainsi le caractère rémunérateur du travail. Dans ces conditions, pourquoi continuer à travailler si le travail ne paie plus assez ? Le versement d’un revenu de citoyenneté « suffisant », sans condition ni contrepartie limite ainsi doublement le rôle de l’incitation financière comme moteur de l’activité économique. Bien sûr, plus le revenu de citoyenneté est élevé, plus le phénomène s’amplifie, rendant l’incitation financière moins forte et moins efficace. Jouant un rôle prépondérant aujourd’hui parmi les déterminants de l’activité économique, l’incitation financière serait finalement confinée à un rôle marginal ou temporaire. Si la volonté de travailler perdure, elle doit donc s’appuyer sur d’autres motivations, telles l’intérêt de l’activité réalisée, la reconnaissance sociale qui en découle, ou la pression sociale née de la « valeur travail ». Quoi qu’il en soit, l’introduction de l’inconditionnalité dans le système de protection sociale fait courir à la société un risque de dérégulation voire de désertion du marché du travail, laissant craindre une baisse significative de la production. Evidemment, l’évaluation de cette baisse d’activité est délicate puisqu’elle ne peut s’appuyer sur aucune expérimentation concrète de grande ampleur. Certaines études apportent toutefois de précieuses indications. L’expérience canadienne « Mincome », aussi ambitieuse que coûteuse, en fait partie. Visant à étudier les réactions à l’égard du travail engendrées par l’allocation d’un revenu de citoyenneté, ses résultats furent riches d’enseignements. Selon les auteurs de l’étude, Derek Hum et Wayne Simpson, l’impact d’une allocation inconditionnelle telle que le revenu de citoyenneté sur l’effort de travail est modeste, la baisse du temps de travail n’excédant pas 5%. Pour les deux économistes, « les individus et les familles ont tendance à être relativement insensibles aux changements de système d’impôts et de transferts qui peuvent les toucher ». Et de conclure : « on s’inquiète de ce que les transferts en argent puissent réduire les incitations au travail [or], selon nos résultats, ces craintes sont en grande partie non fondées » 4 . D’autres études américaines aboutissent à des conclusions similaires, confirmant le faible impact d’un revenu de citoyenneté sur le marché du travail. 4. Derek Hum et Wayne SIMPSON, Soutien du revenu et propen- sion au travail – L’expérience canadienne Mincome, cités par Nicole BERNIER dans Les impacts sociaux d’un revenu inconditionnel, Québec, 2001, p. 36.


8.1. LA DÉSINCITATION AU TRAVAIL : UN RISQUE EXAGÉRÉ. 77 Mais peut-on réellement extrapoler ces résultats ? Les auteurs eux-mêmes mettent en garde contre de telles velléités du fait notamment des limites géographiques et temporelles de leurs enquêtes. Dans le cas de l’expérience « Mincome », Hum et Simpson soulignent par exemple l’importance et la spécificité du contexte canadien. En outre, l’expérience qui n’a duré que 5 années – de 1975 à 1979 – ne portait que sur une poignée de familles de la province du Manitoba. Choisies pour leurs faibles revenus, ces familles ne constituaient en aucun cas un échantillon représentatif et les montants relativement bas qui leurs furent versés – 3 800, 4 800 ou 5 800 US dollars (de 1975) par an pour un couple et ses deux enfants – ne rendent pas réellement compte de l’impact d’un revenu de citoyenneté « suffisant » sur l’effort de travail de l’ensemble de la population. Difficile, dans ces conditions, de généraliser les résultats de cette étude comme ceux des autres, même si les dispositifs et les populations ciblées varient. Cependant, à la lumière de ces expérimentations, on aurait tort d’exagérer l’impact de la mise en place d’un revenu de citoyenneté sur l’activité économique, et si malgré tout le risque d’une baisse d’activité persiste il convient encore de le relativiser. Relativisons d’abord l’ampleur de la baisse de la production. En effet, la désertion partielle du marché du travail par les actifs employés peut sans doute être contrebalancée par l’accès à l’emploi de ceux qui en sont exclus aujourd’hui : chômeurs, précaires et autres travailleurs en situation de sous-emploi. Ainsi, la baisse probable du temps de travail des actifs employés peut en partie être compensée par l’augmentation du nombre d’actifs employés. Il convient ensuite de relativiser l’impact de l’éventuelle baisse d’activité. La baisse et le partage du temps de travail qu’implique l’introduction d’un revenu de citoyenneté, suppose de profonds changements de comportement susceptibles de modifier les besoins de main-d’œuvre et d’en réduire sensiblement certains. A-t-on encore besoin d’aide ménagère ou de garde d’enfant lorsqu’on ne travaille plus ou beaucoup moins ? Et cela vaut pour l’ensemble des services à la personne, considérés aujourd’hui comme un formidable gisement d’emplois. . . Enfin, quels que soient l’ampleur et l’impact social de la baisse d’activité économique, la rapidité de cette baisse doit elle aussi être relativisée. L’inertie sociale et le manque de flexibilité du marché du travail contribueront en effet à freiner la chute de l’activité économique, permettant au politique de l’accompagner et d’en limiter les


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CHAPITRE 8. UNE QUESTION D’ÉQUILIBRE.

effets. Reste que ces mécanismes, s’ils peuvent compenser, limiter ou retarder la baisse prévisible de l’activité, ne permettent pas d’évacuer totalement cette question. D’autres réponses doivent donc être envisagées pour assurer la permanence d’une activité économique et sociale permettant de répondre de manière satisfaisante aux besoins de la société.

8.2

Abolir la contrainte, préserver l’incitation.

On peut d’abord, avec Alain Caillé, faire le « pari de l’inconditionnalité » et miser sur une logique de don et de contre-don. Pour le fondateur du Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales, il est évident que ce que l’individu reçoit de la société à travers le revenu de citoyenneté, il le rend naturellement en participant activement à la société. On ne saurait douter de cette participation puisque la contribution de chacun à la richesse sociale est l’un des fondements du revenu de citoyenneté, qui est d’ailleurs le pendant logique de cette participation souvent gracieuse. Du reste, plus qu’un fondement, la participation de tous au fonctionnement de la société constitue à nos yeux un postulat irréfragable. Ainsi chacun, suivant ses compétences, goûts et préférences, concourt à la « co-construction » de la société. Une interrogation demeure toutefois. Si la participation de chacun à la société est sans conteste réelle, est-elle nécessairement adaptée aux besoins de la société ? Rien n’est moins sûr. On peut craindre en effet que les tâches ingrates, pénibles 5 ou dénigrées soient délaissées. Et si l’on en doute, est-il vraiment raisonnable de miser sur l’hypothétique harmonie des aspirations individuelles ? En dépit de l’extrême diversité des goûts et des dispositions de chacun, l’inadéquation de l’offre de travail et des besoins de la société ne fait guère de doute. Pour remédier à cette inadéquation, deux options semblent envisageables : l’une interventionniste, l’autre plus libérale. Si, du fait de leur pénibilité, certaines tâches indispensables au fonctionnement de la société ne trouvent plus preneurs, pourquoi ne pas instaurer un 5. Gardons à l’esprit que la pénibilité reste relative et que si le choix se présente entre plusieurs activités, c’est naturellement la ou les plus plaisantes qui seront préférées.


8.2. ABOLIR LA CONTRAINTE, PRÉSERVER L’INCITATION.

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« service civique » pour tous afin de garantir la réalisation de ces tâches ? Une telle option s’inscrit d’ailleurs dans une logique de justice sociale en assurant un partage strict du travail pénible entre l’ensemble des citoyens. Elle invite en outre à remettre en cause la division sociale du travail et l’ordre social inique sur lequel elle est fondée et qu’elle contribue à entretenir. L’instauration d’un service civique pour tous est donc envisageable voire souhaitable, mais cette option est-elle réellement satisfaisante pour le sujet qui nous préoccupe ? Au-delà de la question de la recevabilité d’une telle mesure par l’opinion publique, l’idée d’un travail d’intérêt général se heurte à plusieurs problèmes pratiques. Comment organiser ce travail à chaque échelon territorial de manière à ce qu’il pallie parfaitement les défaillances du marché ? Comment assurer la formation de tous pour que chacun puisse participer équitablement aux tâches ingrates ? Quelles doivent être la fréquence et la durée du service civique pour que son volume soit suffisant pour répondre à l’ensemble des besoins ? Finalement se pose la question décisive de l’efficacité du travail ainsi instauré. Un travail d’intérêt général peut-il répondre efficacement aux besoins de la société sans nécessiter un système de contrôle pesant dont le revenu de citoyenneté visait précisément à nous émanciper ? Du reste, cela n’implique-t-il pas de revenir sur le caractère de citoyenneté du revenu ? On s’éloigne assurément du revenu dont il est question ici et si l’option demeure valable, elle s’inscrit bien dans un tout autre projet. Une seconde option, fidèle aux caractères « citoyen » et inconditionnel du revenu, consiste à s’appuyer sur les mécanismes du marché suivant la loi de l’offre et de la demande. Si l’on suit cette règle d’or économique, traduction du rapport de force entre vendeurs et acheteurs, la désertion du marché du travail doit se traduire par une hausse concomitante du salaire d’équilibre jusqu’à ce que l’offre de travail soit suffisante. Concrètement, les citoyens, bénéficiaires de ce revenu, n’étant plus contraint de travailler pour vivre, puisqu’un revenu suffisant leur est déjà versé automatiquement, c’est à l’employeur – et non plus à la nécessité – qu’il revient de les inciter – et non plus de les contraindre – à accepter un emploi et à sacrifier leur temps libre. Si pourvoir les postes de direction ou les autres emplois socialement valorisés ne devrait pas poser de problème, les employeurs pourraient rencontrer plus de difficultés pour pourvoir les emplois dégradants, dénigrés, pénibles


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CHAPITRE 8. UNE QUESTION D’ÉQUILIBRE.

ou ne présentant que peu d’intérêt pour leurs titulaires. Bref, comme nous l’avons vu plus haut, ce sont tous les boulots pour lesquels la principale voire l’unique motivation est financière qui risquent d’être désertés. Pour encourager un sacrifice de temps libre de la part des employés potentiels, les employeurs devraient donc, conformément à la loi de l’offre et de la demande, consentir à relever le niveau de rémunération des emplois désertés ou risquant de l’être jusqu’à ce que l’offre de travail permette de répondre aux besoins de la société. Cette solution s’appuyant sur la juste rémunération des emplois pénibles ou dégradants est donc satisfaisante et participe en outre de l’objectif de justice sociale poursuivi par le revenu de citoyenneté. Toutefois, l’efficacité de ce mécanisme entièrement basée sur une valorisation économique du travail pénible, est en fait étroitement liée au montant de ce revenu. Or, on l’a vu, l’incitation économique est d’autant moins efficace que le revenu, versé sans condition ni contrepartie, est élevé. Le caractère désincitatif du revenu de citoyenneté croît ainsi avec le montant de ce revenu. . . Bien sûr, la recherche d’un revenu de citoyenneté décent nous incite à le fixer à un niveau élevé afin que nul ne soit dans le besoin ou incapable de faire face aux imprévus. Mais à quoi bon pouvoir s’offrir les services d’un plombier s’il n’y en a plus un seul ou simplement trop peu ? On voit tout le paradoxe de la situation : verser un revenu de citoyenneté élevé afin que chacun puisse répondre à ses besoins alors même que la société, du fait du manque de main-d’œuvre, s’avère incapable de répondre aux besoins de chacun ! En clair, il ne suffit pas de garantir le revenu, encore faut-il produire les biens et services auxquels ce revenu entend donner accès. Une solution consiste bien sûr à verser un revenu de citoyenneté très bas de manière à préserver l’incitation au travail. Mais on risque alors de tomber dans les travers des conceptions libérales du revenu de citoyenneté, de faire de ce revenu un revenu d’appoint et non un revenu primaire « suffisant ». Un revenu de citoyenneté trop bas ne délivrerait aucunement de la contrainte du travail et ouvrirait la voie vers des aménagements dangereux du droit social, notamment en matière salariale, aménagements formellement exclus dans l’optique de gauche qui est la nôtre. En résumé, le revenu de citoyenneté ne doit être ni trop élevé, ni trop bas.


8.3. L’EFFET BALANCIER.

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Il doit être « suffisant » – ni plus, ni moins – de telle sorte qu’il ne soit pas nécessaire de travailler pour vivre mais que l’on puisse raisonnablement envisager de travailler – même peu ou par intermittence – pour augmenter son train de vie. L’objectif est clair : abolir la contrainte du travail tout en préservant l’incitation financière à travailler. C’est donc un revenu de citoyenneté « d’équilibre » qu’il convient de trouver. Un objectif auquel dernier mécanisme nous permet de répondre à coup sûr : l’effet balancier.

8.3

L’effet balancier.

Reprenons notre raisonnement. Si le revenu de citoyenneté est jugé suffisant par ses bénéficiaires, leur permettant de répondre à leurs besoins sans nécessairement travailler, il est probable que certains préfèrent abandonner un emploi qu’ils jugent pénible pour s’adonner à plein temps à leurs loisirs préférés. Si l’on considère que les principales motivations au travail sont financières aujourd’hui, et qu’une multitude d’activités beaucoup plus plaisantes que le travail s’offre à nous, la probabilité que certains délaissent leur emploi n’en devient que plus forte. Un tel comportement, aussi rationnel que légitime, aurait toutefois un impact économique décisif s’il se généralise. Une baisse de l’activité économique serait alors inévitable, entraînant avec elle une baisse du revenu de citoyenneté. En effet, si le montant du revenu de citoyenneté influe directement sur l’activité économique – le risque de baisse de celle-ci étant d’autant plus fort que le montant du revenu de citoyenneté est élevé – le niveau de l’activité économique agit en retour sur le montant du revenu de citoyenneté. Celui-ci est en effet étroitement lié à l’activité économique puisque c’est précisément le niveau de cette dernière qui détermine et conditionne son financement. Il est bien évident que sans activité économique, aucun revenu de citoyenneté n’est envisageable. Ainsi, si une croissance de la production entraîne logiquement une hausse du revenu de citoyenneté, une décroissance engendre à l’inverse une baisse de son montant. On peut bien sûr tenter de préserver le montant initial du revenu de citoyenneté en dépit de la baisse d’activité mais son maintien ne peut se traduire que par une hausse de la pression fiscale sur les autres revenus. Une hausse d’autant plus désincitative au tra-


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CHAPITRE 8. UNE QUESTION D’ÉQUILIBRE.

vail, freinant davantage l’activité économique et amorçant une fuite en avant aussi désastreuse que désespérée. En définitive, si le revenu de citoyenneté est jugé suffisant, une baisse de son montant est donc inévitable, celui-ci étant finalement tiré vers le bas par les individus ayant les aspirations financières les plus basses. Pour illustrer ce phénomène, reprenons l’exemple de Crazy et Lazy. Admettons que Crazy ait besoin de 1 500 euros par mois pour vivre comme il le souhaite tandis que Lazy se contente sobrement de 500 euros. Si un revenu de 1 000 euros leur est alloué sans condition ni contrepartie, Crazy continuera à travailler suffisamment pour atteindre le niveau de vie auquel il aspire. De son côté, Lazy n’aura besoin de travailler que si son « inactivité » économique amène le montant du revenu de citoyenneté en deçà des 500 euros dont il a besoin. Suivant ce raisonnement, les citoyens ayant les aspirations financières les plus faibles du fait de leur mode de vie, de leur lieu de vie ou de leur situation familiale, risquent de tirer le revenu de citoyenneté vers le bas aux dépens citoyens les plus dépensiers. Il en va ainsi de tous ceux qui préfèreraient se contenter d’un revenu de citoyenneté qu’ils jugent suffisant plutôt que de travailler et, plus largement, de ceux qui profiteraient de ce revenu pour réduire leur temps de travail sans pour autant abandonner leur emploi. Tous ceux-là contribueraient aussi sûrement qu’involontairement à la baisse de l’activité économique, donc du revenu de citoyenneté. Évidemment, plus le revenu de citoyenneté est élevé, plus le nombre d’individus susceptibles de juger son montant suffisant augmente. Plus ce nombre augmente, plus l’activité économique risque de baisser. Plus l’activité baisse, plus le revenu de citoyenneté baisse. On arrive alors à cette conclu- sion logique : plus le montant du revenu de citoyenneté est élevé, plus il est amené à baisser. C’est justement cette baisse du revenu de citoyenneté qui, par un effet de balancier, enraye la baisse de l’activité économique et permet de répondre aux besoins de la société. En effet, à mesure que le montant du revenu de citoyenneté baisse, le nombre d’individus le jugeant suffisant diminue. A l’inverse, l’incitation financière à travailler, elle, augmente. Passé un certain seuil, l’incitation au travail devient donc suffisamment forte pour garantir un niveau d’activité économique permettant de répondre aux besoins de la société. Le revenu de citoyenneté défini par ce niveau d’activité économique atteint ainsi un point d’équilibre. Défini par la rencontre et l’agrégation des


8.4. VERS UNE SOCIÉTÉ ÉCONOME.

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aspirations financières de chacun, ce point d’équilibre résulte, par tâtonnements, d’un nivellement par le bas du revenu de citoyenneté en fonction des aspirations financières les plus basses jusqu’à ce que chacun soit incité à travailler suffisamment pour répondre aux besoins de tous, à commencer par ceux des plus démunis. Dans ces conditions, on le voit, le revenu inconditionnel ne peut en aucun cas être suffisant pour tous. Bien sûr, le revenu inconditionnel doit toujours être aussi élevé que possible mais, si élevé soit-il, il restera toujours insuffisant pour l’écrasante majorité de la population.

8.4

Vers une société économe.

L’idée d’un revenu de citoyenneté « suffisant » est donc illusoire. Un tel revenu ne peut en effet être « suffisant » pour tous ou, du moins, il ne peut le demeurer durablement. Un mal pour un bien en fait puisque le risque d’une baisse d’activité liée à l’instauration d’un revenu de citoyenneté semble finalement écarté. Logique de don et de contre-don, hausse des salaires et surtout effet balancier, ces trois mécanismes combinés garantissent le maintien d’une activité économique répondant aux besoins de la société. En effet, si l’on peut craindre que la par- ticipation de chaque citoyen à la vie sociale, suivant une logique de don et de contre-don, ne suffise pas à maintenir un niveau d’activité suffisant, il faut bien admettre que la hausse légitime de la rémunération des emplois les plus pénibles ou les moins attrayants, suivant le jeu de l’offre et de la demande, constitue en revanche un levier efficace pour s’assurer que les tâches nécessaires au fonctionnement de la société soient accomplies. Enfin, en dernière instance, l’effet balancier assurant l’ajustement permanent du montant du revenu de citoyenneté en fonction du niveau de l’activité économique permet, si nécessaire, de raviver l’incitation financière à travailler et d’enrayer toute baisse d’activité. Mais après tout, une telle baisse serait-elle nécessairement néfaste ? Compte tenu de notre surconsommation maladive, une baisse de la production et de la consommation paraît souhaitable au contraire ! Écologiquement souhaitable d’abord, si l’on considère le poids que notre frénésie consumériste et productiviste fait peser sur notre environnement. Socialement souhaitable


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CHAPITRE 8. UNE QUESTION D’ÉQUILIBRE.

surtout, puisque cette frénésie nous condamne à un culte, aussi malsain qu’insensé, du travail, de la consommation et de la croissance. De ce point de vue, l’impact supposé du revenu de citoyenneté sur la production semble finalement bien venu. Si un tel revenu doit entraîner une baisse d’activité, tant mieux ! Et puisque la désincitation au travail liée au revenu de citoyenneté est strictement proportionnelle au montant de celui-ci, il suffirait simplement d’accorder à chaque citoyen un revenu très élevé, sans condition ni contrepartie, pour déclencher presque mécaniquement une décroissance économique. Donner plus à chacun pour décroître plus vite ? La question, on s’en doute, est plus complexe. Car finalement de quelle décroissance parlons-nous ? Plus qu’une baisse de la production et de la consommation, la décroissance doit être une critique du culte de la croissance. Elle doit être une remise en cause de la croissance comme impératif économique, politique et comme finalité sociale. Et c’est là tout le problème. La décroissance que nous entrevoyons ici n’est pas une critique. Elle n’est que la conséquence hasardeuse et involontaire d’une politique de répartition des richesses. On ne peut s’en satisfaire. Parmi les nombreux épithètes accolés à la décroissance, retenons-en un qui semble essentiel : soutenable. Ainsi, s’il doit y avoir une décroissance, celleci doit impérativement être économiquement, socialement et politiquement soutenable. Soutenable, donc volontaire. Puisqu’elle implique à coup sûr une remise en cause de notre bien-être matériel – pour une large part de la population au moins – toute décroissance économique doit, pour être soutenable, être librement consentie par la société. Elle ne peut résulter que d’un choix démocratique ou, à défaut, de la généralisation de choix individuels s’inscrivant dans cette « simplicité volontaire » que prônent les « objecteurs de croissance ». Or, la décroissance engendrée par un revenu de citoyenneté élevé, du fait de la baisse d’activité qu’il laisse présager, ne répond à aucune de ces exigences. En effet, si un individu, généreusement payé au SMIC par son employeur, serait sans doute heureux de quitter son turbin tout en conservant son niveau de vie grâce à un revenu de citoyenneté de 1 050 euros par exemple, rien ne laisse supposer qu’il consentirait pour autant à une baisse de son bien-être matériel. Pour l’essentiel, la baisse d’activité serait donc le fait d’individu n’ayant aucune volonté de modifier


8.4. VERS UNE SOCIÉTÉ ÉCONOME.

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leur mode de consom- mation. Mais peut-on envisager une décroissance de la production s’apparentant à une grève générale, sans craindre une réelle incapacité de la société à répondre à ses propres besoins ? Répétons-le, à quoi sert de maintenir son niveau de vie si les biens et services auxquels on souhaite accéder ne sont plus produits ? « Travailler moins pour consommer autant, voire plus », le calcul est évidemment voué à l’échec et, dans ces conditions, toute décroissance serait fâcheuse. Bref, si une décroissance de la production est sans conteste souhaitable, une crise économique, en revanche, l’est beaucoup moins... C’est pourquoi une décroissance « soutenable » de la production ne peut naître que d’une baisse de la consommation. Insistons sur ce point, c’est bien la baisse de la consommation qui doit entraîner celle de la production, et non l’inverse ! Sans cela, l’hypothèse d’une « simplicité volontaire » cède la place à une malencontreuse pénurie. Pas de décroissance sans critique de la croissance et de la consommation, donc. Le revenu de citoyenneté peut-il être porteur de cette critique radicale ? Peut-il rendre possible et surtout soutenable une baisse de l’activité économique ? À première vue, le lien entre revenu de citoyenneté et critique de la croissance n’a rien d’évident. Une redistribution du pouvoir d’achat par le versement à chaque citoyen d’un revenu minimum n’a semble-t-il aucune raison d’entraîner une remise en cause de la place de la consommation et de la croissance dans notre société. Plus juste et plus équitable, cette redistribution de pouvoir d’achat peut tout au plus changer la nature des biens consommés, démocratisant l’accès à des biens et services jusque-là réservés aux foyers aisés, et réduisant d’autant la consommation de produits de luxe. Davantage de berlines et moins de yachts en somme, mais rien qui semble en mesure d’encourager une baisse de la consommation. A première vue en effet, car en réalité le lien entre revenu de citoyenneté et remise en cause de la croissance est bien plus étroit qu’il n’y paraît. Garantir le revenu n’est qu’un moyen d’en finir avec la « valeur travail ». Parce qu’il s’oppose à cette valeur absurde, parce qu’il questionne la place du travail dans notre société et qu’il revalorise le temps libre et les activités alternatives au gagne-pain, le revenu de citoyenneté met à bas la norme du travail à plein temps. Si, comme nous l’avons vu, nous vivons au-dessus


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CHAPITRE 8. UNE QUESTION D’ÉQUILIBRE.

de nos besoins, du fait du devoir d’achat imposé par la « valeur travail », l’instauration d’un revenu de citoyenneté apparaît comme une chance de rompre avec la spirale « consommation – croissance – travail ». Pilier d’une société du temps de travail choisi, le revenu de citoyenneté invite en effet à replacer la détermination des besoins avant celle du temps de travail et, en définitive, de notre niveau de vie. Il permet ainsi une adéquation plus juste entre consommation et besoins. Ainsi, alors que la révolution laborieuse a assis la domination de la logique capitaliste de maximisation des profits, l’instauration d’un revenu de citoyenneté pourrait bien réhabiliter la logique « traditionnelle » décrite par Max Weber 6 . Pourquoi travailler plus si l’on gagne déjà suffisamment ? Pourquoi travailler davantage pour consommer toujours trop ? C’est une société économe qui se profile alors, une société, surtout, économe de son temps. En dégonflant la bulle d’inutilité lucrative née de l’impératif de croissance, de la « valeur travail » et de la société de consommation, l’instauration d’un revenu de citoyenneté permet donc une véritable décroissance. Une décroissance soutenable, cette fois, qui ne résulterait plus d’une vaine tentative de maintien de notre niveau de vie, mais bien d’une baisse volontaire de notre bien-être matériel pour un plus grand bien-être social. Le revenu de citoyenneté est donc bien un facteur de décroissance. Mais notons surtout que, s’il peut déclencher une baisse de l’activité économique, il doit surtout l’accompagner pour garantir son caractère soutenable. La mise en place d’un revenu de citoyenneté apparaît en effet comme une des conditions nécessaires à la décroissance telle que nous la souhaitons. Puisqu’il est destiné à assurer à chaque citoyen un niveau de vie minimum par une répartition plus juste des richesses, le revenu de citoyenneté garantit que la décroissance se traduise avant tout par une décroissance des inégalités. Audelà, il permet d’éviter qu’une baisse souhaitable de l’activité économique, ne vienne renforcer la paupérisation croissante des classes populaires. A ce titre, l’impact du revenu de citoyenneté sur le niveau de vie de la population mérite sans doute être précisé et dépend bien sûr des modalités de financement.

6. Voir partie I, chapitre 2 « La révolution laborieuse ».


Chapitre 9

Une impasse comptable ? Au-delà du montant et de l’éventuelle désincitation au travail, ce sont surtout les modalités de financement du revenu de citoyenneté qui interpellent et expliquent en grande partie le scepticisme qu’il suscite aujourd’hui. Le danger, nous dit par exemple l’économiste Denis Clerc 1 , est que les foyers disposant des plus faibles revenus, censés être les principaux bénéficiaires de la mise en place d’un revenu de citoyenneté, ne soient au final ceux qui en pâtissent le plus en assurant l’essentiel de son financement par l’abandon des prestations sociales dont ils bénéficient aujourd’hui. Le risque est réel mais dépend évidemment de la manière dont est conçu le revenu de citoyenneté en question. On le voit, le problème ici est essentiellement comptable et impose d’étudier sérieusement la faisabilité économique de ce revenu. A première vue, cette faisabilité économique est étroitement au liée au coût du revenu de citoyenneté pour la collectivité et donc au montant versé à ses bénéficiaires. Il est semble-t-il d’autant plus délicat de financer un revenu de citoyenneté que son montant est élevé. . . Pour l’heure, partons d’une hypothèse médiane en basant le montant du revenu de citoyenneté sur le seuil de pauvreté calculé par l’INSEE (à 50% du revenu médian), soit un revenu mensuel d’environ 750 euros par adulte et 230 euros par mineurs. Compte tenu de la population actuelle de la France, le coût total d’une telle 1. Denis CLERC, « L’idée d’un revenu d’existence, une idée séduisante et. . . dangereuse », dans Jean-Paul FITOUSSI et Patrick SAVIDAN (dir.), Comprendre, n°4, Paris, PUF, 2003, pp. 201-207.

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CHAPITRE 9. UNE IMPASSE COMPTABLE ?

mesure s’élèverait à plus de 470 milliards d’euros par an. . . La somme est conséquente mais on peut envisager deux sources différentes et complémentaires pour en assurer le financement : des transferts au sein des budgets de la protection sociale et de l’État d’une part, une hausse des recettes fiscales d’autre part. A titre liminaire, notons que, afin d’assurer sa pérennité et son efficacité, le financement du revenu de citoyenneté doit répondre à certains impératifs. Deux principes de financement doivent ainsi être respectés suivant qu’il s’agit d’un financement par transferts ou via la fiscalité. Les transferts doivent en effet répondre à un principe de substitution qui veut qu’aucun dispositif de protection sociale, d’aide sociale ou d’action publique ne soit supprimé si le revenu de citoyenneté ne vient pas s’y substituer parfaitement et avantageusement. Parfaitement d’abord, puisque le revenu de citoyenneté ne saurait remplacer une prestation s’il n’a pas le même objectif que celle-ci ou ne permet pas d’atteindre le même résultat. Il serait par exemple hasardeux de transférer une part du budget de l’assurance maladie, de l’action sociale ou de la culture par exemple pour assurer le financement du revenu de citoyenneté. Avantageusement ensuite, car le revenu de citoyenneté ne doit pas se traduire par une détérioration de la situation des moins bien lotis. Seules les presta- tions dont le montant est inférieur ou égal à celui du revenu de citoyenneté peuvent ainsi être supprimées à son profit. Respectons ces deux principes et voilà déjà les craintes de Denis Clerc apaisées... Le financement par la fiscalité doit quant à lui répondre à un principe d’adéquation. Les bases fiscales du financement doivent être solides et adaptées au revenu de citoyenneté. Ainsi, on ne peut appuyer le financement de ce revenu sur les recettes de la sécurité routière par exemple, ou sur une éventuelle « taxe Tobin » sur les transactions financières. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de renoncer à toute taxation ou de proclamer une amnistie générale pour les contraventions routières. Mais si une pénalisation financière est nécessaire pour prévenir des comportements préjudiciables pour la société, il ne serait cependant pas raisonnable de miser sur la turpitude des citoyens ou sur les excès du capitalisme néo-libéral pour financer un projet de société. . . Enfin, dernière exigence liée aux modalités de financement, les ressources mobilisées doivent être en lien direct avec le revenu de citoyenneté afin d’assurer l’effet de balancier permettant de maintenir une activité


9.1. UNE RÉFORME DE LA PROTECTION SOCIALE.

89

économique suffisante.

9.1

Une réforme de la protection sociale.

Commençons par les transferts. Puisqu’un revenu de citoyenneté de 750 euros viendrait se substituer parfaitement et avantageusement à plusieurs prestations sociales, une part de son coût pourrait être financée par le transfert des ressources qui leur sont aujourd’hui allouées. Mais plus qu’à de simples transferts, c’est bien à une réforme de la protection sociale que l’instauration d’un revenu de citoyenneté nous donnerait l’occasion de nous livrer. Le revenu de citoyenneté nous invite en effet à repenser notre système de protection sociale. Pour garantir l’accès de tous aux biens et services essentiels, l’accès à certaines prestations sociales doit être totalement déconnecté de la situation passée, présente et future des bénéficiaires vis-à-vis de l’emploi. C’est déjà le cas aujourd’hui pour certaines prestations puisque l’on distingue les allocations relevant du régime assurantiel d’une part, et les allocations non contributives du régime de solidarité nationale d’autre part, qui ne nécessitent aucune cotisation préalable de la part des bénéficiaires. Toutefois, la déconnexion entre ces prestations non contributives et l’emploi n’est pas totale puisqu’il est demandé aux bénéficiaires de l’Allocation de Solidarité Spécifique et à ceux du RSA par exemple de rechercher activement un emploi... Par ailleurs, outre cette déconnexion totale, il convient de généraliser l’accès à ces prestations non contributives afin de ne créer aucune exclusion de fait ou de droit, mais aussi de mettre fin à la stigmatisation qui touche aujourd’hui leurs bénéficiaires. Ces prestations doivent donc devenir universelles, sur le modèle des allocations familiales par exemple. Déconnectées de l’emploi donc, universelles, mais aussi majorées. Pour être suffisantes, elles ne sauraient se limiter aux 460 euros promis aux Rmistes... Enfin,pour simplifier leur gestion, il convient de les fusionner en une prestation unique : le revenu de citoyenneté. Reste alors à faire le tri entre les prestations que le revenu de citoyenneté pourrait remplacer et celles qu’il convient de conserver. En 2008, le budget total de la protection sociale s’élevait à un peu moins de 600 milliards


90

CHAPITRE 9. UNE IMPASSE COMPTABLE ?

d’euros 2 . Sur ce montant, 570 milliards d’euros étaient consacrés au financement des différentes prestations sociales réparties par « risque » : santé, vieillesse – survie, maternité – famille, emploi, logement et pauvreté – exclusion sociale. Comme on l’a vu plus haut, pas question de toucher à la branche santé. Certes, les prestations de l’assurance maladie sont pour une large part non contributives, mais elles ne répondent pas à la même logique que le revenu de citoyenneté. En effet, en matière d’assurance maladie, verser une prestation forfaitaire identique pour tous n’aurait aucun sens, les remboursements devant être adaptés aux besoins de chacun. C’est pourquoi sur les 200 milliards consacrés chaque année à la branche santé de la protection sociale, pas un euros ne doit servir au financement du revenu de citoyenneté. Concernant la branche vieillesse, le raisonnement est différent mais le résultat est le même : aucun transfert n’est possible. On pourrait bien sûr envisager que le revenu de citoyenneté vienne se substituer à l’actuel système de retraite en garantissant à chaque retraité un niveau de vie suffisant. Cependant, on ne peut refuser aux travailleurs le droit d’assurer leur niveau de vie en prévision du jour où ils ne pourront plus travailler. Arrivés à l’âge de la retraite, il serait injuste d’exiger de leur part qu’ils se contentent d’un revenu de citoyenneté suffisant, certes, mais modeste. Dans ces conditions, abandonner la retraite par répartition reviendrait en fait à encourager le recours aux retraites par capitalisation, se qui conduirait à remplacer la solidarité intergénérationnelle par une logique individualiste, mais priverait aussi la société d’un levier supplémentaire de redis- tribution des revenus 3 . Le revenu de citoyenneté ne doit donc pas remplacer le système de retraite, mais plutôt servir de socle sur lequel les pensions du régime assurantiel et les retraites complémentaires viendraient se superposer. Mais si l’on conserve le régime assurantiel, pourquoi ne pas supprimer le régime de solidarité nationale que constitue le minimum vieillesse ? Le revenu de citoyenneté s’y substituerait en effet parfaitement et avantageusement (l’Allocation de 2. Julien BECHTEL, Laurent CAUSSAT et Christian LOISY, « Les comptes de la protection sociale en 2003 », dans Document de travail, N°70, DREES, Paris, Octobre 2004. 3. Pour accentuer ce caractère redistributif, il pourrait être judicieux d’adopter un système de cotisations progressives et non plus pro- portionnelles, d’abaisser le plafond des pensions du régime général et de supprimer le plafond de cotisation.


9.1. UNE RÉFORME DE LA PROTECTION SOCIALE.

91

Solidarité aux Personnes Âgées s’élève aujourd’hui à 708 euros pour une personne seule). Toutefois, nous avons vu au chapitre précédent que, s’il entraîne une baisse de l’activité économique, le revenu de citoyenneté pourrait voir son montant baisser jusqu’à ne plus être suffisant. Cet effet balan- cier aurait pour conséquence de raviver l’incitation financière à travailler pour les actifs, mais qu’en serait-il des retraités ? Eux n’auraient plus la possibilité de travailler pour augmenter leur revenu... Pour éviter que des retraités n’ayant cotisé à aucun régime de retraite soient contraints de vivre avec un revenu de citoyenneté finalement insuffisant, il serait donc préférable de majorer le montant versé une fois l’âge de la retraite atteint, en y ajoutant une part de l’actuel minimum vieillesse. À défaut de servir au finan- cement du revenu de citoyenneté, les 20 milliards d’euros aujourd’hui affectés aux pensions vieillesse non contributives et aux diverses compensations de charges pourraient donc financer cette majoration à destination des retraités. Comme la branche vieillesse, la branche emploi mélange allocations contributives et non contributives. Là encore, pas question de toucher au régime assurantiel. En revanche, contrairement au minimum vieillesse, l’Allocation de Solidarité Spécifique (principale allocation non contributive de la branche « emploi ») peut être supprimée et remplacée par le revenu de citoyenneté. Avec les préretraites et les indemnités de formation, que le revenu de citoyenneté remplacerait également, ce sont donc plus de 5 milliards d’euros qui peuvent être transférés. Vient ensuite la branche « famille », qui permet les plus gros transferts. En effet, elle repose essentiellement sur des prestations non contributives, forfaitaires, qui visent à assurer un niveau de vie minimum aux mineurs et dont le montant est aujourd’hui inférieur à celui envisagé ici pour le revenu de citoyenneté. Celui-ci s’y substituant donc parfaitement et avantageusement, rien ne fait obstacle à la suppression des allocations familiales au profit du revenu de citoyenneté. Au sein de la branche « famille », deux postes de dépenses font toutefois exception et doivent être conservés : la maternité et l’action sociale. En effet, la maternité relève du régime assurantiel en permettant d’assurer son niveau de vie en cas de réalisation de l’heureux « risque », tandis que l’action sociale ne saurait être remplacée par le versement d’un revenu de citoyenneté, si élevé soit-il...


92

CHAPITRE 9. UNE IMPASSE COMPTABLE ?

Prestations par branches (les prestations

Coût (en Mds €)

transférées sont indiquées en italique)

Branche « santé » Soins de santé

149,6

Remplacement de revenu temporaire

10,42

Invalidité

29,55

Accidents du travail

9

Autres prestations de santé

2,68

Branche « vieillesse - survie » Pensions directes de base

153,89

Pensions directes complémentaires

54,76

Pensions de reversion

32,42

Avantages non contributifs (minimum vieillesse et

14,97

compensation de charges) Compensations de charges

5,06

Branche « emploi » Allocations chômage

20,82

Indemnités de licenciement

5,29

Allocations de solidarité (ASS)

2,97

Préretraites

1,65

Insertion et réinsertion professionnelle

1,32

Indemnités de formation

1

Branche « famille - maternité » Allocations familiales

44,22

Compensations de charges

12,34

Action sociale et aide sociale

9,69

Maternité

6,84

Branche « pauvreté - exclusion sociale » RMI

6,16

Autres prestations

2,34

Branche « logement » APL

6,51

ALS

4,8

ALF

3,95

Total des transferts Part des prestations sociales transférées

84,94 14,90%


9.2. LES TRANSFERTS DU BUDGET DE L’ÉTAT.

93

Concernant la branche « exclusion sociale », les 8 milliards d’euros qui lui sont affectés peuvent être intégralement transférés au financement du revenu de citoyenneté. Il s’agit en effet de prestations non contributives (essentiellement le RSA), différentielles, visant à assurer un niveau de vie minimum en allouant aux bénéficiaires un revenu misérable. Le revenu de citoyenneté s’y substituerait parfaitement et avantageusement, et les 8 milliards d’euros qui leur ont été consacrés en 2008 auraient sans doute été mieux utilisés s’ils avaient contribué au financement d’une telle mesure. Enfin, même principe pour la branche « logement » qui regroupe exclusivement des allocations non contributives visant à garantir l’accès de tous à un logement. Puisque le logement fait évidemment partie des besoins essentiels que le revenu de citoyenneté doit couvrir, il serait absurde de conserver les APL, ALS et ALF. Il convient par ailleurs de noter les effets pervers du système actuel d’allocations logement qui oriente à la hausse le loyer de certains types d’appartements. Plutôt qu’une subvention aux propriétaires, un plafonnement général des loyers (suivant le barème de la loi Besson par exemple) serait sans doute plus efficace et plus juste pour garantir l’accès de tous à un logement à un prix abordable... Au final, les fonds transférables de la protection sociale vers le revenu de citoyenneté s’élèvent à près de 85 milliards d’euros, soit un peu moins de 15% des prestations totales de la protection sociale. On pour- rait sans doute ajouter à cela les économies de frais de gestion – qui représentent près de 30 milliards d’euros – permises par la simplification du système de protection sociale et la disparition des contrôles pour l’ensemble des prestations aujourd’hui soumises à des conditions de revenus. Ces économies ne sont toutefois pas comptabilisées ici car, outre le revenu de citoyenneté, il convient également de financer les mesures devant accompagner l’instauration de ce revenu (extension du champ des services publics et de la gratuité, développement de l’écono- mie sociale et solidaire, etc.).

9.2

Les transferts du budget de l’État.

Autres fonds aisément transférables, ceux alloués aux politiques de l’emploi. En 2006, le budget destiné à financer ces politiques s’élevait à 33,1 milliards


94

CHAPITRE 9. UNE IMPASSE COMPTABLE ?

d’euros 4 . Chaque année, ce sont donc plus de 30 milliards d’euros qui sont consacrés à la lutte stérile et ruineuse contre le chômage. Une somme dont la société profiterait davantage si elle était allouée au revenu de citoyenneté au lieu de financer les allège- ments de cotisations sociales sur les bas salaires, les divers emplois aidés, les préretraites (part relevant du budget de l’État), et les dépenses de formation professionnelle. En effet, en réfutant le chômage comme problème social, le revenu de citoyenneté réduit considérablement l’intérêt de ces politiques en faveur de la création d’emploi. Le budget qui leur est consacré aujourd’hui peut ainsi être entièrement transféré. Notons en outre que ce chiffrage correspond à une définition stricte et restreinte de la politique de l’emploi. Si l’on y ajoute les mesures fiscales (exonérations et prime pour l’emploi notamment) destinées à encourager l’activité économique ainsi que les dispositifs de promotion de l’emploi, ce sont près de 15 milliards d’euros 5 supplémentaires qui peuvent être alloués au financement du revenu de citoyenneté.

Enfin, on peut également envisager de transférer l’ensemble des aides directes aux étudiants, et notamment les bourses de l’enseignement supérieur. Ces bourses, versées sous conditions de ressources et/ou de résultats, concernent aujourd’hui plus de 500 000 étudiants. Elles deviendraient toutefois inutiles si un revenu de citoyenneté était versé à tous ces bénéficiaires. Bourses, prêts étudiants, parts des aides au logement et au transport couvertes par l’État, le montant total des aides directes aux étudiants s’élève à 2,5 milliards d’euros 6 . A cela s’ajoutent les aides fiscales (majoration du quotient familial, réductions d’impôts) dont bénéficient les foyers comptant un ou plusieurs étudiants, soit 1,2 milliards d’euros en 2005.

L’ensemble des fonds du budget de l’État pouvant être alloués au financement du revenu de citoyenneté représente donc un montant total d’environ 50 milliards d’euros. 4. « Le coût de politique de l’emploi en 2006 », dans Premières synthèses, N°30.1, DARES, Paris, Juillet 2008. 5. 13,8 milliards en 2004. Cf. Brigitte ROGUET, « Le coût de politique de l’emploi en 2004 », dans Premières synthèses, N°25.2, DARES, Paris, Juin 2006. 6. « Budget, coûts et financement », Repères et références statistiques. Édition 2006, pp. 306-323.


9.3. UNE REFONTE DE L’IMPÔT SUR LES REVENUS.

9.3

95

Une refonte de l’impôt sur les revenus.

Cumulés, les transferts de la protection sociale et du budget de l’État s’élèvent à environ 135 milliards d’euros, soit un peu moins de 30% des ressources nécessaires au financement du revenu de citoyen- neté. Les deux tiers restants (335 milliards d’euros) doivent donc être financés par une augmentation des prélèvements obligatoires. Conformément au principe d’adéquation mentionné plus haut, c’est sur l’imposition des revenus des personnes physiques que doit porter cette augmentation. Aujourd’hui, l’impôt sur le revenu est un impôt progressif par tranche. En moyenne, le taux d’im- position des revenus est d’environ 9%, pour des recettes totales qui s’élevaient à un peu moins de 60 milliards d’euros en 2008. Suivant ces données, une hausse du taux d’imposition moyen d’environ 50 points (amenant l’impôt sur le revenu à 60% en moyenne) permettrait de couvrir intégralement les quelques 335 milliards d’euros manquant au financement du revenu de citoyenneté après les transferts des budgets de l’État et de la protection sociale. Toutefois, compte tenu de son assiette réduite, des innombrables niches et exonérations fiscales et des nombreux crédits d’impôts accordés aux contribuables, le rendement de l’impôt sur le revenu n’est pas optimum. Il rapporte ainsi 15 milliards d’euros de moins que la CSG (contribution sociale générali- sée) dont les différents taux (6,2%, 6,6%, 7,5% et 8,2% suivant les types de revenus) sont pourtant inférieurs au taux d’imposition moyen de l’impôt sur revenu... Dès lors, si l’on s’appuie sur la CSG et non plus sur l’impôt sur le revenu pour financer le revenu de citoyenneté – ce qui serait d’ailleurs logique puisque ce revenu s’inscrirait dans une réforme de la protection sociale – une hausse moyenne de 35 points des différents taux de CSG suffirait pour dégager les 335 milliards d’euros manquants. Étant donné le taux d’imposition relativement élevé que suppose le financement du revenu de citoyenneté, une refonte de l’impôt sur le revenu est évidemment nécessaire. Cela suppose notamment l’abandon ou la réduction de la progressivité de l’impôt, fortement désincitative, afin de ne pas pénaliser les citoyens souhaitant travailler plus pour gagner plus – choix aussi légitime que son contraire. Notons toutefois que le prélèvement d’un taux


96

CHAPITRE 9. UNE IMPASSE COMPTABLE ?

fixe sur les revenus imposables se traduirait de fait par un taux progressif sur l’ensemble des revenus, la part des revenus non imposables – le revenu de citoyenneté – diminuant mathématiquement avec la hausse des revenus imposables (voir l’encadré ci-dessous). Autre changement de fond nécessaire, le passage à un impôt individualisé. Le revenu de citoyenneté étant versé à titre individuel, le système d’imposi- tion ne doit pas tenir compte de la situation familiale des contribuables.

9.4

Augmenter la CSG de 35 points ?

Augmenter le taux de CSG de 35 points pour financer le revenu de citoyenneté pourrait en effrayer certains. Il faut toutefois garder à l’esprit que, pour l’écrasante majorité de la population, cette forte hausse de l’impôt serait largement compensée par le versement du revenu de citoyenneté qu’elle sert justement à financer. En fait, cela revient surtout à prendre dans une poche pour remettre dans l’autre ! Ainsi, un individu ayant un revenu imposable de 2 142 €, verserait d’un côté 35% de ce revenu (soit 750 euros) au titre du financement du revenu de citoyenneté, et percevrait de l’autre les 750 euros du revenu de citoyenneté. Ce serait donc pour lui une opération blanche. Au-delà de ce niveau de revenu, les individus commenceraient à contribuer davantage au financement du revenu de citoyenneté qu’ils ne gagnent en le touchant chaque mois. Inversement, en-deçà de ce niveau de revenu, les individus bénéficieraient en fait d’une sorte d’impôt négatif. L’impôt négatif est un dispositif fiscal imaginé dans les années 1940 par l’économiste anglaise Rhys-Williams. Il consiste à accorder à l’ensemble des foyers un crédit d’impôt qui se traduit par une réduction d’impôt classique pour les contribuables les plus aisés, et par un taux d’impôt négatif (un crédit d’impôt remboursable) pour les foyers les plus modestes (non imposables ou faiblement imposés). Au lieu de payer un impôt, même modique, ces foyers perçoivent donc de l’argent de la part de l’administration fiscale. Même s’ils se distinguent dans leurs modalités pratiques, leur démarche et leur philosophie, revenu de citoyenneté et impôt négatif ont en fin de compte un impact strictement identique sur le niveau de vie des ménages (à condition bien sûr que le montant du revenu de citoyenneté et celui du


97

9.4. AUGMENTER LA CSG DE 35 POINTS ?

crédit d’impôt soient les mêmes). Aussi, afin de relativiser la hausse d’impôt nécessaire à son financement, il peut être utile d’aborder le revenu de citoyenneté sous l’angle de l’impôt négatif en comparant le taux d’imposition nominal appliqué aux revenus imposables et le taux d’imposition réel une fois pris en compte le versement du revenu de citoyenneté. Dans le tableau ci-dessous, on constate que la combinaison d’un impôt proportionnel (à taux unique) et d’une prestation forfaitaire se traduit concrètement par l’application d’un taux d’imposition réel progressif, le taux augmentant avec le revenu imposable. Par ailleurs, on voit bien que l’application d’un taux d’imposition nominal de 35% combiné au versement d’un revenu de citoyenneté de 750 euros équivaudrait, pour un smicard, à l’application d’un impôt négatif de 65%. De son côté, une personne disposant d’un revenu imposable de 3 000 euros se verrait appliquer un taux d’imposition réel de 10%. De quoi rela- tiviser les 35 points de hausse de la CSG... Taux d’imposition nominal et taux d’imposition réel. Revenu imposable (hors RdC) Taux d’imposition appliqué Impôt dû Revenu disponible (après versement du RdC) Taux d’imposition réel Revenu imposable (hors RdC) Taux d’imposition appliqué Impôt dû Revenu disponible (après versement du RdC) Taux d’imposition réel

750 €

1 050 €

1 500 €

35%

35%

35%

262,50 €

367,50 €

525 €

1 237,50 €

1 432,50 €

1 725 €

-65%

-36,43%

-15%

2 142 €

3 000 €

4 000 €

35%

35%

35%

750 €

1 050 €

1 400 €

2 142 €

2 700 €

3 350 €

0%

10%

16,25%

Enfin, d’un point de vue plus pratique, la mise en place d’un revenu de citoyenneté suppose l’adoption d’un système de prélèvement à la source, plus juste, moins coûteux, et susceptible de faciliter l’acceptation de l’impôt. Tout cela conforte le choix de la CSG comme base fiscale de financement du revenu de citoyenneté. Au final, cet impôt, assorti d’un taux moyen de 43%, permettrait, toutes choses égales par ailleurs, de dégager plus de 335 milliards d’euros de recette fiscales supplémentaires. Associés aux substantiels transferts de fonds alloués au budget de la protection sociale et de l’État, le


98

CHAPITRE 9. UNE IMPASSE COMPTABLE ?

compte est donc plus que bon, laissant même entrevoir un léger excédent. Voilà donc surmonté l’obstacle comptable. Toutefois, il n’était question jusque-là que d’un revenu de citoyenneté de 750 euros. Qu’en est-il du financement si l’on opte pour un montant plus bas ou, choix plus problématique, plus élevé ? Pour compléter nos projections comptables, il convient en effet d’envisager brièvement le financement d’un revenu de citoyenneté s’éloignant de l’hypothèse médiane qui a fondé nos précédents calculs. On se contentera ici de formuler deux hypothèses opposées en fixant le revenu versé aux adultes à 460 euros, montant actuel du RSA, puis 1 050 euros, niveau actuel du salaire minimum. Bien sûr, qui peut le plus peut le moins. Si le financement d’un revenu de 750 euros par mois peut être assuré à chaque adulte, il ne fait aucun doute que celui d’un revenu de 460 euros peut l’être tout autant. Le coût total du dispositif s’élèverait alors à environ 320 milliards d’euros, soit 150 milliards d’euros de moins que dans notre hypothèse médiane. Son financement en serait donc facilité, la hausse du taux de CSG nécessaire à son financement se limi- tant alors à 16 points. Penchons-nous à présent sur la seconde hypothèse, celle d’un revenu de citoyenneté de 1 050 euros. Cette fois, le coût total d’un tel revenu s’élèverait à 630 milliards d’euros. Un coût dont le financement semble plus complexe puisqu’il suppose de dégager 160 milliards d’euros supplémentaires par rapport à notre hypothèse médiane. Augmenter davantage le taux d’imposition semblant risqué pour l’activité économique, c’est donc à nouveau vers les transferts budgétaires qu’il convient de se tourner. De fait, le principe de substitution autorise à puiser plus largement dans les comptes de la protection sociale. Avec 1 050 euros versé chaque mois à chaque citoyen majeur, les systèmes de retraite et d’assurance chômage, tels qu’ils sont conçus aujourd’hui, n’auraient plus guère de sens et l’on pourrait donc envisager, si ce n’est leur suppression, du moins un allègement. Ajoutés aux 470 milliards d’euros dégagés pour financer un revenu de citoyenneté de 750 euros, les 270 milliards d’euros consacrés chaque année au financement de ces branches de la protection sociale laisse de bonnes marges de manœuvre et permettraient de financer aisément un revenu de citoyenneté fixé à 1 050 euros. Au final, financer un revenu de citoyenneté n’a donc rien d’une impasse


9.4. AUGMENTER LA CSG DE 35 POINTS ?

99

comptable, et ce quel que soit son montant. Peu importe qu’il soit fixé à 460, 750 ou 1 050 euros par mois, son financement ne nécessite qu’une refonte de notre système de protection sociale et un renforcement du rôle de l’impôt dans la répartition des richesses. Reste alors à choisir le montant auquel nous souhaitons fixer le revenu de citoyenneté et puisque le financement n’est pas un problème, il serait tentant d’opter pour l’hypothèse la plus élevée. Et pourquoi pas plus ? Toutefois, puisque le financement n’apparaît pas comme un critère pertinent dans le choix du montant du revenu de citoyenneté, il est indispensable de s’assurer que d’autres critères ne peuvent en revanche s’avérer déterminants. Ainsi l’on peut s’interroger sur l’impact du montant du revenu de citoyenneté sur le niveau de vie, le mode de vie, ou encore sur la compétitivité économique.


100

CHAPITRE 9. UNE IMPASSE COMPTABLE ?


Chapitre 10

Une société juste et équitable. Le revenu de citoyenneté est un revenu incondi- tionnel. Autrement dit, il est versé à chaque citoyen, sans condition ni contrepartie. Par définition donc, chaque citoyen en bénéficie, de la naissance jusqu’à la mort. Toutefois, si chacun en bénéficie, tous ne peuvent en profiter. Soyons clairs, le revenu de citoyenneté étant un instrument de répartition des richesses, il est évident qu’il ne peut profiter à tous, certains finançant nécessairement le revenu de citoyenneté des autres. On peut alors s’interroger : d’un point de vue strictement financier, à qui profite le revenu de citoyenneté ?

10.1

À qui profite le revenu de citoyenneté ?

Suivant l’impératif de justice sociale auquel il entend répondre, et conformément au « principe de différence » de Rawls mentionné plus haut, le revenu de citoyenneté doit avant tout profiter aux individus les moins bien lotis. Sur ce point l’efficacité du revenu de citoyenneté est indubitable. Et pour cause, en garantissant à chaque citoyen un revenu minimum – qu’il soit de 460, 750 ou 1 050 euros - la mise en place d’un revenu de citoyenneté signifie tout bonnement la disparition de la misère à l’échelle nationale. De 101


102

CHAPITRE 10. UNE SOCIÉTÉ JUSTE ET ÉQUITABLE.

plus, dans la mesure où ses modalités de financement n’altèrent pas la situation des bénéficiaires des minima sociaux 1 , le revenu de citoyenneté ne peut contribuer à dégrader leur niveau de vie. Quel que soit son montant, le revenu de citoyenneté profite donc pleinement aux plus démunis. Bien sûr, la chose est d’autant plus vraie que le montant du revenu de citoyenneté est élevé ! Ainsi, si l’on fixe son montant au niveau du seuil de pauvreté, c’est la pauvreté, au sens statistique du terme, que l’on éradique ! Concrètement, il n’y aurait plus aucun pauvre en France selon les critères retenus par l’Insee alors que la France en compte aujourd’hui près de 4 millions. Cette incontestable avancée sociale suffit sans doute à démontrer l’impact positif du revenu de citoyenneté sur le niveau de vie des moins bien lotis. Mais, plus largement, quel peut être son impact sur le niveau de vie de l’ensemble de la population ? Cet impact dépend en premier lieu du niveau de revenu des bénéficiaires et de leur contribution au financement du revenu de citoyenneté. Un individu ne disposant d’aucune source de revenu imposable ne contribue pas au financement du revenu de citoyenneté mais le perçoit, bien sûr, en totalité. A l’inverse, un individu ayant des revenus imposables très élevés versera, pour financer le revenu de citoyenneté, un impôt supérieur à ce qu’il percevra au titre de ce revenu. De manière générale, à mesure que les revenus augmentent, le profit que l’on tire du revenu de citoyenneté diminue jusqu’à devenir nul, puis négatif. L’opération devient « blanche », lorsque le citoyen verse autant pour le financement du revenu de citoyenneté que le montant qu’il perçoit au titre de ce revenu. Passé ce plafond de revenu, le revenu de citoyenneté ne profite plus aux citoyens. Rappelons tout de même que, s’ils n’en profitent pas, ils continuent bien sûr d’en bénéficier et de le percevoir. La composition des revenus est également déterminante dans l’impact du revenu de citoyenneté sur le niveau de vie. Suivant que les revenus sont constitués majoritairement de revenus imposables ou de transferts sociaux, l’impact du revenu de citoyenneté peut varier considérablement. En effet, le revenu de citoyenneté vient logiquement se substituer aux transferts sociaux tandis qu’après imposition les revenus d’activité, par exemple, viennent intégralement s’ajouter au revenu de citoyenneté. A revenu égal, l’individu 1. Voir partie II, chapitre 8, « Une impasse comptable ? ».


10.1. À QUI PROFITE LE REVENU DE CITOYENNETÉ ?

103

disposant de revenus imposables profite donc davantage du revenu de citoyenneté qu’un individu ayant des transferts sociaux pour unique source de revenu. Enfin, dernier facteur déterminant l’impact du revenu de citoyenneté sur le niveau de vie : la composition du foyer. Le revenu de citoyenneté est versé à titre individuel. Par conséquent, la composition du foyer n’entre pas en compte dans le calcul des sommes versées à chaque citoyen. Un tel système rompt avec les logiques actuelles de versement des allocations et aides sociales. Tenant compte des économies faites par les foyers comprenant plusieurs individus, du fait de la mutualisation de certains coûts, le montant par personne de ces allocations, décroît à mesure que la taille du foyer augmente. Ainsi, alors qu’un allocataire du RSA vivant seul se voit alloué 460 euros par mois, un autre allocataire ayant un enfant à charge ou vivant en couple ne percevra que 690 euros, soit 345 euros par personne. Le revenu de citoyenneté, en revanche, ne donne lieu à aucun ajustement du fait de la taille du foyer. Les couples, familles, et en fait tous les foyers comprenant plusieurs personnes, profitent donc mathématiquement de l’individualisation des versements. Si l’on résume, les principaux bénéficiaires du revenu de citoyenneté sont les familles disposant davantage de revenus d’activité que de transferts sociaux, dans la limite du plafond de ressources au-dessus duquel les citoyens contribuent davantage au financement du revenu de citoyenneté qu’ils n’en profitent. A l’inverse, s’ils n’en pâtissent pas, les célibataires sans enfants n’ayant comme seules ressources que des transferts sociaux sont ceux qui profitent le moins du revenu de citoyenneté. Pour ceux-là, on l’a vu 2 , le principal intérêt du dispositif tient à son caractère inconditionnel et automatique. Inutile de demander à en bénéficier, inutile d’entamer de quelconques démarches en contrepartie, le revenu de citoyenneté pose un droit au revenu. Au-delà de ces cas spécifiques, c’est au regard de la situation des célibataires sans enfants, individus les moins bien lotis parmi les bénéficiaires du revenu de citoyenneté, que doit être évaluée l’impact de ce revenu sur le niveau de vie de la population. Afin d’évaluer l’impact le plus modeste du revenu de citoyenneté, il convient donc de calculer le plafond de ressources à partir duquel l’introduction d’un revenu de citoyenneté implique une baisse du niveau de vie des bénéficiaires 2. Voir partie II, chapitre 6, « Les multiples vertus du revenu de citoyenneté ».


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CHAPITRE 10. UNE SOCIÉTÉ JUSTE ET ÉQUITABLE.

les moins bien lotis. Pour un célibataire sans enfants, ce plafond est de 2 142 euros imposables par mois si le revenu de citoyenneté versé est de 750 euros. En effet, si l’on garde l’hypothèse d’une hausse de la CSG de 35 points 3 , 750 euros seront prélevés sur un revenu imposable de 2 142 euros, et immédiatement compensés par le versement du revenu de citoyenneté. Si le revenu de citoyenneté versé est de 1 050 euros le plafond s’élève alors, suivant le même calcul, à 3 000 euros.

Pour tous ceux dont le niveau de revenu est inférieur à ces niveaux de revenu, le solde entre le revenu de citoyenneté perçu et les impôts versés serait donc positif. Dans l’absolu, le revenu de citoyenneté leur serait donc favorable. Aujourd’hui, plus de 8 célibataires sur 10 disposent d’un revenu mensuel net inférieur à 2 142 euros, et ils sont plus de 90% à disposer d’un revenu inférieur à 3 000 euros 4 .

Par conséquent, on le voit, l’hypothèse d’un revenu de citoyenneté de 1 050 euros verrait le niveau de vie de plus de 90% des célibataires s’améliorer. . . De son côté, un revenu de citoyenneté de 750 euros profiterait à plus de 80% d’entre eux, la détérioration de la situation des autres étant le prix à payer pour l’amélioration de celle des plus démunis. Insistons sur le fait qu’il ne s’agit là que d’une évaluation a minima de l’impact du revenu de citoyenneté sur le niveau de vie, dans la mesure où cette évaluation ne porte que sur la situation des ménages les moins biens lotis parmi les bénéficiaires du revenu de citoyenneté : les célibataires sans enfants.

À la lumière de cette éva- luation l’impact positif d’un tel revenu sur le niveau de vie de l’ensemble de la population ne fait donc aucun doute. Toutefois, la comparaison des niveaux de vie n’a de sens qu’à pouvoir d’achat équivalent. Or, l’impact du revenu de citoyenneté sur les prix, et fin de compte sur le pouvoir d’achat, demeure incertain du fait de l’inversion du rapport de force entre employeurs et employés. 3. Voir partie II, chapitre 8, « Une impasse comptable ? ». 4. D’après les données de 2007 relevées par l’Insee dans son Enquête revenus fiscaux et sociaux.


10.2. UNE SOCIÉTÉ ÉQUITABLE.

10.2

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Une société équitable.

Pour faire face à la disparition de la contrainte au travail et au risque de désertion du marché du travail, les employeurs n’auraient d’autre choix que de procéder à une augmentation des rémunération des emplois les plus pénibles ou les moins attrayants. Ravivant l’incitation financière à travailler, ces revalorisations salariales auraient toutefois un impact direct sur les coûts de production et pourraient malheureusement se traduire par une hausse proportionnelle des prix. Mais, après tout, n’est-ce pas là le prix de l’équité ? Entendons-nous bien, verser une juste rémunération au regard de la peine et du sacrifice de temps libre consenti par les travailleurs n’est finalement que justice. D’ailleurs, remet-on en cause la pertinence et la légitimité du commerce équitale, par exemple, sous prétexte qu’il occasionne une hausse du prix des produits labellisés ? Certes non, et une généralisation des valeurs du commerce équitable à l’ensemble des pratiques commerciales serait même souhaitable. Reste que les produits « équitables » ne représentent aujourd’hui qu’une part marginale des échanges commerciaux. De ce fait, l’impact actuel de ces produits sur le niveau global des prix demeure négligeable. La situation serait différente en revanche si leur vente se généralisait.

10.3

Revalorisations salariales et compétitivité économique.

La généralisation de ces pratiques à l’ensemble de l’économie nationale pourrait en effet occasionner une hausse significative des prix, handicaper la compétitivité de la production nationale face aux productions étrangères – sur les marchés extérieurs comme intérieur – et plonger cette économie équitable dans un certain marasme. . . Pour le prévenir, miser sur le patriotisme économique et le sens de l’intérêt général des « consotoyens » semble être un pari pour le moins hasardeux. En effet, le succès marginal du commerce équitable indique clairement que, si les citoyens semblent souhaiter voire revendiquer une généralisation de ces pratiques de production, de rémunération et de commercialisation, les consommateurs ne partagent visiblement pas leurs convictions. . .


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CHAPITRE 10. UNE SOCIÉTÉ JUSTE ET ÉQUITABLE.

Pour l’entreprise, l’impact de la hausse des salaires et la forme qu’elle peut revêtir dépendent évidemment de la taille, de l’activité et du type de la structure considérée. Ainsi, et si l’on occulte pour l’instant la concurrence étrangère, une entreprise fabriquant ou commercialisant des produits de première nécessité – présentant donc une faible élasticité de la demande par rapport au prix – pourrait très bien répercuter directement et intégralement l’augmentation des coûts de production induits sur les prix sans craindre une baisse significative de ses ventes. A l’inverse, une entreprise dont les produits se caractérisent par une forte élasticité de la demande par rapport aux prix pourrait plus difficilement répercuter la hausse des salaires sur les prix sans mettre en péril son activité. Certains mécanismes pourraient alors être utilisés pour amortir la hausse des salaires et atténuer ainsi son impact sur les prix de vente aux consommateurs. Un premier mécanisme consisterait à réviser l’échelle des salaires pour limiter l’augmentation de la masse salariale. On l’a vu, les revalorisations salariales devraient concerner davantage voire exclusivement les titulaires d’emplois pénibles ou dévalorisés, dont l’intérêt n’est que financier. A l’inverse, et toujours selon la loi de l’offre et de la demande, les titulaires des postes les plus valorisés socialement ou les plus intéressants pourraient sans doute s’accommoder d’un gel voire d’une baisse de leur rémunération afin de sauvegarder la viabilité économique de l’entreprise. En effet, la reconnaissance sociale et l’épanouissement personnel qu’ils tirent de leur fonction incitent à atténuer l’importance des aspects financiers parmi leurs motivations professionnelles. Ainsi, hausse des bas salaires et baisse des rémunérations les plus élevées pourraient se compenser et prévenir l’augmentation des prix. Autre option permettant de limiter l’inflation : rogner les profits. En effet, une hausse des salaires pourrait être financée par une réduction des profits, la rémunération du capital allant à la rémunération du travail. Ces deux méca- nismes présentent toutefois quelques inconvénients. Ainsi, revoir la grille de salaires aux dépens des populations de cadres risque d’entraîner une fuite du personnel diplômé tandis qu’une réduction des profits risque de faire fuir les capitaux. Pour l’entreprise, il s’agit donc d’arbitrer entre une hausse des prix limitant sa compétitivité, un écrasement de l’échelle des salaires risquant de décourager ses cadres, et une réduction des profits


10.4. MOUVEMENT COOPÉRATIF ET PERFORMANCE SOCIALE.107 risquant de brider les investisseurs. On voit qu’aucune de ces options n’est satisfaisante seule, et qu’une solution acceptable ne peut résulter que d’une application partielle de chacune d’entre elles par l’entreprise.

10.4

Mouvement coopératif et performance sociale.

L’État peut l’y inciter en encourageant le développement des sociétés coopératives qui sont sans doute les structures les mieux adaptées pour faire face aux négociations salariales et, dans le cas qui nous intéresse ici, à l’impact d’un revenu de citoyenneté sur les relations entre employeur et employé. La raison en est simple : les employés sont aussi les employeurs, chaque salarié étant également propriétaire de son entreprise. A ce titre, les salariés participent de droit et démocratiquement à la gestion et à la définition des orientations de leur entreprise, suivant le principe « un homme, une voix ». Les conséquences de cette situation sont multiples. D’abord, les salariés sont plus impliqués dans l’activité de leur entreprise, ont davantage conscience des contraintes auxquelles elle est confrontée, et peuvent ainsi plus volontiers faire certaines concessions salariales si la survie de leur entreprise est en jeu. Ensuite, la gestion de la coopérative étant démocratique, la grille des salaires qui en résulte est souvent équitable de fait et un écra- sement de cette grille semble moins problématique que dans des structures classiques. Enfin, dernière conséquence, les salariés étant aussi les actionnaires, ils profitent tant de la rémunération du travail que de la rémunération du capital. Un transfert de l’une à l’autre est donc plus aisé. Pour préserver la compétitivité de l’économie, c’est donc ce type d’entreprise que l’État doit soutenir, la conversion des autres entreprises en coopératives pouvant elle aussi être encouragée. Au-delà du secteur coopératif, c’est l’ensemble de l’économie à haute performance sociale qui peut être soutenue face à la concurrence pour préserver sa compétitivité. L’État dispose pour cela d’un second levier. A défaut de régir l’ensemble des échanges commerciaux internationaux, l’État peut en effet s’efforcer de garantir une concurrence juste et équitable sur son territoire. A titre d’exemple, revenons sur le succès marginal du commerce équitable. A « qualité » égale, il n’est guère surprenant que les consommateurs se préoccupent peu des produits équitables et


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CHAPITRE 10. UNE SOCIÉTÉ JUSTE ET ÉQUITABLE.

optent massivement pour les produits les moins chers. Le fait que le rapport qualité/prix avantageux de ces produits résulte de conditions de fabrication et de commercialisation iniques importe peu, les consommateurs privilégiant leur intérêt particulier à court terme. Garant de l’intérêt général, l’État – et les citoyens qu’il représente – peut-il quant à lui négliger ces questions ? La reconnaissance récente du commerce équitable par les pouvoirs publics nous apporte un début de réponse. Mais puisque cette reconnaissance induit celle, implicite, du caractère inéquitable des autres échanges commerciaux – dans les secteurs concernés par le commerce équitable tout du moins – pourquoi ne pas aller plus loin et pénaliser les produits non labellisés ? Si l’on adhère aux valeurs défendues par les acteurs du commerce équitable et que l’on reconnaît l’intérêt de ces pratiques pour l’ensemble de la société, nul doute que la défense de l’intérêt général passe par la défense des produits équitables et de leur compétitivité face aux autres produits. Ainsi, taxer les produits non labellisés permettrait de proposer aux consommateurs des prix « à performance sociale équivalente », rendant plus juste la concurrence entre les produits estampillés « équitables » et les autres. Bien sûr, dans le cadre d’un projet de société global, ce qui est vrai pour les performances sociales l’est tout autant pour les performances écologiques. A la taxe sociale peut donc s’ajouter une taxe écologique répercutant les coûts que le transport et la production des marchandises font peser sur l’environnement. De tels dispositifs semblent légitimes et pourraient préserver la compétitivité de la production socialement et écologiquement performante au sein d’une concurrence juste et équitable. On le voit, la compétitivité des entreprises peut être préservée par la mise en œuvre de mesures fiscales encourageant la performance sociale et garantissant une concurrence équitable. Rappelons d’ailleurs que le risque de baisse de compétitivité n’a rien d’inéluctable, chaque entreprise pouvant s’en prémunir ou du moins l’atténuer en adaptant son organisation, ses orientations, et en questionnant son mode de gouvernance. Du point de vue du consommateur, ces évolutions, si elles s’avèrent fructueuses, pourraient considérablement limiter les risques d’inflation et de perte de pouvoir d’achat que l’instauration d’un revenu de citoyenneté peut


10.4. MOUVEMENT COOPÉRATIF ET PERFORMANCE SOCIALE.109 laisser craindre. Notons d’ailleurs sur ce point que la mise en évidence d’un risque d’inflation ne suffit pas pour diagnostiquer une baisse certaine et significative et généralisée du pouvoir d’achat. Pour cela, il faudrait également tenir compte des revalorisations salariales et du versement du revenu de citoyenneté venant s’ajouter aux autres ressources des consommateurs. On le voit, la chose n’est pas si simple. Quoi qu’il en soit, la hausse hypothétique du prix de certains produits, du fait de la juste rémunération versée aux salariés qui concourent à leur production, ne constituerait que la juste répercussion du prix de l’équité. Et si ce sont les consommateurs qui en supportent le coût, chaque travailleur et par-dessus tout chaque citoyen finit sans nul doute par en récolter les fruits.


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CHAPITRE 10. UNE SOCIÉTÉ JUSTE ET ÉQUITABLE.


Chapitre 11

Conclusion. Il est temps d’en finir avec la « valeur travail ». Le culte imbécile du turbin n’a que trop duré, il faut l’abolir ! La tâche est rude alors que la réhabilitation de la « valeur travail » est au cœur des projets politiques, à droite comme à gauche. Plus rude encore alors que l’on nous exhorte à travailler plus. Travailler plus pour sauver les retraites ; travailler plus pour préserver la compétitivité de l’économie française ; travailler plus pour travailler tous ; travailler plus pour gagner plus. . . Il nous faudrait travailler toujours plus donc, alors même que nous travaillons déjà beaucoup trop ! Nous travaillons trop, bien sûr, au regard des menus plaisirs et de l’infime satisfaction que nous tirons du turbin. Pourquoi bosser autant, pourquoi consacrer autant de temps à un boulot pénible alors que tant d’autres activités, plus plaisantes et épanouissantes s’offrent à nous ? Mais surtout nous travaillons trop au regard de l’utilité sociale du fruit de notre besogne. Rappelons ce syllogisme élémentaire : notre société de consommation est une société de surconsommation ; or toute société de consommation est une société de production ; donc, notre société de surconsommation est une société de surproduction. Nous consommons trop, nous produisons trop, nous travaillons trop. Et l’on voudrait réhabiliter la « valeur travail » dans notre pays de forçats ? Soyons sérieux, oublions la réhabilitation, c’est dans l’abolition qu’est le remède. Car notre société est malade du Travail. Sans Travail, pas de chômage ! C’est bien le poids écrasant du travail et la place exorbitante qu’il occupe dans 111


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CHAPITRE 11. CONCLUSION.

notre société, qui rendent son absence si pénible aux chômeurs. Si l’on relativise son rôle, son importance dans la vie de chacun, le chômage demeure certes une absence de travail mais il n’est plus ce tragique manque d’emploi contre lequel la société se mobilise. Rappelons-le, le chômage n’est un problème que dans la mesure où le travail est considéré comme la solution. La « révolution laborieuse » a progressive- ment fait du travail un devoir. Un devoir religieux d’abord, destiné à lutter contre l’oisiveté mère de tous les vices. Un devoir civique ensuite, entérinant le « contrat social » capitaliste et son objectif d’accumulation de richesses sans fin ni finalité. La « valeur travail » n’est que l’expression de ce devoir inepte qu’il nous faut abolir. Mais abolir le Travail ne suffit pas. Encore faut-il ensuite garantir le revenu. Garantir le revenu pour libérer l’individu de la contrainte économique liée au travail et assurer à tous un niveau de vie décent. Garantir le revenu pour affirmer la liberté d’activité de chacun des membres de la société, reconnaître son utilité sociale et valoriser la richesse sociale qu’il contribue à créer. Garantir le revenu enfin pour en finir avec la misère acceptée et la pauvreté entretenue. Au-delà, c’est un projet anticapitaliste qui se dessine, invitant à s’émanciper de tout impératif de croissance économique. Cet impératif qui nous pousse à travailler toujours plus pour consommer toujours trop. « Abolir le Travail, garantir le revenu », voilà, résumé en un slogan, le formidable projet de transformation sociale dont le revenu de citoyenneté est porteur. C’est une société plus juste qui doit en naître. Une société équitable rémunérant convenablement le travail en fonction de sa pénibilité. Une société du temps de travail choisi, libérée du travail inutile et de la consommation futile. « Abolir le Travail, garantir le revenu », un slogan simple et plein de promesses donc, mais dont on ne peut se satisfaire. A lui seul, le revenu de citoyenneté peut-il réellement entraîner les bouleversements nécessaires à cette transformation sociale ? Gardons-nous de réduire ce projet de société à un slogan ou une mesure, si précieuse soit-elle. Car le revenu de citoyenneté, seul, est insuffisant. Insuffisant, déjà, puisque son montant ne peut être « suffisant » pour tous. Dès lors, le revenu de citoyenneté doit s’intégrer dans une politique sociale plus large d’accès aux biens et services essentiels. Plafonnement des loyers, gratuité ou quasi-gratuité des services publics, apparaissent alors comme des


113 mesures d’accompagnement incontournables. Du fait de son impact économique et social, le revenu de citoyenneté appelle bien d’autres mesures d’accompagnement. Une politique de soutien du mouvement coopératif, l’adoption de taxes sociales et écologiques, l’instauration d’un revenu maximum autorisé et surtout la mise en place d’une politique du temps libre visant à repenser la vie hors du travail et de la consommation sont indispensables. Ce n’est qu’accompagné de ces quelques mesures que le revenu de citoyenneté peut être porteur de l’idéal de justice sociale dont il se réclame. L’idée si séduisante d’un revenu de citoyenneté n’a donc rien de farfelu pour peu que l’on troque un pragmatisme aboulique pour l’affirmation et la défense d’un idéalisme réaliste. Ne manque plus alors à cet idéal réaliste que la volonté politique. A nous d’en faire notre affaire.


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CHAPITRE 11. CONCLUSION.


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