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Interview croisée de Claire

""Je trouve que si elle était vraiment féministe, la presse féministe devrait être non-genrée

QueenCamille est journaliste chez Madmoizelle, magazine indépendant et engagé. Claire Sassonia est, elle, ancienne rédactrice en chef et directrice de contenu chez Auféminin. Et contrairement à ce que l’on pourrait penser, leurs avis ne divergent pas sur tous les points.*

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Quelle est votre opinion sur la presse féminine ?

QueenCamille : Je ne suis pas tellement pour les choses genrées. Par exemple, j’aimerai que Madmoizelle soit un magazine non genré, qu’il ne s’appelle pas Madmoizelle… Je ne comprends pas trop cette séparation entre les hommes et les femmes. En fait, pour moi, c’est surtout du marketing, ça permet de faire vivre le complexe mode/ beauté en vendant les publicités très chères.

Claire Sassonia : Je pense que la presse féminine a accompagné l’émancipation des femmes à un certain moment. Des magazines comme ELLE ont été précurseurs et ont pris la parole sur des sujets importants, comme le droit à la contraception ou l’avortement. Ce sont des

magazines qui ont accompagné ce changement mais qui sont quelque part « schizophrène », car une grande partie des contenus éditoriaux portent sur des sujets extrêmement réducteurs pour les femmes. Donc, on est dans une presse qui veut à la fois aider les femmes à reprendre le pouvoir sur leur vie, mais les réduit tout de même à un champ finalement très cliché et stéréotypé. Et ça, c’est aussi lié au fait que la presse féminine est surtout financée par des annonceurs, qui vendent […] des biens de consommation liés à l’apparence physique des femmes.

Pour vous, est-ce que la presse féminine aide ou a aidé l’émancipation de la femme ?

QC : Je trouve que la presse féminine ralentit l’émancipation de la femme. Elle l’enferme justement dans un rôle, lui dit qui elle doit être, ce à quoi elle doit s’intéresser, ce qu’elle doit porter, faire, dire. En tout cas, j’en ai une image surtout superficielle. J’ai l’impression qu’on traite la femme plutôt comme une consommatrice que comme une personne.

CS : Depuis quelques années, les médias féminins sur les réseaux sociaux ont entamé une démarche d’aider les femmes et de les accompagner dans leur empowerment, parce que ce sont des médias plus libres, des médias plus collaboratifs. […] Donc forcément, on n’est plus dans une approche où les journalistes ont un discours injonctif. Et aujourd’hui, il y a beaucoup de ces médias 100% sur les réseaux sociaux, comme Simone, Wond’her, … Même si on est dans une espèce de duplication et que c’est parfois aussi un peu lassant, je pense que c’est nécessaire.

Comment considérez-vous la presse féministe ?

QC : Je trouve que si c’était vraiment féministe, cette presse devrait être non-genrée, mais c’est un autre problème. Mais je pense que c’est très bien. A l’époque où Madmoizelle a été créé, en 2005, il n’y avait pas du tout ce genre de magazines. Il n’y avait pas Causette, il n’y avait pas Fraîches, ni tous ces médias féminins digitaux qui ont émergés après #MeToo. Donc c’est sûr que ça a joué un rôle important pour beaucoup d’adolescentes qui ont pu lire des sujets qu’elles ne lisaient pas ailleurs. Elles ont pu entendre parler de sexe, de façon bienveillante. Par exemple, chez Madmoizelle, on traite des sujets très généralistes, on n’est pas cantonné aux sujets mode et beauté, mais on essaye de ne rien imposer, de ne rien dicter.

CS : La presse féministe est nécessaire, mais j’ai envie de dire qu’elle ne doit pas être qu’à destination des femmes, mais à destination des hommes et des femmes. Et puis, ça dépend ce qu’on met derrière le mot « féminisme ».

Je trouve que si elle était vraiment féministe, la presse féministe devrait être non-genrée""

QueenCamille, journaliste chez Madmoizelle / © Instagram @queenkmille

Être féministe, c’est vouloir l’égalité entre les hommes et les femmes, donc c’est une posture que tous les médias devraient avoir, finalement, en étant plus ou moins militants ou vindicatifs.

Que pensez-vous des messages que transmettent les médias féminins ?

QC : Je pense qu’ils sont le prolongement de tous les stéréotypes de genre autour des femmes : frivolité, apparence, beaucoup d’intime, le concept du « care » [ndlr : l’obligation de prendre soin des autres] … Et on sait par exemple que le monde de la mode et de la beauté crée des complexes car il est basé sur l’idée qu’il manque quelque chose à chaque femme… donc ça ne peut pas être épanouissant.

CS : Je trouve qu’on est beaucoup dans les clichés. Alors que les femmes sont complexes, elles ont des envies multiples qui peuvent être contradictoires. C’est ça qui est assez ambivalent. À la fois on porte des messages de libération, et en même temps on peut être très injonctif. […] Il y a une représentation beaucoup plus diverse de

morphologie, d’âge et couleur de peau aujourd’hui, mais c’est très récent. Et c’est surtout porté par les réseaux sociaux. Mais regardez les couvertures de magazine print, on en est encore loin. Quand on voit ELLE, Grazia, on reste quand même sur le modèle de la blanche, qui fait un 34 toute mouillée. Ce sont des médias qui ne sont pas toujours en phase avec la réalité des femmes. Je pense qu’il y a un effort qui est fait. Donc ça c’est très bien, mais il ne faut pas que ce ne soit que dans la presse féminine, il faut que ce soit dans tous les médias. Il faut qu’on voit des femmes dans des postures d’experts dans la télévision, à la radio…

A votre avis, est-ce que cela doit changer pour marcher ?

QC : Oui totalement. De toute façon, les médias féminins ou féministes ne peuvent plus ignorer ce qu’il s’est passé avec #MeToo. Donc fatalement, je pense que les nouvelles générations vont de moins en moins accepter qu’on les traite comme des filles clichées. Peut-être que c’est comme ça que la presse féminine va se reconvertir. Mais, je ne sais pas si c’est global. Parce qu’on est encore loin du compte. Même chez les femmes il y en a beaucoup qui n’ont pas encore pris conscience des injustices qu’elles subissent. Donc je ne pense pas que le basculement soit imminent. Et je pense que la presse féministe prêche surtout les converties. On peut être un journaliste féministe sans forcément appartenir à un magazine ouvertement féministe ou féminin… Et ça ne se traduit pas seulement dans les sujets qui parlent aux femmes, mais aussi lorsqu’on parle de viol, par exemple. Cela implique de ne pas reproduire la culture du viol en utilisant les bons mots. Il y a peu de temps on ne disait pas féminicide dans les médias : on disait crime passionnel. C’est quelque chose qui a changé. Donc ça ne concerne pas seulement la presse féminine mais le traitement global de l’information. On peut se faire ou pas au filtre du féminisme, mais de ce côté-là j’ai l’impression que ça évolue dans le bon sens.

CS : Je pense, oui. Et il y a sûrement déjà une certaine prise de conscience, parce qu’il y a les réseaux sociaux, parce qu’il y a des mouvements de société profonds. Après, est-ce qu’il y a une remise en question et une volonté de changement de modèle ? Je ne sais pas. Estce qu’on va voir en couverture des femmes plus rondes, sans faire un spécial « rondes », je ne suis pas sûre. On n’en est pas encore là. Les jeunes générations n’ont plus l’habitude d’aller acheter des magazines en kiosque, mais c’est sûr que si on continue de leur montrer des femmes en couverture qui ne leur ressemblent pas, elles vont s’en détourner encore plus.