La reconversion des monovilles comme levier du changement de paradigme de l’économie russe

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La reconversion des monovilles comme levier du changement de paradigme de l’économie russe Claude Rochet Professeur des universités1 ❈ Document de travail A paraître dans un ouvrage collectif du séminaire franco-russe d’économie, Académie des sciences de la Fédération de Russie.

Qu’est-ce qu’une ville intelligente ? Le territoire intelligent

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La physique de la ville 13 1. Les leçons de la ville médiévale 13 2. Ce que nous apprend la nouvelle science de la ville 3. La ville intelligente : un système autopoïétique 20

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Les stratégies d’innovation pour des villes et territoires intelligents russes 22 1. Les enjeux de l’innovation dans la conception 25 2. Créer un avantage concurrentiel par l’innovation dans la conception 28 1. Pourquoi la ville ? 29 2. Quelles sont les fonctions de la ville ? 31 3. Quels outils pour quels usagers ? 34 Conclusion : La feuille de route pour la Russie

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Dernière mise à jour : 20/09/2016 03:12:45

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LAREQUOI, Université de Versailles Saint Quentin-en-Yvelines.


Modernisation et croissance de l’économie russe : L’enjeu de la reconversion des monovilles

La Russie hérite de son passé soviétique une structure industrielle qui fut performante à l’ère de la production de masse de la II° révolution industrielle mais handicapante pour entrer dans le nouveau paradigme techno-économique2. Une industrie lourde peu axée sur la transformation et la recherche de rendements croissants, une rente de matières premières jusqu’à la crise des sanctions et la baisse du prix du pétrole, voilà autant de facteurs ne favorisant pas la transition de l’économie russe vers l’économie informatisée de la III° révolution industrielle, l’iconomie3. Le tissu urbain russe concentre tous ces handicaps, d’autant plus que la population russe est urbanisée à 75%. Les villes de l’époque soviétique ont été construites sur le principe de mono-industries d’où le nom de monovilles. On compte 335 monovilles en Russie, soit 31% du PIB, regroupant 16 millions d’habitants qui, eux aussi, sont mono qualifiés ce qui handicape la transition4. La situation est identique à une ville comme Detroit aux Etats-Unis qui a connu la prospérité à l’âge de l’automobile de la production de masse puis a périclité au point que la seule solution a été d’en réduire le périmètre pour la reconvertir, laissant les parties abandonnées en friche. Autre point commun avec Detroit, ces villes sont souvent des villesentreprises, dominée par une seule entreprise, liant le destin d’une ville et d’une entreprise. Ces villes se répartissent sur le territoire russe en fonction des zones d’extraction des minerais et matières premières et des zones industrielles. Ces dernières, éloignées des centres industriels, sont peu connectées aux autres activités et d’autant plus condamnées à la mono activité. Il en résulte un sérieux handicap pour l’économie russe : - Les monovilles ne permettent pas la synergie entre activités économiques, source de rendements croissants, condition d’autant plus nécessaire dans les modèles d’affaires de l’iconomie. - Un poids pour les finances publiques, ces villes devant être subventionnées pour survivre. En 2010 le gouvernement russe a mis en place un plan de soutien de 27 milliards de roubles pour 27 monovilles, ce qui n’est qu’un palliatif et non un remède structurel5.

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Claude Rochet « Carlota Perez’s contribution to the research program in public management: Understanding and managing the process of creative destruction in public institutions and organizations” in Festchrift in honor of Carlota PerezAnthem Press, London 2007 Claude Rochet et Michel Volle « L’intelligence iconomique : les nouveaux modèles d’affaires de la III° révolution industrielle », De Boeck Université, Louvain 2015. 4 Kirsanova N.Y., Lenkovets O.M. « Solving monocities problem as a basis to improve the quality of life in Russia ». Life Sci J 2014;11(6s):522-525] (ISSN:1097-8135). http://www.lifesciencesite.com. 109 5 The World Bank in Russia, Russian Economic Report, 2010 3

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- Une dynamique urbaine qui reste à l’écart du mouvement en cours de reconversion des issus urbain en mettant à profit les technologies de l’iconomie.

Figure 1 : Localisation des monovilles russes. Source Délira Maksimova, Université de Lund.

Ces handicaps spécifiquement russes et anciens sont d’autant plus problématiques que la transition urbaine est un phénomène mondial qui constitue un marché évalué à 350 milliards USD pour les trente prochaines années du fait du développement et de l’urbanisation des pays émergents et du développement des technologies numériques appliqués à la ville. Le modèle urbain des pays industrialisés est non-durable en ce qu’il ne peut gérer la réduction des atteintes à l’environnement et à son propre capital social et humain et devient un obstacle au développement. Il connaît au moins trois goulots d’étranglement : La consommation d’énergie, la pollution et les couts sociaux (stress, santé, criminalité …) induits par une croissance urbaine dysfonctionnelle. Il faut y ajouter le coût de renouvèlement des infrastructures qui devient considérable sans apporter un mieux au modèle actuel de la ville s’ils sont entrepris à modèle d’affaires constant. Ces coûts directs pèsent sur la croissance alors qu'ils peuvent être des opportunités d’innovation. Les considérer comme des couts de gestion va entraîner le report des investissements nécessaires, alors que, à minima, si l’on intègre dans le calcul leur impact sur les externalités, l’opération est largement bénéficiaire. L’association américaine des ingénieurs civils calcule que le manque d’investissement dans la gestion de l’eau se traduit par un surcout pour le monde économique de 147 milliards de dollars et de 59 pour les ménages, qui supporteront à l’horizon 2020 un surcout de 900$ pour le traitement de l’eau. L’investissement requis est de 84 ©Claude ROCHET

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milliards $ qui se traduiraient par une réduction des couts pour les entreprises, la protection de 700 000 emplois, 541 milliards en revenu des ménages, 460 en PIB et 6 en export. Le même calcul a été fait pour la rénovation du réseau électrique et du réseau de transport, les ports, les canaux, les aéroports. Dans tous les cas de figure, le retour sur investissement en impact sur le PIB, les exportations, les emplois et le budget des ménages est appréciable. Alors que la gestion publique classique raisonne en termes de couts et de dépense publique – dont la réduction est une obsession dans la théorie dominante – la stratégie de transition vers des villes intelligentes doit être considérée comme un investissement dans l’innovation, pour autant que ce concept soit correctement compris et maîtrisé dans sa mise en œuvre. Les enjeux du développement de villes intelligentes sont ceux de l’industrialisation des pays émergents. La croissance urbaine est liée au développement, à l’industrialisation et va redistribuer les cartes des facteurs de puissance liés au développement urbain vers le Sud et surtout vers l’Est (l’Asie). McKinsey calcule que sur le groupe des 600 plus grandes villes, 380 se trouvent dans des pays développés et contribuent à plus de 50% du PIB mondial en 2007. Les 280 villes situées dans des pays en développement ne contribuent qu’à hauteur de 10% du PIB mondial. En 2025, 136 nouvelles villes seront entrées dans ce groupe des 600, toutes dans les pays émergents dont 100 en Chine, 13 en Inde et 8 en Amérique latine. La nature de cette croissance va changer de manière assez radicale : alors qu’en 2007, 23 mégacités (plus de 10 millions d’habitants) produisaient 14% du PIB mondial, on trouvera en tête du classement des 600 230 villes de taille intermédiaire (entre 150 000 et 10 millions d’habitants), toutes dans des pays émergents. Contrairement à la perception commune, ce ne sont pas les mégacités qui vont porter la croissance urbaine à l’horizon 2025 : 423 des 600 villes seront des villes intermédiaires des pays émergents qui porteront 45% de la croissance.

Qu’est-ce qu’une ville intelligente ? Le courant dominant définit la ville intelligente, la smart city, comme une addition de « smarties » : smart people, technology, governance, buidling, transportation, economy6…. C’est la théorie de l’Autrichien Giffinger7 développée à l’université technologique de

Critères très évasifs, ainsi les habitants sont considérés comme intelligents « quand ils se montrent flexibles, créatifs, favorables à un apprentissage tout au long de la vie, cosmopolites, ouverts d'esprit et parties prenantes de la vie publique », ce qui correspond à la définition de l’individu mondialisé et « citoyen du monde » de la pensée néolibérale. 7 Pour une présentation du modèle : http://smart-cities.eu/model.html 6

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Vienne et adoptée par l’Union européenne. Or il peut y avoir des gens très intelligents travaillant dans des bâtiments labellisés BIM8 et à énergie positive utilisant des technologies web 3.0 et se déplaçant en trottinettes électriques à énergie solaire que cela peut donner un ensemble kafkaïen, ou orwellien, au choix, et résulter en un tout parfaitement stupide. Cette conception procède d’une approche du développement basée sur la croissance exogène où la technologie est un apport extérieur qui, par ellemême, transforme la nature des choses. C’est ainsi que l’Union européenne recense pas moins de 240 villes intelligentes en Europe sur la base de ces critères ! En vérité, il n’y a pas à ce jour de définition normalisée de ce qu’est une « smart city », pas plus que n’existe une telle ville, à part peut-être Singapour, nous verrons pourquoi. Il existe des prototypes qui sont des démonstrateurs de technologies parrainées par les gros vendeurs de technologie (Cisco, IBM, Siemens, Microsoft…), telles que Songdo (Corée), Masdar (Abu Dhabi) et Plan IT Valley (Portugal), mais qui ne sont pas des villes à vivre avec de vrais habitants. De même, il existe une grande quantité d’expériences de villes intelligentes mais qui ne mettent en œuvre qu’un aspect d’une « smart city » puisque nul ne peut définir à ce jour ce qu’il en serait. Le terme de « smart city » est généralement accolé à tout phénomène urbain basé sur un effet cybernétique reposant sur des technologies informatiques où une action est corrigée par l’information en retour de l’effet sur la cause, générant un processus de régulation, voire d’apprentissage cumulatif. Avec la convergence numérique, il y a amplification de ces phénomènes, qui permettent de nouvelles applications. La base d’une « smart city » est donc son infrastructure numérique, qui s’enrichit avec le déploiement des nouveaux modes d’interconnexion comme l’internet des objets, la communication de machine à machine qui dispense de l’intervention humaine et le traitement en masse des données (big data). De fait, les approches techno-centrées sont dominantes aujourd’hui dans les programmes de recherche. Les villes ne sont toutefois pas que des artefacts matériels, ce sont avant tout des systèmes sociaux complexes. Les besoins d’interactions humaines sont grandement facilités par les technologies numériques, mais celles-ci ne sauraient définir les finalités de la vie dans une ville. D’où une autre approche de l’innovation, celle des living labs, des écosystèmes vivants impliquant toutes les parties prenantes d’une ville et toutes les disciplines scientifiques concernées, qu’elles soient « molles » (les sciences sociales) ou « dures ». Le living lab doit représenter toute la diversité de l’écosystème urbain et permet de faire émerger des scénarios et des stratégies.

BIM (Building information modeling) est un langage de modélisation permettant aux maîtres d’œuvre et maitres d’ouvrage d’intégrer leurs projets dans une représentation en 6D (3D plus temps, coût et maintenance dans la durée). 8

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En l’état actuel de la recherche, les deux champs – techno-centrés et citoyens-centrés – ne se rejoignent pas. Le programme de recherche européen « Fireball »9 relève trois importants fossés à combler : la capacité, tant des firmes que des citoyens, à développer des solutions basées sur les technologies web ; un écart de créativité très important entre les cœur des technologies web et leur capacité à produire des applications utiles ; et un écart d’entrepreneuriat entre ces applications et leur traduction en services innovants. L’approche living lab, les projets pilotes accompagnés de projets de recherche, et l’implication forte des utilisateurs permettent de comprendre de proche en proche les problèmes posés par ces interactions et d’en comprendre les principes. Luis Bettencourt10, systémicien au Santa Fé Institute, insiste sur la nature de la ville comme système complexe adaptatif, ou plus, comme système de systèmes11. Un système adaptatif ne peut être défini en détail ex-ante selon les principes de l’ingénierie détaillée. Le concepteur ne peut identifier de manière descendante tous les problèmes qu’une ville va rencontrer et dessiner la ville idéale, comme tentèrent de le faire au début du XX° siècle en Angleterre et aux Etats-Unis Ebenezer Howard avec le mouvement des « Garden cities », Le Corbusier en France et l’architecture soviétique. Il faut résister, souligne Bettencourt, à la tentation du planificateur de tout planifier dans le détail. Dans la tradition de biologistes comme Patrick Geddes, d’historien comme Lewis Mumford, d’urbanistes comme Jane Jacobs, Bettencourt est le père, avec Geoffrey West, des mathématiques de la ville qui démontrent l’existence de phénomènes de rendements croissants des infrastructures urbaines (le kilomètre marginal coûte moins cher) et des externalités (positives et négatives) produites. On peut prédire à gros grains que plus elle va croitre, plus, dans une ville : • L’énergie dissipée en transports (de biens et de personnes) croit plus vite que la population, mais aussi les opportunités économiques et le potentiel d’innovation ; • Tandis que le rapport entre l’efficacité sociale de la ville et les pertes d’énergie dues au transport est constant quelle que soit la taille de la ville.

Fireball White paper : Smart Cities as Innovation Ecosystems Sustained by the Future of Internet. The Kind of Problem a City Is, Luis Bettencourt, SFE working paper 2013 11 Selon la définition donnée par l’AFIS (Association Française d’Ingénierie Système) : « Un système de systèmes résulte du fonctionnement collaboratif de systèmes constituants qui peuvent fonctionner de façon autonome pour remplir leur propre mission opérationnelle. On recherche par cette collaboration l’émergence de nouveaux comportements exploités pour améliorer les capacités de chaque système constituant ou en offrir de nouvelles, tout en garantissant l’indépendance opérationnelle et managériale des systèmes constituants. ». Ces systèmes peuvent avoir des lois de comportements très hétérogènes, à commencer par les systèmes conservatifs qui obéissent aux lois de la physique (comme les smart grids) et les systèmes humains dont le fonctionnement ne peut être modélisé par des lois physiques 9

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En ne jouant que sur les paramètres physiques on va donc rapidement tomber dans des impasses (perdre d’un côté ce que l’on gagne de l’autre). En appréhendant la ville comme un écosystème complexe vivant de relations sociales, on va considérer l’intelligence de la ville à partir des interactions que peuvent maintenir entre eux les habitants : la conception de la ville devient un problème de modélisation des systèmes complexes, plus précisément de systèmes de systèmes.

Le territoire intelligent Le bilan que font les Chinois de leur politique passée de développement urbain est une critique récurrente d’avoir négligé l’héritage culturel et sociologique de la Chine pour singer le mode de développement occidental qui a produit des villes inhumaines et polluantes12. Tant les enseignements de l’urbanisation dysfonctionnelle des XIX° et XX° siècles que des projets pilotes en cours, montrent que la ville ne peut être conçue en apesanteur territoriale et a besoin d’être enracinée dans un territoire porteur d’une histoire et d’un capital social : • La recherche en économie des territoires menée depuis une vingtaine d’années13 montre l’importance des actifs immatériels territoriaux, dont au cœur le capital social, qui contribuent à constituer un « milieu innovateur » source d’avantage concurrentiel. Ce point n’est pas aujourd’hui intégré ni dans les stratégies des entreprises ni dans les politiques publiques de réindustrialisation des territoires. A l’heure actuelle, la Commission européenne développe le concept de smart specialisation qui a pour but d’identifier les savoir-faire territoriaux autour d’enabling technologies sur le modèle de Porter. Ainsi, le financement européen des territoires (le FEDER) va être remplacé par le financement spécifique de ces enabling technologies – ou technologies capacitantes - territorialisées. La région Centre en France est actuellement pilote pour développer ce dispositif. Il importe que les entreprises intègrent cela dans leur stratégie. • Le territoire intelligent se caractérise par l’existence d’un milieu innovateur qui, par ses caractéristiques, génère de l’innovation, de quelque type que ce soit. Elles comprennent trois dimensions : o Des systèmes productifs locaux qui sont caractérisés par la proximité d'unités productives au sens large du terme qui entretiennent entre elles des rapports d'intensité plus ou moins forte. Ces entreprises peuvent

« Sustainable and Liveable Cities: Toward Ecological Civilization » Beijing: China Translation and Publishing Corporation, June 2013 ISBN 978-7-5001-3754-2 13 Notamment au GREMI (Groupe de Recherche sur les Milieux Innovateurs) créé par Philippe Aydalot à l’Université de Neuchâtel. 12

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participer d’une même filière, d’un savoir-faire ou d’un produit et sont territorialisés une région ou un bassin d'emploi. La nouveauté dans l’iconomie est que la proximité géographique peut être complétée (mais non remplacée) par des réseaux numériques. Il permet de mutualiser, de développer et d’innover en créant une dynamique de réseau. o Ces SPL produisent de l’innovation au sens de Schumpeter, soit des combinaisons nouvelles entre produits, services et technologies. Produire ces combinaisons, intégrer les nouvelles technologies dans les anciennes technologies à rendement décroissant permet de revitaliser des bassins industriels anciens. La sidérurgie française était une mono-industrie fortement territorialisée sur les sites miniers. En passant d’une logique de tonnes produites qui était sa métrique de performance comme toutes les activités extractives, à une métrique de service mesurable en méga octets contenus dans l’acier produit, elle a introduit une dimension immatérielle dans sa valeur ajoutée et stimulé la diversification des activités autour des sites de productions. o L’attractivité territoriale qui n’est pas, comme le prétend l’économie néoclassique, faite uniquement de bas salaires ou de dumping fiscal. L’attractivité d’une zone industrielle n’est pas son prix au mètre carré mais les synergies qu’elle offre par ses réseaux. Spécialisée dans les logiciels de découpe pour l’industrie textile, l’entreprise Lectra System n’a pas cédé aux sirènes de la délocalisation pour chercher des bas salaires face à la crise du textile. Elle est au contraire restée implantée dans sa petite ville de Gironde près de Bordeaux pour miser sur le dynamisme des réseaux qui produit plus de valeur qu’une économie réalisée sur des salaires d’employés réduits à n’être que des automates. La région du choletais, autour de la ville de Cholet, spécialisée dans le vêtement et la chaussure grand public – des industries en déclin - , a réussi sa reconversion dans l’iconomie, là où les plans gouvernementaux de regroupement des entreprises pour en faire des « entreprises de taille mondiale » ont échoué, par la qualité de son capital social fait de relations de solidarité entre acteurs économiques et politiques ancrées dans la tradition du christianisme social qui stimule des synergies entre entreprises, villes, ateliers ruraux et appareil de formation. Cette démarche ascendante ancrée dans les réseaux et le capital social a réussi là où les démarches descendantes de l’Etat ont échoué.

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Un autre exemple archétypique est la reconversion de l’industrie horlogère suisse qui s’est vue menacée de disparition avec l’arrivée des montres à affichage digital. Grâce à la qualité du capital social du territoire du Neuchâtelois, l’industrie horlogère a enclenché une coopération avec celle de la prothèse médicale (prothèse de hanche notamment) qui reposent toutes deux sur la mécanique de haute précision. Cela a dynamisé les synergies territoriales et l’innovation d’où est née, avec la Swatch, le renouveau de l’industrie horlogère, intégrant technologies traditionnelles et technologies numériques pour attaquer le marché grand public. Structurer un milieu innovateur Systèmes productifs locaux

Innovation

Coopération

Savoir-faire

Milieu innovateur: réseaux d acteurs

Territoire

Proximité géographique Proximité organisationnelle et de réseaux

Attractivité territoriale

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Figure 2: Les trois dimensions du milieu innovateur. Source : Thèse de Philippe Hurdebourcq 2013

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La conception de la smart city ne peut donc se faire indépendamment des caractéristiques du territoire, en identifiant sa dynamique de « milieu innovateur » selon le concept développé par Philippe Aydalot et ses dimensions anthropologiques : histoire, culture, démographie, … L’intelligence sociale – qui est une des disciplines mères de l’intelligence économique développée par Stevan Dedidjer – jouera donc un rôle critique dans la réussite de la modélisation dès lors que l’on a intégré le fait que c’est l’habitant qui est au cœur de la smart city en tant que producteur et récepteur d’informations, d’utilisateur des artefacts et de décideur ultime des choix d’usage des équipements. L’approche par les écosystèmes répond aux besoins d’une société durable organisée autour du bien commun. L’intelligence de la ville résultera de la convergence de plusieurs sphères : • Le territoire intelligent se définit comme une atmosphère qui favorise la prise de risques, avec des transactions riches entre individus et groupes sociaux qui permettent l’évolution dans le temps du territoire. • Une industrie enracinée dans son territoire, qui développe des avantages concurrentiels Figure 3: Emission de CO2 par actif dans la région parisienne spécifiques produits par les générée par le transport domicile lieu de travail. Les zones en rouge indiquent l’origine des émissions de CO2 (source : Energie demain) interdépendances avec le tissu local qui rendront, par exemple, les délocalisations basées sur le coût du travail sans intérêt. Une offre industrielle, pour produire une ville intelligente, ne peut se contenter d’additionner des technologies mais doit rechercher les synergies par le principe de coopétition14. • L’intégration de la ville et de son territoire afin de former un système cohérent et résilient. Dans le contexte de la mondialisation, en application de la doctrine Summers15, on peut concevoir une « ville verte » en délocalisant les activités

14 Coopétition : obligation pour les entreprises d’être à la fois en compétition et en collaboration pour définir des offres globales. 15 Formulée dans le mémo de Lawrence Summers, secrétaire d’Etat au Trésor de l’Administration Clinton, selon lequel il est plus rationnel de délocaliser les activités polluantes vers les pays non industrialisés. « Les pays sous-peuplés d’Afrique sont largement sous-pollués ; la qualité de l’air y est probablement d’un niveau inutilement élevé par rapport à Los Angeles ou Mexico […] Il faut encourager une migration plus importante des industries polluantes vers les pays les moins avancés […] et se préoccuper davantage d’un facteur aggravant les risques d’un cancer de la prostate dans un pays où les gens vivent assez vieux pour avoir cette maladie, que dans un autre pays où deux cents enfants sur mille meurent avant d’avoir l’âge de cinq ans. […] Le calcul du coût d’une pollution dangereuse pour la santé dépend des profits absorbés par l’accroissement de la morbidité et de la mortalité. De ce point de vue, une certaine ©Claude ROCHET

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polluantes dans les pays non industrialisés. Plus, la ville peut se vouloir « verte » simplement en rejetant ses pauvres et les activités polluantes en dehors de la ville. Un mauvais exemple est la ville de Paris qui, par le prix du foncier et la multiplication des entraves à la circulation de la périphérie vers la ville et la limitation des espaces réservés à la circulation, par une politique de greenwashing socio-ethnique, a expulsé les pauvres vers la banlieue. Le résultat en est une augmentation globale de la pollution liée aux déplacement domiciles (majoritairement en banlieue) lieux de travail (majoritairement en ville) comme le montre la carte ci-dessus (Figure 3). Pour apprécier le bilan environnemental d’une ville, il faut intégrer toutes les interactions qui composent son système et son territoire. Le bon exemple c’est Singapour qui se pense comme une cité-Etat globale, en fixant des normes comme par exemple en structurant l’espace pour qu’on ne passe pas plus de 45 minutes dans les transports par jour, à comparer aux 4H00 par jour des 21 millions d’habitants de Mexico, ce qui représente, en supposant que 10 millions d’habitants se déplacent, 40 millions d’heures par jour, que l’on peut chiffrer en pollution, temps perdu, stress, impact sur la santé, moindre soin apporté à la famille, etc. La ville intelligente résultera de l’intégration des composantes humaines et matérielles, ce qui nécessite le développement de méthodes d’ingénierie des systèmes complexes adaptées à la conception des villes qui font appel tant aux sciences dures qu’au sciences sociales qui permettent de comprendre que l’habitant et citoyen jouent dans l’évolution de la ville, ce qui est au cœur de la stratégie chinoise représentée Figure 416. Pour les Chinois, comme d’une manière générale pour les émergents en voie d’industrialisation, l’important n’est pas la technologie, et ce pour deux raisons : la technologie est mobile, contrairement au capital social d’un territoire. Elle pourra être achetée aux grandes firmes occidentales qui ont besoin de ces nouveaux marchés et qui sont prêtes à y investir. Ce sont d’ailleurs ces firmes qui ont inventé le concept de smart city à la fin des années 1990 pour trouver de nouveaux modèles d’application de leurs technologies17.

dose de pollution devrait exister dans les pays où ce coût est le plus faible, autrement dit où les salaires sont les plus bas. Je pense que la logique économique qui veut que des masses de déchets toxiques soient déversées là où les salaires sont les plus faibles est imparable. » 16 Présentation du professeur Quangbin Wang, Doyen de la School of Economics and Management, Tongji University, au Séminaire international sur les smart cities, Shanghai, oct. 2014. 17 Adam Greenfield, Against the Smart City, New York 2013 ©Claude ROCHET

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La puissance de ces firmes est telle18 qu’il n’est pas envisageable de faire sans elles. Ce qui pose immédiatement la question de l’indépendance technologique. Celle-ci dépendra de la qualité de l’architecture d’intégration du système urbain, car qui maîtrise l’intégration maîtrise la technologie sous-jacente et n’est donc pas maîtrisé par la technologie. La stratégie chinoise a toujours été de prendre leurs technologies aux Occidentaux pour développer une voie chinoise et une industrie chinoise. Le schéma chinois structure cette intégration en mettant le politique au sommet et les dimensions immatérielles de la ville et la technologie à la base, évitant de tomber dans le piège de l’approche techno-centrée promue par les grandes firmes. Qui contrôle l’architecture de haut niveau peut piloter l’intégration et le pilotage du système, assurer le transfert de la technologie.

Figure 4: Le schéma de référence de la smart city chinoise

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Les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) pèsent à elles seules la même capitalisation que le CAC40 en France.

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La physique de la ville Réussir cette intégration nécessite de comprendre comment vit et évolue une ville. Les recherches sur la dynamique urbaine sont anciennes et remontent à Lewis Mumford, mais elles connaissent actuellement un renouveau autour des sciences de la ville avec notamment les travaux de Michaël Batty The New Science of Cities19 qui est une tentative d’intégrer toutes les composantes de la modélisation d’une ville et de définir les rôles des acteurs. 1.

Les leçons de la ville médiévale

Les villes médiévales étaient de villes intelligentes en ce qu’elles constituaient des ensembles cohérents adaptés aux fonctions de la ville et de ses relations avec sa périphérie. Ces villes n’avaient pas d’architecte au sens moderne du terme. Elles croissaient de manière organique, soit une croissance endogène reposant sur une analyse des besoins d’évolution des fonctions urbaines et une communauté de valeurs des habitants fondées sur les activités économiques, la religion et l’attachement aux libertés conquises par la ville sur les seigneurs féodaux. Pour Lewis Mumford « Une planification organique ne comporte pas d’objectifs préconçus : elle s’adapte aux besoins et aux circonstances, par une adaptation continuelle qui devient sans cesse plus cohérente et déterminée ; il en résulte finalement un ensemble complexe dont les parties ne sont pas moins liées et dépendantes que les divers secteurs d’un plan géométrique (…) La forme accomplie n’est pas prévue dès l’origine mais on ne saurait en déduire que chacun des aspects du plan n’a pas été mûrement réfléchi ni que l’ensemble ne forma pas un tout harmonieux »20. Pas d’architecte au sens moderne veut dire pas de plans détaillés, car il y avait des plans mais il s’agissait de plans génériques, même dans le cas de villes nouvelles comme les bastides qui semblent résulter de plans géométriques alors qu’en réalité le schéma urbanistique « n’est que l’aboutissement de multiples tâtonnements et le fruit de réaménagements ultérieurs »21. Les cas de villes sur plans réguliers sont rares, comme Montauban en 1144. Le médiéviste Jacques Heers précise « l’uniformité lorsqu’elle se manifeste, rond simplement à un souci de commodité, au désir de profiter d’une expérience, non à une attitude intellectuelle, à une pétition de principe qui prétendrait revenir à des critères anciens ou se soumettre à des « modules »22. Ces villes n’avaient pas d’architecte mais ses habitants partageaient une vision commune du beau qui faisait que chacun avait soin d’intégrer son bâti dans une harmonie d’ensemble. « Le consensus autour des buts de la vie urbaine était si profond que

Michael Batty « The New Science of Cities » The MIT Press, 2013 Mumford « La Cité à travers l’histoire », 2011, Albin Michel, Paris p. 439 21 Boucheron et Menjot « La ville médiévale, in Histoire de l’Europe Urbaine – 2 » 22 Jacques Heers, « La ville au Moyen-Age en Occident », Paris Fayard 1990 19 20

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toutes les variations ne font que renforcer le modèle » poursuit Mumford en soulignant le contraste avec le formalisme baroque qui succédera au Moyen-âge qui n’est qu’une illusion d’ordre, alors que les asymétries et irrégularités de la ville médiévale « tiennent compte de la façon la plus subtilement réfléchie des nécessités d’ordre pratique et des impératifs esthétiques ». C’étaient les villes marchandes italiennes, françaises, de la Hanse et Novgorod et Pskov en Russie qui jouissaient de libertés collectives reposant sur diverses formes de démocratie directe23. Novgorod était régie, jusqu’à sa destruction et soumission en 1478 par le tsar Ivan III, par une forme assez pure de république populaire que l’on retrouve aujourd’hui dans la landsgmeinde des cantons suisses Figure 5: le véché de Pskov alémaniques, le véché (вече) où quiconque sonnait la cloche de la ville pouvait convoquer une assemblée pour délibérer sur un sujet. Sens du Bien commun et d’une esthétique globale liés à la délibération démocratique permettaient de résoudre les problèmes posés par l’organisation des fonctions urbaines (organisation des métiers, circulation, interfaces entre villes et campagnes, vie religieuse et vie civique). La ville était un système apprenant, un processus collectif permanent de résolution de problèmes qui contribuait à créer un bagage culturel et méthodologique partagé. Ce système n’était pas la projection d’une ville idéale, comme on le trouvera dans plusieurs œuvres postérieures, de l’Utopie de Thomas More aux Cités jardins d’Ebenezer Howard, et à la nouvelle utopie technologique des smart cities, mais à la profonde conscience que la ville était un système en déséquilibre, perpétuellement menacé par la lutte entre le petit peuple et les grands et, durant les périodes ou le petit peuple a été soumis, par les luttes fratricides des grands entre eux. La ville est un espace de régulation des conflits qu’il s’agisse de conflits sociaux et politiques ou de la violence sociale endogène au tissu urbain (notamment la violence des luttes intestines aux patriciens) et de la violence importée par l’insécurité des campagnes. Se développe ainsi une religion civique, celle du Bien commun, synthèse entre la vertu antique et les exigences du gouvernement urbain dont l’aristotélicien chrétien Marsile de Padoue fera la synthèse dans son traité De Defensor

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Voir Yves Sintomer, « Petite histoire de l’expérimentation démocratique », La Découverte, Paris 2011

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Pacis, et dont Ambroggio Lorenzetti fera l’allégorie dans sa fresque Du Bon Gouvernement qui décore l’Hôtel de ville de Sienne. La liaison entre l’organisation institutionnelle de la lutte des classes et la poursuite du Bien commun sera au cœur de l’œuvre de Machiavel au XVI° siècle.

Figure 6 : Les effets du bon gouvernement, extrait de la série de fresques d'Ambroggio Lorenzetti. Elle illustre la rotation des postes dans les responsabilités politiques, la participation à la vie civique, la synergie entre activités commerciales et artisanales et l’interface entre la ville et sa campagne.

Progressivement, cette religion civique s’incarnera dans le Palais municipal et sa Place civique qui sera un des rares bâtiments faisant l’objet d’un plan détaillé puisqu’il est la traduction dans une architecture physique d’une architecture politique de la ville. Cette dynamique systémique traitait sans le savoir d’un des problèmes les plus ardus que nous connaissons aujourd’hui dans la modélisation de la ville comme système complexe : la délimitation des limites de la ville et de son interaction avec sa campagne. Celles-ci étaient matérialisée par la muraille, initialement bâtie pour des considérations sécuritaires, mais qui jouait un rôle fonctionnel et politique essentiel. Elle créait un sentiment communautaire et gérait l’interaction entre activités économiques de la ville et celles de son environnement. C’est de là que Von Thünen tirera au début du XIX° siècle sa théorie de la localisation des activités économiques, qui se répartissent en cercles concentriques où les activités à rendements croissants sont au centre entourées d’activités à rendements de moins en moins croissants au fur et à mesure que l’on s’éloigne de la périphérie, des industries à l’agriculture extensive. L’attractivité d’un territoire peut donc être conçue comme un système d’interdépendance structurée par les synergies créées par la ville centre. Von

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Thünen24 est le père de la théorie de la localisation industrielle qui s’inscrivait dans le souci des économistes de la Renaissance de décrire un système général d’interdépendance des activités économiques structuré par la ville, vision que l’économie contemporaine va perdre au profit du système de pensée de Ricardo25. Une monoville à activité unique crée donc peu de synergies et est un facteur d’appauvrissement de son territoire. La ville médiévale nous en apprend également par les raisons du dépérissement de son modèle. Mumford souligne que « la muraille provoquait au sein de la communauté médiévale un sentiment d’insularité exclusive qui, en fin de compte allait lui être fatal ». La dynamique d’un système est celle de sa capacité à redéfinir ses frontières quand l’environnement change. Si les villes médiévales fournissaient un bel exemple de réseaux de villes moyennes qui étaient autant de « zones à la Thünen », elles étaient isolées par le mauvais état des routes et l’insécurité. Avec la révolution des transports – la « mort de la distance » - cette dynamique urbaine dépérit au profit de villes monofonctionnelles. Deux évolutions politiques parallèles vont contribuer à miner cette dynamique : le développement de l’absolutisme qui va voir dans les villes un symbole de puissance qui va préférer la planification centralisée du baroque à la planification organique, et le passage d’un système de libertés collectives de l’Ancien régime aux libertés individuelles du capitalisme qui va contribuer à la perte de cette vision d’ensemble de la ville au profit de l’optimisation d’un seul paramètre comme le foncier, pour un seul objectif : le profit financier à court terme. 2.

Ce que nous apprend la nouvelle science de la ville

Le développement de la science des systèmes complexes nous permet aujourd’hui de comprendre et de modéliser la ville comme système dynamique à la fois cohérent et capable d’évolution. On doit au professeur Michael Batty la première formalisation de cette nouvelle science qui considère la ville pas seulement comme une localisation mais comme une constellation d’interactions, de flux d’activités et de réseaux dans un environnement ouvert. La ville ne peut être conçue comme un système en équilibre comme ont tenté de le faire les utopistes du XIX° siècle qui voulaient remédier aux dégâts de la révolution industrielle sur la structure de la ville, avec le courant des cités jardins impulsé par Ebenezer Howard. Ces cités étaient des systèmes rigides qui n’étaient pas capables d’évolution, de croissance et de

Johann Heinrich Von Thünen, 1842, « Der isolierte Staat in Beziehung auf Landwirtschaft und Nationalökonomie » Schumpeter plaçait Von Thünen bien au-dessus de Ricardo et de sa théorie des avantages comparatifs qui niait les phénomènes d’interdépendance « la vue complète de l’interdépendance universelle de tous les éléments du système économique qui a hanté l’esprit de Thünen25, n’a pas probablement jamais coûté une heure de sommeil à Ricardo » (Histoire de l’analyse économique, p. 123, t. 2, Paris) 24 25

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diversification, dont les quelques exemples, pour sympathiques qu’ils fussent, n’ont pas survécu. La science des systèmes nous ramène à une conception organique de la croissance de la ville, régies par quelques lois qui décrivent des dynamiques contradictoires qui illustrent cette impossibilité pour une ville d’être en équilibre stationnaire : - La loi de Metcalfe, ou loi des réseaux : la valeur d’un réseau, soit le nombre potentiel de connexions qu’il permet croît du carré de la densité du réseau.. On pourrait donc en inférer que plus une ville est dense plus elle offre des opportunités, mais… - … la loi de Von Thünen, complétée par les études du géographe Waldo Tobler, montre que le nombre réel de connexions décroit avec la distance depuis le centre : « Tout est connecté avec tout mais ce qui est plus proche est plus connecté que ce qui est distant » (Tobler). - La loi de Marshall (issue des effets d’agglomération analysés par Marshall au XIX°) complétée par les calculs de West et Bettencourt26, qui ont compilé les données de toutes les grandes villes du monde développée comme émergent, montre qu’il existe une corrélation infra-linéaire entre la croissance et le coût des investissements (il est plus rentable de construire un kilomètre d’infrastructure supplémentaire que de construire une nouvelle ville) et supralinéaire entre ces coûts et les externalités produites. Cette loi explique pourquoi les villes laissées à leur mouvement naturel vont s’étendre en tache d’huile sans que rien n’arrête cette croissance. Il s’agit d’externalités positives, mais aussi, et de plus en plus, négatives : pollution, criminalité, temps de transport… - Enfin la loi de Zipf dispose que plus les villes sont grandes moins il y en a. Autrement, les grandes villes mangent les petites pour former des mégalopoles, avec leurs effets dérivés, croissance des inégalités, suburbanisation, croissance du temps de transport, etc.

West, Geoffrey, Luís M. A. Bettencourt, José Lobo, Dirk Helbing, Christian Kühnert « Growth, innovation, scaling, and the pace of life in cities » Indiana University, 2007 26

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Une intégration des lois de croissance

Potentiel d’interconnexions

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Mais….. Y=x2 Loi de Metcalfe

Interconnexions réelles

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Distance

Densité

Lois de Marshall West Bettencourt

Mais…..

Nombre de villes

Externalités + et _

Lois de Von Thünen Tobler

Lois de Zipf 26/01/201 6

-

Taille

Taille

Figure 7: L'intégration des lois de la croissance urbaine

Face à cela, la stratégie, tentée actuellement par les Chinois, est de constituer des clusters de villes moyennes. Les travaux de l’historien et archéologue Joseph Tainter ont montré que l’effondrement des empires anciens (et actuels !) était lié à leur incapacité à maîtriser la complexité qu’ils avaient créée. La croissance de la complexité est le fondement de la dynamique de la ville mais vient un point où cette complexité devient non pilotable et le système turbulent27. Tainter a observé qu’alors la seule solution a été la réduction de la surface du système, ce que l’on retrouve dans le cas de la ville de Detroit aux Etats-Unis qui est un parfait exemple de monoville.

C’est l’application du théorème de Ashby sur les systèmes complexes : Pour piloter un système il faut un système au moins aussi complexe que le système piloté sinon il y a inversion du pilotage. Le pilote devient piloté par son artefact. 27

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Il y a donc un point critique G* au-delà duquel il faut préférer faire une autre ville que de laisser s’étendre la ville actuelle indéfiniment quand sa complexité entre dans une zone de rendements décroissants, c’est-à-dire quand le bénéfice social de la ville rapporté à son coût devient décroissant, et une taille maximale Gmax au-delà de laquelle la ville devient un système turbulent dont le coût dépasse le bénéfice Figure 8: La taille optimale de la ville. Source: L. Bettencourt "The Origins of Scaling in social (Figure 7). Cities" La croissance urbaine incontrôlée est corrélée avec une forte croissance de l’inégalité et de la violence comme produit de la désagrégation sociale : elle est associée avec un mode de croissance lié à la mondialisation financière qui génère un déplacement de l’emploi urbain de l’industrie vers les services où les inégalités de revenus s’accroissent28. Cette inégalité se traduit dans l’espace par la concentration de riches et de pauvres dans des espaces séparés, croissance de l’inégalité qui est à moyen terme corrélée à un arrêt du développement29. Mais à l’inverse, sous l’impact d’une politique urbaine locale combinée à une politique nationale de redistribution, la corrélation entre croissance urbaine et croissance des inégalités peut s’inverser.

28 29

Voir le rapport périodique de Saskia Sassen « Cities and Growth in the World Economy », Columbia University. « Redistribution, Inequality, and Growth » FMI, avril 2014

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Modernisation et croissance de l’économie russe : L’enjeu de la reconversion des monovilles Figure 9: Pas de corrélation entre la croissance économique des villes américaines et la croissance de l'inégalité. Calcul Martin Prosperity Index

3.

La ville intelligente : un système autopoïétique

La cohérence interne de la ville intelligente nous ramène donc au principe de la croissance organique identifié dans la ville médiévale. Ce principe a été introduit en science des systèmes complexes par Christopher Alexander. Anthropologue et architecte, Christopher Alexander a écrit un ouvrage qui reste un des plus lu sur l’urbanisme, et au-delà sur l’architecture système en général, A Pattern Language. Alexander a compilé une boite à outils de configurations urbaines (les patterns) pouvant présenter les réponses apportées par le passé aux problèmes de conception des villes. L’idée fondamentale d’Alexander est que la très grande majorité des questions qui se posent aujourd’hui se sont posées par le passé et ont trouvé des réponses dont on peut s’inspirer. La travail de l’architecte peut donc être facilité en utilisant cette banque de solutions, en évitant de les réinventer et en faisant porter son effort sur l’intégration qui est le lieu de la véritable innovation30. Par exemple, Alexander pour lutter contre les effets négatifs de la séparation des lieux de travail et d’habitation, définit des règles génériques sur le « travail réparti » (Figure 10).

Figure 10: Exemple de "pattern" chez Alexander.

Dans son premier ouvrage A Timeless Way of Building, Alexander décrit la croissance organique de la ville comme un système auto-organisateur où « la qualité des bâtiments et des villes ne peut être fabriquée mais seulement indirectement générée par l’action ordinaire de ses

30 Les idées d’Alexander ont trouvé leur application dans le développement de l’architecture système appliquée aux logiciels avec les architectures objet et les progiciels de gestion intégrés qui sont bâtis à partir de processus représentant les meilleures pratiques démontrées. L’enseignement des pratiques de l’architecture des systèmes d’information souligne que le travail créatif est dans l’intégration de ces outils – ou processus – au regard d’une situation spécifique et non dans leur copie. ©Claude ROCHET

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habitants, tout comme une fleur ne peut être fabriquée mais croît à partir de sa graine ». Nous sommes donc en présence de ce que le chercheur chilien Humberto Maturana a appelé l’autopoïese des systèmes, soit : “un réseau de processus de production (transformation et destruction) de composants qui : 1) au travers de leurs interactions et transformation régénère en continu le réseau de processus qui les produit ; et 2) le constitue comme unité concrète dans l’espace où ils évoluent en spécifiant le domaine topologique de sa réalisation en tant que réseau ». Le système se produit et se reproduit donc de lui-même en intégrant les changements tant internes (ses composants) qu’externes (l’environnement). Une telle approche est donc à l’exact opposé de celle qui a prévalu à l’époque soviétique telle que la rapporte l’urbaniste Fabien Bellat à propos de la construction de Togliatti, ville construite à partir de rien autour d’une seule fonctionnalité : la construction automobile. Ce type de ville, qui s’inscrit dans la même école d’architecture que Le Corbusier et Oscar Niemeyer, avait pour but d’exprimer la puissance d’un pouvoir central absolu. Elles n’étaient pas inesthétiques, tout comme les constructions de l’ère baroque, mais n’avaient pas pour but de construire une ville faite pour ses habitants. Elles procédaient d’un ordre idéal conçu d’en haut pour structurer la vie des habitants. Le Corbusier fut un militant fasciste dans les années 1920 et publia sa Charte d’Athènes sous le régime de Vichy en 1943. Cette conception de l’urbanisme fut parfaitement compatible avec l’urbanisme stalinien, Le Corbusier ayant également inspiré l’architecte de Togliatti, Boris Roubanenko.

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Modernisation et croissance de l’économie russe : L’enjeu de la reconversion des monovilles Figure 11: Togliatti, illustration de la fonctionnalité unique, de l'ordre et de la puissance.

A l’opposé de ce courant, la Charte d’Aalborg31 propose un urbanisme basé sur les principes des écosystèmes permettant d’assurer la durabilité urbaine en ce qu’elle intègre toutes les contraintes industrielles, politiques et environnementales. Cette approche nous ramène aux principes de démocratie directe et aux besoins de coopération entre « tous les partenaires citoyens, entreprises, groupes d'intérêt » et par l'éducation à la durabilité. A une démarche descendante d’une pensée centrale se substitue une émergence de la ville à partir de la vie réelle des habitants concevant leur ville comme un système de vie. Une telle expérience se déroule actuellement à Christchurch, seconde ville de Nouvelle Zélande, détruite par un tremblement de terre en 2011, dont les habitants ont considéré que pour une ville soit Figure 12: Atelier de design thinking à Christchurch. Source David Sim, Gehl Architects résiliente et évolutive elle devait être conçue de manière ascendante à partir de la vision qu’ont les habitants de leur système de vie.

Les stratégies d’innovation pour des villes et territoires intelligents russes

Adoptée en 2004 par un consortium de villes européennes, la Charte ouvre la voie à une nouvelle génération de politiques urbaines, moins sectorielles, qui tentent d’intégrer les impacts du développement sur l’environnement à court, moyen et long terme, compris dans une dimension écologique et sociale. Cette intégration suppose sur le renversement de cinq piliers de la Charte d’Athènes : (1) La décontextualisation de l’architecture, conséquence de la standardisation industrielle et du style moderne international, cède la place à un souci d’adaptation aux milieux et de mise en valeur des potentiels locaux. L’insertion du bâti dans la ville, selon des critères aussi bien écologiques, paysagers que culturels, est le trait marquant d’une architecture « durable ». (2) Le principe de la table rase est contesté au nom de la valorisation des patrimoines et des territoires intelligents. (3) Au zonage se substitue une recherche de mixité fonctionnelle et sociale, susceptible d’endiguer les besoins croissants de mobilité et les processus de ségrégation socio-spatiale. (4) L’extension des limites de la ville préconisée par Le Corbusier cède la place au souci de contenir l’urbanisation, afin de freiner la consommation d’espaces, d’infrastructures et d’énergie. (5) A l’inverse de l’urbanisme d’experts rationalistes des années trente, la Charte d’Aalborg défend une construction participative de la ville. 31

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Cette innovation est à tous les niveaux, dans les composants technologiques et humains de la ville et – surtout – dans l’intégration de ces composants. Le principe même de la conception de systèmes autopoïétiques est de leur donner cette capacité endogène de se reconfigurer en fonction de l’évolution des composants internes et des variations dans l’environnement. Les systèmes autopoïétiques sont des systèmes dissipatifs par opposition aux systèmes conservatifs qui peuvent être modélisés en utilisant les lois de la physique et qui concernent les éléments physiques de la ville dont le comportement peut être rendu prédictible pour autant que les interactions entre chacun de ces éléments (habitat, transport, gestion de l’énergie, gestion des déchets…) ait été bien modélisées. Les systèmes humains sont par nature dissipatifs et ne peuvent être modélisés et rendus prédictibles par les lois de la physique. La Figure 13 représente la dynamique contradictoire d’intégration de ces deux types de systèmes. On pourra, par exemple, modéliser l’impact sur les flux de circulation de la création d’une ligne d’autobus en site propre sur la pollution, la fluidité de la circulation, le déplacement de l’utilisation du véhicule individuel vers les transports en commun, ce que réalise la start-up française Forcity qui a développé pour la ville de Lyon des outils d’aide à la décision pour l’aménageur public. Mais le comportement des habitants, leur rapport avec cet artefact, ne pourront être modélisés. C’est pour ce type de raison que toute stratégie de copié-collé d’une solution qui a fonctionné dans une ville est voué à l’échec car elle ne prendra pas en compte les paramètre sociologiques et culturels et donc le comportement d’usage effectif des habitants.

Soft systems can’t be modeled with the laws of physics (dissipative systems)

- Social sciences - Big data - Autopoiesis

Hard systems may be modeled thanks to the laws of physics (conservative systems)

The key of the success is here…

… while business is there

- Multi-agents modeling

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System integration, a key competency to be developed

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Modernisation et croissance de l’économie russe : L’enjeu de la reconversion des monovilles Figure 13 : La problématique d’intégration des villes intelligentes : systèmes humains dissipatifs et systèmes physiques conservatifs.

C’est un principe déjà ancien développé par les sciences de l’innovation que de partir de l’examen des fonctions effectives attendues d’un artefact ou d’un système par son utilisateur final. L’analyse fonctionnelle s’est développée dans les années 1980 et 1990 dans le mouvement de la qualité. Des méthodes formelles comme le design thinking32, développée pour la conception des produits se développent aujourd’hui pour les systèmes urbains, notamment sous l’impulsion d’architectes innovation comme le cabinet Jan Gehl au Danemark qui développe une méthode d’architecture centrée sur les gens33. La conséquence de cette dualité de dynamique systémique est la nécessité d’un leadership politique sur la conception de la ville. Le problème est que le business est du côté des technologies matérielles mais que la clé du succès de l’intégration est du côté des systèmes humains dissipatifs. Il existe un risque réel et présent de dérive de la smart city vers une approche techno-centrée qui justifie la critique d’Adam Greenfield mentionnée plus haut dans son pamphlet Against the Smart City. Nous sommes dans une situation analogue à la ville actuelle qui aurait été dessinée non par des aménageurs publics mais par des marchands d’ascenseurs, de routes et de voitures. L’intégration de ces deux systèmes produit une émergence, soit un système qui n’existe pas à l’état premier mais est uniquement la résultante de cette intégration. Ainsi le système « Vivre en bonne santé dans la ville », sera l’émergence d’un système humain reflétant le type de vie sociale permettant la vie en bonne santé (par exemple en maintenant les personnes âgées dans un environnement de relations sociales riche et aidant) et d’un système physique constitué de centres de santé allant du dispensaire à l’hôpital lourd. La stratégie d’innovation pour les villes russes doit donc se déployer sur deux plans, celui de la conception et de l’architecture système de la ville et celui de ses composants.

32

Le design thinking est « un mode d’application des outils de conception utilisés par les designers pour résoudre une problématique d’innovation, par une approche multidisciplinaire centrée sur l’humain ». Développée dès les années 1950 à l’Université de Stanford, elle fait une large place à l’expérience utilisateur et connaît une expansion dans le contexte de l’iconomie avec le développement croissant des systèmes complexes. La discipline est enseignée en France par la D. School de l’Ecole des Ponts. 33 Moscou a gagné en 2016 un prix pour la modernisation des transports en centre-ville qui les rééquilibre au profit des piétons et cyclistes et structure la circulation et le stationnement automobile, sous l’impulsion du maire Sergei Sobyanin.

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1.

Les enjeux de l’innovation dans la conception

La grande majorité des projets en cours qui se revendiquent d’une politique de smart city consiste à injecter des technologies numériques dans les issus urbains, dans une logique où l’intelligence est donnée de surcroît avec la technologie. Cette approche techno-centrée est promue par les grandes firmes de technologie avec l’idée de centraliser toutes les informations produites par les multiples capteurs de données disséminés dans la ville. L’archétype est ici le centre de contrôle de la ville de Rio do Janeiro construit par IBM. Le but est de pouvoir anticiper les risques par le traitement en temps réel des données.

Nous sommes ici dans une pure logique de contrôle cybernétique dite de premier ordre où un système conçu par un ingénieur est censé s’autoréguler parfaitement par boucles de rétroaction, le feedback. La ville a été jusqu’alors considérée comme un système en équilibre, une machine cybernétique qui revient à l’équilibre grâce à des feedbacks négatifs face un changement d’activité ou dans l’environnement, un équilibre certes différent mais qui ne remet pas en cause la structure fondamentale de la ville. Né dans les années de l’immédiate après-guerre, ce courant de la cybernétique s’inscrivait dans la logique du contrôle parfait d’un monde où toutes les interactions et tous les phénomènes étaient prédictibles. Le risque évident est le contrôle total par la machine et donc, appliqué à la ville, par son concepteur et son opérateur, ainsi que la perte de fiabilité du système lorsqu’il sera confronté à un

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événement qui remet en cause le principe d’équilibre fondamental sur laquelle elle est bâtie. La cybernétique de second ordre a évolué vers une théorie des systèmes adaptatifs qui repose sur l’interaction entre un modèle abstrait de représentation de la réalité et le fonctionnement du système34. « Nous ne raisonnons que sur des modèles » observait Paul Valery, un modèle exprimant l’état de notre connaissance d’un phénomène complexe et de la finalité qu’on lui attribue. Le système adaptatif, par opposition à l’automate cybernétique pur, n’est pas en équilibre comme dans la cybernétique de premier ordre, c’est un système « distant de l’équilibre » selon l’expression de Michael Batty35 capable d’apprendre par interaction entre le concepteur du modèle et le fonctionnement effectif du système. L’intelligence ici repose donc sur la capacité d’apprentissage du système. Cette capacité d’apprentissage a toujours existé dans les systèmes humains capables d’évolution. Dans un âge antérieur à celui de l’iconomie d’aujourd’hui qui permet de capter en temps réel des données et de What means “Smart”= presence générer des rétroactions, il y avait observation des phénomènes naturels et sociaux a learning feedback loop et le modèles de la villeof évoluait, le pas de temps était alors de l’ordre de la génération (Figure 14). Iconomy Action

Effect

Sensors

feedback

Decision

from 0,0001sec. to a génération

Social sciences

Data Usage Interpretation

Treatment

Technologies 26/01/2016

3

Figure 14: Système adaptatif évoluant par feedback

Qui observe une ville ancienne peut constater que tout élément d’architecture correspondait à une fonction et à un problème à résoudre, en fonction d’un modèle

Cliff Joslin & Francis Heylighen « Cybernetics ans Second-Order Cybernetics » in: R.A. Meyers (ed.), Encyclopedia of Physical Science & Technology (3rd ed.), (Academic Press, New York, 2001). 35 Batty emploie l’expression « far from equilibrium » pour décrire les états d’une ville qui vont de l’équilibre temporaire au chaos. Michael Batty « Cities in desiquilibrium » in Jeffrey Johnson, Andrzej Nowak, Paul Ormerod, Bridget Rosewell, and Yi-­-ChengZhang (ed.) Non-­-Equilibrium Social Sciences, 2016 34

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de référence défini par les représentations du monde, la religion et les valeurs collectives. Dans l’iconomie, la technologie va servir à capter et traiter les données en masse (les big data) mais leur interprétation pour la prise de décision doit rester une activité humaine, sous peine de tomber sous la dépendance du concepteur de la machine. Dans le cas le plus évolué de réalisation d’une smart city, Singapour, il y a une représentation claire de cette dynamique d’apprentissage (Figure 15) : la base technologique du système constitue le tronc de l’arbre qui se déploie en systèmes techno-organisationnels, mais le pilotage est assuré par les feuilles de l’arbre qui sont des systèmes humains. La ville est conçue comme un système de gestion de la connaissance fonctionnant selon le principe d’un ruban de Moebius, une interaction perpétuelle entre processus techniques et humains et actualisation du modèle sous-jacent. L’approche techno-centrée est dangereuse à deux titres : d’une part elle crée une dépendance à l’égard des vendeurs de technologies et d’autre part elle ne sera pas conçue comme un écosystème vivant et toutes les villes techno-centrées à ce jour sont des échecs (Masdar, Plan IT Valley, Songdo….) totaux ou partiels. Ces systèmes techno-centrés sont par construction peu capables d’évolution, ne pourront absorber les évolutions technologiques, les évolutions de l’environnement et ne seront pas durables. Il n’est toutefois pas envisageable de se passer de l’apport de ces grandes firmes technologiques, ce qui souligne d’autant Figure 15: La représentation de Singapour comme système apprenant plus l’importance à apporter à l’activité de conception du modèle urbain et de son développement. Les stratégies des pays industrialisés sont centrées sur les marchés sectoriels correspondant à leurs offres technologiques. A l’opposé, les stratégies des émergents se focalisent sur l’intégration qui repose sur des stratégies politicoinstitutionnelles et pas seulement technologiques. Les émergents formulent leur ©Claude ROCHET

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stratégie urbaine en termes de développement à long terme et pas seulement en termes de débouchés commerciaux comme le font les pays industrialisés. 2.

Créer un avantage concurrentiel par l’innovation dans la conception

L’approche que nous proposons ici est celle de l’ingénierie des écosystèmes complexes où la politique et la stratégie sont mises au premier plan. Il est clair que, à ce jour, il est plus facile de construire une ville intelligente à partir de rien que de transformer une ville dysfonctionnelle en ville intelligente. Les exemples que nous avons de villes intelligentes ont été pensés comme tels depuis le début, l’exemple type étant Singapour. La transformation de la ville ancienne en ville intelligente qui se produit à Christchurch repose sur… la destruction de la ville par un tremblement de terre, mais que l’on reconçoit avec le capital social acquis des habitants. Dans le cas de la Russie, on pourrait considérer que certaines monovilles comme Norilsk pourraient tout simplement disparaître tant leur finalité stratégique originelle était délirante, mais il faudra mener la démarche sur deux fronts : Pour rendre intelligentes les monovilles russes, on pourra s’inspirer des enseignements de villes intelligentes construites à partir de rien. La différence viendra de ce qu’une ville construite à partir de rien peut être pensée globalement depuis le départ tandis qu’une ville existante doit être transformée en prenant en compte sa dynamique historique, sa sociologie, sa culture ses institutions formelles et informelles. On procédera donc dans ce cas par projets partiels que l’on intégrera successivement. L’enjeu stratégique de parvenir à développer une telle approche est considérable puisque les pays qui sauront la maîtriser par leurs réalisations au niveau national pourront l’exporter vers les émergents qui sont confrontés à une expansion urbaine en tache d’huile aux conséquences à tout point de vue catastrophique. Ainsi la ville de Casablanca qui présente un cas problématique de croissance non contrôlée et d’insalubrité devient-elle un projet pilote36 pour définir un mode intelligent de croissance urbaine en Afrique de l’Ouest. Ce processus qui s’applique à une ville géante de 7 millions d’habitants se nourrit du projet en cours de construction de l’écocité voisine de Zenata. La Figure 16 synthétise la démarche d’ingénierie de l’écosystème complexe que doit être une ville intelligente, en trois niveaux : la stratégie, les fonctions, les outils et les habitants37.

Soutenu par IEEE (Institute of Electricity and Electronic Engineers). Pour une présentation détaillée, voir Claude Rochet « Urban LifeCycle Management : System Architecture Applied to the Conception and Monitoring of Smart Cities » in Complex System Design and Management, Springler Verlag 2015. 36 37

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Strategic Analysis

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Conception, metamodel framework, steering

Subsystems and processes

Why designing this ecosystem? Who will live in the city? What are its activities? How the city will be fed? Where the city is located ? (context) Why building a city & what are the strategic goals? Who are the stakeholders? What are the generic functions to be performed by a smart city?

With which organs? With which smart People Technical devices, people? and tools software…

What are the functions to be performed to reach the goals and how do they interact?

How people will interact with the artifacts? How civic life will organize?

With which organs and ressources?

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Figure 16: Le triangle de la conception d'une smart city

1. Pourquoi la ville ?

La première tâche est de définir les finalités stratégiques de la ville. Une ville a été fondée ou va être fondée pour des raisons politiques ou économiques38. Pour qu’elle vive elle doit avoir des activités économiques. Dans le cas des monovilles russes il faut se poser la question de la genèse de la ville et si sa finalité stratégique est toujours d’actualité, comme dans le cas des villes construites pour le système concentrationnaire soviétique dont Norilsk est un exemple. Une ville qui a perdu sa finalité originelle va disparaître ou s’en réinventer une nouvelle. Les activités d’une monoville ne sont pas un handicap irréductible. Le handicap est dans le caractère « mono » de la ville. Il faut donc analyser, en fonction de l’évolution des technologies, comme les technologies anciennes vont être fertilisées par les technologies nouvelles. La III° révolution industrielle n’a pas détruit systématiquement les industries et les villes anciennes, comme dans le nord-est de la France ou la rust belt des Etats-Unis. Les Coréens, avec la « smart city » de Songdo, marient la technologie sidérurgique de leur entreprise POSCO avec celle du routage numérique importée par CISCO. Ils appliquent ainsi un enseignement de stratégies d’innovation : l’impact d’une innovation n’est pas dans la nouvelle technologie

Singapour a été fondée en tant qu’Etat par la décision de la Fédération de Malaysie (1965) de se séparer de la ville suite au conflits ethniques entre Malais et Chinois. Elle n’avait alors aucune autre économie que sa fonction portuaire et n’était pas viable en tant qu’Etat. 38

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elle-même mais dans les synergies avec les anciennes technologies. A Songdo, les dépenses de Cisco ne sont que de 2,9% du budget total (Cisco a investi 49 milliards US$ en 2009), le reste étant fait de technologies traditionnelles de béton et d’acier rendues « intelligentes » par les technologies de la communication. Cela suppose des politiques publiques à double sens : L’une descendante pour financer l’installation de PME innovante, soit à partir de la recherche académique locale, soit par importation via des technoparcs, pour créer les synergies entre activités industrielles anciennes et nouvelles technologies. Ce doit une politique active de l’Etat et non un simple cadre institutionnel comme le décrit Marianna Mazzucato dans son ouvrage The Entrepreneurial State qui montre, études de cas à l’appui, que la politique technologique américaine repose sur une intervention active de l’Etat. Apple ne consacre qu’un peu plus de 2,6% de son chiffre d’affaire à la R&D quand la référence dans ce type d’industrie est de l’ordre de 20 à 30% : c’est que Apple est un champion de l’intégration fonctionnelle et technique de composants développés par des start-ups financées sur fonds publics pour faire les objets technologiques que l’on connaît. Un exemple en stéréo inverse de Norilsk pourrait être Singapour : dans les deux cas un climat hostile, Singapour se situant à 1° au nord de l’équateur avec des précipitations tout au long de l’année et une humidité constante. L’ile n’a pas de ressources énergétiques ni minérales, pas de terres arables. Elle a dû longtemps importer l’eau potable de Malaisie. La ville Etat est le produit de la vision du Président Lee Kwan Yew qui a développé une planification à long terme qui a commencé par installer des firmes étrangères, transférer la technologie grâce à un financement très important de la recherche par l’Etat, de sorte qu’aujourd’hui Singapour exporte ses innovations et son modèle d’innovation. La vision était de bâtir « une cité dans un jardin » alliant esthétique et qualité de vie des habitants. L’Etat est donc à la fois entrepreneur en ce qu’il investit directement et entreprend, et architecte en ce qu’il fixe les métarègles du développement de la ville qui sont en l’espèce très contraignantes vu son espace réduit, mais vu aussi les exemples catastrophiques de développement urbain des villes du sud-est asiatique. Tout comme Norilsk, Singapour n’est pas une ville naturelle : compte-tenu de ses conditions, elle ne devrait pas exister. Elle n’existe que par une volonté politique de faire d’elle la ville la plus intelligente du monde qui suppose un leadership stratégique de l’Etat et un investissement constant dans l’innovation. Le succès de la ville tient ici à la légitimité de la vision, qui est bien différente dans le cas de Norilsk et de Singapour, parce qu’elle est partagée dans ce dernier cas. Contrairement à ce que l’idéologie dominante en économie prétend, le succès de Singapour n’est pas dû à l’application des doctrines néolibérales de libre-échange et d’ouverture aux grand vents de la mondialisation, mais par une vision à la fois

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systémique et pragmatique du rôle de l’Etat et du marché, que décrit Kishore Mahbubani, le recteur de l’Université de Singapour39. Une question importante, souvent négligée, est de savoir comment la ville se nourrit. La ville peut se nourrir elle-même en s’entourant d’activités agricoles selon les principes des zones à la Thünen allant des activités maraichères à rendement croissant à l’agriculture extensive à rendement décroissant, ce qui s’intégrera à un système productif local, ou importer sa nourriture, ce qui va changer du tout au tout son impact sur l’environnement par le coût de la pollution et de l’énergie dépensée pour le transport, auxquels il faudra ajouter les coûts environnementaux et sociaux importés en fonction des conditions de production dans la région ou le pays d’origine (atteintes à l’environnement et non-respect des conditions de travail). Il faut enfin considérer le territoire dans lequel s’inscrit la ville, les interactions avec les villes environnantes : on a vu (Figure 1) que certaines monovilles sont isolées, ce qui rendra d’autant plus nécessaire de penser le développement au niveau de la région. 2. Quelles sont les fonctions de la ville ?

Les fonctions sont les grands processus structurants de la ville, l’ossature du système de systèmes qu’elle doit constituer (Figure 13). Ces fonctions sont le lieu de l’innovation technologique par excellence, les technologies numériques permettant de combiner diverses fonctions pour résoudre des problèmes. Ainsi Singapour, bien qu’une grande ville de plus de 5 millions d’habitants sur un territoire contraint, est une ville verte, car la fonction « verte » est intégrée aux standards de construction qui doivent respecter la systémique de la norme BIM40. Plus, dans la logique du biomimétisme, des arbres artificiels (Figure 17) vont remplir plusieurs fonctions : au-delà de l’esthétique, ces arbres régulent la température, collectent les eaux de pluies, produisent de l’énergie solaire. La politique de Singapour est

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« … les dirigeants asiatiques n’ont pas vu le gouvernement comme le problème. Beaucoup étaient plutôt convaincus qu’il pouvait apporter des solutions. (…) Une autre conséquence dommageable de la révolution Reagan Thatcher a été la croyance fondamentaliste que « le marché sait mieux ». (…) Une question hante l’esprit de nombreux asiatiques : Comment une idéologie a-t-elle pu à ce point les rendre aveugles aux réalités du fonctionnement actuel des marchés, qui a mené le monde au bord de l’effondrement total ? » A rebours de la vision idéologique d’Alan Greenspan, la plupart des dirigeants asiatiques ont travaillé à partir de l’hypothèse pragmatique que dans le monde réel il faut maintenir un équilibre entre la « main invisible » des marchés libres et la « main visible » d’un bon gouvernement. (…) La régulation « light touch » défendue par la révolution Reagan Thatcher a clairement échoué (…) Aujourd’hui, le problème des régulateurs asiatiques est de trouver le bon équilibre (…). Après la crise, l’importance d’un gouvernement bon et fort est revenue comme une vengeance (…) En cherchant le bon équilibre dans le design de l’architecture financière, les gouvernements asiatiques savent qu’ils doivent éviter les deux extrêmes : la nature destructive de la régulation hight touch de type soviétique, et l’irresponsable light touch de la révolution Reagan Thatcher et du fondamentalisme de marché. » Kishore Mahbubani, « New Asian Perspectives on Governance », Governance, August 2010

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Voir note 6 page 8

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l’intégration fonctionnelle systématique de toutes les technologies pour produire des émergences41.

Figure 17 : Les arbres artificiels de Singapour remplissent plusieurs fonctions: esthétique, régulation de la température, collecte des eaux de pluie...

L’intégration fonctionnelle est le domaine par excellence de l’innovation dans la structure de la ville. Elle définit les patterns, les configurations de base du modèle urbain, et fait apparaître des configurations jugées impossibles auparavant. Une configuration qui fait jusqu’à ce jour l’unanimité parmi les urbanistes est que la densité est corrélée à une meilleure gestion de l’énergie. Ils ont en tête l’extension des banlieues pavillonnaires américaines qui crée un besoin de déplacement domicile lieu de travail puisque ces banlieues sont monofonctionnelles. L’iconomie permet l’émergence d’un nouveau pattern de travail distribué en de petits centres de production répartis grâce aux technologies de l’information. De plus la loi physique « densité = moindre de consommation d’énergie », est mise en défaut avec les nouvelles formes de production d’énergie et de déplacement. Raphaël Menard

En architecture système l’émergence est un phénomène qui n’existe pas en lui-même mais est le résultat de l’intégration de plusieurs sous-systèmes physiques. Le confort, la sécurité, ne sont pas des systèmes physiques mais le résultat de l’interaction de fonctions matérielles intégrées dans une architecture. Dans l’iconomie tout peut se connecter avec à peu près tout, et cela va être d’autant plus vrai avec le développement de l’internet des objets. La conséquence en est l’émergence de systèmes de plus en plus complexes, émergence qui, par nature, tend à échapper à l’intention initiale de leurs concepteurs, pour autant qu’ils aient envisagé ces phénomènes. 41

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montre qu’à l’horizon 2050 cette corrélation va s’inverser42 (Figure 18) pour autant que l’on mette en place une politique de mix énergétique. Si les bâtiments deviennent à énergie positive, l’extension urbaine (par la surface des panneaux solaire installés sur les toits et façades, entre autres) devient un facteur de production plus que de consommation d’énergie.

Figure 18 Inversion de la corrélation densité énergie d'après les calculs de Raphaël Ménard

La conduite d’une telle approche exige des concepteurs et des managers de la ville de solides compétences en architecture des systèmes complexes, compétences très largement interdisciplinaires puisqu’elles font appel aux sciences sociales (économie institutionnelle) aux mathématiques et à l’informatique (modélisation des systèmes) ainsi qu’aux sciences de traitement des données. Autant dire que les managers ne sont actuellement pas formés et que de telles formation exhaustives n’existent pas à ce jour. Ce rôle d’intégrateur revient de fait à l’aménageur public qui a une vue d’ensemble du projet de la ville et est porteur, tout au moins au début, de la vision stratégique évoquée plus haut. Le rôle des firmes est tout aussi essentiel mais

« Dense cities in 2050: the energy option? » ECEEE 2011 SUMMER STUDY Energy efficiency first : The foundation of a low-carbon society. 42

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elles ont par définition une offre qui se limite dans un premier temps à leur offre industrielle alors que l’intégration fonctionnelle suppose l’intégration des offres de plusieurs firmes qui ne sont pas spontanément habituées à coopérer, voire sont en compétition : c’est cette dynamique de coopétition (coopération et compétition) qui est à développer pour combiner bien individuel de la firme et bien commun du projet. 3. Quels outils pour quels usagers ?

L’étage de base de notre triangle met en relation l’offre en organes techniques et leur utilisation par des usagers. L’économiste d’origine biélorusse Evgueny Morozov a raillé dans un brillant essai « Pour sauver le monde cliquez ici »43, le « solutionnisme » proposé par les grandes firmes de technologie qui peut se résumer en « ma technologie est la solution, donc votre problème est celui que résout ma technologie ». Ces démarches techno-centrées sont d’autant plus dangereuses qu’elles sont promues par des vendeurs de technologie et une idéologie ambiante qui confère un pouvoir thaumaturge à la technologie. Il ne faut au contraire considérer ces technologies que comme des building blocks, des blocs de base d’un jeu de construction que la démarche d’architecture va agencer en un tout cohérent. Les expériences de concours de développement d’application à partir d’ouverture des données publiques, par exemple, ont montré que ces démarches étaient très créatives mais donnaient peu d’applications exploitables car conçues du point de vue du développeur et non de l’usager. C’est l’intégration ascendante de ces building blocks qui va permettre de concevoir de nouveaux patterns. Ces blocs de base sont produits par des PME innovantes d’où l’importance d’un tissu de PME dense et en interaction avec des collectivités et des firmes plus grandes qui vont réaliser le travail d’intégration. Le travail d’intégration doit être réalisé de manière modulaire, compte tenu de la rapidité d’évolution et d’obsolescence des technologies : on doit pouvoir changer une technologie sans bloquer l’évolution du système. La ville de Songdo a été conçue par CISCO sur la base de capteurs RFID alors qu’avec le développement universel du smart phone, ces capteurs sont devenus inutiles. D’où l’importance d’une démarche ULM (Urban Lifecycle Management) qui va gérer le cycle de vie de la ville et l’évolution de stades d’équilibre relatif à un autre, dans une dynamique de système adaptatif, en fonction de l’évolution endogène (à l’intérieur du système) et exogène (dans les interactions de la ville avec son environnement) des technologies44. L’interaction avec les usagers est fondamentale dans ce processus :

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Evgueny Morozov « To Save Everything Click Here : The Folly of Technological Solutionism » Public Affairs, 2014 Pour une description de la démarche, voir note 37

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- Le rôle de l’usager final est souligné depuis longtemps dans le processus d’innovation pour en valider la pertinence du point de vue de la valeur d’usage. Ce rôle des utilisateurs de pointe est mis en avant par Eric Von Hippel45 et est d’ailleurs un principe ancien de l’histoire du développement technique que souligne l’historien de l’innovation, François Caron46 . La combinaison de ces blocs peut donner naissance à une multitude de combinaisons qui doivent être testées avec les utilisateurs en situation. Par exemple, la Figure 19 présente le prototype chinois d’intégration des fonctions transport individuel et transport collectif, intégrant une fonction énergie renouvelable. Le test de ce prototype nécessite de calculer toutes les externalités : impact sur la pollution, la consommation d’énergie fossile, le soutien au développement des énergies renouvelables, le déplacement du trafic automobile vers les transports collectifs, l’impact sur les relations domicile lieu de travail, le développement d’activité… Cela nécessite des logiciels de modélisation pouvant manipuler de grandes quantité de données et pouvant produire une représentation 3D de ces impacts.

Figure 19: Prototype (2016) de bus enjambant le trafic automobile à QinHuanDao (Chine). Ce bus écologique fonctionne avec de l’électricité et peut être rechargé avec de l’énergie solaire à l’aide des panneaux qui se trouvent sur son toit. Il fait 22 mètres de long et 8 mètres de large, ce qui lui permet de couvrir plusieurs voies de circulation. Un bus peut transporter 300 passagers, mais ses concepteurs envisagent de l’utiliser, à l’instar du système de métro, en alignant successivement quatre bus ou même plus à la suite.

- Le contrôle de la technique par les usagers et citoyens est indispensable pour éviter la dérive de la ville intelligente vers un système orwellien. L’audit

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Von Hippel, E., 1986, "Lead Users: A Source of Novel Product Concepts", Management Science, 32(7): 791–806 François Caron (2012) « La dynamique de l’innovation », Albin Michel, Paris

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du code des logiciels qui sont à la base de la ville est une nécessité d’une part pour la sécurité de la ville et d’autre part pour éviter l’empiètement sur les libertés publiques et individuelles. Ce problème est accru avec le développement du traitement en masse des données (le big data) par des algorithmes mathématiques dont le contrôle ne pourra être assuré que par des spécialistes de haut niveau. Pour que l’écosystème ait un comportement autopoïétique, c’est-à-dire qu’il soit capable d’évolution organique, le rôle des habitants est essentiel : c’est avec eux que se fait l’interaction entre systèmes physiques conservatifs et systèmes vivants dissipatifs. C’est leur comportement qui va produire les boucles de régulation permettant l’évolution du système. Comme dans le cas de la ville médiévale, cela suppose que leur comportement intègre une vision de l’ensemble du système urbain comme système de vie et communauté de valeurs comme condition de l’autopoïese. La démocratie directe est ici un mode quasi-obligé de régulation. On pourra objecter que l’exemple cité de Singapour n’est pas spécialement un système de démocratie directe. Mais on sait depuis Machiavel qu’un tel système institutionnel ne naît pas spontanément mais qu’il doit être institué par un fondateur47 qui fixe les institutions. Le bon Prince est celui qui donne les bonnes institutions qui vont permettre à la Cité de s’organiser en vue du Bien commun, notamment en donnant au « grand nombre » du peuple les moyens de combattre les tendances du « petit nombre » des puissants à s’accaparer le pouvoir. La république « bien instituée » (bene ordinata) fixe les lois fondamentales, les méta-règles qui sauront s’adapter à des contextes spécifiques. Machiavel a été le premier penseur de cet impératif de durabilité de l’Etat qui va résulter de deux mouvements antagonistes : l’acte créateur d’un prince qui peut emprunter les chemins d‘une autorité légitime et énergique (la virtù, combinaison de la vertu civique antique et de la force du fondateur de la cité) et la souplesse adaptative. La « république parfaite » chez Machiavel ne procède pas d’une vision idéale intemporelle mais de sa capacité à se modifier en fonctions des mutations qui la désordonnent. Les deux pôles de cette tension sont

Il existe des systèmes sociaux autorégulateurs sans qu’intervienne un architecte central ou un fondateur, mais cela concerne les petites communautés comme celles qu’a étudiées Elinor Oström pour la gestion de la ressource en eau comme bien commun, où des institutions collectives informelles se sont créées spontanément. Elinor Oström précise qu’elle n’a identifié ce phénomène que dans des entités de taille réduite d’au maximum 15000 habitants, où la régulation des transgressions se fait immédiatement compte tenu de la rapidité des interactions au sein de cette communauté. Cette approche est confirmée en économie institutionnelle par les travaux d’Avner Greif, chercheur influencé par l’hypothèse de l’ordre spontané de Friedrich Hayek : Lorsque la taille augmente et que les interactions entre acteurs du système diminuent, la capacité de l'intérêt privé à générer des règles endogènes dans les rapports sociaux diminue. 47

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l’action héroïque du Prince et sa virtù et la vie politique qui assure la participation civique du plus grand nombre, le vivere politico. Pour le mettre en terme modernes de systémique, chez Machiavel la lutte des classes est permanente et joue le rôle de régulateur d’un système adaptatif constamment confronté à l’entropie générée par le hasard et l’incertitude, que Machiavel appelait la fortuna. La néguentropie est alors produite par la vie civique, le vivere politico chez Machiavel, qui permet au système de parvenir à un stade supérieur d’équilibre. Dans le cas de Singapour, ce sont surtout les règles d’architecture du système qui sont centralisées pour maintenir sa cohérence. Mais il est dans la logique d’évolution vers un système autopoïétique que ce rôle de régulateur soit progressivement assuré par le comportement civique des citoyens, comme c’est le cas, par exemple, en Suisse. La conception d’une ville intelligente nécessairement autopoïétique repose donc sur un paradoxe : concevoir, y compris par un acte fondateur régalien, le gouvernement d’un système qui, à terme, se gouvernera lui-même.

Conclusion : La feuille de route pour la Russie La transition des monovilles vers des villes intelligentes concentre tous les enjeux d’une politique d’innovation pour la Russie pour la faire entrer dans le cercle des grands joueurs de l’iconomie, ce qui peut être le cœur d’une politique de contresanctions où elle profitera de ce blocus temporaire pour s’industrialiser par l’innovation territoriale et la rénovation urbaine. La Fédération de Russie est classée 48° parmi les 50 pays à haut revenu du Global Innovation Index 2015, avec des points forts : l’éducation et le niveau scientifique, la production de technologies, et des points faibles : le cadre institutionnel et réglementaire, une transmission insuffisante du savoir scientifique des universités vers les entreprises, et un point très faible : l’accès au crédit. Il résulte de cet environnement une insuffisante dynamique des PME qui sont au cœur de l’innovation, qui trouve sa source dans l’absence de dynamique entrepreneuriale dans la Russie soviétique, qui s’est effondrée durant la période post-soviétique jusqu’en 1998 avec l’effondrement institutionnel de la Russie, mais connaît une reprise handicapée par un cadre institutionnel encore instable et un problème d’accès au crédit qui devrait faire l’objet d’une priorité des politiques publiques48. Avec le

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Cf Thèse de Madame Anna Khlopova « « Les problèmes de développement des PME en Russie de 1990 à 2012 », EHESS, Paris 2016. ©Claude ROCHET

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crédit, la question de la corruption reste préoccupante notamment dans le cadre de l’accueil d’entreprises étrangères pouvant participer au transfert de technologie49. Prendre comme axe structurant la transition des monovilles vers des smart cities permettra d’intégrer tous ces aspects dans une politique publique volontariste et de faire de la Russie une grande nation innovante basée sur un développement organique. En ouvrant les marchés de la reconversion des monovilles aux investisseurs occidentaux, dès lors que la Russie aura développé ses compétences d’intégration système – compétences techniques et d’ingénierie, institutionnelles et politiques – les industriels occidentaux de l’iconomie transféreront de facto leurs technologies, comme cela s’est passé dans la stratégie de développement chinoise après 1978. La transformation des monovilles apparaît comme le chantier critique du changement de paradigme de l’économie russe : Rééquilibrage des termes de l’échange par la capacité d’exporter son savoir-faire dans les pays émergents pour y concurrencer l’influence américaine, développement technologique par celui de la capacité d’absorption50 des technologies de pointe, développement de la formation et des qualifications et développement politique et social comme capabilité51 essentielle d’un développement organique de l’économie.

La question de la corruption joue également un rôle géopolitique avec le déploiement des lois extra-territoriales américaines prises en application de la Convention de l’OCDE de 1998 réprimant la corruption dans l’accès aux marchés, permet aux Etats-Unis d’infliger des sanctions très lourdes aux entreprises prises verser des commissions, ce qui peut, comme dans le cas du Français Alstom achetée par GE, amener ces entreprises à passer sous pavillon américain. Toute connaissance d’une pratique de commission sur le territoire russe ou autre par l’administration américaine peut lui permettre de menacer toute entreprise étrangère entrant en affaire avec une entreprise russe des sanctions les plus lourdes, le délit étant caractérisé par le seul fait d’avoir eu connaissance des faits délictueux et de ne pas les rapporter à l’administration américaine et d’y régler une amende transactionnelle, accompagnée de mesure de compliance qui permettent de fait aux services américains d’entrer dans le système d’intelligence économique de la firme. Voir Claude Rochet « Le dispositif américain de lutte contre la corruption (FCPA), une arme d’intelligence économique. » CERGAM Aix Marseille Université et Service d’intelligence économique Ministère économie et des finances, Paris, 2015. 49

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Pour les fondateurs du concept (1990) Cohen et Levinthal il s’agit de « L’aptitude à reconnaître la valeur de l’information nouvelle, à l’assimiler, et à l’appliquer à des fins commerciales […] ». Mais bien au-delà il s’agit de la capacité d’assimiler de la connaissance nouvelle pour résoudre des problèmes. La capacité d’absorption est à la base de l’évolution culturelle et organisationnelle pour acquérir, assimiler, transformer et exploiter de la connaissance nouvelle. 51

La « capabilité » s’applique à des systèmes et à des processus et identifie une aptitude à l’exécution d’un ensemble de tâches et à l’évolution du système, et la « capacité » s’applique aux individus pour évaluer s’ils sont réellement en capacité de faire au regard des libertés et des compétences dont ils disposent. La maîtrise de la technologie dépend de « capabilités sociales » comme l’a identifié l’économiste Abramovitz (« Catching Up, Forging Ahead, and Falling Behind » Moses Abramovitz Journal of Economic History, Volume 46 ,Issue 2, The Tasks of Economic History (Jun.,1986),385406) et sont très dépendantes des phénomènes de trajectoires et des interactions entre les divers réseaux au sein d’un territoire et plus encore au sein d’un pôle : réseaux scientifiques, d’enseignement, de télécommunication, de circulation et du cadre institutionnel et réglementaire.

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Autant d’éléments qui viendront contribuer au développement d’une stratégie d’influence de la Russie, d’un soft power qui viendra rééquilibrer les rapports entre pôles d’influence dans le monde.

©Claude ROCHET

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