Dépasser les frontières : L'émergence des livres bilingues anglais pour la jeunesse

Dépasser les frontières : L'émergence des livres bilingues anglais pour la jeunesse Bradley

1ère édition, 2016 Licence Creative Commons : Œuvre mise à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International

Dépasser les frontières : L'émergence des livres bilingues anglais pour la jeunesse Un mémoire de fin d’études par Christopher Edward Bradley

Directrice de recherches : Mme Anne Schneider, Maître de conférences, Université de Caen

Master Métiers de l’édition Université de Strasbourg

Table

d e s m at i è r e s

Introduction • vii I. Histoire de la littérature jeunesse et du livre bilingue i.i. Émergence et évolution de la littérature jeunesse • 3 i.ii. Émergence et évolution du livre bilingue • 11 i.iii. Exemple particulier de la « Collection Budé » • 17 i.iv. Le livre bilingue aujourd'hui : les éditeurs et le marché • 22 II. Conception et réalisation éditoriale des livres bilingues ii.i. Présentation rapide du corpus • 39 ii.ii. Les livres bilingues « traditionnels » • 41 ii.iii. Les livres « hybrides » • 64 ii. iv. Les bandes dessinées • 78 Bilan : Conséquences et conclusions • 91 Annexe : Corpus d'étude • 97 Bibliographie • 117

Introduction

A

rrivant en Alsace, j’ai été surpris de constater qu’il est tout à fait banal ici d’être bilingue. Même si l’utilisation de l’alsacien diminue progressivement, il reste encore beaucoup de locuteurs natifs, et l’enseignement de l’allemand dans les écoles garde une place prioritaire. Par conséquent, il n’est pas difficile de rencontrer des personnes trilingues, voire quadrilingues si elles se sont intéressées également à l’anglais, par exemple. De surcroît, ce domaine plurilingue n’est pas la chasse gardée des linguistes et intellectuels, loin de là ; ces polyglottes sont commerçants, chargés de clientèle, chauffeurs de taxi, et agents de police. Pour ces personnes,

les multiples langues qu’elles maîtrisent n’ont rien de théorique, étant de vrais outils employés au quotidien.

C’est une réalité qui se démarque fortement de mon vécu aux États-Unis, en Oregon (Nord-Ouest pacifique). Cet état se situe à 400 kilomètres au sud du Canada et à 1 500 kilomètres au nord du Mexique, et, selon le recensement officiel de 2015, 84,9 % de ses habitants parlent uniquement l’anglais1. En plus, si l’on ne considère que la population 1 Un pourcentage au-dessus de la moyenne nationale (78,5 %), selon l'American Community Survey, du bureau de recensement des États-Unis. (URL : census.gov/ acs/www/data/data-tables-and-tools/subject-tables. Consulté le 12.10.2016.)

Introduction

adulte, ce chiffre augmente encore à 91,3 % — ce qui représente une réalité diamétralement opposée à la situation en Alsace, où 43 % des adultes parlent couramment le dialecte régional2. Et c’est sans compter les locuteurs de l’allemand, de l’anglais, ou d’autres langues encore.

Vivant dans un tel contexte plurilingue pour la première fois de ma vie, j’ai donc été amené à réfléchir sur la transmission de ces connaissances linguistiques traditionnelles aux futures générations. Pour un enfant, avoir un parent à la maison qui parle une autre langue facilite certainement l’apprentissage et peut suffire pour un usage quotidien et occasionnel. Mais pour maîtriser véritablement cette langue, il aura sans doute besoin d’autres ressources. Et déjà, la situation se complexifie. Dans le cas de l’alsacien, il

existe relativement peu de livres — et encore moins de livres pour enfants — pour la simple raison que, n’ayant pas de grammaire ou graphie codifiées (du moins historiquement), cette langue suit avant tout une tradition orale.

Des livres en allemand, au contraire, se trouvent beaucoup plus facilement, mais il faut encore qu’ils finissent entre les mains de l’enfant et qu’ils soient accessibles.

Cette question d’accessibilité revêt une importance capitale, car même dans un contexte plurilingue, les compétences de chacun peuvent varier et s’avérer segmentées. Un individu capable de converser dans une langue donnée ne sera pas nécessairement en mesure de rédiger une lettre dans la même langue, par exemple, ou à l’inverse, quelqu’un qui excelle à l’écrit peut avoir du mal à maintenir une conversation. En outre, certaines lacunes qui perdurent dans sa langue maternelle se verront sans doute amplifiées quand il s’agit de pratiquer une langue étrangère. Alors comment transmettre ces connaissances en évitant tout faux pas,

2 Selon une étude réalisée en 2012 par EDinstitut, pour le compte de l’Office pour la langue et la culture d’Alsace (OLCA).

(URL : olcalsace.org/fr/observer-et-veiller/ le-dialecte-en-chiffres#sources. Consulté le 12.10.2016). viii

didactiques d’un point de vue académique, linguistique, ou culturel, et un lecteur qui opte pour une telle édition le fait en principe en raison de sa forme, le contenu lui-même étant important mais secondaire — sinon, le lecteur choisirait sans doute une version monolingue du même ouvrage, beaucoup moins encombrante. Cette préférence de la part du lecteur aura pour cause des besoins académiques, une envie intellectuelle, ou peut-être même une simple curiosité, mais une chose reste claire : le choix du lecteur représente une démarche volontaire d’apprentissage.

D’un autre côté, nous avons les livres bilingues pour enfants. Dans ce domaine aussi, il arrive que des titres monolingues à succès soient réédités en version bilingue, bien que ce genre d’ouvrage reste assez rare ; la plupart des livres pour enfants, si et quand ils sont traduits, renaissent typiquement en tant que livre monolingue. En effet, la plupart des livres bilingues pour enfants sur le marché font partie d’un nouveau genre, cette fois-ci intrinsè-

de manière qu’un apprenant puisse y accéder sans entrave ?

Quand il s’agit de construire des ponts linguistiques, il est difficile de faire mieux qu’un livre bilingue. Ce support hybride fournit une base solide sur laquelle l'on peut bâtir et renforcer ses connaissances, et il semblerait tout indiqué pour un milieu polyglotte.

Il s’agit de préserver son patrimoine linguistique d’une façon ludique, tout en promouvant l’interculturalité, une valeur essentielle dans un monde où les langues outrepassent avec facilité nos frontières politiques et géographiques.

Il existe, d’un côté, les livres bilingues conçus pour un public adulte.

Ceux-ci, en principe, prennent la forme d’une réédition d’un texte monolingue existant et ont pour but de le rendre accessible à un nouveau lectorat. Ces ouvrages ont tendance à présenter les deux textes en regard, afin que le lecteur puisse facilement et rapidement les confronter, que ce soit pour comparer le style, la tournure d’une phrase, ou l’équivalent d’une expression. En général, ces livres se veulent ix

Introduction

quement bilingue. Ils sont conçus bilingues, ils naissent bilingues, et, pour les meilleurs entre eux, ils sont vécus bilingues à un degré inégalé par le livre bilingue classique. La conception et la réalisation de tels ouvrages peuvent s’avérer compliquées, certes, dû à leur caractère hybride ; mais en contrepartie, les possibilités éditoriales sont nombreuses et variées et permettent ainsi une évolution du contenu, de la mise en page, et de la mise en livre.

Pensée dès le début selon un schéma double, cette nouvelle mouture du livre bilingue pour enfants peut idéalement aussi avoir un plus grand impact sur le lecteur. L’auteur, sachant d’avance qu’il s’agit d’une histoire bilingue, peut choisir ses mots et ses thèmes en conséquence, et il en va de même pour l’illustrateur et le graphiste. Au final, cela peut créer une œuvre plus cohérente sur tous les fronts3. Ces dernières

années nous avons en effet assisté à la publication de certains ouvrages bilingues très réussis, captivant autant dans le fond que dans la forme, où leurs éditeurs expérimentent de nouvelles maquettes, travaillent toujours plus le paratexte4, et intègrent des applications qui permettent une lecture « augmentée », offrant du contenu audiovisuel.

Ces nouvelles pratiques et fonctionnalités représentent de vraies innovations, sans réelles limites pour l’instant.

De quoi ravir des millions de lecteurs et donner encore plus d’élan à un secteur déjà florissant — si seulement cet énorme potentiel se réalisait plus fréquemment. Concevoir et fabriquer un livre bilingue pour enfants constitue un défi de taille, et de nombreuses choses peuvent ne pas se réaliser comme prévu au niveau du design, de la mise en page, de la traduction, et 4 Défini par le critique et théoricien français Gérard Genette comme « un ensemble hétéroclite de pratiques et de discours de toutes sortes et de tous âges » qui entourent un livre (Seuils, Paris, Seuil, 1987, p. 8).

3 Bien que cette connaissance d’avance du destin bilingue d’un livre soit à double tranchant, ayant souvent pour effet de le ramener en territoire neutre, sacrifiant les particularités de chaque langue. x

tiques diffèrent5 ?

Une dernière difficulté majeure est liée plutôt au fonctionnement du livre en tant qu’objet. En plus de leur fonction de divertissement, les livres pour enfants représentent aussi des outils de découverte et d’apprentissage — de surcroît quand il s’agit d’un ouvrage bilingue. En effet, le lecteur doit pouvoir le comprendre et le manipuler aisément, mais la tâche du créateur s’avère ardue. De multiples questions d’ordre conceptuel se posent à tout éditeur devant « mettre en livre » une histoire en deux langues : Devrait-il mettre en avant l’aspect bilingue, ou essayer plutôt de le masquer ? Faut-il

bien sûr de l’histoire elle-même. Car les éditeurs actifs dans le domaine bilingue ont beau mettre l’accent sur leurs innovations éditoriales et didactiques, le contenu reste primordial. Après tout, le simple fait d’offrir un ouvrage bilingue n’autorise pas l’éditeur à livrer un récit insipide. Malheureusement, il s’agit d’un principe que les auteurs et éditeurs dans ce domaine semblent oublier bien trop souvent.

D’autres risques encore existent sur le plan graphique. S’il n’existe pas d’« illustration bilingue », les artistes travaillant dans ce domaine jouent un rôle de pont entre les deux langues et doivent de ce fait concevoir leur art différemment. D’une part, cela tient aux péripéties de la traduction, car même si les écarts entre les deux textes sont minimes, chacun peut suggérer un visuel différent dans l’esprit du lecteur.

D’autre part, en admettant que l’illustrateur réussisse ses dessins parfaitement, il reste l’épineuse question de goûts personnels et culturels : comment plaire simultanément à deux lectorats quand leurs valeurs esthé-

5 Dans son mémoire de fin d’études, Le livro bilíngue et sa place dans l´édition, Joana de Andrade Figueiroa cite l’exemple de la série bilingue Betty & Cat, publiée par l’auto-éditrice hollandaise Hennie Jacobs. Le premier titre, illustré par un artiste néerlandais, a plu davantage à son public néerlandais, tandis que les titres suivants, illustrés par un artiste français, ont été mieux accueillis par son lectorat français — logiquement — mais aussi par ses lecteurs britanniques, canadiens, et américains, supposés être « plus habitués aux illustrations françaises » (p. 27). xi

Introduction

seuls quelques titres jeunesse ont été publiés en version français-alsacien6.

Les éditeurs régionaux ne manquent pas ; une récente enquête recense quarante-cinq maisons d’édition implantées en Alsace7, dont une petite dizaine qui publie des livres pour enfants.

Toutefois, étant donné leur taille restreinte et leurs ressources limitées, l'on peut supposer que la complexité et les coûts élevés d’un livre bilingue — sans parler du public incertain — doivent avoir un fort effet dissuasif.

Peut-être plus significatif encore, la quantité de livres pour enfants en français-allemand demeure assez limitée

privilégier le côté ludique, ou se focaliser davantage sur la pédagogie ? L’un des deux textes doit-il être accentué, ou bien vaut-il mieux viser une présentation égalitaire ? Les réponses varieront en fonction des objectifs — entrent en jeu le positionnement de la maison, ainsi que le marché et le public visé — et le résultat sera forcément hybride.

Mais il faut tout de même trancher, en espérant ne pas se tromper, car ces décisions se répercutent sur chaque élément du livre, de la première à la quatrième de couverture, et tout ce qui se trouve entre les deux. Si l'on ne trouve pas le bon équilibre, l’expérience du lecteur en pâtira fortement, et le livre peinera à trouver son public.

Ce qui peut bien entendu s’avérer catastrophique pour un éditeur qui y aura investi deux fois plus de temps et d’argent par rapport à un livre monolingue classique.

Il ne faut probablement pas chercher plus loin pour trouver la raison derrière la pénurie de livres bilingues sur le marché. En Alsace, par exemple, malgré la forte présence de la langue régionale,

6 Notamment ’s kleine bibbele will àn ’s meer / La petite poule qui voulait voir la mer, des éditions La Nuée Bleue, et ‘s Mimi ùn de Leo gehn ìn d’Schuel / Mimi et Léo vont à l’école, créé par l’Office pour la langue et la culture d’Alsace (une entité culturelle qui a aussi soutenu ’s kleine bibbele).

7 Il s’agit d'une enquête menée par la Confédération de l’illustration et du livre, nommée Les éditeurs en Alsace ; publiée en juin 2016, elle est disponible en ligne gratuitement : cilalsace.com/2016/06/23/ lenquete-editeur-est-en-ligne. xii

aussi, composée pour la plupart d’ouvrages qui font partie de collections plurilingues. Celles-ci utilisent une maquette universelle qui peut servir de base pour n’importe quelle paire de langues, multipliant l’offre de l’éditeur tout en minimisant ses coûts8. Certaines autres collections vont encore plus loin en publiant une même histoire en plusieurs combinaisons bilingues différentes, un procédé souvent préférable pour des éditeurs de très petite taille, ainsi que pour les auto-éditeurs, permettant des économies encore plus importantes9. Cependant, plus ces

titres se multiplient, plus ils perdent leur profondeur linguistique et culturelle, « aplatis » par ce clonage.

Le contexte trilingue de la région Alsace peut donc être considéré comme l’un des éléments déclencheurs de ce mémoire, et servira comme toile de fond tout au long de l'analyse. Cependant, le corpus d’étude se compose exclusivement de livres en français-anglais. En premier lieu, l'offre relativement vaste nous permet d’explorer à la fois les diverses collections plurilingues sur le marché, les collections dédiées et quelques titres isolés.

Deuxièmement, sur un plan personnel, je me sens plus concerné par ces livres, menant moi-même une existence bilingue français-anglais au quotidien.

Au total, neuf titres ont été retenus pour le corpus d’étude (voir tableau p.

100). La majorité a été publiée depuis 2014 (six sur neuf), et le plus ancien date de 2005. Il en résulte un corpus fortement contemporain, mais cela

8 C’est notamment le cas des DUAL Books des éditions Talents Hauts, La marmite-O-langues de Dadoclem, et Tip Tongue de Syros, trois collections traitées tout au long de ce mémoire.

9 Voir la collection P’tit Bili des éditions Zoom, une petite maison luxembourgeoise (p.

33). Parmi les auto-éditeurs, le record incontestable est détenu par Philipp Winterberg, auteur de Je suis petite, moi ?, qui existe dans pas moins de soixante-huit versions bilingues différentes. Ses deux autres titres, Ça rentre, ça sort ! et Egbert rougit, totalisent, eux, 102 éditions distinctes. Publiées via CreateSpace,

le service d’auto-édition d’Amazon, toutes ne sont pourtant pas disponibles. xiii

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reflète la jeunesse du secteur plutôt qu’une volonté de ma part ; néanmoins, je ferai ponctuellement appel à quelques titres historiques pour compléter mon propos. Quatre de ces livres prennent la forme d’un album traditionnel, composés d’une suite de doubles pages illustrées, accompagnées d’un ou plusieurs blocs de texte ; trois d’entre eux sont des romans courts illustrés ; et les deux restants sont des bandes dessinées. La tranche d’âge globale de ces titres va de deux à quatorze ans et aucun livre n’est supposé dépasser le niveau A2, selon les indications données par les éditeurs eux-mêmes — bien que leurs estimations semblent parfois quelque peu hasardeuses10.

Ce corpus se veut représentatif de

l’offre sur le marché français, comprenant presque la totalité des collections bilingues pour enfants actuellement disponibles. Certes, cette exhaustivité entraîne aussi une variété considérable, ce qui peut rendre difficile la tâche du chercheur ; mais si les livres analysés font preuve d’une certaine hétérogénéité, ils présentent aussi de nombreux éléments fédérateurs, dans la mesure où leurs créateurs doivent souvent se poser les mêmes questions et surmonter les mêmes difficultés.

C’est cette base commune qui permet de les étudier ensemble.

Il reste néanmoins certains ouvrages qui n’ont pas pu être intégrés au corpus. Ces exclusions ont rarement eu pour cause un quelconque souci de qualité ; les titres retenus ne sont certainement pas exempts de défauts, et l’analyse d’un mauvais livre peut vous apprendre tout autant que celle d’un bon livre. Au contraire, ces ouvrages se sont vus écarter plutôt pour des problèmes de disponibilité et de rayonnement, ce qui est notamment le cas pour la plupart des livres auto-édités.

10 L’échelle utilisée est celle du Cadre européen commun de référence pour les langues (CECR), qui va du niveau A1 (débutant) au niveau C2 (expert). Malgré le caractère détaillé des descripteurs de ce schéma, il reste difficile à définir le niveau précis d’un titre. Toujours est-il que pour des livres bilingues, ce genre d’indication s’avère souvent le plus utile, étant donné que l’on peut être débutant à tout âge. xiv

et l'évolution des thématiques chères au genre, ainsi que l’émergence de l’album ; et une étude approfondie des ouvrages sélectionnés, où l’on examinera leur conception et leur réalisation afin de voir concrètement comment chaque livre fonctionne et quels sont les effets sur le lecteur. À travers cette analyse, nous pourrons également identifier quelques éléments nous permettant d'expliquer le manque relatif de livres bilingues pour enfants sur le marché français. En effet, le succès timide et la portée limitée du genre semblent découler dans une large mesure de certains choix éditoriaux qui restreignent le public d'emblée, ainsi que d'un manque d'investissement de la part des éditeurs français, par faute de moyens ou d'intérêt. En vue d'apporter quelques pierres à la construction du secteur, nous essayerons enfin d'établir un ensemble de pratiques d'excellence et d'offrir certaines préconisations aux éditeurs actifs dans le domaine.

Je n’avais pas pour objectif au début d’exclure toute auto-publication ; j’ai eu moi-même recours à ce procédé en 2012 pour un album bilingue, et cette démarche se justifie pleinement dans le domaine des livres bilingues pour enfants, toujours en train d’éclore.

Toutefois, ce genre de livre se prête difficilement à une étude académique.

Exception faite de certaines créations artisanales, les ouvrages auto-publiés sont en général moins soignés d’un point de vue éditorial, et ne peuvent donc pas être analysés de la même façon. En outre, leur mauvaise visibilité ou absence en librairie, dans les bibliothèques, et même sur internet limite véritablement la présence de ces livres sur le marché français. Je préfère donc me concentrer sur d’autres titres et collections plus susceptibles de se retrouver entre les mains d’un grand nombre de lecteurs.

Avec ce corpus comme fondation, l’analyse qui suit se basera sur deux volets principaux : l’arrière-plan historique des livres bilingues pour la jeunesse en France, traçant la naissance xv

Première Histoire

pa r t i e :

d e l a l i tt é r at u r e j e u n e s s e

et du livre bilingue

La vie, c'est les enfants qui en détiennent le secret, leurs jeux, leurs rêves, leur ardeur, la flamme du cœur et dans les yeux la soif d'idéal… Voilà le sens profond de la vie.

- Paul Faucher

Histoire de la littérature jeunesse et du livre bilingue

S

i la véritable émergence des livres bilingues pour enfants en France ne remonte qu’à la décennie dernière, leur période de gestation, elle, remonte au siècle passé, sinon plus tôt encore. En effet, qu’il ait fallu tellement de temps pour que le genre naisse peut surprendre, vu que les thématiques à son cœur tiennent une place importante dans la littérature pour la jeunesse depuis bien longtemps. Même d’un point de vue socioéconomique, toutes les conditions nécessaires à sa création semblent être réunies depuis quelques générations, dû à l’accélération de la mondialisation et l’estompement des frontières au sein de l'Europe. Alors

pourquoi un tel atermoiement de la part des éditeurs ?

i.i. É mergence et évolution de la littérature jeunesse

Les raisons à cela sont complexes et variées, mariant facteurs pratiques et stagnation sectorielle, mais l'on peut suivre l’évolution graduelle du genre à travers les décennies en surveillant les traces de ses ancêtres. Nous pouvons considérer comme l’un des premiers développements importants dans ce domaine l’émergence d’une littérature ouverte aux jeunes basée

Première partie

sur la thématique de l’ « appel de l’ailleurs11 ». Comme l’expliquent Christian Chelebourg et Francis Marcoin, « l’évasion est l’un des maîtres-mots de la littérature destinée à la jeunesse », caractérisant un genre « capable de happer son lecteur, de l’entraîner dans un autre monde12 ». Les Voyages de Gulliver (1726) représente l’un des plus anciens exemples de ce mouvement, offrant un récit qui amène le lecteur à des pays fantastiques tels que Lilliput et Brobdingnag. Selon Chelebourg et Marcoin, toutefois, pour s’échapper, « il n’est pas besoin d’emporter le lecteur dans un monde purement imaginaire ; le réalisme permet également aux lecteurs de s’évader de leur quotidien13 ». Ce sera notamment le cas, le siècle suivant, des Aventures de Tom Sawyer de Mark Twain (1876), ainsi

que de L’Île au trésor de Robert Louis Stevenson (1882) — même si chacun de ces livres relève plutôt de l’aventure que du réalisme.

Ces petits pas vers la réalité restent toutefois très significatifs, car cela rapproche ces œuvres de notre propre vécu, tout en élargissant nos perspectives. C’est ce qui permet une vraie découverte du monde, comme nous pouvons le constater dans les œuvres d’auteurs comme Jules Verne. Dans ses Voyages extraordinaires14, il nous plonge dans des univers lointains et exotiques, mais — souvent — tout à fait réels.

Exemplifié par des romans comme Le Tour du monde en quatre-vingts jours (1873), sa mission peut donc se résumer ainsi : [Verne] se fixe pour objectif de faire découvrir le monde à un public encore très peu mobile. Il fait de ses romans autant de fenêtres par les-

11 Chelebourg, Christian et Marcoin, Francis, La littérature de jeunesse, Paris, Armand Colin, coll. « 128 », 2007, p. 109.

14 Une collection qui regroupe l’essentiel de l’œuvre de l’auteur, comprenant une soixantaine de romans, ainsi que plusieurs nouvelles.

12 Ibid.

13 Ibid.

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Histoire de la littérature jeunesse et du livre bilingue

d’aventure n’étaient pas précisément ce que l’on appellerait aujourd’hui des « livres pour enfants », dû principalement à leur longueur et au niveau de lecture requis. Pendant cette même période, d’autres ouvrages célèbres destinés spécifiquement aux jeunes lecteurs ont également vu le jour — l’on peut citer Heidi (1881) ou Le Livre de la jungle (1894) — quoique ceux-ci représentent aussi des œuvres assez ambitieuses, comptant plusieurs centaines de pages chacun.

Pour l’essor de l’album tel que nous le connaissons aujourd’hui, il allait donc falloir attendre encore un peu. Certains acteurs clés dans le monde de l’édition français avaient déjà commencé à développer de nouveaux formats destinés aux enfants, en parallèle aux susmentionnés romans ; mais à la deuxième moitié du XIXe siècle, ces livres restaient dans un état expérimental, ou tout du moins intermédiaire. Les Contes de Perrault illustrés par Gustave Doré, parus en 1862, démontrent bien les innovations graphiques en cours à l’époque. Comme l’explique L’Histoire

quelles tout un chacun […] puisse voir défiler les paysages les plus variés ; il cherche à faire de leur lecture un véritable « voyage extraordinaire15 ».

Bien entendu, il s’agit ici d’une invitation à l’étranger, et non pas des langues étrangères elles-mêmes. Nous sommes donc encore très loin des livres bilingues qui apparaîtront par la suite. Cependant, ce genre de livre explorateur représente un premier pas dans la mesure où la découverte de nouveaux pays et de nouvelles cultures va souvent de paire avec l’apprentissage de langues, éveillant notre intérêt et notre curiosité. C’est l’amadou qui fait prendre le feu.

Bien que destinés en principe aux lecteurs de tous âges, y compris les plus jeunes16, ces romans d’évasion et

15 Chelebourg et Marcoin, op. cit., p. 108.

16 En effet, la plupart des romans de Jules Verne bénéficiaient d’une pré-publication dans le Magasin d’éducation et de récréation, une revue littéraire enfantine éditée par Pierre-Jules Hetzel.

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Première partie

par l’image17, « À l’origine, […] les vignettes [possédaient] seulement une fonction de frontispice introduisant chaque conte ». Mais avec l’édition de Doré, publiée chez Hetzel, l’ouvrage « ne [comportait] pas de vignettes mais 40 grandes compositions en pleine page, proposant un regard neuf sur les contes et enrichissant ainsi considérablement l’iconographie de certains textes18 ». Il est à noter toutefois que le style de ces illustrations demeure très réaliste, ce qui représente certainement un atout pour l’ouvrage, mais qui le démarque fortement de nos livres pour enfants contemporains (voir ci-contre).

Illustration du 'Petit Poucet' par Gustave Doré, pour les Contes de Perrault (photo Rmn-Grand Palais / Bulloz).

17 Un projet national qui a pour but de décrypter l’histoire de France de la période 1643-1945, en partenariat avec l’Éducation nationale, le ministère de la Culture et de la Communication, et la Réunion des musées nationaux-Grand Palais (Rmn-GP). (URL : https://www.histoire-image.org.)

L’album moderne est enfin apparu après le tournant du siècle, au début des années 1930. Offrant un nouveau format plus court et encore plus centré sur les illustrations, ces petits ouvrages allaient révolutionner le domaine des livres pour enfants. Un signe indéniable que l’heure de l’album était venue, deux collections marquantes ont vu

18 Pichon-Bonin, Cécile, « L’illustration du livre pour enfants : autour des Contes de Perrault », Histoire par l’image [en ligne], consulté le 31 octobre 2016. URL : histoire-image.org/etudes/illustration-livre-enfants-autour-contes-perrault.

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Histoire de la littérature jeunesse et du livre bilingue

le jour simultanément en décembre 1931 : Babar, aux éditions du Jardin des modes, et les Albums du Père Castor, publiés chez Flammarion. Le fruit de l’imagination de Cécile et Jean de Brunhoff, Babar a commencé sa longue aventure avec un album intitulé l’Histoire de Babar le petit éléphant.

Imprimé en grand format (37 x 27 cm), Babar se démarquait également grâce à son « exploration des potentiels de l’espace du livre19 », innovant dans son graphisme, rempli de rondeurs ; son écriture manuscrite ; et son accessibilité, limitant à la fois son vocabulaire et sa longueur (48 pages). Il en résulte un bel album dans lequel un enfant d’aujourd’hui pourrait facilement se retrouver.

Ayant rencontré un vif succès, ce premier titre a donné naissance à six autres tomes dans l’espace de dix ans, dont deux titres posthumes, achevés

Planche de l'Histoire de Babar : le petit éléphant (ci-dessus), et une aquarelle originale du Voyage de Babar (BnF, Réserve des livres rares).

19 C.P., « Le renouveau éditorial », Babar, Harry Potter & Cie, livres d'enfants d'hier et d'aujourd'hui [en ligne], consulté le 31 octobre 2016, BnF. URL : expositions.bnf.fr/livres-enfants/grand/109.htm.

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Première partie

par Laurent de Brunhoff après la mort de son père20. Babar a même été publié à New York par Random House dès 1933, traversant l’Atlantique avec une rapidité impressionnante pour l’époque. Et plus de quatre-vingts ans plus tard, l’éléphant roi n’a pas perdu sa cote, avec un nouveau titre publié en 2014 et pas moins de trois nouvelles éditions du premier titre sorties en France dans la seule année de 2015 21.

Babar semble être alors avant tout une série universellement aimée, ce qui pourrait expliquer en partie pourquoi les livres sont devenus de tels pionniers.

De plus, avec le recul, nous retrouvons à travers toute la collection de Babar les mêmes thématiques qui ont fondé le genre des livres pour la jeunesse, à savoir l’évasion et la découverte du monde. Des titres comme Le Voyage de Babar, Babar dans l’Île aux oiseaux, Babar sur la planète molle, et Babar et

la cité perdue restent simples au niveau de la lecture, mais ce sont autant de livres qui élargissent et enrichissent l’univers de leurs jeunes lecteurs, tout comme les romans de Jules Verne.

Que ce soit le résultat d’une décision consciente ou l’évolution naturelle de la série, cette façon de s’appuyer sur les livres à succès d’antan apparaît bien astucieuse. Après tout, pourquoi aller à l’encontre de thématiques qui ont d’ores et déjà fait leurs preuves, et ce pendant des siècles ?

Ainsi, la famille de Brunhoff a su rénover le genre tout en restant dans le sillage de ses aïeux, ce qui lui a sans doute facilité la tâche. Mais, comme évoqué plus haut, Babar n’était pas la seule collection à modifier le paysage des livres pour enfants au début des années 1930. Avec leur parution aux éditions Flammarion, les Albums du Père Castor ont déclenché leur propre petite révolution. Conçue par Paul Faucher, créateur de la collection Éducation chez le même éditeur et féru de la pédagogie moderne, cette collection allait placer les enfants au cœur de tout le proces-

20 Ibid.

21 Comprenant un livre numérique, un livre audio, et un livre-CD, remettant Babar au goût du jour.

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Histoire de la littérature jeunesse et du livre bilingue

sus, rénovant le rapport du lecteur avec les livres et transformant le statut des livres eux-mêmes. Quel meilleur moyen, en effet, de bousculer le domaine que de démarrer sa collection avec un titre comme Je fais mes masques (1931), un livre-jeu « désacralisé au point qu’on peut le découper22 » ? Publié simultanément avec Je découpe — Faucher pouvait-il être plus clair quant à ses intentions ? — ces « copains de papier » allaient bientôt être suivis par une vaste gamme d’autres titres, « privilégiant tantôt les thèmes de la réalité quotidienne, tantôt l’imagination et la fantaisie du conte23 », mais toujours unis dans leur mission éducative.

Les Albums du Père Castor, toujours d’actualité, comptent bien plus de mille titres au total, divisés en plusieurs sous-collections différentes. L’une de

celles-ci, nommée les Enfants de la Terre, nous intéresse particulièrement, étant donné sa perspective mondiale.

Commençant par Apoutsiak le petit flocon de neige (1948), qui raconte la vie quotidienne d’une famille esquimaude vivant au Groenland, ces titres nous embarquent une fois encore pour un tour du monde, passant par la Hollande, l’Italie, le Sénégal, les Antilles, et le Québec, entre autres destinations exotiques et inconnues. Il s’agit d’une initiative louable, certes, mais le danger d’une telle collection — du moins vu d’aujourd’hui — réside dans la difficulté d’éviter les clichés. Un album intitulé Habib petit Tunisien24 (1971), par exemple, pourrait susciter des doutes quant à ses vraies intentions, surtout vu le passé colonial de France dans ce pays, le protectorat français ayant été aboli seulement en 1956. L'on s’attendrait plus à une caricature, alors, qu’à une vraie histoire. Malgré leurs titres douteux, cependant, les ouvrages

22 Perrin, Raymond, Un siècle de fictions pour les 8 à 15 ans (1901-2000), à travers les romans, les contes, les albums, et les publications pour la jeunesse, 4e éd., Paris, L'Harmattan, 2001, p. 97.

24 Aussi publié comme Habib petit Arabe de Tunisie.

23 Ibid.

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Première partie

dans cette collection offrent à leurs lecteurs une expérience aussi riche et authentique que possible. L’auteure de Habib, Myriam Houri-Pasotti, était d’origine tunisienne, et Apoutsiak a été écrit par un ethnologue et explorateur polaire, Paul-Émile Victor. Rien ne peut garantir une authenticité absolue, mais au moins ainsi, Faucher et son fils François — qui a poursuit l’œuvre de Paul après le décès de ce dernier en 1967 — pouvaient s’assurer que leur collection ne serait pas sujette aux idées reçues. Il s’agissait donc d’un pari risqué, mais pleinement réussi, qui a valu à la collection le Prix européen de littérature pour la jeunesse en 1962 25.

La création simultanée de Babar et des Albums du Père Castor semble être une simple coïncidence, mais leur lan-

cement commun n’aurait pas pu être mieux planifié. Chacune à sa manière, ces deux collections ont transformé leur genre et ouvert de nouveaux horizons, grâce notamment à leur capacité d’impliquer et de parler directement aux enfants. D’autres livres marquants viendraient sous peu, suivant la même recette — Le Petit Prince lui-même serait publié en 1943 — mais leur longévité respective et succès continu démontrent à la fois leur habileté extraordinaire et le bien-fondé de leurs approches. Des milliers d’autres albums ont eu beau paraître au fil des années chez autant d’éditeurs, ces premières collections demeurent à bien des égards le socle du genre.

Ici encore, toutefois, nous tournons autour de notre sujet sans vraiment y toucher. L'on retrouve donc les mêmes thématiques de l’évasion et de la découverte du monde, adaptées cette fois-ci au format de l’album, et Babar et le Père Castor ont tous les deux incarné cet esprit en partant à l’étranger26.

25 Décerné à Caorle, en Italie, ce prix est « destiné à récompenser une œuvre littéraire qui favorise une meilleure compréhension entre les peuples de l’Europe et met en valeur les richesses de son patrimoine culturel ». (« Prix littéraires pour la jeunesse », Bulletin des bibliothèques de France, 1967, n° 2, p.

71, consulté le 1 novembre 2016. URL : bbf. enssib.fr/consulter/bbf-1967-02-0071-019.)

26 En effet, le Père Castor a lui aussi été 10

Histoire de la littérature jeunesse et du livre bilingue

Mais, étrangement, cette ouverture au monde n’a jamais vraiment débouché sur la création de livres bilingues — bien qu’il s’agisse de personnages et d’auteurs d’origines diverses, bien que l’objectif déclaré du Père Castor soit de servir comme support pédagogique et outil éducatif. Quoi de plus logique alors que d’offrir des livres bilingues ?

i.ii.

É mergence

et évolution du livre bilingue

À vrai dire, les collections de Babar et du Père Castor n’ont pas complètement négligé ce format. Leurs catalogues respectifs en offrent quelques exemples épars, notamment Je parle anglais avec Babar et L’imagier du Père Castor en version anglais-français. Mais ce qui saute immédiatement aux yeux est le caractère isolé de ces ouvrages.

Je parle anglais avec Babar27, publié en 1963, semble être la seule véritable histoire bilingue de la série, à part un imagier publié en 1995 (Babar m’apprend l’anglais). Il faut reconnaître que Je parle anglais présente un certain intérêt linguistique et éditorial, ayant élaboré un format unique : le livre comprend quatorze courts récits (d’une à deux pages) écrits en français, avec des traductions anglaises partielles intégrées directement dans le texte.

chaleureusement accueilli à l’international, notamment aux États-Unis. Comme l’explique Paul Faucher, « Dès 1936, ce fut ce qu’on appelle un grand succès de librairie.

Les albums du Père Castor étaient connus en France et traduits à l’étranger. Le plus inattendu fut leur succès massif auprès du public américain, dont le goût paraissait le plus éloigné de nos images et de nos textes » (paroles prononcées lors de La Mission éducative des albums du Père Castor, une conférence à Girenbad [Suisse], 18 mai 1957). (Source : Piquard, Michèle, « Paul Faucher, concepteur des albums du Père Castor, sergent recruteur de la Nouvelle Éducation dans l’entredeux-guerres », Recherches & Éducations [en ligne], n° 4, 2011, p. 53-64, mis en ligne le 15.11.2012, consulté le 2 novembre 2016.

URL : rechercheseducations.revues.org/782.)

27 Aussi édité en version français-allemand, français-espagnol, et français-italien quelques années plus tard.

11

Première partie

Son grand format et son intégration de l'anglais le distinguent de nos titres contemporains, bien que son approche ressemble quelque peu à celle de nos livres bilingues « hybrides », composés en un mélange de français et d'anglais (voir p. Variable). En outre, il emploie déjà la couleur et le gras pour différencier les deux langues utilisées, ce qui est devenu aujourd'hui pratique courante.

L'on peut supposer que ce titre a réellement suscité l’intérêt des lecteurs de son époque, puisque l’éditeur a donné suite à ce concept en publiant des éditions en allemand, en espagnol, et en italien. Cependant, chacune de ces éditions se trouve actuellement indisponible, et aucun nouveau titre n’a jamais vu le jour.

Quant à L’imagier du Père Castor (1998), il a fallu attendre quarante-six ans pour voir l’ouvrage initial — pourtant un best-seller — réédité en version bilingue. Il s’agit d’un imagier classique, sans récit de fiction, offrant le mot anglais et son équivalent en français pour chaque objet illustré (voir ci-contre). Il semble avoir rencon-

Pages intérieures de L'imagier du Père Castor en version bilingue, anglais-français.

tré un certain succès auprès du public, puisque contrairement aux titres bilingues de Babar, il a été réédité par la suite (en février 2016). Au-delà des ventes, ce vote de confiance pourrait aussi s’expliquer par sa proximité à la ligne éditoriale du Père Castor, axée plus sur la didactique et l’interculturalité. Bien que cette même ligne éditoriale n’ait jamais amené l’éditeur à publier d’autres livres bilingues.

Dans les deux cas, il s’agirait alors 12

Histoire de la littérature jeunesse et du livre bilingue

Il est donc vrai qu’au vingtième siècle, le concept de livres bilingues pour enfants existait en France. Mais c’était une existence difficile et partielle, où même les collections les plus susceptibles de faire l’objet d’éditions bilingues ont rechigné à franchir le pas. Dans une certaine mesure, ce manque d’implication pouvait être dû à une simple ignorance du principe, et non pas à une véritable opposition ; après tout, à cette époque le genre était encore à l’état embryonnaire. Cependant, il est difficile de croire que l’idée ne soit jamais passée par la tête de quelqu’un comme Paul Faucher. Ayant « un pied dans la pédagogie, un pied dans l’édition28 », il était non seulement dirigeant de la collection Éducation chez Flammarion, créée en 1927, mais aussi co-fondateur la même année du Bureau français d’éducation (BFE), le correspondant en France du Bureau international d’éducation. Il semble raisonnable de

d’exceptions qui prouvent la règle. En outre, il est curieux que les incursions respectives de ces collections dans le domaine bilingue n’aient pas de lien direct avec la thématique de la découverte du monde, pourtant chère à Babar et au Père Castor. La présence de l’anglais — ou de n’importe quelle autre langue étrangère — dans ces quelques titres leur donne forcément un aspect plus international, mais l’ouverture s'arrête là. L’Imagier du Père Castor ne prête pas particulièrement attention à la culture — ou aux cultures — derrière la langue anglaise, et les récits dans Je parle anglais avec Babar abordent plutôt des sujets neutres, bien que le roi éléphant se trouve en Angleterre. Ainsi, le lecteur a droit a des anecdotes comme « Breakfast is delicious », « The children are going to school », et « The bicycle ride », presque sans spécificité linguistique ou culturelle (voir encadré p. Variable). Que ces livres aient vu le jour est décidément une chose positive, mais ils représentent en même temps une occasion manquée de renforcer le message fédérateur de ces collections et d’élargir leur portée.

28 Piquard, Michèle, « Paul Faucher, concepteur des albums du Père Castor », op. cit. (p. 11).

13

Première partie

Babar Goes to England?

Je parle anglais avec Babar représente l'un des précurseurs des livres bilingues pour enfants d'aujourd'hui et offre l'occasion rêvée de découvrir la langue et la culture anglaise. Comme le narrateur l'explique lui-même au début : « Je suis Babar, roi des éléphants. Pendant un séjour en Angleterre j'ai appris l'anglais, et j'aimerais vous donner des leçons. Qu'en pensez-vous ? » L'on pourrait penser que c'est formidable, sauf que l'on se rend compte assez vite que seules les paroles de Babar nous permettent de nous localiser en Angleterre. La seule référence culturelle se trouve dans le huitième récit, « I

play with the children » (ci-dessous), quand Babar explique : « [Les enfants] aiment jouer au football - to play soccer. Oui, football est un mot anglais, mais il vaut mieux dire " soccer " parce que les Anglais emploient aussi le mot football pour le rugby ». Dans la page suivante, il cite également le cricket, mais cela s'arrête là ; aucune autre référence de la sorte ne figure dans le texte. Le seul autre récit qui nous rapproche véritablement de l'anglais est « I like to go for a walk in the garden », où nous lisons, « Céleste cueille des fleurs pour faire un bouquet - a bouquet (vous voyez, c'est le même mot en anglais et en français) ». Le narrateur note la même chose ensuite pour roses et fruits. Certainement, ces remarques enrichissent le livre, mais la grande majorité des récits n'offrent aucune spécificité de ce genre. Et pour couronner le tout, dans les autres éditions de l'ouvrage — en allemand, espagnol, et italien —, ces commentaires disparaissent totalement, laissant un vide culturel complet.

14

Histoire de la littérature jeunesse et du livre bilingue

penser que s’il avait considéré qu’éditer des livres bilingues pour enfants était une bonne idée, d’un point de vue pédagogique, il l’aurait fait — surtout vu le regain d’intérêt dans ce genre d’ouvrage dans le milieu académique pendant cette période (voir la « Collection Budé », p. Variable).

Cependant, durant sa longue carrière dans l’édition pour la jeunesse, Faucher semble s’être consacré à tout sauf aux livres bilingues. Cela pourrait représenter un manque sur son curriculum vitae, vu d’aujourd’hui, mais il faut prendre en compte le contexte de l’époque : jusqu’aux années 1960, voire beaucoup plus tard, le bilinguisme précoce était considéré comme nocif par la communauté scientifique, car « dangereux pour le fonctionnement mental29 ». Les premiers chercheurs à s’y intéresser trouvaient en effet que « le quotient intellectuel des bilingues

était significativement inférieur à celui des monolingues30 », ce qui semblait d’ailleurs une conclusion logique : après tout, comment un jeune enfant pouvait-il apprendre sans perturbations une langue étrangère quand il n’avait pas encore totalement assimilé sa langue maternelle ? Cela n’entraînerait-il pas une confusion mentale ?

Le pédiatre alsacien Christian Huber résume la problématique ainsi :

29 « Faut-il avoir peur de l'immersion bilingue précoce ? », Université de Liège [en ligne], consulté le 2 novembre 2016. URL : reflexions.ulg.ac.be/cms/c_355125/fr/faut-ilavoir-peur-de-l-immersion-bilingue-precoce?

31 Huber, Christian, « Identité et bilinguisme : Et si nous n’avions plus peur du métissage culturel ? », VST - Vie sociale et traitements [en ligne], n° 87, 2005, p.

80-84, consulté le 2 novembre 2016.

L’acquisition linguistique structure le cerveau. L’empêchement apporté à l’acquisition d’une langue maternelle constitue un drame dans la mesure où cette structuration ne s’opère convenablement que dans le jeune âge. On comprend donc la catastrophe que représente l’entrave apportée à l’acquisition d’une langue maternelle ��.

30 Ibid.

15

Première partie

Le problème s’articule donc autour d’une question : l’apprentissage précoce d’une deuxième, voire d'une troisième langue peut-il effectivement représenter une « entrave […] à l’acquisition d’une langue maternelle » ? Étant donné les enjeux, les craintes de l’opposition au bilinguisme précoce sont tout à fait compréhensibles, mais finalement, elles ne semblent pas avoir de justification scientifique. En réalité, les enfants bilingues — et plus en général, les personnes bilingues de tous âges — bénéficieraient au contraire d’importants avantages cognitifs, démontrant, en moyenne, « de meilleures capacités que les autres, essentiellement dans le domaine des fonctions attentionnelles et exécutives, celles qui nous permettent d’inhiber des informations non pertinentes, de planifier nos actions, [et] d’élaborer des stratégies32 ». De

surcroît, l'on constate même « une influence positive du bilinguisme sur l’acquisition d’autres langues33 ».

Certes, le bilinguisme n’est pas une panacée, et il faut tout de même faire attention à ce que l’acquisition de nouvelles langues se déroule sous les meilleures conditions — notamment le maintient de sa langue maternelle et la création d’une ambiance propice à l’apprentissage (défini par les psychologues allemands comme « chaleur de nid », die Nestwärme)34. Mais l’idée du bilinguisme comme un phénomène néfaste semble définitivement écartée aujourd'hui, avec au contraire de plus en plus d’études qui en vantent ses mérites.

Il est difficile de savoir dans quelle mesure cette connaissance aurait influé 33 Cenoz, Jasone, « L’acquisition de la troisième langue : bilinguisme et plurilinguisme au pays basque », Aile - Acquisition et interaction en langue étrangère [en ligne], n° 10, 1997, p. 159-175, mis en ligne le 10.10.2005, consulté le 02 novembre 2016. URL : aile. revues.org/612.

URL : www.cairn.info/revue-vie-sociale-et-traitements-2005-3-page-80.htm.

32 « Faut-il avoir peur de l'immersion bilingue précoce ? », Université de Liège, op. cit. (p. 15).

34 Huber, Christian, op. cit. (p. 15).

16

Histoire de la littérature jeunesse et du livre bilingue

sur les éditeurs de temps jadis. Mais peut-être cela aurait-il poussé Paul Faucher à créer une véritable collection de livres bilingue pour enfants au sein du Père Castor il y a bien des années, lui qui voyait ses albums « comme un essai d’adaptation aux besoins fondamentaux des jeunes enfants35 ». Au lieu de cela, il nous a fallu attendre encore quelques décennies avant qu’un éditeur français n’ose entreprendre un tel projet.

i.iii.

E xemple particulier de « C ollection B udé »

la

Ce vide prolongé surprend d’autant plus vu qu’une nouvelle dynamique bilingue avait commencé à se développer à partir des années 1920 dans la veine savante. En effet, des cendres de la Grande Guerre est née une initiative érudite, la Collection des Universités de France (CUF), dite la « Collection Budé », qui a donné un second souffle à un phénomène déjà presque centenaire.

Au tournant du XXe siècle, en fait, l’un des tous premiers genres de livres bilingues à succès sur le marché français s'était retrouvé dans une situation de crise : les classiques grecs et latins, rendus accessibles aux français depuis quelques décennies grâce notamment aux collections bilingues Panckoucke et Firmin-Didot36, n’étaient soudain

35 Mots prononcés en 1958, lors d’un discours au Vème Congrès de l’Union internationale pour la littérature de jeunesse, réunie à Florence. (Source : Meunier, Christophe, « Terre des hommes, enfants de la Terre.

Quand le Père Castor se mêle de géographie », mis en ligne le 07.04.2016, consulté le 1 novembre 2016. URL : lta.hypotheses. org/644.)

36 La « collection Panckoucke » s’appelait officiellement la Bibliothèque latine-française ou Collection des classiques latins, avec la traduction en français, créée par CharlesLouis-Fleury Panckoucke en 1825. En 1837, elle fut rejointe par deux collections de l’édi17

Première partie

plus disponibles, à part quelques titres isolés souvent de qualité douteuse37.

Sans doute cela représentait-il un signe des temps, mais l'on peut y voir aussi une perte de faveur auprès du milieu académique. En effet, si le système scolaire français a longtemps placé ces connaissances classiques au cœur de son programme, ses priorités allaient évoluer avec la réforme de 1902, qui a accompli « un pas décisif […] en reconnaissant l’existence possible d’un vrai baccalauréat sans latin38 ». Ainsi, ces

langues anciennes ont été en quelque sorte « déclassées » pour devenir une simple option parmi d’autres, « la formation humaniste ne [constituant] plus la marque nécessaire et éminente de la culture39 ».

Ce changement d’approche et de mentalité, aussi progressiste soit-il, était toutefois accompagné de certaines conséquences culturelles, parmi lesquelles une probable aggravation de la pénurie de livres classiques en édition bilingue. En effet, à cette époque, la seule solution qui restait pour les amateurs des auteurs grecs et latins était de faire appel à l’éditeur allemand Teubner40. Outre les problèmes pratiques, du fait que la traduction moderne ainsi que tout le paratexte soit en allemand, cette réalité s’avérait « doublement vexant : non seulement l’édition française manquait à ses devoirs, mais encore c’étaient les

teur Ambroise Firmin-Didot, la Collection des auteurs latins avec la traduction en français et la Bibliothèque des classiques grecs avec la traduction latine en regard. (Source : Ghadie, Heba, Les traducteurs dans les collections littéraires en France (1821-1852) : Identités réelles et discursives, thèse de doctorat, Université d'Ottowa, 2013, p. 3-4.)

37 « Historique », Les Belles Lettres, consulté le 8 novembre 2016. URL : lesbelleslettres.com/info/?fa=historiquefull.

39 Ibid.

38 « À quoi sert le baccalauréat : La réforme de 1902 », le Sénat, consulté le 4 novembre 2016. URL : senat.fr/rap/r07-370/ r07-3706.html.

cit.

18

40 « Historique », Les Belles Lettres, op.

Histoire de la littérature jeunesse et du livre bilingue

Allemands qui les remplissaient41 ».

C’était à la veille des années 1920, juste après la Première Guerre mondiale, qu’une petite équipe de savants français décida de combler ce vide littéraire en lançant un projet ambitieux : la réédition « scientifique » des principaux auteurs grecs et latins en version bilingue. Réunis sous la bannière de l’Association Guillaume Budé — en hommage au philologue célèbre du XVIe siècle — ces érudits ont ainsi voulu « remettre à l’honneur les valeurs de l’humanisme42 », sans avoir quelqu'un qui leur dicte comment procéder. En effet, préférant rester indépendants, les membres de l’association n’ont pas cherché de l’aide auprès des grands éditeurs de l’époque, obtenant au lieu de cela le soutien financier de trois cents actionnaires afin de pouvoir éditer les livres eux-mêmes. C’est ainsi que sont nées Les Belles Lettres, grâce au parrainage de ces « industriels

Deux exemplaires de la « Collection Budé », de la série grecque (à gauche) et la série latine (à droite).

français amis des lettres classiques43 ».

La Collection Budé s’est déclinée dès le début en deux branches, chacune ayant une identité graphique claire et distincte : d’un côté, les classiques grecs, avec une couverture jaune ornée de la chouette d’Athéna ; et de l’autre côté, les latins, dotés d’une couverture rouge où figure la louve romaine (voir ci-dessus). Outre leur qualité scientifique et éditoriale, les « Budés » se distinguent aussi par leur mise en page nette et aérée, en dépit de leur complexité.

Le texte original se trouve sur la belle page — en raison du public érudit ciblé par la CUF — accompagné d’un apparat critique, tandis que la traduction fran-

41 Ibid.

43 Ibid.

42 Ibid.

19

Première partie

Pages intérieures d'Euterpe, des Histoires d'Hérodote. En belle page figure le texte grec original, accompagné de notes de bas de page explicatives. La traduction française figure en fausse page.

équilibre étudié et aux amples marges (voir l’exemple ci-dessus, une double page provenant d’Euterpe, le deuxième livre des Histoires d'Hérodote).

Bien entendu, la Collection Budé nous éloigne quelque peu de notre propos, s’agissant d’un projet savant

çaise apparaît en fausse page, avec les notes. Plusieurs autres éléments pratiques y figurent également — comme le titre, le numéro de page, les numéros de ligne, et la partie de l’œuvre globale dont il s’agit — sans que la mise en page ne perde son aspect épuré, grâce à un 20

Histoire de la littérature jeunesse et du livre bilingue

dont beaucoup ont bénéficié de rééditions répétées, en se vendant parfois dans les dizaines de milliers d’exemplaires. Bien sûr, rares sont les éditeurs qui, comme Les Belles Lettres, peuvent se permettre de passer des années pour la réalisation de chaque titre de leur catalogue. Mais c’est justement le manque d’un tel souci du détail qui ternit souvent le travail des maisons de notre corpus.

pour un public adulte. Cependant, cette initiative présente de l’intérêt comme une évolution majeure du monde du livre de l’époque, et ce petit détour nous permet également de mieux comprendre le contexte culturel à l’ère de la création de l’album, quand les mêmes thématiques de la découverte et de l’interculturalité se sont vues récupérées à la fois par le domaine jeunesse et le domaine savant. De surcroît, les « Budés » nous donnent un exemple clé d’une collection bilingue pleinement réussie. Tout ici ne s’applique pas aux livres bilingues pour enfants — comme l’immense travail de recherche requis pour chaque titre de la CUF, en commençant par la reconstitution du manuscrit — mais la précision et la rigueur de leur approche devraient servir d’exemple pour chaque éditeur publiant des livres bilingues. Plus que les textes choisis, ce sont ces principes qui ont assuré le succès de la collection à long terme, mesurable autant par son ampleur — presque mille titres au total entre les séries grecque et latine — que pour la longévité des titres individuels, 21

Première partie

l’apprentissage précoce des langues, et, dans tous les cas, le contexte actuel très marqué par la mondialisation et la dissolution des frontières en Europe ne laisse plus de doute sur l’importance des langues étrangères. Cependant, ces vérités se heurtent contre la réalité complexe du marché du livre actuel qui, lui, est dépourvu de vérités absolues en raison de la mutation constante de nos modes de lecture et de consommation. Ce genre de fluctuation ne serait pas négatif en soi, si ce n’était pour le fait que cela puisse empêcher certains acteurs du marché d’évoluer et d’innover. Ils peuvent tout à fait être disposés à explorer de nouvelles pistes, mais « pour faire face à l’imprévisibilité du marché et des goûts du public, dans le cadre d’une économie libérale, [les] éditeurs tentent de séduire le plus large public possible en s’appuyant sur le plus large dénominateur commun44 ».

Ce qui nous mène à la stagnation.

i.iv. L e livre bilingue aujourd ' hui : les éditeurs et le marché

Les livres bilingues pour enfants représentent donc une évolution très récente, et restent assez rares. Bien que le genre commence à éclore, peu de grandes maisons d’édition semblent s’y intéresser, ayant pour effet que ce domaine reste un marché de niche. Il est toutefois difficile de déterminer le rapport de causalité ici. L’absence des grands acteurs du secteur est-elle due aux difficultés éditoriales et techniques liées aux livres bilingues ? Considèrentils que personne ne veuille acheter ce genre d’ouvrage ? Ou s’agirait-il plutôt d’un simple manque d’intérêt ?

L'offre limitée de livres bilingues pour enfants est sans doute due à un mélange de ces facteurs. Il est vrai que tout freinage pédagogique ou scientifique a disparu ; les éditeurs qui s’intéressent à la pédagogie sont certainement conscients de la validation par la communauté scientifique de

44 Piquard, Michèle, L'édition pour la jeunesse en France de 1945 à 1980, Villeurbanne, Presses de l'ENSSIB, 2004, p. 323.

22

Histoire de la littérature jeunesse et du livre bilingue

mençaient dès demain à publier des collections de qualité de livres bilingues pour enfants ? Le public serait-il au rendez-vous ?

Il est bien sûr impossible de le savoir, tant qu’ils n’essaient pas. Mais en attendant que le marché et l’offre se développent, un lecteur intéressé par ce genre de livre a tout de même accès à un nombre croissant d’ouvrages sur le marché français. Ce n’est pas tout à fait un catalogue florissant, surtout quand on le compare au marché de livres pour enfants en général, qui, lui, connait une croissance solide et affiche une excellente santé45. Cependant, il s’agit d’un domaine qui ne cesse de croître et de se diversifier, grâce à un

Cette approche peut se défendre dans la mesure où une maison d’édition est aussi une entreprise et se doit de gérer ses finances de façon responsable. Toute collection qui ne se rentabilise pas aura logiquement une courte durée de vie, à part certains cas exceptionnels. En même temps, une société qui ne fait que suivre le marché prend aussi un risque important, celui de rater le virage. Et cela n’a jamais été aussi vrai qu’aujourd’hui, quand les technologies évoluent à une vitesse extraordinaire, entraînant notre société avec elles. Les lecteurs du monde entier ne savaient pas qu’ils avaient besoin d’une liseuse, par exemple, jusqu’à ce qu’Amazon sorte son Kindle, qui s’est vendu ensuite par millions. Et ce ne sont pas uniquement les technologies qui changent ; le fait qu’une large partie des lecteurs soit désormais connectée presque en permanence à Internet et aux réseaux sociaux a pour effet que de nouvelles tendances peuvent se développer et se répandre beaucoup plus vite que dans le passé. Qu’arriverait-il donc si les principaux éditeurs en France com-

45 Vu ses 625 millions d’euros de chiffre d’affaires entre novembre 2014 et octobre 2015, selon GFK — soit 18 % de la valeur totale du marché du livre français, et en hausse de 1,4 % comparé à l’année précédente. (Source : Mazin, Cécile, « La période de Noël, cruciale pour le marché du livre jeunesse », ActuaLitté, mis en ligne le 02.12.2015, consulté le 11 novembre 2016. URL : actualitte.com/article/ monde-edition/la-periode-de-noel-crucialepour-le-marche-du-livre-jeunesse/62361.)

23

Première partie

stable, et les livres bilingues alternatifs peuvent surprendre le lecteur sans pour autant le satisfaire et atteindre leurs objectifs. Le résultat dépendra surtout du bien-fondé du concept et de l’habileté avec laquelle le livre est réalisé.

Quels sont donc les éditeurs actifs dans ce domaine sur le marché français ? Nous pouvons en recenser une dizaine au total, de taille et de réputation diverses, même si aucun des grands groupes d’édition n’y est véritablement présent. Dans les pages qui suivent nous procéderons à une vue d’ensemble de ce secteur, rassemblant la majorité des collections existantes de livres bilingues pour enfants en France, ainsi que quelques ouvrages individuels, publiés hors collection.

Nous y reviendrons par la suite dans la deuxième partie afin de voir plus en détail comment ces éditeurs conçoivent et réalisent leurs livres, à travers un titre clé du catalogue de chacun.

Par ordre d’importance, le premier acteur dans le domaine est Talents Hauts. Créée en 2005, cette maison

ensemble d’éditeurs de petite et de moyenne taille qui s’y lancent, chacun à sa manière. Si la qualité de leur offre est variable, le résultat pour les lecteurs est, somme toute, un choix considérable d’ouvrages bilingues — à condition toutefois de savoir les trouver. En effet, le rayonnement de ces titres et collections reste dans la plupart des cas assez limité, et un lecteur a relativement peu de chances de les découvrir par un simple hasard.

En général, les livres bilingues pour enfants se divisent en deux catégories principales : d’une part, des livres bilingues « traditionnels », où les deux textes sont présentés ensemble sur une même page (ou double-page), soit en regard, soit l’un au-dessus de l’autre ; et d’autre part, des livres « hybrides », où les deux langues se mélangent sans traduction, offrant une expérience de lecture qui sort des sentiers battus.

Enfin, quelques bandes dessinées viennent compléter l’offre du secteur. A priori, aucun de ces formats n’est bon ni mauvais ; l’approche traditionnelle n’offre pas toujours la fondation la plus 24

Histoire de la littérature jeunesse et du livre bilingue

d’édition indépendante représente en quelque sorte le meilleur que le marché français puisse offrir dans ce domaine.

Le catalogue des éditions Talents Hauts compte déjà plus de 200 titres, comprenant contes, albums illustrés, et romans. Trois de leurs collections sont bilingues : Oops & Ohlala (pour les plus jeunes), Filou & Pixie (6-10 ans), et les DUAL46 Books, des romans divisés en deux sous-collections selon le niveau de lecture. Nous nous concentrerons ici sur les Mini DUAL Books, la collection cadette illustrée qui requiert un niveau A2. Cependant, quel que soit le niveau de langue du lecteur, toutes ces collections nous sortent déjà du cadre traditionnel, dans la mesure où les livres n’offrent pas de textes traduits, présentés en parallèle, mais plutôt des textes alternants : les deux langues s’enchaînent et s’emmêlent pour raconter une seule et unique histoire. Il s’agit d’une approche certainement innovatrice, qui ressemble aussi quelque peu à une tactique de vente. Mais le soin

apporté à leurs collections, ainsi que les supports pédagogiques fournis par l’éditeur, laissent penser à la sincérité de leur projet. Nous pouvons également admirer leur productivité et leur créativité éditoriale vu que la maison ne compte qu’une petite poignée de salariés — entre trois et cinq en début d’année 2016 47.

Le fait qu’une équipe aussi limitée en termes de personnel puisse publier autant de livres de qualité — et générer autant de revenus, avec un chiffre d’affaires de 301 000 € en 2015 48 — est impressionnant et louable. Toutefois, il est assez révélateur que le leader du secteur soit une micro-entreprise, un fait qui en dit long sur la taille et la portée du marché des livres bilingues pour enfants.

Après Talents Hauts, le classement des autres éditeurs devient vite compli47 Voir : societe.com/societe/editions-talents-hauts-481260008.html. (Consulté le 11 novembre 2016.)

48 Ibid.

46 Signifiant « De l’Une à l’Autre Langue ».

25

Première partie

Scooby-Doo, publiant sept titres au cours de l’année (dont cinq volumes en mars et deux en septembre). Ces petits ouvrages bilingues en forme de bandes dessinées offrent de vives couleurs et un design très soigné, pour le modeste prix de six euros. De quoi peut-être enfin attirer les masses, penserait-on, surtout quand il s’agit d’un personnage célèbre comme ScoobyDoo. Sauf que, depuis septembre 2015, aucune autre nouveauté n’a été publiée. Le public n’a-t-il pas appréciée la collection, ou l’éditeur a-t-il tout simplement décidé de passer à autre chose ? La réponse pourrait être un mélange des deux. Il semble s’agir en réalité d’un achat de droits de la part de la maison mère, Larousse, qui a décidé de reprendre la collection Scooby Doo Comic Storybooks initialement publiée aux États-Unis par Scholastic. Cela expliquerait le nombre limité de titres, bien qu’il reste difficile de comprendre la stratégie de l’éditeur français.

Pourquoi publierait-il sept volumes d’une nouvelle collection presque simultanément ? Pourquoi n’avons-

qué, dû à leur hétérogénéité. D’aucuns bénéficient d’une bonne renommée, mais ne font que s’essayer au domaine bilingue. D’autres, en dépit de leur anonymat, se dédient presque entièrement au genre et publient de nombreux ouvrages de bonne qualité. Parmi les noms connus, on trouve notamment Delagrave (du groupe Albin Michel) et Harrap’s (une marque éditoriale qui appartient à Larousse, et par extension à Hachette). Les mettre en haut de la liste serait tentant, rien que pour leur importance historique dans le milieu de l’édition. Mais dans les deux cas, il existe de bonnes raisons pour tempérer son enthousiasme. Chez Delagrave, leur entrée dans le secteur des livres bilingues pour enfants se limite à une collection, Les aventures de Sophie, qui comprend seulement quatre tomes publiés entre 2001 et 2009, dont deux sont introuvables sur leur propre site internet. Et la piste s’arrête là.

Quant à Harrap’s, leur offre séduit davantage, du moins à premier abord.

En 2015 l'éditeur a commencé une collection nommée Lis en anglais avec 26

Histoire de la littérature jeunesse et du livre bilingue

depuis. Comme Talents Hauts, Syros dispose d’une petite équipe — autour de huit personnes, si l’on en croit leur site internet49 — mais ce n’est pas un éditeur indépendant, appartenant depuis 2002 à Nathan (du groupe Éditis).

Son catalogue va bien au-delà des livres bilingues, comprenant contes, romans, et même des livres « documentaires », mais la collection Tip Tongue compte à elle seule une vingtaine d’ouvrages bilingues, destinés à un public préadolescent et adolescent. Sa particularité réside dans le fait que chaque livre commence presque entièrement en français, pour ensuite introduire progressivement davantage de mots et de phrases en anglais au fur et à mesure de l'avancée de l’histoire. Les transitions se font sans distinction typographique, de manière presque furtive, afin de créer une vraie atmosphère bilingue, où le français et l’anglais s’enchaînent et s’emmêlent de façon fluide.

nous plus rien vu depuis, qu’il s’agisse de Scooby-Doo ou d'un autre personnage de dessin animé ? À part ces questions stratégiques, l'on peut s’interroger également sur la réelle identité de ces livres. La ligne éditoriale de la collection, avec une mise en page très didactique (voir p. 103) suivie par un cahier de jeux très basique à la fin, laisse planer le doute sur son vrai genre. S’agit-il de bandes dessinées jeunesse, de manuels scolaires, ou de simples livres d’activités ? L’un n’est pas « meilleur » que l’autre, mais les trois ne peuvent ni être considérés de la même façon, ni cohabiter facilement dans le même espace. En outre, le format bilingue soulève lui-même des questions, dans la mesure où il existe un écart important entre le niveau de lecture requis pour l’histoire et celui requis pour compléter les jeux.

Plus jeune, mais tout aussi respectée, la maison d’édition Syros est l’autre grand nom actif dans le secteur des livres bilingues. Son entrée dans le domaine ne remonte qu’à 2014, mais sa production a rapidement augmenté

49 Voir : syros.fr/index.php?option=com_ content&task=view&id=2&Itemid=6#question3. (Consulté le 11.11.2016.)

27

Première partie

L’idée est certainement innovatrice, allant encore plus loin que les collections de Talents Hauts, et Tip Tongue semble avoir trouvé son public, vu le nombre de titres dans la collection et le rythme accéléré des parutions ces derniers mois50.

Il conviendrait donc de féliciter l’éditeur pour cette belle réussite, tout en soulignant les limites et risques inhérents à ce concept. Un livre bilingue conçu de cette manière, sans séparation ni barrières d’aucune sorte, peut mener à une fluidité excessive où même un lecteur expérimenté peut être induit en erreur. En outre, l’intégration de l’anglais demande souvent des explications en français dans le texte, parfois très lourdes, ce qui peut nuire à la qualité de l’histoire51. Il faudrait donc

continuer à surveiller cette collection sur les prochains mois afin de voir s’il s’agit vraiment d’un concept durable.

Les acteurs restants sont autrement plus petits et moins connus. Écartant les éditeurs avec un catalogue bilingue au rayonnement trop limité, les seules autres maisons impliquées dans le secteur bilingue jeunesse en France sont, par ordre alphabétique, ABC Melody, Dadoclem, Léon art & stories, et les éditions Zoom (basées au Luxembourg).

ABC Melody, qui bénéficie du deuxième plus grand catalogue parmi les indépendants (après Talents Hauts), est une maison d’édition créée initialement en 2000 en Australie, avant de venir s’installer en France en 2007.

Spécialisée dans l’apprentissage des langues, et publiant notamment des livres de chansons pour enfants (comme

50 Après avoir publié quatre volumes par an en 2014 et 2015, Syros en a sorti douze pour la seule année de 2016 (au 01/11/2016).

Là, Pierre comprit. « Drink » était un mot qu’il connaissait, ça voulait dire « boisson ». C’était également le verbe pour « boire ». « To drink a drink », c’était « boire une boisson ». Pierre trouvait ça marrant qu’en anglais les verbes et les noms soient souvent identiques. (p. 9)

51 Un exemple parmi d’autres, après qu’une hôtesse de l’air demande au protagoniste, un jeune Français, « Would you like something to drink? » (pour en savoir plus, voir p. 74) : 28

Histoire de la littérature jeunesse et du livre bilingue

et permet surtout à ABC Melody de fidéliser ses lecteurs — un point essentiel, puisque l’éditeur semble avoir prévu 26 volumes dans la série. À part cette collection hybride prometteuse, le seul autre livre bilingue dans le catalogue d’ABC Melody s’intitule Me, the Queen and Christopher / La Reine et moi. En réalité, il ne s’agit pas exactement d’un titre hors collection, vu qu’il fait partie de MELOkids, une petite collection de romans courts illustrés. Toutefois, il est unique parmi ces ouvrages dans son aspect bilingue52.

Cela s’explique principalement par le fait qu’il s’agisse d’un achat de droits, le livre ayant été originellement publié en anglais chez Orchard Books (UK).

Il a été question dans l’introduction de livres bilingues pour enfants intrinsèques — pensés en tant que tels dès le début — et de leur potentielle supériorité, grâce à leur unité conceptuelle.

Dans le meilleur des cas, l'on peut certainement trouver des ouvrages qui

la collection Chante & Découvre), ABC Melody diffuse ses titres en Europe, en Asie, et aux États-Unis. Mais s’il est vrai que l’éditeur publie dans une vaste gamme de langues, il sort relativement peu de titres bilingues, préférant souvent la publication séparée d’une version française et d'une version anglaise. Son catalogue offre toutefois deux exceptions notables. La première est la collection d’albums Twiki et Twini, basée sur un programme de télévision qui apprend l’anglais aux enfants.

Diffusé sur France 5 depuis fin 2013, le programme a été transformé par ABC Melody en une collection de livres-CD dès l’été 2014. Le choix de l’éditeur de publier Twiki et Twini dans ce format est tout à fait cohérent par rapport à sa ligne éditoriale, étant donné son expertise dans le domaine des langues et de la musique, et six titres ont été publiés à ce jour. Chacun offre un texte bilingue hybride — comme Oops & Ohlala et Filou & Pixie chez Talents Hauts — accompagné d’un CD, pour la somme modique de 8,50 €. Cela fait une jolie trouvaille pour un parent de passage en librairie,

52 Il existe aussi une version monolingue française du titre dans la même collection.

29

Première partie

offrent ce genre d’harmonie, mais rien n’est acquis à l’avance. En outre, cet avantage supposé ne veut pas dire que les livres bilingues « artificiels » sont tous voués à l’échec. En effet, Me, the Queen and Christopher fait preuve d’une adaptation rigoureuse, créative, et réfléchie, méritant ainsi sa place dans notre corpus53.

Dadoclem, ensuite, est une autre maison indépendante qui, malgré sa petite taille — n’ayant pas de salariés, et offrant un catalogue de seulement 42 titres — semble bénéficier d’un rayonnement assez étendu, collaborant avec un distributeur international et des dizaines d’auteurs et d’illustra-

teurs différents. Pour certains projets, il leur arrive aussi de créer des partenariats avec des experts et d'autres structures spécialisées54. Fondé pour « promouvoir la pédagogie informelle55 », Dadoclem dispose d’une collection bilingue, La marmite-O-langues, composée de petits albums cartonnés en forme de bandes dessinées. Cette collection représente l’un des cas les plus intéressants pour cette analyse, car si elle offre un exemple de tout ce qu’il est possible de faire dans ce domaine, La marmite-O-langues incarne aussi la plupart des défaillances les plus fréquentes. Du côté positif, sa ligne éditoriale est clairement définie,

53 De la même manière, d’autres titres bilingues similaires — c’est-à-dire, rééditions bilingues d’un livre monolingue existant — ont été exclus, ou ne seront traités que brièvement, précisément parce qu’ils manquent d’une pareille attention éditoriale et / ou spécificité linguistique. C'est notamment le cas de The Cat in the Hat (voir p. 50), ainsi que The Mitten, qui fait partie de la collection « bilingue » de Didier Jeunesse, qui ne propose en réalité que des titres monolingues légèrement enrichis (voir p. 110).

54 Tel est notamment le cas de Le glaive de Burdigala (voir p. 79), pour lequel l’éditeur a obtenu la collaboration du Musée d’Aquitaine et du centre Ausonius de l’Université de Bordeaux Montaigne, un institut de recherche concentré sur l’antiquité et le Moyen Âge.

55 Voir : « Dado Éditions ? Notre devise : Un seul monde et tant de points de vue… ».

URL : dadoclem.fr/dado-editions. (Consulté le 01.11.2016.)

30

Histoire de la littérature jeunesse et du livre bilingue

ou mal traduits, tout simplement56.

En général, cependant, ce genre d’expression inélégante semble représenter un choix, un élément de leur ligne éditoriale qui veut que les deux textes soient aussi proches que possible. Un tel choix peut se justifier, puisqu’il a été fait vraisemblablement dans un but pédagogique, afin que le lecteur puisse aisément accéder aux deux langues.

Ce souhait d’accessibilité est louable, certes, mais une fois encore la qualité de l’histoire en pâtit. Et c’est tout l’enjeu pour les livres bilingues pour enfants : il faut constamment faire des choix délicats de forme et de fond, privilégiant certains aspects au détriment d’autres.

Il est très difficile par conséquent d’obtenir à la fin un ouvrage équilibré, à la fois fonctionnel, instructif, et offrant un tant soit peu de valeur littéraire.

Ces considérations ne s’appliquent donc pas uniquement à Dadoclem,

axée sur des bandes dessinées bilingues de poche à la portée des enfants, relativement bon marché, et fondées sur une forte base narrative. En outre, certains de leurs titres les plus récents ont été publiés en version « augmentée », c’est-à-dire accompagnée non seulement d’enregistrements audio (téléchargeables en ligne), mais aussi d’une application qui permet au lecteur d’en savoir plus sur certains éléments et objets clés de l’histoire. Ce sont de précieux outils pédagogiques d’un point de vue linguistique et culturel.

Toutefois, ces petits livres ont leur part d’imperfections, en commençant par le texte lui-même. S’agissant de bandes dessinées, les histoires sont principalement racontées par leurs personnages, plutôt que narrées.

Théoriquement, cela devrait donner lieu à des conversations réalistes et des dialogues convaincants, proches du langage parlé. Mais c’est précisément ici que leurs livres sonnent faux. Il s’agit dans certains cas de textes mal écrits

56 Comme « Here one drinks! » pour « Ici, on boit ! », une traduction trop littérale et peu naturelle (The Sword of Burdigala / Le glaive de Burdigala, p. 12). Pour plus d'exemples tirés de cet ouvrage, voir tableau p. 82.

31

Première partie

mais à tous les acteurs du secteur.

Les petites maisons d’édition indépendantes ont la passion nécessaire pour lancer des collections bilingues ambitieuses, mais pas forcément les connaissances ou les moyens de les réaliser comme ils le souhaiteraient.

Les grands, à l’inverse, ont sans doute le personnel et les ressources financières requis, mais semblent manquer de désir. Et qui pourrait les blâmer ?

Les livres bilingues pour enfants impliquent de nombreux collaborateurs et un savoir-faire spécifique, et demandent donc un engagement horsnorme de la part de la maison d’édition, en termes de temps et argent. Sortir une telle collection devient un pari fou, où les chances de la rentabiliser sembleraient infimes57.

La question se pose particulièrement pour une collection comme mini léon, conçue par l’éditeur Léon art & stories. Créée en 2015, cette collection bilingue se fixe pour objectif d’exposer les enfants au monde de l’art grâce à son concept d’ « art-fiction ». Ces petits albums offrent donc des doubles pages sur lesquelles figurent des tableaux célèbres, accompagnés d’illustrations originales et de petits textes bilingues d’une ou deux lignes. Il n’existe pas de trame proprement dite, la lecture du livre fonctionnant plutôt comme une visite au musée, où chaque double page devient un tableau à observer. La collection comprend déjà une dizaine de titres, qui se vendent au prix modeste de 6,50 €. Étant donné que les livres sont imprimés en France — complétés par une belle couverture souple avec rabats — et diffusés professionnellement, la marge pour l'éditeur doit être très faible.

Outre ces aspects économiques, la collection mini léon soulève aussi d’autres questions. Par exemple, pourquoi ces livres sont-ils bilingues ?

57 Prenons à titre d’exemple Me, the Queen and Christopher / La Reine et moi, de l’éditeur ABC Melody. Le livre monolingue en français coûte 7,50 €, tandis que la version bilingue, elle, affiche un prix de 8 €. Comment peut-on espérer couvrir ses frais avec un supplément de cinquante centimes ?

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Histoire de la littérature jeunesse et du livre bilingue

semblés dans la collection P’tit Bili, sont de petits albums illustrés adaptés aux « jeunes lecteurs désireux de découvrir les langues étrangères » et de « s'exercer… en s'amusant58 ». La ligne éditoriale de la collection est donc une fois encore marquée par une volonté d’accentuer et de faciliter le processus d’apprentissage du lecteur, mais contrairement à ce qu’on a pu voir avec Dadoclem, c’est le principe du quotidien qui prime. Ces petits livres se veulent pédagogiques, bien sûr — certains mots et expressions sont accentués tout au long de l’ouvrage, et les éditeurs rajoutent plusieurs pages d’activités langagières à la fin du livre — mais ils sont surtout des conteneurs d’histoires sur la vie quotidienne des enfants. Les sujets sont souvent banaux — faire les courses avec sa maman, rendre visite à sa grand-mère, faire du camping, aller voir le médecin — mais c'est justement grâce à cela que l'on est rapproché de l’univers enfantin, et cette proximité et

Cet élément fait clairement partie de la ligne éditoriale de la collection, sans pour autant que la valeur ajoutée soit claire, ou que ce choix soit expliqué ou justifié. Il est même difficile, en vérité, de comprendre le rôle du texte en général dans ces ouvrages, car il n’a pas de sens propre à lui, représentant au mieux une sorte de coup de pinceau qui complète les images (voir p. 111).

Cette collection a donc gagné sa place parmi notre corpus de justesse. Mais compte tenu de son concept innovateur et de son catalogue considérable, il n’a pas semblé judicieux de l’exclure d’emblée.

Enfin, avant de conclure cette partie, il existe un dernier éditeur digne de mention, non-français cette fois-ci. Il s’agit des éditions Zoom, une maison indépendante luxembourgeoise qui semble avoir trouvé sa place sur le marché de l’Hexagone. Fondée en 2001, Zoom publie une large gamme de titres, comprenant des contes, des histoires pour les plus jeunes lecteurs, des livres pour apprendre le français, et aussi des livres bilingues. Ceux-ci, ras-

58 Voir : zoomeditions.com/ptit-bili-2.

(Consulté le 01.11.2016.)

33

Première partie

s’agit donc de choisir ses priorités, en sachant que le résultat sera forcément un compromis.

authenticité se manifeste aussi dans le langage. Ainsi, les deux textes, présentés en parallèle, racontent l’histoire de la façon la plus naturelle possible, changeant la structure des phrases quand la situation l’impose.

D’un point de vue éditorial et graphique, la P’tit Bili représente l’une des collections les plus équilibrées parmi celles étudiées (voir p. 104).

Cette base solide, avec des règles typographiques et de mise en page bien établies, permet à l’éditeur de mettre en pratique un système de publication multiple, par lequel la même histoire existe en quatre ou cinq variantes aux combinaisons de langues différentes. Il peut en résulter des économies considérables en termes de conception et de fabrication, tout en permettant d’élargir son offre ; cependant, comme nous l’avons déjà vu avec Je parle anglais avec Babar et ses diverses déclinaisons, cela a pour conséquence aussi que ces titres n’ont aucune spécificité linguistique ou culturelle, justement à cause de ce statut de « livre coque ». Comme toujours avec les livres bilingues, il

Ainsi, dans l’espace de quelques pages, nous venons déjà de faire le tour de la plupart des maisons d’édition présentes en France dans le secteur des livres bilingues pour enfants. L’offre n’est point dérisoire, s’étendant et se diversifiant davantage chaque année ; mais quand le secteur entier des livres pour enfants pèse plus d’un demi-milliard d’euros par an59, il est difficile de considérer une telle offre comme suffisante, même si la tendance est à la hausse.

Comme nous avons déjà pu le constater, créer des ouvrages bilingues de qualité représente un défi de taille, quel que soit l’éditeur, et le marché est loin d’être conquis. Pourtant, quand l’on considère l’importance des langues étrangères aujourd’hui, et de l’anglais en particulier, le besoin et le potentiel des livres bilingues sont bien réels, à 59 Cf. note 45 (p. 23).

34

Histoire de la littérature jeunesse et du livre bilingue

la fois comme outil d’apprentissage et porte d’accès.

Il reste toutefois à trouver la bonne recette. Il n’en existe pas qu’une seule, clairement, mais nous allons essayer de définir cet équilibre délicat, ce juste mélange, au cours de notre analyse.

En nous concentrant sur les différentes approches et divers formats des livres bilingues pour enfants présents en France, nous allons finalement pouvoir juger leur composition et en tirer quelques lignes directrices : quels éléments, dans quelle forme, et en quelle dose. Cette étude passera notamment et inévitablement par la conception du livre, la qualité du texte (ou des textes), et l’emploi de la pédagogie. Comme nous le verrons, la pédagogie devient souvent une sorte de « troisième rail » qui peut donner de la force à l’ouvrage, mais qui, si l’on y touche directement, peut aussi mener à des conséquences néfastes pour le livre ainsi que pour le lecteur.

35

Deuxième C o n c e pt i o n

pa r t i e : e t r é a l i s at i o n é d i t o r i a l e

des livres bilingues

The more that you read, the more things you will know.

The more that you learn, the more places you'll go.

- Dr. Seuss, I Can Read With My Eyes Shut

Conception et réalisation éditoriale des livres bilingues

A

vec ce panorama du marché comme toile de fond, nous allons donc procéder au décryptage des livres bilingues pour enfants qui s’offrent aux lecteurs français. Comme nous avons déjà pu le constater, ce catalogue reste assez mince, mais les divergences entre les titres ne sont pas pour autant moindres ; comprendre l’esprit et le fonctionnement de ces ouvrages demande donc un examen attentif, à la fois des livres et de leur environnement. Il s’agit en effet d’analyser simultanément ce que nous voyons sur la page et comment, sous quelles conditions, ces livres sont nés. Une observation vigilante devrait nous permettre

de dévoiler pour chaque livre du corpus une grande partie de sa ligne éditoriale ainsi que les moyens mis en œuvre lors de sa réalisation.

ii.i.

Présentation

rapide

du corpus

Étant donné la variété des collections et des éditeurs examinés, tout rapprochement entre eux est quelque peu hasardeux. Il est toutefois possible de les classer par sous-genre, selon un schéma tripartite qui devrait suffire pour structurer l’analyse qui suit et nous permettre d’en tirer certaines

Deuxième partie

Livres « traditionnels » :

Livres « hybrides » :

Les bandes dessinées :

• Ilma n’est pas malade / Ilma is not ill P’tit Bili, Éditions Zoom

• At the Zoo / Au zoo Filou & Pixie, Talents Hauts

• Camp Fear Lis en anglais avec Scooby-Doo, Harrap’s

• Me, the Queen and Christopher / La Reine et moi MELOkids, ABC Melody • Monstres / Monsters mini léon, Léon art & stories

• Jazz for the President Mini DUAL Books, Talents Hauts • Peter et le mystère du Headless Man Tip Tongue, Syros

• The Sword of Burdigala / Le glaive de Burdigala La marmite-O-langues, Dadoclem

• Vive les couleurs !

Twiki et Twini, ABC Melody

art — se basant sur des doubles pages entièrement illustrées et découpées en cases — tout en proposant plusieurs aspects propres aux livres bilingues pour enfants classiques : deux textes présentés en parallèle, l’utilisation de notes explicatives, et l’inclusion d’autres ressources langagières (une version audio, un cahier d’activités, etc.).

Enfin, il est clair que chaque livre d’une collection donnée présente ses propres spécificités, et que chaque collection peut — et doit — évoluer d’un titre à l’autre. Cependant, pour l’objet de ce mémoire, un seul titre de chaque

conclusions (voir tableau ci-dessus).

Les livres « traditionnels » sont classés comme tels pour la simple raison qu’ils présentent en parallèle deux textes, dont le contenu est identique, dans l’une et l’autre langue, ce qui peut être considéré comme le format de base dans ce genre. Les ouvrages définis comme « hybrides » le sont en raison de leurs approches bilingues inédites qui les sortent du système habituel, mélangeant les deux langues choisies dans un seul texte continu. Enfin, les collections de bandes dessinées respectent fidèlement le format du neuvième

40

Conception et réalisation éditoriale des livres bilingues

décidé d’entrer sur un marché alternatif, ce n’était vraisemblablement pas pour se contenter de proposer quelque chose de déjà vu. À l’intérieur des limites imposées par ce format standard, toutefois, les éditeurs de livres bilingues traditionnels ont réussi justement à se tailler un créneau en présentant chacun une offre distincte.

La collection qui incarne le mieux cette identité double, à la fois familière et innovatrice, est la série P’tit Bili des éditions Zoom. Parmi toutes les collections étudiées, les titres de la P’tit Bili sont sans doute ceux qui ressemblent le plus à un album jeunesse classique.

Avec leur format carré, leur couverture souple, et des doubles pages alternant illustrations et texte, les jeunes lecteurs sont sûrs de pouvoir s’y retrouver. En plus de cela, ils ont été conçus avec une structure bilingue qui se manifeste jusque dans les plus minimes détails, ce qui reflète les valeurs pédagogiques étayant la collection60. Plusieurs titres

collection a été retenu, jugé représentatif de l’ensemble et apte à nous démontrer l’approche de l’éditeur. Les livres ont été classés et traités selon leur intérêt et leur pertinence.

ii.ii.

Les livres bilingues « traditionnels »

Dans le cas de ces ouvrages, la « tradition » ne va pas à l’encontre de l’innovation. Au contraire, cette classification est due uniquement à la présence d’un texte double qui propose un contenu identique dans deux langues différentes, à l’instar de Je parle anglais avec Babar, ou même la Collection Budé.

Au-delà de cette contrainte, ces titres sont libres d’expérimenter et d'innover. En outre, bien qu’il s’agisse de l’approche « standard » — une sorte de format par défaut — cela ne veut pas pour autant dire que ces livres composent la majorité des livres bilingues.

En effet, les principaux éditeurs actifs dans ce domaine sont plus nombreux à avoir choisi un autre format ; s’ils ont

60 Elle est en effet non seulement dirigée par une inspectrice pédagogique, en colla41

Deuxième partie

vont au-delà du livre papier aussi, se voyant transformés non seulement en livre audio, mais aussi en application interactive61.

Tous ces éléments se trouvent dans Ilma n’est pas malade / Ilma is not ill, qui raconte l’inquiétude d’une petite fille le jour de la visite médicale à l’école. Son aspect bilingue est clair dès le premier abord, sans pour autant que ce soit voyant ou perturbant, grâce à deux petits drapeaux dans le coin inférieur gauche. L'on se rend également compte que le sens de lecture de la couverture est un peu particulier : l’œil se pose d’abord sur l’illustration qui occupe presque la totalité de l'espace de la couverture, mais ensuite, il devra

Ilma n’est pas malade / Ilma is not ill P’tit Bili, Éditions Zoom voir double page annotée p.

104

faire un choix, car le titre est divisé en deux, avec la version française en haut, et la version anglaise en bas. Il pourrait s’agir d’une volonté de hiérarchisation, si l'on considère le français comme la langue de base — figurant seule sur la deuxième, troisième, et quatrième de couverture —, mais ce choix se justifie également par une toute autre raison : cette séparation nous prépare en effet pour la lecture de l’album, dont la maquette intérieure est conçue de la même façon.

La quatrième de couverture ne suit pas le même schéma, mais complète la première de couverture de manière subtile. Très aérée, elle se contente de décrire l’histoire en français en quelques lignes et d’annoncer qu’il s’agit d’une « histoire bilingue ». Quelques

boration avec d’autres professeurs certifiés, mais aussi référencée sur Primlangues, une plateforme dépendant du ministère de l’Éducation nationale qui offre des ressources pour l’enseignement des langues dans le premier degré.

61 Même si cette fonctionnalité ne semble pas encore aboutie ; à ce jour, je n'ai pas réussi à faire fonctionner l’application d'Ilma n’est pas malade (au 30.11.2016).

42

Conception et réalisation éditoriale des livres bilingues

petites images tirées de l’intérieur du livre s’alignent en bas pour compléter la scène. C’est une quatrième de couverture très simple qui remplit bien sa mission : elle n’effraye pas les jeunes lecteurs avec trop de texte, ou trop d’emphase sur le côté didactique de l’ouvrage, tandis que les adultes — qu’ils soient parents, enseignants, ou bibliothécaires — seront confortés dans leur choix. Le seul mystère est que l’on n’y trouve aucune mention de la version audio de l’histoire, pourtant disponible gratuitement en ligne62. À l’intérieur du livre, toutes les mentions légales et informations pratiques se situent sur les rabats de la couverture, de façon à ce qu’il n’y ait qu’une seule page liminaire : la page de titre. Le vrai contenu occupe ainsi à lui seul presque la totalité du livre, rendant l’histoire très accessible pour un jeune lecteur. C’est une approche assez astucieuse, et nous pouvons observer cette

même conscience de l’espace dans la gestion du chemin de fer63 tout au long de l’ouvrage.

Nous constatons d’abord dans Ilma un déroulement très fluide (dit « invisible »), sans interruptions ou obstacles jusqu’à la fin, quand l’histoire cède la place à un cahier pédagogique. La structure de base des doubles pages reste donc stable, ce qui rassure le lecteur, mais l'on trouve aussi d’importantes variations de mise en page tout au long de l’ouvrage. Cette diversité se voit premièrement dans les illustrations, qui occupent tantôt une page simple (en fausse page ou en belle page, selon la volonté du maquettiste), tantôt les trois-quarts d’une double page, en changeant continuel63 Un outil clé permettant de planifier le déroulement des pages d’un livre. En pratique, il s’agit d’une présentation visuelle en miniature des doubles pages d’un ouvrage, afin que l’on puisse en visualiser l’avancement et les transitions. Il est toujours utile d’introduire une certaine variété dans la mise en page pour que le lecteur ne se lasse pas, ce que le chemin de fer permet de faire de manière réfléchie et équilibrée.

62 Logiquement, on n’y voit pas de traces de l’application dérivée non plus, puisqu’elle a été développée par la suite.

43

Deuxième partie

Un échantillon des changements de maquette dans Ilma n'est pas malade, offrant plusieurs variations de focale pour montrer soit les émotions des personnages, soit l'action de la scène. Ces variations, pertinentes à l’histoire, rendent la lecture plus intéressante aussi, variant la distance de l'œil du lecteur comme dans un film.

lement de perspective (voir ci-dessus).

Deuxièmement, nous observons cette même variation dans l’agencement du texte et des images secondaires.

Comme évoqué plus haut, chaque page se lit en deux fois, avec le texte français en haut et le texte anglais en bas ; ce système ne change presque jamais, à quelques exceptions près, et pourrait ainsi être considéré comme la colonne

vertébrale de la mise en page. À part cela, toutefois, les autres éléments du gabarit fluctuent, les images secondaires se plaçant alternativement à côté de, autour de, en dessous de, et entre les zones de texte, selon les besoins ou les souhaits du maquettiste (voir p. 105). C’est une variété forte et voulue, qui reste néanmoins maîtrisée tout au long de l’ouvrage.

44

Conception et réalisation éditoriale des livres bilingues

ténuer les différences entre les textes dans chaque langue — au point où, souvent, aucun aspect visuel ne permet de les distinguer —, ici, le choix a clairement été fait de les accentuer. Il ne s'agit pas de supériorité ni d’infériorité, mais de lisibilité, d’esthétique, et de pédagogie. Isoler les deux zones de texte en haut et en bas permet, en effet, d’aérer la page et d’accorder une pause temporelle au lecteur, pour qu’il puisse absorber une langue avant de passer à l’autre. C’est donc un petit espace libre qui fait la force du livre.

Outre la séparation des langues, ces dernières se démarquent aussi par leur couleur — bleu pour le français et noir pour l’anglais — ainsi que par leur taille.

Ce système de distinction par couleur ne mériterait peut-être pas notre attention — après tout, nous l’avons déjà vu dans l’édition de 1963 de Je parle anglais avec Babar — sauf qu’il n’est pas aussi généralisé que l’on pourrait penser.

Parmi les collections représentées dans notre corpus, seuls trois autres exploitent pleinement cette approche : La marmite-O-langues des éditions Dadoclem,

À la suite de l’histoire, nous trouvons enfin un petit cahier pédagogique d’une dizaine de pages. Arrivant un peu à l’improviste, sans transition ni annonce, ce cahier offre une expérience très différente par rapport au récit, demandant au lecteur d’intervenir directement sur la page pour compléter des activités langagières et renvoyant le lecteur au texte de l’histoire, à la recherche de certains mots clés. Cette partie instaure donc un deuxième mode de lecture (dit « discontinu »), encourageant un apprentissage actif. Le risque ici est de perdre le lecteur, si la rupture avec l’histoire est trop brusque, mais l’éditeur opère une transition sans heurts grâce à la continuité du graphisme et de la typographie. Ainsi, les deux parties du livre réussissent à garder le même esprit.

Regardant les pages intérieures de plus près, l'on trouve certains éléments de la mise en page qui méritent que l’on s’y attarde davantage, notamment l’emplacement et la séparation du texte. Si une bonne partie des livres dans notre corpus démontrent une volonté d’at45

Deuxième partie

Oops & Ohlala de Talents Hauts, et Twiki et Twini d’ABC Melody. C’est dommage, car elle permet de faire la distinction entre les deux langues avec facilité tout en conservant la même typographie et, par conséquent, une meilleure stabilité et esthétique64. Il n’existe dans Ilma qu’une seule distinction entre les deux langues, à part la couleur : le texte inférieur (en anglais) est écrit dans un corps légèrement plus grand. La différence se voit à peine, mais sert probablement à attirer subtilement l’œil du lecteur, peu habitué à trouver du texte à un tel endroit.

Une dernière variation typographique commune au texte en français et en anglais est l’utilisation du gras. Sur chaque double page, quelques mots clés sont ainsi accentués — les mêmes dans les deux langues — ce qui permet de souligner le vocabulaire important,

de lier les textes, et de décrire les illustrations (voir p. 104). Ainsi, tous les éléments de la maquette sont connectés entre eux, créant l’impression d’une seule unité. Par la suite, la plupart de ces mots sont repris dans un glossaire à la fin du livre.

Ainsi, nous pouvons constater une remarquable cohérence entre les différents « lieux » de cet album, que ce soit au niveau de la couverture, du chemin de fer, de la double page, ou de la typographie. Des variations existent à l’intérieur de chaque lieu, mais toujours d’une façon qui respecte le concept et l’esprit du livre et qui enrichit l’expérience de la lecture. En effet, malgré le statut bilingue de cet ouvrage, ses créateurs n’ont pas perdu de vue le fait qu’il doive avant tout être agréable à lire.

Enfin, Ilma offre une plaisante expérience de lecture grâce aussi à son écriture et à l’histoire qu’il raconte. Il serait tentant de penser que ces deux aspects représentent une préoccupation constante pour chaque éditeur — quel que soit le nombre de langues présentes —, mais parmi les ouvrages

64 Par exemple, Lis en anglais avec Scooby-Doo, qui n'utilise qu'un système à code couleur partiel, se voit obligé d’employer trois polices distinctes sur chaque page, ce qui donne un rendu visuel regrettable (voir p.

103).

46

Conception et réalisation éditoriale des livres bilingues

analysés, nous pouvons en compter plusieurs dont les créateurs n’ont pas réussi à fournir un contenu à la hauteur du contenant. Au niveau de l’écriture, Ilma réussit à se détacher grâce à une authenticité d’expression dans chaque langue, un aspect visible dans l’exemple suivant, où la petite fille est recherchée par toute la classe :

grammaticale. Mais tel n’est pas l’objectif : plus que de simple faits, c’est la « personnalité » de chaque langue qui est restituée dans le texte. Ou, comme l’explique l’éditeur, « Il ne s’agit pas ici d’apprendre la langue mais de l’appréhender dans son articulation courante et se familiariser à terme avec son orthographe et sa syntaxe66 ». Dans tous les cas, l'éditeur a prévu un filet de sécurité — composé des mots en gras et des illustrations — largement suffisant pour protéger le lecteur.

L’histoire, en dernier lieu, n’est pas

Derrière l’armoire, la fillette se serre, se serre. Elle trouve cette partie de cache-cache très amusante. / Behind the cupboard, the little girl huddles up. She loves this game of hide-and-seek65.

66 Et l’éditeur continue : « Tous les enfants désormais scolarisés en primaire sont issus de parents très majoritairement scolarisés au moins jusqu’au lycée et qui ont donc reçu un enseignement secondaire. Ils peuvent dès lors lire à voix haute la langue étrangère, en connaissant les rudiments de prononciation qu’ils ont eux-mêmes étudiée. » Si sa réflexion est partie sur de bonnes bases, ici il semble s’égarer quelque peu, sans doute surestimant les compétences de certains des susdits parents. Il aurait mieux valu citer les enregistrements audio disponibles gratuitement en ligne. (« Informations éditeurs : Zoom éditions », Ricochet-Jeunes, consulté le 15 novembre 2016. URL : ricochet-jeunes.org/ editeurs-info/editeur/297-zoom-editions.)

L’écart ici entre la structure et le vocabulaire des deux textes est assez important — l'on peut noter la répétition dans le texte français, absente en anglais, ainsi que la décision de coupler she loves avec elle trouve…, et non pas elle adore —, de façon qu’un apprenant ne comprendra sans doute pas chaque mot, ni même toute la base 65 Ilma n'est pas malade, p. 27.

47

Deuxième partie

tellement singulière, ni innovatrice, s’agissant d’une banale visite médicale.

Sauf que ce ne l’est pas pour Ilma. Nous n'avons pas beaucoup d'informations sur elle, à part sa phobie des piqûres, mais dans l’espace d’à peine quelques centaines de mots, ce sont ses plus profonds sentiments et tout son univers enfantin qui nous sont restitués. Le lecteur voit ses inquiétudes — le médecin lui fera-t-il du mal ? —, sa détresse — pourquoi la maîtresse n’écoute-t-elle pas ? —, et son espièglerie, quand elle joue à cache-cache pour éviter de voir le médecin. Ainsi, même si la trame ne nous offre rien de nouveau, l’histoire nous touche parce qu’elle raconte de façon tangible une situation à laquelle tout lecteur peut s’identifier, qu’il soit jeune ou moins jeune. En fin de compte, c’est cette authenticité — tout comme celle du langage — qui assure le succès du livre auprès du lecteur.

Me, the Queen and Christopher / La Reine et moi MELOkids, ABC Melody voir double page annotée p. 108

pour enfants, ce qui est à la fois une réflexion sur la profondeur humble de ce livre et la superficialité de ses pairs.

Cependant, Ilma n’est pas la seule petite fille charmante représentée dans notre corpus. Dans Me, the Queen and Christopher / La Reine et moi, un roman court illustré, nous faisons aussi la connaissance de la jeune Freya, qui se trouve sélectionnée pour rendre visite à la reine au palais de Buckingham.

L’idée déjà est prometteuse, délibérément ancrée dans un milieu purement anglais, et cela n’a rien d’un hasard : le livre a originellement été publié par Orchard Books (UK) en 2012, à l’occasion du jubilé de diamant d’Élisabeth II. L’édition bilingue d’ABC Melody est sortie trois ans plus tard.

Cette nouvelle mouture nous permet

Les histoires aussi sincères que celle d’Ilma s’avèrent finalement assez rares dans le domaine des livres bilingues 48

Conception et réalisation éditoriale des livres bilingues

Christopher, ni même aux livres bilingues pour enfants en général. Toute traduction ou adaptation doit faire face à ces difficultés, quel que soit le genre.

La particularité de cet ouvrage et de ses semblables réside simplement dans le fait que les deux versions se côtoient et doivent coexister. Quand l’adaptation est réussie, le lecteur peut admirer l’habilité de l’éditeur, mais quand elle ne l’est pas, il n’a pas d’autre choix que de grincer des dents (voir encadré p.

50).

Ainsi, Me, the Queen, and Christopher ressemble à une sorte de livre d’essai.

Il s’agit pour l’éditeur de voir s’il est capable de donner une nouvelle vie à un titre étranger possédant une forte identité culturelle. Cette tentative représente en effet un grand pas pour ABC Melody, car malgré son catalogue considérable, avoisinant les 150 titres, il ne dispose qu’une seule collection bilingue, Twiki et Twini (voir p. 69), qui offre des textes hybrides très court.

Pour ses autres titres en langue étrangère, ABC Melody a pris le parti de suivre un système de publication paral-

de distinguer les aspects qui différencient un livre bilingue « pur » d’une adaptation a posteriori. Il est clair, d’abord, que l’œuvre à la base n’a pas été pensée pour un tel traitement.

Pendant les phases de sa conception et de sa création, tous les choix artistiques et éditoriaux ont été basés sur un modèle monolingue et monoculturel anglo-anglais. D’un certain point de vue, toute version bilingue ultérieure pourrait donc même être considérée comme artificielle, factice. Cela ne veut pas dire qu’une nouvelle édition bilingue n’a pas de valeur, bien au contraire ; mais cette transformation change subitement la structure et la fonction de l’ouvrage, comme si on décidait de rajouter un étage supplémentaire à une maison de plain-pied.

Le résultat peut très bien être fonctionnel, mais une telle modification a tendance à être assez voyante, et a de fortes chances d’altérer l’équilibre de la structure. La maison tient debout, donc, mais n’a plus le même caractère. Évidemment, ce phénomène n’est pas propre à Me, the Queen and 49

Deuxième partie

Le Chat au chapeau : Quand rien ne va plus

Les livres bilingues dérivés, qu’ils soient pour enfants ou pour adultes, doivent souvent affronter les mêmes défis (l’agencement du texte, les difficultés de traduction, les différences culturelles, etc.). Certes, les ouvrages pour la jeunesse sont en principe moins longs, mais cela ne veut pas pour autant dire qu’ils sont moins complexes.

En effet, les chances de déstabilisation de l’œuvre originale peuvent être tout aussi importantes, étant donné les particularités souvent présentes dans ce genre d’ouvrages : les styles d’écriture fantaisistes, les libertés prises en termes de vocabulaire et d’expressions, l’utilisation de rimes, et ainsi de suite. De cette façon, une traduction qui n’est pas à la hauteur peut nuire fortement au texte original quand les deux sont mis côte à côte.

House Children’s Books pour la première fois en 1967, seulement quelques années après Je parle anglais avec Babar. Cette édition bilingue a relevé un défi de taille, en essayant de restituer en français le rythme et les rimes invraisemblables du légendaire Dr. Seuss.

L’éditeur espérait peut-être un miracle, mais son expérience n’a malheureusement pas donné le résultat escompté : les rimes ont tout simplement disparu, et le rythme a lui aussi été saccagé, si bien que la longueur des vers a parfois été doublée (voir ci-contre). Mais l'on ne peut pas en vouloir au traducteur quand l’éditeur lui-même n'a fait aucun effort en ce qui concerne la mise en page, nous laissant une maquette nettement moins aérée, sans distinction entre les deux textes (à l'exception d'une légère

Prenons l’exemple de The Cat in the Hat / Le chat au chapeau, publié par Random

50

Conception et réalisation éditoriale des livres bilingues

lèle d'ouvrages monolingues séparés.

Or, s’il s’agit d’un essai, c’est plutôt réussi, en commençant par l’histoire elle-même. Dans ce cas, ABC Melody ne peut pas s’en attribuer tout le mérite, s'agissant d'un achat de droits. L’éditeur a toutefois effectué un choix judicieux : les thèmes de l’Angleterre et de la reine sont susceptibles d’attirer une grande partie du public français, étant donné ses affinités avec son voisin, et ce genre d’histoire, très axé sur la culture, correspond bien à la ligne éditoriale d’ABC Melody.

En outre, même si le travail de l’éditeur fut considérablement facilité par cet achat, il lui a tout de même fallu adapter l’ouvrage existant en format bilingue, en traduisant le texte original et en retravaillant la mise en livre.

Souvent, les ouvrages bilingues ne nécessitent pas de traduction au sens strict, dans la mesure où une personne peut être l’auteure de l’ensemble, travaillant simultanément sur les deux textes. Certaines collections offrent même un seul texte hybride. Toutefois, ici il s’agit bien d’une traduction a poste-

différence de taille). C’est le genre d’ouvrage en conflit avec lui-même qui donne à réfléchir sur la faisabilité et le bien-fondé du format bilingue, qui peut soit enrichir une histoire, soit la vider de son sens.

Le soleil ne brillait pas, Et c’était trop mouillé pour aller jouer.

Alors nous sommes restés assis à la maison Pendant toute cette journée froide et humide.

The sun did not shine.

It was too wet to play.

So we sat in the house All that cold, cold, wet day.

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Deuxième partie

Les trois couvertures de Me, the Queen and Christopher : de gauche à droite, l'original anglais (Orchard Books) et les versions bilingue et française (ABC Melody).

créative de la part du traducteur — et, sans doute, de l’éditeur, qui a dû donner son aval —, une implication qui est difficile à quantifier, mais qui contribue beaucoup au résultat final.

Concernant la mise en livre, l’essentiel du travail revient également à l’éditeur initial. Mais si ABC Melody a repris en grande partie le graphisme et la mise en page de l’édition originale, l’éditeur français n’a pas hésité à intervenir, faisant appel à un graphiste pour que son adaptation soit réussie. L’étendue et l’efficacité de cette intervention sont visibles dès la première de couverture : l’édition bilingue conserve les illustra-

riori, commandée par l’éditeur français.

Elle est tout d’abord restée très fidèle à l’original — à l'exception de quelques petits contresens qui ne gênent pas la lecture —, une précision louable pour une histoire qui est so British. Le traducteur a non seulement su modifier le rythme et la structure des phrases lorsque la situation le demandait, mais il a également pris l'initiative de remplacer le temps présent par le passé tout au long de l’histoire. C’est un choix curieux, sans raison apparente, mais sans doute trouvait-il que cela rendait mieux. Quoi qu’il en soit, ces interventions démontrent une vraie réflexion 52

Conception et réalisation éditoriale des livres bilingues

tions, les couleurs, et la disposition générale des différents éléments de la couverture anglaise — y compris la petite couronne et le petit gâteau qui s’immiscent dans le titre (voir images p. 52). Ainsi, l’esprit de l’original reste clairement intact. Cependant, nombreux sont les changements effectués : un visuel composé de drapeaux français et britannique et de la mention « BILINGUE » orne désormais le coin supérieur droit ; le titre bicolore original est devenu plus petit et monochrome, facilitant l’addition du titre français ; et la typographie a été entièrement modifiée, dans un style proche mais distinct de l’original. Cet équilibre réussit à maintenir une certaine continuité, tout en créant un objet propre à la collection MELOkids67.

L’un des aspects intriguants de cette nouvelle mise en forme est la taille réduite du titre français, un choix qui sera également appliqué au texte français à l’intérieur du livre. En effet, Me, the Queen, and Christopher est le seul parmi les livres étudiés à instaurer une claire hiérarchie entre les deux langues. Il est difficile de savoir si le corps des caractères en français est en réalité plus petit que celui des caractères en anglais, dû à leurs polices différentes. Néanmoins, la typographie mise en place pour le français attire nettement moins l'attention du lecteur (voir p. 108). L'éditeur a fait le choix d’une police sans empattements, ce qui est très courant dans les livres pour enfants, il est vrai ; mais ici, le résultat est assez sobre, sans doute à cause de la maigreur des caractères, et de la chasse et hauteur d’x de taille moyenne68. En outre, le texte est

67 La volonté d’ABC Melody de présenter son édition bilingue comme une extension de l’original est d’autant plus claire lorsque nous observons sa version monolingue française (voir p. 52). Tandis que seul un œil exercé repérera les susmentionnées modifications apportées à l’édition bilingue, la couverture de la version française déclare son indépendance haut et fort par l'utilisation

d'une toute autre palette de couleurs.

68 La « hauteur d’x » étant littéralement la hauteur du caractère x dans une police donnée. La « chasse », quant à elle, est sim53

Deuxième partie

imprimé non pas en noir, comme l’anglais, mais en gris foncé, ce qui le rend plus fade.

Le texte anglais, en revanche, bénéficie d’une présentation beaucoup plus sympathique d’un point de vue typographique. La police choisie pour le texte courant est identique à celle de la couverture, composé de petits empattements arrondis et de traits quelques peu irréguliers, ce qui lui donne un aspect enfantin. En outre, le texte anglais inclut une deuxième police, également présente sur la couverture, qui reflète et complète la première. Utilisée tout au long de l’histoire pour souligner certains mots-clés et moments importants, cette police offre un contraste très marqué entre ses pleins et ses déliés69, ainsi que des fermetures de traverses70 exagérément

longues. Par conséquent, une police qui devrait logiquement être sérieuse et sobre — en raison de ses empattements, de ses pleins et déliés marqués, et de ses fermetures de traverses — est d’une certaine manière tournée en dérision. Le résultat est une sorte de parodie typographique qui correspond parfaitement au sujet de l’histoire, à savoir une reine qui, face-à-face avec la petite Freya, est tout sauf ennuyeuse.

La question se pose alors : pourquoi ne pas employer également une typographie un peu plus fantaisiste pour le texte français ? Sans doute s’agit-il d’une volonté d’éviter une maquette trop chargée, auquel cas il faudrait s’assurer que les textes restent différenciés, vu qu’ils se trouvent souvent côte-à-côte.

Toutefois, l’on pourrait facilement remplacer cette police sans empattements par une autre qui possède un peu plus

plement la largeur d’un caractère, y compris les espaces de part et d’autre (l’ « approche »).

un « trait placé à l’extrémité d’une traverse [ou « barre », ndlr] pour en souligner la limite » (Laliberté, Jadette, Formes typographiques: historique, anatomie, classification, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2004, p. 87).

69 Le trait le plus épais et celui le plus fin d’une lettre, respectivement.

70 Dans le domaine de la typographie, 54

Conception et réalisation éditoriale des livres bilingues

à prendre en compte la double page entière — et donc chacun des deux textes aussi. Même si cet agencement des textes et des images a été décidé pour de simples raisons pratiques, le fait qu’il transforme chaque double page en une seule unité est capital.

Certes, cette incitation à lire l’ensemble du texte présenté doit rester équilibrée et subtile. Une maquette dont l’aspect bilingue est trop voyant peut être contre-productive, car le lecteur risque de perdre le fil. Dans Me, the Queen and Christopher, par exemple, il arrive parfois que les textes s’emmêlent au point que le lecteur ne puisse plus suivre aisément l’enchaînement de chaque langue (voir image p. 56). Cependant, de tels faux pas restent l’exception. Dans l’ensemble, cet ouvrage représente un bel exemple d’une importation et adaptation réussies, et un modèle que d’autres éditeurs pourraient suivre.

Avant qu’on ne lui emboîte le pas, toutefois, il faudrait qu’ABC Melody y croie lui-même. L’éditeur n’a actuellement pas d’autres livres bilingues prévus

de caractère — par exemple une chasse plus large, ou une graisse plus ample — et lui donner une autre couleur que ce gris dévalorisant.

Au niveau du déroulement de l’histoire, ABC Melody a choisi de garder le même chemin de fer que l’édition anglaise et de ne pas déplacer les illustrations. Dans une certaine mesure cela peut faciliter la tâche de l’éditeur repreneur, en lui évitant de devoir recréer toute la mise en page. Cependant, il reste du travail afin que la traduction puisse y être intégrée convenablement.

Alors, tandis que l’original fonctionnait par pages simples, présentant à chaque fois une zone de texte accompagnée d’une illustration, l’édition bilingue fonctionne par doubles pages, rassemblant le texte anglais à gauche afin de pouvoir insérer le français en belle page. Mais puisque les illustrations n'ont pas bougé, cela crée une mise en page à croisillons, où le texte renvoie souvent à la page opposée.

Ce système peut créer de la confusion quant à l’enchaînement de l’histoire, mais en contrepartie, il incite le lecteur 55

Deuxième partie

Double page de Me, the Queen and Christopher où la maquette atypique rend difficile la distinction entre les zones de texte réservées à l'anglais et au français.

dans sa collection de romans illustrés, même si sa trilogie Mystères dans les Highlands, ayant lieu en Écosse, semblerait s’y prêter à merveille. Cela nous laisse supposer que les ventes de Me, the Queen and Christopher ne lui ont pas permis d’envisager une suite.

Nous allons clore cette section avec l’analyse d’une série d'ouvrages qui, elle, ne montre aucun signe de ralen-

tissement. Il s’agit de la collection mini léon de l’éditeur Léon art & stories, pour laquelle nous nous concentrons sur le titre Monstres / Monsters. Ce dernier n’offre pas de véritable récit, mais présente une variété de tableaux en lien avec le thème choisi, mis en scène par un petit personnage nommé Léon. Ce livre traditionnel-alternatif — « traditionnel » uniquement en ce qui

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Conception et réalisation éditoriale des livres bilingues

concerne la présentation de son texte bilingue — apporte une certaine note de diversité à notre corpus. Tandis qu’Ilma n’est pas malade et Me, the Queen and Christopher brillent pour leur élaboration peaufinée, ce titre intrigue pour son concept inédit tout en présentant de sérieux défauts qui minent son influence. Malgré ses défauts, les particularités de Monstres en termes d’approche et de mode de lecture méritent toutefois que l’on s’y attarde pour en faire un portrait et jauger son impact.

Selon l’éditeur, cet ouvrage serait un exemple d’ « art-fiction », dans laquelle la trame de l’histoire est basée sur une série de tableaux, choisis par thème.

Ces œuvres d’art peuvent provenir de toute période de l’époque moderne et sont recadrées et rognées pour répondre aux besoins de la mise en page et de la narration. Dans Monstres, cela se traduit par de gros plans sur les créatures représentées dans les tableaux, et le personnage de Léon figure également au moins une fois sur chaque double page, aidant à lier ces disparates peintures entre elles.

Monstres / Monsters mini léon, Léon art & stories voir double page annotée p.

111

Enfin, puisqu’il s’agit d’un livre bilingue, chaque tableau est accompagné d’un encadré coloré qui contient une courte phrase en français et en anglais.

Il ne fait nul doute que cette série constitue une création unique et captivante à bien des égards. Son concept est susceptible d’attirer les amateurs d’art, rarement cible des livres pour enfants, et ces ouvrages impressionnent pour leur qualité de fabrication. L’éditeur a opté pour une couverture souple avec rabats, ce qui permet une bonne prise en main sans alourdir le livre, et le dos carré-collé-cousu lui promet une longue espérance de vie. En outre, le choix d’un papier couché71 d’un grammage élevé 71 Une sorte de papier ayant subi un traitement de surface. L’encre étant moins absorbée, l’on peut obtenir des couleurs plus vives.

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Deuxième partie

de couverture, et le lecteur est bien obligé de lui donner raison, puisqu’il surprend le « héro » en train de faire tout et n’importe quoi à l’intérieur du livre : nager, faire ses courses, cueillir des fleurs, et même porter des armes, alternativement un pistolet laser et un fusil. En principe, ses actions correspondent aux tableaux, d’une manière ou d’une autre, mais le lien est souvent assez ténu ; il nage à côté de l’œuvre Méduse72, par exemple, où cet être mythologique semble submergée par une vague violente, et plus tard, son pistolet laser est censé réduire la taille de l’Araignée souriante73. Toutefois, si chaque double page séduit visuellement, la séquence dans son ensemble est dépourvue de sens. Par conséquent, le lecteur est amené à s’interroger aussi sur le choix de ces tableaux : les créateurs ont voulu faire une œuvre composite intégrant des peintures de

met bien en valeur les peintures ainsi que les autres illustrations. Le résultat est un bel ouvrage agréable à manipuler, et la collection mini léon semblerait en effet avoir déjà trouvé son public, compte tenu des onze titres publiés à ce jour, sans parler des deux autres prévus pour avril 2017.

Ces livres ont toutefois leur lot de problèmes. Pour commencer, qui est — ou plutôt qu’est-ce que — ce personnage Léon ? Nous savons très peu de choses à son sujet, à l'exception de son caractère espiègle, et rien de concret ne semble justifier sa présence.

Aime-t-il l’art ? Est-il réel — un simple lézard, par exemple — ou complètement fictif ? Qu’il nous présente un défilé de monstres passe encore, mais sa présence devient plus gênante dans certains des titres qui suivent, comme Neige, Musique, Métiers, et À Table, où il se trouve en décalage avec le thème.

Outre ce curieux protagoniste, une autre question tout aussi basique se pose : quelle est l’histoire ? « Quand Léon met les pattes dans la peinture, tout peut arriver ! » lance la quatrième

72 Lévy-Dhurmer, Lucien, 1897, musée du Louvre, Paris.

73 Redon, Odilon, autour de 1881, RMNGrand Palais (musée d’Orsay).

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Conception et réalisation éditoriale des livres bilingues

toutefois d’un réel contenu, laissant le lecteur sans ancre.

Par conséquent, Monstres et la collection mini léon font partie de la catégorie la plus frustrante, celle des livres au potentiel inassouvi. L’éditeur a trouvé un concept tentant, mais qui reste inachevé, ce qui remet en cause la publication continue de ces ouvrages.

Ils ont une certaine valeur esthétique, mais pour qu’ils fonctionnent vraiment en tant que livres bilingues — ou livres tout court —, le lecteur doit être amené à lire et à s’investir dans les textes.

Cela se fait bien entendu à travers une mise en page accueillante et une typographie claire, mais aussi grâce à un semblant d’histoire, afin que la lecture ait un sens. Cet intérêt du lecteur déborderait alors sûrement aussi sur les œuvres d’art que l’auteur a souhaité mettre en avant. En l’état actuel, il est donc difficile d'imaginer une longue vie pour cette collection. Elle bénéficie clairement d’un éditeur visionnaire et motivé, qui lui suffira sans doute à court terme. Mais faute de certaines améliorations, la taille de son lectorat

monstres, soit, mais pourquoi mettre en avant celles-ci ? Une double page à la fin présente trois des artistes inclus dans l’ouvrage, mais pour les dix restant, nous avons pour seules indications les crédits qui accompagnent le colophon. Peu de lecteurs remarqueront ces précisions, et, à l'exception de quelques parents motivés, rares sont ceux qui iront chercher davantage d’informations ailleurs, étant donné la tranche d’âge de trois à sept ans.

Ces obstacles et complications nous mène enfin à une dernière question : ce concept d’ « art-fiction » pique notre curiosité, mais pourquoi en faire une collection bilingue ? Les tableaux et les artistes présents dans l’ouvrage sont décidément internationaux, certes, mais ils sont tout aussi hétérogènes, comprenant des peintres qui viennent de toute l’Europe, de l’Italie à l’Angleterre en passant par la Norvège. La plupart n’ont donc aucun lien particulier avec le français ou l’anglais. Quant au texte du livre, il s’agit d’une série de mots d’esprit plutôt que d’un vrai récit ; parfois drôles, ces réflexions manquent 59

Deuxième partie

concevoir une collection bilingue, devenant ainsi des ouvrages de référence et pouvant servir de guide pour d’autres éditeurs à venir.

Or, si tel était leur but, le résultat est mitigé. Certains éditeurs font preuve de compétence et de savoir-faire dans le domaine, en particulier les éditions Zoom et ABC Melody. Mais leur portée et leur influence restent néanmoins très restreintes. Chez Zoom, par exemple, malgré un concept de collection bilingue très abouti, une équipe pédagogique accomplie, et un fort soutien institutionnel, sa collection bilingue n’a jamais vraiment décollé. Il faut rester prudent, étant donné la difficulté de mesurer son rayonnement de manière concrète, mais plusieurs éléments semblent indiquer que l’éditeur est encore loin d’entrer dans le courant dominant. Le premier signe, une preuve déjà assez accablante, est le manque de nouveautés depuis 2013, date à laquelle deux histoires ont été publiées simultanément — et nous sommes bien obligés de dire « histoire », puisque chacune a fait l’objet de quatre

diminuera au fur et à mesure que l’effet de la nouveauté s’estompera. Pour cette collection encore plus que pour les autres, il est essentiel que l’éditeur se donne toutes les chances de réussir, étant donné qu’il opère sur un marché de niche à l’intérieur d’un marché de niche.

Ainsi, ce mini-corpus de livres bilingues « traditionnels » pour la jeunesse nous révèle déjà plusieurs vérités sur le secteur, quant à la participation des éditeurs sur le marché français, leurs difficultés rencontrées, et le destin incertain des initiatives entreprises.

Dans une large mesure, cet échantillon nous ouvre aussi les yeux. Étant donné que ces ouvrages dans leur ensemble ressemblent le plus à un album jeunesse standard, en termes d’apparence et mode de lecture, ils auraient pu constituer les fondations de ce nouveau genre, tout comme la Collection Budé l’a fait pour les livres classiques bilingues il y a un siècle.

Ces titres pionniers auraient pu établir et peaufiner des règles de base pour 60

Conception et réalisation éditoriale des livres bilingues

titres différents, dans toutes les paires de langues offertes par l’éditeur74.

Un tel intervalle n’est pas sans précédent — avant 2013, les derniers titres en date remontaient à 2010 — et cela peut se comprendre vu la quantité de travail que chaque nouveauté représente. Toutefois, s’il existait un vrai engouement pour cette collection, il faut croire que l’éditeur y consacrerait suffisamment de moyens pour qu’elle soit alimentée plus régulièrement. Ce manque de fréquence à part, certains autres problèmes persistent aussi, tous non-essentiels, mais qui ternissent tout de même la réussite de l’éditeur : par exemple, la couleur de couverture qui change entre deux versions d’une même histoire ; une page web dédiée à des fiches pédagogiques qui n’existent pas ; ou des applications qui séduisent mais peinent à fonctionner. Dans l’ensemble, toutes ces petites défaillances coupent les ailes à l’éditeur.

Certes, se montrer aussi pointilleux envers une maison de micro-édition n’est peut-être pas totalement juste. Cependant, une grande partie de la production actuelle relève de fait de la micro-édition ou même de l’auto-édition (voir encadré p. 62).

Alors, faudrait-il baisser ses attentes en conséquence ? Être moins exigeant, afin de s’aligner avec la qualité de l’offre ? À court terme, peut-être. Mais cela n’aidera pas le genre à s’envoler.

74 À savoir : français/anglais, français/ allemand, français/espagnol, et français/ italien.

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Deuxième partie

Beep Beep à New York : une success story de l'auto-édition ?

S’il est vrai que tout éditeur français digne de ce nom possède sa propre branche jeunesse, les principaux acteurs du marché ont cependant tendance à s’abstenir de toute implication dans le sous-genre des livres bilingues. Seuls deux d’entre eux semblent avoir mis un pied dans l’eau : Hachette, grâce à deux filiales (Harrap’s, appartenant aux éditions Larousse, et Didier Jeunesse, rattaché à Hatier) ; et Éditis, qui peut se vanter d’une séparation encore plus vaste, puisque l’éditeur en question est Syros, nichée à l’intérieur de Sejer et chez Nathan.

C’est un jeu de poupées russes qui relègue les livres bilingues pour enfants au deuxième, voire au troisième plan.

Les éditions Versilio pourrait toutefois faire figure d'exception. Avec un chiffre d’affaires de 742 500 € en 2015 et un catalogue qui comprend des auteurs à succès comme Marc Lévy et Stephen Clarke (God save la France), Versilio occupe une place respectable sur le marché français. De plus, en 2015, l’éditeur s’est essayé pour la première fois à publier un livre bilingue pour enfants. Intitulé Beep Beep In New York / À New York, il s’agit d’un ouvrage unique et hors collection pour

Versilio, bien que ce livre ne sorte pas exactement de nulle part.

En effet, cette aventure de Beep Beep In New York / la petite voiÀ New York, Versilio, 2015 ture rouge Beep Beep est le quatrième titre d’une série jusque là auto-éditée aux États-Unis par Pauline Lévêque, une écrivaine française. Ayant rencontré un certain succès outre-Atlantique — Versilio fait mention de 3 000 exemplaires vendus pour les premiers tomes — la série a apparemment suscité l’intérêt de l’éditeur français. Par conséquent, ce nouvel épisode bénéficie d’une meilleure disponibilité et visibilité en France, ce qui est plutôt bon signe pour l’avenir de Beep Beep.

Pourtant, la prudence est de mise. Il reste à voir d’abord si l’éditeur saura prendre la série en charge, vu son manque d’expérience dans le genre ; en effet, Beep Beep In New York laisse apercevoir son passé artisanal, et souffre encore de nombreux pro-

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Conception et réalisation éditoriale des livres bilingues

blèmes de conception et de mise en page (voir ci-dessous). En outre — et voici le vrai scoop — il s’avère que le mari de Lévêque n’est autre que le susdit Marc Lévy. Ce fait, en soi, ne délégitime en rien l’ouvrage de l’écrivaine ; toutefois, le manque de soins apportés à l’ouvrage reflète un équivalent manque d’intérêt de la part de l’éditeur, ce qui laisse deviner une raison cachée derrière cette publication.

C’est dommage, car en dépit de ce lien de parenté particulier, ce titre aurait pu deve-

nir un modèle de réussite pour le secteur de l’auto-édition, ainsi qu’une expérience précieuse pour un éditeur centré plutôt sur les romans et les essais. Au lieu de cela, Versilio s’est contenté de publier l’ouvrage machinalement, vraisemblablement comme faveur, et sans vraiment s’investir dans le projet. Et pour finir, à 12 €, Beep Beep est de loin le plus cher des livres étudiés, une preuve de plus de la méconnaissance ou désintérêt de l’éditeur.

Une double page type de Beep Beep. Malgré la bonne qualité du livre en tant qu'objet — offrant une robuste couverture cartonnée, ainsi qu'un beau papier couché — la mise en page laisse à désirer. Certains points sont positifs — la maquette aérée, l'équilibre des divers éléments du gabarit, la petite image de la voiture qui apporte une touche ludique — mais ces efforts, ainsi que ceux de l'auteur, sont minés par des choix de couleurs invraisemblables : du texte bleu et rouge sur fond jaune, sans raison apparente.

63

Deuxième partie

ii.iii.

Les

livres

tance capitale, car il s’agit de comprendre si ce genre de livres bilingues hybrides représente une vraie alternative, une réelle avancée dans le fond, ou au contraire une sorte de fausse évolution, un simple artifice pour masquer un manque de contenu. Un livre a beau être innovateur, s’il n’apporte rien de concret au lecteur, il peinera à acquérir — et surtout à garder — son public. En admettant, bien entendu, que ce public existe.

Comme souvent, il est difficile de savoir si ces ouvrages répondent à des besoins réels, et donc de connaître le potentiel de ce sous-genre des livres bilingues. Cependant, en analysant la ligne éditoriale et les ouvrages de ces éditeurs, nous pouvons déterminer s’ils accomplissent leur mission de manière efficace ou non et, par conséquent, si un lecteur lambda de livres bilingues serait séduit par leur offre.

« hybrides »

Il est clair que les livres bilingues « traditionnels » n’attirent pas tout le monde, ni chez les lecteurs, ni chez les éditeurs. Ceux-ci, si et quand ils décident de s’y impliquer, ont plutôt tendance à développer un concept bilingue propre à eux. Leurs approches sont donc par définition variables, mais le dénominateur commun réside dans leur utilisation d’un seul texte hybride, mi-français, mi-anglais, pour raconter leurs histoires.

Il reste à savoir quelles sont les motivations derrière ce choix. Ces éditeurs considèrent-ils que les livres bilingues traditionnels soient démodés et qu’ils puissent faire mieux ? Ou ont-ils simplement envie de se démarquer, dans un secteur très concurrentiel75 ?

Ces interrogations sont d’une impor75 Le site Ricochet-Jeunes recense en effet autour de 600 maisons francophones actives dans le domaine de la jeunesse. (« Les éditeurs jeunesse francophones », consulté le 16 novembre 2016. URL : ricochet-jeunes.org/ editeurs-francophones.)

Sur le marché français, l'offre de livres bilingues hybrides pour la jeunesse est encore plus hétérogène que celle des livres traditionnels. Chaque collection 64

Conception et réalisation éditoriale des livres bilingues

titre Jazz for the President, qui fait partie de notre corpus, figure même sur la liste de littérature de l’Éducation nationale diffusée aux collèges. Cet honneur semble avoir motivé sa réédition en été 2016, six ans après sa publication initiale, avec une nouvelle couverture (voir p. 72).

L’offre d’ABC Melody et de Syros est quant à elle moins développée, vu leur entrée plus récente dans le domaine, mais tout aussi bien entourée et présentée. Les titres de Twiki et Twini ne bénéficient pas de fiches pédagogiques, vu le jeune âge du public cible, mais chaque livre est accompagné par un CD76 et des extraits sont disponibles en ligne.

Quant à Tip Tongue, son éditeur semble bien décidé à rattraper son retard sur Talents Hauts dans les plus brefs

présente en effet un concept unique, ayant pour seul point commun avec les autres un texte bilingue mixte. Ce sous-marché est également beaucoup plus centralisé, contrôlé presque entièrement par trois éditeurs : ABC Melody, Talents Hauts, et Syros. De ces trois maisons, les éditions Talents Hauts se distinguent par leur expérience dans le domaine et par l’ampleur de leur catalogue bilingue. Leurs premières publications dans ce genre remontent à 2005 — l’année de création de la maison — et l’éditeur compte désormais trois collections bilingues pour enfants : Oops & Ohlala (de deux à cinq ans), Filou & Pixie (de six à 10 ans), et les Mini DUAL Books (niveau A2). En comparaison, les collections bilingues d’ABC Melody (Twiki et Twini, dès trois ans) et de Syros (Tip Tongue, dès huit ans) datent toutes les deux de 2014.

Les éditions Talents Hauts sont donc leader du marché et se comportent en tant que tel. Tous leurs titres sont accompagnés d’une version audio, et nombreux sont ceux qui font l’objet d’une fiche pédagogique détaillée. Le

76 L'on peut toutefois s’interroger sur le bien-fondé de cette décision, étant donné le coût de ce supplément ainsi que sa faible valeur ajoutée, vu l’accès quasi universel à Internet en France (sans parler de la rareté croissante des lecteurs CD, un grand nombre d’ordinateurs portables n’en étant plus équipés).

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Deuxième partie

délais. La collection comprend désormais vingt titres — dont deux ouvrages en version français-allemand et deux en français-espagnol —, chacun disposant d’une version audio, et certains étant accompagnés d’une fiche pédagogique. En 2015, Tip Tongue a même obtenu le Label européen des langues, une « initiative européenne permettant de valoriser des projets novateurs dans le domaine de l’enseignement et de l’apprentissage des langues », décerné tous les ans au projet d’apprentissage de langues le plus innovateur dans chaque pays participant77.

Dans tous ces cas de figure, il s’agit donc de collections sérieuses conçues et publiées par éditeurs consciencieux.

Cependant, il ne faut pas perdre de vue le fait que toutes les susmentionnées caractéristiques n'ont pas forcément de lien direct avec la qualité ou le contenu de leurs titres. Qu’en est-il alors des livres eux-mêmes ?

La forme et le format des titres de Talents Hauts varient, logiquement, selon le public ciblé. At the Zoo / Au zoo, de la collection Filou & Pixie (de six à dix ans), ressemble en plusieurs points à un album traditionnel. Le livre bénéficie d’une couverture rigide et d’un papier couché de bon grammage, ce qui en fait un objet résistant et haut en couleur78.

En revanche, Jazz for the President, l’un des Mini DUAL Books, se présente plus comme un livre de poche basique, avec une couverture souple, un dos carré-collé, et du papier non-couché imprimé en noir et blanc (présentant toutefois lui aussi un grammage élevé).

Le seul fil conducteur entre ces deux livres et leurs collections respectives réside donc dans leur emploi d’un texte hybride.

Dans At the Zoo, cela prend la forme de dialogues bilingues, où les personnages anglophones et francophones 78 Il en va de même pour les livres de la collection Oops & Ohlala, destinés aux plus jeunes lecteurs, quoique ces ouvrages, imprimés sur du papier brillant, présentent des couleurs encore plus fortes.

77 « Le label européen des langues », Agence Erasmus+, consulté le 22 octobre 2016.

URL : agence-erasmus.fr/page/label-langues.

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Conception et réalisation éditoriale des livres bilingues

parlent à tour de rôle (voir p. 102). Il n’existe pas de règles strictes — sur certaines pages ne figure parfois qu’une seule langue, et les bulles en français et en anglais n’alternent pas toujours — à part le fait que tout au long de l'histoire, à chaque personnage corresponde une langue. Ce système d’un personnage, une langue crée certains repères pour le lecteur, mais ce sont bien les seuls ; aucune autre indication n’est donnée quant à la langue utilisée, ni au niveau typographique, ni au niveau graphique.

Le lecteur nécessite par conséquent un certain temps d’adaptation avant de trouver ses marques, surtout s’il ne connaît pas encore les personnages de la série. En effet, ces derniers ne sont jamais présentés au lecteur, à part dans un petit logo sur la couverture qui montre Filou et Pixie, sans pour autant préciser leur langue de préférence. En prenant aussi en compte le fait que leurs habits changent entre le logo, l’illustration de couverture, et les pages intérieures du livre, il reste peu d’indices fiables pour comprendre rapidement et efficacement qui s’exprime

At the Zoo / Au zoo Filou & Pixie, Talents Hauts voir double page annotée p. 102

Jazz for the President Mini DUAL Books, Talents Hauts voir double page annotée p. 106

dans quelle langue.

Or, il est possible que les créateurs du livre aient sciemment décidé de ne pas mieux différencier le texte anglais du texte français, afin de mettre l’accent sur la coexistence et la parité des deux langues. Après tout, à l’intérieur de l’histoire, du point de vue des personnages, l’anglais et le français ont clairement la même valeur et existent sur le même plan. Ce mélange complet des deux langues peut toutefois mener à des problèmes de lecture, surtout pour de jeunes lecteurs. Et l’éditeur semble bien 67

Deuxième partie

le savoir, puisque dans sa collection Oops & Ohlala, il distingue bien chaque langue, l’anglais se trouvant toujours en violet, et le français en turquoise (voir ci-contre). Cette manière de différencier les textes représenterait même l’une Pages intérieures de Dinner's Ready!, de la collection Oops & Ohlala chez des rares normes Talents Hauts. Notez la distinction par couleur entre les textes anglais et français. appliquées à une grande partie des albums bilingues, et traite son sujet, sans réelle profondeur que l’on retrouve notamment dans la émotionnelle ou intellectuelle. En outre, collection Twiki et Twini (voir encadré p. étant donné que l’éditeur emploie déjà 69). Les créateurs de Filou & Pixie un schéma bicolore pour le texte sur la ont donc dû décider que leurs lecteurs, première et quatrième de couverture, supposés plus expérimentés, pourle dos, et la page de titre, sa décision de raient se passer de ce genre d’indice revenir à un système monochrome une visuel. Finalement, cela dépendra du fois à l’intérieur laisse perplexe. niveau de chaque individu, mais ce Cette uniformité a toutefois un manque d’une quelconque balise est résultat curieux : une fois à l’intédommage ; malgré la fourchette d’âge rieur de l’ouvrage, le lecteur peut vite donnée par l’éditeur — entre six et oublier qu’il est en train de lire un dix ans — At the Zoo demeure un livre livre bilingue. Dans tous les autres destiné aux très jeunes lecteurs, vu aspects esthéthiques, en effet, At the son niveau de langue et la façon dont il Zoo ressemble fortement à un album 68

Conception et réalisation éditoriale des livres bilingues

Twiki et Twini : Le ludique nuancé Voir double page annotée p. 115.

Si plusieurs titres de notre corpus proviennent d’achats de droits, il n’y a qu’une seule adaptation en livre d’un autre support : Twiki et Twini, une collection de six livres — bientôt beaucoup plus — issue du programme de télévision Les Kiwis sur France 5. Chaque livre est centré sur un thème spécifique — le zoo, le cirque, les couleurs, etc. — avec certains mots clés mis en exergue durant l’histoire. Twiki et Twini, les oiseaux protagonistes, ne parlent pas, mais deux narrateurs s’occupent de raconter leurs mésaventures, l’un en français et l’autre en anglais (reflétant les deux personnes qui commentent en voix off pendant les épisodes de télévision). Si ce mélange de langues n’est plus inédit, l’éditeur a tout de même réussi à développer sa propre approche ; plus avancés que Oops & Ohlala, plus épurés que Filou & Pixie, les livres Twiki et Twini complètent bien l’offre de Talents Hauts.

Ici encore, donc, il s’agit d’un seul texte continu alternativement en français et anglais. Le français sert toutefois de langue

de base, composant à peu près les deux tiers du texte de l’histoire.

Elle occupe d’ailleurs à elle seule la première et quatrième de couverture, les premiers petits mots en anglais ne se trouvant que sur la page de titre. C’est un choix, certes, mais aussi partiellement une erreur, dans la mesure où la première de couverture ne donne pas d’indication quant au fait qu’il s’agisse d’un livre bilingue. L’éditeur semble avoir constaté ce faux pas, puisque sur la couverture des deux titres sortis en octobre 2016, le lecteur y trouve un petit visuel de drapeaux français et britannique, comportant la mention, « La série bilingue qui initie les enfants à l’anglais ».

Vendu avec un CD audio — au lieu de l’habituel lien de téléchargement — ce livre cartonné reste toutefois bon marché et léger, facilement maniable par un lecteur adulte ou jeune. Il bénéficie donc d’une simplicité à l’utilisation qui reflète celle de

69

Deuxième partie

classique, composé d’une série d’illustrations en pleine double page dans lesquelles il est facile de se perdre.

Comme évoqué plus haut, le manque d’une vraie histoire est regrettable — il s’agit, essentiellement, de deux enfants qui admirent les animaux, et qui à la fin parviennent à convaincre leur ami rabat-joie que le zoo est bien drôle — mais les dessins et les dialogues hauts en couleur produisent une agréable expérience de lecture, quel que soit le but du livre.

Si At the Zoo permet à ses lecteurs de se promener à travers son intérieur comme bon il leur semble, sans repères linguistiques, l’approche de Jazz for the President est décidément plus structurée et didactique. Ce livre, racontant l’histoire de trois élèves français en visite à La Nouvelle-Orléans avec leur professeur de jazz, annonce son concept bilingue dès la première de couverture — « Un chapitre sur deux en anglais » — pour le détailler ensuite sur la quatrième de couverture. Tandis que At the Zoo se contente de se décrire comme « Ton premier livre

l’intérieur du livre, laquelle offre une mise en page nette et aérée. Cela permet au lecteur de se concentrer sur les personnages, très expressifs, et de se projeter dans l’histoire — quelque chose qui serait impossible dans At the Zoo, dont les illustrations en pleine page créent un univers clos.

Enfin, malgré son aspect bilingue, Vive les couleurs ! n’est que subtilement didactique. Aucune règle n’est imposée quant à l’utilisation du français ou de l’anglais, donc l’auteur peut suivre son instinct, mêlant les deux langues de la manière qui convienne le mieux à l’histoire. Et puisque la décision a été faite de différencier les langues par couleur, les deux textes peuvent se côtoyer sans prêter à confusion. Ce sont des choix à la fois pragmatiques et artistiques, avec comme résultat un ouvrage beaucoup plus naturel et fluide.

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Conception et réalisation éditoriale des livres bilingues

nant son statut de langue de base et surtout libérant de la place, afin que le texte puisse s’étaler confortablement.

L’élimination des deux colonnes permet aussi d’absorber l’essentiel du contenu plus facilement. Cependant, le lecteur se retrouve une fois encore devant un texte en quatre couleurs, ce qui est encore moins logique étant donné que la couverture est devenue monolingue.

En outre, les couleurs retenues pour le fond — vert pomme et rouge foncé — non seulement se marient moyennement, mais aussi n’ont aucun lien ni avec la France, ni avec les États-Unis, ni avec La Nouvelle Orléans79. Il reste donc des progrès à faire, graphiquement ainsi qu’en termes de contenu, et une question essentielle demeure pour l’éditeur : quelle image de ses livres veut-il diffuser ? Celle d’une collection à but didactique, qui sert de complément aux manuels scolaires ? Ou plutôt celle d’une lecture ludique qui participe simultanément à l’apprentissage des

en anglais / Your first book in French » et de fournir un lien vers le site internet de Talents Hauts, sur la quatrième de couverture de Jazz figurent davantage d’explications sur le fonctionnement de la collection, ainsi que tous les aspects didactiques du livre : quizzes, résumés, notes explicatives, et même un cahier bonus comprenant des informations culturelles et quelques activités langagières. L'histoire y est également résumée dans chacune des deux langues. La quatrième de couverture est donc purement axée sur les aspects éducatifs du livre, et pâtit en plus d’une conception graphique problématique.

Nous constatons en effet un grand manque d’harmonie visuelle, avec l'utilisation notamment de quatre couleurs pour le texte, sans distinction claire et cohérente entre l’anglais et le français (voir p. 72).

L’éditeur semble avoir reconnu ces défaillances, puisque la nouvelle édition de Jazz publiée en juin 2016 se présente sous un autre jour. Le français se trouve désormais seul sur la quatrième de couverture, entéri-

79 Dont les couleurs traditionnelles sont le violet, le vert, et l’or.

71

Deuxième partie

langues ? La nouvelle couverture représente certainement un repositionnement vers la lecture pour le plaisir, mais l’aspect pédagogique s’y taille toujours la part du lion.

Dès l'ouverture du livre, nous constatons comment ce dernier prend ses distances par rapport aux autres collections de l’éditeur pour les plus jeunes lecteurs. Le chemin de fer inclut quelques illustrations, certes, mais l'ensemble est imprimé en noir et blanc, et l’iconographie joue plutôt un rôle de soutient, s’effaçant pour laisser davantage de place au texte. La structure du livre est aussi simple qu’invariable : l’ouvrage comprend huit chapitres, alternant l’anglais et le français. Chaque chapitre compte précisément quatre pages, dont une page de chapitre, une page de texte, une page illustrée, et une page de fin de chapitre (voir p.

106). L’illustration dépeint de façon très concrète l’action de la scène, et certains mots et concepts inconnus bénéficient également de notes de bas de page. Un quiz vient enfin clore le chapitre, puis le suivant prend le relais

Jazz for the President (Talents Hauts) : 1ère et 4e de couverture pour la 1ère édition (en haut) et 2e édition (en bas).

dans l'autre langue. Si le lecteur nourrit encore des doutes quant à ce qu’il est en train de lire, de courts résumés pour chaque chapitre — dans la langue du chapitre — figurent sur une double 72

Conception et réalisation éditoriale des livres bilingues

genre appartient un livre comme Jazz for the President. S’agit-il vraiment d’un roman court bilingue, comme annoncé, ou serait-ce plutôt un manuel scolaire déguisé ? Étant donné le niveau élevé d’accompagnement et la quantité considérable d’outils d’apprentissage, il semblerait cohérent de le classifier comme livre scolaire. Ce n’est point une mauvaise chose, les éditions Talents Hauts ayant satisfait une demande du marché. En effet, le choix de miser sur le marché académique se justifie pleinement dans un secteur où le lectorat est encore en train de se constituer.

Les écoles représentent une source de revenus fiable tandis que le marché se développe. Toutefois, à trop se focaliser sur les écoles et leurs besoins pédagogiques, l’éditeur risque de fermer la porte à d’autres lecteurs tentés par le concept, mais qui n’ont pas forcément envie de s’octroyer des devoirs supplémentaires. L'un des risques de cette approche est donc l'instauration involontaire d'un plafond permanent à la collection. Évidemment, le dernier mot revient

page en fin de l’histoire. En dernier lieu, un cahier bonus en fin d’ouvrage ouvre le livre à d’autres horizons en fournissant des recettes typiques, les paroles d’une chanson traditionnelle, et une petite rubrique « Le savais-tu ? ».

L’ensemble est très régenté, mais de façon rassurante : une fois le concept compris, le lecteur peut avancer en toute confiance, sachant parfaitement à quoi s’attendre.

Il s’agit d’un équilibre délicat. À trop vouloir structurer le texte, l'on risque d’éradiquer toute créativité et spontanéité, ce qui peut nuire à l’histoire ; par exemple, chaque chapitre valait-il et nécessitait-il précisément quatre pages ? En même temps, cette structure sous-jacente peut soulager un lecteur en quête de repères, puisque l’éditeur exécute sa mise en page habilement, ne déviant jamais de son cap.

Cette cohérence peut être préférable au déroulement flou de livres comme Monstres et, dans une moindre mesure, At the Zoo, où il manque souvent la clé de lecture.

Il faut toutefois se demander à quel 73

Deuxième partie

ciblés80.

Dans le cas de Peter et le mystère du Headless Man81, un court roman qui relate le voyage d’un jeune Français outre-Manche pour y séjourner avec sa famille anglaise, cette distinction s’annonce dès la première de couverture.

Certes, il est clair que nous sommes confrontés une fois encore à un livre bilingue, et l’éditeur se permet même une petite phrase accrocheuse : « Lire de l’anglais devient naturel ! ». D’un point de vue conceptuel et graphique, cependant, la couverture de cet ouvrage se présente différemment. À l’instar du récit lui-même, l’anglais s’intègre directement dans le titre français, ce qui nous évite la sorte de double titre redondant auquel nous sommes habitués et crée pour la première fois

à l'éditeur pour toute décision concernant la ligne éditoriale d’une collection.

Néanmoins, un éditeur sérieux ne peut se fier au hasard ni supposer aveuglément que sa façon de procéder soit forcément la meilleure. À cet égard, le contrepoint naturel des Mini DUAL Books de Talents Hauts est la collection Tip Tongue aux éditions Syros. Tip Tongue démontre une volonté similaire de faire cohabiter les deux langues dans un même espace tout au long de ses livres, mais cette collection va encore plus loin, non pas en alternant les langues, mais en intégrant le texte anglais directement et progressivement dans le « texte mère » français. Le but de ces livres ne diffère pas tellement de celui des Mini DUAL Books ; les titres de Tip Tongue se veulent didactiques eux aussi, et l’éditeur ne manque pas de fournir tout support pédagogique nécessaire. Cependant, la collection se démarque en donnant à ses ouvrages une toute autre identité, plus populaire et plus proche des jeunes lecteurs

80 La collection Tip Tongue offre un choix de livres pour une large gamme de lecteurs, avec un âge de départ suggéré entre huit et quatorze ans, selon le titre.

81 Suggéré pour des enfants de douze ans et plus, même si le niveau d’anglais (A2) et le contenu tous publics le rendent accessible également à des lecteurs plus jeunes.

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Conception et réalisation éditoriale des livres bilingues

une œuvre unie : les deux langues ne se côtoient plus, elles s’entrelacent pour former une seule tapisserie de mots.

En outre, la conception graphique place l’ouvrage solidement en-dehors du cadre scolaire, offrant un mélange de dessins stylisés et de couleurs fortes, et s'adresse ainsi davantage aux jeunes lecteurs qu’à leurs parents ou enseignants. Cela fait de Peter et le mystère du Headless Man un titre qu'un collégien serait susceptible de choisir lui-même en librairie, et même de lire en public.

La quatrième de couverture renforce l’aspect bilingue du livre sans pour autant briser l’effet séduisant de la première de couverture. Tandis que Jazz for the President remplit sa quatrième de couverture à ras bord avec diverses indications et explications, Peter et le mystère du Headless Man n’y dédie que trois lignes, avant de laisser la place à un passage du livre qui démontre le concept avec clarté. L'on y trouve aussi quelques indications pratiques, tels que le niveau de lecture et la disponibilité d’une version audio ; mais en restant littéralement en marge, celles-ci

Peter et le mystère du Headless Man Tip Tongue, Syros

voir double page annotée p.

112

n’usurpent pas la place de l’histoire.

Cette mise en avant du récit se maintient une fois à l’intérieur du livre. Les notes de bas de page sont bannies, ainsi que tout quiz ou résumé. Seuls restent les illustrations, qui ouvrent et closent chaque chapitre, dépeignant l’action de la scène, et les titres — très basiques et toujours en anglais — qui servent de balises pour le lecteur. Ainsi, au premier abord, ce livre ressemble à tout autre roman court illustré.

Cette façon de déguiser un livre bilingue en roman de fiction classique est assez astucieuse, dans la mesure où cela peut encourager les lecteurs réticents à franchir le pas et à le prendre en main. Toutefois, ce genre de présentation grand public peut aussi se révéler trompeuse, car Peter et le mystère du 75

Deuxième partie

Headless Man garde à l'intérieur un penchant didactique très marqué. Cet aspect de l'ouvrage ne tient que partiellement à la cohabitation du français et de l’anglais ; en effet, tout livre bilingue n’est pas forcément didactique, comme nous l’avons vu avec At the Zoo, qui se contente d’exposer le lecteur aux deux langues. Dans le cas de la collection Tip Tongue, en revanche, il s’agit d’un objectif prioritaire qui se manifeste dans les explications linguistiques prolongées parsemées dans le texte.

Prenons par exemple une lettre que Pierre, notre protagoniste français, reçoit de la part de sa cousine anglaise peu après le début de l’histoire. Elle écrit :

Évidemment, un lecteur sans aucune connaissance de la langue anglaise ne pourra pas lire un tel billet. Cela dit, sa brévité et sa structure relativement basiques — l'on n’y trouve qu’un seul mot d’argot, hols, et un verbe à particule, looking forward to, qui se compte parmi les plus connus — ne requièrent pas un niveau très élevé non plus.

L’auteur consacre toutefois une page et demie au déchiffrement de ces quelques lignes, dont voici un extrait (du point de vue de Pierre) : « Dear » voulait dire « cher », jusque-là, pas de difficulté, ni pour « ou, en anglais ». « Je suis très heureuse » était plutôt évident, même si, d’après ses informations, Ally était une fille, Alison, et que rien ne l’indiquait dans « happy », alors qu’en français on disait « heureuse » au féminin…83

Dear Pierre (or, in English, Peter), I’m very happy you’re coming to stay with us for the summer hols. Looking forward to meeting you!

Pierre poursuit ainsi son enquête linguistique pendant deux amples paragraphes, jusqu’à ce qu’il arrive au bout

Lots of love, Ally82

82 Peter et le mystère du Headless Man, p. 15.

83 Ibid., p. 17.

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Conception et réalisation éditoriale des livres bilingues

bien que le concept de cette collection soit fascinant, il est peut-être vicié à la base. L’approche de Tip Tongue permet sans doute à de nombreux apprenants de lire des romans courts dans une langue jusque-là inaccessible, mais si le prix à payer est un récit qui s’interrompt aussi régulièrement pour fournir des explications au lecteur, il faut se demander si le jeu en vaut la chandelle.

Ces interruptions s’estompent progressivement, certes, mais elles sont d’une telle fréquence et longueur au début que la plupart des lecteurs risque de décrocher, laissant la suite de l’ouvrage aux plus tenaces.

de la lettre, ayant décrypté chaque mot. Puis il passe à la suite : deux lettres supplémentaires venant de ses autres cousins, auxquelles l’auteur dédie encore une pleine page. Certes, le processus de compréhension dont nous sommes témoins ici est tout à fait naturel et réaliste, et les stratégies d’apprentissage mises en évidence sont utiles pour toute personne étudiant une nouvelle langue. Mais faire durer l’expérience pendant plusieurs pages, dans un style proche du flux de conscience, complique la tâche du lecteur et entrave l’avancement de l’histoire.

Ce passage révèle les deux principaux défis — ou défauts — de Peter et le mystère du Headless Man. Tout d’abord, de l’extérieur le livre ressemble en tout point à un ouvrage ludique, réussissant à dédramatiser le livre bilingue grâce à son design séduisant ; une fois à l’intérieur, toutefois, le récit est nettement moins fluide et amusant que celui de Jazz for the President, ce qui peut donner au lecteur l'impression qu’il a été induit en erreur. Deuxièmement,

Parmi tous les livres de notre corpus, Peter et le mystère du Headless Man et Jazz for the President constituent la première vraie paire : ils occupent le même créneau en termes de tranche d’âge et niveau de lecture, et leurs approches respectives se ressemblent assez pour nous permettre de les comparer directement. C’est une chance, puisque nous pouvons ainsi distinguer plus facilement les points forts et les points 77

Deuxième partie

faibles de chaque approche, et commencer à établir des pratiques d’excellence dans le domaine : comment « emballer » le concept afin de séduire les lecteurs ; comment annoncer l’identité bilingue et didactique du livre efficacement, sans intimider ou effrayer ; et surtout, comment rendre le texte à l’intérieur accessible, tout en conservant le plaisir de la lecture.

Ce genre d’étude comparative est essentiel pour que tous les acteurs du marché puissent évoluer et mûrir, mais l’accomplir se révèle difficile tant que chaque éditeur et chaque collection s'engage dans une direction différente.

Un tel paysage hétéroclite est sans doute normal pour un marché émergeant, et c’est dans une large mesure cette même diversité qui nous donne l’impression d’un secteur foisonnant. Mais si les éditeurs impliqués dans le domaine s’efforçaient davantage d’apprendre des erreurs de leurs pairs — et, surtout, de mettre à profit leurs réussites — cela permettrait à tous d’aller plus loin.

ii. iv.

Les

bandes dessinées

Les deux dernières collections représentées dans notre corpus se différencient non pas par leur approche bilingue, mais plutôt par leur format et leur présentation graphique. Il est vrai que tous les livres de notre corpus sont illustrés à divers degrés, dont certains vont jusqu’à remplir la totalité de la surface d’impression. C’est notamment le cas des collections Oops & Ohlala et Filou & Pixie, cette dernière présentant même son texte à l’intérieur de bulles de dialogue. C’est une pratique issue du monde de la bande dessinée, indéniablement, même si Filou & Pixie n’en est pas une84 ; cet honneur est réservé aux collections La marmite-O-langues et Lis en anglais avec Scooby-Doo. Tout comme leurs pairs, les titres 84 Nous retiendrons la définition de Will Eisner, qui décrit la bande dessinée comme « la principale application de l’art séquentiel au support papier » (Le Récit graphique : narration et bande dessinée, Vertige Graphic, 2002).

Cette séquentialité se manifeste typiquement par le découpage des cases.

78

Conception et réalisation éditoriale des livres bilingues

appartenant à ces collections présentent plusieurs aspects didactiques, que ce soit l’utilisation de notes explicatives, l’inclusion de jeux langagiers, ou même l’intégration d’une application de lecture augmentée. Toutefois, en choisissant un format de bande dessinée, les éditeurs ont clairement décidé de privilégier une approche ludique.

L’acteur principal de cette petite niche est clairement Dadoclem, qui a publié dix-huit titres dans La marmite-O-langues depuis 2008. Cette collection repose sur l’idée d’offrir un petit récit bilingue sous forme de bande dessinée, dans lequel les deux langues sont présentées en parallèle à l’intérieur des bulles. La majorité des titres sont anglais-français, bien qu’il en existe dans plusieurs autres langues, telles que l’allemand, l’espagnol, l’italien, et le portugais, ainsi que le corse et le latin. Le choix de la langue se fait à chaque fois en fonction du thème et du cadre de l’histoire.

The Sword of Burdigala, le titre retenu pour notre corpus, présente un cas assez particulier, dans la mesure où il existe en versions français-anglais

The Sword of Burdigala / Le glaive de Burdigala La marmite-O-langues, Dadoclem voir double page annotée p. 114

et français-latin. La version latine est sans doute la plus pertinente, puisque l’histoire se déroule en Aquitaine sous le règne de l’empereur Commode (180-192 ap. J.-C.), et le livre a effectivement été publié en premier dans cette langue, après une campagne réussie sur le site de crowdfunding Ulule85. Il a été réédité en anglais un an plus tard, très certainement pour des raisons d'accessibilité aux lecteurs. Une version audio est disponible dans les deux langues sur le site internet de l’éditeur.

Fidèle à son genre, cette histoire bénéficie d’une vraie intrigue, qui commence 85 Page de campagne visible sur : fr.ulule.com/glaive-burdigala (consulté le 30.11.2016). Les éditions Dadoclem semblent être les seules parmi celles étudiées à avoir entrepris une telle démarche.

79

Deuxième partie

exception près — n’apparaît pour nous arrêter. Certes, personne ne confondra ce petit ouvrage avec les bandes dessinées de Dupuis ou Le Lombard. Mais malgré tous les défauts narratifs et artistiques, l’histoire et les illustrations honorent leur part du contrat.

Avec cette base solide, le texte voit sa tâche facilitée, puisque nous sommes amenés à y prêter une plus grande attention. Cependant, c’est justement ici que l’on trouve la fuite d’eau. Le problème ne réside pas tellement dans la qualité de la traduction anglaise — bien que l’on y trouve quelques erreurs et anomalies — mais plutôt dans le style général de l’écriture, à la fois simpliste et guindé.

Prenons par exemple l’échange suivant :

in medias res avec la perte d’un objet précieux : l’esclave d’un forgeron s’est fait voler le glaive du gladiateur thrace le jour d’un grand combat, et c’est une course contre la montre pour retrouver l’arme avant la tombée du soir. L’histoire manque quelque peu de personnalité, mais elle nous tient tout de même en haleine, nous guidant à travers l’ancienne ville. Page après page, Burdigala prend vie grâce aux illustrations détaillées ainsi qu’à l’utilisation d’OnPrint, une application qui permet au lecteur de vivre une expérience de lecture augmentée (voir encadré p. 81).

Pour la première fois, donc, nous sommes confrontés à un récit de suspense, dans lequel le temps pour l'action est limité, ce qui captive notre attention. En outre, les auteurs profitent également du format de bande dessinée pour attiser notre curiosité, en exploitant sciemment la dernière case des doubles pages pour nous inciter à tourner la page, tantôt via le dialogue, tantôt via le mouvement des personnages. Et cette fois-ci, aucun résumé, quiz, ou note de bas de page — à une

Marchand : For what price will you sell me this short sword? / À quel prix me vends-tu cette petite épée ?

Voleur : I am selling it to you at the best possible price. / Je te la vends au meilleur prix possible.86

86 The Sword of Burdigala, p. 18.

80

Conception et réalisation éditoriale des livres bilingues

Au-delà des cases : l'application OnPrint Cette fonctionnalité est présente sur six pages, indiquée par une icône de téléphone portable. En photographiant la page, le lecteur gagne accès à une image réelle d’un objet historique qui figure sur la planche (voir p. 114). Le processus est simple et rapide, et la reconnaissance visuelle assez performante ; une seule planche n'a pas été reconnue par l'application, les autres fonctionnant comme prévu, même en cas de mauvais cadrage.

Si le concept de base s’avère intéressant, l’utilisation faite reste ici insatisfaisante. Six occurrences ne sont pas beaucoup pour une histoire de 43 pages, et outre le fait de prouver l’existence réelle d’un objet donné, cet outil n’augmente que très peu l’expérience de lecture. Pour accomplir cela, il faudrait développer l’idée davantage en offrant plus de fonctionnalités, comme de l’audio ou des vidéos. C’est ce qui a été tenté sur la dernière page, où une inscription est censée être lue à voix haute grâce à l’application.

Mais l'on n’entend que le silence. Il s’agit donc d’une initiative louable de la part de Dadoclem, mais qui nécessiterait encore des améliorations pour enrichir véritablement l'expérience du lecteur.

Dès la première case, les créateurs de The Sword of Burdigala nous montrent qu'ils n’ont pas négligé leurs recherches. Un simple coup d’œil aux bâtiments, aux rues, et aux objets à l’intérieur du livre suffit pour se rendre compte de la précision des illustrations, malgré leur simplicité. Les auteurs, d’ailleurs, renforcent ce cadre ancien en utilisant fréquemment des termes qui renvoient à cette époque, lorsqu'ils parlent de glaives, rétiaires, dieux lares, sesterces, et secutors.

Ce vocabulaire pose parfois problème, vu qu’aucune explication n’est fournie, mais il contribue tout de même à l’authenticité du cadre.

Le lecteur pourrait cependant se demander si tout ce qu’il voit n’a pas été imaginé. Pour le rassurer de la véracité de l’action, d’une part, et pour créer une expérience plus riche, d’autre part, l’éditeur a fait appel à une application de lecture augmentée. Appelé OnPrint, cet outil fonctionne par un système de reconnaissance visuelle. L’utilisateur prend une photo avec son appareil (smartphone ou tablette) de l’image indiquée, que l’application identifie dans sa base de données. Elle propose alors ensuite le contenu « augmenté » qui lui correspond.

81

Deuxième partie

Bien sûr, l’anglais est juste et facile à comprendre. Mais ce genre de traduction mot à mot s’avère à la fois gênant pour le lecteur — sauf dans le cas d'un vrai débutant — et contre-productif, menant à des structures et tournures de phrase peu naturelles. L’autre problème récurrent dans la traduction est la tendance du traducteur à éviter les contractions et à privilégier la forme « standard » ou « neutre », plutôt que le mot ou la phrase qui conviendrait le mieux. Qu’il s’agisse d’une décision consciente — dans un souci de transparence, par exemple, ou pour créer un effet plus « ancien » — ou non, le résultat ressemble très peu au langage parlé, et les dialogues en subissent logiquement les conséquences (voir tableau ci-contre).

Toutes ces phrases sont grammaticalement correctes, certes, mais aucun natif ne les prononcerait ni les écrirait, ce qui dans une certaine mesure délégitime le livre.

Au final, The Sword of Burdigala représente un succès mitigé. L’ouvrage offre une lecture amusante et nous révèle un univers jusque-là inconnu,

Spoken English?

Voici une liste non-exhaustive des traductions problématiques dans The Sword of Burdigala (problèmes en gras, avec propositions alternatives en-dessous). ◊ Let us go and check out the cardo: that’s where the theft was! Allons nous renseigner sur le cardo : c’est là qu’il y a eu le vol ! (p. 6) ◊ And what is more, they stole my master’s money! Et en plus, ils ont volé l’argent de mon maître ! (p. 11) ◊ We must also go! Nous devons filer aussi ! (p. 24) a

“We have to go too!”

◊ This chariot will soon be leaving! Ce chariot va bientôt partir ! (p. 26) a

“This chariot is about to take off!”

◊ We are arriving. Caius is waiting for the offering. On arrive. Caius attend l’offrande. (p. 29) a

“We’re almost there.”

◊ I give you my word that I will free you. Je t’affranchirai : je t’en fais la promesse. (p. 30) a

82

“I promise I’ll free you.”

Conception et réalisation éditoriale des livres bilingues

soutenu par des illustrations fidèles à l’époque et même quelques artéfacts historiques. Cependant, le lecteur est laissé avec un goût d’inachevé. Que ce soit dû à un manque de temps ou de ressources — ou même de compétences, étant donné les objectifs particulièrement ambitieux de ce projet —, le titre ne remplit pas tout à fait la mission qui lui a été confiée. En portant une attention particulière à la qualité des textes — et en délaissant quelques éléments finalement assez superflus, comme l’application de lecture augmentée — l'éditeur aurait pu solidifier les fondations de l’ouvrage et en faire un vrai titre de référence.

Camp Fear Lis en anglais avec Scooby-Doo, Harrap’s voir double page annotée p. 103

via un achat de droits.

Nous avons déjà eu ce cas de figure avec ABC Melody, et nous avons vu comment l’éditeur a modifié la mise en page de Me, the Queen and Christopher afin de pouvoir y intégrer le texte français. Or, Camp Fear ne permet pas une telle approche. Son format de bande dessinée, avec des cases et des bulles fixes, limite les options de l’éditeur quant à l’ajout du texte français.

Il n’est donc pas question d’intégrer la traduction directement dans les bulles — comme cela a été fait dans The Sword of Burdigala — car un tel agencement empiéterait sur les illustrations.

Ce qui ne laisse plus que les marges.

C’est donc dans le grand fond87 que le

En tant que bande dessinée bilingue, Camp Fear se place logiquement et nécessairement aux côtés de The Sword of Burdigala. Il s’agit toutefois d’une démarche complètement différente d’un point de vue éditorial. Tandis que Dadoclem a conçu sa collection bilingue ex nihilo, Lis en anglais avec Scooby-Doo a été fondée sur une collection anglaise existante, Scooby-Doo Comic Storybooks,

87 La marge extérieure verticale.

83

Deuxième partie

lecteurs à entrer dans le livre de façon sûre et ludique. La première de couverture conserve l’illustration de l’édition américaine, par exemple, tout en offrant un nouveau gabarit qui fournit toutes les informations clés du titre de façon attirante et limpide : le genre, la collection, la tranche d’âge, et l’aspect bilingue. Puis, une fois à l’intérieur — et avant d’entamer l’histoire — une double page présente brièvement les personnages et fournit une courte introduction en français. Ainsi, le lecteur est amené à entrer en contact avec le sujet et la langue cible dans les meilleures conditions possibles88.

L’histoire elle-même ne brille pas pour son originalité, comme la plupart des récits dans notre corpus. ScoobyDoo et Shaggy travaillent comme moniteurs dans un camp d’été et doivent résoudre le mystère de la « Terreur

lecteur retrouve la totalité de la traduction française, découpée et numérotée par case. En termes d’efficacité, cette solution est sûrement l’idéal, garantissant suffisamment de place pour chaque élément de la page. En outre, vu que le texte traduit se trouve à l’extérieur des planches, il pourrait très facilement être remplacé dans le cas d’une nouvelle traduction. Cependant, ces notes dans les marges présentent également un problème majeur : si les planches « réticentes » ne posent aucun souci, dès qu’une page dépasse le seuil de trois bulles, la mise en page devient vite surchargée (voir p. 103, dans le grand fond). L'esthétique mise à part, cette densité complique le travail du lecteur et réduit les chances qu’il utilise les notes.

Si Harrap’s n’a pas dû — ou n’a pas pu — intervenir de façon significative au niveau de la mise en page, l'éditeur s’est toutefois beaucoup investi dans le paratexte de l’ouvrage. Outre les notes dans les marges, Harrap's s’est donné pour mission d’entourer l’œuvre originale du mieux possible, aidant ses

88 C’est précisément le genre de contexte qui servirait au début du titre At the Zoo, afin de présenter Filou et Pixie au lecteur avant que l’histoire ne commence. En l’état actuel, il faut patienter jusqu’à la page 10 pour faire leur connaissance, et cela de façon indirecte.

84

Conception et réalisation éditoriale des livres bilingues

Double page type tirée du cahier de jeux dans Lis en anglais avec Scooby-Doo : Camp Fear. À gauche, il s'agit de décoder le mot « shark », tandis qu'à droite, il faut barrer les lettres bleues pour « révéler » les mots en vert. Aucun des deux ne requiert donc un niveau d'anglais très élevé.

« Shaggy’s campers save them! » (voir p.

103). Bien entendu, dans ce cas précis l’éditeur français ne porte pas toute la responsabilité, vu qu’il s’agit d’un achat de droits ; cependant, personne n’a obligé Harrap’s à accueillir ce titre dans son catalogue, et c’est son nom qui figure sur la couverture.

Toxique » qui rôde la nuit. Il s’agit d’une histoire typique pour la série et aurait pu présenter un certain intérêt, si seulement elle avait bénéficié d’une meilleure narration. L’action est en effet souvent réduite à de courtes phrases explicatives, comme « A green monster jumps out and chases them », ou

85

Deuxième partie

aux jeux ; toutefois, les fondations de son concept sont solides, et si Scholastic n’a plus de livres disponibles ou convenables dans sa collection Scooby-Doo, Harrap’s pourrait alors chercher une autre licence pour prendre le relais.

Sa motivation dépendra évidemment de ses ventes, mais la maison d'édition semble avoir trouvé un marché de niche intéressant où elle est libre de concurrents, chose rare aujourd’hui. Ce serait dommage que l’éditeur y mette déjà fin.

Après l’histoire, l’éditeur a réservé au lecteur un dernier cadeau, un cahier ludique appelé « Play Games with Scooby-Doo! ». Presque tout aussi long que le récit principal, son objectif est de renforcer les connaissances acquises lors de la lecture du livre en les appliquant directement, via des mots mêlés, des messages codés, et d’autres jeux de lettres. Nous retrouvons donc une fois encore une volonté de la part de Harrap’s d’accompagner le lecteur, bien qu’il faille reconnaître qu’il s’agit bien de jeux, et non pas d’exercices langagiers ; les activités proposées ne nécessitent guère d’efforts particuliers, même pour de réels débutants (voir image p. 85).

Comme le reste de notre corpus, Camp Fear représente donc un titre imparfait, mais qui peut tout de même offrir beaucoup à un jeune apprenant.

L’éditeur a réussi à créer un ouvrage à la fois éducatif et ludique, à l’intérieur d’une collection bien élaborée. Il serait préférable que Harrap’s se concentre sur des histoires qui ont davantage de valeur linguistique ou artistique, et il reste encore des progrès à faire quant

À la suite de cette analyse, certaines vérités émergent très clairement concernant les livres bilingues pour enfants sur le marché français. En premier lieu, leur variété se confirme, les titres de notre corpus faisant preuve d’une grande diversité en termes de genre, de format, d’approche éditoriale et linguistique, et aussi de qualité.

Chaque titre retenu l’a été grâce à sa richesse, mais en même temps, cela ne doit pas détourner notre attention des défauts de tous. Il est remarquable, en outre, de voir l’hétérogénéité des 86

Conception et réalisation éditoriale des livres bilingues

éditeurs actifs sur ce marché, chacun offrant un profil différent et en pleine recherche de son propre créneau. La tendance à ce stade est assurément à la différenciation et non à l'imitation.

D’une part, cette façon de se démarquer les uns des autres solidifie l’identité de chaque éditeur et représente une aubaine pour le lecteur, libre de choisir parmi une vaste gamme de livres.

D’autre part, ce paysage hétéroclite peut aussi agir comme un frein au développement du secteur. Chaque éditeur avance par tâtonnement de son côté, limitant les possibilités d’apprendre les uns des autres, et ce genre d’innovation tous azimuts peut se révéler contreproductif, dans la mesure où il n’existe pas un seul et unique rayon « livres bilingues jeunesse » en librairie ou en bibliothèque, mais plusieurs. C’est décidément l’objectif à long terme, mais à trop vouloir se différencier trop tôt, les éditeurs risquent de se couper l’herbe sous les pieds. Il pourrait s’avérer plus judicieux d’attendre que le marché soit plus mûr avant de procéder à ce genre de déclinaison à l’infini.

87

B i l a n : Conséquences

et conclusions

Préparer l'avenir ce n'est que fonder le présent. […] Il n'est jamais que du présent à mettre en ordre. À quoi bon discuter cet héritage. L'avenir, tu n'as point à le prévoir mais à le permettre.

- Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle

Conséquences et conclusions

À

la fois récent et enraciné dans le passé, de taille modeste mais offrant une gamme de choix de grande envergure, le domaine des livres bilingues pour enfants se révèle aussi fascinant que difficile à analyser, bâti sur une série de paradoxes et de contradictions.

De plus, nous avons la nette impression que les éditeurs qui y sont impliqués ne bénéficient pas, pour la plupart, d’une vision plus limpide de la situation. En dépit de cela, et de tous les défis que présente ce genre, les principaux acteurs semblent tenir bon. Les collections bilingues de Zoom (démarrée en 2002) et de Talents Hauts (2005) ont désormais plus de dix ans, et les éditions Dadoclem ne sont pas loin derrière (2008). Si l'on rajoute à cela d’autres collections ambi-

tieuses plus récentes, comme Twiki et Twini — six titres dans deux ans, avec une vingtaine d’autres planifiés — et Tip Tongue — vingt titres dans deux ans —, c'est un vrai foisonnement de livres bilingues pour enfants qui apparaît.

Cependant, ces signes positifs sont contrebalancés par d’autres vérités moins encourageantes. ABC Melody n’a pas pour l’instant prévu d’autres romans illustrés bilingues semblables à Me, the Queen and Christopher, bien que la collection MELOkids soit prête à les accueillir ; la collection Lis en anglais avec Scooby-Doo semble être terminée, ou tout du moins en hibernation, après s’être épuisée dans l’espace de quelques mois ; et Léon art & stories, quoique prolifique, demeure une structure de

Bilan

très petite envergure89. Enfin, il ne faut pas perdre de vue un fait fondamental : il ne s’agit ici que d’une petite poignée d’éditeurs, une véritable goutte d’eau dans la mer de l’édition jeunesse. Tant que d’autres maisons ne s’y impliquent pas, le genre des livres bilingues pour enfants restera trop dépendant du sort de collections et de titres individuels.

La question naturelle à se poser est pourquoi la participation des éditeurs reste aussi faible. Il est possible que le simple fait que le marché soit toujours en chantier en décourage certains, qui préfèrent laisser retomber la poussière avant de lancer leurs propres travaux. De plus, le public cible se trouve lui aussi en construction, ce qui n’arrange rien pour des éditeurs qui, comme nous l’avons vu, « tentent de séduire le plus large public possible en s’appuyant sur le plus large dénominateur commun90 ».

Tout indique pourtant que ce large public devrait exister en France. Qu’il s’agisse d’une région plurilingue comme l’Alsace, ou d’une zone du pays loin des frontières, les langues étrangères sont devenues partie intégrante de la vie quotidienne, surtout pour les générations plus jeunes. Alors, si les lecteurs ne se montrent pas enthousiastes à l’égard des livres bilingues, il faut essayer d’en identifier les causes.

Tout mettre sur les épaules des maisons d’édition serait réducteur — il faut toujours tenir compte des aléas du marché, par exemple, dans la mesure où le succès d’un livre n’est pas toujours en rapport avec sa qualité — mais leurs lignes éditoriales, ainsi que leurs choix éditoriaux, peuvent se révéler problématiques quand il s’agit de séduire le public. Les livres que nous avons étudiés manquent souvent d’une identité claire, tiraillés entre le divertissement et le didactisme, et cette confusion intérieure se manifeste dans la présentation et la mise en page des ouvrages. Mais

89 Avec un chiffre d’affaires de 18 900 € en 2014 (derniers chiffres disponibles), selon Societe.com. (URL : societe.com/societe/leonart-et-stories-788974814.html. Consulté le 11.11.2016.)

France de 1945 à 1980, p. 323, op. cit. (p. 22).

90 Piquard, L'édition pour la jeunesse en

92

Sword of Burdigala, qui nous dépayse en remontant dans le temps — alors que la majorité des livres se contente de nous proposer un cadre plus ou moins banal.

Bien entendu, le but n’est pas d’obliger chaque livre bilingue à présenter une trame internationale, ni de mettre l’emphase à tout prix sur la culture ; mais quand un titre n’offre ni l’un ni l’autre de ces aspects, le format sélectionné se trouve quelque peu vidé de son sens.

Est-ce la faute de l’éditeur, celui qui conçoit la ligne éditoriale encadrant sa collection ? Ou devrions-nous plutôt tenir l’auteur comme responsable en cas d’un récit particulièrement terne ? Blâmer — ou même féliciter — l’un ou l’autre reste difficile, tant que nous ne connaissons pas l’étendue des consignes données par l’éditeur concernant la longueur, la structure, le niveau de langue, ou peutêtre même les thèmes à aborder (ou à éviter).

Il semble toutefois évident que dans ce domaine, c’est l’éditeur qui prime, pour le meilleur et pour le pire. Jusqu’ici nous n’avons pas beaucoup parlé des auteurs, et pour cause : notre corpus

au-delà des aspects visuels, ces crises identitaires se répercutent également sur la teneur de ces livres ainsi que les thématiques traitées, ce qui provoque encore plus de dégâts. Comment expliquer, par exemple, le rôle limité que joue la culture dans notre corpus ? Moins de la moitié des ouvrages met en avant cet aspect, pourtant central à l’apprentissage des langues. Si l'on peut pardonner cette négligence aux éditions Zoom, étant donné le caractère plurilingue de sa collection, les autres éditeurs ne se trouvent pas pour la plupart dans cette situation. Un recentrage sur la culture pourrait-il donc changer la donne, en accordant un sens plus profond à ces livres ?

De façon similaire, l'on constate avec un peu de recul que même les thématiques clés identifiées dans la première partie, à savoir la découverte du monde et l’appel de l’ailleurs, ne sont que minimalement présentes dans le corpus.

Seuls Jazz for the President et Peter et le mystère du Headless Man ont été conçus pour amener le lecteur à l’étranger — avec une mention spéciale pour The 93

Bilan

compte quelques titres dont les auteurs sont mis en avant et bénéficient d’une certaine renommée91, mais dans l’ensemble, les créateurs ont tendance à endosser un rôle moindre, s’effaçant au profit de la collection et de l’éditeur. Cela se traduit le plus souvent par un manque d’informations sur les auteurs et illustrateurs, ou par une mention plutôt discrète sur la couverture. Parfois ils disparaissent même bel et bien : ni Filou & Pixie, ni Oops & Ohlala ne fait mention de ses créateurs sur la première de couverture, et Lis en anglais avec Scooby-Doo va encore plus loin, les noms de l’auteur et de l’illustrateur ne figurant nulle part dans tout l’ouvrage.

Il faut chercher la version américaine

originale pour les retrouver. Cette façon d’occulter les auteurs constitue déjà un affront à leur égard, mais une telle négligence va également à l’encontre du droit moral français, dont le droit à la paternité « permet à l’auteur d’exiger et de revendiquer à tout moment la mention de son nom et de ses qualités sur tout mode de publication de son œuvre92 ».

Cela représente un vrai risque pour Talents Hauts et Harrap’s, qui se trouveraient dans une situation préjudiciable si jamais leurs auteurs protestaient.

Or, il est vrai que mettre l’auteur au second plan n’a, en soi, aucun effet négatif sur l’expérience de lecture. Un lecteur de six ou huit ans n’est a priori que vaguement conscient de la présence de l’auteur derrière la page. Toutefois, cette approche démontre bien les vraies priorités de ces éditeurs, à savoir leur collection et leur concept bilingue. Ce n’est certainement pas l’histoire elle-même, car si l’auteur est accessoire du point de

91 L'on peut citer notamment Me, the Queen and Christopher, qui provient de deux noms assez connus dans le monde de l’édition jeunesse en Angleterre, l’auteur Giles Andreae et l’illustrateur Tony Ross, tous deux récompensés durant leur carrières. De façon similaire, Stéphanie Benson, l’auteure franco-britannique de Peter et le mystère du Headless Man, peut se vanter d’une bibliographie comprenant plusieurs dizaines de romans, livres pour enfants, et nouvelles.

92 Cf. l’article L121-1 du Code de la propriété intellectuelle : www.culture.gouv.fr/ culture/infos-pratiques/droits/droitsconferes. htm.

94

lection de classiques bilingues. Et il faut que chaque maison, malgré les spécificités de son concept, maintienne autant que possible une ouverture à tous les lecteurs intéressés par les langues. L'on ne peut pas plaire à tout le monde, et à vouloir être trop « universel », l'on risque de n’attirer personne ; mais trop se limiter, quand déjà il s’agit d’un marché de niche, peut aussi s’avérer désastreux.

L’objectif n’est pas de dresser un triste tableau du paysage — au contraire, le secteur jeunesse constitue l’un des poids lourds du marché du livre français et se trouve actuellement en expansion. De ce point de vue, le sous-marché des livres bilingues se révèle plutôt sous-exploité, représentant une occasion à saisir pour des éditeurs cherchant de nouveaux horizons. Les éditeurs de la première heure ont d’ores et déjà montré quelles sont les possibilités dans le domaine.

Il manque juste un visionnaire, une personne du calibre de Pierre-Jules Hetzel, Paul Faucher, Jean de Brunhoff, ou même Dr. Seuss, pour mettre à profit leur expérience et ouvrir une nouvelle voie pour l’édition de la jeunesse.

vue de l’éditeur, l’histoire l’est probablement aussi. Et cela nous ramène une fois encore à la question du vrai sens de ces livres.

Malgré la vague de nouveautés bilingues ces dernières années, donc, ce domaine peinera à trouver un public fidèle et durable tant que les éditeurs n’auront pas trouvé leur propre stabilité — et cela implique l’existence d’un écosystème sain. Ce n’est pas et ce ne sera jamais une utopie, mais le succès du secteur dépend de la collaboration réussie de chaque maillon de la chaîne, de l’éditeur à l’auteur en passant par l’illustrateur, le traducteur, et le graphiste. La recette n’est pas facile, mais les ingrédients devraient être à la portée de chaque maison dont il a été question dans ce mémoire, ainsi qu’aux autres à venir, attirées par les vastes possibilités de ce genre. Il s’agit d’être clair dans son concept et son identité, pour que le public sache à quoi s’attendre et que l’éditeur ne s’égare pas le long de la route. Il doit se montrer rigoureux et discipliné, tout comme Les Belles Lettres qui a eu l’idée folle il y a déjà un siècle de lancer une col95

Annexe : Corpus d'étude

Corpus d'étude : Les éditeurs Éditeur

*Au 31.10.2016

Carte d'identité

Collections bilingues

Catalogue*

Chiffre d'affaires

ABC Melody Paris fondée en 2000

MELOkids Twiki et Twini

Total : 136 Disponible : 63

2015 : 298 300 € 2014 : 329 700 €

Dadoclem Bordeaux fondée en 2006

La marmite-O-langues

Total : 42 Disponible : 33

2015 : 2014 : 38 600 €

Harrap's (Larousse) Paris fondée en 1901

Lis en anglais avec Scooby-Doo

Total : 385 Disponible : 245

s.o. (filiale)

Léon art & stories Bordeaux fondée en 2012

mini léon

Total : 33 Disponible : 31

2015 : 2014 : 18 900 €

Syros (filiale Nathan) Paris fondée en 1972

Tip Tongue

Total : 764 Disponible : 331

s.o. (filiale)

Talents Hauts Paris fondée en 2005

Oops & Ohlala Filou & Pixie DUAL Books

Total : 211 Disponible : 165

2015 : 301 100 € 2014 : 263 500 €

Éditions Zoom Luxembourg fondée en 2001

P'tit Bili

Total : 93 Disponible : 91

comptes indisponibles (société étrangère)

99

Corpus d'étude : Catalogue & Informations pratiques

Titre

Carte d'identité

Format & infos pratiques

Créateurs

Fonctionnalités & Ressources

At the Zoo / Au zoo Filou & Pixie Talents Hauts (Vincennes) de 6 à 10 ans

album 11 x 15 cm, 48 p. couverture rigide 7,80 € paru en 2010

Auteur : Mellow Illustrateur : Pauline Duhamel

version audio fiche pédagogique

Camp Fear Lis en anglais avec Scooby-Doo Harrap's School (Paris) de 9 à 12 ans

bande dessinée 15,5 x 19,5 cm, 64 p. couverture souple 6€ paru en 2015

Auteur : Lee Howard Illustrateur : Alcadia SNC (société) Traducteur : Patricia Seixas

cahier de jeux

Ilma n'est pas malade / Ilma is not ill P'tit Bili Zoom éditions (Luxembourg) âge non précisé

album 16 x 16 cm, 48 p. couverture souple 6,5 € paru en 2005

Auteur : Calouan Illustrateur : Ninie Traducteur : Sogedicom (société)

version audio application iOS et Android

Jazz for the President Mini DUAL Books Talents Hauts (Vincennes) niveau A2

roman court illustré 12 x 19 cm, 48 p. couverture souple 7€ paru en 2010

Auteur : Claire Davy-Galix Illustrateur : Juliette Armagnac

version audio sur demande cahier de jeux et activités

100

Annexe : Corpus d'étude

Titre

Carte d'identité

Format & infos pratiques

Créateurs

Fonctionnalités & Ressources

Me, the Queen and Christopher / La Reine et moi MELOkids ABC Melody (Paris) 7 ans et plus

roman court illustré 13 x 18 cm, 96 p. couverture souple 8€ paru en 2015

Auteur : Gilles Andreae Illustrateur : Tony Ross Traducteur : Christian Demilly

fiche pédagogique (anglais et français)

Monstres / Monsters mini léon Léon art & stories (Bordeaux) de 3 à 7 ans

album 20 x 15 cm, 32 p. couverture souple 6,5 € paru en 2015

Auteur : Hélène Kérillis Illustrateur : Stéphane Girel

cahier pédagogique

Peter et le mystère du Headless Man Tip Tongue Syros (Paris) 12 ans et plus

roman court illustré 12 x 18 cm, 96 p. couverture souple 6,95 € paru en 2014

Auteur : Stéphanie Benson Illustrateur : Julien Castanié

audio

The Sword of Burdigala / Le glaive de Burdigala La marmite-O-langues Dadoclem (Bordeaux) de 8 à 14 ans

bande dessinée 12 x 16 cm, 48 p. couverture rigide 8,5 € paru en 2015

Auteurs : M.-H. Menaut, A. Borras, G. Teilletche Illustrateur : Ström Traducteur : Kevin Desmond

version audio application OnPrint (lecture augmentée)

Vive les couleurs !

Twiki & Twini ABC Melody (Paris) de 2 à 6 ans

album 19 x 17 cm, 32 p. couverture rigide 8,5 € paru en 2014

Auteur : Isabelle Duval Conception graphique : Valentin Gall

CD inclus

101

Pages intérieures : At the Zoo § Au zoo

1

2

3

1

Double page type qui fonctionne en tant que seule unité, sans marges, créant un effet d'immersion.

2

Utilisation de bulles de dialogue, comme une bande dessinée ; notez le choix d'une police légèrement penchée qui ressemble à de l'écriture manuscrite. Aucun autre texte narratif n'apparaît.

102

3

Chaque bulle est monolingue, variant selon le personnage. La langue de chacun reste constante tout au long de l'ouvrage, pour le confort du lecteur et pour refléter leurs divers profils. Notez l'uniformité des textes anglais et français au niveau typographique.

Pages intérieures : Camp Fear

1

2 3 4

1

Double page type, comprenant deux planches avec bulles de narration et de dialogue ; leurs traductions respectives figurent en marge.

3

Bulle de dialogue, reconnaissable grâce à sa couleur rouge et à sa police irrégulière, caractérisée par une graisse considérable.

2

Bulle de narration, indiqué par sa couleur ainsi que par la police du texte, Times New Roman.

L'utilisation ici d'une police à empattement peut surprendre, surtout vu les connotations sérieuses et l'ubiquité de celle-ci.

4

Les notes en marge, composées majoritairement par les traductions françaises des bulles. On y trouve une troisième typographie, sans empattements et sans distinction de couleur pour les bulles de narration et de dialogue.

103

Pages intérieures : Ilma n'est pas malade § Ilma is not ill

2

1

1

En ce qui concerne son aspect bilingue, le livre offre une mise en page traditionnelle, avec deux textes distincts présentés en parallèle sur la même page. Sa particularité réside dans le fait que les textes soient aussi éloignés l'un de l'autre, créant une séparation graphique mais aussi temporelle, permettant au lecteur d'absorber ce qu'il vient de lire avant de passer à la suite.

2

L'aspect enfantin des illustrations les placent pleinement en harmonie avec l'histoire, grâce à leurs rondeurs et dessins stylisés. Notez aussi comment l'illustration déborde sur la fausse page ; cela reflète la mise en page variable du livre, qui cumule jusqu'à neuf variations, sans considérer les changements de perspective.

104

Tout au long de l'ouvrage, le gras remplit une double fonction : souligner les mots importants et lier le texte aux illustrations. Il s'agit d'une façon élégante de légender les dessins tout en facilitant la compréhension du texte en langue étrangère.

En fin d'ouvrage, on retrouve la plupart de ces mots clés dans un glossaire bilingue.

Annexe : Corpus d'étude

3

4

3

Le simple fait qu'Ilma soit inquiète est révélateur. En effet, rares sont les livres dans notre corpus qui traitent ce genre de sujet, privilégiant plutôt l'action ou le suspense, ou des sujet neutres (le zoo, les couleurs…). Ici, au contraire, le livre nous place près de l'enfant, nous invitant à partager ses soucis quotidiens.

4

Voici un autre exemple de la mise en page dynamique qui se permet de « casser » le système en place, déplaçant le texte et rajoutant des éléments supplémentaires en lien avec l'histoire.

105

Les deux langues sont différenciées par couleur, mais un lecteur attentif remarquera aussi le corps légèrement plus grand du texte anglais, une différence qui se voit mieux ici grâce au rapprochement des textes. Il s'agit sans doute de valoriser le texte en bas pour qu'il ne soit pas perdu dans la marge.

Pages intérieures : Jazz for the President

2

1

1

Simple quiz qui clôt chaque chapitre, dans la langue du chapitre. Un petit résumé se trouve également en fin d'ouvrage.

2 106

Titre du chapitre suivant, toujours dans la langue du chapitre. Aussi descriptif que basique, il sert de balise pour le lecteur.

Annexe : Corpus d'étude

4

3

Texte courant, composé d'une police sans empattements. Rien ne distingue le texte anglais du texte français, la séparation par chapitre jugée suffisante. Seules variantes : le gras (notes de bas de page) et l'italique (titres d'ouvrages).

3

Notes explicatives utilisées pour vocabulaire et concepts inconnus (guerre de Sécession, jambalaya, etc.).

4 107

Illustration en pleine belle page qui précède la fin de chaque chapitre, donnant une vue d'ensemble de la scène qui se déroule.

Pages intérieures : Me, the Queen and Christopher § La Reine et moi

2

1

Polices utilisées pour le texte d'emphase dans chaque langue. Notez les fioritures du texte anglais - pleins et déliés fortement contrastés, fermetures de traverses minces et longs - et, au contraire, la police relativement banale du texte français.

Polices utilisées pour le texte courant. L'anglais présente de subtils empattements arrondis sur des caractères proches de l'écriture manuscrite, tandis que le français est dénué de tout embellissement et semble imprimé en gris foncé.

108

Annexe : Corpus d'étude

3 4

Notez le changement de temps verbal, du présent en anglais au passé en français, ainsi que la variation de l'alignement, soudain centré — peut-être pour renforcer l'axe central de chaque page.

1

Continuation du texte anglais, illustré en belle page.

3

Rupture dans la maquette, avec le texte anglais qui « envahit » le territoire français.

2

Démarrage du texte français, illustré en page de gauche.

4

Texte français exclamatif, subjugué par le texte anglais. Notez la traduction colorée.

109

Pages intérieures : The Mitten § La moufle (Hors corpus, collection « Les bilingues »)

1 3

2 1

Double page présentant une scène qui se déroule en deux temps, rythmé par deux blocs de texte différents. Un blanc généreux est conservé en haut pour garder une mise en page aérée.

2

En dépit du fait que l'éditeur classifie cet ouvrage comme livre bilingue, le texte de l'histoire apparaît uniquement en anglais. Pour la traduction française, il faut attendre l'avant-dernière page du livre, où l'histoire entière est livrée en bloc (voir ci-contre).

3

Le texte est composé dans une typographie légèrement oblique, même pour les caractères romains. Le dialogue, lui, s'affiche en italique et dans une couleur différente, qui correspond non pas à une langue, mais à la couleur de l'animal qui parle (dans ce cas, la souris bleue).

110

Pages intérieures : Monstres § Monsters

1

2

3 « Pratique, ce pistolet laser à réduire les monstres ! § Very handy this laser gun to shrink monsters! »

1

L'illustration principale de chaque double page est issue d'une œuvre d'art, recadrée selon les besoins graphiques ou narratifs du livre. Il s'agit ici de L'Araignée souriante d'Odilon Redon, rognée sur chaque côté pour mettre en avant le « monstre ». Une page « Crédits » à la fin du livre identifie les œuvres utilisées, d'une façon assez dense (voir ci-contre).

2

Nommé Léon, ce petit personnage vert est le protagoniste de la collection. D'origines obscures, Léon est censé rendre les livres plus ludiques en interagissant avec les toiles. Il peut s'avérer difficile toutefois de comprendre le sens de ses actions, ainsi que sa vraie raison d'être.

3

Les textes français et anglais font partie du même encadré, sans aucune différenciation typographique — bien que cela ne gêne pas la lecture, vu la petite quantité de texte. Notez la police à empattements et aux fioritures d'avant-garde (notez la boucle de la lettre « g »), qui semble bien correspondre au thème de l'art.

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Pages intérieures : Peter et le mystère du Headless Man

2

1

Introduction immédiate de l'anglais, sans distinction typographique et ponctué à la française — bien que les dialogues soient reservés à l'anglais.

Exemple type des explications linguistiques approfondies trouvées tout au long de l'ouvrage ; ici, six lignes pour un seul ligne de dialogue.

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Annexe : Corpus d'étude

3

1

Illustration en pleine fausse page qui dépeint l'action principale du chapitre à venir.

2

Titre du chapitre - toujours en anglais - qui sert de légende pour l'illustration.

3

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Double page type. Notez le manque d'en-tête et de toute autre fioriture ou indication pratique (notes de bas de page…), à part la pagination.

La mise en page offre néanmoins un gris typographique plaisant, avec d'amples marges, des lignes courtes, et un interlignage aéré.

Pages intérieures : The Sword of Burdigala § Le glaive de Burdigala

1

2

3

1

Double page type découpée en cases, basée graphiquement sur un système bicolore qui fait appel au texte. L'icône du smartphone annonce la présence de contenu « augmenté », dans ce cas une statue de la petite fille et son chien (ci-contre).

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2

Bulles bilingues offrant une seule typographie pseudo-manuscrite, différenciée par couleur selon la langue. Un système pratique quoiqu'encombrant, surtout vu le format poche du livre.

3

Bien que stylisées, les illustrations restituent l'univers de l'ancienne ville grâce à leurs détails (décoration intérieur, vêtements d'époque, enseignes en latin, etc.).

Pages intérieures : Twiki & Twini Vive les couleurs !

1

3

2

4 1

Le texte est composé d'une typographie claire et solide, sans empattements, qui bénéficie d'une graisse considérable et d'amples contreformes (les espaces intérieurs blancs). Le corps du texte varie selon sa fonction, les plus petits caractères correspondant au narrateur (cf. version audio).

2

Les illustrations en forme d'animation de pâte à modeler reflètent le style de la série télévisée. Il en résulte un effet de profondeur ainsi qu'une simplicité séduisante.

3

Bien que l'action du livre soit découpée en général en unités d'une page (ou double page), le maquettiste n'hésite pas à varier le rythme — et la mise en page — en introduisant des éléments supplémentaires,

4

Et voici enfin une phrase en anglais, reconnaissable par sa couleur. Le plus souvent l'anglais reprend ou reformule le texte français, qui, lui, sert de langue de base tout au long du livre, constituant à peu près les deux tiers du texte de l'histoire.

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Bibliographie

Corpus d'étude Voir tableaux informationnels, p. 100.

Corpus

périphérique

Bloch, Serge, Des papillons dans l'estomac, et autres expressions autour de l'école, en anglais et en français, trad. B. Kuntzer, Paris, Circonflexe, coll. « Aux couleurs du monde », 2016.

Busch, Wilhelm, Max und Moritz Polyglott, trad. W.A. Arndt (anglais), J. Amsler (français), V. Canicio (espagnol), G. Caproni (italien) et G.A. Merten (latin), Munich, Deutscher Taschenbuch Verlag, 2015 (1ère éd. 1982).

De Brunhoff, Laurent, Je parle anglais avec Babar, Paris, Hachette, coll. « Grands albums Hachette », 1966.

Desnouveaux, Florence et Hudrisier, Cécile (illustr.), The Mitten, trad. C. Brown, Paris, Didier Jeunesse, 2014.

Dr. Seuss, The Cat in the Hat / Le chat au chapeau, trad. J. Vallier, New York, Random House Children's Books, 1995 (1ère éd. 1967).

Houri-Pasotti, Myriam et Turc, Roger (illustr.), Habib petit Tunisien, Paris, Flammarion, coll. « Enfants de la Terre » (Albums du Père Castor), 1971.

Bibliographie

Lévêque, Pauline, Beep Beep In New York / À New York, Paris, Éditions Versilio, 2015.

Mellow et Graux, Amélie (illustr.), Dinner's Ready!, Vincennes, Talents Hauts, coll. « Oops & Ohlala », 2016.

Telier, A. (collectif) et Bozellec, Anne, Broutin, Christian, et al. (illustr.), L'imagier du Père Castor, trad. M. Hermet, nouv. éd., Paris, Flammarion, 2016.

Victor, Paul-Émile, Apoutsiak le petit flocon de neige, Paris, Flammarion, coll. « Enfants de la Terre » (Albums du Père Castor), 1948.

Bibliographie

critique

Ouvrages généraux Chelebourg, Christian et Marcoin, Francis, La littérature de jeunesse, Paris, Armand Colin, coll. « 128 », 2007.

Ferrier, Bertrand, Les livres pour la jeunesse entre édition et littérature, PU de Rennes, 2011.

Figueiroa, Joana de Andrade, Le livro bilíngue et sa place dans l'édition, mémoire de fin d'études, Université de Strasbourg, 2016.

Perrin, Raymond, Un siècle de fictions pour les 8 à 15 ans (1901-2000), à travers les romans, les contes, les albums, et les publications pour la jeunesse, 4e éd., Paris, L'Harmattan, 2001.

Piffault, Olivier, Babar, Harry Potter, & Cie : Livres d'enfants d'hier et d'aujourd'hui, Paris, Éditions de la BnF, 2008.

118

Piquard, Michèle, L'édition pour la jeunesse en France de 1945 à 1980, préface de J.-Y. Mollier, Villeurbanne, Presses de l'ENSSIB, 2004.

Revues & articles Ancas, Maria et Boscos, Musatas, « Le bilinguisme du point de vue psychopédagogique : une étude de cas en Roumanie », Tréma [en ligne], n° 28, 2007, p. 101-113, mis en ligne le 05.10.2010, consulté le 16 octobre 2016. URL : trema.revues.org/330.

Cenoz, Jasone, « L’acquisition de la troisième langue : bilinguisme et plurilinguisme au pays basque », Aile - Acquisition et interaction en langue étrangère [en ligne], n° 10, 1997, p. 159-175, mis en ligne le 10.10.2005, consulté le 16 octobre 2016. URL : aile.revues. org/612.

Huber, Christian, « Identité et bilinguisme : Et si nous n’avions plus peur du métissage culturel ? », VST - Vie sociale et traitements [en ligne], n° 87, 2005, p. 80-84, consulté le 2 novembre 2016. URL : cairn.info/revue-vie-sociale-et-traitements-2005-3-page-80.htm.

Meunier, Christophe, « Terre des hommes, enfants de la Terre. Quand le Père Castor se mêle de géographie », Les territoires de l'album [en ligne], mis en ligne le 07.04.2016, consulté le 1 novembre 2016. URL : lta.hypotheses.org/644.

Pichon-Bonin, Cécile, « L'illustration du livre pour enfants : autour des Contes de Perrault », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 31 octobre 2016. URL : histoire-image.org/ etudes/illustration-livre-enfants-autour-contes-perrault.

Piquard, Michèle, « Paul Faucher, concepteur des albums du Père Castor, sergent recruteur de la Nouvelle Éducation dans l’entre-deux-guerres », Recherches & Éducations [en ligne], n° 4, 2011, p. 53-64, mis en ligne le 15.11.2012, consulté le 2 novembre 2016. URL : rechercheseducations.revues.org/782.

119

Bibliographie

Sites de référence Babar, Harry Potter, & Cie : Livres d'enfants d'hier et d'aujourd'hui, site internet de l'exposition, BnF, 2008. URL : expositions.bnf.fr/livres-enfants/index.htm.

Confédération de l'illustration et du livre en Alsace (CIL Alsace), une association qui promeut le développement, la fédération et la structuration de la filière livre sur le territoire régional. URL : cilalsace.com.

Histoire par l'image, projet national de décryptage culturelle, de l'Éducation nationale, ministère de la Culture et de la Communication, et la Réunion des musées nationaux-Grand Palais (RmnGP). URL : histoire-image.org.

Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), collecte, analyse et diffusion d'informations sur l'économie et la société française. URL : insee.fr/fr/statistiques.

Office pour la langue et la culture d'Alsace (OLCA), promoteur de l'identité régionale et observatoire linguistique. URL : olcalsace.org.

Primlangues, site institutionnel d'accompagnement de l'enseignement des langues vivantes à l'école. URL : primlangues.education.fr.

Ricochet-Jeunes, site d'information et de valorisation de la littérature jeunesse francophone, Institut suisse jeunesse et médias (ISJM). URL : ricochet-jeunes.org.

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Remerciements

Je souhaite remercier Mme Anne Schneider, Maître de conférences à l'Université de Caen, pour son aide précieuse dans l'élaboration de ce mémoire. Notre collaboration fut brève, mais son enthousiasme et sa perspicacité ont grandement contribué au succès de ce projet.

Je voudrais également exprimer ma gratitude à Mme Maud Pfaff, Maître de conférences à l'Université de Strasbourg, pour son soutien infatigable tout au long de ce master, ainsi que sa confiance sans faille.

En avant-dernier lieu, je voudrais adresser mes remerciements à tous les membres du corps professoral du master, qui ont fait preuve d'un dévouement remarquable ainsi que d'une grande générosité, et qui sont allés bien au-delà de leur devoir pour nous donner tous les moyens de réussir.

Et enfin, je remercie AEB pour ses relectures indispensables, ainsi que pour son soutien tout au long du processus.

Crédits graphiques Première de couverture : Silke, Coloring Book for Adults Quatrième de couverture : Ponce, Aline, Crayons Pages liminaires et terminales : p. i : Brodey, Lisa, Books p. ii : Mimzy, Back to School p. iv : Stein, Alexander, Colored Pencils p. vi : Ponce, Aline, Crayons p. vii : Alexandra (Alexas_Fotos), Sheep Colophon : Park, Snag Eun, Moon Provenant de la banque d'images Pixabay, ces photos ont été transférées dans le domaine public par leurs auteurs grâce au dispositif Creative Commons CC0.

Cet ouvrage a été achevé d'imprimer à Strasbourg en décembre 2016 par l'imprimerie Corep (2 Place Sébastien Brant, 67000 Strasbourg).

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