Pierre Senges - In extremis #4 - Les derniers jours d'Honoré de Balzac

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Les derniers jours d’Honoré de Balzac

in ext rem is #QUATRE une édition

Quelques précipitations Il sera question de Balzac et de sa mort – mais quelle mort ? une mort précipitée, arrivée trop brusquement, trop tôt, en ouvrant une porte qu’il ne fallait pas ouvrir, comme on le fera au théâtre de boulevard, en faisant galoper les chevaux d’un attelage, en faisant aussi courir des domestiques, inutilement dans toutes les directions, en précipitant d’une part le prêtre, d’autre part la chimie des médicaments, en prenant de court ses proches et ses témoins, sans même donner au sculpteur le temps de modeler correctement son masque mortuaire : non seulement au cours de son existence, aux dernières heures de son agonie, mais une fois devenu feu Honoré de Balzac, il s’agit de faire vite, comme si dare-dare était décidément, pour respecter des rumeurs tenaces, une formule léguée par Balzac à la langue française (tandis que de son côté, l’infortuné Stendhal faisait de son mieux pour introduire le mot fiasco, en contrebande, ou par les voies officielles, depuis l’Italie). La corruption du cadavre est digne de son vivant : elle est une corruption de sanguin, elle n’est pas une langueur passive mais un retrait volontaire, une fâcherie ou un engouement de plus : quand le nez de Balzac s’enfonce dans le visage ramolli de Balzac, il ne faut pas l’interpréter comme la défaite trouvant refuge dans la défaite, une image de lamentable renoncement – mais plutôt, si possible, comme la retraite d’un homme renfrogné quittant la compagnie parce que la compagnie lui a déplu, à la longue : elle l’a amusé, elle le navre, pour diverses raisons, toutes les raisons se valent au moment de partir renouer avec sa solitude, loin des bals et des comédies. La mort, pour Balzac, c’est fait, c’est même déjà fait, l’instant présent est une précipitation, il y a toujours autre chose à venir comme il y a

un autre livre à écrire, bientôt un de moins, et les chapitres à engloutir, l’alternance des splendeurs et des misères, et cinq cents personnages de la taille de Vautrin à faire danser sur un plateau en pente.

La mort comme acception de la vitalité On est tenté de considérer la fin d’Honoré de Balzac comme la conséquence de tous ses épuisements : une citerne d’auteur vide après avoir été ponctionnée systématiquement, des ponctions de jour, des ponctions de nuit, quatre-vingt-dix romans soutirés en vingt ans de travail, et pour compenser toute cette générosité, la légende peut-être vraie de son ravitaillement : le café par litres, par décalitres, également de jour et de nuit, pour associer le travail de l’esprit à je ne sais quelle chimie stupéfiante, presque naturelle, comme une tisane : mais la version mauvais garçon de la tisane. Honoré avait déjà donné de sa personne pour établir un lien entre soupente de jeune pigiste sans un sou et hôtel particulier d’auteur parvenu, canne à pommeau incrustée de diamants, voiture de maître, mauvais goût de vendeur de livres à succès exhibé jusque dans ses préférences amoureuses et ses douteuses options sexuelles – alors, sur le même élan balzacien à quoi rien ne s’oppose (ni la banqueroute, ni les traîtresses), pourquoi ne pas établir un lien entre le mort et le vivant, apparemment aux antipodes l’un de l’autre, surtout lorsqu’il s’agit du vivant Balzac ? Vivant d’énergie du désespoir, vivant de pactes, de procès et de paris, vivant de graphomanie, vivant d’écriture systématique, vivant de l’abondance pour elle-même, vivant de la productivité, vivant des investissements calamiteux et des bouillons successifs, vivant des nuits blanches, vivant de la loge

privée à l’opéra, vivant d’omniprésence aux salons, vivant de la fascination d’un fils de rien pour des princesses à l’image d’une canne à pommeau, ou du pommeau lui-même, incrusté de ces pierres qui sont l’approche vulgaire du raffinement – vivant des épreuves corrigées sur le marbre, vivant des grands projets et de la cathédrale d’une Comédie humaine, vivant de se débattre chaque jour avec Gaudissart ou Vautrin mais de pouvoir assigner au pied Vautrin d’un seul coup de sifflet, vivant des romans bâclés, des facilités d’écriture, d’aucune mesure, d’aucune retenue apparente, des courtisanes et de tout Paris – au bout du compte, après vingt ans de ce régime, toute cette vitalité nourrie d’elle-même, littéralement automate, se convertit en mort, une mort passant pour l’une des acceptions de la vitalité, comme on verra beaucoup plus tard dans l’une des pages les plus féeriques d’Émile Zola la combustion spontanée de l’alcoolique au contact d’une seule étincelle. (Vivant de la mansarde, vivant des articles livrés aux journaux à la chaîne, vivant du Cromwell écrit en vers à l’âge de vingt ans, vivant des amours clinquantes, peutêtre inadvenues mais racontées de toute part, vivant de la garçonnière secrète rue des Batailles, vivant des cavalcades en Russie et de la santé chancelante, vivant post-mortem dans ses apparitions “en Balzac”, la main sur la chemise, parvenu là où il désirait ardemment parvenir, vivant de ses longues cochonneries littéraires, vivant sous les noms de Villerglé, Lord R’Hoone ou Horace de Saint-Aubin, vivant de cette ridicule passion de bouseux pour la noblesse ou plutôt pour les signes graphiques, parfois littéraires, en tout cas typographiques de la noblesse, consacrant son talent au fil des années pour convertir point par point (on pourrait dire sou à sou) le ridicule de sa passion en une autre forme de noblesse,


batailleuse, héroïque, désespérée, une noblesse de self-made-man ruiné mille fois et revenu mille fois sur le champ de sa ruine, une émeraude à son doigt, grosse comme un œuf.)

Théorie de la corne d’abondance Au chevet d’Honoré de Balzac, il y aura, on le sait, Victor Hugo, prêt à noter sans rien perdre tout ce qu’il trouvera sur place d’ombre, d’abîme, d’infini, de terrible, de grandiose et d’épouvantable (les épouvantes positives, les épouvantes négatives, le vertige vers le haut et vers le bas) – mais au chevet d’Honoré de Balzac aurait pu se trouver Honoré de Balzac, en plus jeune, encore pétant de sa santé particulière, hors catégorie, animé par la caféine : il lui aurait récité alors, ni pour le consoler, ni pour apaiser ses douleurs, mais enlever au moins à cette mort son caractère injuste et arbitraire, lui réciter sa théorie exposée déjà dans sa Physiologie du mariage et son Traité des excitants modernes : selon quoi tout homme possède une somme finie de force vitale, une somme d’énergie donnée une fois pour toutes, au moment fatal de naître ; et cette quantité d’énergie se dissipe plus ou moins vite : le travail, les désirs, la passion vraie, la passion fausse, les enthousiasmes et les banqueroutes, les nuits blanches passées à traquer Ferragus ou animer l’épouvantail baron de Nucingen, et les voyages jusqu’en Ukraine sans escale, jusqu’au jour où le corps comme une outre de moins en moins présentable se vide de choses dont on ne soupçonnait pas l’existence.

Balzac de retour rue Fortunée Peu avant de mourir, il a l’occasion d’être romanesque, dans une moindre mesure, l’époque le permet, le monde inventif des gens de lettres aussi : un voyage à Kiev, à coup sûr mouvementé, d’étape en étape comme on dirait de chapitre en chapitre, un retour plus mouvementé encore, allez savoir pour quelle raison : une attaque des derniers Cosaques, ceux que Pouchkine n’a pas embarqués dans ses Œuvres complètes, ou la maladie en voyage, des problèmes de digestion et de vertèbres tassées. L’arrivée à Paris, dans le chez-soi réconfortant où sont normalement pardonnées les erreurs du voyage, ses douleurs et ses fatigues, l’arrivée se fait par la rue Fortunée, il fallait bien un nom pareil pour servir de tête de chapitre aux derniers des jours balzaciens : Balzac sonne à sa porte, comme s’il s’en allait à sa propre rencontre, il est midi ou minuit, dans l’un et l’autre cas la porte ne s’ouvre pas, elle refuse, elle reste muette, la cloche réveille les voisins, tous les voisins sauf le gardien de la maison des Balzac maintenant mari et femme : insensible à la cloche, le gardien est cloîtré, devenu fou, il a bien tenté de contenir sa folie par des tâches ménagères : mais que voulez-vous, après avoir fait reluire l’argenterie, la même, pour la millième fois, il faut

bien se résigner à laisser la démence entrer par la porte de son choix. De retour de son voyage calamiteux, jeune marié de cinquante ans, assigné à l’extérieur de chez lui par un gardien prostré se prenant pour un escabeau, Honoré de Balzac a la présence d’esprit de voir dans ces événements quelque chose comme, disons, un mauvais présage : il est inévitable à quelques jours de sa mort de voir chaque chose comme une chose et comme un signe, surtout si la réalité ordinaire s’offre avec tant de bonne volonté, de générosité, romanesquement au romancier professionnel. Dans de telles circonstances, s’aliter comme il le fait est un geste sans retour.

Honoré de Balzac contre les 99 sangsues Jean-Jacques Rousseau est mort en léguant aux curieux rousseauphiles un catalogue de maladies surprenantes, nobles, effroyables, énigmatiques, ridicules, triviales, accumulées les unes sur les autres, ou enchâssées, et pour finir faisant système sous la direction d’un immense complot de la pathologie unificatrice, pour qui mal de crâne et irritation du nombril sont une même chose. Depuis, les rousseauphiles recueillent avec patience (une patience exagérée, une précaution, pour ne pas déranger, dirait-on, un souffreteux endormi) les maladies de Jean-Jacques dans un herbier : certaines ressemblent à une malédiction divine, d’autres à un châtiment humain, et d’autres à une tare personnelle, intime : une clef ouvrant des tiroirs de meubles. Les balzaciens n’ont rien à envier aux gardiens de la mémoire de Jean-Jacques, eux aussi font figure d’héritiers prospères, ils ont des œuvres, des épreuves, des lettres, des listes de commissions, des brouillons de chefs-d’œuvre, de la correspondance, un masque mortuaire, la robe de chambre sans Balzac mais entièrement remplie de sa silhouette – en plus de tout ça, ils ont hérité, comme les amoureux de Rousseau, d’un appétissant catalogue de maladies. C’était une dernière générosité à la fin de sa vie, sur ses derniers jours, la générosité de ce Balzac troué de dettes et malgré les dettes dépensier comme jamais, tout gaspillage étant un possible investissement dans quelque chose, au petit bonheur – les maladies du siècle, celles du siècle précédent, il nous les a laissées, il les a offertes à son médecin, on leur a donné un nom, et chacune d’elle est romanesque. L’artériosclérose, l’hypertrophie du cœur, des jambes coriaces (des jambes, selon Octave Mirbeau, dures comme du lard salé), la cervelle usée par la débauche, l’hydropisie, une faiblesse des poumons, l’enflure du ventre, l’enflure des jarrets, les yeux troubles, la péritonite, encore l’hydropisie, mais couenneuse cette fois, et pour couvrir le tout d’un voile goudronné, de mauvais augure, un phlegmon gangréneux. Le bon docteur Nacquart, présent jusqu’au dernier moment, témoin de toutes ces maladies étendues de la tête aux pieds

et déclenchées au même moment pour démontrer la détermination de la pathologie, Nacquart ordonne les sangsues : on s’en va aussitôt en chercher – allez savoir où, à Necker, à Saint-Louis, à Lariboisière ? où donc se trouvaient les élevages de sangsues en 1850 ? dans le trou des halles ou sur le quai des Morfondus ? On aurait dû s’y attendre, c’est un combat titanesque, une centaine de sangsues appliquées sur le corps du grand bonhomme ne parviennent pas à le soulager, comme si ces cent bouches trop petites, vaillantes peutêtre, on veut bien le croire, n’étaient pas à la hauteur, incapables de venir à bout d’un aussi considérable banquet : il aurait fallu qu’elles ponctionnent les mauvaises humeurs comme lui de son jeune temps absorbait son café directement à la cafetière, par gorgée d’une pinte, et crachait sa copie – (il faut s’y résoudre, la thérapie échoue, Balzac ressemble toujours à un compendium de maladies hostiles, les sangsues épuisées sont renvoyées d’où elles venaient, à la Salpêtrière peut-être, on les reconduit à la campagne, dans le marais poitevin, qu’elles s’y refassent une santé, elles l’ont bien mérité). On aurait pu prévoir l’échec de 99 sangsues contre un seul homme, Balzac lui-même en aurait tiré assez d’orgueil pour racheter ses doutes et ses humiliations, aussi nombreuses que ses maladies – ça n’aurait pas été la première fois : l’orgueil de l’écrivain, ou de l’artiste artiste, avec ses coussins d’or et ses fausses conquêtes, ses romans rédigés en une seule nuit, ses apparitions au balcon de l’opéra, ses marchandages de prince avec les patrons de presse, tout cela compensait l’impression de médiocrité le suivant comme son ombre depuis toujours, la petite naissance, le rejet, le demi-orphelinat, la laideur, l’embonpoint, la silhouette de charretier trapu, cet air de verser du charbon dans une cave au lieu de donner au monde la Comédie humaine (il a dû y avoir un moment, tout de même, un court instant, où Honoré s’est donné l’autorisation de se sentir vainqueur, il s’en est donné le droit (c’était aussi une obligation) sans avoir recours au déguisement, sa victoire sans lendemain était sur le moment éternelle : le jour où il a décrété que son œuvre contenait à elle seule toute la littérature – à ce moment précis, la littérature n’était pas là pour le contredire, pour lui rire au nez d’un rire de Nana à ses courtisans millionnaires bientôt conduits à la ruine, ou du rire de quarante académiciens habitués à remettre chacun à sa place). L’orgueil de l’auteur de quatre-vingt-dix romans devient l’orgueil du père de quatre mille personnages (ou cinq mille, ou six mille) et pourquoi pas l’orgueil du créateur engrossé par on ne sait quel microbe, maintenant enceint d’une bonne douzaine de maladies, pour en faire cadeau aux hommes, sous la forme d’un spectacle. (Quelques jours avant de s’effondrer, Honoré de Balzac se cogne contre un meuble, se déchire la peau sur quelques centimètres et par cette ouverture se met à perdre toute l’eau


contenue dans son anatomie, une eau surabondante sans doute, une eau de trop, qui n’avait pas sa place à l’intérieur, mais qui le fuit sans le délivrer : après ce miracle diluvien, Honoré doit prendre le lit, il mourra en couche, il sera bien difficile les derniers jours de distinguer dans ce corps noir, putréfié d’avance, une maladie d’une autre maladie.) (Quand Balzac a perdu les eaux, les médecins, si on en croit Victor Hugo, ont dit “Tiens” – compte tenu des circonstances, funestes, surnaturelles, ils auraient pu dire : “Tiens, tiens”.)

Balzac et les sangsues La centaine de sangsues vaillantes, coordonnées, pompant à la fois le génie, la sève et l’énergie du maître, Honoré de Balzac les a peut-être comparées à un nombre égal de créanciers, coiffés (sic) d’huissiers de justice, avides, eux, de remboursements, de bonne transaction, de la justice financière enfin appliquée, et profitant de la faiblesse de Balzac, l’homme aux cent mille dettes, pour venir puiser à la source (d’autres observateurs, à la place de Victor Hugo, auraient pu les comparer, je veux dire les sangsues ou bien les créanciers, aux petits hommes de Lilliput, tous ligués autour du grand corps gisant de Gulliver). Honoré de Balzac peut donner une fois de plus sans compter, après tout, il n’y a plus rien à perdre, ni sa fortune d’emprunts et d’hypothèques, elle fait partie maintenant d’un monde inaccessible, ni son sang, il l’a donné aux saignées, aux médecins, à leurs bataillons de sangsues, pour montrer comment il a su toujours être généreux jusqu’au gaspillage – il lui vient à l’idée de comparer les 99 sangsues à lui-même, ou bien une seule, soyons modestes (soyons économes), une seule sangsue entourée de 98 autres, ligotée d’une certaine manière à une immense machine de pertes et de profits : lui aussi aura regardé ce monde comme un immense réservoir de profits possibles, profits de l’eau, profits du bois (de l’eau au moulin, du bois de chauffage), la forêt convertie en sciure, la montagne en verres à pied, partout des terriers de mines de charbon d’où le charbon émerge et s’offre comme l’abondance même, avec, de l’autre côté de l’abondance, à l’autre extrémité d’une chaîne de cause à conséquence, les soirées à l’opéra, les dimanches à la campagne, les voitures à suspension, et l’intérieur de ces voitures, feutré, de satin fuchsia, où des jeunes femmes acceptent d’être reconduites, bien tard, après minuit.

Récit de la visite de Victor Hugo par Honoré de Balzac On connaît le récit de Victor Hugo (archange chroniqueur, journaliste et poète, venu pour prendre en note les choses d’ici-bas mais aussi ne rien laisser passer de la métaphysique, ni le macabre, ni le grandiose, ni le putride déconcertant, sans quoi ils nous échapperaient définitivement), Hugo conscient de la haute historicité du

moment, de sa haute teneur en signification, en allégorie et en terrible hugolien, tout à fait disposé (en tant que témoin désigné par la providence) à organiser au mieux la rencontre entre son intelligence d’Hugo, conférencière d’avance, et l’amorphe bibendum effondré dans son lit. C’est un tableau irréfutable, on pourrait difficilement déplacer chacune de ces pièces, cette immobilité des parties définit l’immobilité du tout et fait office (on s’y résigne) de critère de beauté, c’est-à-dire aussi d’excellence ; il y a même dans un coin une petite bonne éplorée, et la statue de Balzac présente dans le hall de la maison Balzac, pour signifier la métamorphose du bonhomme en image de lui-même (quand Victor Hugo sonne à la porte rue Fortunée, on ne lui répond pas immédiatement, la scène est un drame contenu derrière des volets clos, on dirait l’exorciste venu se présenter à la famille démunie harcelée par Belzébuth). Il manque pourtant à ce tableau inamovible l’autre panneau, comme l’autre versant de l’histoire : au lieu de l’agonie de Balzac racontée par Hugo, ce serait cette fois-ci la visite de Victor Hugo racontée par Honoré de Balzac : une vue imprenable depuis son lit de mort sur le chef de la génération des grands et des petits romantiques : Balzac à l’affût, observateur, narquois, précis même s’il a perdu la moitié de sa conscience, romanesque, comptable et sociologique à la fois, inscrivant Hugo sur la liste des personnages de sa Comédie humaine à la rubrique des scènes de la vie littéraire, le 3701e après 3700 autres, mieux que Rastignac, plus malin, moins immédiat, moins pressé, ayant appris dans les chancelleries l’art des grands détours. D’une main de malade à bout de souffle, comme la main de Léon Tolstoï continuait d’écrire sans plume sur les draps de son lit, Honoré de Balzac aurait pu noter sur une feuille prête à partir à l’imprimerie l’entrée du grand homme Hugo, cautionné par ses ancêtres et par Chateaubriand, distant mais avec un reste de pitié chrétienne, heureux de cette aubaine d’assister à une mort sans grâce, sans aucune belle circonstance de roman, de celle qu’on accorde en récompense aux personnages après les avoir fait courir sur cinq cents pages, heureux de voir un corps déglingué et de gloser sur notre destin de chose négligée. Il aurait parlé de sa bonne santé de Victor, bien entendu insolente, en pleine maturité, autrement dit en plein épanouissement, pas le premier, pas le dernier épanouissement de sa carrière, Victor Hugo étant une apothéose étalée sur quatre-vingts ans terminée par un feu d’artifice, un bouquet final et tous les plumeaux des chevaux de ses funérailles. Balzac aurait considéré avec un rien de compassion ce grand homme incapable de se ruiner comme Honoré l’a fait si souvent, et de si diverses manières, la ruine de l’imprimerie, la ruine de la fonderie de caractères, la ruine en Sardaigne des mines d’argent, la ruine des chemins de fer du Nord et des actions Rothschild, la ruine au théâtre même, et la ruine des dettes semées un peu partout comme les

dents du dragon (désormais, Balzac mort et ruiné, ou ruiné puis mort, ou bien ruiné et mort en même temps, il reste un peu partout ces montagnes de créances, qui sont aussi des gouffres, Balzac les laisse à l’humanité, elles font bon poids et bonne mesure à côté de sa Comédie humaine en quatre-vingt-dix tomes, et lui, disparaissant sous ses draps, affligé de tels comptes en banque négatifs, ressemble à son portrait sculpté par Rodin, cette robe de chambre vide et rigide, plâtrée tout autour de rien). Balzac estime Victor Hugo capable de subir des affronts, dans le genre Pointe du Raz, Cap Tourmente, mais s’enfoncer comme Balzac dans une banqueroute de plus en plus flamboyante, ça, c’est au-dessus de ses forces, ou pour mieux dire ça ne fait pas partie de son style, c’est situé bien au-delà de son savoir-faire d’artiste, il faut sans doute être un peu romantique, mais ajouter à ce romantisme de tête brûlée une cupidité de bourgeois qui veut l’argent facile, et un profond désir de revanche : le pauvre Balzac, Balzac le pauvre a su, lui, se ruiner pour pouvoir faire briller dans le hall d’une maison trop grande pour lui des coupes de malachite alignées sur des commodes. Voilà (c’est toujours Honoré qui s’exprime, comme si cette visite de Victor Hugo à Balzac était une suite au Traité des excitants modernes), voilà la Bonne Santé venue rendre visite à la décrépitude ; lui, Victor, le futur grand homme ravissant et agaçant Flaubert, n’a pas besoin de se faire dresser sa statue dans le hall de son appartement, il règne sans ça, il n’a pas recours à des subterfuges de petit bourgeois collectionneur de bibliothèques marquetées d’ivoire, il se contente de s’avancer, il est assez beau pour le faire, déployé, impérial, avec son front rempli de la Légende des siècles ; il n’a pas eu à se battre toute sa vie contre l’évidence de la laideur, de la petitesse, du rabougrissement, de cette face ingrate de gardien de vache pour qui accéder à l’édition est une fraude. Quand Victor Hugo mourra à son tour, il n’aura pas le corps délabré, il n’accumulera pas toutes les plaies, comme Balzac le fait à présent avec le sentiment d’avoir conservé pour plus tard les maladies de l’enfance, les rougeoles, les rubéoles, puis les maladies de la jeunesse, la syphilis et le chancre mou, et pour bien faire celles d’une vieillesse précipitée, obtenue d’avance comme un à valoir, l’usure des os et l’épaississement du sang – Victor Hugo sera en odeur de sainteté littéraire, il sera pâle et pelucheux comme un papier de tirage de tête, il sera du bois d’essence noble : son agonie ne sentira pas mauvais contrairement à celle du petit Balzac, ridicule jeune marié, Sancho Pança de lui-même qui empuante depuis sa chambre jusqu’au vestibule.

Morts possibles Combien d’autres variétés d’agonies dans ses livres ? Il aurait pu en ouvrir un au hasard pour choisir la sienne, comme dans un catalogue, ou comme on choisit un oracle au hasard dans les pages de


L’Énéide en comptant sur l’amour d’un dieu païen : une mort de Peau de chagrin, une mort de gourbi, une mort de baroud d’honneur, une mort de disparition mystérieuse et sans retour ressemblant étonnamment à la retraite d’un empereur germanique sous une montagne en attendant des jours meilleurs, une mort par là où on a péché, ce qui est moins une punition divine qu’une facilité de librettiste, une mort d’empoisonnement et de conspiration, une mort de maladie bénigne contractée stupidement et devenue fatale, une mort de suicide en grande et petite pompe, une mort de naufrage en route vers les Indes orientales, une mort d’échecs successifs, systématiques, et de coupe bue jusqu’à la lie – une mort de noyé au passage du Bosphore, une mort de repos dans l’oubli, l’oubli injuste, le repos mérité.

Balzac abandonné par ses créatures Les derniers jours d’Honoré de Balzac s’accordent sa réputation d’écrivain à quatre-vingt-dix livres et six mille personnages : ce serait bien le comble si parmi ces milliers, il ne se trouvait pas un homme ou une femme, au moins une, douée de médecine, capable d’arracher l’agonie du corps de l’auteur, sous les espèces d’une pomme pourrie – sinon à quoi bon avoir passé vingt ans de sa vie à inventer des noms de famille et trouver les figures à qui les attribuer ? Des figures spectrales et prosaïques. Balzac s’imagine entouré de tout son petit

monde, les crapules et les bienveillants, les huissiers, les hommes d’affaires, les hommes roulés dans la farine, les mystérieuses, les intrigants, les membres de sociétés occultes, les journalistes assis dessus d’autres journalistes, les basbleus, les sauvageonnes, et lui au milieu de ce monde adorable et détestable se sent capable de passer par-dessus l’amour et la détestation, distribuant sa magnanimité de créateur, son acceptation sans jugement, sa complicité de crapule, de bon Samaritain, de pauvre type berné, de courtisane jeune et puis vieille, de blanc-bec ambitieux, de vrai poète ulcéré, de conspirateur et de figurant passable raté de l’histoire ; il prévoit de s’en aller après avoir communié un instant avec tout ce petit monde, à lui et à tous les hommes, dans une sorte de pardon collectif, qui sert aussi de justification. Seulement, il n’y a personne, ses personnages choisissent de se perpétuer ailleurs tels qu’en eux-mêmes, la courtisane courtisane, le comploteur comploteur, et Balzac se retrouve seul, sa conscience l’avertit de sa solitude ; il y a bien les agitations de Madame Hanska dans une chambre voisine, comptant les minutes, et le visage de Victor Hugo quelque part au-dessus de son berceau, mais le reste a fichu le camp : le monde existe, il est éternel, il est là, mais sa façon d’être là est une façon d’émancipé, et Honoré, qui serre dans son poing la corne d’un oreiller, comprend comment l’abandon et l’indifférence façonnent cette tendresse particulière entre l’auteur et ses milliers de créatures.

Pierre Senges investit le Labo de Ciclic pour un projet de création en lien avec six grandes figures du patrimoine littéraire de la région Centre-Val de Loire. Avec in extremis, il réinvente les derniers jours de François Rabelais, Pierre de Ronsard, René Descartes, Louis de Saint-Simon, Honoré de Balzac et George Sand. En s’inspirant librement de Thomas de Quincey, il compose six textes, six fictions, qui « jouent avec les détails triviaux et privés » de la vie de grands écrivains, sur le « contraste comique entre ces détails et ce que les derniers jours peuvent avoir d’emphatique ou de métaphysique ». Pierre Senges ne cherche pas à faire un travail d’historien pour reconstituer l’exactitude de ces derniers jours, mais a un projet bien plus ambitieux, qu’il tient en deux infinitifs programmatiques : « inventer et trahir ». Ce projet s’inscrit dans in situ, le programme de soutien aux auteurs et à la vie littéraire proposé par Ciclic.

Ciclic, Agence régionale du Centre-Val de Loire pour le livre, l’image et la culture numérique, est un établissement public de coopération culturelle créé par la Région Centre-Val de Loire et l’État. www.ciclic.fr Création Ciclic 2016. Maquette D. Bastien.

Pierre Senges est l’auteur de plusieurs romans et récits, parus principalement aux éditions Verticales. Certains ouvrages ont été écrits en collaboration avec des dessinateurs, comme Géométrie dans la poussière (avec Killoffer, 2004) ou Les Carnets de Gordon McGuffin (avec Nicolas de Crécy, Futuropolis, 2009). Son dernier roman, Achab (séquelles), paru en septembre 2015, a reçu le prix Wepler. Il est également l’auteur de nombreuses fictions radiophoniques pour France Culture, France Musique et France Inter, dont Un immense fil d’une heure de temps (Grand Prix SGDL de la fiction radiophonique) et Histoire de Bouvard et Pécuchet, copistes (libre adaptation du roman de Gustave Flaubert). Le Ring, adaptation pour jeune public du Ring de Richard Wagner a été enregistré en public à la Salle Pleyel en 2011. Il a écrit pour le compositeur Francesco Filidei le livret de Opera (forse), interprété par l’ensemble 2E2M à Rome en 2013 à l’occasion d’une résidence à la Villa Médicis.


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