Cours ESS

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1

I NTRODUCTION À L’ ÉCONOMIE SO CIALE ET SOLIDAIRE .

P REMIÈRE PARTIE. Les fondements politiques philosophiques et historiques de l’économie sociale et solidaire. D EUXIÈME PARTIE. Actualité et enjeux de l’économie sociale et solidaire.

Baptiste M YLONDO


2


Table des matières I É CONOMIE ET SOLIDARITÉ ? Les fondements politiques, philosophiques et historiques de l’économie sociale et solidaire. 11 1

Pourquoi une économie sociale et solidaire ? 1.1

Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 1.1.1

1.1.2

1.2

13

Une triple crise. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 1.1.1.1

Une crise économique. . . . . . . . . . . . . . . . . 13

1.1.1.2

Une crise sociale. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14

1.1.1.3

Crise démocratique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15

Sortir de la crise ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16 1.1.2.1

Résignation, contestation, défection. . . . . . . . . 16

1.1.2.2

L’économie sociale et solidaire, un outil politique. . 17

Quelle économie sociale et solidaire pour sortir des crises ? . . . . . 17 1.2.1

1.2.2

Les faux-amis de l’ESS. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17 1.2.1.1

Une approche minimaliste : une économie caritative. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18

1.2.1.2

Une approche cynique, l’exclusion comme nouvelle niche lucrative. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18

Un diagnostic partagé. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19 1.2.2.1

Réencastrer l’économie dans le social. . . . . . . . . 19 3


4

TABLE DES MATIÈRES 1.2.2.2 1.2.3

2

Refaire société. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20

Des stratégies divergentes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20 1.2.3.1

Moraliser le capitalisme : l’ESS comme palliatif. . . 20

1.2.3.2

Sortir du capitalisme. . . . . . . . . . . . . . . . . . 21

Les principes de l’ESS, principes d’une économie idéale. 2.1

Une économie au service de l’Homme. . . . . . . . . . . . . . . . . . 25 2.1.1

2.1.2

2.1.3

2.1.4

2.2

25

Une économie comme moyen. . . . . . . . . . . . . . . . . . 25 2.1.1.1

Une économie non lucrative. . . . . . . . . . . . . . 25

2.1.1.2

Une économie non spéculative. . . . . . . . . . . . 26

Une économie du suffisant. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26 2.1.2.1

Un économie égalitaire. . . . . . . . . . . . . . . . . 26

2.1.2.2

Une économie équitable. . . . . . . . . . . . . . . . 27

Une économie communautaire. . . . . . . . . . . . . . . . . . 27 2.1.3.1

Une économie coopérative. . . . . . . . . . . . . . . 27

2.1.3.2

Une économie réciprocitaire. . . . . . . . . . . . . . 27

Une économie démocratique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28 2.1.4.1

Pas une démocratie économique. . . . . . . . . . . 28

2.1.4.2

Une démocratie délibérative. . . . . . . . . . . . . . 28

2.1.4.3

Une régulation démocratique. . . . . . . . . . . . . 28

2.1.4.4

Solidarité démocratique. . . . . . . . . . . . . . . . 28

Une économie utile (contre l’inutilité lucrative). . . . . . . . . . . . . 29 2.2.1

La composante économique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29

2.2.2

Composante sociétale (lien social, développement durable, réduction des inégalités). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29

2.2.3

Composante lien social de proximité. . . . . . . . . . . . . . 30

2.2.4

Composante innovation sociale. . . . . . . . . . . . . . . . . 30

2.2.5

Composante utilité sociale “interne”. . . . . . . . . . . . . . 30


TABLE DES MATIÈRES 3

5

Deux siècles d’utopies bien concrètes. 3.1

3.2

3.3

33

Introduction - Une longue histoire... . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33 3.1.1

Émergence de l’économie solidaire. . . . . . . . . . . . . . . 33

3.1.2

Émergence de l’économie sociale. . . . . . . . . . . . . . . . 33

Une histoire mouvementée I - Entre répression, promotion et instrumentalisation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34 3.2.1

1791, an zéro de l’ESS. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34

3.2.2

De la répression sévère... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35

3.2.3

...À l’assouplissement de la réglementation . . . . . . . . . . 36

3.2.4

Un soutien opportuniste ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37 3.2.4.1

L’instrumentalisation de l’ESS dans la lutte contre le socialisme. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37

3.2.4.2

L’ESS, un nouvel outil des politiques publiques. . . 38

Les utopies concrètes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39 3.3.1

3.3.2

3.3.3

3.3.4

De nouvelles solidarités. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39 3.3.1.1

Les sociétés de secours mutuel. . . . . . . . . . . . 39

3.3.1.2

Le développement des mutuelles. . . . . . . . . . . 40

Produire autrement. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41 3.3.2.1

Les premiers entrepreneurs sociaux. . . . . . . . . 41

3.3.2.2

Les associations ouvrières, les coopératives de production et les entreprises communautaires. . . . . 42

Consommer autrement. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43 3.3.3.1

Les coopératives de consommation. . . . . . . . . . 43

3.3.3.2

Charles G IDE, le gouvernement des consommateurs. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44

Financer autrement : les coopératives de crédit. . . . . . . . 44 3.3.4.1

R AIFFEISEN, le pionnier. . . . . . . . . . . . . . . . 44


6

TABLE DES MATIÈRES 3.3.4.2

3.3.5 3.4

Le développement des coopératives de crédit en France. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45

Vivre autrement : les communautés utopistes. . . . . . . . . 45

Une histoire mouvementée II - Divergences et tensions internes. . . 46 3.4.1

Scission du mouvement ouvrier : réformistes contre révolutionnaires. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46

3.4.2

Scission des coopératives de consommation : “rochdaliens” contre socialistes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47

3.4.3

Mouvement fouriériste contre mouvement consumériste. . . 48

II L’ AUTRE ÉCONOMIE . Actualité et enjeux de l’économie sociale et solidaire.

49

4

51

L’ESS ? Combien de divisions ? 4.1

Plus d’un million de structures, essentiellement associatives. . . . . 51

4.2

Plus de deux millions d’emplois. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52

4.3 5

4.2.1

Un emploi privé sur huit. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52

4.2.2

Les particularités de l’emploi dans le secteur associatif. . . . 52

4.2.3

L’ESS, un secteur dynamique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53

15% du PIB, bien plus de richesse. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 54

Entreprendre et produire autrement. 5.1

55

Choisir un statut adapté. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55 5.1.1

Les entreprises de l’ESS. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55 5.1.1.1

Les associations : des entreprises non-marchandes. 56

5.1.1.2

Les sociétés coopératives et participatives (Scop) : des entreprises commerciales. . . . . . . . . . . . . 58

5.1.1.3

Les sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic) : le commerce non-lucratif. . . . . . . . . . . . . . . . 59


TABLE DES MATIÈRES 5.1.2

5.2

Les critères de choix. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61 5.1.2.1

Les acteurs et porteurs de projet. . . . . . . . . . . 61

5.1.2.2

La nature de l’activité. . . . . . . . . . . . . . . . . . 62

Les entreprises de l’ESS à l’épreuve des principes de l’ESS. . . . . . 63 5.2.1

5.2.2

5.2.3

5.3

7

Le défi de la démocratie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63 5.2.1.1

Démocratie pyramidale ou horizontale ? . . . . . . 64

5.2.1.2

Les clés de la démocratie. . . . . . . . . . . . . . . . 66

5.2.1.3

L’enjeu de la participation effective. . . . . . . . . . 68

Entreprendre sans profit ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71 5.2.2.1

Gestion désintéressée. . . . . . . . . . . . . . . . . . 71

5.2.2.2

Non rémunération du capital. . . . . . . . . . . . . 73

Les exigences sociales. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 74 5.2.3.1

Sortir du travail et abolir le salariat. . . . . . . . . . 74

5.2.3.2

La juste rémunération du travail. . . . . . . . . . . 75

5.2.3.3

Engagement du militant, sacrifices du travailleur. . 76

Une démarche entrepreneuriale et commerciale propre à l’ESS ? . . 78 5.3.1

5.3.2

Répondre à un besoin ou solutionner un problème ? . . . . . 78 5.3.1.1

Lutter contre la rareté pour répondre aux besoins.

78

5.3.1.2

Repenser l’économie politique en régulant l’abondance. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79

Communication ou marketing ? . . . . . . . . . . . . . . . . 81 5.3.2.1

Promouvoir les entreprises solidaires ? . . . . . . . 81

5.3.2.2

La publicité peut-elle être éthique ? . . . . . . . . . 81


8 6

TABLE DES MATIÈRES Financer autrement. 6.1

6.2

6.3

Une critique sociale de la monnaie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83 6.1.1

L’argent comme enjeu symbolique, économique et politique. 83

6.1.2

Une triple critique de la monnaie. . . . . . . . . . . . . . . . 84

6.1.3

Les réponses de l’ESS. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84

Y a-t-il encore des banques coopératives ? . . . . . . . . . . . . . . . 85 6.2.1

Que sont devenues les banques coopératives ? . . . . . . . . 86

6.2.2

Des exceptions ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 86 6.2.2.1

Le Crédit Coopératif. . . . . . . . . . . . . . . . . . 86

6.2.2.2

La NEF, nouvelle économie fraternelle. . . . . . . . 87

6.2.2.3

Vers une banque éthique européenne ? . . . . . . . 88

Les finances éthiques et solidaires. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89 6.3.1

L’investissement socialement responsable : moraliser la finance. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 90

6.3.2

Les placements solidaires, la quête d’une caution sociale. . . 91

6.3.3

6.4

83

6.3.2.1

Les produits de partage : partager les profits. . . . 91

6.3.2.2

Le microcrédit lucratif : démocratiser la finance. . . 92

6.3.2.3

Les organismes de garantie solidaire. . . . . . . . . 93

L’autre finance. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 94 6.3.3.1

Les organismes de capital-risque. . . . . . . . . . . 94

6.3.3.2

Le microcrédit non-lucratif. . . . . . . . . . . . . . 95

Les monnaies sociales, complémentaires ou alternatives. . . . . . . 95 6.4.1

Des monnaies fondantes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95

6.4.2

Des monnaies locales et alternatives. . . . . . . . . . . . . . . 96

6.4.3

Une réappropriation de la création monétaire et du crédit. . 97


TABLE DES MATIÈRES 7

Consommer autrement. 7.1

7.1.2

7.2

Agir par la consommation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99 7.1.1.1

Moraliser le commerce : le commerce équitable. . . 99

7.1.1.2

Mutualiser la consommation : les coopératives de consommation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99

7.1.1.3

Limiter l’impact écologique : les circuits-courts. . . 99

7.1.1.4

Agir par la non-consommation. . . . . . . . . . . . 99

Les acteurs du consumérisme éthique. . . . . . . . . . . . . . 99 7.1.2.1

Les associations de consommateurs. . . . . . . . . 99

7.1.2.2

Les ONG. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99

Une consommation “citoyenne” ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99 7.2.1

La consommation comme acte politique. . . . . . . . . . . . 99

7.2.2

Le gouvernement des consommateurs, démocratie économique ?100

Vivre autrement : lutter contre l’exclusion. 8.1

8.2

99

La consommation engagée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99 7.1.1

8

9

101

L’insertion par l’activité économique : s’insérer par l’emploi. . . . . 101 8.1.1

Contre “l’inemployabilité”, un emploi pour tous. . . . . . . 101

8.1.2

Les parcours d’insertion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103

8.1.3

Etat des lieux. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106

8.1.4

Le droit au travail en question. . . . . . . . . . . . . . . . . . 108 8.1.4.1

Les fondements contestables du droit au travail. . 108

8.1.4.2

Les avatars contemporains du droit au travail. . . 108

L’insertion sans l’emploi. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 108 8.2.1

8.2.2

Economie monétaire et économie politique. . . . . . . . . . . 108 8.2.1.1

Repenser l’utilité sociale pour combattre l’exclusion sociale. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 108

8.2.1.2

Lutter contre la marchandisation pour combatttre l’exclusion économique. . . . . . . . . . . . . . . . 108

De nouvelles solidarités ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 108


10 9

TABLE DES MATIÈRES L’ESS, une alternative efficace ?

109


Première partie

É CONOMIE ET SOLIDARITÉ ? Les fondements politiques, philosophiques et historiques de l’économie sociale et solidaire.

11



Chapitre 1

Pourquoi une économie sociale et solidaire ? 1.1 1.1.1 1.1.1.1

Introduction. Une triple crise. Une crise économique.

1. Une crise financière et une crise des finances publiques. La crise économique qui combine : – Une crise financière entraînant une crise du système bancaire. – Une crise des finances publiques entraînant une crise du système bancaire, et pouvant générer une crise monétaire (la monnaie est un des piliers du système économique...) ! 2. Une crise systémique. On peut bien sûr voir cette crise économique comme une simple mauvaise passe. L’économie finira par s’en remettre, le système économique s’en relèvera... Certes, mais il s’agit bien d’une crise structurelle, systémique. Une crise inévitable compte tenu du fondement de la société de marché qui consacre la “prospérité du vice” et encourage la soif du gain... – L’économie repose (et doit reposer pour être efficace...) sur le vice des individus. C’est l’essence de la théorie de la main invisible d’Adam S MITH : les vices privés font les vertus publiques, chacun, poursuivant son intérêt propre et égoïste, permet d’obtenir l’intérêt général... 13


14

CHAPITRE 1. POURQUOI UNE ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE ?

Ce n’est d’ailleurs que si les individus sont égoïstes et rationnels (des homo oeconomicus) que le système économique (la concurrence notamment) peut être efficace ! Et c’est cette logique qui assure la “prospérité du vice” (Daniel C O HEN ). – À qui la faute ? Comme le note Michael WALZER, c’est la “soif du gain” qui est à l’origine de l’actuelle crise financière. Et c’est la responsabilité de la société d’avoir encouragé cette soif du gain chez les acteurs économiques.

1.1.1.2

Une crise sociale.

1. Précarité, chômage, pauvreté, exclusion. La crise sociale peut-être vue comme la conséquence directe de la crise économique et financière. La crise financière a des répercutions dans l’économie réelle : – Elle entraîne une hausse du chômage et de la précarité. – Elle entraîne une baisse des revenus des foyers touchés par le chômage et la précarité, et surtout une baisse de leur sécurité matérielle. – Elle réduit les moyens de l’État, notamment ceux disponibles pour financer l’action sociale, la lutte contre le chômage et la pauvreté. – Elle génère de l’exclusion (exclusion inévitable dans une société basée sur l’emploi et la compétition consumériste). 2. Une crise sociétale. Mais la crise sociale est sans doute plus profonde. =>

Nous n’avons jamais été aussi riches ! Et pourtant des îlots de pauvreté perdurent dans notre société... – Comment l’expliquer (à défaut de pouvoir le justifier) ? – Comment expliquer aussi l’existence de ce sentiment généralisé de pauvreté (l’éternelle question du pouvoir d’achat) dans une société ultra riche ?

– La crise sociétale se traduit par : – La promotion d’une compétition sociale généralisée (dans une logique supposée méritocratique...). – La montée de l’individualisme : les autres sont des concurrents voire une menace dans la lutte pour le standing. – Le développement du chacun pour soi. – Une société qui élève en permanence les uns contre les autres : riches contre pauvres, classes moyennes contre pauvres et tous contre les étrangers, etc.


1.1. INTRODUCTION.

15

– La crise sociétale se traduit également par : – Le délitement social. – La disparition des affiliations traditionnelles. – L’affaiblissement du sentiment de communauté (du fait de la mobilité géographique et sociale qui rend moins rentable l’investissement dans la vie communautaire). On peut voir dans ces phénomènes la conséquence de l’économisme et de l’économicisation du monde : – Toutes les questions sont abordées sous un unique angle économique. L’économie devient la seule grille de lecture et l’ultime (si ce n’est le seul) critère d’arbitrage. – Les individus finissent par raisonner comme des économistes (homo œconomicus). =>

1.1.1.3

Cf. Stephen M ARGLIN, How thinking like an economist undermines community.

Crise démocratique.

Crise économique et crise sociale conduisent à une crise démocratique. 1. L’économie dicte la politique. L’économisme, l’économicisation de la société mettent en effet en lumière l’autonomisation de l’économie. L’économie, construction sociale, semble à présent constituer une sphère distincte de la sphère sociale. Une sphère non seulement autonome mais dominante ! Une sphère que l’on retrouve aujourd’hui personnifiée par “les marchés”, avatars de forces économiques abstraites mais bien présentes et craintes par tous (y compris les marchés eux-mêmes...). “Les marchés” font la loi. L’économie dicte ses règles et les sociétés doivent s’adapter. =>

L’économie prend la pas sur le politique.

2. Le sentiment d’impuissance des citoyens. Les forces économiques omniprésentes génèrent : – Un sentiment d’impuissance de l’État (cf. Lionel J OSPIN résigné pendant la campagne 2002, “l’État ne peut pas tout”...). – Un sentiment d’impuissance des citoyens : à quoi bon miser sur des politiques impuissants ? – Une désaffection pour la politique : les citoyens cherchent un homme providentiel, s’en remettent aux “experts”.


16

CHAPITRE 1. POURQUOI UNE ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE ? =>

Remarque : sentiment conforté par certains experts, économistes, (ex : Olivier PASTRÉ le 7 janvier dans “l’économie en question”, sur France Culture) selon lesquels la démocratie n’est pas un bon système en période de crise (pas assez réactive)... Alors que c’est précisément en période de crise que la démocratie est primordiale. C’est pour gérer les différends, les conflits, les périodes de doutes, les temps difficiles qu’il est indispensable de tenir compte d’écouter l’avis de tous, que nous avons besoin de démocratie !

1.1.2

Sortir de la crise ?

La situation n’est évidemment pas satisfaisante, pas acceptable. Mais que faire ?

1.1.2.1

Résignation, contestation, défection.

Albert H IRSCHMAN distingue trois stratégies possibles en cas de désaccord : se résigner, contester, ou faire défection.

1. Se résigner. S’accommoder de la situation, l’accepter avec fatalisme : “on ne peut pas lutter”... 2. Contester. S’indigner, se révolter, s’insurger, réfuter, débattre, ne pas accepter la situation actuelle, la dénoncer, la remettre en cause en proposant des alternatives. 3. Faire défection. Deux approches possibles : – Une logique individualiste : se détourner de la société, ne plus y participer (ne plus voter par exemple), s’exiler (comme Henry David T HOREAU par exemple), partir voir ailleurs si l’herbe est plus verte... – Une logique sécessionniste : rupture collective avec la société, cultiver son jardin (partagé si possible), promouvoir une société parallèle, alternative, expérimenter d’autres possibles.


1.2. QUELLE ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE POUR SORTIR DES CRISES ?17 1.1.2.2

L’économie sociale et solidaire, un outil politique.

Résignation, contestation et sécession, l’ESS joue sur les trois tableaux ! 1. L’économie sociale et solidaire, entre résignation, contestation et sécession. Suivant la conception que l’on défend, l’ESS peut être : – Un aménagement résigné de la société, aménagement destiné à la rendre moins injuste. – Une forme de contestation politique, une forme de remise en cause de la situation actuelle (la triple crise). – Un mode de sécession, un mode de construction d’alternatives concrètes qui deviennent forces de propositions nouvelles. Construction sociale alternative dans une logique sécessionniste. 2. Approches alternatives ou complémentaires ? La première solution n’en est évidemment pas une ! La résignation n’est pas une option, même si c’est celle qui semble majoritairement choisie aujourd’hui, que ce soit par fatalisme ou par cynisme... Les deux autres sont complémentaires : – La contestation peut conduire à la sécession. – La sécession collective conduit à expérimenter d’autres voies. – Ces alternatives concrètes nourrissent à leur tour une contestation constructive et riche. Mais au final, l’ESS oscille en permanence entre ces trois options et se divise en deux conceptions alternatives : (a) L’une voit l’ESS comme une réponse palliative à la crise. (b) L’autre la voit comme une véritable alternative prônant une rupture radicale avec l’économie actuelle.

1.2

1.2.1

Quelle économie sociale et solidaire pour sortir des crises ? Les faux-amis de l’ESS.

Avant toute chose, il convient de mettre en garde contre des acceptions minimalistes voire contre nature de l’économie sociale et solidaire qui en ferait une économie caritative ou lucrative


18

CHAPITRE 1. POURQUOI UNE ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE ?

1.2.1.1

Une approche minimaliste : une économie caritative.

L’ESS ne doit pas se limiter aux associations caritatives (Restos du cœur, Secours Populaire, etc.). Du reste, on peut se demander si ces associations font réellement partie de l’ESS...

En effet, l’ESS ne relève pas du registre de la charité mais de celui de la solidarité. Il ne doit pas y avoir de relation unidirectionnelle (une aide descendante, les riches donnant aux pauvres), mais un échange (une relation horizontale et réciproque). =>

1.2.1.2

L’économie solidaire n’est donc pas une économie caritative mais une économie réciprocitaire.

Une approche cynique, l’exclusion comme nouvelle niche lucrative.

Sortir de la crise grâce à l’économie sociale et solidaire ne signifie pas relancer l’économie en ciblant les plus pauvres. L’ESS est une économie non lucrative. Par conséquent, si elle s’adresse aux exclus et aux plus démunis, ce ne doit pas être pour réaliser un plus grand profit...

=>

Exemples : – – – –

Le micro-crédit lucratif (vs micro-crédit solidaire). Le commerce équitable en grande surface (vs filières intégrées). Les services à la personne (vs services de proximité). Les entreprises sociales (qui utilisent une main d’oeuvre en insertion en cherchant toujours à réaliser un profit).

Entreprise dans une logique lucrative, l’économie sociale et solidaire n’est qu’une arnaque ! Elle est au social ce que la croissance verte est à l’environnement.

Ainsi, selon D ACHEUX et G OUJON (Principes d’économie solidaire), c’est “la réponse apportée par le système capitaliste pour transformer en profit les dégâts sociaux et écologiques qu’il a lui-même engendré”.


1.2. QUELLE ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE POUR SORTIR DES CRISES ?19

RSE, entreprenariat social et ESS. 1. La responsabilité sociale des entreprises : limiter les dégâts... Pour les entreprises, la RSE consiste en une démarche volontaire visant à se soucier de l’impact de son activité sur la société (salariés, partenaires commerciaux, riverains, société dans son ensemble, environnement). L’objectif est de réduire les externalités négatives de l’activité économique. La RSE n’implique aucune remise en cause : – De la recherche de profit. – De l’exploitation des salariés (si ce n’est par des mesures cosmétiques d’aménagement des conditions de travail). – Du productivisme.

2. L’entreprenariat social : une plus-value sociale. L’entreprise sociale intègre une dimension sociale dans son activité et tente d’apporter une plus-value sociale, de générer des externalités positives (il ne s’agit plus de réduire les externalités négatives). La plus-value sociale peut provenir de la finalité de l’activité ou de la forme que prend l’activité elle-même (embauche de salariés en insertion, etc.). L’entreprenariat social n’implique aucune remise en cause : – De la recherche de profit. – Du productivisme. En revanche, il peut entraîner une remise en cause partielle de l’exploitation des salariés (démarche d’insertion, remise en cause des écarts de rémunérations dans l’entreprise).

3. L’économie sociale et solidaire : une alternative économique et sociale. Contrairement à la RSE, l’ESS ne vise pas seulement à réduire les externalités négative de son activité économique mais celle du secteur concurrentiel dans son ensemble. Par ailleurs, plus qu’une plus-value sociale, elle cherche à proposer une alternative économique et sociale. Il ne s’agit plus d’aménager l’activité classique pour lui donner une orientation sociale mais de transformer l’activité dans le seul intérêt de la société et de ses membres. L’ESS implique : – Une remise en cause de la recherche du profit. – Une remise en cause de l’exploitation des salariés. – Une remise en cause partielle (dans sa dimension solidaire) du productivisme.

1.2.2

Un diagnostic partagé.

Si l’on met de côté les conceptions caritatives et lucratives de l’ESS, le diagnostic et les recommandations qu’il impose sont globalement partagés par les acteurs de l’économie sociale et solidaire. Il faut : 1.2.2.1

Réencastrer l’économie dans le social.

L’économie sociale et solidaire prône une économie au service de l’Homme. Elle s’oppose donc à l’autonomisation de l’économie pour mieux la remettre à sa place : => L’économie ne doit pas être une entité autonome, mais bien être un outil au service de la société et de ses membres.


20

CHAPITRE 1. POURQUOI UNE ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE ?

1.2.2.2

Refaire société.

Refaire société, c’est surtout renouer avec un sens commun (1) qui fait des individus des semblables, des égaux vivant dans une même communauté (2). 1. Renouer avec le sens commun. Le sens commun, c’est cette “common decency” dont parle O RWELL : – C’est pouvoir vivre honnêtement d’un travail qui a un sens, sans chercher à dominer les autres. – C’est aussi être capable de donner (de faire preuve de générosité), de recevoir (accepter un cadeau pour ce qu’il est, et non comme un dû), et de rendre (de faire preuve de gratitude). =>

Cela conduit à remettre en cause les inégalités injustes et indécentes, sources de division et anti-démocratiques. “Nul citoyen ne doit être assez opulent pour pouvoir en acheter un autre, et nul ne doit être assez pauvre pour être contraint de se vendre”, voilà ce que commande la décence, le sens commun (R OUSSEAU, Du Contrat social).

2. Renouer avec le sens de la communauté. Il n’est pas question ici de communautarisme mais bien de communauté, de vivre ensemble. Avoir le sens de la communauté, c’est : – Faire société, se soucier de l’autre. – Être capable d’actions désintéressées, de gestes d’entraide. =>

1.2.3 1.2.3.1

Cela suppose : – De développer de nouvelles solidarités (au-delà des simples solidarités professionnelles) intégrant les exclus, les “désaffiliés” (cf. Robert C ASTEL, Les métamorphoses de la question sociale). – De questionner les mécanismes sociaux qui conduisent à leur désaffiliation pour pouvoir faire une place à tous dans la communauté.

Des stratégies divergentes. Moraliser le capitalisme : l’ESS comme palliatif.

1. Une troisième voie complémentaire. “Troisième voie”, car elle vient s’ajouter à deux autres modes d’organisation économique :


1.2. QUELLE ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE POUR SORTIR DES CRISES ?21 – Le marché (l’économie libérale capitaliste). – L’État (l’économie administrée). Le marché est aujourd’hui le mode d’organisation dominant. L’économie administrée a un temps été considérée comme une alternative mais a finalement été décrédibilisée par l’expérience soviétique. Nous vivons donc dans ce que l’économiste Karl P OLANYI (La Grande transformation, 1944) nomme une “société de marché”, une société qui fait du marché le principal mode d’organisation économique. Mais suivant la distinction établie par Karl P OLANYI, l’échange peut relever de trois registres différents : le marché, la redistribution, ou la réciprocité. L’ESS permet alors d’intégrer le troisième registre en complément des deux autres. 2. Un tiers secteur d’utilité sociale. – Une remise en cause de la société de marché. L’ESS remet aussi en cause la domination du marché en prônant une économie plurielle qui combine différentes logiques, différentes rationalités, en partant du principes que les individus sont complexes (altruistes et égoïstes, sociables et individualistes, etc.). – Un refuge pour les exclus. Suivant cette optique, l’économie sociale et solidaire est aussi un asile pour les exclus du système économique dominant. Cette optique est bien signifiée par la formule “tiers secteur d’utilité sociale” qui renvoie à un tiers secteur situé entre l’État et le marché, et destiné à prendre en charge ceux que le marché néglige faute de rentabilité, et ceux que l’État néglige faute de moyens. =>

Schéma : L’ESS peut, suivant cette approche, être représentée par un triangle avec aux trois sommets : (a) Société civile / Logique réciprocitaire. (b) État / Logique redistributive. (c) Entreprise / Logique marchande. L’ensemble des initiatives de l’ESS peuvent ensuite être placées dans ce triangle suivant les logiques qu’elles mixent ou privilégient.

1.2.3.2

Sortir du capitalisme.

1. Une économie de résistance.


22

CHAPITRE 1. POURQUOI UNE ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE ? On peut défendre une vision plus politique de l’économie solidaire. Il s’agit alors de résister aux tendances dominantes de l’économie (mondialisation, marchandisation, bureaucratisation). Suivant cette approche, l’ESS est plutôt vue comme une alternative (intégrale) née en réponse au système capitaliste, et non comme un complément à ce dernier. 2. Une économie de transition. Ainsi, l’économie solidaire n’apparaît plus en complément voire palliatif de l’économie classique (dans le cadre d’une économie plurielle), mais s’inscrit dans une logique dynamique comme alternative et transition vers une autre société. 3. Une économie pour tous. Pensée comme une alternative, elle “n’est pas une voiture-balai ramassant les exclus de la compétition économique pour les enfermer dans un sas protégé des lois économiques”. Elle vise au contraire à “contester ces lois en montrant qu’une organisation démocratique à visée solidaire peut parvenir à un équilibre économique tout en retissant le lien social” (D ACHEUX et G OUJON, Principes d’économie solidaire, p. 28). =>

Schéma : (a) Société actuelle => Contestation, résistance. (b) Économie solidaire. => Transformations. (c) Autre monde...

Les dichotomies de l’ESS. 1. 2. 3. 4.

Économie caritative vs Économie solidaire. Économie palliative vs Économie alternative. Économie pour pauvres vs Économie pour tous. Économie solidaire vs Économie sociale. =>

L’économie sociale qualifie la forme. – Condition d’appartenance : pour s’inscrire dans l’économie sociale, il suffit d’adopter un statut donné (association, mutuelle, coopérative, fondation).


1.2. QUELLE ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE POUR SORTIR DES CRISES ?23 – Intérêt recherché : les structures de l’économie sociale recherche l’intérêt –

=>

collectif de leurs membres. Cet intérêt collectif peut se confondre avec l’intérêt général mais ce n’est pas toujours le cas... Rapport au productivisme : “plus vaut plus”. Le productivisme n’est pas remis en cause par l’économie sociale qui cherche toujours maximiser la production et les revenus.

L’économie solidaire qualifie le fond. – Condition d’appartenance : ce n’est pas la nature de la structure qui définit son appartenance ou non à l’économie solidaire, c’est la nature du projet porté, sa finalité. – Intérêt recherché : dans le cadre de l’économie solidaire, c’est l’intérêt général qui est recherché. – Rapport au productivisme : les structures de l’économie solidaire remettent en cause le productivisme suivant une démarche écologique mais aussi sociale.


24

CHAPITRE 1. POURQUOI UNE ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE ?


Chapitre 2

Les principes de l’ESS, principes d’une économie idéale. 2.1

Une économie au service de l’Homme.

L’ESS remet en cause l’autonomisation de l’économie. Il ne s’agit pas forcément de remettre en cause l’économie elle-même (pas toujours...) mais de contester sa primauté. L’ESS est une économie qui, tout en intégrant une dimension commerciale, entend rester au service de l’Homme. En fait, l’ESS « regroupe toutes les initiatives qui placent la personne humaine au centre du développement économique ».

2.1.1

Une économie comme moyen.

Le projet passe avant l’activité. La réalisation même d’une activité économique n’est pas un objectif, car les acteurs de l’ESS font passer le projet avant l’activité économique.

2.1.1.1

Une économie non lucrative.

Pour les acteurs de l’ESS, la réalisation d’un profit n’est pas un objectif. C’est la principale différence avec les autres structures économiques.

25


26CHAPITRE 2. LES PRINCIPES DE L’ESS, PRINCIPES D’UNE ÉCONOMIE IDÉALE. 2.1.1.2

Une économie non spéculative.

L’ESS ne s’appuie que sur les fonction d’intermédiaire d’échange et d’étalon de la valeur de la monnaie. Elle remet en cause sa fonction de réserve de valeur, fonction spéculative qui génère en outre un délitement social par rétention d’échange.

=>

2.1.2

Applications concrètes : – Non-lucrativité individuelle. – Gestion désintéressée : les administrateurs de l’ESS ne doivent pas être rémunérés (beaucoup d’exceptions). – Non rémunération du capital (pas de plus-value en cas de vente des parts, pas de versement de dividende en cas de bénéfices commerciaux).

Une économie du suffisant.

Rompant avec la finalité et la forme capitaliste, l’objectif de l’ESS n’est pas l’accumulation de richesse. Cela signifie sortir de la logique capitaliste du “toujours plus” et de la rationalité économique voulant que “plus vaut plus”. L’objectif est de répondre aux besoins, ni plus, ni moins, en renouant avec la notion de “suffisant” (cf. André G ORZ).

2.1.2.1

Un économie égalitaire.

L’ESS est une économie égalitaire qui vise notamment à améliorer la situation des plus démunis : – En partageant les richesses (les structures de l’ESS doivent logiquement réduire les écarts de salaires). – En démocratisant l’accès à ces richesses, notamment en repolitisant la monnaie et en la soumettant à l’intérêt de la communauté. Elle cesse alors d’être un facteur d’exclusion (entre ceux qui en ont et ceux qui n’en n’ont pas) pour être un outil d’inclusion (tout le monde doit avoir accès à la monnaie dans une logique de démocratisation). Au sein de l’ESS, le principe est que chacun doit avoir assez, mais personne ne doit avoir trop : – Pour que chacun ait assez, personne ne doit avoir trop (juste partage des richesses). – Pour que chacun pense avoir “assez”, personne ne doit avoir trop (caractère relatif du niveau de revenu et du sentiment de richesse).


2.1. UNE ÉCONOMIE AU SERVICE DE L’HOMME. 2.1.2.2

27

Une économie équitable.

Lorsqu’elle prend une dimension marchande, l’ESS est une économie équitable qui cherche concilier les intérêts des consommateurs et des producteurs en se démarquant pour cela des “lois” du marchés.

=>

2.1.3 2.1.3.1

Applications concrètes : – Commerce équitable nord/sud et nord/nord. – Épiceries solidaires. – Entreprises sociales (rapport de 1 à 5 entre le plus bas salaire et la moyenne des trois salaires les plus élevés).

Une économie communautaire. Une économie coopérative.

Remise en cause de la logique de concurrence par une logique de coopérative pour : – Bénéficier de l’efficacité de la coopération, du partage d’expérience et de ressources (sans tomber dans les travers de l’entente au profit de quelques-uns qui conduit la société de marché à préférer la concurrence...). – Mettre un terme au gaspillage social qu’implique la concurrence. – Abandonner la compétition sociale généralisée. Suivant la logique coopérative, on produit pour les autres, les autres produisent pour nous.

2.1.3.2

Une économie réciprocitaire.

La réciprocité comme moteur. L’ESS repose sur le principe de réciprocité : « l’idée que l’on doit travailler pour la communauté, non par obligation légale, ni pour en recevoir un revenu, mais au nom de la conscience qu’appartenant à une société, on lui doit quelque chose et qu’elle assurera vos besoins ».

=>

Applications concrètes : – Coopératives d’activité. – Coopératives agricoles. – Systèmes d’échanges locaux.


28CHAPITRE 2. LES PRINCIPES DE L’ESS, PRINCIPES D’UNE ÉCONOMIE IDÉALE.

2.1.4

Une économie démocratique.

Pour être au service de la société, l’économie doit être démocratique (qui mieux que la société sait de quoi elle a besoin ?)

2.1.4.1

Pas une démocratie économique.

Une économie démocratique ne doit pas se limiter à une démocratie économique : – Pas une démocratie des consommateurs-citoyens qui n’est qu’une ploutocratie. – Pas une démocratie des actionnaires, autre forme de ploutocratie. – Pas une démocratie des travailleurs, qui présente un fort risque de dérives corporatistes.

2.1.4.2

Une démocratie délibérative.

Une démocratie qui ne doit pas être bureaucratique mais participative. Suivant cette approche démocratique, l’ESS doit chercher à tenir compte de l’intérêt de tous et de l’intérêt commun. Cela suppose une démarche participative intégrant toutes les parties prenantes, au sein d’un processus délibératif et non simplement consultatif.

2.1.4.3

Une régulation démocratique.

Elle conduit à poser collectivement les questions : – De la production des richesses (que produire ?). – De l’organisation de la production (qui produit et comment ?). – De la répartition des richesses (pour qui produire, et qui doit avoir quoi ?).

2.1.4.4

Solidarité démocratique.

Communauté d’affinité basée sur une adhésion volontaire, une solidarité librement choisie (une solidarité “qui relie sans lier”, suivant la formule de Jean-Louis L AVILLE).

=>

Applications concrètes :


2.2. UNE ÉCONOMIE UTILE (CONTRE L’INUTILITÉ LUCRATIVE).

29

– – – –

Un homme = une voix (et pas une part sociale = une voix). Répartition des pouvoirs et contre-pouvoirs. SCIC. Indépendance vis-à-vis de l’Etat en cherchant une mixité des ressources (ventes, dons, bénévolat, subventions). – Liberté d’adhésion.

2.2

Une économie utile (contre l’inutilité lucrative).

Économie non lucrative mise au service de l’Homme et de la société, l’ESS est une économie qui vise l’utilité sociale et non plus le développement de “l’inutilité lucrative” (cf. Raoul VANEIGEM). Cependant, la définition de l’utilité sociale est une question subjective et délicate. D’où l’importance d’une procédure délibérative... On peut toutefois apprécier l’utilité sociale d’une initiative sous divers aspects. L’économiste Jean G ADREY distingue ainsi cinq composantes de l’utilité sociale :

2.2.1

La composante économique.

Modalité d’évaluation : calcul coûts/avantages de rentabilité. Critères d’évaluation : – Somme des richesses créées et/ou des richesses économisées (indemnisation des chômeurs, etc.). – Apport en terme d’emploi par rapport aux autres entreprises. Risques : – Qualité de service moindre par rapport au secteur lucratif traditionnel. – Conditions de travail médiocres (rémunération, encadrement, etc.).

2.2.2

Composante sociétale (lien social, développement durable, réduction des inégalités).

Critères d’évaluation : – Impact en terme de lutte contre l’exclusion. – Impact sur la cohésion sociale. – Contribution à la solidarité internationale (ex : commerce équitable). – Contribution au développement durable (ex : protection de l’environnement).


30CHAPITRE 2. LES PRINCIPES DE L’ESS, PRINCIPES D’UNE ÉCONOMIE IDÉALE. Risques à prendre en compte : – Effet d’éviction conduisant au désengagement de l’Etat. – Développement d’inégalités territoriales. – Stigmatisation. – Instrumentalisation (exemple de la lutte en faveur des droits de l’Homme).

2.2.3

Composante lien social de proximité.

Critères d’évaluation : – Lien social généré. – Développement de solidarités de proximité. Risques à prendre en compte : – Repli communautaire ou territorial. – Corporatisme (travailleurs) ou lobbying (société civile). – Fracture sociale (liens entre inégaux ?).

2.2.4

Composante innovation sociale.

– Critère d’évaluation : innovations... – Risque : répondre à des besoins “défensifs”, nés du désengagement de l’Etat par exemple et qui viendrait le légitimer.

2.2.5

Composante utilité sociale “interne”.

Critères d’évaluation : – Importance du bénévolat (capacité à mobiliser). – Développement de la démocratie interne. – Développement des compétences des acteurs (professionnalisme associatif, effort de formation, etc.). Risques : – Désintéressent financier compensé par un attrait démesuré pour le pouvoir (fonctionnement vraiment démocratique ?). – Phénomène d’œillères qui conduit au rejet des alternatives (seule ma solution est la bonne...).

Au risque de l’utopie ? Peut-on réellement imaginer changer la société, changer le fonctionnement de l’économie ? L’ESS peut sembler relever de l’utopie pure. Peut-être, et tant mieux !


2.2. UNE ÉCONOMIE UTILE (CONTRE L’INUTILITÉ LUCRATIVE).

31

1. L’utopie est indispensable. Sans rêve, le monde serait d’une tristesse extrême, et sans utopie, il serait désespérément déprimant. L’utopie est indispensable : – Elle est un horizon sans cesse repoussé. – Elle permet de remettre en cause l’existant, de ne pas s’en satisfaire. – Elle permet de lutter contre le sentiment d’impuissance (nous avons besoins de rêves mobilisateurs).

(a) Rêver une économie idéale. L’ESS est une économie utopique, une économie rêvée. Dans sa dimension utopique, elle définit les principes de fonctionnement et la finalité d’une économie idéale (cf. Partie II).

(b) Un idéalisme réaliste. Mais pour être efficace et mobilisatrice, l’utopie doit être réaliste. Réaliste mais ambitieuse, audacieuse. Elle doit s’inscrire dans un idéalisme réaliste et pas dans un pragmatisme résigné. =>

On voit où on veut aller, et on cherche les moyens d’y aller, au lieu de voir d’où on part pour voir où on peut aller (toujours fixer l’horizon)...

2. Les utopies sont utiles. (a) Des utopies concrètes. Économie rêvée, l’ESS est aussi une économie réalisée. L’histoire de l’ESS fourmille d’utopies concrètes (Cf. Parties III et IV). Des sociétés de secours mutuel aux SCIC, en passant par le socialisme utopique et associationniste, les coopératives de crédit, de production et de consommation, l’économie rêvée a connu et connaît toujours nombre d’applications bien réelles.

(b) Les enseignements des utopies. Et si l’utopie réaliste s’avère irréalisable ? Alors on apprend des échecs... L’échec de ces utopies font avancer nos connaissances. On voit ce qui marche, ce qui ne marche pas, et on recommence autrement. Il faut d’ailleurs poser un regard réaliste et critique sur les structures de l’ESS et questionner leur respect des principes utopiques qu’elles entendent suivre (Cf. Partie V).

3. Est-il inconscient d’être utopiste ? De toute façon, comment savoir si ça marche ou pas si on n’essaye pas ? On n’est jamais à l’abri d’un succès... (« Ils ne savaient pas que c’était impossible alors ils l’ont fait », Mark T WAIN...). Les principes de l’ESS ont le mérite d’être formulés, de faire rêver, d’être concrétisés parfois, avec plus ou moins de succès. Est-il utopique de croire en leur généralisation ?


32CHAPITRE 2. LES PRINCIPES DE L’ESS, PRINCIPES D’UNE ÉCONOMIE IDÉALE.


Chapitre 3

Deux siècles d’utopies bien concrètes. 3.1 3.1.1

Introduction - Une longue histoire... Émergence de l’économie solidaire.

Il est difficile de dater l’émergence de l’économie solidaire. Finalement, avant l’essor et la domination progressive de l’économie marchande, l’économie a toujours été solidaire, reposant sur l’auto-production, l’économie domestique, la réciprocité, les solidarités traditionnelles de proximité, etc. L’économie solidaire a donc toujours existé, mais c’est sa place qui a évolué avec le développement de l’économie de marché, des sociétés de marché, et l’intervention progressive de l’Etat moderne dans l’économie.

3.1.2

Émergence de l’économie sociale.

On peut chercher à dater l’émergence de l’économie sociale, sous la forme que nous connaissons aujourd’hui (coopératives, mutuelles, associations). Il faut alors remonter au moins 3 000 ans avant notre ère : – En Mésopotamie, il existait déjà des associations d’exploitation comparables à nos coopératives agricoles. – En Egypte, à la même époque, on trouve des traces de regroupements de secours mutuel.

33


34

CHAPITRE 3. DEUX SIÈCLES D’UTOPIES BIEN CONCRÈTES.

Plus près de nous, au Moyen-Âge, plusieurs dispositifs ou organisations relèveraient aujourd’hui de l’ESS : – Le four banal (service mis à la disposition de tous par un seigneur), dont le principe s’apparente à la logique de nos coopératives actuelles. – Les “sociétés taisibles” (du vieux français “accord tacite”), qui regroupent des agriculteurs exploitant en commun des champs dont ils sont propriétaires. – Les confréries et corporations regroupant des métiers, guildes ou compagnons. – Les “confréries de la miséricorde”, qui sont des sortes de mutuelles venant en aide aux membres les plus nécessiteux de la corporation.

3.2

Une histoire mouvementée I - Entre répression, promotion et instrumentalisation.

Florissante jusqu’au XVIIIe siècle, l’ESS connaît un coup d’arrêt avec la Révolution française. Repartant de zéro ou presque après 1791 (1), l’ESS fera ensuite face à la répression de l’Etat sous l’Empire, la monarchie et le Second empire (2) avant que les gouvernants ne perçoivent son utilité politique (3).

3.2.1

1791, an zéro de l’ESS.

Le 14 juin 1791, la Loi le Chapelier est adoptée. Cette loi interdit la formation de tout groupement professionnel. Elle interdit donc : – Les corporations (ou “jurandes”), cibles premières de la loi. – Les mutuelles. – Les syndicats. – Les grèves. – Les marchés paysans. La Loi Le Chapelier est en fait une extension et un renforcement du décret d’Allarde adopté le 2 mars 1791, qui annonçait déjà la suppression des corporations.

Cette interdiction des associations et des mécanismes d’entraides professionnels s’explique par le fondement libéral de la Révolution. Elle est le fruit :

1. Du libéralisme politique qui vise une stricte égalité entre les citoyens, et donc la suppression des privilèges (cf. nuit du 4 août). De fait, les avantages conférés par les associations professionnelles s’apparentent à des privilèges contraires à l’idéal d’une société d’égaux. Par ailleurs, les associations, recherchant l’intérêt de leurs membres, constituent :


3.2. UNE HISTOIRE MOUVEMENTÉE I - ENTRE RÉPRESSION, PROMOTION ET INSTRUMENTALISA – Un “écran” superflu (“corps intermédiaires”) voire illégitime (seule la représentation nationale est légitime) entre le citoyen et l’Etat, garant de l’intérêt général. – Une division illogique dans une nation indivisible... 2. Du libéralisme économique, qui voit dans les corporations et les syndicats une entrave au libre fonctionnement (fonctionnement “naturel” suivant l’approche physiocratique) du marché, c’est-à-dire : – À la liberté d’entreprise. – À la libre concurrence – À la libre confrontation des volontés individuelles (sans intermédiaires et avec l’Etat comme arbitre). Après l’adoption de sa loi, LE C HAPELIER peut ainsi se féliciter : “Il n’y a plus, pour aucune partie de la nation, ni pour aucun individu, aucun privilège, ni exception au droit commun de tous les Français. Il n’y a plus ni jurandes, ni corporations de professions arts et métiers” (discours de L E C HAPELIER devant l’Assemblée nationale, le 29 septembre 1791). L’ESS doit alors repartir de zéro, et saisira l’occasion d’établir de nouvelles bases...

3.2.2

De la répression sévère...

Interdite par la loi, les associations professionnelles et le mouvement ouvrier ne vont pas disparaître pour autant. Des organisations clandestines naissent et font alors face à une sévère répression de la part de l’Etat tout au long du XIXe siècle (à l’exception des trois années qui suivirent la Révolution de 1848).

1. Les “sociétés de résistance” (branche des “sociétés de secours mutuel” avec les “sociétés de prévoyances”, tolérées par le pouvoir), qui assurent un soutien aux plus faibles et organisent la défense professionnelle avec des caisses de chômage et de grève, sont combattus. 2. Les émeutes et révoltes ouvrières sont brisées dans le sang. Ainsi, Adolphe T HIERS, ministre de l’intérieur de Louis-Philippe (plus connu pour ses actions sous la Commune, en 1871), envoie l’armée pour briser la Révolte des Canuts de 1831. 3. Sous le Second Empire, les militants ouvriers sont condamnés pour conspiration, tandis que les leaders du mouvement ouvrier sont contraints à l’exil, emprisonnés ou tués.


36

CHAPITRE 3. DEUX SIÈCLES D’UTOPIES BIEN CONCRÈTES. 4. Napoléon III encadre strictement le mouvement mutualiste (les sociétés de prévoyance tolérées jusque-là par le pouvoir) et en fait un instrument de contrôle social de l’Etat sur la société et des riches sur les pauvres. En 1852, il crée deux nouveaux statuts : les “sociétés approuvées” et les “sociétés autorisées”. =>

Remarque : la différence entre les deux tient au cadre juridique, notamment à la possibilité de percevoir des subventions. En outre, les sociétés autorisées sont reconnues d’utilité publique.

Comme leur nom l’indique, ces mutuelles sont placées sous la tutelle de l’Etat qui (l’empereur lui-même ou ses préfets) : – Nomme leur président parmi les notables locaux. – Limite strictement le nombre de membres. – Instaure une organisation territoriale et non plus professionnelle (les sociétés doivent d’ailleurs renoncer à défendre des intérêts professionnels).

3.2.3

...À l’assouplissement de la réglementation

Le dernier tiers du XIXe siècle marque un adoucissement de la politique de répression à l’encontre de l’ESS et du mouvement ouvrier.

1. Le droit de grève est reconnu (1864). 2. Le délit de coalition est aboli (1864). 3. Les coopératives de production sont implicitement reconnues (1867) par une loi : – Permettant la création de sociétés sans autorisation de l’Etat. – Introduisant la possibilité d’un capital variable respectant ainsi le principe de liberté d’entrée et de sortie des associés dans une coopérative. 4. La loi Le Chapelier de 1791 est abrogée par la loi Waldeck-Rousseau de 1884. =>

Les syndicats et autres organisations professionnelles sont donc de nouveau autorisés.

5. Les coopératives reçoivent l’appui des pouvoirs publics. Elles bénéficient notamment : – De faveurs dans le cadre des marchés publics (priorité en cas d’égalité avec une entreprise capitaliste, fractionnement des marchés en lots).


3.2. UNE HISTOIRE MOUVEMENTÉE I - ENTRE RÉPRESSION, PROMOTION ET INSTRUMENTALISA – De subventions et de prêts à taux réduits par le biais des banques coopératives des associations ouvrières. 6. Le développement des mutuelles est encouragé suite à l’adoption, en 1898, de la “Charte de la mutualité” (sous l’impulsion de Léon B OURGEOIS, fondateur du solidarisme”)”. Cette charte revient sur les dispositions de 1852 en modifiant le régime juridique des sociétés autorisées et approuvées, et en introduisant un nouveau statut de “société libre” supprimant pour partie le contrôle étatique. Les mutuelles peuvent donc se développer à leur guise. 7. La liberté d’association est reconnue (célèbre “Loi 1901” que l’on doit également à Pierre WALDECK -R OUSSEAU). – Plus aucune autorisation administrative n’est réclamée. – La liberté d’association est étendue au-delà des associations professionnelles.

3.2.4

Un soutien opportuniste ?

Avec les sociétés approuvées et autorisées, Napoléon III avait inauguré une logique d’instrumentalisation de l’ESS qui se trouvait mise au service des intérêts de l’Etat. Ce premier soutien limité et opportuniste, va se généraliser et s’assouplir vers la fin du XIXe siècle.

Car si l’assouplissement de la réglementation de l’ESS observé notamment à partir de 1880 répond sans conteste à la philosophie humaniste de certains gouvernants (WALDECK-R OUSSEAU, Léon B OURGEOIS, etc.), elle s’intègre aussi dans des stratégies politiques plus larges.

3.2.4.1

L’instrumentalisation de l’ESS dans la lutte contre le socialisme.

1. La promotion par WALDECK -R OUSSEAU de l’ESS, dans sa branche réformiste, est en effet conçue comme un rempart face à l’avancée du socialisme révolutionnaire qui gagne du terrain dans le mouvement ouvrier à la fin du XIXe siècle. 2. De même, au début du XXe siècle, le solidarisme de Léon B OURGEOIS (prix Nobel de la paix en 1920 après son passage à la présidence de la SDN) auquel se rallie le mouvement mutualiste, est conçu comme une voie médiane entre libéralisme et socialisme. C’est notamment à ce titre que le mouvement mutualiste bénéficiera du soutien de l’Etat sous la IIIe République.


38

CHAPITRE 3. DEUX SIÈCLES D’UTOPIES BIEN CONCRÈTES. Le mouvement mutualiste ouvre en effet la voie à : – Un rejet du libéralisme grâce à l’instauration d’un principe de solidarité organique au sein de la société. Ce principe de solidarité introduit un devoir de réduction des inégalités par le paiement d’une “dette sociale” par les riches pour les pauvres. =>

Remarque : “solidarité organique” et “solidarité mécanique”. Dans La Division du travail social, Émile D URKHEIM distingue deux formes de solidarité. – Une solidarité organique, qui unit des individus complémentaires (partageant le même intérêt). – Une solidarité mécanique, qui unit des individus semblables (partageant les mêmes valeurs).

– Une alternative au socialisme grâce à l’organisation de solidarités volontaires sous la forme de mutuelles permettant de limiter l’intervention de l’Etat.

3.2.4.2

L’ESS, un nouvel outil des politiques publiques.

1. Suite à l’adoption de la loi de 1901, et tout au long du XXe siècle, les associations ont connu un essor remarquable, grâce notamment au soutien de l’Etat. Elles sont peu à peu devenues les partenaires des pouvoirs publics. Ainsi, les associations participent d’une nouvelle gestions des politiques publiques. L’Etat sous-traite au secteur associatif : – La détection des problèmes sociaux (recensement et mise en lumière de nouveaux besoins). – L’élaboration ou la gestion des réponses qu’il convient de leur apporter (avec l’aide matérielle et financière de l’Etat). C’est à ce titre que les associations interviennent dans les pratiques sportives, l’action culturelle ou encore le tourisme, etc. Elles ont également été largement mobilisées dans le cadre de l’action sociale, et notamment dans la lutte contre le chômage et l’exclusion, des années 1970 à nos jours. =>

Remarque : on peut se demander si cette logique de soustraitance ne conduit pas en fin de compte à un désengagement progressif de l’Etat (cf. Restos du cœur, Samu social, etc.). L’instrumentalisation serait alors totale...

2. Les SCOP comme outil de lutte contre le chômage. Dans les années 1980, l’État a cherché à s’appuyer sur les SCOP pour faire face à la montée du chômage :


3.3. LES UTOPIES CONCRÈTES.

39

– Insertion par l’activité économique. – Reprise d’entreprises par les ouvriers en cas de fermeture (exemple de LIP). Toutefois : – Les coopératives se sont révélées peu adaptées à l’insertion par l’activité économique, les travailleurs peu qualifiés pouvant rarement acquérir l’autonomie nécessaire au fonctionnement d’une SCOP. Aujourd’hui, les SCOP recrutent des travailleurs plus qualifiés ou font de l’insertion sociale sans chercher à transformer les chômeurs en coopérateurs. – Les reprises d’activité ont rarement réussi, non pas à cause du statut coopératif mais plutôt du contexte économique difficile (les entreprises entreprises étaient en difficulté avant leur reprise par les salariés et le restaient après...).

3.3

Les utopies concrètes.

En tant qu’économie alternative, l’ESS poursuit des objectifs cohérents mais distincts : 1. Lutter contre l’exclusion économique et sociale. 2. Produire et entreprendre autrement. 3. Consommer autrement. 4. Financer autrement l’activité. 5. Vivre autrement en proposant un nouveau projet de société. En deux siècles d’existence, l’ESS moderne à expérimenter des alternatives dans toutes ces directions.

3.3.1 3.3.1.1

De nouvelles solidarités. Les sociétés de secours mutuel.

La Révolution instaure une société libérale laissant libre cours au capitalisme. Ce nouvel ordre économique et sociale profite surtout aux employeurs et plonge les ouvriers (contraints par ailleurs à quitter les campagnes et à travailler dans les manufactures urbaines) dans une misère extrême (“paupérisme ouvrier”).

Les solidarités de proximité n’ont pas survécu à ces bouleversements économiques et sociaux, mais face à la dégradation de leur situation et à la baisse des salaires, les ouvriers :


40

CHAPITRE 3. DEUX SIÈCLES D’UTOPIES BIEN CONCRÈTES.

– Se révoltent (révolte des Canuts notamment, en 1831 et 1834 pour protester contre la baisse des salaires des ouvriers qualifiés). – Organisent une résistance clandestine. Des systèmes de protection sociale clandestins se développent sous la forme de “sociétés de secours mutuel” qui sont à la fois : – Des sociétés de résistance (cf. 7.2). – Des sociétés de prévoyance : les membres s’assurent et versent des cotisations. Condamné à la clandestinité durant tout le XIXe siècle, le mouvement mutualiste se développera réellement après 1898 (adoption de la Charte de la mutualité).

=>

3.3.1.2

Pierre-Joseph P ROUDHON (1809-1865) : le mouvement mutualiste doit beaucoup à P ROUDHON, intellectuel socialiste qui théorise un modèle de société dans laquelle les membres se garantissent une assistance mutuelle. Ses idées (mutualisme, autogestion, etc.) joueront un rôle clé dans le développement du socialisme associationniste et se retrouvent aujourd’hui encore dans une large part de l’ESS.

Le développement des mutuelles.

Permis par une évolution juridique, le développement des mutuelles et aussi porté par des évolutions sociales, à commencer par la démocratisation de l’automobile et l’amélioration de la qualité des logements. Les mutuelles trouvent ainsi de nouveaux objets d’assurance et de solidarité.

La solidarité sera surtout professionnelle, plusieurs professions créant tour à tour leur propre mutuelle : – Les agriculteurs créent des mutuelles pour assurer leur bétail et leur récolte (Assurances mutuelles agricoles, puis MSA). – Les instituteurs créent la Mutuelle assurance-automobile des instituteurs de France (MAAIF devenue ensuite MAIF). – Les artisans créent la MAAF. – Les commerçants et industriels créent la MACIF. – Les travailleurs mutualistes créent la MATMUT. – Les fonctionnaires créent la GMF (garantie mutuelle des fonctionnaires).

=>

Les héritières : mutuelles d’assurance, mutuelles de prévoyance, protection sociale, mutuelles alternatives (précaires, fraudeurs, etc.)


3.3. LES UTOPIES CONCRÈTES.

3.3.2

41

Produire autrement.

3.3.2.1

Les premiers entrepreneurs sociaux.

1. Jean-Baptiste G ODIN. Entrepreneur picard (poêle Godin), Jean-Baptiste G ODIN se soucie des conditions de vie de ses ouvriers. En 1856, il fait construire son “Familistère” à Guise, sur le modèle du “Phalanstère” imaginé par F OURIER (qui s’inspire lui-même du “panoptique” de B ENTHAM). =>

Charles F OURIER : F OURIER (1772-1837) est un penseur “original” aux théories parfois loufoques (cf. sa théorie des 144 sortes de cocus) mais qui a su développer une pensée sociale innovante qui guidera nombres d’intellectuels et d’acteurs du socialisme utopique. Il imagine notamment la création de “phalanstères”, entreprises communautaires à la fois lieux de travail et lieux de vie pour les ouvriers. On y appliquerait une gestion démocratique suivant le principe “un homme = une voix”.

Conformément au projet fouriériste, le Familistère de G ODIN assure aux ouvriers un logement, des services collectifs et une communauté. Toutefois, le fonctionnement de l’entreprise n’est : – Ni vraiment démocratique (élection du directeur à vie, maintien d’une forte hiérarchie). – Ni alternatif (fort contrôle social, maintien de la méritocratie et d’une forme de patriarcat). L’entreprise sera transformée en coopérative en 1880, puis rachetée dans les années 1960. =>

Sur le Familistère, ses objectifs et ses défauts voir le documentaire “Une aristocratie populaire”.

2. Robert O WEN. En Écosse, à Glasgow, l’entrepreneur Robert O WEN crée une entreprise de filature qui allie performance sociale et performance économique, prouvant à la surprise générale, que les deux sont compatibles. – Performances sociales : Owen garantit à ses ouvriers de bonnes conditions de travail, une réduction du temps de travail, une hausse des salaires et des écoles pour leurs enfants ! – Performances économiques : l’entreprise parvient à améliorer sa productivité par rapport à ses concurrentes.


42

CHAPITRE 3. DEUX SIÈCLES D’UTOPIES BIEN CONCRÈTES. L’entreprise d’O WEN suscitera la curiosité de ses pairs et un vif intérêt des hommes politiques. O WEN tentera (suite à de nombreuses sollicitations), sans succès d’essaimer ses idées aux États-Unis (cf. 8.5)...

3.3.2.2

Les associations ouvrières, les coopératives de production et les entreprises communautaires.

Afin de contester le système capitaliste, les ouvriers développent de nouvelles formes d’organisation du travail.

1. Les associations ouvrières de production. Lancé en 1840, le journal L’Atelier du saint-simonien Philippe B UCHEZ porte les idées de la résistance ouvrière. Dans ses colonnes, B UCHEZ exhorte : – Les ouvriers de manufactures (non qualifiés) à s’organiser en associations syndicales pour peser dans la fixation des salaires. – Les ouvriers libres (qualifiés) à créer des associations ouvrières de production visant à supprimer le rôle de l’entrepreneur. Les premières associations de production naissent alors dans la clandestinité. 2. Les coopératives ouvrières de production. En 1867, les coppératives ouvrières sont implicitement reconnues et légalisées. Elles peuvent donc se développer librement. Le mouvement coopératif se fixent trois objectifs : – L’abolition du salariat. – L’autonomie des travailleurs (abandon du lien de subordination). – La fraternité des travailleurs. Les coopératives ouvrières seront officiellement reconnues en 1915, par la loi du 18 décembre qui instaure le statut de SCOP. 3. Les entreprises communautaires. Les entreprises communautaires, (aussi appelées “communautés de travail”) apparaissent durant la Seconde Guerre mondiale et perdureront quelques temps après la Libération. Elles se distinguent des autres coopératives par des règles plus strictes ou exigeantes : – Indivisibilité totale du capital. – Vote à l’unanimité, après de longues discussions.


3.3. LES UTOPIES CONCRÈTES.

43

– Prise en compte de la valeur humaine (et non de la seule qualification) dans le calcul du salaire. – Revenu pour la famille des compagnons. – Obligation d’éducation et de participation à un groupe de réflexion. L’essor des communautés de travail (au fonctionnement très coûteux) n’a été possible que dans un contexte de monopole propre à la guerre. Elles ont progressivement disparu à la Libération, avec le retour de la concurrence. L’exemple le plus célèbre d’entreprise communautaire est la ”Communauté de Boimondau”, à Valence.

=>

Les héritiers : les SCOP.

3.3.3

Consommer autrement.

3.3.3.1

Les coopératives de consommation.

Les coopératives de consommation sont des groupements d’achat visant à peser sur les prix des denrées de première nécessité en s’appropriant collectivement le rôle et le revenu du marchand (considéré comme un intermédiaire superflu). On peut citer deux expériences marquantes :

1. Michel D ERRION et les coopératives d’achat. En 1835, Michel-Marie D ERRION crée la première société de consommation à Lyon. L’objectif est de supprimer les intermédiaires existant entre les producteurs et les consommateurs pour créer “un commerce véridique et social”. Pour D ERRION, agir sur la consommation est une première étape de transformation du système. En effet, alors qu’il semble difficile de révolutionner la production, agir sur le commerce et la consommation peut ouvrir une brèche. =>

“Comme consommateur, vous possédez le levier qu’A RCHIMÈDE demandait pour soulever le monde. Il ne faut plus qu’apprendre à vous en servir”... (Michel-Marie D ERRION).

La coopérative fait faillite en 1837, victime de la crise et de la pression policière, après des débuts très prometteurs (peut-être trop pour les concurrents)...


44

CHAPITRE 3. DEUX SIÈCLES D’UTOPIES BIEN CONCRÈTES. 2. Les Équitables pionniers de Rochdale. À partir de 1844, à Rochdale, en Angleterre (près de Manchester), se développe l’expérience des “équitables pionniers de Rochdale”. Un groupe d’ouvriers tisserands crée une ambitieuse coopérative de consommation de produits alimentaires, couvrant une large gamme de produits. Mais le projet ne s’arrête pas là. La coopérative sert aussi de caisse d’épargne, de banque, d’assurance, de bibliothèque et d’école. En 1863, la coopérative rassemble 500 magasins dans tout le pays. La coopérative de Rochdale servira de modèle en matière de règles coopératives (démocratie, justice économique, financement de formations, etc.).

3.3.3.2

Charles G IDE, le gouvernement des consommateurs.

A la fin du XIXe siècle, Charles G IDE prolonge la réflexion de Michel D ERRION en insistant sur le rôle des consommateurs dans la transformation sociale.

Il développe notamment les fondements de cette approche consumériste en proposant une nouvelle lecture de la théorie de la valeur néo-classique. Selon lui, la valeur naît du besoin (l’utilité des néo-classiques). Sans besoins, la valeur n’a plus aucun sens. Gide en déduit la légitime souveraineté des consommateurs : =>

“Ceux qui pensent que la valeur est une pure création des besoins de l’Homme sont en droit de conclure que ce sont les consommateurs qui doivent exercer le gouvernement économique, puisque ce sont eux qui, par leurs besoins et leurs demandes, créent la richesse” (Charles G IDE).

=>

Les héritières : les associations de consommateurs ( ?), les coopératives de consommation, les amap, les coopératives intégrales et les SCIC.

3.3.4 3.3.4.1

Financer autrement : les coopératives de crédit. R AIFFEISEN, le pionnier.

En Allemagne, Friedrich Wilhem R AIFFEISEN (1818-1888) fonde en 1852 les premières banques coopératives (caisses villageoises de crédit mutuel et agricole), collectant l’épargne par la mise en commun des économies des adhérents pour pouvoir accorder des prêts personnels.

Les caisses de prêt : 1. Collectent l’épargne des sociétaires.


3.3. LES UTOPIES CONCRÈTES.

45

2. Grâce à la mise en commun de cette épargne, elles accordent des prêts personnels aux sociétaires. 3. Se portent caution pour des emprunts auprès d’autres banques. Les caisses de prêts reposent sur la solidarité. C’est bien par solidarité que les sociétaires s’accordent des prêts aux membres dans le besoin (pas l’opportunisme financier). C’est ce modèle initié par R AIFFEISEN qui va inspirer tout le mouvement des coopératives de crédit en Allemagne, en Suisse (avec le groupe Raiffeisen), mais aussi en France.

3.3.4.2

Le développement des coopératives de crédit en France.

En France, les principales coopératives de crédit sont : – La Caisse d’Épargne (créée en 1818). – La Banque Populaire (créée en 1878). – Le Crédit Mutuel (créé en 1882). – Le Crédit Coopératif (créé en 1893). – Le Crédit Agricole (créé en 1894). Toutes ont été créées à la fin du 19e siècle en s’inspirant de l’expérience de R AIF FEISEN et en prolongeant les idées du socialisme utopique. Seule exception, la Caisse d’Épargne a été créée avant même les caisses de crédits de R AIFFEISEN. En effet, elle a été conçue comme une caisse d’épargne et non comme une caisse de prêt. Son objectif originel était donc l’épargne, et pas le crédit (d’où Caisse d’Épargne alors que les autres s’appellent “Crédit”...).

=>

3.3.5

Les héritières : banques coopératives ( ?), les finances solidaires, les monnaies alternatives.

Vivre autrement : les communautés utopistes.

On peut espérer qu’un changement social advienne par la révolution ou par la réforme. Les communautés utopistes ont opté pour une troisième voie : l’exemplarité. Le changement doit alors venir par contagion, fruit du succès d’une première expérimentation. Au cours du XIXe, des centaines de petites communautés ont ainsi vu le jour (souvent pour disparaître aussitôt...) avec comme objectif de créer une société idéale. On peut distinguer trois grandes familles de communautés utopistes (cf. JeanChristophe P ETITFILS, Les Communautés utopistes au XIXe siècle) :


46

CHAPITRE 3. DEUX SIÈCLES D’UTOPIES BIEN CONCRÈTES. 1. Les communautés communistes et socialistes. Les communautés communistes et socialistes s’inspirent surtout de la pensée de Robert O WEN. Après avoir fondé son entreprise exemplaire en Ecosse. Robert O WEN se tourne vers des projets plus ambitieux aux Etats-Unis. Développant le “socialisme associationniste”, il propose et œuvre à la création de villages communautaires dans lesquels la propriété collective remplace la propriété privée. Il sera notamment à l’origine de la création de l’éphémère communauté de “New Harmony”, en 1825. Les communautés communistes et socialistes se caractérisent par : – Un fonctionnement très bureaucratique. – Une répartition très égalitaire des biens produits. 2. Les communautés fouriéristes. Inspiré par la pensée de Charles F OURIER, les communautés fouriéristes seront portées et financées par ses disciples (notamment Victor C ONSID ÉRANT ) en Europe et aux Etats-Unis. Ces communautés s’apparentent davantage à de simples coopératives de production et de consommation. Le souci d’égalité est moins marqué, l’objectif étant plutôt d’obtenir une harmonie sociale dans la diversité et l’inégalité. 3. Les communautés anarchistes. D’inspiration libertaire, ces communautés (plus rares), rejetaient toute hiérarchie, toute règle et toute organisation. L’objectif était de laisser l’individu exprimer sa créativité et s’épanouir en toute liberté.

=>

Héritiers : habitat coopératif, lieux de vies communautaires, communautés de travail.

3.4

Une histoire mouvementée II - Divergences et tensions internes.

3.4.1

Scission du mouvement ouvrier : réformistes contre révolutionnaires.

Le mouvement ouvrier se divise en deux courants concurrents :


3.4. UNE HISTOIRE MOUVEMENTÉE II - DIVERGENCES ET TENSIONS INTERNES.47 1. Les proudhoniens. Les proudhoniens sont des réformistes qui veulent appuyer le changement social sur une révolution économique (et non politique) basée sur un modèle de production indépendant, quasi-artisanale et collectif (modèle des compagnies ouvrières). 2. Les marxistes. Menés notamment par Jules G UESDE, ils prônent la prise de pouvoir politique par les ouvriers (dictature du prolétariat)., conformément aux écrits de M ARX.

=>

Remarque : les relations entre P ROUDHON et M ARX reflètent bien cette opposition. Amis, car partageant le même combat, ils finissent par s’opposer violemment sur la stratégie à adopter. Ainsi, en réponse à la Philosophie de la misère, écrite par P ROUDHON, M ARX publie un sévère Misère de la philosophie texte dans lequel il dénigre l’approche proudhonienne.

Au congrès ouvrier de 1879, les marxistes de Jules G UESDE l’emportent. La division se transforme en scission entre : – Le mouvement ouvrier (socialiste). – Le mouvement coopératif (proudhonien).

=>

Remarque : cette scission est renforcée par certaines mesures politiques comme la loi de 1884 qui reconnaît la liberté syndicale mais interdit aux syndicats la gestion directe des entreprises. Cette distinction juridique rend effective la séparation entre : – Le mouvement ouvrier, mouvement de contestation politique. – Le mouvement coopératif, mouvement de gestion économique alternative.

3.4.2

Scission des coopératives de consommation : “rochdaliens” contre socialistes.

Des divisions similaires s’observent parmi les coopératives de consommation au début du XXe siècle. On distingue deux courants :

1. Les rochdaliens.


48

CHAPITRE 3. DEUX SIÈCLES D’UTOPIES BIEN CONCRÈTES. Menés par Charles G IDE, les rochdaliens s’inspirent de Michel D ERRION et de l’expérience de Rochdale et se caractérisent surtout par leur neutralité politique. 2. Les socialistes. Pour les socialistes, les coopératives de consommation ne doivent pas être neutres. Elle doivent notamment contribuer au financement de la propagande politique.

3.4.3

Mouvement fouriériste contre mouvement consumériste.

Au sein de l’ESS, une divergence de stratégie oppose le mouvement “fouriériste” et le mouvement de consommateur. Le point de discorde tient à la définition du principal levier de transformation sociale :

1. Le mouvement fouriériste. Pour le mouvement “fouriériste”, c’est du côté des travailleurs et de la production que doit venir le changement. Les salariés doivent participer au capital et à la gestion des entreprises. P ROUDHON écrit ainsi : “Qu’est-ce que le travailleur ? Rien. Que doit-il être ? Tout !” (dans Qu’est-ce que la propriété ?). 2. Le mouvement consumériste. Pour le mouvement de consommateurs “gidien”, la clé est évidemment la consommation. Lors du congrès des coopératives de consommation, en 1889, Charles G IDE détourne la formule de P ROUDHON et déclare : “Qu’est-ce que le consommateur ? Rien. Que doit-il être ? Tout !”.

Du fait de cette division, le développement des coopératives de production et des coopératives de consommation restera longtemps cloisonné.


Deuxième partie

L’ AUTRE ÉCONOMIE . Actualité et enjeux de l’économie sociale et solidaire.

49



Chapitre 4

L’ESS ? Combien de divisions ? 4.1

Plus d’un million de structures, essentiellement associatives.

Dans sa définition juridique, l’économie sociale (associations, coopératives, mutuelles et fondations) représente un peu plus de 1,2 millions de structures. Les structures de l’économie sociale, chiffres 2010 1 . Associations

Coopératives

Mutuelles

Fondations

Total

Nb de structures

1 200 000

25 255

6 515

1 150

1 232 920

Part de l’ESS

97,4 %

2%

0,5 %

0,1 %

100 %

Sur ces 1 232 920 structures, plus de 97% (1 200 000 environ en 2010) sont des associations. Les coopératives représentent 2% des structures de l’ESS (25 000 en 2010), devant les mutuelles (6 500, soit 0,5%) et les fondations (1 150, soit 0,1%).

Plus d’un million d’associations.

1. 35 000 de plus chaque année. Depuis le début des années 1980, la politique de promotion du tiers secteur a encouragé la création d’associations. Chaque année, quelque 60 000 associations sont déclarées en préfecture, tandis qu’on enregistre la dissolution de 25 000 associations existantes. Le solde de création nette est donc de 35 000 associations chaque année.

51


52

CHAPITRE 4. L’ESS ? COMBIEN DE DIVISIONS ? 2. Un nombre sous-estimé. Les associations sont les structures de l’ESS les plus nombreuses, mais leur nombre est sous-estimé. En effet, ne sont comptabilisées que les associations déclarées, pas les associations de fait. Du reste, comment circonscrire le champ des associations de fait ? Tout collectif, tout groupe informel, tout cercle amical ne peut-il être considéré comme une association de fait ?

4.2 4.2.1

Plus de deux millions d’emplois. Un emploi privé sur huit.

L’ESS compte plus de 2 millions de salariés (2 350 000 en 2010). Cela représente 12,5% des emplois du secteur privé. Ainsi, dans le secteur privé, un salarié sur huit travaille dans une structure de l’économie sociale. L’emploi dans l’économie sociale, chiffres 2010 2 . Associations

Coopératives

Mutuelles

Fondations

Total

Nb de salariés

1 815 000

321 000

148 000

67 000

2 350 000

Part de l’ESS

77,2 %

13,6 %

6,3 %

2,9 %

100 %

Compte tenu de leur poids prépondérant parmi les structures de l’ESS, ce sont évidemment les associations qui rassemblent l’essentiel des 2,35 millions d’emplois. Elles hébergent 1,8 millions de salariés, soit environ 3/4 des embauches de l’ESS (77,2%). De leur côté, les coopératives représentent 321 000 emplois, soit 13,6% des emplois de l’ESS. Enfin, les mutuelles (148 000 salariés) et, dans une moindre mesure, les fondations (67 000 salariés) , se partagent les 10% restant.

4.2.2

Les particularités de l’emploi dans le secteur associatif.

Les associations hébergent près de 2 millions de salariés, ce qui fait d’elles les principales structures employeuses de l’ESS. Toutefois, la situation de l’emploi dans les associations est atypique :

1. Beaucoup d’emplois à temps partiel. Le temps partiel est particulièrement répandu dans le secteur associatif. Ainsi, les 1,8 millions d’emplois associatifs ne constituent qu’un peu plus d’un millions (1 050 000) d’emplois en équivalent temps plein.


4.2. PLUS DE DEUX MILLIONS D’EMPLOIS.

53

2. Relativement peu d’associations employeuses. Moins d’une association sur sept (165 750 en 2010) compte au moins un salarié. De fait, alors qu’elles représentent 97% des structures de l’ESS, les associations ne rassemblent “que” 77% des emplois. Globalement, les emplois se concentrent dans certains secteurs : – Le secteur sanitaire et social : 440 000 ETP. – Le secteur éducatif : 193 000 ETP. – Le secteur culturel : 98 000 ETP. – Le secteur sportif : 98 000 ETP. 3. Un million d’emplois... bénévoles. Le secteur associatif se caractérise par un fort emploi de bénévoles (non comptabilisés dans les chiffres de l’emploi de l’ESS). Un français sur quatre (15 millions environ) se déclare bénévole dans une association. Chaque bénévole travaille en moyenne 2h30 par semaine. Cumulé, le travail bénévole représente donc environ 1 million d’emplois ETP.

L’emploi dans le secteur coopératif. Loin derrière les associations, les coopératives sont les deuxièmes structures employeuses de l’ESS, avec un peu plus de 300 000 salariés. On trouve la majorité de ces 300 000 salariés dans les 16 000 établissements de coopératives de crédit (168 620 salariés dans cette branche des coopératives, mais s’agit-il encore d’ESS ?). Viennent ensuite les 4 700 coopératives agricoles qui regroupent 80 745 salariés et les quelques 1 500 coopératives de production qui comptabilisent 25 340 salariés.

4.2.3

L’ESS, un secteur dynamique.

L’emploi dans l’ESS progresse plus vite que dans le reste du secteur privé. Entre 2000 et 2010, l’emploi dans le secteur privé a progressé de 7%. Sur la même période, l’emploi au sein de l’ESS a progressé de 23% !

Ce différentiel, s’explique : 1. Par une plus grande volonté d’embauche au sein de l’ESS. Économie au service de l’homme l’ESS cherche à créer des emplois. La création d’emplois fait partie de sa valeur ajoutée, l’insertion par l’activité économique étant par ailleurs l’un des principaux secteurs d’intervention de l’ESS.


54

CHAPITRE 4. L’ESS ? COMBIEN DE DIVISIONS ? 2. Par l’utilisation de l’ESS dans la lutte contre le chômage. Les associations bénéficient en effet d’emplois aidés (davantage que les entreprises du secteur lucratif) facilitant les embauches. Ces dispositifs d’aide à l’embauche étant particulièrement développés en période de crise, cela encourage les transferts de main d’œuvre du secteur privé classique vers l’ESS. Ainsi, lorsque les embauches dans le secteur privé diminuent, les embauches dans l’ESS continuent de progresser (comme en 2008, 2009 et 2010) ou diminuent moins vite (comme en 2011).

4.3

15% du PIB, bien plus de richesse.

En France, les structures de l’ESS représentent environ 15% du PIB. En terme de chiffre d’affaires, les coopératives sont les structures les plus importantes (la moitié du chiffre d’affaires de l’ESS). Les mutuelles et les associations se partagent équitablement les 50% restant (le chiffre d’affaires des fondations restant négligeable).

1. Un secteur omniprésent dans la vie quotidienne des français. – Un français sur deux est membre d’au moins une association. – Comparaisons euroopéennes : – Cartes : http ://www.atlasofeuropeanvalues.eu/new/zieeuropa.php ?year=2008. – Statistiques par pays : http ://zacat.gesis.org/webview/index.jsp – Clivage nord/sud en Europe : http ://www.scienceshumaines.com/associationsen-europe-le-clivage-nord-sud_fr_338.html – Un français sur deux est couvert par une assurance santé mutualiste. – Plus de 50% des dépôts sont collectés par les banques coopératives. 2. Un poids sous-estimé. L’ESS a donc un poids économique non négligeable, d’autant que la contribution de ce secteur à la richesse nationale reste largement sous-estimée compte-tenu des failles dans la comptabilité nationale. En effet : – Le PIB ne tient pas compte du travail bénévole (rappel : un million d’emplois ETP dans le secteur associatif). – Le PIB ne tient pas compte des richesses non-marchandes (ou uniquement à hauteur des coûts) et des retombées sociales de l’activité des structures de l’ESS (notamment celle des associations).


Chapitre 5

Entreprendre et produire autrement. S’il l’on souhaite entreprendre dans l’économie solidaire, le choix d’un statut relevant de l’économie sociale (associatif ou coopératif) n’est ni nécessaire, ni suffisant. En effet : – Toute entreprise, quel que soit son statut juridique, peut intervenir dans le champ de l’économie solidaire. – Une entreprise relevant juridiquement de l’économie sociale peut avoir un fonctionnement et une philosophie très éloignés des principes et standards de l’économie solidaire. Toutefois, choisir un statut associatif ou coopératif permet de s’inscrire dans un cadre légal spécifique, plus adapté, qui permet d’encadrer l’activité et de l’orienter logiquement vers l’économie solidaire. Une fois le statut juridique choisi (section 4), l’appartenance à l’ESS dépend de la conformité des pratiques par rapport aux règles de fonctionnement définies par la loi, les statuts et plus généralement les principes de l’ESS (section 5). Par ailleurs, l’adhésion aux principes de l’ESS implique une approche différente de l’entreprenariat et une démarche commerciale particulière (section 6).

5.1 5.1.1

Choisir un statut adapté. Les entreprises de l’ESS.

Parmi les structures de l’économie sociale, trois statuts juridiques se prêtent particulièrement à l’entreprenariat : les associations, les sociétés coopératives et participatives (anciennes sociétés coopératives ouvrières de production) et les sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic). 55


56

CHAPITRE 5. ENTREPRENDRE ET PRODUIRE AUTREMENT.

5.1.1.1

Les associations : des entreprises non-marchandes.

Le cadre juridique des associations. Le statut associatif est encadré par la loi de 1901, reconnaissant la liberté d’association. Suivant l’article premier de cette loi :

=>

“[Une] association est [une] convention par laquelle deux ou plusieurs personnes mettent en commun, de façon permanente, leurs connaissances ou leur activité dans un but autre que partager leurs bénéfices”.

On peut distinguer différentes formes juridiques d’associations : 1. Associations de fait et associations déclarées : une association de fait répond à la définition donnée par l’article 1er de la loi 1901. Toutefois, pour avoir une personnalité juridique (pouvoir embaucher, avoir un bail, ouvrir un compte bancaire, etc.), une association doit être déclarée en préfecture. 2. Associations reconnues d’utilité publique et d’intérêt général : les associations déclarées peuvent être reconnues d’utilité publique ou d’intérêt général. – Les associations reconnues d’utilité publique (environ 2 000 en France) peuvent recevoir des dons exonérés des droits de mutation sur les libéralités. – Les associations reconnues d’intérêt général peuvent émettre des reçus permettant à leurs donateurs de déduire une part de leurs dons de leur revenu imposable.

Les spécificités des associations. Par rapport aux autres entreprises de l’ESS, les associations présentent trois particularités notables :

1. Une pluralité d’acteurs. Les associations peuvent rassembler quatre types d’acteurs : les adhérents (usagers, bénéficiaires, etc.), les bénévoles et animateurs, les salariés, les dirigeants. Cette pluralité d’acteurs soulève des questions de gouvernance, les enjeux étant de garantir le rôle démocratique des adhérents, d’équilibrer l’action des bénévoles et des salariés, de maintenir de bons rapports entre salariés et équipe dirigeante, etc. (cf. sous-section 4.2).


5.1. CHOISIR UN STATUT ADAPTÉ.

57

2. La mixité des ressources. Ce principe de l’ESS est une particularité des associations. Contrairement aux coopératives, les associations bénéficient souvent de financements publics et doivent par conséquent veiller à mixer leurs ressources afin de conserver leur indépendance. En moyenne, les financements publics représentent un peu plus de la moitié (54%) des ressources des associations. Parmi les acteurs public, l’Etat et les communes sont les principaux contributeurs (30% des subventions chacun), devant les départements, les régions et l’Europe. L’autre moitié des ressources, privées, proviennent des recettes d’activité (2/3 des financements privés), des cotisations (25%) et, dans une moindre mesure, du mécénat et des dons. 3. Les avantages fiscaux. Les associations bénéficient d’un statut fiscal avantageux. Outre les exonérations d’impôts sur les donations accordées aux associations reconnues d’utilité publique, les associations sont généralement exonérées des impôts commerciaux (TVA, impôt sur les sociétés) et parfois (certaines associations culturelles, les établissements associatifs d’enseignements privés sous contrat, les associations de jardins familiaux, les associations d’anciens combattants) de la contribution territoriale (ancienne taxe professionnelle). Les activités d’utilité sociales des associations sont exonérées des impôts commerciaux. Ce critère d’utilité sociale est défini par la convention fiscale de 1998 qui fixe la procédure permettant statuer sur l’assujettissement ou non d’une association (ou d’une partie de son activité) aux impôts commerciaux. L’administration fiscale suit une procédure en quatre temps : (a) La gestion est-elle désintéressée ? – Si non, pas d’exonération. – Si oui, question suivante... (b) L’activité concurrence-t-elle celle d’entreprises du secteur lucratif ? – Si non, l’exonération est acquise. – Si oui, question suivante... (c) L’activité est-elle réalisée dans les mêmes conditions que les entreprises du secteur lucratif ? – Si oui, pas d’exonération. – Si non, étape suivante... (d) “Règle des quatre P” (produit, public, prix, publicité). – Produit : l’activité satisfait-elle un besoin pas ou mal pris en compte par le marché ?


58

CHAPITRE 5. ENTREPRENDRE ET PRODUIRE AUTREMENT. – Public : l’activité vise-t-elle un public exclu de l’offre marchande ? – Prix : le prix du service est-il inférieur à celui pratiqué par les entreprises lucratives ? – Publicité : la communication de l’association vient-elle concurrencer les entreprises lucratives ? Les réponses à toutes ces questions dépendent de l’appréciation de l’administration fiscale.

Les secteurs d’activité. Les associations entreprennent généralement des activités non-marchandes dans les secteurs sportifs, culturels ou de l’action sociale. Toutefois, certaines associations entreprennent des activités commerciales classiques (et sont assujetties, à ce titre, aux impôts commerciaux). Elles peuvent alors bénéficier d’emplois aidés réservés aux associations.

5.1.1.2

Les sociétés coopératives et participatives (Scop) : des entreprises commerciales.

Le cadre juridique des coopératives. Les coopératives sont encadrées par la loi Ramadier de 1947, modifiée en 1992 afin de moderniser les entreprises coopératives. Outre ce cadre général, commun à toutes les coopératives, les Scop sont encadrées par une loi du 19 juillet 1978 qui stipule notamment que les Scop sont des sociétés à capital variable pouvant être SA ou SARL.

Les autres formes de coopératives. Outre les coopératives de production, on distingue :

– Les sociétés coopératives d’intérêt collectif (voir § 4.1.3). – Les coopératives d’activité et d’emploi, créées en 1995. – Les coopératives d’usagers (coopératives de consommation), encadrées par la loi du 9 mai 1917.

– Les coopératives d’habitat. – Les coopératives d’entrepreneurs (coopératives artisanales), encadrées par la loi du 20 juillet 1983.

– Les coopératives agricoles, encadrées par l’article 521-1 du Code Rural.


5.1. CHOISIR UN STATUT ADAPTÉ.

59

Les spécificités des Scop. 1. Les acteurs des Scop. Les salariés sont les principaux acteurs des coopératives de production, mais ce ne sont pas nécessairement les seuls acteurs : – Chaque salarié a la possibilité de devenir coopérateur (suivant les modalités définies par les statuts propres à chaque Scop). – Une Scop peut également compter d’autres associés, mais leur participation ne peut dépasser 35% des voix. 2. Les avantages fiscaux. Les sociétés coopératives et participatives ne sont pas assujetties à la contribution territoriale (ancienne taxe professionnelle). Hormis cet avantage fiscal, les Scop sont soumises au même régime fiscal que les autres sociétés commerciales (TVA, impôt sur les société, etc.).

Les secteurs d’activité.

Contrairement aux associations, les Scop ont vocation à mener des activités commerciales au sein de l’économie sociale.

Elles interviennent principalement : – Dans le BTP (29% des emplois dans les Scop). – Dans le secteur des services : communication, conseil, formation, etc. (25% des emplois). – Dans l’industrie, notamment la métallurgie (23% des emplois). – Dans le commerce de gros, les transports et la restauration (10% des emplois). – Dans l’enseignement, la santé et l’action sociale (7%).

5.1.1.3

Les sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic) : le commerce nonlucratif.

A mi-chemin de l’association et de la Scop, la Scic est une solution offerte aux associations commerciales, réalisant une activité économique marchande mais poursuivant une objectif non-lucratif. Créées en 2001, elles viennent combler un manque de l’ESS en offrant un statut adapté à l’entreprenariat collectif et aux activités commerciales combinant la recherche d’un intérêt collectif.


60

CHAPITRE 5. ENTREPRENDRE ET PRODUIRE AUTREMENT.

Le cadre juridique des Scic. Régies comme les autres coopératives par la loi Ramadier de 1947, les Scic sont également encadrées par la loi du 17 juillet 2001. Comme les Scop, elles peuvent prendre la forme de SA ou de SARL.

Les spécificités des Scic. 1. L’intérêt collectif. Pour devenir une Scic, une entreprise doit poursuivre un intérêt collectif. L’intérêt collectif peut se traduire par un engagement en faveur du développement local, de l’emploi, du lien social ou encore de l’environnement. Cette orientation de l’activité est évaluée (sans critères précis) par la préfecture qui accorde un agrément renouvelable tous les 5 ans. 2. Le multisociétariat. Les Scic reposent sur un principe de multisociétariat, c’est-à-dire qu’elle permettent de regrouper différents acteurs au sein de la même structure. D’ailleurs, une Scic doit obligatoirement regrouper au moins trois catégories d’acteurs différents. Deux catégories d’acteurs doivent impérativement être représentées : les salariés et les bénéficiaires (clients, usagers, fournisseurs, etc.). Les autres coopérateurs peuvent être les bénévoles, les collectivités locales, les membres fondateurs, les partenaires ou encore les financeurs. 3. Un fonctionnement démocratique par collèges. Comme les autres structures de l’ESS, les Scic appliquent un mode de prise de décision démocratique (un homme, une voix). Chaque coopérateur dispose donc d’une voix. Toutefois, appliquant une logique de multisociétariat, les Scic doivent parvenir à concilier les intérêts divergents de leurs membres (les consommateurs ne veulent pas nécessairement la même chose que les fournisseurs ou les salariés, etc.). Or, si l’un des groupes d’acteurs dispose d’une majorité absolue des voix la conciliation des intérêts se résumera à la dictature des membres les plus nombreux... Aussi, pour équilibrer le poids de chaque catégorie d’acteurs dans la prise de décision, il est possible d’adopter une pondération des voix grâce un système de collèges. Concrètement : (a) Chaque collège rassemble différents acteurs (définis par les statuts) et se voit attribuer une part des droits de vote (également définie par les statuts, un collège ne pouvant disposer de moins de 10% des voix, ni de plus de 50% d’entre elles).


5.1. CHOISIR UN STATUT ADAPTÉ.

61

(b) Au sein de chaque collège, chaque coopérateur dispose d’une voix. (c) Les votes des différents collèges sont ensuite agrégés suivant la pondération choisie. 4. Un régime fiscal de droit commun. Contrairement au associations et aux Scop, les Scic ne disposent d’aucun avantage fiscal. Elles sont soumises au même régime fiscal que les autres sociétés commerciales. Par ailleurs, comme toutes les entreprises, elles peuvent percevoir des subventions publiques.

Les secteurs d’activités. Les Scic sont des entreprises commerciales qui, à ce titre, se fixent un objectif de rentabilité (même si une Scic sur deux perçoit des subventions représentant en moyenne 14% de leur chiffre d’affaire). Nouvellement créées, les Scic restent marginales au sein de l’ESS. Fin 2010, on comptait à peine 200 Scic en France... Ces Scic interviennent principalement : – Dans l’environnement (22% des Scic). – Dans l’agriculture (19%). – Dans les services de conseil en développement local et des entreprises (17%). – Dans la culture (13%). – Mais aussi dans l’habitat, la santé, les services de proximités, le commerce, la restauration, etc.

5.1.2

Les critères de choix.

Associations, Scop et Scic intervenant dans des secteurs identiques, le domaine d’activité ne peut constituer un critère de choix pertinent. Quel que soit le type d’activité entreprise, tous les statuts entreprenariaux de l’ESS peuvent convenir. Les critères de choix tiennent surtout au nombre et à la nature des porteurs de projet et des acteurs impliqués, mais aussi à la dimension économique de l’activité.

5.1.2.1

Les acteurs et porteurs de projet.

1. Le nombre d’acteurs ? Le nombre d’acteurs n’est pas forcément un critère de choix pertinent. Il existe des Scop, des Scic et bien sûr des associations de grande taille. Il en existe aussi de petite taille.


62

CHAPITRE 5. ENTREPRENDRE ET PRODUIRE AUTREMENT. =>

Remarque : – La plus grande Scic compte 4 700 coopérateurs. – En moyenne, les Scop comptent une vingtaine de salariés et 10% des Scop comptent plus de 50 salariés (mais tous ne sont pas forcément coopérateurs...). – La plus grande coopérative du monde, Mondragon, compte près de 100 000 salariés.

Plus que leur nombre, c’est plutôt la qualité des porteurs de projet et la diversité ou l’homogénéité des acteurs qui peut guider le choix du statut. 2. Les porteurs de projets. La “qualité” des porteurs de projet définit souvent la nature du projet et donne de bonnes indications sur le statut qu’il convient d’adopter (au moins pour commencer). – Évidemment, un projet porté (initié) par des salariés doit logiquement se tourner vers un statut coopératif et plus particulièrement de Scop. – Un projet porté par des citoyens ou la société civile peut plus logiquement s’orienter vers un statut associatif. – Situées entre les Scop et les associations les Scic se caractérisent pas la multiplicité des porteurs de projets. Ce critère peut lui aussi être déterminant. 3. Différentes catégories d’acteurs. S’il existe différentes catégories d’acteurs devant être pris en compte, le statut Scop est sans doute le moins adapté. Bien sûr, les Scop peuvent intégrer des acteurs non salariés mais dans une certaine limite (30% des droits de vote), et elles ne sont pas conçues pour. Les associations, comme les Scic, rassemblent fréquemment différentes catégories d’acteurs et se prêtent aisément à une entreprise collective reposant sur le multisociétariat. Un premier critère de choix entre ces deux statuts peut être la motivation à agir des acteurs. – Si tous les acteurs partagent la même motivation, le même intérêt, le statut associatif peut convenir. – En revanche, si les motivations diffèrent ou que la structure fait cohabiter des intérêts divergents, le système de collèges des Scic peut être un atout précieux. Au-delà, c’est bien sûr la nature de l’activité qui peut orienter le choix.

5.1.2.2

La nature de l’activité.

1. Activité commerciale ou non marchande.


5.2. LES ENTREPRISES DE L’ESS À L’ÉPREUVE DES PRINCIPES DE L’ESS. 63 Certaines associations mènent des activités commerciales, souvent pour appuyer une autre activité non-marchande au cœur du projet. Mais le projet associatif peut aussi consister en une activité commerciale. Toutefois, le statut associatif n’est pas prévu pour, et c’est entre autre pour cela que le statut de Scic (entreprise commerciale sans but lucratif) a été créé. Ainsi : – Si l’activité commerciale est la principale activité de la structure, un statut coopératif est donc préférable, les Scic et bien sûr les Scop si prêtant parfaitement. – Inversement, si l’activité est non marchande, le statut de Scop n’est plus pertinent et un statut associatif est préférable. Le statut de Scic peut également convenir à une activité non marchande, suivant que cette activité vise un intérêt général ou collectif. 2. Intérêt général ou collectif. Pour les activités non marchandes, le choix entre association et Scic dépend de la démarche des acteurs et de la nature du projet : – Si le projet vise l’intérêt général des acteurs (“dans l’intérêt de tous”, c’est-à-dire même motivation à agir, etc., cf. §4.2.1-3) le statut associatif est adapté. – En revanche, si le projet implique la participation de différentes parties prenantes autour d’un intérêt collectif (“dans l’intérêt de chacun”, personne ne doit être lésé), le statut de Scic semble plus approprié.

5.2

5.2.1

Les entreprises de l’ESS à l’épreuve des principes de l’ESS. Le défi de la démocratie.

La gestion démocratique est l’un des fondements de l’économie sociale et solidaire. Mais cette démocratie peut prendre différentes formes plus ou moins abouties. Au-delà des cas de fraudes, la démocratie dans les entreprises de l’ESS peut surtout se heurter à des obstacles systémiques, organisationnels ou simplement humains. Le caractère démocratique d’une organisation peut être évalué suivant trois questionnements : – Le fonctionnement théorique (prévu dans les statuts) est-il démocratique (5.1.1) ? – Les règles de fonctionnement démocratique prévues dans les statuts sont-elles appliquées correctement (5.1.2) ? – La participation des membres est-elle effective (5.1.3) ?


64

CHAPITRE 5. ENTREPRENDRE ET PRODUIRE AUTREMENT.

5.2.1.1

Démocratie pyramidale ou horizontale ?

1. La démocratie pyramidale. Les entreprises de l’ESS peuvent adopter (c’est souvent le cas) une organisation pyramidale : – Pour les associations, c’est la forme classique “président - bureau - conseil d’administration - assemblée générale”. – Pour les coopératives, cela peut prendre différentes formes suivant le statut (SA ou SARL) : “gérant - assemblée générale” (avec ou sans conseil d’administration suivant la taille), “président - directeur général - CA AG” ; “directoire - conseil de surveillance - AG”, etc. Ces organisations pyramidales instaurent une sorte de démocratie représentative, les instances dirigeantes (bureau, directoire, gérant, etc.) tirant leur légitimité de l’assemblée générale. L’enjeu démocratique est de parvenir à maintenir une démocratie véritablement participative... Dans une structure pyramidale, la question est donc la suivante : le pouvoir se situe-t-il à la base ou sommet ? =>

Quelques exemples : – Qui décide de la nomination du président de l’association ? Le conseil d’administration ou l’assemblée générale ? – Qui décide de la composition du conseil d’administration ? Le bureau ou l’assemblée générale ? – Qui prend les décisions importantes ? Le bureau, le conseil d’administration ou l’assemblée générale ? – Qui fixe l’ordre du jour des assemblées générales et dans quelles conditions ? – Quels sont les contrôles que la base peut exercer sur la direction ? – Existe-t-il des contre-pouvoirs internes ?

2. La démocratie horizontale. Pour les entreprises de l’ESS de grande taille, une organisation pyramidale est généralement préférée dans un souci d’efficacité. Pour les structures de plus petite taille en revanche, rien n’empêche d’adopter une organisation horizontale et strictement égalitaire : – Pour les associations, on ignore souvent qu’aucune disposition légale n’oblige à nommer un président. Une association peut opter pour un système de collège solidaire diluant le pouvoir entre plusieurs membres (voire tous les membres pour les très petites structures). – Pour les coopératives, il est également possible d’opter pour une gérance collégiale. 3. Alternative et mimétisme.


5.2. LES ENTREPRISES DE L’ESS À L’ÉPREUVE DES PRINCIPES DE L’ESS. 65 Si elle demande une démarche managériale différente et sans doute plus complexe (par manque de modèles dans le champ économique ou politique...), les organisations démocratiques horizontales constituent une forme réellement alternative de gouvernance. Une forme : – Ne fonctionnant pas par simple mimétisme avec les entreprises lucratives (il faut un chef, un leader pour assurer le bon fonctionnement d’une organisation humaine...). – Respectant au mieux les principes démocratiques de l’ESS. – Concrétisant parfaitement la logique de l’entreprenariat collectif (entreprendre ensemble en prenant les décisions collégialement).

Les collèges des Scic sont-ils démocratiques ?

1. Un homme, une voix ? Les Scic ont la possibilité (pas l’obligation) de créer différents collèges afin de modifier l’équilibre démographique des différents acteurs. Le principe démocratique (“un homme, une voix”) est respecté au sein de chaque collège, mais la décision de chaque collège a un poids différents suivant le partage des droits de vote entre collèges défini par les statuts. Ainsi, suivant sa “qualité” et son collège d’appartenance, un coopérateur n’aura pas forcément le même poids dans la prise de décision qu’un coopérateur d’un autre collège... L’objectif est double : – Faire en sorte que la délibération démocratique permettent la conciliation des intérêts divergents (avec égale prise en compte du point de vue de chacun). – Éviter que la démocratie ne se transforme en dictature du groupe d’acteurs comptant le plus de coopérateurs. Mais ce fonctionnement est-il démocratique ? En effet, il peut conduire à l’adoption de décision malgré l’opposition d’une majorité de membres disposant de droits de vote plus faibles...

2. Et la minorité l’emporte... Par ailleurs, l’organisation par collège soulève un autre problème, celui de la prise en compte du vote de chaque collège. Deux options sont possibles : – L’ensemble des votes exprimés dans un collège sont pris en compte et la décision finale du collège est rendue dans toute sa complexité et diversité (pour un choix binaire, on applique la pondération pour le choix A et pour le choix B). – La décision du collège est l’option majoritairement choisie par ses membres (pour un choix binaire, l’option qui obtient la majorité des vois est retenue, et c’est à elle seule qu’on applique la pondération). =>

Remarque : cette option s’impose de fait lorsque les membres d’un collège sont des associations comptant plusieurs membres mais n’ayant qu’une seule voix en tant que personne morale par exemple.


66

CHAPITRE 5. ENTREPRENDRE ET PRODUIRE AUTREMENT. La seconde option peut poser un problème démocratique puisque, une fois de plus, elle peut entraîner l’adoption de décisions soutenues par une minorité de membres (cf. élections américaines). =>

5.2.1.2

Exemple : une Scic compte trois collèges disposant chacun de 33% des droits de votes. Lors d’une AG, un choix binaire (A ou B) est proposé. Le premier collège vote à l’unanimité pour le choix A. De leur côté, les deux autres collèges votent à 49% pour ce même choix A. Le choix A dispose donc d’une majorité de votes (65% des droits de vote). Pourtant c’est le choix B qui l’emportera si l’on ne tient compte que de la décision majoritaire de chaque collège, le choix B disposant alors de la majorité des droits de votes (66% pour les collèges 2 et 3 contre 33% du collège 1)...

Les clés de la démocratie.

Le cadre légal et les statuts des entreprises de l’ESS définissent un fonctionnement théorique démocratique. Toutefois leur mise en œuvre peut être en décalage avec ce fonctionnement théorique, suivant le type d’organisation choisi, le rôle du pouvoir économique et le respect ou non des lieux de décision.

1. Partager l’information. Pour être véritablement démocratique, la prise de décision doit être informée. Il est donc indispensable que les membres et coopérateurs des entreprises de l’ESS disposent des informations nécessaires à la prise de décision. Cela suppose d’avoir accès à une présentation de la situation de l’entreprise, présentation à la fois exhaustive, compréhensible et neutre. L’accès aux informations économiques (situation et perspectives comptables) notamment, est primordial. =>

Remarques : – Cette fonction d’information des membres et coopérateurs repose généralement sur les salariés qui disposent d’un meilleur suivi de l’activité et doivent partager leur connaissance de la situation de l’entreprise sans faire de rétention de l’information (dans une logique corporatiste). – Le partage de l’information exhaustive, compréhensible et neutre au sein d’une entreprise représente un coût réel, en temps et en argent :


5.2. LES ENTREPRISES DE L’ESS À L’ÉPREUVE DES PRINCIPES DE L’ESS. 67 (a) L’information doit être collectée, explicitée, balancée et mise en forme, tâche chronophage. (b) Ensuite, l’information doit être diffusée à tous les membres ou coopérateurs, ce qui peut engendrer des coûts de publication non négligeables suivant le nombre de personnes impliquées. 2. Partager le pouvoir économique. Les entreprises de l’ESS respecte un principe démocratique strict accordant une et une seule voix à chaque membre ou coopérateur. Elles se distinguent en cela des sociétés commerciales fixant le droit de vote en fonction du capital détenu par les associés. Théoriquement donc, le poids des membres ou associés dans la prise de décision est strictement égal et indépendant de leur poids économique (nombre de parts détenues, contribution au chiffre d’affaires, etc.). En réalité, l’égalité démocratique pâtit inévitablement des écarts de pouvoir économique. – De fait, les associés disposant du poids économique le plus important (parce qu’ils disposent de plus de parts sociales que les autres, parce qu’ils contribuent davantage au chiffre d’affaires de l’entreprise, etc.) pèsent davantage dans la prise de décision. Leur avis sera davantage pris en compte par les autres membres se demandant : “l’entreprise pourrait vraiment supporter leur départ en cas de décision contraire à leurs intérêts ?”. – Par ailleurs, les membres disposant du poids économique le plus important s’investiront davantage dans le fonctionnement de l’entreprise et dans ses instances dirigeantes. En effet, ce sont aussi ceux qui jouent le plus gros, ont le plus à gagner et le plus à perdre. Tenant compte des ces limites démocratiques, les coopératives plafonnent à 50% la proportion de capital qu’un seul coopérateur peut détenir. Ce plafond peut être abaissé dans les statuts. Par ailleurs, il se double d’un plafond par collège dans les Scic, un collège ne pouvant disposer de plus de 50% du capital. 3. Respecter les lieux de décision. Au-delà des instances de décision définies dans les statuts (assemblée générale, conseil d’administration, bureau, etc.) des lieux de décision informel peuvent se créer ou persister. Un fonctionnement théorique apparemment démocratique peut ainsi masquer un fonctionnement réel limitant la prise de décision à un groupe restreint. De fait, chercher à élargir l’accès aux organes de direction, ou à démocratiser la prise de décision en impliquant tous les membres dans le cadre de l’assemblée générale peut entraîner un déplacement des lieux réels de pouvoir (cf. Norbert E LIAS).


68

CHAPITRE 5. ENTREPRENDRE ET PRODUIRE AUTREMENT. Les organes démocratiques perdurent alors, mais leur rôle perd toute substance, les décisions étant prises en amont par un organe informel (les fondateurs, les plus motivés, les mieux informés, etc. ; cf. Serge M OSCOVICI sur les minorités actives). Les conseils d’administration et assemblées générales deviennent alors de simples chambres d’enregistrement des décisions prises par ceux disposant du réel pouvoir. 4. Directeur, coordinateur ou responsable. Le rôle assigné au responsable légal d’une entreprise de l’ESS (président ou gérant) a également une influence sur le fonctionnement démocratique de la structure. On peut ainsi distinguer différents idéaux-types de “dirigeants” : – Les directeurs : ils disposent du réel pouvoir de décision, et doivent, pour les décisions importantes, soumettre leurs choix aux autres membres dans le cadre du conseil d’administration ou de l’assemblée générale. – Les coordinateurs : ne disposant d’aucun pouvoir de décision, les coordinateurs ont pour fonction d’organiser le travail et la prise de décision au sein de la structure, en s’assurant de son bon fonctionnement économique et démocratique. – Les responsables : disposant de pouvoirs restreints (convocation d’AG extraordinaire et démission) il est simplement le responsable légal de la structure. À ce titre, il est le garant de son bon fonctionnement et joue un rôle d’alerte en cas de difficultés financières ou de fonctionnement.

5.2.1.3

L’enjeu de la participation effective.

Sans participation effective des membres, un fonctionnement démocratique demeure-t-il démocratique ? Quelle est la légitimité de décisions prise, dans un cadre démocratique mais suite à la participation d’une minorité de membres ? La participation effective des membres et coopérateurs est un enjeu décisif des entreprises de l’ESS. Nombre d’associations voient en effet leurs assemblées générales désertées et peinent à trouver des militants décidés à s’impliquer dans le fonctionnement de la structure. L’entreprenariat collectif suppose une implication de tous les membres, sans cela, ces derniers deviennent de simples consommateurs des services fournis et se désintéressent de la gestion et des orientations de l’entreprise. Les entreprises collectives se heurtent principalement à trois types de problèmes rendant la participation effective délicate :

1. L’augmentation du nombre de membres. Difficulté d’organiser des débats réels et constructifs malgré un grand nombre de membres. L’augmentation du nombre de membres d’une entreprise de l’ESS suppose donc l’adoption de dispositifs de délibération adaptés,


5.2. LES ENTREPRISES DE L’ESS À L’ÉPREUVE DES PRINCIPES DE L’ESS. 69 plus longs et garantissant la participation de tous. 2. La dispersion géographique. La dispersion géographique des membres pose des problèmes techniques et économiques. Comment faire participer à la prise de décision des membres dispersés sur une large zone géographique ou sur plusieurs sites ? Cela suppose soit : – L’organisation de rassemblements annuels (ou pluri-annuels...) coûteux au risque d’engendrer une exclusion de fait compte-tenu des contraintes économiques. – L’élection de délégués chargés de représenter les différents sites après l’organisation de délibérations au niveau local. Mais une délibération par site (avec mandat impératif) limite les possibilités de confrontation des points de vue. Inversement une délibération entre délégués (avec mandat représentatif) ne permet pas la participation réelle de tous les membres (seulement leur représentation). – Le recours au vote par correspondance ou au vote électronique. Mais ce type de dispositifs ne permettent pas la tenue d’un véritable débat avant la prise de décision et suppose la diffusion d’une information équilibrée et suffisante en amont. Au-delà du problème technique, l’éloignement géographique entraîne également des difficultés humaines : – La dispersion des membres peut en effet entraîner une atténuation des liens qui les unissent. – Par ailleurs, une perte de contact entre la base et les lieux de prise de décision peut apparaître. Ces deux phénomènes peuvent être à l’origine d’une démotivation des membres... 3. Le manque de motivation des membres. Le manque de motivation des membres peut évidemment réduire leur participation au fonctionnement de l’entreprise et à la prise de décision. Il expose à plusieurs risques : – Une plus forte implication des membres ayant les plus gros intérêts économiques. Dans la mesure où s’impliquer coûte du temps, le jeu doit en valoir la chandelle, et ceux qui jouent le plus gros sont logiquement incités à participer le plus. Cela remet en cause le fonctionnement démocratique des entreprises de l’ESS (cf. § 5.1.2-2). Cette situation peut en outre entraîner une perte de la dimension solidaire de la structure et utilisation instrumentale et intéressée de l’entreprise.


70

CHAPITRE 5. ENTREPRENDRE ET PRODUIRE AUTREMENT. – L’apparition de militants professionnels. Les militants professionnels cumulent et enchaînent les mandats, finissant par freiner et décourager le renouvellement des instances dirigeantes. Si elle n’est pas nécessairement motivée par des intérêts économiques, cette démarche peut résulter d’une volonté de “faire carrière” ou d’un attrait du pouvoir qui peut s’avérer problématique dans une optique démocratique. Cette situation peut entraîner une perte de vue du projet, les “dirigeants professionnels” cherchant davantage à développer la structure qu’à répondre au besoin pour lequel elle a été créée.

Deux études de cas :

1. Oxalis, coopérative d’activité et d’emploi (Savoie). Coopérative d’activité et d’emploi, Oxalis est une SA-Scop (association créée en 1992, transformée en SARL-Scop en 1997, en CAE en 2001 puis en SA-Scop en 2007) qui compte plus de 150 coopérateurs répartis dans sept régions différentes. Le fonctionnement démocratique doit donc tenir compte : – D’un nombre relativement élevé de coopérateurs. – De leur dispersion géographique. Oxalis consacre une part importante de son budget au fonctionnement démocratique de la structure. Concrètement, le dispositif démocratique repose sur plusieurs instances :

(a) Les décisions sont prises au consensus par l’assemblée générale réunit une fois par an, le conseil d’administration ayant pour seul rôle d’entériner les décisions prises et d’assumer la responsabilité de leur mise en œuvre.

(b) La délibération de l’AG se fait en s’appuyant sur le travail effectué en amont lors de séminaires organisés trois fois par an et qui visent à débattre des orientations de la Scop, du budget, ou encore de son organisation.

(c) Des “groupes projets” sont créés pour creuser certaines questions, chaque coopérateur devant faire partie de l’un d’entre eux.

2. Alter-Conso, coopérative de distribution de produits agricoles locaux en circuit court (Lyon). Alter-Conso est une SARL-Scic (association créée en 2004 transformée en Scic en 2008) regroupant huit salariés, une quarantaine de producteurs, plus de 700 consommateurs (“adhérents”) et différents partenaires (lieux de distributions, associations proches, etc.). Tous ces acteurs ont intérêt à participer au projet de l’entreprise mais ils défendent des intérêts divergents au sein de celle-ci... L’enjeu démocratique est donc multiple : – Organiser un fonctionnement démocratique malgré un nombre de membres élevé.


5.2. LES ENTREPRISES DE L’ESS À L’ÉPREUVE DES PRINCIPES DE L’ESS. 71 – Équilibrer le poids des différents acteurs. – Permettre la conciliation d’intérêts divergents dans une logique coopérative. Le fonctionnement démocratique : – Les décisions sont prises par l’assemblée générale qui se réunit une fois par an. – Les décisions de l’assemblée générale s’appuient sur un travail effectué en amont par les coopérateurs participant à des ateliers de réflexion organisés une fois par an. – Pour prendre part à la décision, les acteurs sont répartis dans quatre collèges. Les trois principaux (salariés, producteurs et consommateurs) disposent chacun de 30% des voix. – La gérance est partagée par les trois principaux collèges (salariés, producteurs et consommateurs). Les difficultés rencontrées : – Problème de mobilisation des consommateurs et, dans une moindre mesure, des producteurs pouvant entraîner une dérive Scop de la Scic du fait de la surimplication des salariés. – Définition imprécise des rôles et pouvoirs de co-gérants et du conseil de coopération pouvant entraîner un déplacement de la prise de décision et une confiscation du pouvoir de l’assemblée générale. – Obstacle juridique pour intégrer plus de 800 acteurs dans une SARL (limitée à 100 associés) afin de conserver des parts sociales à un prix abordable (alternative : augmenter le prix des parts sociales pour atteindre le seuil de capital nécessaire à la constitution d’une SA au risque d’empêcher l’adhésion des membres les moins riches de la coopérative ; créer une association des consommateurs faisant écran entre les consommateurs et la coopérative).

5.2.2

Entreprendre sans profit ?

Si l’on met de côté les cas de malversation rares mais médiatisés, les entreprises de l’ESS (et en premier lieu les associations) appliquent un principe de non lucrativité ou de lucrativité encadrée dans le cas des Scic et des Scop. L’application de ce principe suppose le respect de deux règles qui connaissent de nombreuses exceptions ou entorses : la gestion désintéressée et la non rémunération du capital.

5.2.2.1

Gestion désintéressée.

1. Le cas des associations. Concernant la gestion désintéressée (et la non lucrativité de manière générale) le cas des associations est particulier. C’est là que les exigences sont les plus fortes. En principe, dans une association, les dirigeants (membres du bureau et administrateurs) ne doivent pas être rémunérés. Ils ne peuvent par


72

CHAPITRE 5. ENTREPRENDRE ET PRODUIRE AUTREMENT. conséquent tirer aucun profit financier des décisions qu’ils prennent dans le cadre de leurs fonctions de direction. Cette règle de non rémunération des dirigeants associatifs connaît quelques aménagements, exceptions et entorses. (a) Les aménagements : Une tolérance est admise, les dirigeants pouvant être rémunérés jusqu’à 75% du Smic. Les notes de frais peuvent être établies et remboursées. (b) Les exceptions : Certaines associations peuvent avoir des dirigeants rémunérés dans la limite de... 9 000 € par mois. Pour cela, l’association doit : – Être particulièrement grande (impliquant une importante charge de travail pour la direction), gérant un budget annuel supérieur à 200 000 €. – Faire preuve d’une totale transparence financière vis-à-vis de ses membres (contrôle de gestion assuré par les membres) et des tiers. – Organiser des élections régulières. – Fixer un niveau de rémunération en adéquation avec les fonctions réellement assurées par les dirigeants. (c) Les entorses : Sans être rémunérés pour leurs fonctions de direction, certains dirigeants ou administrateurs peuvent tirer un bénéfice économique de certaines décisions prises. Ainsi, la direction d’une association peut choisir de passer un contrat avec l’entreprise de son président ou d’un autre administrateur (cf. conflits d’intérêts)... En dehors de ces aménagements, exceptions et entorses, une association peut parfaitement, et en toute légalité, décider de rémunérer ses dirigeants. Toutefois, elle sera alors considérée comme une société commerciale et assujettie au mêmes impôts que les sociétés commerciales (TVA, impôt sur les sociétés). 2. Le cas des coopératives. Dans les coopératives, les dirigeants peuvent être rémunérés : – Les directeurs et les gérants peuvent être salariés et rémunérés au titre de leur contrat de travail et/ou de leur mandat électif. – Les présidents ne sont pas salariés, mais ils peuvent percevoir des indémnités (comme les élus politiques) qui peuvent être très élevées (24 000 € par mois plus 12 000 € d’avantages en nature pour le président du Crédit Agricole par exemple).


5.2. LES ENTREPRISES DE L’ESS À L’ÉPREUVE DES PRINCIPES DE L’ESS. 73 5.2.2.2

Non rémunération du capital.

L’autre volet de la non lucrativité porte sur lutilisation qui peut être faite du capital et des excédents d’exploitation ou les bénéfices. Sur ce point, la situation diffère entre les associations et les coopératives.

Les associations, ni partage, ni rémunération. Dans les associations : – Les excédents d’exploitation ne peuvent en aucun cas être redistribués aux membres. – En cas de dissolution de l’association, le capital n’est pas répartis entre les membres mais donné à d’autres associations choisie par l’AG.

Les coopératives une rémunération limitée. Dans les coopératives, le principe de non rémunération du capital connaît une application plus complexe. Contrairement aux associations dans lesquelles aucun membre ne peut revendiquer une part du capital, les coopérateurs détiennent des parts sociales. Ils sont donc propriétaires d’une part du capital, ce qui leur donne des droits sur le capital et leur permet de toucher des dividendes. – Lors de leur départ de la coopérative ou lors de sa liquidation, chaque coopérateur récupère la somme qu’il a investie dans le capital. Toutefois les parts sociales ne peuvent être revendues à d’autres coopérateurs et, a fortiori, à des tiers. C’est la coopérative qui rembourse les parts à leur valeur d’achat. Il est par conséquent impossible de spéculer dans une coopérative, aucune plus-value ne peut être réalisée. – Concernant le partage des bénéfices, il est possible (contrairement aux associations) mais strictement encadré par la loi. Par ailleurs, ce cadre légal peut être renforcé par des dispositions statutaires plus contraignantes : 1. Dans les Scop, les bénéficies sont divisés en quatre parts : (a) Les réserves impartageables légales (obligatoirement 15%) qui doivent être réinvesties dans l’entreprise. (b) Les réserves statutaires (30% en moyenne), également réinvesties dans l’entreprises suivant les dispositions prévues dans les statuts. (c) La “part travail” (25% minimum, 45% en moyenne), reversée aux salariés suivant des modalités (égalité, proportionnelle au salaire, etc.) à définir. (d) Les dividendes (10% en moyenne) reversés à tous les coopérateurs (salariés ou non).


74

CHAPITRE 5. ENTREPRENDRE ET PRODUIRE AUTREMENT. 2. Dans les Scic, les bénéfices sont divisés en trois parts : (a) Les réserves impartageables légales (obligatoirement 52,5%). (b) Les réserves statutaires. (c) Les dividendes.

5.2.3

Les exigences sociales.

5.2.3.1

Sortir du travail et abolir le salariat.

1. Donner du sens à l’emploi. Travailler pour une association ou une Scic, c’est travailler pour l’intérêt général, l’intérêt collectif, s’engager dans une activité d’utilité sociale. Il ne s’agit plus d’un travail abstrait dont on ignore la finalité ou dont l’objet nous semble étranger. Au final, un emploi dans une association ou une Scic est moins un gagne-pain qu’un engagement militant, moins un “travail” qu’une “activité”. 2. Libérer les travailleurs. Contrairement au travail associatif ou à un emploi dans une Scic, travailler dans une Scop ne garantit pas une activité d’intérêt général, d’intérêt collectif ou d’utilité sociale. Mais les Scop n’en n’ont pas moins un impact décisif sur l’emploi et la manière dont il est perçu et vécu par les travailleurs. Nées avec le socialisme utopique, les coopératives ouvrières ont toujours eu pour objectif d’abolir le salariat pour affranchir les travailleurs des rapports de production capitalistes. Ces rapports de production capitalistes se traduisent par : – L’exploitation des travailleurs par les propriétaires du capital qui leur imposent un sur-travail pour dégager une plus-value. – La triple aliénation des travailleurs : – Qui ne possèdent pas les moyens de production. – Qui ne contrôlent pas l’organisation de leur travail. – Qui ne travaillent pas pour produire les biens répondant à leurs besoins mais uniquement pour gagner le salaire qui leur permettra d’acheter les biens et services dont ils ont besoin (finalité étrangère). Dans les Scop, la remise en cause des rapports de production capitalistes se traduit par : – La disparition des capitalistes, les travailleurs disposant de la double qualité (salarié et patron). – La propriété des outils de production et de la production (le fruit du travail) par les travailleurs.


5.2. LES ENTREPRISES DE L’ESS À L’ÉPREUVE DES PRINCIPES DE L’ESS. 75 – La disparition du sur-travail (et donc de l’exploitation), les bénéfices étant réinvestis dans l’outil de travail ou répartis entre les travailleurs. – La maîtrise de l’organisation du travail par les salariés coopérateurs, qui participent à la prise de décision dans l’entreprise. – La remise en cause du lien de subordination, les dirigeants étant élus par les travailleurs.

5.2.3.2

La juste rémunération du travail.

1. Des rémunérations modestes dans les associations. Dans l’ensemble, les salariés des entreprises de l’ESS disposent de rémunérations plus faibles que les fonctionnaires et les salariés du privé. C’est surtout vrai pour les travailleurs associatifs. En effet, dans les associations, le salaire brut moyen s’élève à 1 600 €. Toutefois : – Ce montant moyen masque encore de grandes disparités suivant les structures. Ainsi, plus de la moitié des associations employeuses comptent moins de trois salariés, qui travaillent souvent à temps partiel, et sont payés en moyenne 1 250 € bruts par mois... – Les rémunérations demeurent convenables, notamment au bas de l’échelle des salaires. – Les salariés les moins bien lotis sont en moyenne mieux payés que dans le privé, mais moins bien que dans le public. – À l’inverse, les salariés de l’ESS percevant les plus hautes rémunérations sont mieux payés que dans le public, mais moins bien que dans le privé à postes et qualifications équivalents. 2. Des coopératives plus généreuses. Du côté des coopératives (toutes coopératives confondues), les rémunérations sont plus élevées, le salaire brut moyen étant d’environ 2 460 € par mois. Ce montant relativement élevé s’explique par le fonctionnement des coopératives. En effet, les salariés coopérateurs participent eux-mêmes à la détermination de la grille de salaires, ce qui les conduit à définir le niveau de rémunération qui leur semble juste suivant le poste, le niveau de responsabilité et de qualification. L’objectif est de trouver un équilibre entre la juste rémunération du travail accompli et le partage de la valeur produite entre tous les travailleurs. 3. Une réduction des inégalités. Au-delà du niveau de rémunération absolu, c’est surtout en matière d’écart de rémunération que les entreprises de l’ESS se distinguent des autres sociétés. Les inégalités de salaires sont réduites, dépassant rarement un rapport de 1 à 3 entre le salaire le plus faible et le plus élevé, alors qu’il est


76

CHAPITRE 5. ENTREPRENDRE ET PRODUIRE AUTREMENT. fréquemment de 1 à 4 voire 1 à 5 dans les entreprises commerciales traditionnelles.

5.2.3.3

Engagement du militant, sacrifices du travailleur.

Les travailleurs de l’ESS voient donc leurs perspectives salariales bornées par les principes égalitaristes de l’ESS. Mais si les salariés les plus qualifiés pourraient sans doute gagner davantage dans le secteur privé, ils ont la possibilité (et la chance...) dans le cadre de l’ESS, d’occuper un emploi certes moins rémunéré mais porteur de sens. Engagement militant, le travail associatif ou coopératif implique donc certains sacrifices. Outre les concessions salariales, les travailleurs de l’ESS doivent souvent accepter des conditions de travail qui viennent parfois questionner la dimension humaine de l’ESS (économie à forte plus-value sociale et respectueuse de l’homme).

1. La précarité des travailleurs associatifs. Compte-tenu des contraintes financières auxquelles elles doivent faire face, les associations ont souvent recours à des emplois aidés pour embaucher leurs salariés. Des emplois précaires dont le renouvellement n’est jamais assuré... =>

Remarque : l’utilisation abusive de stagiaires par certaines associations peut également interpeller les structures de l’ESS.

En outre, les associations sont régulièrement confrontées à la précarité de leur activité, trop dépendante des subventions publiques (malgré l’hybridation des ressources). L’emploi associatif reste donc par nature incertain. =>

Remarque : pour lutter contre la précarité, la volonté de maintenir des emplois à tout prix peut conduire à perdre de vue les objectifs de l’association et à faire passer l’activité avant le projet.

2. Le bénévolat contraint et sur-investissement dans le travail. Les entreprises de l’ESS ne sont pas des entreprises comme les autres. Porteuses d’un projet de société, d’initiatives solidaires ou collectives, elles nécessitent davantage d’implication de la part de leurs salariés. Cette implication pèse sur les conditions de travail et peut se traduire par : – Des exigences excessives en terme de disponibilité des salariés (travail le soir et le week-end pour encadrer des manifestations, régler les problèmes du collectif de travail, faire face à une surcharge de travail temporaire ou récurrente...).


5.2. LES ENTREPRISES DE L’ESS À L’ÉPREUVE DES PRINCIPES DE L’ESS. 77 – Du bénévolat contraint (autre expression de l’exigence de disponibilité permanente des salariés), les salariés dépassant largement le cadre de leur contrat de travail sans obtenir de compensations financières (heures supplémentaires non rémunérées) ni même en demander, au nom de l’engagement militant (question du statut de fait de “salarié-bénévole”). – Un sur-investissement des salariés qui conduit au développement de pathologies (stress, épuisement physique et mental) en rupture avec les principes de l’ESS.


78

5.3

5.3.1 5.3.1.1

CHAPITRE 5. ENTREPRENDRE ET PRODUIRE AUTREMENT.

Une démarche entrepreneuriale et commerciale propre à l’ESS ? Répondre à un besoin ou solutionner un problème ? Lutter contre la rareté pour répondre aux besoins.

Suivant la célèbre définition qu’en a donné l’économiste anglais Lionel R OB BINS , définition couramment admise, l’économie est “la science qui étudie le comportement humain dans la relation entre des fins et des moyens rares à usages alternatifs”. “Science” descriptive devenue prescriptive et normative, l’économie poltique repose donc sur deux fondements principaux :

– L’existence d’une nature humaine (un “comportement humain” modélisable dès lors que l’économie devient prescriptive). C’est ce fondement qui donne à l’économie sa principale hypothèse de travail en s’appuyant notamment sur la figure idéale-typique de l’homo œconomicus pour construire ses modèles. – L’existence d’une rareté originelle (les “moyens rares à usages alternatifs”). C’est cette rareté originelle à laquelle l’humanité doit faire face qui donne à l’économie politique son toute sa finalité, l’objectif étant de vaincre la rareté pour atteindre un état d’abondance. C’est cet objectif qui rend la croissance économique indispensable et si précieuse...

L’économie vise à répondre à produire toujours plus pour répondre à toujours plus de besoins : – Des besoins nouveaux (latents révélés ou créés...). – Des besoins inégalement satisfaits (notamment ceux des plus démunis). Suivant cette approche, on appréhende l’économie solidaire comme un des moyens dont disposent les individus pour répondre à leurs besoins, en mixant : – Redistribution. – Marché. – Réciprocité. L’objectif de cette mixité est de parvenir à répondre également aux besoins des plus démunis. De ce point de vue :


5.3. UNE DÉMARCHE ENTREPRENEURIALE ET COMMERCIALE PROPRE À L’ESS ?79 – L’économie solidaire apparaît comme un complément à l’économie de marché. Complément visant, selon G OUJON et D ACHEUX à “limiter la casse” engendrée par les externalités négatives de la rationalité économique pure. – Le besoin d’insertion et de cohésion sociale par exemple, apparaissent comme des besoins économiques à part entière. – L’économie solidaire n’est qu’un moyen de rendre acceptable le système actuel et de le faire perdurer. L’économie solidaire devient en quelque sorte “l’économie des pauvres”. Cette économie des pauvres peut se traduire par une extension de la sphère marchande, encourageant les plus démunis à se comporter comme les agents économiques classiques (notamment via le micro-crédit) pour chercher à gagner de l’argent dans des domaines vierges de toute monétisation. => Exemples : L’aide entre voisins devient aide à domicile, la garde d’enfant devient une activité rémunératrice, le don contre don se transforme en marché. On procède alors une généralisation de la rationalité économique, et la production de richesse monétaire se fait aux dépens d’autres formes de richesse (c’est l’un des biais de la comptabilisation de la croissance économique). En fait, suivant cette approche, l’économie solidaire reste enfermée dans le cadre théorique néo-libéral faisant de l’économie le mode de gestion de la rareté...

5.3.1.2

Repenser l’économie politique en régulant l’abondance.

Mais cette conception de l’économie peut être remise en cause. Notamment, l’hypothèse d’une rareté originelle semble contestable si l’on se penche sur certains travaux anthropologiques : – L’anthropologue américain Marshall S AHLINS démontrent ainsi que les “sociétés traditionnelles” ou “primitives” ignorent l’existence de la rareté et constituent des sociétés d’abondance. S’ils estimaient ne pas être assez riches, les membres de ces sociétés pourraient travailler davantage pour produire plus. Mais ils travaillent très peu, 2h30 à 4h30 par jour suivant la saison ! – L’anthropologue français Jacques L IZOT arrive aux même conclusions en étudiant les Yanomamis d’Amérique du Sud. Il ajoute d’ailleurs que dans cette société, les jeunes et les vieux ne travaillent pas... Toutes ces sociétés vivaient ou vivent encore dans l’abondance, sans connaître la rareté. Si ce n’était pas le cas, il leur suffirait de travailler davantage pour répondre à davantage de besoins...


80

CHAPITRE 5. ENTREPRENDRE ET PRODUIRE AUTREMENT.

Paradoxalement, alors qu’elle se donne pour objectif de vaincre la rareté, l’économie construit cette rareté imaginaire :

1. Une rareté physique, à travers de processus de production qu’elle préconise, l’économie entraîne une surexploitation de l’environnement qui finit par générer une rareté physique absolue de certaines ressources (eau potable, air pur, pétrole, minerais, réserves piscicoles, etc.). Et cette rareté est irréversible... 2. Une rareté sociale, à travers la lutte de chacun contre tous pur le standing et ce que l’économiste anglais Fred H IRSCH nomme les “biens positionnels” : (a) Une rareté absolue (“pénurie sociale pure”), lorsque la satisfaction que l’on tire du bien procède du nombre d’exemplaires disponibles et du nombre limité de personnes qui en possèdent un. Ainsi, ce ne sont pas des biens utiles qui s’avèrent rares (comme dans le cas de la rareté physique simple), mais des biens qui tirent l’essentiel de leur utilité de leur rareté. (b) Une rareté relative, lorsque la satisfaction que l’on tire d’un bien est influencée par la généralisation de son accès, provoquant des phénomènes de congestion physique (embouteillages) ou sociale (accès aux postes situés au sommet de la pyramide sociale).

Suivant cette approche, l’économie solidaire n’est plus perçue comme un mode de gestion de la rareté, mais plutôt comme un mode de gestion de l’abondance permettant de répondre aux besoins en identifiant les dysfonctionnements nés de la construction sociale de la rareté :

1. Plus d’égalité. En édifiant une société plus égalitaire, moins pyramidale, remettant en cause les biens positionnels (limiter leur nombre, rendre leur accès plus équitable, limiter les possibilités de cumul) pour tendre vers une “égalité complexe” (Michale Walzer). 2. Plus de coopération. En promouvant la coopération et non la concurrence pour proposer des solutions collectives plutôt qu’individuelles. 3. Plus de délibération.


5.3. UNE DÉMARCHE ENTREPRENEURIALE ET COMMERCIALE PROPRE À L’ESS ?81 En proposant une alternative aux régulations étatiques et marchandes de l’économie (en tenant compte en somme des limites du processus marchand, ce que Hirsch appelle “tyrannie des petites décisions”), c’est-à-dire en traitant collectivement (et non plus individuellement par le marché) la question de la régulation (que produire, comment le produire, comment le répartir, pour quels usages, etc.) grâce à la délibération (et non à l’économie dirigée). 4. Moins d’économie. En combinant réponses marchandes, non marchandes et non “économiques”.

5.3.2

Communication ou marketing ?

5.3.2.1

Promouvoir les entreprises solidaires ?

1. Manque de visibilité de l’ESS. Pour constituer une alternative crédible, les initiatives d’ESS doivent sortir de la confidentialité. La communication est donc indispensable... 2. Une communication mutualisée. Si les structures de l’ESS peuvent légitimement revendiquer une démarche concurrentielle vis-à-vis des structures lucratives, une telle démarche est moins légitime vis-à-vis des autres structures de l’ESS intervenant dans le même domaine et partageant les mêmes valeurs. Cette situation conduit souvent les structures de l’ESS à mutualiser la communication par secteurs en axant leur message sur les valeurs défendues (circuits-courts, finances solidaires, commerce équitable, etc.). On s’oppose ainsi aux structures lucratives tout en coopérant entre structures de l’ESS. =>

5.3.2.2

Remarque : Cette stratégie présente aussi des avantages financiers en permettant la mutualisation des coûts de communication.

La publicité peut-elle être éthique ?

1. Informer. 2. Convaincre. 3. Persuader. 4. Communiquer sur des valeurs ou sur un produit ?


82

CHAPITRE 5. ENTREPRENDRE ET PRODUIRE AUTREMENT.


Chapitre 6

Financer autrement. 6.1 6.1.1

Une critique sociale de la monnaie. L’argent comme enjeu symbolique, économique et politique.

L’argent est un enjeu essentiel pour l’économie sociale et solidaire :

1. C’est le symbole du capitalisme. Un outil devenu marchandise et objet d’accumulation. 2. C’est le nerf de la guerre... économique. La question du financement des initiatives solidaires est une question pressante dans la plupart des projets. 3. C’est un enjeu politique. Dans une société de marché, celui qui dispose du pouvoir de création monétaire jouit d’un pouvoir considérable... Une société démocratique doit donc se poser au moins trois question au sujet de l’argent : (a) Qui crée la monnaie ? (b) Qui accorde les prêts et sur quels critères ? (c) Qui en tire profit ? Aujourd’hui, ces trois questions ont toutes la même réponse : les banques. Elles devraient pourtant faire l’objet d’une délibération démocratique et d’un contrôle politique (social). Mais pour l’heure, la réponse à ces questions est laissée à la discrétion des banques commerciales... 83


84

CHAPITRE 6. FINANCER AUTREMENT.

6.1.2

Une triple critique de la monnaie.

1. Les banques décident à qui elles donnent de l’argent et à qui elles n’en donnent pas. Elle disposent d’un monopole contraire aux intérêts de la société. 2. L’argent devient une marchandise : – Une marchandise hors de prix pour certains qui n’ont pas accès au crédit (facteur d’exclusion). – Une marchandise objet de spéculation. Facilitateur d’échange, la monnaie fait en effet elle-même l’objet d’échanges sur les marchés monétaires et financiers. Comme le note George S IMMEL, dans Philosophie de l’argent, en 1900, l’argent pousse à l’avarice, à la cupidité, etc. 3. La monnaie, moyen d’échange universel et réserve de valeur, est source de délitement social. En effet : – Elle vise l’égalité des termes de l’échange (“je paye juste ce que je dois”), rompant ainsi avec la logique de don et de contre-don source de lien social. – Elle permet de réaliser des échanges hors des réseaux de proximités. – Elle permet de différer les échanges et de les généraliser. Ils deviennent donc distants et anonymes.

6.1.3

Les réponses de l’ESS.

Forts de cette triple critique, les acteurs de l’ESS apportent des réponses nouvelles aux trois questions posées plus haut :

– Qui doit contrôler la création monétaire ? =>

La société.

– Qui décide à qui prêter de l’argent et selon quels critères ? =>

La société.

– Qui doit en tirer profit ? =>

La société.

Ces trois réponses sont à l’origine d’iniatives diverses, complémentaires et/ou alternatives.

On peut distinguer quatre approches :


6.2. Y A-T-IL ENCORE DES BANQUES COOPÉRATIVES ?

85

1. Se passer des banquiers en gérant collectivement son argent (coopératives de dépôts et de crédit). 2. Rendre son argent utile à la société (placements solidaires). 3. Décider à qui prêter son argent et définir les critères et conditions de ces prêts (finances solidaires). 4. Créer sa monnaie et en définir les usages (monnaies alternatives).

6.2

Y a-t-il encore des banques coopératives ?

Rappel historique (cf. Première partie) – R AIFFEISEN, le pionnier. En Allemagne, Friedrich Wilhem R AIFFEISEN (1818-1888) fonde en 1852 les premières banques coopératives (caisses villageoises de crédit mutuel et agricole), collectant l’épargne par la mise en commun des économies des adhérents pour pouvoir accorder des prêts personnels. Les caisses de prêt :

1. Collectent l’épargne des sociétaires. 2. Grâce à la mise en commun de cette épargne, elles accordent des prêts personnels aux sociétaires.

3. Se portent caution pour des emprunts auprès d’autres banques. Les caisses de prêts reposent sur la solidarité. C’est bien par solidarité que les sociétaires s’accordent des prêts aux membres dans le besoin (pas l’opportunisme financier). C’est ce modèle initié par R AIFFEISEN qui va inspirer tout le mouvement des coopératives de crédit en Allemagne, en Suisse (avec le groupe Raiffeisen), mais aussi en France.

– Le développement des coopératives de crédit en France. En France, les principales coopératives de crédit sont : La Caisse d’Épargne (créée en 1818). La Banque Populaire (créée en 1878). Le Crédit Mutuel (créé en 1882). Le Crédit Coopératif (créé en 1893). Le Crédit Agricole (créé en 1894). Toutes ont été créées à la fin du 19e siècle en s’inspirant de l’expérience de R AIFFEISEN et en prolongeant les idées du socialisme utopique.

– – – – –

Seule exception, la Caisse d’Épargne a été créée avant même les caisses de crédits de R AIF FEISEN . En effet, elle a été conçue comme une caisse d’épargne et non comme une caisse de prêt. Son objectif originel était donc l’épargne, et pas le crédit (d’où Caisse d’Épargne alors que les autres s’appellent “Crédit”...).

Créées au XIXe siècle dans la droite ligne du socialisme utopique de R AIFFAISEN, les banques coopératives semblent aujourd’hui s’en être écartées...


86

CHAPITRE 6. FINANCER AUTREMENT.

6.2.1

Que sont devenues les banques coopératives ?

– Le Crédit Mutuel est devenu le Groupe Crédit Mutuel. Ce groupe bancaire comprend notamment le CIC et a diversifié ses activités en se tournant vers le crédit à la consommation avec la Cofidis, et la presse (Le Progrès notamment). – Le Crédit Agricole est devenu le Groupe Crédit Agricole. Il compte notamment des filiales commes LCL ou la Sofinco (crédit à la consommation), devenue CA Consumer Finance. – La Caisse d’Épargne est devenue le groupe Caisse d’Épargne intervenant dans la banque, mais aussi l’immobilier et les assurances. Différentes enseignes et de nombreuses filiales n’ont plus rien de coopératif (Banque Palatine, Crédit Foncier de France, Natixis)... – La Banque Populaire est devenue le Groupe Banque Populaire en s’orientant aussi vers l’immobilier (Foncia) et les assurances (Coface). =>

Remarque : Le Groupe Caisse d’épargne a fusionné avec le Groupe Banque Populaire en 2009.

Le mouvement des coopératives de crédit a été victime de la forte concurrence et de la dynamique de concentration qui touche l’ensemble du secteur bancaire depuis la fin des années 1990. Aujourd’hui, les banques coopératives : – Sont cotées en bourse. – Sont liées à des entreprises capitalistes. – Payent leurs dirigeants plusieurs centaines de milliers d’euros par an... Rémunération des dirigeants des banques (€/an en 2010) Banque

Crédit Mutuel

BPCE (PDG)

Crédit Agricole

Société Générale ( PDG)

BNP Paribas

Président

630 000 €

1 600 000 €

359 000 €

4 355 000 €

1 411 000 €

Directeur

1 113 000 €

/

1 805 000 €

/

2 713 000 €

6.2.2 6.2.2.1

Des exceptions ? Le Crédit Coopératif.

1. Une extention limitée. Depuis sa création en 1893, le Crédit Coopératif a fortement grossi mais il a cherché à rester fidèle aux idéaux qui l’animaient au début. L’extension de son champ d’intervention s’est limité à un simple élargissement de son activité bancaire aux associations, aux mutuelles et aux coopératives.


6.2. Y A-T-IL ENCORE DES BANQUES COOPÉRATIVES ?

87

2. Des rémunérations... “raisonnables”. Si la rémunération des dirigeants (434 000 € pour le président, 283 000 € pour le directeur en 2008) demeure généreuse et excède largement le rapport de 1 à 3 entre la rémunération la plus basse et la rémunération la plus haute généralement observé dans les structures de l’ESS, elle reste très nettement en dessous des remunérations des dirigeants des autres banques coopératives. 3. Des rapprochements douteux. Mais, en 2002, le Crédit Coopératif a fusionné avec la Banque Populaire. Il se retrouve donc associé à ses travers et partage ses capitaux pourris...

6.2.2.2

La NEF, nouvelle économie fraternelle.

1. Une société financière coopérative. La NEF n’est pas une banque coopérative mais une société financière coopérative (elle n’a pas le capital requis pour devenir une banque). c’est une coopérative de crédit créée en 1979 et dont le siège est basé à Villeurbanne (69). En tant que société financière coopérative, la NEF : – Dispose d’un agrément de la Banque de France pour accorder des prêts. – Ne dispose que d’un agrément partiel de la Banque de France pour collecter l’épargne : – Elle a le droit d’héberger des comptes à terme (comptes bloqués). – Elle n’a pas le droit d’héberger des comptes courants. => =>

Les comptes courants des sociétaires de la Nef sont donc hébergés par le Crédit Coopératif. Remarque : La NEF se trouve donc associée au Crédit Coopératif, lui-même associé à la Banque Populaire, etc....

2. Une société de finances éthiques. La NEF finance (prêts) des projets relevant de l’ESS. Les projets sont sélectionnés suivant : – Leur impact sur l’environnement et la société. – La nature des relations aux autres dans sa mise en œuvre. – L’éthique des entrepreneurs. Les prêts sont délivrés grâces aux dépôts à terme des sociétaires. La NEF doit donc agir en toute transparence et informer ses sociétaires : – Les sociétaires savent exactement les projets que la NEF finance avec leur argent.


88

CHAPITRE 6. FINANCER AUTREMENT. – Une fois par an, la NEF publie la liste des projets soutenus, en mentionnant la nature des projets, la durée de l’emprunt et les coordonnées du porteur de projet. 3. Une société de finances solidaire. Les sociétaires ont la possibilité de réduire le taux de rémunération de leur dépôt dans une logique de solidarité. Les prêts sont accordés en s’appuyant notamment sur un dispositif de “cercle de cautions”. Les emprunteurs ne disposant pas de garanties financières suffisantes peuvent demander le soutien de proches ou de particuliers qui se portent caution pour une partie du prêt. Cela permet en outre : – De créer un réseau de soutiens humains potentiels pour le porteur de projet. – D’évaluer la crédibilité du projet à travers la capacité de mobilisation du porteur de projet. – De conforter le porteur dans sa démarche si des proches soutiennent et croient en son initiative.

Aujourd’hui, la NEF compte 22 000 sociétaires épargnants ou emprunteurs (on est obligé d’être coopérateur lorsqu’on est emprunteur ou épargnant). Un chiffre en constante augmentation.

6.2.2.3

Vers une banque éthique européenne ?

Ne parvenant pas à obtenir le statut de banque (refus de la Banque de France), la NEF ne peut quitter le giron du Crédit Coopératif. Pour obtenir son indépendance, elle cherche aujourd’hui à s’associer à d’autres sociétés financières et banques ccoopératives européennes pour former une nouvelle structure (dans le cadre du nouveau statut de Société coopérative européenne) : la Banca Etica Europa. L’objectif est de créer une banque 100% éthique et solidaire.

Les partenaires envisagés : – La NEF. – La fondation espagnole FIARE (pour l’investissement et l’épargne responsables). – La Banca Popolare Etica (qui est déjà une vraie banque en Italie). – De petites structures belges, suisses et allemandes.


6.3. LES FINANCES ÉTHIQUES ET SOLIDAIRES.

6.3

89

Les finances éthiques et solidaires.

1. Resocialiser la monnaie et civiliser la finance. Dans la logique de resocialisation de la monnaie, les finances éthiques et solidaires permettent aux épargants : – De mieux maîtriser l’usage qui est fait de leur épargne afin de lui donner une utilité sociale. – De partager les revenus tirés de leurs placements pour en faire profiter la société. L’objectif est de civiliser la finance (cf. Philippe F RÉMEAUX) : – En tenant compte des conséquences d’une finance débridée et dirigée uniquement par un critère de profitabilité. – En rappelant que les déposants et les actionnaires sont aussi des citoyens qui doivent se soucier du bien-être de la société. 2. Les finances éthiques et solidaires. Les finances éthiques et solidaires regroupent un ensemble hétéroclite de produits financiers portés par des acteurs variés (banques, associations, clubs d’investisseurs, etc.). Il est difficile d’en faire une recension exhaustive et le périmètre de cette nébuleuse reste flou (pour un très large inventaire, voir le hors-série n°42 d’Alternatives économiques, “Les placements solidaires”). Plusieurs typologies sont possibles pour distinguer les différentes démarches. La catégorisation peut dépendre : – De la nature juridique de la stucture proposant les produits éthiques et solidaires (banques, OPCVM, entreprises, associations, coopératives, etc.). – Du type de produits proposés (prêts, parts sociales, livrets solidaires, FCP, SICAV, assurances vie, etc.). – Du public visé (personnes morales, personnes physiques, salariés, etc.). – Des perspectives de rémunération (dividendes, intérêts, indéxes sur le coût de la vie, sur le livret A, aucune rémunération ni intérêt, etc.). – Du risque encourus par les épargants/investisseurs (nul, faible ou élevé, garanti ou non). – De la disponibilité de l’argent (immédiate ou non, plusieurs mois ou années d’indisponibilité). – De l’ampleur du contrôle des investisseurs sur l’utilisation de leur épargne. La typologie retenue ici ne s’appuie sur aucun de ces critères objectifs, mais sur la portée alternative des principales démarches relevants des finances éthiques et solidaires. Car s’ils participent tous d’un même mouvement de civilisation de la finance, les différents produits et organismes de finances éthiques et sol-


90

CHAPITRE 6. FINANCER AUTREMENT. idaires peuvent avoir une portée plus ou moins éthique, et solidaire...

6.3.1

L’investissement socialement responsable : moraliser la finance.

Comme la responsabilité sociale des entreprises vise à limiter les externalités négatives générées par l’activité économique, les placements éthiques visent à limiter les conséquences négatives de la finance. L’objectif est de ne pas contribuer financièrement au développement d’activités nuisibles à l’environnement, à la société ou ayant des principes de gouvernances contestables.

L’ISR ne remet pas en cause la logique de profit de la finance, mais la quête de profit n’est plus le seul critère de choix des placements. On y ajoute d’autres critères d’évaluation. Les trois critères d’évaluation (en plus de la rentabilité) sont : – L’impact environnemental. – L’impact social. – La gouvernance. Aujourd’hui, la plupart des banques proposent des produits de placements éthiques certifiés par des agences de mesure de la responsabilité sociale des entreprises. Toutefois le mode de notation est contestable, certaines agences étant financées par les entreprises qu’elles notent. Par conséquent, l’éthique de certains placements est sujette à caution... =>

Remarque : sur ce point, voir le reportage de “Passerelle éco” 1 .

Finansol. Finansol est une association créée en 1995 pour :

– Faire le tri dans l’offre croissante de produits de placements “éthiques et solidaires”. – Développer les finances solidaires. Association professionnelle, elle réunit :

– Des financeurs solidaires (ADIE, Cigales, Garrigue, IDES, NEF, etc.). 1. http ://www.passerelleco.info/article.php ?id_article=668.


6.3. LES FINANCES ÉTHIQUES ET SOLIDAIRES.

91

– Des établissements financiers collectant l’épargne (Crédit Coopératif, Crédit Mutuel, BPCE, etc.).

– Certaines institutions ayant un avis éclairé sur la question (FPH, Caisse des dépôts et consignations, CCFD, etc.).

1. La labellisation. Les produits de placements éthiques et solidaires sont labéllisés suivant trois critères : – Le volontarisme des intemédiaires financiers (information des épargnants). – La transparence dans l’utilisation des fonds. – La nature des activités financées par les placements.

2. La promotion. Finansol cherche à développer un principe de solidarité dans l’épargne et la finance. Pour faire connaître les finances éthiques et solidaires au grand public, elle organise chaque automne la “Semaine de la finance solidaire”.

6.3.2

Les placements solidaires, la quête d’une caution sociale.

Les placements solidaires visent à donner une plus-value sociale aux placements financiers. Cette solidarité peut prendre différentes formes :

6.3.2.1

Les produits de partage : partager les profits.

1. Combiner rentabilité et solidairté. Les produits de partage sont des placements solidaires. En y souscrivant, les investisseurs acceptent de céder une part des revenus de leur épargne. Cette part elle alors verser à des associations pour financer des projets à forte plus-calue sociale, dans l’environnement, l’insertion, le logement, etc. Ici, la logique de profit est partiellement remise en cause puisqu’une part du profit réalisé est partagée pour que l’ensemble de la société en bénéficie. 2. Finances solidaires et incitations financière... Toutefois, la portée solidaire de ces produits doit être tempérée. Les titulaires de placements solidaires bénéricient en effet de divers avantages fiscaux qui rendent ces placements très attractifs. Il existe aujourd’hui 5 dispositifs incitatifs qui sont autant de niches fiscales pour les détenteurs de produits financiers solidaires : – L’avantage Madelin : -25% d’impôt sur les revenus des investissements solidaires).


92

CHAPITRE 6. FINANCER AUTREMENT. – La loi TEPA : -75% d’ISF pour les investissements dans des entreprises non côtées labellisées par Finansol. – Amendement Finansol : taux d’imposition réduit sur les dividendes (5% au lieu de 18%). – Fiscalité de l’épargne salariale solidaire : exonération d’impôt sur le revenu pour les dividendes et les plus-values réalisées grâce aux plans d’épargne salariale solidaires. – Fiscalité du don : réduction de 66 à 75% de l’impôt sur le revenu pour tous les dons réalisés (dans la limite de 20% de l’IR).

6.3.2.2

Le microcrédit lucratif : démocratiser la finance.

La solidarité dans la finance peut aussi se concrétiser dans la cible des organismes de crédit. Le microcrédit vise ainsi à toucher des publics exclus des canaux traditionnels de la finance : ceux qui, n’ayant pas d’argent, se voient refuser l’accès aux prêts.

Histoire et principes du microcrédit. Même si l’on peut trouver des racines au XIXe siècle voire avant, l’émergences du mircocrédit est généralement datée au début des années 1970, et c’est à l’économiste bangladais Muhammad Y UNUS que l’on attribue la paternité du mouvement (il obtiendra un prix Nobel de la paix pour cette “invention”). En 1976, pour faire face à l’extrême pauvreté qui touche les Bangladais, il crée la Grameen Bank et met en place un système de crédit simple et accessibles aux plus pauvres, notamment les femmes.

Le raisonnement est le suivant :

1. Il suffit parfois de petites sommes pour lancer une activité économique rentable. 2. Compte tenu de leur situation financière précaire, certains publics sont exclus du système financier et ne peuvent obtenir la petite somme nécessaire à la concrtisation de leur initiative économique.

3. Il suffirait de leur prêter malgré tout de petites sommes sans leur demander de garanties pour leur permettre de réaliser leur projet.

Au final, la prise de risque de Yunus (mais en est-ce une ?) s’est avérée payante. Le taux de remboursement des prêts dans les délais est de 98%, supérieur au taux de remboursement dans le secteur financier traditionnel !

Cette finance à destination des pauvres permet :


6.3. LES FINANCES ÉTHIQUES ET SOLIDAIRES. – – – –

93

De démocratiser l’accès à l’argent. De lutter contre l’exclusion. D’encourager et permettre l’initiative individuelle des plus démunis. De soutenir le développement local.

Les prêts prennent des formes diverses selon les organismes de microcrédit : – Les prêts classiques : on étend simplement les bénéficiaires aux exclus du systèmes financier. – Les prêts participatifs : la rémunération des prêts dépend pour partie des performances de l’emprunteur. – Les prêts d’honneur : aucune garantie n’est demandée à l’emprunteur. Il s’engage simplement sur l’honneur à rembourser. Ces prêts sont donc accessibles à tous, quel que soit le niveau de ressources (à condition que le projet à financer soit jugé crédible).

L’association pour le développement de l’initiative économique. Créée en 1989 sur le modèle de la Grameen Bank, l’ADIE accorde :

– Des prêts modestes (de 5 000 à 15 000 euros) – À des porteurs de projet exclus des circuits financiers traditionnels (bénéficiaires du RSA, chômeurs de longue durée, anciens détenus, etc.).

1. Les conditions d’emprunt. Les taux pratiqués sont identiques à ceux pratiqués par les organismes de crédit tradtionnels, et une garantie est demandée aux emprunteurs (un proche doit généralment se porter caution à hauteur de 50% du prêt).

2. L’accompagnement des emprunteurs. Outre un soutien financier, l’ADIE assure un accompagnement technique des porteurs de projet afin de garantir un taux de succès élevé des initiatives entreprises. De fait, 65% des entreprises créées avec l’aide de l’ADIE passent le cap des deux ans, alors qu’en moyenne une entreprise sur deux fait faillite avant.

6.3.2.3

Les organismes de garantie solidaire.

Certains acteurs des finances solidaires visent la démocratisation de la finance en se portant caution pour des emprunteurs peu solvables. Ils mettent ainsi leurs fonds en garantie pour que les porteurs de projets puissent emprunter dans le secteur traditionnel (et donc aux conditions d’emprunt et d’intérêt habituelles...).


94

CHAPITRE 6. FINANCER AUTREMENT.

=>

Exemples : le réseau France Active et l’Institut de développement de l’économie sociale sont des organismes de garantie.

6.3.3

L’autre finance.

6.3.3.1

Les organismes de capital-risque.

Contrairement aux organismes de crédit, les organismes de capital-risque ne prêtent pas d’argent. Ils entrent simplement dans le capital des entreprises qu’ils soutiennent.

La contribution financière est limitée et temporaire. – La participation au capital reste minoritaire (le pouvoir doit rester aux porteurs de projet). – Les investisseurs solidaires quittent le capital de l’entreprise lorsque le projet est viable (ou passé un certain délai) et que l’entreprise a les moyens de racheter les parts sociales.

=>

Exemples : Love money pour l’emploi, Autonomie et Solidarité, Cigales, Garrigue, etc.

Les clubs d’investisseurs pour une gestion alternative et locale de l’économie sociale. Les Cigales sont des clubs d’investisseurs dans l’ESS (le premir club a été créé en 1983). Ils regroupent entre 5 et 20 membres qui décident de mettre en commun leur épargne (convention d’indivision entre les membres pour 5 ans renouvelables) pour financer les projets locaux de leur choix.

1. Critères d’intervention. Les principaux critères d’intervention des Cigales sont : – La proximité : l’impact des projets sur l’économie locale. – La solidarité : les projets doivent avoir une portée sociale et solidaire. – La rentabilité : les projets doivent être économiquement viables (mais pas forcément profitables).

2. Modalités d’intervention. La prise de participation est limitée à 25% du capital (5 000 € en moyenne), et les clubs s’interdisent d’intervenir dans les décisions des structures aidées. Outre la participation au capital, les clubs peuvent également :


6.4. LES MONNAIES SOCIALES, COMPLÉMENTAIRES OU ALTERNATIVES.95 – Réaliser des apports en compte courant. – Se porter caution pour des emprunt. Elle assure enfin un accompagnement des porteurs de projet (conseil et suivi). Compte tenu de leur mode d’intervention, les Cigales ne soutiennent que des personnes morales (surtout des entreprises, cf. critère de rentabilité), pas des particuliers.

Il existe environ 125 Cigales en France aujourd’hui, rassemblant quelque 1 800 adhérents. Environ 400 projets sont financés parallèllement (3 par club en moyenne).

6.3.3.2

Le microcrédit non-lucratif.

Certaines structures de finances solidaires adoptent une approche non-lucrative du microcrédit, proposant des prêts à taux zéro aux porteurs de projets d’initiatives solidaires. Suivant cette approche, la fonction spéculative de la monnaie disparaît totalement.

=>

6.4

Exemples : Il s’agit pour l’essentiel de fondations, parfois confessionnelles, et d’associations (France Initiative par exemple).

Les monnaies sociales, complémentaires ou alternatives.

La démarche la plus aboutie pour resocialiser la monnaie réside sans doute dans les initiatives de monnaies sociales, locales, alternatives ou complémentaires.

6.4.1

Des monnaies fondantes.

Les développeurs de monnaies sociales s’inspirent de la pensée de l’économistes proudhonnien (socialiste réformiste) Silvio G ESELL qui, au début du XXe siècle, constate que c’est le caractère inoxydable de l’argent qui est la principale cause du problème. Le fait que l’argent assure une fonction de réserve de valeur permet : – La spéculation. – La thésaurisation, c’est-à-dire la rétention d’échange.


96

CHAPITRE 6. FINANCER AUTREMENT.

– Transforme la monnaie en marchandise en introduisant un prix de l’argent (le taux d’intérêt). =>

Remarque : le taux d’intérêt entraîne lui même une fuite en avant et un impératif de croissance puisqu’il faut toujours rembourser plus que ce que l’on a emprunté.

Selon G ESELL, la solution consiste donc à modifier les caractéristiques de la monnaie en la rendant “oxydable”, “fondante”. En effet, si l’argent perd de la valeur avec le temps (principe de la “fonte”), le système monétaire change totalement : – La thésaurisation est désincitée. Tout argent non dépensé immédiatement perd de la valeur avec le temps. Cela encourage donc les échanges (et le lien social) et non l’épargne. – Le taux d’intérêt disparaît. La seule solution pour épargner son argent sans subir la fonte consiste à le prêter gratuitement. Si l’on se fait rembourser la même somme à échéance, cela permet d’économiser la fonte qui constitue une sorte de taux d’intérêt négatif. – L’argent cesse d’être une marchandise. Si on ne trouve pas d’emprunteur et que l’on ne sait pas quoi faire de son argent, mieux vaut le donner que le laisser fondre totalement.

=>

Remarque : il existe deux formes de fonte possibles : – Soit la monnaie perd de la valeur avec le temps (un billet vaut de moins en moins). – Soit la monnaie perd sa validité. Il faut alors payer un timbre pour que le billet soit à nouveau valable.

6.4.2

Des monnaies locales et alternatives.

La fonte permet d’encourager les échanges, mais d’autres caractéristiques des monnaies sociales permettent aussi de donner un sens plitique à la monnaie. La plupart sont en effet locales et affectées.

1. Monnaies locales, lien social. Puisqu’elles sont locales, on ne peut les utiliser que sur une aire géographique donnée. Combinée à la fonte, cette caractéristique permet de soutenir et dynamiser l’économie locale, et d’encourager le lien social local.


6.4. LES MONNAIES SOCIALES, COMPLÉMENTAIRES OU ALTERNATIVES.97 2. Monnaies affectées, monnaie politisées. L’affectation de la monnaie consiste à limiter les utilisation qui peuvent en être faites. Cela permet ainsi d’orienter la consommation en fonction de préoccupations sociales ou écologiques.

6.4.3

Une réappropriation de la création monétaire et du crédit.

Les monnaies sociales permettent une réappropriation de la création monétaire par les citoyens grâce à deux mécanismes. 1. Le dédoublement de la monnaie. La création d’une monnaie sociale suppose logiquement la constitution d’une réserve en monnaie légale d’une valeur équivalente. =>

Les participants achètent leur monnaie sociale avec des euros par exemple, qui sont mis de côté pour pouvoir financer la reconversion de la monnaie en bout de chaîne.

Mais, si le réseau fonctionne bien, les demandes de reconversion seront limitées et les réserves seront rarement prélevées... Pourquoi alors ne pas utiliser l’argent placé en réserve, en même temps que la monnaie sociale ? Si le système monétaire alternatif n’a pas besoin des réserves (ou d’une partie de celles-ci), autant les mettre à disposition de ceux qui en ont besoin ! Les réserves peuvent ainsi servir à : – Octroyer des crédits à taux zéro pour des projets de développement local. – Se porter caution pour des emprunts dans le circuit bancaire classique. 2. La création monétaire pure. Si le réseau fonctionne particulièrement bien et que les demandes de reconversion sont rares et que la confiance règne parmi les membres du réseau, il est finalement possible de déconnecter la masse de monnaie sociale de la quantité de monnaie légale mise en réserve. Créer de la monnaie ex nihilo peut ainsi permettre : – De subventionner des projets de développement local (pas uniquement d’attribuer des prêts à taux zéro). – De faciliter la participation au réseau de foyers disposant de faibles revenus.


98

CHAPITRE 6. FINANCER AUTREMENT.


Chapitre 7

Consommer autrement. 7.1 7.1.1

La consommation engagée. Agir par la consommation.

7.1.1.1

Moraliser le commerce : le commerce équitable.

7.1.1.2

Mutualiser la consommation : les coopératives de consommation.

7.1.1.3

Limiter l’impact écologique : les circuits-courts.

7.1.1.4

Agir par la non-consommation.

1. Le boycott. 2. Journée sans achat et “grève de la consommation”. 3. La simplicité volontaire.

7.1.2

Les acteurs du consumérisme éthique.

7.1.2.1

Les associations de consommateurs.

7.1.2.2

Les ONG.

7.2 7.2.1

Une consommation “citoyenne” ? La consommation comme acte politique.

Citoyen consommateur ou consommateur citoyen ? 99


100

7.2.2

CHAPITRE 7. CONSOMMER AUTREMENT.

Le gouvernement des consommateurs, démocratie économique ?


Chapitre 8

Vivre autrement : lutter contre l’exclusion. 8.1

8.1.1

L’insertion par l’activité économique : s’insérer par l’emploi. Contre “l’inemployabilité”, un emploi pour tous.

1. Contre l’inemployabilité. L’IAE part d’une critique du postulat d’inemployabilité, avancé par certaines politiques sociales. Suivant cette approche, certains individus souffrent d’une exclusion telle qu’ils deviennent “inemployables”, incapables de s’intégrer à un collectif de travail. La société n’a alors d’autre choix que de subvenir à leurs besoins, dans une logique de solidarité (voire de charité). Dès lors, l’assistanat est perçu comme une fatalité, une situation indépassable pour une frange de la population... C’est pour s’opposer à cette vision pessimiste que naissent les premières structures d’insertion par l’activité économique : (a) Les ateliers de formation. Ainsi, dans les années 1960, la création d’ateliers de travail informels organisant l’autoformation des participants vise à prouver que l’acquisition de compétences est toujours possible et, partant, que personne n’est “inemployable”. Prémisses de l’IAE, ces structures n’offrent pas d’emploi, mais simplement un cadre d’apprentissage permettant aux participant d’acquérir des savoir-faires susceptibles de les faire gagner en autonomie et en confiance.

101


102

CHAPITRE 8. VIVRE AUTREMENT : LUTTER CONTRE L’EXCLUSION. (b) Les entreprises alternatives. A la fin des années 1980, des entreprises alternatives d’insertion apparaissent. Entreprises autogérées, elles intègrent une mission sociale en cherchant à intégrer parmi leurs salariés des personnes en situation d’exclusion. Malheureusement, le cadre autogestionnaire, nécessitant une participation des salaires à la gestion de l’entreprise s’avère inadapté à l’insertion de travailleurs en situation d’exclusion et qui peinent déjà à intégrer un collectif de travail...

2. Contre la montée du chômage. La seconde origine de l’IAE tient à la montée du chômage, dans les années 1970. Pour faire face à cette situation, de nouvelles initiatives se développent. D’abord isolées, elles obtiennent peu à peu le soutien de l’Etat qui en fait des relais des politiques de l’emploi. (a) Les entreprises sociales. Au début des années 1970, des entreprises sociales naissent, en lien avec les centres d’hébergement et de réadaptation sociale (CHRS). =>

Remarque : les CHRS sont devenus ensuite “centres d’hébergement et de réinsertion sociale”, partant du principe que les bénéficiaires n’étaient pas inadaptés (inemployables), mais désinsérés.

(b) 1980-1990 : la multiplication des structures. – En 1980, à Roubaix, est créée la première régie de quartier. L’objectif est de faciliter l’insertion professionnelle des habitants d’un quartier en les embauchant pour réaliser des travaux de service à la collectivité. – En 1983 est créée la première association intermédiaire, organisant des prêts de main d’œuvre (illégalement jusqu’en 1987) pour faciliter l’embauche de personnes exclues. – En 1985, les entreprises d’insertion sont officiellement reconnues. En 1988 apparaissent les premiers groupement d’employeurs pour l’insertion et la qualification (GEIQ). – En 1991, des entreprises de travail temporaires d’insertion (ETTI) viennent concurrencer les associations intermédiaires dans la mise à disposition de main d’œuvre dans une logique d’insertion. Enfin, en 1993, des ateliers et chantiers d’insertion (ACI) viennent suppléer les entreprises d’insertion pour les personnes les plus en difficulté. 3. Pour l’insertion économique et sociale.


8.1. L’INSERTION PAR L’ACTIVITÉ ÉCONOMIQUE : S’INSÉRER PAR L’EMPLOI.103 L’IAE vise à proposer une passerelle vers l’emploi classique aux personnes en situation d’exclusion. Cela passe par : (a) Un accès temporaire à l’emploi (transitoire). (b) Un accompagnement spécifique adapté à leur situation : – Aide au logement (foyers de jeunes travailleurs, Sonacotra devenue Adoma en 2007). – Aide à la gestion de budget (appui en économie sociale et familiale). – Aide juridique (rédaction de courriers, appui pour les démarches administratives, etc.). – Accès au soin (notamment en cas d’addiction). – Aide à la mobilité (facilités pour passer le permis de conduire par exemple). – Lien social (animation de la structure).

Le profil des bénéficiaires. Les bénéficiaires de l’IAE peuvent avoir des profils variés (chômeurs de longue durée, bénéficiaires de minima sociaux, jeunes sans qualification, etc.) mais il s’agit toujours de personnes rencontrant des difficultés particulières sur le marchés du travail. Ces difficultés sont souvent dues à:

– Une désocialisation du fait d’une trop longue absence d’emploi. – Une perte de confiance. – Une trop faible qualification (85% des bénéficiaires n’ont pas le baccalauréat). Il s’agit majoritairement d’hommes, qui représentent les 2/3 des bénéficiaires. Sur ce point, les associations intermédiaires font exception. Dans ces structures, la proportion est inversée, les bénéficiaires étant majoritairement des femmes. Concernant leur âge, les 2/3 des bénéficiaires ont entre 26 et 49 ans.

8.1.2

Les parcours d’insertion.

Les différentes structures d’insertion par l’activité économique s’adressent à différents publics, plus ou moins exclus et éloignés de l’emploi. Ainsi, les ateliers et chantiers d’insertion s’adressent à des individus en situation d’exclusion extrême, tandis que les ETTI s’adressent plutôt à des travailleurs proches de l’emploi classique.


104

CHAPITRE 8. VIVRE AUTREMENT : LUTTER CONTRE L’EXCLUSION.

Partant de ce constat, on peut concevoir un parcours d’insertion idéal (mais fictif), chaque structure constituant une étape supplémentaire vers l’insertion.

1. Les ateliers et chantiers d’insertion. Les chantiers d’insertion s’adressent aux individus les plus éloignés de l’emploi et peuvent ainsi constituer la première étape d’un parcours d’insertion. Il s’agit de chantiers temporaires (chantiers de construction) ou d’ateliers permanents. Les ACI peuvent être impulsés par des collectivités locales, mais ils sont majoritairement portés par des associations (90% des chantiers). Beaucoup de chantiers d’insertion sont portés par des CHRS. D’un point de vue économique : – Les ACI peuvent bénéficier d’emplois aidés et d’autres aides publiques. – Ils peuvent par ailleurs commercialiser leur production, mais cette possibilité est strictment encadrée, le produit des ventes ne pouvant représenter plus de 30% du chiffre d’affaires (50% en cas de dérogation). 2. Les entreprises d’insertion. Appellées auparavant “entreprises intermédiaires”, les entreprises d’insertion sont des structures d’insertion intervenant dans le secteur concurrentiel mais qui se distinguent de leurs concurrentes en embauchant des personnes en difficulté sur el marché du travail. Sur le plan juridique, les EI peuvent être : – Des entreprises classiques (SA ou SARL). – Des coopératives (SCOP ou SCIC). – Des associations (50% des EI). Dans le cadre de leur action en faveur de l’insertion économique, les EI bénéficient d’aides publiques. Après avoir signé une convention avec la DIRECCTE (direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi, regourpement des anciennes DDTEFP et DGCCRF) les EI peuvent obtenir une aide annuelle forfaitaire de près de 10 000 € (9 681 € en 2012) par emploi créé (emploi à plein temps et en insertion). Les EI interviennent surtout dans certains secteurs : – L’action sociale (22%). – Les services aux entreprises (19%). – L’industrie (12%). – Le bâtiment (11%).


8.1. L’INSERTION PAR L’ACTIVITÉ ÉCONOMIQUE : S’INSÉRER PAR L’EMPLOI.105 3. Les associations intermédiaires. Les asociations intermédiaires sont des structures qui embauchent des personnes en cours d’insertion pour les mettre à disposition : – D’autres entreprises. – De collectivités. – De particuliers. Il s’agit donc de structures de prêt de main d’œuvre. Contrairement aux employés des ACI et aux EI, les bénéficiaires des AI ne travaillent plus dans un milieu protégé. À ce titre, les ACI constituent l’étape suivante du parcours d’insertion. Les bénéficiaires des AI sont majoritairement des femmes (les 2/3) qui assurent surtout des travaux de nettoyage pour les particuliers (les services à domicile représentent 42% de l’activité des AI) et les entreprises (20% de l’activité). Une partie du prêt de main d’œuvre concerne également des activités de manutention (5%). L’activité des AI est strictement encadrée. Le prêt de main d’ouvre est limité et les bénéficiaires ne peuvent pas travailler plus de 480 heures en deux ans. Passé ce plafond, le prêt de main d’œuvre relève des ETTI. 4. Les entreprises de travail temporaire d’insertion. Les ETTI sont des entrperises d’intérim intégrant un volet d’insertion. Ce volet doit être sanctionné par une convention passée avec la DIRECCTE. Il s’agit donc d’entreprises lucratives proposant la mise à disposition d’une main d’œuvre en insertion. Les ETTI proposent surtout une main d’œuvre intervenant dans : – L’industrie (28%). – Le bâtiment (20%). – L’entretien et la sécurité (11%). Comme les EI, les ETTI peuvent bénéficier d’aides publiques dans le cadre de conventions signées avec la DIRECCTE. Toutefois, contrairement aux EI, les ETTI ne perçoivent pas d’aides à l’embauche mais des aides pour l’accompagnement. La structure perçoit une aide de 51 000 € pour accompagner 12 salariés en insertion (ETP). 5. Les régies de quartier. Les régies de quartiers rassemblent au sein de la même structure, les habitants d’un quartier, les baileurs sociaux et la municipalité concernée. Elles constituent des outils de : – Gestion urbaine.


106

CHAPITRE 8. VIVRE AUTREMENT : LUTTER CONTRE L’EXCLUSION. – Médiation sociale. – Concertation locale. – Insertion par l’activité économique. Dans le cadre de ces missions, les maisons de quartier développent des services proposés par et pour les habitants : – Nettoyage d’immeubles et des parties communes. – Entretien des espaces verts. – Services de coursiers. – Bricolage. – Animation, etc.

6. Les groupement d’employeurs pour l’insertion et la qualification. Les GEIQ sont des associations regroupants plusieurs entreprises. Ils visent à : (a) Proposer des parcours d’insertion complets à des individus exclus de l’emploi. (b) Mettre une main d’œuvre en insertion à disposition des entreprises membres. Concrètement, le groupement embauche des personnes en insertion et les entreprises membres les accueillent et les forment à tour de rôle. Ce système présent des avantages pour tous les acteurs : (a) Les employeurs peuvent disposer d’une main d’œuvre en bénéficiant de coûts d’embauche mutualisés et réduits (il s’agit d’emplois aidés). (b) Les bénéficiaires bénéficient d’un parcours d’insertion unique et adapaté. En signant un seul contrat, ils peuvent enchaîner plusieurs missions et formations sans connaître de rupture dans leur parcours d’insertion. Cela leur garantit une certaine stabilité.

8.1.3

Etat des lieux.

1. Nombre de structures et de bénéficiaires. En 2007, la France comptait près de 5 000 structures d’insertion par l’activité économique (4 900) hébergeant plus de 250 000 personnes en insertion. (a) Parmi les structures d’insertion, les ACI sont les plus nombreux (3 600 en 2007) et embauchent en moyenne une vingtaine de salariés en insertion (65 000 salariés en tout). (b) Ce sont les associations intermédiaires (on en comptait 828 en 2007) qui embauchent le plus de personnes en insertion. En 2007, plus de 165 000 bénéficiaires sont passés par une AI.


8.1. L’INSERTION PAR L’ACTIVITÉ ÉCONOMIQUE : S’INSÉRER PAR L’EMPLOI.107 Toutefois, le nombre d’heures pouvant être réalisées par chaque salarié étant strictement limité, le nombre élevé de bénéficiaires en correspond en fait qu’à un nombre réduit d’ETP (18 500 ETP environ). En moyenne, les salariés des AI réalisent 12 contrats par an pour un total de 180 heures travaillées. (c) De leur côté, les quelque 200 ETTI (211 en 2007) embauchent près de 25 000 salariés (23 911 salariés en 2007) qui travaillent en moyenne 400 heures par an, réparties sur 10 contrats. (d) Enfin, les entreprises d’insertion (887 en 2007) embauchent près de 20 000 salariés en insertion (19 335 salariés). Au final, les structures de l’IAE emploient environ 250 000 salariés en insertion. Un noombre conséquent mais qui doit toutefois être relativisé. En effet : (a) Ces 250 000 emplois, souvent à temps partiel, représentent beaucoup moins d’ETP. (b) C’est bien peu par rapport aux 2 millions de bénéficiaires des minima sociaux. (c) Le secteur de l’insertion est victime de la crise économique du fait : – De la baisse de la demande des entreprises et des ménages. – De la baisse des aides publiques à l’insertion. Ainsi, lorque le nombre de bénéficiaires potentiel de l’IAE augmente, les capacités d’accueil des structures peuvent diminuer... 2. Impact sur l’insertion. En terme d’efficacité comme en terme de nombre de bénéficiaires, les résultats obtenus par les structures de l’IAE sont mitigés. Ainsi, moins d’un salarié sur cinq embauché en insertion trouve un emploi dans le secteur classique à la fin de son contrat. Ce résultat décevant est cependant logique si l’on appréhende l’IAE comme un parcours d’insertion. En effet, une personne particulièrement éloignée de l’emploi doit passer par plusieurs structures d’insertion avant de pouvoir intégrant un collectif de travail classique, dans une entreprise intervenant dans le secteur concurrentiel. Cette réalité se confirme lorsque l’on observe les “taux de réussite” par types de structures. (a) Les contrats dans les ACI, qui prennent en charge les individus les plus éloignés de l’emploi, ne débouchent que très rarement sur une embauche dans le secteur classique. La plupart des bénéficaires doivent poursuivre leur parcours d’insertion dans d’autres structures de l’IAE. (b) De même, seuls 15% des salariés des entreprises d’insertion trouvent un emploi dans le secteur classique à la fin de leur contrat. Environ


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CHAPITRE 8. VIVRE AUTREMENT : LUTTER CONTRE L’EXCLUSION. 35% font une formation ou changent de structure d’insertion, et 50% se retrouvent sans emploi... (c) Les résultats des ETTI et des AI sont plus encourageants. Ainsi, 30% des salariés des ETTI et 37% des salariés des AI trouvent un emploi dans le secteur classique. Toutefois, près d’un tiers des bénéficiaires se retrouvent sans emploi à la fin de leur dernier contrat.

8.1.4 8.1.4.1

Le droit au travail en question. Les fondements contestables du droit au travail.

1. Droit au travail ou devoir de travailler ? 2. Droit au repos ou droit à la paresse ?

8.1.4.2

Les avatars contemporains du droit au travail.

1. Le troisième chèque. 2. Le droit opposable à l’emploi.

8.2 8.2.1

L’insertion sans l’emploi. Economie monétaire et économie politique.

8.2.1.1

Repenser l’utilité sociale pour combattre l’exclusion sociale.

8.2.1.2

Lutter contre la marchandisation pour combatttre l’exclusion économique.

Les sel et RERS. Le revenu inconditionnel.

8.2.2

De nouvelles solidarités ?

De nouvelles sociétés de secours mutuel ? Les communautés face à la solidarité intergénérationnelle.


Chapitre 9

L’ESS, une alternative efficace ? 4 Les deux visages de l’économie solidaire. 4.1 Approche micro-économique : lutter contre la rareté. 4.2 Approche macro-économique : renouveler l’économie politique.

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