L'HUMANITE NOUVELLE FORMULE

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24 l’Humanité Mardi 8 avril 2014

Culture&Savoirs posées attribuées à Marie-Antoinette dont on ­commentait les rapports avec ses favorites, et particulièrement avec la duchesse de Polignac, que l’on accusa d’avoir dévoyé son propre fils, jouèrent aussi un rôle non négligeable dans l’état d’esprit du temps. De son côté, lorsque Sade écrit les 120 Journées de Sodome, il stigmatise dans sa préface ces sortes de libertins qui ne sont que des tortionnaires en quête de jouissances sans entrave grâce à leur rang et leur fortune. Que se passet-il donc, dans ces parcs où l’on s’échange billets et regards, baisers furtifs et promesses ? De quelles soumissions, de quels marchés, de quels mensonges la fête est-elle le masque ? Des comédiens souvent y figurent. D’étrange manière. Ainsi avec ce petit tableau intitulé Pierrot content où Pierrot, précisément comme le Gilles du même Watteau, le célèbre tableau du Louvre, n’a pas l’air si content que cela. Et de quoi le serait-il d’ailleurs ? De faire l’amuseur pour les aristocrates, payé en reliefs de repas ? On ne saurait évidemment en conclure qu’il y a chez Watteau de la critique sociale. Mais au fond, serait-ce si étonnant à l’époque de Diderot, Voltaire, Rousseau ? Ou de Rameau, musicien, certes, compositeur, mais qui, dans Platée, met en scène la façon dont les puissants abusent avec cynisme les pauvres et les faibles, ou qui, avec une petite pièce pour clavecin comme la ­Villageoise, ne nous propose pas une robuste musique paysanne, mais un morceau douloureux.

SCULPTURE

Comment sortir les trous de mémoire de l’histoire de la clandestinité ? À la galerie Éric Dupont, à Paris, Pascal Convert présente « Passion », des œuvres métaphoriques de la douleur à travers la crucifixion et l’extermination.

La cour n’est que l’ombre d’elle-même

Et fait-on vraiment la fête dans la société du temps ? Sans doute on s’amuse quand on est aristocrate et fortuné. Mais au prix de quelles bassesses… Louis XIV est mort en 1715 et on garde malgré soi l’image du Grand Siècle, des fêtes de Versailles, du roi dansant comme un soleil. C’est oublier que les dernières années du roi furent lugubres et que la cour à Versailles n’était plus que l’ombre d’elle-même. Alors certes, avec la régence, la chape de plomb est levée, mais que sont tous ces petits marquis et leurs belles amantes, autres que des valets ? Le talent des très grands peintres est de donner à voir un peu plus que les apparences. Dans le miroir enchanté que tend Watteau aux aristocrates de son temps comme dans les ombres de ses bosquets, il y a des fantômes. Mais la belle exposition du musée Jacquemart-André à Paris ne s’arrête pas là. Jean-Baptiste Pater fut le seul élève direct de Watteau et on peut parfois les confondre. À cela près que l’on n’éprouve pas devant ses tableaux le même trouble. Il saura en revanche donner aux fêtes une franche tournure érotique comme avec Baigneuses à une fontaine dans un paysage. Les cuisses y sont légères et les décolletés généreux. Nicolas Lancret est aussi dans le registre de Watteau, mais sa manière est plus lisse, la touche est posée. Avec Boucher, dont l’immense talent ne saurait se résumer à ce qu’en montrent l’exposition et les petits ­formats, on est parfois dans le joli et le couvercle de bonbonnière. Fragonard naît quand Watteau est mort, déjà depuis dix ans. Sa touche est rapide, enlevée, les juxtapositions de touches de couleur semblent annoncer l’impressionnisme. Mort en 1806, il connaîtra la Révolution, mais dans ses toiles d’avant on s’amuse encore. Maurice Ulrich

Jusqu’au 21 juillet. Catalogue édité par Culturespaces et le fonds Mercator, 224 pages.

Cristallisation n°2, de Pascal Convert, 2013. Verre, plâtre, charbon de bois. Courtesy Galerie Éric dupont, paris.

E

n entrant dans l’exposition, on est saisi à la gorge en nous sur la barbarie qui, installée dans la chair du monde, par un goût de cendres. Ça sent le bûcher, la mort. contamine l’humain. Imaginer les troncs d’arbre noueux, de la taille Ainsi, après Fran Angelico, le Tintoret, Francis Bacon, Antonio d’un homme, dressés, en 1933, dans les universités Saura, Georges Baselitz, Basquiat, Adel Abdessemed…, Pascal allemandes pour qu’y soient déposés, puis jetés Convert éprouve la nécessité de se confronter, comme sculpaux flammes, lors d’autodafés condamnant à mort les ouvrages teur, au corps d’un Christ proche de celui de Pasolini. Comme juifs, marxistes, pacifistes, les livres de Freud, Marx ou Zweig, Picasso, qui s’empare de la crucifixion dès 1930, après avoir est infiniment douloureux. Comme sortis in extremis du lu Georges Bataille s’intéressant au manuscrit du IXe siècle brasier, noirs, cramés dans le verre pétrifié, ils prennent une l’Apocalypse de Saint-Sever, il fait prendre corps au verbe. Il force métaphorique incroyable pour témoigner de la puissance inscrit l’écrit dans le champ de l’art. de l’écrit. Car au fond de la galerie, nous revoilà confrontés au livre et au sacré. Au livre des livres, Le livre juif ! Là encore, Puis viennent, comme extraits des crématoires, des fragments de corps en charbon de bois et verre on voit à quel point Pascal Convert, à force de soumis au même lance-flammes. Tels des patience, de maturation, trouve les solutions ovni reliques, ils nous préparent à côtoyer des formelles les plus justement adaptées aux L’artiste a publié, œuvres représentant le corps crucifié du Christ, problématiques ­historiques qui le taraudent chez Grasset, La constellation du sacré même s’il est profane. et ne cessent d’inquiéter notre futur. Lion, où se mêlent De vieux christs en bois à échelle humaine histoire familiale ont été recouverts d’un plâtre et d’une Ouvrir d’anciennes cicatrices, et histoires entrevoir le tabou et le refoulé ­armature métallique capables de contenir la de résistance. pression du verre liquide. Puis ils ont été enAinsi a-t-il fallu trois ans pour que le maître fournés et cuits jusqu’à 550 °C par Olivier Juteau, verrier trouve, en Allemagne, le bon verre, du maître verrier. Une opération de transmutation du bon ton bleu, de la juste taille, qui permette de réaliser bois en cristal ­iconoclaste, mais destinée à questionner trois diptyques monumentaux ­s’ouvrant comme des pages ce que l’artiste nomme « l’équation mystérieuse entre sacrifice, de livre sur lesquelles courent les extraits déchirants de huit ­sacrilège et sacré ». cahiers écrits entre 1942 et 1944, en yiddish, par un rescapé de Treblinka qui tente de raconter l’indicible arrachement, La barbarie installée dans la chair l’intransmissible effroi du camp de la mort. du monde contamine l’humain Ces va-et-vient entre histoire et histoire de l’art rouvrent La froideur avec laquelle le maître délivre les secrets de cette des cicatrices que l’on croyait à jamais refermées et qui laissent terrible recette contraste avec l’ébranlement du cœur et l’effroi entrevoir le refoulé, le tabou. Pascal Convert fait sortir les ressenti face au réalisme de la douleur ressentie par cet être trous de mémoire de la clandestinité. Son art fait que le passé transpercé d’un pieu qui, toujours prisonnier de sa gangue de diffuse dans le présent. verre et de métal, d’où s’échappent des fils évoquant des Magali Jauffret barbelés, apparaît infiniment fragile, tragique, à force d’être « Passion », galerie Éric Dupont, 138, rue du Temple, Paris 3e. blanc, translucide. Frôler la matérialisation du corps du Christ, cet insoumis Du mardi au samedi inclus de 11 heures à 19 heures.   rangé du côté des opprimés, réactive quelque chose fermentant Jusqu’au 25 mai. www.eric-dupont.com


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