Pierre Senges - In extremis #4 - Les derniers jours d'Honoré de Balzac

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L’Énéide en comptant sur l’amour d’un dieu païen : une mort de Peau de chagrin, une mort de gourbi, une mort de baroud d’honneur, une mort de disparition mystérieuse et sans retour ressemblant étonnamment à la retraite d’un empereur germanique sous une montagne en attendant des jours meilleurs, une mort par là où on a péché, ce qui est moins une punition divine qu’une facilité de librettiste, une mort d’empoisonnement et de conspiration, une mort de maladie bénigne contractée stupidement et devenue fatale, une mort de suicide en grande et petite pompe, une mort de naufrage en route vers les Indes orientales, une mort d’échecs successifs, systématiques, et de coupe bue jusqu’à la lie – une mort de noyé au passage du Bosphore, une mort de repos dans l’oubli, l’oubli injuste, le repos mérité.

Balzac abandonné par ses créatures Les derniers jours d’Honoré de Balzac s’accordent sa réputation d’écrivain à quatre-vingt-dix livres et six mille personnages : ce serait bien le comble si parmi ces milliers, il ne se trouvait pas un homme ou une femme, au moins une, douée de médecine, capable d’arracher l’agonie du corps de l’auteur, sous les espèces d’une pomme pourrie – sinon à quoi bon avoir passé vingt ans de sa vie à inventer des noms de famille et trouver les figures à qui les attribuer ? Des figures spectrales et prosaïques. Balzac s’imagine entouré de tout son petit

monde, les crapules et les bienveillants, les huissiers, les hommes d’affaires, les hommes roulés dans la farine, les mystérieuses, les intrigants, les membres de sociétés occultes, les journalistes assis dessus d’autres journalistes, les basbleus, les sauvageonnes, et lui au milieu de ce monde adorable et détestable se sent capable de passer par-dessus l’amour et la détestation, distribuant sa magnanimité de créateur, son acceptation sans jugement, sa complicité de crapule, de bon Samaritain, de pauvre type berné, de courtisane jeune et puis vieille, de blanc-bec ambitieux, de vrai poète ulcéré, de conspirateur et de figurant passable raté de l’histoire ; il prévoit de s’en aller après avoir communié un instant avec tout ce petit monde, à lui et à tous les hommes, dans une sorte de pardon collectif, qui sert aussi de justification. Seulement, il n’y a personne, ses personnages choisissent de se perpétuer ailleurs tels qu’en eux-mêmes, la courtisane courtisane, le comploteur comploteur, et Balzac se retrouve seul, sa conscience l’avertit de sa solitude ; il y a bien les agitations de Madame Hanska dans une chambre voisine, comptant les minutes, et le visage de Victor Hugo quelque part au-dessus de son berceau, mais le reste a fichu le camp : le monde existe, il est éternel, il est là, mais sa façon d’être là est une façon d’émancipé, et Honoré, qui serre dans son poing la corne d’un oreiller, comprend comment l’abandon et l’indifférence façonnent cette tendresse particulière entre l’auteur et ses milliers de créatures.

Pierre Senges investit le Labo de Ciclic pour un projet de création en lien avec six grandes figures du patrimoine littéraire de la région Centre-Val de Loire. Avec in extremis, il réinvente les derniers jours de François Rabelais, Pierre de Ronsard, René Descartes, Louis de Saint-Simon, Honoré de Balzac et George Sand. En s’inspirant librement de Thomas de Quincey, il compose six textes, six fictions, qui « jouent avec les détails triviaux et privés » de la vie de grands écrivains, sur le « contraste comique entre ces détails et ce que les derniers jours peuvent avoir d’emphatique ou de métaphysique ». Pierre Senges ne cherche pas à faire un travail d’historien pour reconstituer l’exactitude de ces derniers jours, mais a un projet bien plus ambitieux, qu’il tient en deux infinitifs programmatiques : « inventer et trahir ». Ce projet s’inscrit dans in situ, le programme de soutien aux auteurs et à la vie littéraire proposé par Ciclic.

Ciclic, Agence régionale du Centre-Val de Loire pour le livre, l’image et la culture numérique, est un établissement public de coopération culturelle créé par la Région Centre-Val de Loire et l’État. www.ciclic.fr Création Ciclic 2016. Maquette D. Bastien.

Pierre Senges est l’auteur de plusieurs romans et récits, parus principalement aux éditions Verticales. Certains ouvrages ont été écrits en collaboration avec des dessinateurs, comme Géométrie dans la poussière (avec Killoffer, 2004) ou Les Carnets de Gordon McGuffin (avec Nicolas de Crécy, Futuropolis, 2009). Son dernier roman, Achab (séquelles), paru en septembre 2015, a reçu le prix Wepler. Il est également l’auteur de nombreuses fictions radiophoniques pour France Culture, France Musique et France Inter, dont Un immense fil d’une heure de temps (Grand Prix SGDL de la fiction radiophonique) et Histoire de Bouvard et Pécuchet, copistes (libre adaptation du roman de Gustave Flaubert). Le Ring, adaptation pour jeune public du Ring de Richard Wagner a été enregistré en public à la Salle Pleyel en 2011. Il a écrit pour le compositeur Francesco Filidei le livret de Opera (forse), interprété par l’ensemble 2E2M à Rome en 2013 à l’occasion d’une résidence à la Villa Médicis.


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