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Stéphane Corréard : préface

La deuxième moitié du vingtième siècle, on le sait, aura été duchampienne jusqu'à la caricature. C'est simple, on ne s'en sortait pas ; de l'objet manufacturé, de l'art-action, du corps-sculpture, de la spéculation vertigineuse, de l'invisible, du hasard, etc. C'est-à-dire : du ready-made, des échecs, du silence, de la tonsure, de la boîte verte, des bruits secrets, du mètre-étalon et de toutes ces choses que Tonton Marcel nous avait léguées, qui s'avérèrent en fin de compte bien plus encombrantes que prévu. Un comble, venant d'un tenant de l'inframince...

On ne s'en sortait pas, et puis une lumière s'est allumée, un contrefeu presque. Car l'art brut est venu, afin de remettre un peu de nécessité dans tout cela, en ce début de vingt et unième siècle. On s'en sort encore, mais tout n'est déjà plus que griffures, envahissement, foultitudes, déformations, tensions, diagrammes, fagots, prosopopées...

En fait, les deux feux auront historiquement brillé plutôt en parallèle, certains acteurs alimentant même l'un et l'autre successivement ou simultanément, comme André Breton, qui écrivait ainsi à propos du Tonton en 1939 : « Notre ami Marcel Duchamp est assurément l’homme le plus intelligent et (pour beaucoup) le plus gênant de cette première partie du vingtième siècle ». Bien entendu, Dubuffet éructait sa haine à l'encontre de Duchamp. Il a même assez pesté devant Hubert Damisch la fois où le Tonton a réussi à lui extorquer

mille dollars contre une de ses gravures. Tout est là, la dépense chez l'un, même mal, même trop, et l'extrême dénuement, jusqu'à la grivèlerie, voire l'anorgasmie, peut-être, chez l'autre.

Gênant : il est intéressant ce qualificatif que Breton accole au Tonton. Il évoque assez le caillou dans la chaussure. Celui qui provoque une légère arythmie dans la marche un peu trop martiale, parfois, de l'histoire de l'art, et oblige à se demander sur quoi (et avec quoi) on chemine. Après ça, peu importe au fond de quoi est fait le caillou. Ce qui compte, c'est qu'il soit bien solide, et placé au bon endroit. La plupart des marcheurs, cependant, préfèrent s'en passer. D'autres, au contraire, les grands athlètes légendaires de l'histoire de l'art, préfèrent en utiliser plusieurs, successivement ou simultanément, car ça amplifie la dérive. Et là mon regard intérieur se tourne vers André Breton, bien sûr, mais aussi Arturo Schwarz, Jan Hoet ou Harald Szeemann.

D'ailleurs, plusieurs pensées parmi les plus fortes de Marcel Duchamp pourraient fort utilement être méditées par les partisans d'un art contemporain de l'intention, qui s'agacent et refusent encore, un peu partout, de mêler l'art brut à l'art cultivé. Car si le Tonton a bien dit que « Ce sont les regardeurs qui font les tableaux », alors cela signifie peut-être que l'intention de l'artiste finalement on s'en moque. Et le Tonton, ne se demandait-il pas d'ailleurs avec envie : « Peut-on faire des œuvres qui ne soient pas d'art ? » Existe-t-il plus juste, plus pure, plus belle définition pour l'art brut ? Des œuvres oui, et qui en plus ne sont pas d'art... Il l'avait d'ailleurs prédit, Tonton Marcel : « Le grand artiste de demain sera souterrain ». C'est envoyé, non ?

C'est à tout ça que je pense, quand je me demande avec un sourire gourmand quel gros, quel immense, quel hénaurme cadeau d'anniversaire réserver à Christian Berst pour les dix ans de sa galerie qui a tant œuvré pour placer le petit caillou de l'art brut dans les godillots des historiens et amateurs d'art... Parce que le cadeau, en fait, il doit plutôt revenir à ses visiteurs, à ses amis, ses soutiens, qui lui ont permis de tenir tout au long de cette décennie. Mais le meilleur galeriste ne peut donner que ce qu'il a : sa galerie. Le cadeau, c'est donc la galerie en entier, avec ses trois belles salles vitrées sur le passage, de sacrés espaces intérieurs... Alors on les a ré-arrangés, on les a même tourneboulés, on les a retournés comme un gant. Pour montrer comme elle est belle, aussi, cette galerie, vue de l'intérieur.

« Soit dix ans... » fait ainsi absolument écho à « Étant donnés... », l'installation miraculeusement secrète et obsessionnelle

de Duchamp, indéplaçable, totalement impénétrable dans tous les sens du terme. J'ai souhaité d'ailleurs que les trois salles restent allumées un peu tard, le soir, pour que l'ensemble puisse se voir un peu à la lueur du tungstène, à travers les trous du voyeur, comme dirait Tonton Marcel, pour ne rien dissimuler en effet de ces voyeurs que nous sommes, quand nous nous emparons esthétiquement de ces œuvres qui ne sont pas d'art.

Voyeurs, sans doute, mais pour l'être il nous faut des voyants : « Maintenant, je m'encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre Voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s'agit d'arriver à l'inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n'est pas du tout ma faute. C'est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On me pense. - Pardon du jeu de mots. Je est un autre »*.

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