Malgré les JANET JOANOU WEINER
Note de l’auteur
Le contexte de ce roman est le conflit entre le Roi catholique
Louis XIV et les protestants huguenots dans la France du xviie siècle. C’était une autre époque, pleine de peur et d’incompréhensions, ainsi que de réelles différences dans les façons de pratiquer la foi. À cette époque, chaque camp pensait que l’autre était hérétique.
L’auteur souhaite exprimer très clairement qu’elle ne partage pas cette façon de voir les choses.
Le31 octobre 1517, Martin Luther afficha 95 thèses sur le portail de l’église de Wittenberg, en Allemagne. Sa seule intention était d’apporter une correction à l’Église catholique qui était de plus en plus corrompue. Mais au lieu de cela, ce fut la Réforme protestante qui vit le jour.
Dans ces thèses Luther dénonçait, entre autres, la pratique généralisée des « indulgences » selon laquelle les paroissiens achetaient à l’Église le pardon de leurs péchés. Il s’en tenait à la vérité biblique disant que l’homme est sauvé par la grâce de Dieu au moyen de la foi en Jésus seul.
Tandis que la Réforme s’étendait à travers toute l’Europe de l’ouest, des millions de personnes choisirent de suivre Dieu d’une façon nouvelle. Les protestants, ou « Réformés », croyaient qu’ils avaient une relation personnelle avec leur Sauveur. Ils étaient libres de lire la Bible et de prier Dieu directement, sans l’intermédiaire d’un prêtre. Cette croyance développa chez eux un sens de responsabilité personnelle qui affecta tous les domaines de leur vie. Les protestants valorisaient l’alphabétisme, l’éducation et le travail consciencieux.
En 1562, il y avait en France environ deux millions de protestants, concentrés surtout à l’ouest et au sud du pays. Au fur à mesure qu’ils gagnaient en influence et en prospérité, l’hostilité des catholiques grandit, ce qui eut pour conséquence les guerres de religion, menées par intermittence entre 1562 et 1598. L’Édit de Nantes mit fin au conflit et garantit aux huguenots – ainsi
qu’on les surnomma – le droit légal de se rencontrer et de pratiquer la foi protestante. L’édit ouvrit aussi la voie à la séparation de l’Église et de l’État, sachant que le roi et la majorité des Français demeuraient catholiques.
Les protestants prospérèrent jusqu’au milieu du xviie siècle, lorsque Louis XIV accéda au pouvoir. Sous son règne, les huguenots subirent une persécution croissante sous forme de restrictions légales. On édicta des lois qui les tenaient à l’écart des fonctions publiques, telles que celle, essentielle, de notaire de la ville. D’autres décrets instaurèrent des systèmes de contrôle stricts pour les avocats, médecins et sages-femmes, qui limitaient sévèrement le champ de leurs pratiques. Ils avaient aussi obligation de rapporter toute activité aux autorités catholiques ou aux prêtres.
Dans les années 1680, le roi restreignit le droit des protestants à se retrouver pour le culte et à bâtir de nouveaux temples. Cependant, les huguenots de Saint-Hippolyte de la Planquette, dans le Languedoc, continuèrent de se rassembler tous les dimanches. À cause de cela, ordre leur fut donné de détruire leur temple de leurs propres mains. Les pierres servirent, quelques années plus tard, à construire l’Église catholique. Forts de quatre mille personnes, les huguenots de St. Hippolyte se rassemblèrent alors sur les débris de leur temple jusqu’à ce qu’on le leur interdît.
Forcés de tenir leurs cultes dans les villages des environs, ils débordèrent les bâtiments existants. Quand le roi leur interdit de les agrandir, les huguenots obstinément fidèles de SaintHippolyte refusèrent d’abandonner. Ils se rassemblèrent pour le culte en plein air dans un grand champ en périphérie de la ville. Les villages voisins, enhardis par le courage des huguenots de Saint-Hippolyte, reprirent leurs cultes en dépit des pressions exercées par le roi.
De nouveaux édits royaux interdirent bientôt toute réunion – en violation de l’Édit de Nantes qui garantissait cette liberté. De plus, les huguenots de Saint-Hippolyte furent privés du droit d’avoir un pasteur.
En 1683, le roi Louis XIV envoya ses troupes d’élite, les dragons, pour éliminer les protestants dans le sud de la France. Cela débuta dans la région du Dauphiné où les huguenots furent torturés, pendus et brûlés vifs à cause de leur foi. Puis, au début d’octobre 1683, l’attention du roi se porta vers la population huguenote la plus nombreuse : dans la région des Cévennes et en particulier, à Saint-Hippolyte de la Planquette.
CHAPITRE PREMIER
Aujourd’hui, jour J
Premier jour
Mercredi 6 octobre 1683
Château de Planque
Maison de famille des Tessier
Saint-Hippolyte de la Planquette
Les branches fouettent et égratignent son visage. Ses pieds martèlent le sous-bois, elle ne sait où elle va. Ils sont à sa poursuite. Elle doit garder son avance, déjouer leur traque. S’ils la découvrent, tout est perdu. Les arbres se font plus clairsemés ; devant elle s’ouvrent des sentiers dans plusieurs directions. Son cœur bat la chamade, la peur paralyse ses membres. Elle tourne à droite. Au milieu des noisetiers et des pins apparaît un trou noir, comme un animal qui s’éveille : une grotte. S’y cacher et attendre ? Courir comme le vent ?
Une salve de tirs de mousquets, puis des cris de terreur tout autour d’elle emplissent l’air encombré de fumée. Elle plonge dans l’obscurité humide, mais le regrette aussitôt. Piégée ! Elle ne peut plus sortir. L’horreur la submerge. Des cris étouffés montent dans sa poitrine, puis sortent de sa bouche. Des sons déformés, étranglés, se changent en un gémissement qui peine à exprimer sa panique.
Jeanne s’assied toute droite sur son lit, serrant sa couverture sur son cœur battant. La terreur continue de l’envelopper alors
même que son rêve, peu à peu, s’évanouit. Elle se force à regarder dans la chambre : les minces rayons de soleil du matin filtrant à travers les volets des hautes fenêtres, le parfum de la cire d’abeille sur l’ancienne armoire en chêne, la respiration régulière de ses sœurs encore endormies… Ce que serait cette journée, elle n’en savait rien. Nul n’en avait la moindre idée. Seule certitude : un immense changement était sur le point d’advenir.
La nouvelle leur était parvenue hier. Douze cents dragons – cette compagnie rassemblant les soldats les plus terribles du roi Louis XIV – se dirigeaient vers Saint-Hippolyte de la Planquette dans le but d’exterminer les huguenots. Jeanne inspira profondément. Comment leur petite ville de quatre mille habitants avait-elle pu attirer l’attention du roi ? En réalité, la population tout entière, à l’exception d’une poignée de catholiques, se composait de protestants huguenots. Mais tous demeuraient loyaux envers leur roi catholique. Elle hocha la tête, fronçant les sourcils ; cela dépassait sa compréhension. Pourquoi jugeait-il nécessaire d’envoyer contre eux une armée ? Ils ne voulaient pourtant que conserver leurs droits légaux de tenir des cultes et vivre selon leurs croyances.
D’un geste vif, Jeanne rejeta ses couvertures et se leva d’un bond en faisant craquer le cadre du lit. Il n’était plus temps de s’asseoir pour réfléchir. Il y avait beaucoup à faire. À en juger par l’inclinaison des doux rayons du soleil d’automne, dont la lumière ruisselait dans la chambre, leur départ était proche. Dans moins d’une heure, ils allaient quitter leur foyer du château de Planque. Elle avait vu le jour sous ce toit immense et vécu ses dixhuit années d’existence entre ces murs de grès. Elle inspira profondément et expira avec force comme pour évacuer les questions qui tournoyaient dans sa tête. Le plan de son père et des anciens allait fonctionner. Il le fallait. Bientôt, ils reviendraient tous chez eux. Mais pourquoi cette oppression dans sa poitrine ?
Elle mit sa jupe de voyage vert foncé par-dessus sa robe et revêtit sa blouse de coton ; la dentelle n’était pas adaptée aux circonstances. Puis elle enfila ses bas les plus chauds et boutonna fébrilement son gilet en toile de lin. Le temps pressait.
Elle était faite pour l’action. Cette nuit-là, comme le sommeil la fuyait, elle avait préparé ses bagages et ceux de son frère et de ses sœurs. Elle était l’aînée des quatre et la famille s’appuyait sur elle. Parcourant du regard la vaste pièce, haute de plafond, où sommeillait encore le reste de la fratrie, elle refoula ses larmes.
Elle remonta d’une main preste ses cheveux brun sombre et s’aspergea d’eau fraîche. Puis elle coiffa son bonnet de lin, sans nouer les larges cordons blancs. Un coup d’œil au miroir pour s’examiner… Ses yeux vert noisette reflétaient une tension palpable. Comme pour atténuer l’anxiété, elle essuya son front du revers de la main. D’un seul coup, le visage d’Étienne fit intrusion dans ses pensées et une légère rougeur lui monta aux joues. Que faudrait-il donc pour qu’il la remarquât, et vît en elle plus que la meilleure amie de sa sœur ? Fronçant les sourcils, elle chassa cette pensée. Les enjeux d’aujourd’hui étaient infiniment plus graves. Pour autant, la vie qu’elle rêvait de partager avec lui devait-elle prendre fin avant même d’avoir commencé ?
Elle ne savait que penser de son audace d’hier. Un messager avait apporté à son père la nouvelle que les dragons s’étaient arrêtés à Anduze avant de descendre sur Saint-Hippolyte. Cela s’était répandu d’un voisin à l’autre comme une traînée de poudre. Tous avaient laissé en plan leur activité pour se hâter vers les grands champs, au sud-est de la ville. Depuis que le roi les avait forcés à démolir le temple, les frères Bedos avaient accueilli toute la communauté, pour le culte, sur la portion non cultivée de leur terre. Encadré d’un côté par la rivière et de l’autre par la montagne du Pied de Mars avec son sommet tout plat, cet endroit était devenu leur foyer spirituel, où instinctivement ils se retrouvaient tous ensemble pour prendre les décisions importantes.
Ce jour-là, debout dans la lumière du soleil en cette fin d’après-midi, sur l’estrade en bois qu’on utilisait lors des cultes, les anciens avaient demandé le silence et présenté un plan préparé depuis quelque temps en vue, justement, d’une telle éventualité. Une toute petite lueur d’espoir avait illuminé un instant l’esprit de Jeanne et elle sentait que cela se propageait dans toute la
communauté, en dépit de la panique et de la terreur ambiantes. Peut-être que ça marcherait, qu’ils sortiraient de cette dure épreuve et retourneraient à leur vie normale. Et puis, son optimisme s’était effondré aussi vite qu’il était apparu. Étienne, suivi par plusieurs jeunes hommes, proclama leur intention de combattre les dragons, manifestant ainsi une forte opposition au plan de résistance passive annoncé par les anciens ; et cela, bien que son propre père fût l’un des anciens. Personne ne les avait encore publiquement contredits. Ça ne se faisait pas, voilà tout. L’obéissance aux pasteurs et aux anciens venait juste après celle que l’on devait à Dieu. Jeanne se mordit les lèvres. Elle avait du mal à croire qu’Étienne eût pu s’opposer à eux avec une telle audace.
Aujourd’hui, les huguenots allaient se réfugier sur la montagne du Cengle, de l’autre côté de la ville, pour des raisons stratégiques et la sécurité d’être ensemble. Jeanne se dit qu’une fois tous installés dans la montagne, la contestation des jeunes allait cesser et qu’ils renonceraient à vouloir se battre contre les dragons.
Pourtant, l’idée d’attendre passivement ne lui convenait pas trop non plus. Rester ainsi figés semblait être une impasse. La perspective de se lever et de combattre pour leurs droits l’exalta : un sentiment nouveau s’éveilla en elle. C’était comme un désir de… quelque chose de plus. Habituellement, elle se soumettait à son père et aux anciens ; elle ne voulait pas causer de problèmes et risquer d’être rejetée. Mais, quoi qu’il en soit, il lui semblait impensable qu’Étienne et ses amis persévèrent dans leur projet. Que pensaient-ils pouvoir faire contre des soldats parfaitement entraînés ?
L’ébauche d’un sourire parut au coin de ses lèvres. Une fois dans la montagne, elle dirait à Étienne qu’elle était de tout cœur avec son point de vue, même s’il paraissait impossible de le mener à bien. Ce serait en tout cas un bon début pour une conversation, et avec un peu de chance, d’une nouvelle relation entre eux.
Jeanne jeta un dernier regard sur sa chambre, en s’imprégnant de chaque courbe, de chaque détail : le sol en dalles d’argile, le
haut plafond, et surtout les grandes fenêtres donnant sur les vignes jusqu’au Vidourle, dont le cours était doux ou impétueux selon la saison. Ce jour-là, la rivière gonflée par des pluies récentes grondait et éclaboussait, déferlant des montagnes jusque dans la ville. Jeanne traversa la pièce et ouvrit avec force les volets en bois sans s’inquiéter du bruit qu’ils firent en frappant les murs de grès. L’air frais entra dans la chambre, ce qui fit remuer ses jeunes sœurs dans leurs lits.
— Arrête !… Stop ! Jeanne, ça suffit !
Des quatre enfants Tessier, Catherine était celle qui, à l’âge de quinze ans, avait particulièrement besoin de sommeil. Elle avait trois ans de moins que Jeanne ; tout séparait les deux sœurs dans tous les domaines, et Catherine n’appréciait certainement pas d’être brusquée dès le réveil.
— C’est l’heure, Catherine. Nous devons partir bientôt, lui dit Jeanne qui s’attendait à ce que sa sœur protestât et refusât de bouger.
Mais Catherine se contenta de grommeler ; puis elle se leva et commença à se préparer.
Anne, leur petite sœur, se leva sans un mot et s’habilla. Son visage ruisselait de larmes. D’une grande sagesse pour ses onze ans, elle tenait une place spéciale dans le cœur de Jeanne. Celleci l’attira contre elle et déposa un baiser sur sa tête. Il y avait un petit recueil relié en cuir du livre des Psaumes à côté de son oreiller. Anne adorait ce précieux objet de famille et le gardait proche d’elle depuis que sa maman lui avait appris à lire. La nuit dernière, elle avait même dormi avec. La gorge de Jeanne se serra mais elle n’en laissa rien paraître. Elle se devait d’être forte.
Paul, le benjamin de la famille Tessier, sauta de son lit. Il attrapa le pot de chambre sous le lit et l’utilisa derrière le paravent. Quelques minutes plus tard, il était habillé et sortit de la chambre. Aux yeux de Jeanne, il était toujours le bébé de la famille, un rôle qu’il refusait énergiquement, surtout depuis son dixième anniversaire. Pour Paul qui rêvait toujours d’aventures, aujourd’hui était plein de promesses. Il n’était pas surprenant
qu’il se fût levé si vite, prêt à se lancer corps et âme dans les batailles qui se présenteraient.
— Le petit déjeuner est prêt ! À table ! lança la voix sonore de Maman depuis le grand salon où ils prenaient leurs repas et passaient le plus clair de leur temps.
Jeanne aida ses jeunes sœurs à attacher leur jupe, enfiler leurs bas de laine et se glisser dans leurs chaussures en cuir. Elles attrapèrent leur bonnet de laine et se hâtèrent vers la grande pièce où Paul était déjà assis devant l’impressionnante table en chêne, près de l’une des deux cheminées qui peinaient à réchauffer la pièce. Tout occupé à combattre un dragon invisible avec le couteau à pain, il ne vit pas arriver ses sœurs.
Quelques secondes plus tard, Isaac entra de l’autre côté de la pièce par la porte principale et ferma énergiquement derrière lui les doubles battants en bois de châtaignier.
— Isaac ! Te voici ! s’écria sa femme en lui désignant l’une des chaises à haut dossier. Nous devons manger maintenant si nous voulons être à l’heure pour retrouver les autres.
Jeanne aurait préféré que l’on sautât le petit déjeuner et qu’on partît aussitôt. Même l’arôme du pain chaud sortant du four ne pouvait éveiller sa faim. Marion, la gouvernante, avait aussi déposé sur la table une motte de beurre fraîchement baratté et un pot de confiture faite avec les mûres qu’ils avaient récoltées ensemble à la fin de l’été, sur le bord de la rivière. Il y avait, en plus, des bols de lait tout chaud. Jeanne, douée ordinairement d’un solide appétit, n’éprouvait aujourd’hui aucune faim ; et elle doutait que quiconque, à l’exception de son petit frère, mangeât quoi que ce fût de toute cette nourriture. C’était pour elle une perte de temps, mais Maman avait insisté, pensant que ce serait peut-être leur dernier vrai repas, assis tous ensemble à table dans leur maison.
— Désolé, Suzanne, dit Isaac en embrassant sa femme sur la joue. Désolé, je suis en retard. J’étais chez les Lacombe. André, Pierre et moi devions réfléchir à la façon de prendre soin des animaux et des vignes en notre absence.
Le regard de son épouse s’assombrit.
— Mais les soldats n’en ont que pour une demi-journée de marche pour venir d’Anduze jusqu’à Saint-Hippolyte. Ils risquent d’être là dès midi !
— Mais nous ne savons pas combien de temps ils resteront à Anduze. Il vaut mieux emporter des provisions pour plus d’un jour sur le Cengle.
Le père et la mère se regardaient dans les yeux avec intensité. Maman parla à voix basse.
— Tout ça n’aura plus aucune importance si les dragons décident de nous exterminer comme ils l’ont fait pour les nôtres dans le Nord.
— Mais ces huguenots avaient attaqué les soldats du roi. Comme je l’ai dit, si nous ne les agressons pas, nous éviterons le désastre.
— Mais tu as entendu Étienne et ses amis, hier, nous exhorter à faire justement cela, répliqua sa femme. Je pense qu’ils ont toujours l’intention de livrer bataille aux dragons.
— Le jeune Gamond et les autres ne combattront certainement pas les soldats. Nous les surveillerons et les tiendrons occupés sur la montagne. Nous ne pouvons nous permettre de les laisser provoquer les dragons et leur donner une excuse pour…
La voix du père s’estompa quand il réalisa que les quatre enfants écoutaient. Il tira sa chaise et prit place autour de la table.
— Par-dessus tout, nous nous confions en la puissante protection de Dieu. Déjeunons. Nous partirons aussitôt après.
Ils inclinèrent la tête et joignirent les mains tandis que Papa remerciait pour la nourriture disposée devant eux. Normalement, le petit déjeuner était tout empli de babillages et il était rare qu’il n’y ait pas un bol de lait renversé. Mais aujourd’hui, la famille Tessier mangea rapidement et en silence. Seul Paul semblait inconscient de la gravité de la situation et fit preuve d’un grand appétit.
Jeanne se contentait de mordiller son pain. Ses parents prenaient au sérieux la volonté d’Étienne de livrer bataille et son père
prévoyait de l’en empêcher. Bien sûr, elle avait entendu parler des atrocités commises par les dragons dans le Dauphiné. Les huguenots avaient réussi à contenir les soldats plus longtemps que prévu, mais ceux-ci les avaient ensuite piégés dans une grange à laquelle ils avaient mis le feu. Au moins cinquante huguenots étaient morts après avoir vaillamment chanté des psaumes jusqu’à la fin. Jeanne frémit. Elle avait tenté, jusque-là, d’éviter d’y penser.
Un fragment de son rêve surgit dans son esprit, comme le tonnerre qui frappait si souvent leur terre. Mais c’était une tempête humaine : des hommes à cheval, armés, fondaient sur eux pour les exterminer. Elle laissa tomber sur la table sa main qui tenait encore un morceau de pain. Les soldats allaient-ils semer la dévastation chez les huguenots de Saint-Hippolyte comme ils l’avaient fait dans le Nord ? Les combattre serait-il reçu comme une provocation, ou au contraire cela appuierait-il leur cause ? Et si Étienne avait raison et que le plan de résistance passive de leur père ne fonctionnait pas ?
Le regard de Jeanne parcourut le grand salon, s’arrêtant sur les fauteuils en bois capitonnés devant la cheminée de marbre où ses parents aimaient s’asseoir chaque soir pour parler des événements de la journée. Il y avait tant à perdre…
C’était une chose que de résister pour sauver leur mode de vie, mais Jeanne, elle, n’était en tout cas pas prête à mourir pour Dieu. Pourquoi le ferait-elle ? Oui, Dieu existait sans aucun doute. Et puis après ? Il n’était certainement pas impliqué dans leur vie, ni ne se souciait réellement d’eux.
Dans le Nord, il n’avait pas protégé les huguenots, qui étaient morts dans des conditions atroces. Et chez eux, en dépit de tous leurs efforts et de toutes leurs prières ferventes, Dieu n’avait pas sauvé sa petite sœur, deux ans plus tôt. Lorsque son père était revenu avec le médecin, la petite Marie était morte dans les bras de Jeanne. Et Dieu n’avait pas aidé non plus sa maman, qui n’avait plus jamais vraiment été la même.
Jeanne avait su cacher son manque de foi ou de confiance en Dieu à sa famille et à la communauté huguenote. Il n’existait pas
d’autre choix dans le monde où elle vivait. On était protestant, on croyait en une relation personnelle avec le Tout-Puissant ; ou bien on était catholique et l’on dépendait des prêtres pour se relier à Dieu. Il n’y avait pas de moyen terme, ni de lieu où exprimer ses doutes. Et en tout cas, il était impossible d’être incroyant.
Isaac se leva de table et prit la grande Bible de famille sur l’étagère au-dessus de la cheminée. Ils avaient coutume de lire les Écritures ensemble après dîner. Mais jamais leur père n’avait fait cela après le petit déjeuner. Il lut les paroles si familières comme une prière :
« Celui qui demeure sous l’abri du Très-Haut
Repose à l’ombre du Tout-Puissant.
Je dis à l’Éternel : Mon refuge et ma forteresse, Mon Dieu en qui je me confie ! * »
Jeanne écoutait, les yeux fermés, la tête inclinée, repliée sur elle-même. Son père croyait à la protection de Dieu par-dessus tout. Au-delà de tout plan, il avait confiance que le Tout-Puissant les sauverait de ce danger. Elle ouvrit grand les yeux. Pour elle, ça ne marchait pas. Dieu l’avait profondément déçue dans le passé. Elle ne permettrait pas que cela se reproduise.
Tandis qu’Isaac finissait de lire, Jeanne prit sa décision. Son respect et son amour pour son père demeuraient, mais elle ne pouvait aborder cette journée passivement, en se confiant dans la délivrance de Dieu. Les enjeux étaient trop élevés. Elle risquait de mourir de toute façon, mais au moins que ce soit en combattant. Elle n’avait aucune idée de la façon dont tout ça allait se passer.
Quoiqu’elle eût l’estomac retourné, quelque chose s’éveillait profondément en elle : il n’y avait pas d’autre choix. Jamais de sa vie elle n’avait contredit les souhaits ou les croyances de son père. Mais aujourd’hui, ça allait changer. Elle dirait à Étienne qu’elle était de son côté. Puis elle encouragerait et soutiendrait de toutes les manières la résistance active.
* Psaumes 91.1-2 (NEG)
Alors que la persécution des huguenots s’intensifie dans les Cévennes du xviie siècle, quel prix payera le royaume de France pour son intolérance ?
Jeanne Tessier ne veut pas mourir pour une foi qu’elle ne possède pas. Où était Dieu quand elle en avait désespérément besoin ? Dans ses heures les plus sombres, il n’a pas semblé l’entendre ou s’en soucier.
Jusqu’à présent, Jeanne a réussi à cacher son manque de foi à sa communauté huguenote. Mais face à la menace imminente des mille deux cents dragons envoyés par le roi Louis XIV pour les faire tous abjurer, elle est confrontée à des bouleversements dans tous les domaines de sa vie, y compris dans son espoir d’épouser Étienne.
Luttant pour sa survie, elle suit Étienne contre sa volonté et contre les avertissements de son ami Pierre. Lorsque les dragons s’installent chez elle, au château de Planque, Jeanne découvre où se trouve Dieu dans la souffrance et la mort, qui elle est et qui elle aime véritablement.
Basée sur des événements réels de 1683, cette histoire passionnante se déroule à Saint-Hippolyte-du-Fort et au château de Planque, où l’auteur vit actuellement.
Originaire de Californie, Janet Joanou Weiner et son mari résident en France depuis plus de vingt ans. Elle a fondé un centre de formation chrétien, YWAM Bridges of Life (« Passerelles de Vie », de Jeunesse en Mission). Elle signe ici son premier roman historique.