LE TEMPS - EDITION SPECIALE

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ÉDITION SPÉCIALE

DIMANCHE 15 NOVEMBRE 2015

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Terreur sur Paris

LE TEMPS

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LE TEMPS

DIMANCHE 15 NOVEMBRE 2015

2 Edition spéciale ÉDITORIAL

Nous sommes tous Français La France est en guerre. En janvier, des terroristes avaient tué 17 personnes et mené l’assaut contre des symboles: la liberté d’expression, les forces de l’ordre et la communauté juive. Dans la nuit du vendredi 13 au samedi 14 novembre 2015, de nouvelles attaques ont frappé encore plus durement, elles ont pris plus d’ampleur et changé de nature. Des terroristes sanguinaires s’en sont pris à M. Tout-le-monde, sans distinction aucune, provoquant un véritable carnage au cœur de la capitale française. Les images diffusées depuis vendredi soir à la télévision montrent des scènes atroces à seulement trois heures de train de la Suisse. On reconnaît des rues, on s’inquiète pour la famille et les amis, qu’ils soient installés à Paris ou simplement de passage pour quelques jours. Les lieux touchés sont quelconques, mais pas totalement anodins. Ce sont des endroits de fête, de convivialité et d’amitié. Des endroits qui relient comme la religion ne sait plus le faire chez nous. Une salle de concerts, un stade, des restaurants et des terrasses de café où au moins 128 innocents ont été fauchés et 300 autres duraLa France ne nous a jamais paru aussi proche. Nos semblables, nos frères et nos sœurs sont tombés sous les balles

blement marqués dans leur chair par une violence aveugle. Vendredi soir, des civils ont été mitraillés à la kalachnikov dans la rue, achevés par une balle dans la tête quand ils bougeaient encore au Bataclan. L’horreur absolue. Les barbares de l’Etat islamique sont entrés dans la ville pour la saccager, et ses habitants sont désormais terrifiés à l’idée que cette nuit se prolonge. La France ne nous a jamais paru aussi proche. Nos semblables, nos frères et nos sœurs sont tombés sous les balles durant cette nuit d’effroi. D’autres ont passé une partie de la journée suivante retranchés chez eux, à la demande des autorités. La terreur fait son chemin. En janvier, c’était la France de Voltaire, celle de la liberté, que les enragés voulaient assassiner. Aujourd’hui, c’est tout le pays qu’ils souhaitent transformer en zone de guerre pour effacer l’idée même de fraternité. Au-delà de l’émotion qui nous submerge, nous comprenons tous avec effroi que les terroristes veulent abattre non seulement les si fragiles humains que nous sommes, mais aussi notre manière de vivre ensemble. Ils sèment le chaos pour abattre la démocratie, la liberté, nos valeurs, ce qui fait notre civilisation. En France, comme partout ailleurs, c’est le temps de l’unité qui doit prévaloir. Unité entre tous les démocrates, entre tous les hommes et femmes de bonne volonté au-delà des frontières et des sensibilités pour affronter le monstre qui veut nous terrasser. Il sera toujours temps demain de parler politique, d’analyser, de penser à la riposte. De laisser passer l’effroi, puis la tristesse et la colère, avant de réfléchir et d’imaginer un futur de paix. En ces heures terribles pour la France en état d’urgence, ici en Suisse et partout ailleurs dans le monde, nous sommes tous Français. STÉPHANE BENOIT-GODET

SUR LE WEB Les réactions sur Facebook… «Je suis anéanti. (…) Je tiens à apporter toute mon affection et tout mon soutien à la France et aux Parisiens.» (Rafael Nadal, tennisman espagnol) … et sur Twitter «My message to the French people: nous sommes solidaires avec vous. Nous sommes tous ensemble. We are with you, united.» (David Cameron, premier ministre britannique) «Quand ça chauffe: 1) on rentre les gosses; 2) on suspend Schengen.» (Oskar Freysinger, conseiller d’Etat valaisan) «Le sommeil s’éloigne… Toujours sous le choc. Je pense aux victimes… à leurs familles, à leurs proches. (…) Tellement triste.» (Patrick Bruel, artiste)

Il y a eu, selon la justice française, trois équipes de terroristes synchronisées, en incluant celle du Stade de France. (AFP)

L'effroi, la douleur, la colère et

CHOC Paris n’est pas seulement en deuil. La capitale française, touchée au cœur par les attaques terroristes, nuit de terreur, les appels à l’unité du gouvernement butent sur l’incompréhension. Récit d’une tragique RICHARD WERLY, PARIS

Elle fuit les objectifs des photographes. Appuyée sur une béquille, Nadia, 67 ans, pleure, prostrée, face à la devanture close du «Petit Cambodge», un des restaurants martyrs de cette tragique nuit parisienne du 13 novembre. Nadia, Marocaine musulmane, a réajusté son foulard beige. Elle est le visage de l’effroi qui a saisi Paris. Sur le rideau métallique au pied duquel les bougies s’amoncellent, la fiche de scellés scotchée par la police dit l’horreur de la veille. «Scène de crime. Ne pas s’approcher. Ne pas ouvrir. Danger.» Nous étions passé là dans la nuit, vers une heure du matin, alors que pompiers et ambulanciers se précipitaient pour exfiltrer les dernières victimes. Les policiers, tendus à l’extrême, pointaient encore leurs armes vers les balcons des immeubles voisins, persuadés que des tireurs embusqués s’y trouvaient encore. Erreur. Les meurtriers, alors, s’étaient enfuis depuis longtemps, laissant derrière eux plus d’une centaine de douilles de kalachnikovs, 15

morts et 10 blessés graves. Tout était en fait terminé à 21h30. Premier acte de guerre. Presque 24 heures ont passé depuis la tragédie. Nadia connaît le gérant asiatique du «Petit Cambodge». Elle nous répète, la voix cassée, ce qu’elle a vu et entendu. La limousine aux vitres teintées, «arrivée par le nord», Ford Taunus selon les uns, «véhicule de marque Seat» selon le procureur François Molins. Un habitué du Carillon, le bar-hôtel situé juste en face, répète, lui, sa stupéfaction. Interrogé au quai des Orfèvres, le QG parisien de la police, il affirme que les policiers sont sûrs que ces deux terrasses très fréquentées avaient fait l’objet d’un repérage «rue par rue». La tragédie survenue à partir de 21h40 au Bataclan, la salle de spectacles voisine située à dix minutes à pied, hante aussi les conversations. Chacun, ici, y va de ses indications, de sa connaissance du quartier, de ses gestes pour désigner le périple effectué par les assassins. Les revendications, par communiqué écrit, audio et vidéo, de l’Etat islamique sèment

un frisson de dégoût dans l’assistance. Il y aurait donc eu, selon la justice française, trois équipes synchronisées, en incluant celle du Stade de France. Nadia s’assoit. Sept terroristes sont morts. La discrète retraitée, effondrée, sait que la plaie ouverte par ces meurtres de sangfroid n’est pas près de se refermer. Effrayant parcours que celui de ces tueurs. Sur les écrans des studios improvisés des chaînes de télévision, parqués devant le centre de don du sang voisin rue Alibert, les journalistes tentent de le reconstituer, cartes à l’appui. Première escale meurtrière ici, à l’angle de la rue Bichat. Seconde étape de cette course folle à 21h32 rue de la Fontaine au Roi, à quelques centaines de mètres, où des tirs se sont fait entendre jusqu’à plus de minuit. Puis deux autres tueries presque simultanées. L’une survenue à 21h36 à l’angle des rues Faidherbe et Charonne, non loin de la place de la Nation où les centaines de milliers de «Charlie» achevèrent, le 11 janvier, leur immense marche de solidarité. L’autre à 21h40

RÉCIT

au Comptoir Voltaire, un café choisi par un kamikaze pour se faire exploser. Il est 21h40 toujours lorsqu’au Bataclan, trois hommes lourdement armés sortent d’une Polo noire et font irruption dans la salle de concert où les Eagles of Death Metal ont à peine commencé à jouer. Tirs. Prise d’otages. Public parqué devant la scène, comme du bétail à achever. Le RAID, l’unité d’élite de la police, celle qui avait dirigé l’assaut contre l’Hyper Cacher le 9 janvier, intervient finalement peu après minuit. L’ordre est venu de l’Elysée, sitôt achevées l’intervention présidentielle et la proclamation de «l’état d’urgence» dans tout l’Hexagone. Bilan au seul Bataclan: 82 morts et une centaine de blessés. Bilan total 24 heures plus tard: 129 morts et 352 blessés, dont 99 en état d’urgence absolue. La France est entrée dans une guerre obscure. Aussi noire que les combinaisons de combat et les cagoules des super-flics, ultime rempart face à la démence des kamikazes. Nadia pleure mais personne ne vient la soutenir. Larmes solitaires. Paris est en colère. La nuit, ce samedi,


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LE TEMPS

Edition spéciale 3

CE SOIR Sur la RTS Ce dimanche soir, la RTS propose une édition spéciale du 19h30 en direct de Paris. Suivie d’une soirée spéciale consacrée aux attentats, sur RTS Un de 20h05 à 21h40, avec des reportages et un débat, auquel participeront entre autres le conseiller d’Etat genevois Pierre Maudet et l’ex-conseiller fédéral Pascal Couchepin.

les larmes

, bruit de colère et de douleur. Au lendemain d’une journée que la France ne pourra jamais oublier retombe sur une capitale française angoissée, où les élans de fraternité à la «Je suis Charlie» se dissipent dans le brouillard des rumeurs et des informations contradictoires. Le lointain Stade de France, où trois kamikazes se sont fait exploser en tuant une seule personne devant un fast-food, aura finalement été le maillon faible de cette opération commando. Le reste, pour le pire, semble avoir fonctionné comme ils l’avaient prévu. Pertes humaines maximales. L’horreur comme arme de déstabilisation massive. En milieu d’après midi ce samedi, devant le second Conseil des ministres convoqué en quelques heures à l’Elysée, barricadé derrière des cordons policiers jusqu’aux Champs-Elysées, François Hollande n’en recommande pas moins à tous les membres du gouvernement de marteler un «message d’espoir». Le président sait que rien, cette fois, ne lui sera pardonné. Les messages de soutien prononcés par Barack Obama, Angela Merkel, David Cameron ou le président turc, Recep Tayyip Erdogan, sont lus et relus aux

médias par son entourage. Son émotion, devant les caméras vendredi soir, était palpable. Un de ses conseillers affirme que, rentré vers 3h30 du matin à l’Elysée après s’être rendu sur la scène de carnage du Bataclan, le président n’a pas fermé l’œil. Un autre distille au téléphone, pour des journalistes à cran, les mesures énoncées à l’issue de cette seconde réunion gouvernementale d’urgence. La France policière entière est mobilisée. Les autres quartiers de Paris ont beau être tranquilles, la peur suinte des façades, du bitume, et des eaux brunes du canal Saint-Martin. Une des équipes terroristes a roulé hier sur ces pavés. Le canal, ce repère à «bobos» parisiens, symbole d’une gauche multiculturelle éprise de liberté, a pour ainsi dire «balisé» sa cible. Il leur a suffi de le longer pour semer sans pitié la mort sur leur passage. Un peu plus tôt, le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, a égrené, un par un, les noms des unités de police et de secours appelées dans Paris au cœur de la nuit. Révélé par les attentats de janvier, l’homme

parle avec l’évident souci de mettre en avant le formalisme juridique, le refus de pouvoirs d’exception, la délimitation stricte de l’Etat d’urgence instauré par décret dès vendredi soir. Les manifestations sont interdites jusqu’à jeudi en France. Tous les points de passage frontaliers feront désormais l’objet de contrôles stricts. Douanes et gendarmerie surveilleront les autoroutes. Le mot «couvrefeu» est prononcé, mais les écoles rouvriront lundi matin, avant d’observer à midi une minute de silence. Les drapeaux sont en berne. Le deuil national durera trois jours. Son collègue, le chef de la diplomatie Laurent Fabius, a répondu séparément sur le perron de l’Elysée à la question que tout le monde se posait: frappée au cœur, la France maintiendra-t-elle la grande conférence climatique COP21, prévue du 30 novembre au 11 décembre au Bourget, non loin du Stade de France? La réponse est affirmative. Paris ne reculera pas. Les présidents américain, chinois, russe sont attendus avec près d’une centaine d’autres. Cauchemar sécuritaire en perspective.

SUR LE WEB www.letemps.ch Le film des événements en continu, depuis vendredi soir. Le témoignage de Richard Werly, correspondant du «Temps» à Paris, en vidéo (https://youtu.be/ ClHEY77GRzU).

Cette guerre, Bernard Cazeneuve sait que son pays devra la mener dans la durée. Mais en a-t-il les moyens? Et contre qui frapper, lorsque des milliers d’apprentis djihadistes français se disent prêts à mettre les menaces de Daech à exécution? Face à son écran d’ordinateur, au deuxième étage du Ministère de l’intérieur, place Beauvau, face à l’Elysée, le rédacteur des discours du premier policier de France prend soudainement conscience de la folie ambiante. Au moins un des sept assaillants tués serait Blanc, ce que la justice n’a pas confirmé à l’heure d’écrire ces lignes. Fiché par les services de renseignement pour radicalisation, mais Blanc. «Comment dire aux Français que les meurtriers sont… Français comme eux?» s’interroge notre interlocuteur, un peu désemparé. La salle de commandement de la préfecture de police bruit au même moment des ordres donnés dans les talkies-walkies aux centaines de patrouilles disséminées dans Paris. Les images des caméras de surveillance forment un immense écran troué par les images des bougies déposées devant les lieux des attentats. le mandat de ce QG du renseignement urbain est clair: visualiser les lieux et les scènes de crime pour en reconstituer le déroulement. Alors? Rien pour l’heure. Cédric, un capitaine de police, accepte un aparté avec un journaliste. Il dit le «sang, partout, et les cadavres enchevêtrés» au Bataclan. Il dit comment des spectateurs s’en sont sortis en se cachant dans les toilettes fermées à double tour, où en utilisant une trappe destinée au matériel de sonorisation. Toute la journée de samedi, le Bataclan est resté inaccessible. Cette salle mythique du Paris branché rime aujourd’hui avec cercueil. Une deuxième nuit s’installe. Quand soudain, la colère devient rage l’espace de quelques minutes volées au calme du recueillement. Nous sommes au coin de la rue Faidherbe, là où la seconde équipe de terroristes a, semble-t-il, tué 19 personnes avant de se ruer vers le Bataclan. Nuée de photographes et de cameramen. La maire de Paris, Anne Hidalgo, serre les mains des passants et des voisins, encore étreints par l’émotion. Le sénateur socialiste de Paris David Assouline, un ancien meneur de révoltes étudiantes et militant de SOS Racisme, essaie de se faire expliquer le drame. Mais Huguette crie, râle, hurle. Cette commerçante retraitée espère que la présence des caméras médiatisera sa colère. On entend le mot «Arabes». Puis le nom de Marine Le Pen est spontanément scandé. Dans l’aprèsmidi, celle-ci a réclamé dans une déclaration enregistrée la fermeture immédiate des mosquées salafistes et le renvoi manu militari des migrants clandestins. Huguette a son poste de radio rivé à l’oreille, à l’ancienne. «Le Front national est la solution», clame-t-elle, face à la maison des femmes de l’Armée du salut. La découverte, annoncée sur France Info, d’un passeport syrien sur un des kamikazes du Stade de France est pour elle la preuve qu’il convient «d’en finir maintenant». Anne Hidalgo, protégée par des policiers en civil, doit s’éloigner pour ne pas entendre le tombereau d’insultes proférées par cette Parisienne sexagénaire. David, un coursier d’une trentaine d’années, surenchérit sur cette «capitale abandonnée aux extrémistes musulmans de tout poil». L’autre information de la soirée, sur le fait qu’un des tueurs serait un migrant arrivé de Grèce, n’est heureusement pas arrivée jusque sur ce trottoir. «Il y a beaucoup plus de tensions qu’en janvier dernier», admet un policier en faction face au café Le Rouge limé. La peur d’une seconde vague d’attaques terroristes dans les jours à venir taraude les conversations. Un vieux Parisien vient poser au milieu des bougies et des fleurs une feuille annotée. Son message? «Voici le résultat du laxisme et de la mosquéisation de la France». Il faut traverser tout Paris, mettre le cap à l’ouest vers la Tour Eiffel exceptionnellement fermée samedi,

pour arriver près de l’Ecole militaire, réquisitionnée pour accueillir les familles. Vers 17 heures, sitôt terminé le Conseil des ministres, François Hollande a visité l’hôpital Saint-Antoine, parlé avec les urgentistes et salué leur travail comme il se doit. Mais ici, la douleur est autre. Il ne s’agit pas de blessures physiques. Certains cherchent encore leurs parents, voisins, amis, disparus dans la tourmente de cette nuit fatidique. Tous ont échoué là après avoir appelé, sans succès, le numéro 0800 406#505 mis en place par la sécurité civile. L’a m p h i th éâtre Jo f f re, où s e déroulent en général des colloques sur la conduite des opérations extérieures pour endiguer, au Mali, l’islamisation du Sahel, ou stopper le naufrage de la Centrafrique, a été transformé en vaste salle de consultations psychiatrique et psychologique. Etrange choix. N’est-ce pas là qu’il y a quelques semaines, le pre-

Derrière le procureur de la République de Paris, 22 magistrats antiterroristes attendent ses consignes mier ministre, Manuel Valls, était venu défendre, devant les auditeurs de l’Institut des hautes études de défense nationale, le choix des frappes aériennes en Syrie, affirmant l’intention de la France «d’en finir» avec l’Etat islamique et son armée de mercenaires? Gêne parmi les officiers présents. L’intéressé est justement l’invité du 20 heures de TF1. Il redit son message de fermeté. Un seul visage, au final, pour clore cette journée: celui de François Molins, le procureur de la République de Paris. Il était 19h11 lorsque celui-ci, déjà chargé des enquêtes sur les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, s’est avancé devant la forêt de micros et de caméras. Derrière lui, présents dans une autre salle où il doit présider leur première réunion, 22 magistrats antiterroristes attendent ses consignes. On comprend que plusieurs terroristes, ou leurs complices ont fui dans la nuit vers la Belgique où des interpellations ont eu lieu. «Les attentats que nous redoutions tous ont eu lieu», a annoncé d’emblée le magistrat qui revendique «l’impérieuse nécessité du secret de l’enquête». Cette guerre-là sera longue. Et dans la nuit de Paris, personne ne sait comment la remporter.

LES CHIFFRES

Sept terroristes ont été tués. Six ont activé leurs ceintures d'explosifs. Ces terroristes étaient apparemment divisés en trois équipes coordonnées entre elles. Deux véhicules ont été utilisés, une Seat noire et une VW Polo, également noire, immatriculée en Belgique. Trois suspects auraient été interpellés en Belgique. Ils n'étaient pas connus des services de renseignement français.


LE TEMPS

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4 Edition spéciale

Paris choqué

Paris blessé

Des spectateurs du Bataclan sont évacués après l’attentat.

Des pompiers parisiens dispensent les premiers secours à un blessé.

(EPA/CHRISTOPHE PETIT TESSON)

(REUTERS/CHRISTIAN HARTMANN)

«Il faut sortir, se montrer, D’un hôpital à l’autre, être vivant!» l’angoisse des familles REPORTAGE Dans les rues de la capitale, le recueillement, l'inquiétude et les cris se mêlent aux élans de solidarité

CHRISTIAN LECOMTE, PARIS

Gare de Lyon à Paris, ce samedi midi. Agathe descend de son TGV en provenance de Genève avec bagages et Scarlett, son petit chien à la race indéfinissable. Elle a 23 ans, est étudiante en 5e année de médecine dans la capitale, était en vacances chez ses parents à Evian. «J’ai vu les images cette nuit, avec les autres étudiants on s’est dit par téléphone qu’il fallait venir aider. On nous a dit d’aller à Ambroise Paré en réanimation.» Et elle raconte ceci: «Le 21 août dernier, j’étais en stage aux urgences de l’hôpital Foch. J’arrive tôt vers 7h et je vois un barbu en djellaba qui prend en photo des bouteilles d’oxygène. L’oxygène ça explose et ça fait des dégâts. J’avertis la sécurité qui m’envoie à la police. Sur la vidéo, ils identifient le type qui est déjà fiché. Ils l’ont arrêté mais l’ont relâché parce qu’il n’est pas interdit de prendre des photos dans les espaces publics, quelle connerie!» Agathe file attraper son métro et son boulot qui l’attend à l’autre bout de Paris. Etrange lendemain d’horreur. Rues vides, boutiques et marchés fermés, couloirs du métro déserts. Les Parisiens n’ont pas pu dormir de la nuit, ils dorment maintenant, ont peur aussi. Etat d’urgence, ne pas sortir. Des tueurs circulent sans doute encore. Dans un kiosque de la place de la Bastille, la vendeuse d’origine libanaise, qui achève des études de droit, dit: «Regardez mon oreille il manque un bout, une balle à Beyrouth, j’avais 9 ans. La nuit vient maintenant sur Paris, ce ne sont pas des fous, je les appelle les flous de Dieu, incontrôlables, peur de rien.»

«T’as des nouvelles?»

Marcher le long du boulevard Beaumarchais, voir ces rares regards baissés, rougis, rigolards quand les nerfs craquent un peu. Et ces mots chuchotés entre passants, amis, voisins: «T’as des nouvelles de lui? J’ai pas fermé

l’oeil. Dans quel monde on vit. Nicolas devait aller au Bataclan et paf sa mère était souffrante, besoin de lui, il n’est pas allé au concert, le bol!» Le Bataclan, boulevard Voltaire, plus de 80 morts, une immense bâche étendue devant, un linceul. Beaucoup plus de TV que de badauds. Cet homme à bicyclette cependant qui affirme haut «qu’il ne faut pas rester confiné chez soi mais sortir, se montrer, être vivant». Des fleurs, beaucoup de fleurs sur les trottoirs et cette épitaphe: «Les voleurs de vie les Français les combattent, sachez-le terroristes» et «Love from Canada, rest in peace Aurora». Rue Alibert, Xe arrondissement, les terrasses du Petit Cambodge et du Carillon (12 morts au moins) sont fleuries elles aussi. Reda, à peine 20 ans, est là, petite barbichette, look arabe, venu se recueillir et donner son sang à l’hôpital Saint-Louis tout à côté. «Les gens me regardent bizarrement, j’ai l’habitude, j’ai ma conscience pour moi. Je suis tellement triste.» Ces mots écrits

Etrange lendemain d’horreur. Rues vides, boutiques et marchés fermés, couloirs du métro déserts sur une façade criblée d’impacts de balles: «Longue vie à la vie, nous sommes unis sans haine, sans peur, sans amalgame». Reda dit qu’il aime lire cela. Anne Hidalgo, maire de Paris, passe, parle à la presse, a des mots gentils pour les gens du quartier. Patrick Chauvel, célèbre grand reporter photographique, rencontré à Sarajevo durant le siège, est livide. Il shoote, esquisse un sourire, fait son métier à Paris en guerre. Et puis Lassad, gars du quartier, assis sur le trottoir, totalement désespéré. «Un pote manque à l’appel, ils sont deux à tenir le poteau du Carillon le vendredi soir, ils boivent dehors, c’est

une habitude. Roland n’a pas pu venir à cause du match de foot à la télé, mais Eric tenait le poteau. On ne sait rien, il ne donne plus signe de vie.» Pleurs dans les bras du journaliste qui est venu à lui.

VICTIMES A l’Hôpital Saint-Antoine, des familles et des amis tentaient de retrouver la trace de leurs proches pris sous le feu des terroristes

«Son portable ne répond pas»

CAROLINE CHRISTINAZ, PARIS

Coup de téléphone d’Agathe, l’étudiante au petit chien: «Un copain, Antoine, était à la tuerie de la rue de Charonne, vous pouvez l’appeler.» Cet Antoine, étudiant en Sciences po, dit: «J’ai vu le mec charger sa kalachnikov, il était à pied, j’ai dégagé aussitôt. Olivier, un copain, aussi, mais il a pris une balle dans la main, il a été opéré cette nuit, mais nous n’avons pas de nouvelles de Sébastien. On a appelé le numéro d’identification des victimes mais ils n’ont rien. On attend. Son portable ne répond pas.» Rue de la Fontaine au Bois (au moins 5 morts), autre scène de pleurs: un solide gaillard qui a perdu son frère âgé de 28 ans. Il hurle: «Donnez-moi une arme, je les tue.» Cri terrible dans le silence du recueillement, des hommages, des fleurs qui se déposent. Trois dames, Brigitte, Dominique, Edith, qui vivent au 111, rue de la Folie-Méricourt «avec vue sur le massacre» disent-elles. Dominique: «J’ai entendu des tirs, poum poum, puis tac tac tac, on a cru à des pétards puis à un règlement de compte, ça arrive par ici. On s’est tous allongé. Ça a duré 30 secondes. J’ai regardé par la fenêtre, il y avait cinq ou six corps sur la terrasse de la Bonne Bière et une mare de sang. Et puis après, la police a foncé dans le lavomatic et a commencé à tirer sur l’immeuble en face, on a imaginé qu’il y avait sans doute quelqu’un de retranché. Ça a duré trois heures et à une heure trente du matin il y a eu cinq tirs puis le silence.» L’immeuble en question, près de la pizzeria Casa Nostra, abrite au quatrième étage, une association juive. Dominique: «Le type voulait peut-être les tuer, ça veut dire qu’il est bien renseigné car on n’est pas beaucoup à savoir qu’il y a des juifs là.» Leur souhaiter bon courage à ces dames-là. Elles répondent: «On en a et on en aura… jusqu’à la prochaine fois.» ■

Ils sont arrivés à cinq. Errants, l’œil hagard, ils ont passé la porte coulissante et se sont arrêtés devant le comptoir de la réception. Ils sont perdus, les bras ballants. Mais ils espèrent. Il est 13h et les urgences de l’Hôpital Saint-Antoine, dans le XIe arrondissement, sont vides. Seules les traces du chaos de la nuit demeurent. Des papiers chiffonnés éparpillés sur le sol, des sièges à roulettes délaissés dans l’espace, des traces sur le sol. Une flaque brune et des marques de pas en désordre. Au fond, parmi des lits encore défaits, deux patients semblent endormis. Un groupe de pompiers fatigués se tiennent devant eux. Leur regard scrute le vide, leurs pensées sont ailleurs.

Des blessés transférés

Les cinq personnes attendent devant la ligne de papier adhésif qu’il ne faut pas dépasser devant la réception, où cinq téléphonistes jonglent avec le combiné. Elles raccrochent et décrochent inlassablement. Pas le temps de s’occuper des gens qui viennent d’entrer. L’une d’elles raconte. Elle n’a pas dormi. Comme ses collègues. Elle n’a pas mangé non plus. La nuit, elle l’a passée à s’occuper de transférer des blessés d’un service à un autre. Et plus tard de ces urgences à celles d’autres hôpitaux. C’est que les attaques ont eu lieu à quelques pâtés de maisons d’ici. Ils ont tout reçu d’un coup. Elle parle vite, en intercalant des «tu vois quoi…» dans ses phrases, qui lui laissent le temps d’inspirer une fois avant de repartir dans le récit. Ils n’ont pas assez de lits pour cette nuit. Une cause de stress supplémentaire. Cerise sur le gâteau – façon de parler –, le président va arriver à 17h. Quelqu’un l’a appelée pendant le Conseil des ministres. Elle n’a pu que dire oui. Alors elle prépare la visite présidentielle. Il y aura les policiers

qui viendront faire une inspection une heure avant. Elle dit qu’elle stresse encore. Elle lève les yeux, vo i t c e s p e r s o n n e s qu i l a regardent, et elle continue en chuchotant. Les cinq personnes qui sont arrivées aux urgences affichent des visages blêmes. Sous leurs yeux, des poches grises témoignent d’une nuit passée sans dormir. Cherchent-elles quelqu’un? L’homme se retourne, il plante ses yeux dans ceux de son interlocutrice. Il dit: «Je cherche mon fils. Il était au Bataclan.» Il a un téléphone à sa main. Il le regarde une fois encore. Depuis cette nuit, lui et sa femme essaient d’atteindre leur fils, sans succès. Son téléphone sonne dans le vide. Ils ont visité tous les hôpitaux, toutes les permanences, et ont composé tous les numéros qu’on leur proposait. Rien. Sa femme prend la parole: «Personne n’est coordonné. Personne ne peut nous dire quoi que ce soit.» Ici, à l’Hôpital Saint-Antoine, ils leur ont suggéré d’aller voir sur place, au Bataclan. «C’est la dernière possibilité. Peut-être que les policiers ont une liste et pourraient nous indiquer quelque

Un jeune homme, en short et t-shirt noir, est accompagné de quatre membres de sa famille. Ses Converse sont noires et tachées de sang séché chose.» A la réception, on hausse les épaules et on cherche sans succès d’autres solutions. Une femme vient d’entrer, elle est médecin à l’Hôpital Tenon et propose son aide. «Là-bas, ils ont tout l’effectif nécessaire.» A Saint-Antoine aussi, on lui dit d’aller voir à la Salpêtrière. Il paraît qu’il y a beaucoup de travail là-bas. Combien de blessés sont passés par l’hôpital Saint-Antoine? Per-

sonne ne peut répondre. Des consignes ont été données. On ne dit rien. Les cinq personnes repassent la porte coulissante. Dehors, la femme sort un paquet de cigarettes. Elle les distribue et chacun s’en allume une. Une bouffée de fumée et ils partent.

Liberté, égalité, fraternité

A l’entrée principale, du côté de la rue du Faubourg-Saint-Antoine, on entre dans l’enceinte par un porche. Liberté, égalité, fraternité, trois mots qui accueillent les visiteurs. Deux pas plus loin, c’est la fouille. Les agents de sécurité laissent passer sous condition. Un jeune homme, en short et t-shirt noir, est accompagné de quatre membres de sa famille. Ses Converse sont noires et tachées de sang séché. Il s’appelle Nicolas, il a 20 ans et il vient retrouver sa copine. Elle a reçu deux balles dans le ventre, mais elle va mieux, maintenant. Ils ne se sont pas vus depuis qu’il s’est élancé dans la foule du public du Bataclan pour «pogoter». Ils étaient venus de Bordeaux pour voir les Eagles of Death Metal jouer: «Ils sont trop forts, c’est du rock’n’roll. On s’éclatait.» Il avait pris des billets alors qu’il était avec son ex-copine. Son actuelle voulait le surveiller, elle est venue avec lui. Il s’en veut d’avoir amené ses deux nanas dans une telle histoire, mais il est rassuré. Elles vont bien toutes les deux. C’est par Facebook qu’il a su que sa copine allait bien. «Elle ne s’est pas couchée quand le mec avec la kalachnikov lui en a donné l’ordre. Elle l’a regardé droit dans les yeux, elle est curieuse, elle voulait le voir. Et lui, il lui a tiré dessus.» A cet instant, Nicolas était déjà sorti. Sa copine a pu être secourue plus tard, comme son ex. Il raconte les coups de feu, la tête des assaillants et comment il se protégeait la nuque avec ses mains. «Ça ne sert à rien face à une kalachnikov.» Nous sommes à l’entrée de l’hôpital. Nicolas part retrouver sa copine. Des gens passent. Une dame a les yeux rougis. Elle hoche la tête. Un homme soutient une femme proche de lui contre son épaule. Ils viennent, ils cherchent. Certains repartent et cherchent encore. ■


DIMANCHE 15 NOVEMBRE 2015

LE TEMPS

Edition spéciale 5

Paris quadrillé

Paris enragé

Une colonne des forces de l’ordre patrouille dans le voisinage du Bataclan.

Le président François Hollande sur les lieux de la tuerie du Bataclan.

(REUTERS/CHRISTIAN HARTMANN)

(AFP PHOTO/MIGUEL MEDINA)

Un pays meurtri qui se barricade

François Hollande, chef de guerre en quête d’unité

SÉCURITÉ Etat d’urgence, rétablissement des contrôles aux frontières: les autorités françaises ont pris des mesures drastiques FABIEN PERRIER, PARIS

«Vous la voyez, vous, la police?» Sur le boulevard Richard Lenoir, à quelques pas du Bataclan, Jean s’échauffe. Pour lui, «l’Etat est absent, l’Etat s’en fout». Son jugement tranché tombe quelques minutes seulement après l’allocution de Bernard Cazeneuve, le ministre français de l’Intérieur. Ce dernier vient de déclarer, à 13h45: «L’ensemble des forces de sécurité du pays est en alerte maximale, tous les policiers, les gendarmes, les sapeurs-pompiers, les militaires sont engagés pour neutraliser les terroristes et assurer la protection des Français.» Il a ensuite détaillé l’ensemble des mesures de sécurité qui s’appliquent dans la capitale et en France. Elles correspondent à l’application de l’état d’urgence pour la cinquième fois dans l’histoire de la Ve République. Ce régime d’exception a été déclaré par décret pris en Conseil des ministres pendant la nuit par François Hollande, le président de la République, pour 12 jours. La base légale est une loi votée en 1955, pendant la guerre d’Algérie. Il a précédemment été instauré en 1961, lors du putsch des généraux à Alger, en 1984 en Nouvelle-Calédonie, et en décembre 2005 par Jacques Chirac lors des émeutes des banlieues. Si le gouvernement décidait de prolonger l’état d’urgence, le parlement devrait préalablement adopter une loi fixant une date d’échéance. Dès 3h du matin, le ton a été donné. La préfecture de police de Paris recommandait «à ceux qui se trouvent à domicile, chez des proches ou dans des locaux professionnels en Ile-de-France d’éviter de sortir sauf nécessité absolue» et «aux établissements recevant du public de renforcer la surveillance des entrées et d’accueillir ceux qui en auraient besoin». Cette consigne a été maintenue pour toute la journée de samedi. Couvre-feu, restriction de la circulation des personnes et des véhicules dans des lieux et à des horaires déterminés, établissement de périmètres de protection autour des bâtiments publics et

d’édifices privés qui seraient susceptibles de faire l’objet de menaces: autant de mesures qui font partie de l’état d’urgence. Dans Paris, les marchés ont été annulés. C’est l’expression la plus immédiatement visible de l’interdiction des manifestations sur la voie publique à Paris et dans l’ensemble de l’Ile-de-France en vigueur jusqu’à jeudi midi. Plus largement, cette décision s’explique par le fait que les forces de sécurité intérieure sont mobilisées, comme le stipule l’arrêté signé par le préfet de police, Michel Cadot, pour «assurer la sécurisation générale de l’agglomération», et «ne peuvent être distraites de cette mission prioritaire pour assurer la sécurité spécifique des cortèges ou des rassemblements». Puis, les nouvelles vont toutes dans le même sens: cinémas, salles de spectacle publiques, grands magasins, musées sont fermés. Le château de Versailles a fermé ses grilles, comme Disneyland et les jardins du Luxembourg. Quant à la Tour Eiffel, elle est restée éteinte toute la nuit «en signe de deuil». Paris ressemble à une ville fantôme où les quelques passants affichent un air inquiet.

Le château de Versailles a fermé ses grilles, tout comme Disneyland L’état d’urgence implique également la possibilité d’interdire de séjour tout individu cherchant à entraver l’action des pouvoirs publics. Les préfets pourront par ailleurs procéder à des réquisitions de personnes ou de biens si le maintien de l’ordre public le nécessite. Deuxième conséquence de l’état d’urgence: le renforcement de tout le dispositif de police et militaire. 230 gendarmes supplémentaires sont mis à la disposition de la préfecture de police. Deux sections du GIGN (l’unité d’élite de la gendarmerie nationale française) sont repositionnées. 1000 militaires supplémentaires ont été déployés par les armées, essentiellement en Ile-deFrance. Ils ne sont effectivement pas encore visibles: ils patrouilleront

dans Paris dans les prochains jours. Le ministre de l’Intérieur a souligné que tous ces renforts viendraient en appui des 30$000 policiers, gendarmes et militaires engagés depuis plusieurs mois pour la protection de 5000 lieux sensibles sur le territoire dans le cadre du plan Vigipirate. Pour rassurer la population, le ministre a affirmé que les services de renseignement étaient également «totalement mobilisés» et que la sécurité civile était prête à intervenir en cas d’attaque comportant des risques chimiques ou radiologiques, comme pour le déminage. Autre mesure importante: le retour du contrôle aux frontières, qui est effectif depuis vendredi tard dans la nuit. Sur les 61 principaux points de passage autorisés, les contrôles aux frontières sont renforcés, pris en charge par la police aux frontières et les douanes. En outre, les contrôles seront systématisés pour les entrées en France, en train ou par avion; les contrôles routiers seront intensifiés, comme ceux dans les ports et gares. Alors que le bilan ne cesse de s’alourdir, il reste à savoir si ces mesures, qui conjuguent renforcement des contrôles et augmentation des privations de libertés, permettront d’enrayer la menace terroriste qui plane ostensiblement sur la France. En réalité, si l’état d’urgence n’était pas déclaré, la France vivait déjà sous le régime de Vigipirate, un dispositif de sécurité et de contrôle accru. Qui n’a pas empêché la survenue d’un nouvel attentat, le troisième depuis celui de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015. Il apparaît que les terroristes déjouent les contrôles. Selon le procureur de la République, il y aurait eu «trois équipes coordonnées». Selon les premiers éléments de l’enquête divulgués par le procureur, un des véhicules ayant servi lors des attentats a été loué en Belgique par un Français résidant dans ce pays. Un des terroristes du Bataclan a été formellement identifié: il est né le 21 novembre 1985 à Courcouronnes, dans l’Essonne. Il était connu de la justice pour des délits de droit commun mais n’a jamais été incarcéré. En 2010, il a été fiché pour radicalisation. Tous ne sont toutefois pas connus des services français. Enfin, certains des terroristes ont évoqué lors de l’attaque du Bataclan la Syrie et l’Irak. ■

POLITIQUE Le président français, très ému, a de nouveau fait face, vendredi soir, à cette «terrible épreuve». La posture militaire de la France sous son quinquennat est déjà dans le collimateur

Pour l’heure, François Hollande a l’avantage de la situation. Malgré le bilan humain très lourd de ces attentats, et bien qu’il demeure impopulaire dans les sondages d’opinion, sa fonction et la nécessité de défendre l’Etat assiégé le met provisoirement à l’abri. Il sera

RICHARD WERLY, PARIS

Les services de renseignement français ne cessaient de tirer la sonnette d’alarme. La tentative d’attentat déjouée dans le Thalys Paris-Bruxelles le 21 août 2015, plusieurs récentes évacuations des gares parisiennes ainsi que des signalements d’individus problématiques nourrissaient presque chaque jour, ces dernières semaines, des notes inquiètes à l’intention de l’Elysée. François Hollande savait donc que la France risquait à nouveau de payer très cher le prix de son activisme militaire contre l’islam extrémiste, en Afrique noire et dans le Levant. Son ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, l’avait répété ces derniers jours lors du Forum sur la sécurité de Dakar (Sénégal) et le premier ministre Manuel Valls l’a redit samedi soir: «Nous avons toujours dit que le risque zéro n’existait pas», a-t-il affirmé sur TF1. Avant de répéter: «Nous sommes en guerre. Nous frapperons cet ennemi pour le détruire. Nous répondrons au même niveau. Nous gagnerons cette guerre.»

La crainte d’une deuxième vague terroriste encore plus meurtrière après celle de janvier change la donne intéressant de voir si Nicolas Sarkozy, première personnalité conviée à l’Elysée ce dimanche à 10h, s’aventurera à réitérer ses critiques sur la diplomatie hexagonale, lui qui voulut l’intervention militaire en Libye en 2011, avec les conséquences que l’on connaît. Il n’est pas sûr, par ailleurs, que Marine Le Pen, qui est intervenue dimanche de façon très véhémente, gagne à briser le consensus national, alors que les

MANUEL VALLS PREMIER MINISTRE

«L’heure de vérité»

Devenue réalité, la crainte d’une deuxième vague terroriste encore plus meurtrière après celle de janvier change toutefois la donne. Car au-delà de sa capacité à rassembler, à conduire le deuil national de trois jours et à parler juste face à l’engrenage de l’horreur, le président français doit maintenant démontrer qu’il est aussi un chef de guerre avisé, capable à la fois de riposter et de maintenir l’unité nationale. «L’heure de vérité peut arriver très vite si un énorme attentat survient ou si les forces françaises subissent de lourds revers», nous confiait ces jours-ci David Revault d’Allonnes, auteur des Guerres du président (Ed. Seuil). Tout le crédit que lui a apporté jusque-là son rôle de chef des armées peut se retourner.»

«Nous sommes en guerre. Nous frapperons cet ennemi pour le détruire. Nous répondrons au même niveau. Nous gagnerons cette guerre»

élections régionales maintenues les 6 et 13 décembre s’annoncent très favorables pour le Front national. On peut dès lors penser que les jours prochains, avec la minute de silence respectée lundi, la réunion du parlement réuni en congrès à Versailles le même jour, puis la probable cérémonie nationale d’hommage aux victimes, vont engendrer une forme d’accalmie. Le discours présidentiel devant les députés et sénateurs, à coup sûr, se focalisera sur ce besoin d’unité dans la «terrible épreuve» que traverse la France toujours «menacée».

Complications

L’affaire s’annonce en revanche plus compliquée à moyen terme, surtout si les révélations sur l’identité des tueurs, et leur itinéraire, démontre que ces derniers ont réussi à traverser le filet sécuritaire mis en place depuis janvier, avec la nouvelle loi sur le renseignement. Elle se compliquera aussi dès que reprendra la campagne pour les élections régionales. Impossible, enfin, de ne pas relier cette «épreuve» à la donne internationale. S’il a annulé son déplacement au G20 d’Antalya (Turquie) ces 15 et 16 novembre, le chef de l’Etat français va devoir vite partager son plan de riposte avec ses homologues européens et américains. L’attitude de la France au sujet des migrants, les expulsions d’imams radicaux mais aussi les éventuelles opérations militaires «ciblées» pour s’en prendre par exemple aux djihadistes français en Syrie sont autant de dossiers sur lesquels Paris va devoir trancher avant la COP21. La décision de maintenir la grande conférence climatique du 30 novembre au 11 décembre, pour laquelle une centaine de chefs d’Etat ou de gouvernement sont attendus les deux premiers jours, présente en effet un inconvénient majeur: nombre d’Etats musulmans, eux aussi menacés par le terrorisme islamiste, ne souhaitent pas être associés à une guerre qui pourrait se retourner contre eux. En s’imposant comme l’ennemi numéro un de la France, l’Etat islamique lui tend un piège autant diplomatique que militaire. ■


LE TEMPS

DIMANCHE 15 NOVEMBRE 2015

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Trois équipe à l’assaut

1 Carnage au Bataclan: 89 morts

21h45 Alors que le

concert du groupe Eagles of Death Metal a commencé depuis une heure, trois assaillants tirent sur le personnel et le public devant le Bataclan. Une fois à l’intérieur, les tireurs vident leurs chargeurs sur les spectateurs. Une partie du public et le groupe fuient par l’arrière, les autres tentent de se réfugier sur le toit, dans les toilettes et dans les loges. A 22h30, les terroristes achèvent les personnes allongées. A 0h22, les équipes de la BRI et du RAID lancent l’assaut. Deux kamikazes se font exploser et un est abattu par la police. LT

CHRONOLOGIE La pire attaque sur le territoire de la métropole dont une centaine en Pour la première fois, des ka

«J’ai pris ma femme par la main et on est sorti par la première issue de secours qu’on a trouvée»

«Je me suis jeté au sol. Je ne savais pas d’où venaient les tirs. Je suis resté allongé»

«Si tu parlais, ils te butaient, si ton téléphone sonnait, ils te butaient…»

Jérémy était au concert du Bataclan avec son épouse, enceinte de quatre mois. «Heureusement pour ma femme et moi nous étions au balcon au premier étage. L’attaque a commencé par l’entrée principale. On a entendu des bruits. On ne savait pas ce qui se passait, comme beaucoup de gens. On est des personnes «normales», on ne sait pas ce que c’est que le bruit d’une kalachnikov. C’était comme des pétards. On a commencé à voir la fumée monter jusqu’au premier étage. Ça sentait le soufre. J’ai vite compris qu’on n’était pas dans un effet de «show». On a réagi très vite. J’ai pris ma femme par la main et on est sorti par la première issue de secours qu’on a trouvée. On a été les premiers à partir. On s’est retrouvé dans le petit passage que l’on voit sur la vidéo prise par un journaliste du Monde, où une dizaine de minutes après que l’on est passé on voit une dizaine de corps allongés sur le sol. On a dû sortir dans les 30 secondes qui ont suivi l’attaque. Je n’ai pas réfléchi. Il y avait un chauffeur de bus boulevard Voltaire et on a pu le prendre à la sortie de cette petite rue. Je n’ai pas vu les attaquants. Et je n’ai pas cherché à les voir. J’étais au premier étage au milieu du balcon. J’ai vu les musiciens commencer à baisser la tête et un mouvement de foule en bas. On n’a pas participé aux cellules psychologiques mises en place parce que nous, fort heureusement, on est partis très vite.» ■ PRO-

L’artiste genevois Eric Linder, alias Polar, habite à quelques centaines de mètres de la salle de concert. «En rentrant du restaurant, je suis passé par le passage Saint-Sébastien, où se trouve l’issue de secours du Bataclan. C’est là que j’ai entendu des coups de feu. J’ai débouché quasiment devant le Bataclan. J’ai vu des gens courir, hurler, des gens blessés. Les coups de feu continuaient. J’ai compris plus tard que c’étaient les gens qui fuyaient par le passage Amelot. Pris de panique, je me suis jeté au sol. Je ne savais pas d’où venaient les tirs. Je suis resté allongé un moment. J’ai couru jusqu’à la rue Oberkampf, où j’ai trouvé une allée dans laquelle on m’a laissé entrer.» De sa cachette, le musicien voit arriver les voitures de police, les ambulances. Il entend l’assaut, surtout: «Il y a d’abord eu de nouveaux coups de feu. Des rafales serrées, et des tirs plus espacés. Comme s’il y avait plusieurs types d’armes. Puis des explosions. Au moins deux.» Après une longue attente, la police arrive jusqu’à l’allée où s’est retranché le chanteur avec d’autres personnes. Les forces de l’ordre les évacuent du périmètre de sécurité. «Ce que j’ai vu là était horrible. Une situation de guerre. Il y avait des ambulances, des corps, des gens hagards, qui cherchaient leurs amis. Et des blessés partout, enveloppés dans des couvertures chauffantes.» ■

Amandine était au Bataclan lorsque l’attaque a débuté. «Le concert a commencé à 21h30. Quand j’ai entendu les déflagrations, je me suis roulée en boule par terre. Je tenais la main d’un mec qui tremblait.» Elle se souvient qu’elle est restée calme, lucide. «Si tu parlais, ils te butaient, si ton téléphone sonnait, ils te butaient… En fait tout était bon pour qu’ils te tuent.» Elle a eu la chance d’être placée derrière une rangée de personnes qui l’ont protégée. «Ils doivent tous être morts.» Elle s’inquiète de parler trop vite, elle se souvient. «Il y a eu ce moment où un mec a crié qu’on pouvait sortir. Tout le monde s’est précipité et ils ont tiré dans la foule. J’ai attendu et je me suis jetée par-dessus une barrière pour me cacher dans une enceinte.» Elle est restée deux heures en position fœtale. «J’entendais des cris, des armes qui se rechargent. Je ne bougeais pas.» Les attaquants, elle les a vus. «Ils étaient jeunes, 20 à 30 ans. De type arabe, ils parlaient bien français. Ils menaçaient de se faire sauter.» Amandine est restée deux heures dans son enceinte. «Quand on nous a dit qu’on pouvait sortir, je n’y croyais pas, j’avais peur que les mecs nous jouent un tour.» Et elle a osé. Elle a enjambé les corps, le sang. Elle a longé les murs pour éviter des possibles tirs à partir des fenêtres alentour et elle s’est réfugiée dans un café avec les autres rescapés. ■

POS RECUEILLIS PAR ISABELLE CERBONESCHI

PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXIS FAVRE

PROPOS RECUEILLIS PAR CAROLINE CHRISTINAZ, PARIS

2 A La Belle Equipe, 19 morts en terrasse

3 Boulevard Voltaire, un ka

21h35 Devant le bar La

21h41 Un homme s’est

Belle Equipe, 90, rue de Charonne, dans le XIe arrondissement, un individu sort d’une Seat noire et tire, tuant 19 personnes et en blessant grièvement des dizaines d’autres. Une centaine de douilles ont été retrouvées dont certaines de calibre 7,62 mm. Les témoins parlent d’arme automatique et d’un tireur qui ne serait même pas sorti de sa voiture pour «arroser» les clients de la terrasse. Il y aurait eu deux salves dans toutes les directions, pendant trois minutes, avant que le véhicule ne reparte le long de la rue de Charonne. LT

fait sauter dans une brasserie du boulevard Voltaire, à proximité de la place de la Nation. Il est mort et aurait blessé une quinzaine de personnes. Selon des témoins, le terroriste s’est installé dans l’établissement, a attendu d’avoir passé sa commande avant d’appuyer sur le détonateur de sa bombe. La serveuse a été blessée , elle est hospitalisée, mais ses jours ne seraient plus en danger. L’attentat n’a coûté la vie qu’à une personne, son auteur. Le scénario n’en fait pas moins froid dans le dos. LT


LE TEMPS

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Edition spéciale 7

es de tueurs t de Paris

terroriste qui ait jamais eu lieu e a fait 129 morts et 352 blessés ntre la vie et la mort. amikazes étaient à l’œuvre

6

5

6 Trois explosions au Stade de France

21h20

La première de trois explosions retentit au Stade de France, où 80 000 spectateurs suivent un match amical France - Allemagne. Un kamikaze s’est fait exploser devant l’une des portes du stade. Le même scénario se déroule à deux autres reprises aux autres entrés du stade, dans un intervalle de temps d’une vingtaine de minutes. Le match continue cependant comme si de rien n’était. Outre les trois kamikazes, une personne meurt et plusieurs sont grièvement blessées. Il semblerait que l’un des trois assassins était muni d’un billet pour assister au match. LT

5 Au Carillon et au Petit Cambodge, 15 morts

21h25

4 1 2

3

amikaze se fait sauter

Devant le bar Le Carillon et le restaurant Le Petit Cambodge, à l’angle des rues Bichat et Alibert, dans le Xe arrondissement, deux hommes sortent d’un véhicule noir de type Seat arrivé en trombe et ouvrent le feu sur les clients attablés aux terrasses des deux établissements. Selon les témoins, les deux tireurs auraient environ 25 ans et étaient habillés à l’occidentale, sans barbe et sans signe religieux distinctif. La fusillade fait 15 morts et 10 blessés dans un état d’urgence absolue. LT

4 A la pizzeria Casa Nostra, 5 personnes sont tuées

21h35 Devant la pizzeria Casa Nostra, rue de La Fontaine au Roi, dans le XIe, un homme sort d’une Seat noire, et tire à bout portant sur les clients. Cinq morts, huit blessés graves. Une centaine de douilles de calibre 7,62 sont retrouvées sur la scène du crime. Un témoin raconte que le tueur avait une arme automatique et tirait par rafales sans discerner comme pour tuer le plus de personnes. Les clients ont sauvé leur peau en se réfugiant dans les cuisines et au premier étage avant que le patron n’abaisse le rideau de fer de son restaurant. LT


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Sept terroristes et beaucoup de questions

PROFILS Revendiqués par l’Etat islamique, les attentats ont été perpétrés par trois équipes ayant mobilisé des Français et des étrangers tants parlant français menaçant la France de représailles pour l’implication de l’armée française dans la lutte contre l’EI. Selon François Molins, les assaillants du Bataclan «parlaient de la Syrie et de l’Irak». Selon le Figaro, au moins une dizaine de suspects étaient encore recherchés dans Paris samedi après-midi. Une source policière citée par le quotidien décrit les assaillants comme «des professionnels, très coordonnés, agissant avec des méthodes commando et un incroyable sang-froid. En clair, le profil de jeunes vétérans revenus des zones de combat.»

FRÉDÉRIC KOLLER

Opération pilotée directement par l’Etat islamique ou activation de cellules dormantes? Les attentats du 13 novembre à Paris vont donner lieu à une longue traque pour remonter l’éventuelle chaîne de commandement qui a abouti aux pires actes terroristes sur territoire français. Mais tant le mode opératoire et l’ampleur des attaques que les cibles choisies indiquent une action impliquant de nombreux complices probablement encore en circulation. Le procureur de la République française, François Molins, précisait samedi soir que l’on avait affaire à trois équipes terroristes coordonnées.

Ramifications

Identifié grâce à l’ADN d’un doigt

Les corps de sept assaillants ont été retrouvés, dont six se sont fait exploser. Tous disposaient de kalachnikovs et étaient équipés de gilets d’un explosif identique (peroxyde d’azote) pouvant être déclenché par un bouton. Les indices rendus publics restent toutefois maigres: seul le corps de l’un des assaillants du Bataclan a pu être identifié grâce à l’analyse de l’ADN de l’un des doigts de son corps déchiqueté: il s’agit d’un Français de 30 ans connu des services de renseignement pour des délits de droit commun et fiché pour radicalisation mais sans appartenir à un réseau islamiste. Il habitait Courcouronnes, dans la banlieue sud de Paris (Essonne), une cité proche du lieu de résidence d’Amedy Coulibaly, l’un des hommes qui avaient attaqué Charlie Hebdo en janvier dernier. Plusieurs témoins présents dans la salle de spectacle

Des policiers prennent position devant le Bataclan. (PATRICK ZACHMANN/MAGNUM)

ont par ailleurs évoqué des tueurs parlant français. Autre indice, un passeport syrien d’un individu né en 1990 a été découvert aux abords du cadavre de l’un des kamikazes qui visaient le Stade de France. Selon la police grecque, le détenteur de ce passeport a été enregistré le 3 octobre dernier sur l’île de Leros. Cela signifie-t-il que l’un des terroristes venait de Syrie en se faisant passer pour un réfugié?

Cela reste à vérifier car les passeports syriens font l’objet d’un vaste trafic. Toujours aux environs du Stade de France, près du corps déchiqueté d’un autre kamikaze, la police aurait retrouvé un passeport égyptien. Une seule chose est sûre: l’organisation Etat islamique (EI) a revendiqué l’attentat dès samedi matin par voie de communiqué, en arabe et en français, sur Internet. «Huit frères portant des cein-

«Des méthodes commando et un incroyable sangfroid. Le profil de jeunes vétérans revenus des zones de combat» UNE SOURCE POLICIÈRE

La terrifiante mutation de Daech STRATÉGIE Jusqu’ici, l’Etat islamique avait laissé le combat contre «l’ennemi lointain» à Al-Qaida. Ce n’est plus le cas

Les attentats de Paris semblent confirmer un tournant dans la stratégie menée par l’organisation Etat islamique (EI, ou Daech selon l’acronyme arabe). Concentrés jusqu’à récemment quasi exclusivement à consolider et à élargir les frontières de leur «califat» autoproclamé, les idéologues de Daech ont adopté désormais dans leurs objectifs affichés la lutte contre «les nations des Croisés». A cet égard, dans la revendication qui a suivi les attaques, ils partageaient la même rhétorique haineuse contre la France et contre l’Allemagne, dont l’équipe de football jouait vendredi dans le Stade de France.

Présence française dans la coalition, combat contre l’islam, insultes au Prophète: pour justifier son action meurtrière, l’Etat islamique avance des revendications qui s’apparentent à un fourre-tout

Le fruit d’une faiblesse sur le terrain, en Syrie et en Irak? Les bombardements de l’aviation russe depuis un mois et demi, s’ils sont loin d’avoir abouti aux succès indiscutables qu’évoquent les militaires russes, ajoutent une forte pression sur l’organisation djihadiste. Dans le même mouvement, les Etats-Unis ont renforcé leur présence sur le terrain, créant de toutes pièces une nouvelle milice, «les Forces démocratiques de Syrie», qui s’appuie en réalité presque exclusivement sur les combattants kurdes. Vendredi, cette force s’emparait ainsi de la ville de Sinjar, à la frontière entre l’Irak et la Syrie, rendant vraisemblable une future offensive contre Raqqa, la «capitale» de Daech en Syrie.

Etablir le «califat»

C’est dans ce contexte que «Daech, Province du Sinaï», les affiliés locaux de l’Etat islamique, revendiquait l’attentat contre l’avion russe au-dessus du Sinaï égyptien, il y a deux semaines. Les boîtes noires de l’appareil n’ont pas encore dit leur dernier mot. Mais si la piste d’un attentat djihadistes devait se confirmer, comme cela semble être le cas, cette action de Daech constituerait une première à double titre. D’abord en ce que, jusqu’ici, l’organisation ne s’en était pas prise de cette sorte au secteur du tourisme en Egypte. Mais surtout parce que, selon la terminologie des djihadistes, ils s’attaquaient ainsi à «l’ennemi lointain», en l’occurrence la Russie.

Or, alors que le fondateur d’AlQaida, Oussama ben Laden, était obnubilé par cet «ennemi lointain», au premier chef les EtatsUnis, les idéologues de Daech insistent, eux, sur l’établissement de leur «califat», ce qui représente au demeurant l’une des grandes divergences entre les deux organisations. Dans la vision millénariste qu’expose l’Etat islamique, c’est bien à l’intérieur des frontières de ce «califat» que doit survenir la bataille finale contre les forces impies, celle qui précédera le Jugement dernier. Une seule «entorse», jusqu’ici, à cette panoplie idéologique: lorsque, consolidant sa puissance en Libye, Daech a évoqué cette autre extension du «califat» comme un moyen de s’attaquer à «Rome», de l’autre côté de la Méditerranée. Une menace qui, selon les experts, fait davantage référence, là aussi, à une perspective millénariste plutôt qu’à la capitale de l’Italie actuelle. Aujourd’hui, l’Etat islamique mêle sans sourciller, pour justifier son action meurtrière, notamment la présence de la France au sein de la coalition internationale qui bombarde ses positions en Syrie, le fait que la France «se vante de combattre l’islam» (allusion sans doute à la question du voile), ou encore des insultes faites au Prophète (Charlie Hebdo). Une revendication, en somme, qui s’apparente à un fourre-tout. La tragédie en France coïncide par ailleurs avec la réunion multinationale qui s’est tenue à

Vienne à propos de la Syrie. La question d’un maintien au pouvoir de Bachar el-Assad, le président syrien, a été autant que possible gardée de côté. Mais les grandes puissances réunies pour l’occasion, qui comprennent les Etats-Unis, la Russie, mais aussi l’Union européenne, certains pays arabes ainsi que l’Iran, ont accepté une feuille de route visant à orga-

La guerre qui fait rage depuis plus de quatre ans en Syrie est loin, très loin de ne concerner que les seuls Syriens niser une transition politique et des élections dans 18 mois. La réunion de Vienne a été entièrement placée sous l’ombre des attentats qui ont frappé la France, constatait le ministre allemand des Affaires étrangères Franz-Walter Steinmeier. Avant d’ajouter que ces événements avaient accru la détermination à aller de l’avant. «Les tueries en Syrie doivent prendre fin», affirmait-il, en sous-entendant une évidence, rendue dramatique par la tuerie de Paris. La guerre qui fait rage depuis plus de quatre ans en Syrie est loin, très loin de ne concerner que les seuls Syriens. LUIS LEMA

tures explosives et armés de fusils d’assaut ont visé des sites choisis soigneusement au cœur de Paris», indique le texte. L’organisation extrémiste précise que la France reste une cible privilégiée et que les attaques de vendredi sont une réponse aux «bombardements des musulmans en terre du califat», un terme qui désigne les territoires contrôlés par l’EI en Syrie et en Irak. D’autres vidéos, non datées, montrent des combat-

Plusieurs ramifications internat i o n a l e s s e f o n t j o u r. L e ministre-président de Bavière, Horst Seehofer, signale ainsi qu’un suspect venu du Montenegro arrêté une semaine plus tôt en Allemagne en possession d’armes automatiques et d’explosifs serait lié aux terroristes de Paris. Samedi matin, les douanes belges ont arrêté trois individus d’origine française mais résidant en Belgique. L’un d’eux a été identifié comme étant la personne qui a loué les véhicules ayant servi aux terroristes. Des médias belges ont par ailleurs affirmé que trois des assassins venaient de Molenbeek, alors que la police quadrillait ce quartier de Bruxelles samedi après-midi. Pour les besoins de l’enquête, l’unité de coordination de lutte antiterroriste a été mise en alerte maximale et les 2200 limiers de la police judiciaire de Paris ont été mobilisés. Quatre demandes d’entraide judiciaire internationale ont été lancées.■

Place de la République, cible symbolique DÉCRYPTAGE Les cibles des attentats ne sont ni juives, ni militaires, ni politiques. Pourquoi les terroristes s’en sont-ils pris à la population hédoniste d’un quartier réputé pour sa vie nocturne?

Des jeunes. Une population un peu bohème, saisie dans un moment d’hédonisme rituel, la sortie du vendredi soir, dans un quartier réputé pour sa vie nocturne. Les cibles des attentats du 13 novembre ne sont ni juives, ni militaires, ni politiques. Elles ne sont pas, non plus, les sièges du pouvoir. Or, le terrorisme ne frappe pas au hasard. Il pèse toujours la portée symbolique de ses actes. Pourquoi Daech a-t-il frappé, en cet endroit précis de Paris, cette population en particulier?

Jeunes contre jeunes

La carte des attaques semble indiquer que, symboliquement, c’est la place de la République, devenue le lieu de mémoire des tueries de Charlie Hebdo, qui était visée. C’est là que s’était tenu le gigantesque rassemblement populaire qui devait signifier aux terroristes que Paris n’avait pas peur. Mais parce que, depuis, elle a été placée sous haute protection policière, parce qu’on n’y trouve plus de terrasses, et parce qu’elle n’était pas un lieu fermé où piéger une foule, la place de la République n’était pas une cible directe possible. Dans cette ville déjà sous haute surveillance, «les terroristes s’en sont pris à des zones molles, des zones de liberté, celles, justement, où se

déploie la vie nocturne», analyse Alexandre Lacroix, écrivain, philosophe, et fin connaisseur de la géographie symbolique de Paris. Les tués du 13 novembre seraient donc moins des cibles premières – expiant, par exemple, leur hédonisme bobo – que les victimes d’un dispositif géographique. «On notera tout de même que c’est la première fois que des terroristes s’en prennent à des gens qui ont le même âge qu’eux», relève encore Alexandre Lacroix, qui habite aussi le quartier. «Dans l’Histoire, les anarchistes, les Brigades rouges, la bande à Baader, c’était des jeunes qui s’en prenaient aux sièges du pouvoir, occupés par des personnes plus âgées. Au fond, ce qui frappe, dans les attaques d’hier, c’est d’imaginer des jeunes gens ouvrant le feu dans des lieux qu’ils auraient pu fréquenter euxmêmes, à des terrasses de café, dans des salles de concert.» Rattrapée, dans sa propre zone de confort, par un conflit aux dimensions mondiales, comment cette population, rapidement étiquetée de «bobos parisiens», réagira-t-elle? «Après les attentats contre Charlie, la prise de conscience a déjà été forte: la France est en guerre. Dans mon entourage, j’ai l’impression que les gens ont très bien intégré qu’un attentat terroriste prend six mois à préparer, et qu’on peut donc s’attendre à ce que nos vies soient ainsi, périodiquement, émaillées de ce type d’événements tragiques.» RINNY GREMAUD


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La France dépassée par la menace

AVIS D’EXPERT Les attentats de Paris confirment la mutation de la menace terroriste et la quasi-impossibilité pour les services de renseignement français de prévenir des attaques kamikazes de ce type. Le constat du criminologue Alain Bauer RICHARD WERLY, PARIS

Dans sa première intervention télévisée vendredi peu avant minuit, François Hollande n’avait pas cité l’ennemi entré en guerre contre la France. C’est chose faite depuis samedi. En accusant nommément l’Etat islamique (ou Daech) d’être responsable des attaques à Paris qui ont à cette heure coûté la vie à 128 personnes, le président français relance le débat sur les parades apportées par les services de renseignement, qui, depuis plusieurs jours, multipliaient les alertes. Au Forum sur la sécurité de Dakar, où nous l’avions rencontré le 10 novembre, le criminologue et spécialiste du terrorisme Alain Bauer s’était inquiété devant nous du risque «hybride» que les forces de sécurité françaises ont selon lui de plus en plus de mal à surmonter. Un témoignage confirmé tragiquement par les attentats simultanés de cette nuit. Nous redonnons ici ces explications recueillies avant la tragédie parisienne.

ennemi, on sait rarement l’affronter et le vaincre.

PROFIL

1962 Naissance.

Qui sont ces combattants terroristes?

L’Etat islamique est l’archétype de la menace terroriste hybride à laquelle les Etats occidentaux ne savent pas faire face. A quoi avons nous affaire? A une coalition d’extrémistes sunnites montée de toutes pièces par d’anciens officiers de l’armée irakienne fidèles à Saddam Hussein, presque tous passés dans les terribles geôles de Camp Bucca durant l’occupation militaire américaine. Cet Etat islamique, pour lequel de jeunes musulmans se font sauter au milieu de civils, est dirigé dans l’ombre par d’anciens officiers des services de renseignement, complètement laïcs, qui ont fait de l’extrémisme sunnite leur arme fatale dirigée d’abord contre les chiites, et maintenant contre les Occidentaux qui les pilonnent. Cette sainte alliance sunnite est un carburant très fort de haine et de violence.

2009

Professeur titulaire de la chaire de criminologie du Conservatoire national des arts et métiers.

2010 Président du

Groupe de travail sur les fichiers du Ministère de la justice.

2012 Président de la

INTERVIEW

Que faire face aux terroristes de l’Etat islamique? D’abord, le nommer. Il

faut cesser de parler de «Daech». Cette nébuleuse extrémiste et meurtrière est un Etat aujourd’hui doté d’un territoire, de deux capitales (Raqqa en Syrie et Mossoul en Irak) et d’une armée en partie composée de mercenaires venus volontairement des quatre coins du monde pour le défendre et partir en croisade contre l’Occident. Sait-on combattre ce type de menace? Sait-on l’éradiquer? Pas encore. Le fait qu’on refuse de nommer comme tel l’Etat islamique est pour moi extrêmement révélateur. Quand on ne sait pas désigner un

La France est-elle particulièrement vulnérable? L’armée mercenaire de

l’Etat islamique choisit ses cibles en fonction de ses possibilités et des failles qu’elle peut exploiter. Que voit-on en France? Des centaines, voire des milliers de jeunes musulmans français veulent partir faire le djihad en Syrie et en Irak. Or, en les empêchant de partir, le gouvernement ne fait qu’augmenter sa menace intérieure. L’emballage salafiste est, encore une fois, une arme de guerre, particulièrement explosive dans le cas d’un pays comme la France, qui n’est toujours pas sortie de ses fractures post-coloniales. L’aspect hybride de ce terrorisme est ce qui le rend le plus

mission de préfiguration du Conseil national des activités privées de sécurité.

Comment l’Europe peut-elle faire face?

«L’Etat islamique sonne dans le sang la fin d’un rêve: celui d’un monde post-colonial heureux»

compliqué. Il y a ce mélange de jeunesse, de fanatisme, de nationalité, de niveau d’éducation. A force de nier les réalités, le modèle français de la laïcité a trouvé ses limites. La mobilisation massive en faveur de Charlie Hebdo illustre cette impasse. Derrière ce paravent, la France est fracturée, donc très vulnérable, oui.

ALAIN BAUER, CRIMINOLOGUE

Que faire? A menace hybride,

réponse hybride. Je dirais déjà dans l’immédiat que la politique d’endiguement des départs pour le djihad est un échec. Que fait-on de ces jeunes sinon les envoyer en prison, où beaucoup se radicalisent et deviennent des «bombes ambulantes», prêtes à exploser? Que

«Il faut se débarrasser de ces barbares» RÉACTIONS De Barack Obama à Vladimir Poutine ou Matteo Renzi en passant par Hassan Rohani et Recep Tayyip Erdogan, le terrorisme est l’ennemi commun. Mais les méthodes pour le combattre divergent

L’horreur des attentats de Paris a provoqué un torrent de réactions à travers le monde. Le président américain Barack Obama fut le premier à saisir l’importance du moment, avant même d’avoir des chiffres précis sur l’ampleur de la tragédie: «Ceci est une attaque non pas seulement contre Paris, mais aussi contre toute l’humanité et les valeurs universelles que nous partageons.» Aux Etats-Unis, oubliée l’époque des «Freedom Fries» où une partie de l’Amérique fustigeait une France rebelle qui refusait l’aventurisme militaire de l’administration de George W. Bush en Irak en 2003. Barack Obama a promis d’apporter toute l’aide nécessaire à son «plus ancien allié». Les chaînes de télévision américaines ont chamboulé tous leurs programmes pour couvrir heure par heure les événements de Paris. Les commentaires des lecteurs sur les sites des journaux ont rarement été aussi nombreux. L’un d’eux, dans le New York Times, est catégorique: «Ça suffit. Les EtatsUnis, la Russie, la France, l’Allemagne et l’Angleterre et tout pays ayant les mêmes valeurs doivent se rassembler pour écraser l’Etat islamique avec la plus grande force. Il est temps que le monde

se débarrasse de ces barbares.» Un autre lecteur, «CityBumpkin», met en garde contre toute interprétation hâtive: «Ce n’est pas le Printemps arabe qui a provoqué cette subite montée des groupes terroristes islamistes. C’est la suppression du Printemps arabe.» Réunis à Vienne quelques heures après les attentats de Paris pour tenter de trouver une issue à la guerre en Syrie et au problème de Daech, les ministres russe et américain des Affaires étrangères ont exprimé la même indignation. Sergueï Lavrov a déclaré: «N’oublions pas qu’il y a déjà eu des attentats terroristes qui ont pris la vie d’innocents à Beyrouth et en Irak au cours des derniers jours. Nous devons répéter avec BARACK OBAMA PRÉSIDENT DES ÉTATS-UNIS

«Une attaque non pas seulement contre Paris, mais aussi contre toute l’humanité et les valeurs universelles que nous partageons»

diale, cela me paraît évident. L’Etat islamique est un abcès qui freine considérablement le réalignement de la politique des Etats-Unis dans le Golfe. Après la guerre en Irak, Washington voulait se détourner de l’Arabie saoudite, son allié privilégié depuis le renversement du shah d’Iran. Les Américains ont commencé à abandonner ce régime wahhabite obscurantiste fabuleusement riche grâce au pétrole, dans l’espoir d’une réconciliation et d’une nouvelle donne avec l’Iran chiite. Et voilà que l’émergence meurtrière de l’Etat islamique oblige le Pentagone à tout revoir! La Turquie, membre de l’OTAN, est en danger. Le Kurdistan est assiégé. L’islam sunnite prend une revanche sanglante. La sainte alliance des sunnites empêche, pour l’heure, le grand basculement dans le Golfe persique. Derrière les kamikazes, il y a toujours des manipulateurs.

force qu’il ne peut qu’y avoir une tolérance zéro envers les terroristes.» John Kerry a été tout aussi ferme: «Nous assistons à une sorte de fascisme médiéval et moderne à la fois, qui n’a aucun égard pour la vie, qui cherche à détruire, à provoquer le chaos, le désordre et la peur. […] Cela ne fait que renforcer la détermination de nous tous à répliquer.» Le président russe Vladimir Poutine enfonçait le clou dans un télégramme envoyé à son homologue français: «Cette tragédie est un exemple de plus de la barbarie du terrorisme qui pose un défi à la civilisation humaine.» Le président du Conseil italien Matteo Renzi a tenu des propos émouvants avant d’avertir: «Nous BACHAR EL-ASSAD PRÉSIDENT DE LA SYRIE

«Les politiques occidentales erronées dans notre région, et surtout celle de la France, ont contribué à la situation actuelle»

gagnerons cette bataille. Elle ne sera pas simple, elle ne sera pas brève, il faudra des mois, peutêtre des années. Nous aurons besoin de toute notre force, notre détermination et les ressources nécessaires pour relever le défi d’une époque.» Les premiers ministres espagnol et britannique Mariano Rajoy et David Cameron, et la chancelière allemande Angela Merkel ont aussi exprimé leur solidarité.

«Crime contre l’humanité»

Dans le monde musulman, les réactions ont été diverses. Le président iranien Hassan Rohani a parlé de «crime contre l’humanité». L’imam de la mosquée Al-Azhar du Caire, Ahmed al-Tayeb, a exhorté la communauté internationale à «s’unir pour faire face à ce monstre» du terrorisme. Le président turc fraîchement réélu Recep Tayyip Erdogan a martelé: «En tant que pays qui connaît parfaitement les procédés et les conséquences du terrorisme, nous comprenons parfaitement la souffrance que connaît maintenant la France.» Le président syrien Bachar el-Assad a, lui, apporté l’une des rares notes discordantes. Il a souligné que les attentats de Paris ne pouvaient pas être dissociés des cinq ans de guerre en Syrie. «Les politiques occidentales erronées dans notre région, et surtout celle de la France, qui a ignoré le fait que certains de ses alliés soutiennent le terrorisme, ont contribué à la situation actuelle» d’expansion du terrorisme. STÉPHANE BUSSARD, NEW YORK

fait-on lorsque toute une société fonctionne en mode Twitter et offre à leurs actes criminels une énorme caisse de résonance immédiate? Que fait-on lorsque, d’un côté, on nie les frontières et les identités au nom de l’Europe, et, de l’autre, on referme ces mêmes frontières face aux migrants, tandis que le vote populiste submerge les urnes? L’Etat islamique sonne dans le sang la fin d’un rêve: celui d’un monde post-colonial heureux. Il faut aussi toujours se poser la question essentielle pour les criminologues, la seule qui compte: à qui profitent les crimes de l’Etat islamique? Je vous la pose: à qui profite le crime?

Sur le plan de la géopolitique mon-

Militairement, sur le terrain en Syrie et en Irak, l’Etat islamique peut être jugulé. Le terrorisme devient donc son arme de prédilection. Et le terreau fertile d’une Europe qui se prétend encore intégratrice, en niant les identités contre toutes les évidences, devient la cible privilégiée des manipulateurs. Peut-être faudrait-il enfin accepter de voir les choses en face? Si des milliers de jeunes veulent partir se faire tuer parce qu’ils jugent cela juste, doit-on les en empêcher? Toutes les cartes doivent être rebattues. Face à une armée mercenaire qui recrute sans effort dans ses banlieues, et qui se nourrit avidement du malaise social et religieux, la France court aujourd’hui le risque d’être dépassée. ■

Comment l’UE veut lutter contre les djihadistes EUROPE Une directive qui obligerait les compagnies aériennes à livrer les noms des passagers fait débat

Une fois de plus, les mises en garde de Gilles de Kerchove se sont avérées fondées. Monsieur antiterroriste européen ne cesse d’affirmer que l’Europe doit faire face à une nouvelle forme de terrorisme. Selon lui, près de 3000 jeunes détenant des passeports européens se trouvent dans des camps d’entraînement militaire de l’Etat islamique (EI) en Irak ou en Syrie. Formés au nom du djihad (guerre sainte), ils représentent, à leur retour, un grand risque pour la sécurité des Etats, notamment européens. Calfeutré dès samedi matin tôt dans son bureau hautement sécurisé dans l’immeuble Justus Lipsius au cœur du quartier européen, le haut fonctionnaire a refusé toute déclaration. Récemment, Gilles de Kerchove a averti de l’arrivée de terroristes de l’EI parmi les flux de réfugiés se dirigeant vers Europe.

Indispensable collaboration

Lorsqu’il n’est pas pris dans le feu de l’action, Gilles de Kerchove se fait l’avocat d’une lutte coordonnée au niveau européen, voire mondial contre les djihadistes européens combattant au Moyen-Orient. La sécurité est une prérogative nationale mais, selon lui, une collaboration dans ce domaine est indispensable. Il est partisan d’une directive européenne dite Passenger Name

Record (PNR) pour lutter contre les djihadistes européens qui se déplaceraient en avion. De quoi s’agit-il? La directive PNR obligerait les compagnies aériennes de livrer les noms des passagers aux autorités locales avant l’atterrissage. Une telle mesure permettrait d’identifier les djihadistes européens à leur retour. Pour rappel, les deux islamistes abattus lors d’une perquisition par la police belge en janvier dernier à Verviers, près de Liège, avaient séjourné en Irak. D’origine marocaine, les deux jeunes s’apprêtaient à commettre des attentats contre la police belge. En mai 2014, Mehdi Nemmouche, Français d’origine marocaine, avait abattu quatre personnes au Musée juif à Bruxelles; il avait aussi fait ses armes en Irak. Le principe d’une directive PNR est acquis, sauf que le Parlement européen, organisme suprême de l’Union, doit assurer qu’il n’y a pas d’abus sur l’usage des données des passagers. Autre question ouverte: la directive devra-t-elle aussi concerner les vols intra-européens? Certains pays comme l’Espagne et le Royaume-Uni ont déjà ce type de collaboration entre eux. Le projet européen qui veut uniformiser la pratique se trouve à présent dans un ultime stade de négociation entre le Conseil, la Commission et le Parlement européen. Le Luxembourg, qui assume la présidence itinérante de l’UE jusqu’à décembre, veut parvenir à un accord durant son mandat. RAM ETWAREEA, BRUXELLES


LE TEMPS

DIMANCHE 15 NOVEMBRE 2015

10 Edition spéciale

La solidarité des voisins romands

MANIFESTATIONS Samedi à Genève et Lausanne, des rassemblements ont rendu hommage aux victimes des attaques

A Genève, vers le parc des Bastions, 200 manifestants se sont réunis samedi aux alentours de 17h (EDDY MOTTAZ)

AÏNA SKJELLAUG ET ALEXIS FAVRE

À Genève, quelque 200 Genevoises et Genevois se sont rassemblés samedi à 17h devant le consulat de France, en solidarité avec les victimes des attaques. Un mouvement spontané, initié sur les réseaux sociaux. Une bougie, un bouquet de roses, un mot griffonné à la hâte ou simplement une larme écrasée en silence. A chacun son geste symbolique mais un seul et même message pour les Genevois ayant répondu à l’appel lancé sur les réseaux sociaux: ne pas rester indifférent, dire non, tous ensemble, à la barbarie. De tous âges, de tous horizons, anonymes ou élus, ils ne pouvaient pas rester chez eux après avoir assisté, impuissants, parfois toute la nuit devant leur poste de

télévision, à l’horreur en direct. «On est ici pour montrer qu’on n’a pas peur, lâche Christine, venue avec ses grands enfants. Même si on a un peu peur quand même…» Difficile de trouver les mots, hésite son fils Noé: «En fait, être là ce soir, c’est juste le minimum. Notre génération va connaître des moments difficiles, mais on s’en sortira.» A ses côtés, Nina doute: «Je ne suis pas sûre de vouloir faire des enfants quand je vois ce que devient le monde…» «Mais si, l’interrompt Noé. C’est le contraire qu’il faut penser!» Devant les grilles du consulat, le rassemblement est aussi digne que les participants sont déboussolés. Et la scène est atrocement familière: Charlie est encore dans tous les esprits. «Je veux vous remercier pour cette mobilisation en

REPORTAGE

l’honneur des victimes de ces attaques barbares, déclare sobrement la consule générale de France, Odile Soupison, comme prise de court par cet élan de solidarité. Dans un moment dur pour la France et le monde démocratique, il est important que nous restions ensemble, libres et mobilisés.» Puis monte une «Marseillaise», entonnée par son conseiller consulaire, Nicolas de Ziegler. Reprise, tant bien que mal, par la petite foule. «Nous sommes en guerre, lâche le diplomate après la dernière note. Mais la République vaincra.»

Lausanne, ville de tolérance

A Lausanne, deux événements ont permis aux âmes désœuvrées, insurgées ou apeurées de se réunir dans la journée de samedi. A Saint-François dans le milieu

A Lausanne, deux défilés ont été organisés. (BERTRAND COTTET ET EPA)

d’après-midi, le syndic de Lausanne Daniel Brélaz a rappelé la fierté que tire la ville de ses 42% d’étrangers et de sa multiculturalité. «Même si l’on n’est pas à l’abri d’une telle catastrophe chez nous, on ne pourra détruire la richesse de notre diversité socioculturelle», a-t-il avancé devant la centaine de manifestants présents. Jamais avare d’une analyse, l’écologiste suppose que le calendrier des attaques parisiennes n’est pas

«On est ici pour montrer qu’on n’a pas peur. Même si on a un peu peur quand même» CHRISTINE, MAMAN

«Même les adultes ont du mal à comprendre » ENFANTS Nahum Frenck, thérapeute familial et psychiatre à Lausanne, met en garde contre le potentiel traumatisant des images des attentats pour les enfants

NAHUM FRENCK PSYCHIATRE

Comment doit-on parler de ces attentats aux enfants? Ce que vous me demandez

revient à se demander comment dire l’indicible. Ça revient à expliquer la guerre aux enfants. Ces gens ont tué des innocents sans raison, c’est impossible à expliquer. Il faut simplement leur dire que des personnes criminelles ont tué: mais un enfant de moins de 4 ans ne comprend pas le mot «tuer», car pour lui, la mort est un phénomène réversible. Ce n’est qu’à partir de 5 à 6 ans que les petits commencent à percevoir l’irréversibilité de la mort, même s’ils se racontent encore des histoires pour imaginer qu’il y a une vie après. Nous vivons une situation que les adultes euxmêmes ont du mal à comprendre… Je pense qu’il ne faut pas tout expliquer, il vaut peut-être mieux utiliser le silence comme convergence des sentiments.

«Ça revient à expliquer la guerre aux enfants. Ces gens ont tué des innocents sans raison, c’est impossible à expliquer»

Tout le monde a son poste de télévision ou de radio allumé, les enfants vont forcément nous poser des questions… Il ne faut

en tout cas pas devancer ces questions, mais se contenter d’y répondre. Leurs interrogations traduisent leur niveau de compréhension. Il ne faut pas leur expliquer ce qu’est l’Etat Islamique, ou ce qu’est un kamikaze, s’ils ne l’ont pas demandé. Par ailleurs, il n’est pas nécessaire de suivre les nouvelles sur un écran géant: les parents peuvent s’informer via leur tablette ou leur smartphone. Faut-il éviter que les enfants voient ces images? Ces images sont terrifiantes,

elles ont un impact beaucoup plus important que le récit oral qui, lui, permet à l’enfant de construire ses propres images. Celles de la télévision peuvent heurter et traumatiser un enfant. Dans ce contexte, il faudrait opérer le même traitement de l’information qu’avec un film fantastique ou un film d’horreur, si ce n’est qu’il s’agit de la réalité. On ne va pas montrer un film d’Hitchcock à des petits enfants. ■ PROPOS RECUEILLIS PAR CAROLINE STEVAN

anodin. «Les élections régionales françaises de décembre approchent. En perpétrant ces actes terroristes, les djihadistes participent à la montée du Front national. Ils se serviront ensuite de la détresse des banlieues découlant du vote pour recruter des jeunes.» Dans la fraîcheur de la fin de journée, trois adolescentes aux yeux rougis se réchauffent les mains avec leurs gobelets Starbucks. Elles sont blêmes. «On devait partir à Paris ce matin pour voir nos copains durant le week-end, mais devant les nouvelles nos parents nous l’ont interdit», expliquent Charlotte, 16 ans, et Louise, 19 ans. «Dès que ça se calmera, on partira apporter notre soutien à nos amis. Pour l’instant, ils ne sortent plus de chez eux.» Informées par Facebook de la manifestation lausan-

noise, elles sont venues «combattre l’amalgame fait entre les musulmans et les terroristes». À 18h30 dans le quartier du Flon, une seconde manifestation était organisée par des indépendants. Cette fois, 400 à 500 personnes, selon les organisateurs, ont apporté leur soutien aux victimes des dernières attaques terroristes à Ankara, Beyrouth et Paris. Bérangère, Parisienne installée à Lausanne, dit sa rage avec une voix tremblante d’émotion. «Les quartiers touchés sont ceux où il règne la plus belle des mixités sociales qui cohabitent dans un grand respect.» La jeune trentenaire est émue par la solidarité des Suisses. «Mes amis d’à travers le monde se sont chacun rendus à un rassemblement aujourd’hui, que ce soit à Sydney, Hongkong, Singapour ou en Argentine.» ■

Les musulmans vaudois dans la rue MAIS ENCORE Psychologie L’avis du psychiatre français Serge Tisseron sur l’exposition médiatique. www. sergetisseron.com

RASSEMBLEMENT L’Union vaudoise des associations musulmanes appelle à éviter les amalgames

Sous leurs voiles, des femmes musulmanes tenaient à bout de bras des banderoles et des panneaux, sur la place Saint-François samedi à Lausanne. Elles scandaient: «Oui à la paix, non à la violence.» Par leur présence, elles refusaient l’amalgame entre les fusillades parisiennes revendiquées par le groupe Etat islamique (EI) et la communauté musulmane. Le premier rassemblement public romand suite aux attaques de Paris était organisé par l’Union vaudoise des associations musulmanes (UVAM), à laquelle la municipalité lausannoise s’était associée. Selon les forces de l’ordre, une centaine de manifestants étaient présents. «Malheureusement, on a appris à réagir extrêmement vite à ce genre d’événements», se désole Pascal Gemperli, président de

l’UVAM. «Evidemment, nous n’avons rien à voir avec ces fusillades. Mais les confusions nous obligent à nous positionner en condamnant ces actes de barbarie», clarifie-t-il. La peur est palpable dans la voix de ce Thurgovien, Vaudois d’adoption et converti à l’islam. «J’ai l’impression que l’on est en train de mettre en place des lois d’exception contre les musulmans. Je crains pour notre communauté et je ne sais pas quoi faire d’autre que de manifester et de répéter inlassablement que nous ne sommes pas liés à ces actes terroristes.» Dans la foule, la conseillère nationale socialiste Ada Marra apportait son soutien aux manifestants. «On en arrive à ce que ce soit les musulmans de Suisse qui bondissent dans la rue pour se désoler d’actes terroristes qui n’ont rien à voir avec eux», s’étrangle-t-elle. «J’ai envie de leur dire: mais c’est tellement évident que ce n’est pas votre faute! Et pourtant, ils n’ont pas d’autre choix que de continuer à le faire.» ■ A. SK.


DIMANCHE 15 NOVEMBRE 2015

LE TEMPS

Edition spéciale 11

Etat d’urgence élevé en Suisse

SÉCURITÉ Simonetta Sommaruga a exprimé la solidarité de la Suisse et annoncé des mesures de surveillance supplémentaires YVES PETIGNAT, BERNE

Profondément choquée, mais aussi en colère, «parce qu’il s’agit d’une attaque dirigée contre les valeurs fondamentales de notre société», la présidente de la Confédération, Simonetta Sommaruga, a tenu samedi à se présenter devant la presse pour assurer la France de la solidarité de la Suisse, et aussi pour faire état des mesures de sécurité prises par les autorités. Elle a pu confirmer qu’aucun ressortissant suisse ne figurait parmi les 128 victimes. Mais pendant ce temps, la récupération politique de la tragédie n’a pas tardé, avec l’exigence par l’UDC d’un contrôle systématique des frontières. Il y a dix mois, la présidente de la Confédération représentait la Suisse à la grande manifestation de solidarité dans les rues de Paris, après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher. La Suisse et la France ont des relations étroites d’amitié, a rappelé la présidente. Le Conseil fédéral condamne avec la plus grande fermeté ces meurtres, a-t-elle insisté, en ne cachant pas sa tristesse. L’émotion de Simonetta Sommaruga et du Conseil fédéral, qui entre-temps avait reçu François Hollande en visite officielle, est donc d’autant plus vive. Simonetta Sommaruga a présenté ses condoléances au président François Hollande, alors que Didier

Burkhalter témoignait son amitié à son collègue, Laurent Fabius.

Réunion de sécurité

Côté suisse, tous les services de sécurité sont en état d’urgence élevé. Très tôt samedi matin, au siège de la police fédérale, Fedpol, une conférence réunissant le Service de renseignement, le Corps des gardes-frontière et les représentants des polices cantonales a fait le point sur les informations disponibles et les mesures à prendre. L’évaluation établie par le Service de renseignement (SRC) indique une situation de menace élevée depuis plusieurs mois, relève-t-on à Berne. Ce niveau de menace avait été légèrement rehaussé début novembre, du fait que les intérêts des nations de la coalition anti-Etat islamique pouvaient être la cible d’attentats sur le territoire suisse également. «Cette évaluation reste d’actualité et le Groupe Sécurité de la Confédération et les organes compétents devaient se réunir dans l’après-midi afin de procéder à un examen approfondi de la situation», indique le communiqué officiel. Stefan Blättler, président de la conférence intercantonale des commandants de police, a confirmé que la surveillance du territoire par les polices cantonales serait renforcée ainsi que la protection des immeubles officiels français. La police des transports pourra aussi prêter main-forte aux

Simonetta Sommaruga, durant sa conférence de presse. (REUTERS/RUBEN SPRICH)

polices cantonales, avec une présence policière dans les gares. Selon les informations obtenues par l’ambassade de Suisse à Paris, aucun ressortissant suisse ne se retrouverait parmi les victimes. Il n’y a de plus aucun indice permettant de supposer

que des personnes liées à ces actes aient tenté de fuir vers la Suisse. Néanmoins le Corps des gardes-frontière est en état d’alerte avancé et a renforcé les contrôles aux frontières en collaboration avec la France. Pourtant, selon Nicoletta della Valle, directrice de

Fedpol, il n’est pas nécessaire ni utile à l’heure actuelle de revenir à un contrôle systématique comme le demandent l’Action pour une Suisse indépendante et neutre (ASIN) ainsi que l’UDC. Car la récupération politique n’a pas tardé. Le conseiller d’Etat valaisan Oskar Freysinger, candidat au Conseil fédéral, a réagi par un tweet critiqué: «Quand ça chauffe: 1) on rentre les gosses; 2) on suspend Schengen. #attentats». Au-delà de l’humour douteux en ces circonstances, c’est le fait que le débat politique interne reprenne alors que la France n’avait pas encore recensé tous ses morts qui était au cœur des critiques des réseaux sociaux. Dans un communiqué diffusé samedi matin déjà, l’ASIN annonçait étudier le lancement d’une initiative pour dénoncer l’accord de Schengen et revenir au contrôle des frontières. «Le Conseil fédéral est-il encore en capacité d’agir?» interrogeait l’ASIN qui estime que les attaques meurtrières de Paris sont la preuve que la politique de la porte ouverte constitue un risque incontrôlable. Dans les cantons, de nombreuses réactions de sympathie spontanées ont été enregistrées, avec des messages des cantons romands, l’organisation de rassemblements citoyens ou, dans le canton du Jura, la mise en berne des drapeaux sur les bâtiments officiels et l’annonce d’une minute de silence lundi. ■

Aux frontières, une sécurité renforcée DOUANES Degré de vigilance renforcé dans les cantons romands au lendemain des attaques terroristes à Paris. Le niveau de sécurité aux frontières et sur les lieux sensibles est augmenté

L’info en continu sur www.letemps. ch

Comment la solidarité s’est organisée sur les réseaux sociaux INTERNET Sur Facebook et Twitter, les internautes ont très rapidement rassuré leurs proches et proposé un refuge

Dès le début des attaques sur Paris, la solidarité se met en place sur Twitter. Des utilisateurs adoptent le mot clé #PorteOuverte pour héberger des personnes qui sont en errance dans les rues de la ville. Des adresses complètes sont postées avec parfois le code d’accès à l’immeuble noté dans ces courts messages. Très vite, des comptes Twitter dédiés apparaissent, une carte interactive est mise en place ainsi qu’un site web qui répertorie les adresses des Parisiens prêts à accueillir des personnes sans refuge. A Saint-Denis, le match France-Allemagne se termine. Des milliers de supporters descendent sur la pelouse entourés par des stadiers. Une image saisissante captée par les chaînes d’information en continu. Au milieu du terrain, des personnes terrifiées, parfois en pleurs, tentent de joindre leurs proches. La situation est confuse à l’extérieur. A 1 heure du matin, alors que l’assaut se termine dans la salle de spectacle du Bataclan (XIe arrondissement), des notifications sont envoyées par Facebook: «Vous allez bien? Il semble que vous soyez dans la zone touchée par Attaques terroristes à Paris. Informez vos amis que vous êtes en sécurité.» Le réseau social vient d’activer sa fonction «Safety Check» (signalement de sécurité). Les utilisateurs, géolocalisés proches des événements, peuvent prévenir leurs proches qu’ils sont en sécurité, en un clic.

Mise sur pied au lendemain des attentats de janvier contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, l’état-major de coordination opérationnelle entre les polices romandes – dit Vigipol – a été réactivé samedi matin, explique le conseiller d’Etat genevois chargé de la sécurité, Pierre Maudet. Un état-major dirigé par le chef des opérations de la police genevoise, Christian Cudré-Mauroux. En substance, le degré de vigilance a été relevé sur tout le territoire romand. En particulier autour de l’aéroport de Cointrin et des sites sensibles comme la gare de Cornavin, le Consulat de France et les lieux de culte. Pratiquement, cela signifie «plus d’hommes sur le terrain, plus visibles», précise le magistrat genevois. La sécurité a également été renforcée aux frontières, où l’effectif des gardes-frontière a été augmenté.

«Effet de mimétisme»

Si les attaques de vendredi soir visaient la France, Pierre Maudet reste prudent: «Ce que nous pourrions craindre en Suisse, c’est un effet de mimétisme, avec des illuminés tentés de lancer des répliques de ces attaques.» Mais pour l’heure, aucun élément ne permet de penser qu’une menace ciblée pèse sur la Suisse. «Au niveau du renseignement, nous sommes largement tributaires des autorités françaises», ajoute Pierre Maudet. La coordination avec la France s’effectue à deux niveaux, détaille-t-il. Au niveau politique, entre ses services, le consulat français et la préfecture française, et au niveau policier, entre l’état-major Vigipol et le commandement de la gendarmerie française. Le tout, en contact avec les services de la Confédération, la police fédérale et les autres polices de Suisse. Samedi, la frontière n’était pas fermée, mais les contrôles systématisés côté français, sur les points de passage importants comme Bardonnex,

SUR LE WEB

Le souvenir du Népal

Contrôles à la frontière à Perly. Les effectifs des douanes suisses seront augmentés de 30%. (KEYSTONE/SALVATORE DI NOLFI)

Thonex-Vallard ou Ferney. A la douane de Perly-Saint-Julien, côté français toujours, chaque véhicule est arrêté et contrôlé par des douaniers équipés de gilets pare-balles. Un contrôle étendu aux bus des Transports publics genevois (TPG) qui desservent Saint-Julien-en-Genevois, dans lesquels montent systématiquement les douaniers français pour effectuer le contrôle des passagers. Des opérations coordonnées par l’adjoint chef de l’unité Annecy. «Même les brigades intérieures du territoire ont été réquisitionnées, expliquait-il en début de journée. Pour le moment, on effectue un ciblage des

personnes. On contrôle l’identité et on évalue les comportements à risque.» A cette petite douane, les douaniers français sont bien seuls: 100 mètres plus loin, la douane suisse est déserte. Les véhicules que les Français laissent passer ne sont donc pas contrôlés par les douanes suisses. Pourquoi? «Les renforts disponibles ne sont pas partout visibles, répond Michel Bachar, porte-parole des douanes. Mais rassurez-vous, le maillage est maîtrisé.» A la douane autoroutière de Bardonnex, la file s’allongeait dès samedi matin côté français. Même dispositif de contrôle systématique. Les voitures

arrivent au compte-goutte côté suisse et roulent sans être arrêtées par les douaniers suisses, mais ceux-ci sont vigilants. La cellule de crise pour les gardes-frontière de la région genevoise prévoit un renforcement des effectifs de 30% et assure une vue d’ensemble de la région franco-suisse. «Notre objectif est le renseignement sur les flux éventuels de passage de personnes et des comportements suspects, assure Michel Bachar, seul répondant autorisé. Pour nous, les points chauds sont la gare et l’aéroport. Mais vous comprendrez que je ne peux en dire plus.» ■ ALEXIS FAVRE ET LAURE LUGON ZUGRAVU

Ce dispositif exceptionnel existe depuis octobre 2014. «Ces dernières années, il y a eu de nombreuses catastrophes et crises où les gens se sont tournés vers Internet pour aider. Chaque fois, nous avons vu les gens utiliser Facebook pour vérifier que leurs proches étaient en sécurité», indique alors Mark Zuckerberg sur son profil Facebook. Le dispositif de Facebook a été utilisé pour la première fois en avril 2015 lors du séisme qui a frappé le Népal. A l’origine, la fonction est surtout pensée pour des catastrophes naturelles. Mais ce vendredi, les utilisateurs du réseau social américain n’ont pas attendu l’activation du signalement de sécurité pour informer leurs amis. Plus tôt dans la soirée, des centaines de messages défilaient déjà dans les fils d’actualité. La confusion était totale. Malgré ces moyens de communication, certains restaient sans nouvelles de leurs proches. Sur les réseaux sociaux, des photos passaient avec un message de détresse: «Si vous avez vu mon ami, appelez-moi.» ■ FLORIAN DELAFOI



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