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Université d’Avignon et des pays de Vaucluse. Année 2006

Numéro :

Mémoire Pour l’obtention du grade de Master Science de la Culture et de la Communication Spécialisé Stratégie du développement culturel de l’Université d’Avignon et des pays de Vaucluse

Le projet culturel : une forme d’expression, pour une véritable rencontre. [Une réflexion élaborée autour du travail du Centre Culturel Français d’Alexandrie (Egypte)]

Discipline : Sciences de l’information et de la communication (71ième section) Présenté et soutenu publiquement par

Monsieur Yannick Vernet Le 26 juin 2006

Directeur de Mémoire : Professeur Daniel Jacobi


Le projet culturel : une forme d’expression, pour une vÊritable rencontre.


à la mémoire de mes parents : Claude Vernet (1938-1998) et Thérèse Vernet (1946-2005)


Remerciements

Il est d’usage, à l’issue d’une longue recherche et lorsque celle-ci vient à prendre forme, de remercier tous ceux grâce auxquels elle a pu aboutir. J’aimerais que les personnes suivantes n’y voient pas une simple formalité, mais l’expression de ma plus sincère gratitude. Mes premiers remerciements vont à tous les membres du Département des Sciences de l’Information et de la Communication de l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse ainsi que du Laboratoire Culture et Communication sans qui, je n’aurais jamais eu la possibilité de vivre cette très belle aventure. En premier lieu, j’exprime toute ma gratitude au Professeur Daniel Jacobi qui m’a accompagné tout au long de ce travail par ses conseils et sa disponibilité. Je tiens également à remercier ici le Professeur Jean Davallon, le Professeur Emmanuel Ethis, ainsi que Virginie Spies, Damien Malinas, Paul Tolila, Agnès de Victor, et Bernadette Boissier. De plus, ce travail doit énormément à ma rencontre avec Brigitte Remer et à sa façon de rappeler, par son travail, que la culture est avant tout profondément humaine. Que tous ceux qui, en France et en Egypte, ont accepté de me répondre, de me recevoir et de m’accorder leur aide trouvent ici l’expression de ma gratitude : Ismail Serageldin, Jean-Yves Empereur, Denis Louche, Bernard Hugonnot, Marie-Christine Glas, Karine Saporta, Karima Nail, Claude Delsol, Emad Mabrouk, Rida Mansy, Pierre Fourny. Rien de tout cela n’aurait pu voir le jour sans le soutien de Claudine et Francis Frey dont le dévouement n’a d’égal que leur gentillesse. Merci également à ceux qui m’ont accompagné ou qui m’accompagnent encore sur ce bout de chemin qui est le mien : Eric, Patrick, Dominique, Aurore, Amandine, Sylvain, Gilbert, Laure, Vincent, Noëlle, Christophe, Isabelle, Stéphane, François, Sotiris, Mylène, Guilhem, Iman (notre génie sans bouillir)…

Enfin, un grand merci à Aurélia, mon épouse, pour ce qu’elle est, ce qu’elle m’offre par son amour, et par ces passages qu’elle me révèle chaque jour un peu plus, grâce à ses photographies.


Introduction générale

« […] car nous même consistons précisément dans le refus ou le regret de ce qui est, dans une certaine distance qui nous sépare et nous distingue de l’instant. Notre vie n’est pas tant l’ensemble des choses qui nous advinrent ou que nous fîmes (qui serait une vie étrangère, énumérable, descriptible, finie), que celui des choses qui nous ont échappée ou qui nous ont déçus »1. Paul Valéry, Entre nous

La notion de projet culturel nous a toujours intéressés parce qu’elle est à nos yeux un paradoxe ! Non seulement nous ne savons pas vraiment ce qui se cache derrière ce terme, mais il est pourtant aujourd’hui un des plus usités dans le domaine de la culture. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder le nombre de fois où il est utilisé dans les différents documents des organismes chargées de la culture : DRAC, AFAA, Ministère, qui ne sont que quelques exemples parmi tant d’autres. Le plus étonnant est que notre expérience professionnelle nous a amenés à concevoir de nombreux projets culturels, notamment à Alexandrie, en Egypte, où nous avons eu la chance de pouvoir séjourner. Nous étions alors, avec le projet culturel, dans la situation de Monsieur Jourdain dans la Pièce de Molière. Cependant, durant ces quelques années passées à la Bibliotheca Alexandrina, il nous a semblé à plusieurs reprises qu’un projet culturel s’apparentait, sous certains angles, à une forme d’expression. Cela venait préciser quelques intuitions que nous avions depuis un certain temps à ce sujet. En outre, plus nous y réfléchissions, plus il nous semblait que cet assemblage pour le moins insolite gagnait en pertinence parce que comme forme d’expression, il pouvait être rapproché d’autres notions qui elles aussi nous intéressaient depuis longtemps : événement, création, impulsion, expression.

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Paul Valéry, Entre nous, in Œuvres complètes, Paris, éd N.R.F, Bibliothèque de la Pléiade, 1968. p 340

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Dans le cadre du Master Science de la culture et de la communication, spécialisé Stratégie du développement culturel de l’Université d’Avignon et des pays de Vaucluse, il nous était demandé d’effectuer un stage dans une structure culturelle. Les grandes lignes de notre problématique mises en place et certaines questions se précisant, nous avons décidé de repartir à Alexandrie pour ce stage obligatoire afin d’y réfléchir à la notion de projet culturel et de voir en quoi, il pouvait être pensé comme une forme d’expression. Repartir à Alexandrie était pour nous intéressant dans le cadre de cette recherche. Nous connaissions assez bien le contexte local du fait de notre séjour là-bas et nous connaissions les acteurs culturels pour avoir travaillé avec eux sur certains projets. Nous avons donc demandé l’autorisation aux responsables du Centre Culturel Français pour faire notre stage au sein de leur structure, ce qu’elles ont accepté. Elles nous permettaient d’être dans une phase de réflexion et non dans une phase de production.

En lien avec le sujet que nous avions décidé de traiter, ce terrain d’étude était pour nous très fécond pour plusieurs raisons : _ Concernant le projet culturel, et puisque nous allions être amenés à analyser celui du Centre, nous connaissions le système spécifique mis en place par la France dans le cadre de sa politique de coopération internationale, pour avoir fréquenté le Centre durant ces quelques années passées à Alexandrie, et pour avoir monté des actions avec eux. Nous connaissions aussi les spécificités du dispositif et les contraintes structurelles qui étaient les siennes. La durée du stage étant assez courte, il nous semblait important de ne pas trop perdre de temps. Un autre avantage concernant le Centre Culturel Français était que nous connaissions les personnes y travaillant. Là aussi, cela nous semblait extrêmement important et notamment parce que nous voulions que nos questions plus intimistes sur les motivations profondes qui poussent à se lancer dans un projet culturel ne restent pas sans réponse. _ Mais le choix d’Alexandrie nous semblait également judicieux pour la richesse du contexte social, politique et culturel. Laissée à l’abandon depuis plusieurs décennies, cette ville a retrouvé une nouvelle dynamique grâce à l’ouverture de la Bibliotheca Alexandrina. Depuis de nombreuses structures culturelles ont ouvert ou ré-ouvert. C’était

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le moyen de remettre en perspective et de comprendre des projets culturels dans leur contexte. _ Ensuite, parce qu’Alexandrie est une ville paradoxale. En elle, depuis toujours, se croisent les cultures comme son Histoire le montre, mais elle est aussi l’endroit où les rivalités intercommunautaires peuvent être les plus violentes comme nous l’avons vu durant de notre séjour. Connaissant l’importance du contexte dans la conception d’un projet culturel, cela nous semblait aussi intéressant.

Bien que notre stage ait été effectué au Centre Culturel Français, notre travail n’est en rien une étude des projets culturels développés par cette institution. Au regard de ce que nous venons de dire, l’objet de notre recherche consiste uniquement à repenser la notion de projet culturel. Pour exécuter cette tâche, nous nous sommes simplement appuyés sur l’expérience du Centre Culturel Français. Ainsi, pour mieux avancer dans notre réflexion, nous avons été amenés à analyser la manière dont le Centre Culturel conçoit ses projets en fonction d’un cadre politique, structurel, social. Nous nous sommes également interrogés sur les spécificités de cette institution dans le contexte de renaissance culturelle d’Alexandrie et au regard des autres structures existantes. Concernant le Centre Culturel, nous ne traiterons pas de l’ensemble de ses activités mais de ses seules actions culturelles et ne tiendrons pas compte des activités du service des cours, ni du service éducatif, ni de la médiathèque.

En ce qui concerne les outils d’analyses utilisés, ils sont de deux ordres : Philosophique et sociologique : D’abord, concernant notre problématique qui consiste à penser le projet comme une forme d’expression nous avons utilisé les outils conceptuels de l’esthétique parce que c’est là, en effet, la tâche principale de cette science. Grâce à eux, nous avons commencé notre exploration des différents aspects qui nous semblaient être les fondements de tout projet culturel : l’acte qui l’initie et la forme dans laquelle celui-ci vient s’actualiser.

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L’esthétique pragmatique, dont John Dewey est un des représentants les plus emblématiques, nous permet d’analyser le projet culturel en terme d’expérience. A partir de ce moment, il nous semble évident qu’il faut redonner au projet culturel l’aspect humain qu’il semble avoir perdu. Suite à ces recherches, une nouvelle piste s’est dessinée et nous a ouvert de nouvelles perspectives grâce à l’esthétique relationnelle. Apparue il y a quelques années seulement, elle nous offre la possibilité de poursuivre plus encore notre étude en percevant en quoi un projet culturel, à partir du moment où il fait rentrer ceux qui l’éprouvent dans le registre de l’expérience, permet l’échange. L’esthétique, comme outil conceptuel, nous permet alors de repenser le projet culturel comme une forme d’expression qui, pensée et conçue comme telle, permet une rencontre véritable entre les individus.

Ensuite, nous avons utilisé les outils spécifiques de la sociologie : observation, questionnaire et entretiens. Concernant la phase d’observation directe, nous avons observé durant deux mois les publics qui venaient assister aux activités culturelles. Pour mieux comprendre les attentes de ces publics nous avons été amenés à concevoir un questionnaire. Composé d’une trentaine de question, il interrogeait les personnes fréquentant le Centre Culturel sur leur lien avec cette Institution, son personnel et ses activités culturelles. Enfin, pour nous permettre de mieux comprendre la manière dont sont conçues les actions culturelles du Centre et le contexte dans lequel elless naissent, nous avons réalisé de nombreux entretiens avec : des responsables français (Diplomates, responsables culturels des Centres Culturels d’Alexandrie et du Caire…), des responsables égyptiens (Directeur de la Bibliotheca Alexandrina, Responsable culturel de la Bibliotheca Alexandrina, Responsable culturel du Centre Jésuite), des intervenants invités par le Centre durant notre séjour (la chorégraphe Karine Saporta, le comédien Pierre Fourny et le conteur Claude Delsol) et enfin avec Monsieur Jean-Yves Empereur, présent à Alexandrie depuis près de trente ans et qui en est, de fait, une des Mémoires vivantes.

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Ce travail a pu prendre forme dans le contexte égyptien, mais nous souhaitons que cette réflexion puisse ouvrir de nouvelles perspectives. Nous aimerions que ce travail permette de comprendre qu’un projet culturel, pensé comme une forme d’expression, favorise la rencontre véritable entre les cultures. En cela, il dépasse largement le cadre Alexandrin et Egyptien.

Dans la première partie nous aborderons la question de la culture comme stratégie afin de bien comprendre la façon dont se construisent les projets culturels du Centre Culturel Français. Un premier chapitre nous présentera la stratégie d’influence choisie par la France dans le cadre de sa politique de coopération internationale en Egypte. Nous observerons les moyens matériels et financiers déployés pour son application. Une analyse du contexte social et culturel d’Alexandrie sera faite pour mieux comprendre l’environnement dans lequel le Centre Culturel, en qualité d’outil au service de cette stratégie, prend place. Un deuxième chapitre nous invitera à découvrir la programmation culturelle du Centre. Toujours au regard des autres structures d’Alexandrie, nous observerons la programmation du Centre Culturel Français pour y voir d’éventuelles particularités. Nous reviendrons ensuite plus en détails sur la construction de cette programmation voir ce qui la compose, quels rythmes elle a et quelle forme elle privilégie. Un troisième chapitre nous présentera enfin la fréquentation des activités culturelles du Centre culturel. Seront analysées dans cette partie les répartitions entre hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, égyptiens et français. Nous verrons que les motivations de chacun sont loin d’être identiques et les offres loin d’être adaptées aux attentes de ces différentes catégories de public.

Dans une seconde partie et après une introduction détaillée sur nos choix d’utiliser l’Esthétique pour traiter cette notion de projet culturel, nous verrons qu’un projet culturel est une forme d’expression. Un premier chapitre nous montrera qu’il est un acte d’expression, qu’il naît de la confrontation entre une intuition et un contexte.

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Un deuxième chapitre nous présentera cette forme d’expression. Problématisante, elle est toujours singulière et n’existe que par les relations qui l’animent. Nous verrons aussi que cette forme d’expression signe toujours une présence. Le dernier chapitre, quant à lui, nous permettra de comprendre qu’un projet culturel est une expérience. En cela, il est relationnel et n’existe que dans le rapport à l’Autre. En perpétuelle évolution, cette forme est dans le registre de l’événement et non pas dans l’événementiel. En cela, il convoque le sens de ceux qui l’éprouvent et les amène à être acteur de leur vie en société.

Enfin, la troisième partie nous expliquera que le projet culturel, comme expérience, est une véritable rencontre. Pour cela, un premier chapitre nous montrera cette aire d’échange que le projet permet de mettre en place entre les individus. Reconnu comme intentionnel, le projet sera mieux compris par celui qui le reçoit. Un deuxième chapitre montrera les processus interrelationnel qu’un projet culturel permet. D’abord, rencontre avec Soi, un projet culturel permet ensuite de rencontrer l’Autre. Enfin, un dernier chapitre nous expliquera en quoi il est intéressant de réfléchir cette forme en tant que formation. Nous verrons là comment, participer à l’expérience d’un projet culturel c’est accepter de se transformer, de se métamorphoser.

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Partie 1. La culture comme stratégie « Il cherchait à lui faire apprécier un événement qui avait en soi de l’incroyable : si les marées répondent à l’appel de la lune, elles devraient avoir lieu quand la lune est là, et non pas quand elle se trouve de l’autre côté de notre planète. En revanche, flux et reflux continuent de part et d’autre du globe, en une poursuite de six heure en six heure, ou presque. Roberto tendait l’oreille au discours des marées, et il songeait à la lune_ à laquelle, pendant toutes ces nuits passées, il avait pensé plus qu’aux marées »1. Umberto Eco, L’île du jour d’avant

Introduction Partie 1 A travers le monde, la France a essaimé des centres culturels depuis plus de soixante ans. Outils au service de la diplomatie, ils dépendent du Ministère des Affaires étrangères et sont pilotés par la Direction Générale de la Coopération Internationale et du Développement. Différente suivant les pays, la stratégie adoptée en Egypte est donnée comme stratégie d’influence et permet à la France d’être visible et de se positionner dans ce pays. L’Egypte est notre horizon immédiat et nous sommes l’horizon immédiat de l’Egypte dit ainsi Monsieur D. du Centre Français de Culture et de Coopération du Caire. Les Centres Culturels Français sont là pour servir cette stratégie. Leurs tâches sont multiples et consistent surtout à renforcer la contribution de la France à la solidarité Internationale, animer le dialogue culturel international et améliorer l’attractivité de la France pour les étudiants et les chercheurs étrangers. Dans un premier chapitre, nous commencerons, par présenter la stratégie culturelle française dans sa politique de coopération internationale. Concernant l’Egypte en général et Alexandrie en particulier, nous verrons que cette stratégie ne peut s’adresser à l’ensemble de la population et favorise donc une frange bien spécifique : citadine et aisée.

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Umberto Eco, L’île du jour d’avant, Paris, éd Grasset, 1996. p 274

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Après avoir considéré ces aspects, nous analyserons plus en détails le contexte Alexandrin et tenterons de comprendre les particularités du Centre Culturel Français au regard des spécificités sociales et culturelles de cette ville. Nous verrons que cet environnement, à la fois agréable et extrêmement dur, pèse fortement sur la conception de la programmation culturelle. Dans le second chapitre, nous analyserons cette programmation pour voir de quelle manière elle se construit et quelles sont les catégories d’activités privilégiées. Cela nous permettra de constater que la conception d’une programmation est avant tout une aventure humaine. La lecture de graphiques nous permettra d’en saisir toutes les subtilités. Des exemples précis viendront étayer cette présentation pour en faire ressortir quelques éléments d’analyses plus problématiques. Nous tenterons de voir si les choix de programmation diffèrent de ceux existant dans les autres structures culturelles d’Alexandrie et essayerons par là de montrer les points de divergence du Centre Français et donc, en cela, ses spécificités. Dans le troisième chapitre, nous présenterons les résultats de nos analyses concernant les publics des activités culturelles du Centre. Nous commencerons, dans un premier temps, par livrer une approche générale de ces publics avant d’en définir certaines catégories plus spécifiques. Nous verrons alors, par cette analyse plus détaillée, que beaucoup de personnes ne fréquentent pas le Centre Culturel Français. Les jeunes et les femmes sont les grands absents des activités culturelles. Les raisons en sont diverses comme nous le montrerons. En s’appuyant sur un questionnaire réalisé pour cette étude sur les publics au Centre, nous montrerons si oui ou non, dans ce souhait de rencontres culturelles voulues par tous les responsables, ces différentes cultures se rencontrent véritablement !

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I. La stratégie culturelle d’influence française dans sa politique de coopération internationale Introduction La culture comme simple outil au service de la diplomatie. Bien que cette affirmation puisse poser de nombreuses questions, c’est en tout cas le choix exprimé par le gouvernement français dans le cadre de sa politique de coopération internationale. Les centres culturels à l’étranger sont les instruments privilégiés de la diplomatie de la France dans cette stratégie qu’elle installe et qu’elle nomme : une stratégie d’influence. A Alexandrie, le Centre Culturel Français n’est qu’un instrument au service de cette diplomatie. Il permet en priorité la promotion du français, le soutien à la présence française dans le débat d’idées à l’étranger, la promotion des productions artistiques françaises à l’étranger et le soutien à la présence française dans le secteur de la communication. Dans le contexte social et politique très spécifique de cette ville, il permet donc à la France de rayonner dans la région en plantant sa vitrine culturelle au pavillon national pour reprendre les propos de l’ancien directeur de l’Association Française d’Action Artistique, Monsieur Jean-Digne. Dans un premier temps, nous dresserons le cadre général de la politique culturelle française pour mieux en préciser les objectifs. Nous verrons ainsi le choix d’utiliser la culture comme un outil au service de la diplomatie. Ensuite, nous nous recentrerons sur Alexandrie en la resituant dans son contexte politique et culturel. Cela nous permettra dans un dernier temps de réfléchir au rôle joué par le Centre Culturel Français et les moyens dont il dispose pour cela, au regard d’autres structures culturelles.

1. La stratégie culturelle de la France en Egypte 1.1 Généralité sur la politique culturelle française à l’étranger La Direction Générale de la Coopération Internationale et du Développement (DGCID) constitue, pour le ministère des affaires étrangères et les autorités françaises, l’instrument privilégié de la diplomatie que la France met en place dans le cadre de sa politique de coopération internationale.

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Le site Internet du gouvernement nous présente la DGCID1 et nous renseigne quant aux trois grandes priorités qui sont les siennes : 1_ Renforcer la contribution de la France à la solidarité internationale 2_ Animer le dialogue culturel international 3_ Améliorer l’attractivité de la France pour les étudiants et les chercheurs étrangers.

Concernant la deuxième priorité, elle se décline en trois sous parties qui sont : 2.1_ Faire entrer la diversité culturelle dans le droit international 2.2_ Apporter un soutien aux pays qui éprouvent des difficultés à développer et à faire connaître à l’étranger leur identité culturelle 2.3_ Promouvoir la langue, les idées et les images françaises.

Cette dernière se déclinant encore un peu plus: 2.3.1_ La promotion du français, le soutien à la présence française dans le débat d’idées à l’étranger 2.3.2_ La promotion des productions artistiques françaises à l’étranger 2.3.3_ Le soutien à la présence française dans le secteur de la communication.

En affinant un peu ces thèmes présentés, cela nous permet de voir sur quelles priorités repose l’action culturelle extérieure française en matière de coopération. Ces priorités que l’on retrouve dans l’ensemble des 151 établissements2 dont la France dispose et qui sont répartis dans 91 pays sera bien donc aussi celle que l’on retrouvera dans la politique de coopération franco-égyptienne. Nous remarquons qu’il s’agit avant tout pour la France d’être présent et visible dans le pays d’accueil. Les grandes notions générales, une fois développées laissent apparaîtrent les objectifs spécifiques que l’on a noté et qui sont : La promotion du français, la promotion des productions artistiques françaises et enfin le soutien à la présence française dans le secteur de la communication.

1

http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/article-imprim.php3?id_article=7424

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Chiffres de l’année 2000 cités dans le rapport d’information sur les centres culturels français, écrit sous la

direction de Monsieur Yves Dauge_ Député_ enregistré à l’Assemblée nationale le 7 février 2001 (voir Annexe)

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1.2 La stratégie culturelle de la France en Egypte Comme cela nous a été rappelé lors d’un des nos entretien avec Madame B. « la stratégie culturelle de la France en Egypte, c’est d’abord l’Ambassadeur, et bien sûr le Conseiller Culturel ». Et d’ajouter cependant que « cette politique doit être constamment revue, pour s’adapter à l’Egypte d’aujourd’hui et pour disons, coller aux priorités qui ont été définies, et au delà de notre ambassadeur, par notre ministre lui-même ».

Désirant en savoir plus sur cette stratégie culturelle que l’Ambassadeur a en charge de mettre en place en Egypte, nous avons essayé de nous procurer auprès des services intéressés des documents qui auraient pu nous éclairer un peu plus. N’ayant pu obtenir aucun document malgré nos demandes_ hors mis le rapport annuel du CFCC_ nous avons écouté très attentivement les vœux de Monsieur l’Ambassadeur de France en Egypte, prononcés au Caire le 12 janvier 2006 devant la communauté française1. Ainsi, nous voulions être éclairés sur les priorités dont il est question dans la politique de coopération internationale française et sur la place donnée à la culture dans celles-ci. Ce discours, que l’on peut retrouver sur le site Internet de l’Ambassade de France en République Arabe d’Egypte2 est structuré en quatre parties qui arrivent dans l’ordre suivant: Politique, économie, communauté française et enfin relations bilatérales.

Une analyse poussée de ce discours nous montre que le mot « culturel » n’apparaît qu’une fois, à la 61ième ligne_ sur les 81ième que compte le document_ dans cette phrase: « Pour conclure, laissez-moi vous dire quelques mots de notre relation bilatérale. Elle le justifie pleinement car il est peu de pays dans la région où nous entretenons une telle qualité de relation, que ce soit au plan politique, économique, culturel et, pourquoi pas même touristique puisque c’est de cette façon que beaucoup de nos compatriotes découvrent l’Égypte et l’apprécient ». Nous sommes dans un schéma général où le culturel est semble t-il minimisé par rapport aux domaines par lesquels la France entend être présente à l’étranger dans le cadre de sa politique de coopération internationale.

1

Voir le discours de Monsieur l’Ambassadeur de France, en annexe

2 http://www.ambafrance-eg.org/article-imprim.php3?id_article=959

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1.3 La France défend une stratégie culturelle d’influence Comme cela nous est rappelé à plusieurs reprises lors de nos entretiens, la stratégie culturelle française est une stratégie d’influence. Pour tenter de mieux comprendre ce que cela signifie, il est impératif de se pencher sur les définitions de ces termes : La stratégie est un plan d’actions coordonnées. Elle s’oppose en cela à la tactique qui elle, exécute les plans de la stratégie. Le dictionnaire nous précise les origines militaires de ces deux termes : la stratégie est l’art de faire évoluer une armée en campagne jusqu’au moment où elle entre en contact avec l’ennemi ; la tactique est quant à elle l’art de combiner les moyens militaires au combat. Par cela, nous pouvons donc en déduire que la stratégie culturelle d’influence française se définit comme un plan d’actions coordonnées qui a pour finalité le fait de soumettre [l’Egypte] à son influence. Mais pour mieux saisir encore cette stratégie, nous demandons à Monsieur D. de nous préciser ce qu’il entend par Stratégie d’influence, sa réponse est sans ambiguïté concernant les finalités: « [la stratégie d’influence c’est la] formation des élites et la formation de ceux qui seront en mesure d’avoir des liens avec nous dans le futur dans le domaine économique, politique, culturel ; c’est cela la stratégie d’influence. Si vous voulez, il y a longtemps que l’on n’est plus sur une logique de la France éclairant le monde, de la liberté éclairant le monde et on répand la langue française dans le monde » Concernant l’Egypte, il nous précise :

« Vous avez 64 Millions d’Egyptiens, il est évident que nous ne sommes pas en mesure de toucher 64 Millions d’Egyptiens, donc autant cibler ceux vers lesquels nous faisons porter notre action. Il y a 64 Millions d’Egyptiens, et il y a en a peu près 100 mille de francophones et 1 Million et quelques qui ont fait du français. Nous notre cible, c’est plutôt les 100 mille francophones ou pas francophones d’ailleurs mais avec lesquels on a des relations d’échange, c’est là-dessus que l’on peut fonder une relation, c’est cela l’influence ».

A ce stade, il n’est pas inutile de rappeler que la politique de coopération française distingue, dans ses stratégies :

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_ l’influence en général pour les pays développés _ et le développement comparable, la solidarité pour les pays en développement. Nous voyons donc que concernant l’Egypte cette stratégie d’influence est mise en place car comme nous le rappelle Monsieur D. « il en est quand même resté quelque chose qui est renforcé aussi dans l’imaginaire des français que l’Egypte est un grand pays et que l’on ne le met pas dans les pays en voie de développement et de toute façon les égyptiens eux-mêmes ne se voient pas dans cette catégorie ». Nous savons qu’à Alexandrie se trouve en effet, comme nous le rappelle Jean-Yves Empereur, « les racines du monde occidental ».

1.4 Les moyens de cette stratégie 1.4.1 Les objectifs et les moyens de cette stratégie culturelle en Egypte Nous trouvons en Egypte trois Centres Français de Culture et de Coopération (CFCC) : un au situé au Caire1, un autre à Héliopolis2 (quartier aisé situé dans la grande banlieue du Caire) et un troisième à Alexandrie3. Les deux derniers sont des antennes du CFCC du Caire et dépendent entièrement de lui. Leur mission à tous est de développer des actions dans le domaine de la coopération éducative et linguistique ; la coopération universitaire, scientifique, de recherche et archéologique ; la coopération technique et enfin (en fin [de liste dans le rapport annuel du Centre Français de Culture et de Coopération]) la coopération culturelle.

1.4.2 Les moyens financiers et les ressources humaines Concernant les moyens financiers, et en l’absence de tout autre document, nous nous baserons sur le rapport annuel du CFCC4 qui nous en précise les détails.

1_ Le budget du Centre Français de Culture et de Coopération est de l’ordre de 4,6 millions d’euros auxquels s’ajoutent des crédits de coopération (bourses, missions, personnel, subventions) d’un montant de l’ordre de 2,3 millions d’euros. Lorsque nous 1

Centre Français de Culture et de Coopération. 1, rue Madrasset El Huquq el Frinseia. Mounira. Le Caire

2

Centre Français de Culture et de Coopération. 5, rue Sharik El Dib. Ard el Golf. Héliopolis

3

Centre Français de Culture et de Coopération. 30, rue Nabi Daniel. Alexandrie

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Rapport annuel du CFCC

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ajoutons les salaires des expatriés affectés au CFCC (de l’ordre de 3,6 millions d’euros) le total s’élève à 10,5 millions d’euros.

Salaire des expatriés. 3,6 Millions d'€ soit 34%

Budget. 4,6 Millions d'€ soit 44%

Crédits de coopération 2,3Millions d'€ soit 22%

Tableau n° 1 : Budget total du Centre Français de Culture et de Coopération (C.F.C.C)

2_ Concernant la ventilation du budget par secteur (hors crédits de coopération et salaire des expatriés) elle est de : 52 % pour la coopération éducative et linguistique (Appui au système éducatif égyptien ; actions auprès des facultés de lettres et de pédagogie ; développement de l’enseignement technique). 27 % pour la coopération scientifique et universitaire (Offre française d’enseignement supérieur ; renforcement des programmes de recherche ; soutien à la formation de la haute administration). 10 % pour la coopération technique (Aide aux programmes de développement, à la prospective et au ONG ; restauration du patrimoine et urbanisme ; poursuite de la coopération institutionnelle_ médicale, formation professionnelle, police) 11 % pour la coopération culturelle (Evolution des missions du département de traduction et d’interprétation ; renouvellement de la coopération audiovisuelle ; renforcement des partenariats culturels

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Coopération culturelle 11% Coopération éducative et linguistique; 52%

Coopération technique 10% Coopération scientifique et universitaire 27%

Tableau n° 2 : Ventilation du budget par secteur

3_ Le budget concernant la diffusion culturelle et linguistique, relative à ces quatre grands secteurs que nous venons de citer, se répartit ainsi : 43 % pour le fonctionnement général ; 37 % de crédit de coopération ; 10 % au cours de langue ; 6 % à la médiathèque et enfin 4 % pour les activités culturelles. Il est intéressant aussi de montrer la répartition par site : 89 % du budget pour le Caire, 6 % pour Alexandrie et 5 % pour Héliopolis.

médiathèque 6%

Activités culturelles 4% Fonctionnement général

43%

Cours de langue 10% Crédits de coopération 37%

Tableau n° 3 : Budget concernant la diffusion culturelle

4_ Pour ce qui est des ressources humaines, il y avait 566 agents employés par le CFCC en 2004. 88 de nationalité française, 475 de nationalité égyptienne (ou ayant la double nationalité) et 3 personnes d’une autre nationalité. Si nous les répartissons à présent ces agents par types de contrat, nous avons 56 contrats d’expatriés, 157 recrutés locaux mensualisés et 353 recrutés locaux vacataires. Il est intéressant de noter, au regard des chiffres précédemment cités, que 56 personnes sur la totalité des agents employés par le C.F.C.C bénéficient d’un contrat d’expatrié et donc se partagent annuellement 3,6 millions d’euros, soit 34 % du budget total : 10 % du personnel se distribue 1/3 du budget total.

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5_ Concernant les implantations géographiques, le rapport annuel du CFCC nous précise que 134 personnes travaillent au Caire, 13 à Héliopolis, 29 à Alexandrie et 22 dans d’autres structures en Egypte.

Ces quelques chiffres nous montrent bien que paradoxalement, dans les centres culturels, la partie du budget allouée à la diffusion culturelle est très faible. Bien que le Centre Français de Culture et de Coopération du Caire soit l’un des neuf centres dans le monde ayant les budgets les plus importants, il n’en reste pas moins que ceux-ci sont bien modestes et que nous sommes bien à l’intérieur de ce « réseau sans crédit » dont parle Yves Dauge dans son rapport d’information.

« La modestie des budgets, déjà évidente lorsqu’on considère les chiffres globaux, devient encore plus criante lorsqu’on examine en détail les budgets consacrés à la programmation culturelle. Cette partie du budget nous semble en effet significative pour deux raisons : flexible, elle sert de variable d’ajustement en période de « vaches maigres »_ c'est-à-dire chaque année !_ ; Symbolique, elle représente, davantage encore que l’enseignement de la langue, la spécificité de l’action de nos établissements culturels. Quelle n’a pas été notre surprise de constater que ces budgets de programmation représentaient souvent des sommes ridiculement basses et en régression »1.

Lorsque l’on regarde la situation du Centre Culturel Français d’Alexandrie, nous avons l’impression d’être devant l’exemple parfais de cette pauvreté de moyens destinés aux projets culturels. En reprenant les chiffres donnés dans le rapport annuel, nous avons voulu calculer le pourcentage du budget global alloué aux activités culturelles sur Alexandrie. Le résultat est assez surprenant : 0,011 % du budget sert effectivement au développement de projets culturels (programmation et autres) ! Soit un total de 53 433,6 € sur les 4,6 millions

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Rapport d’information sur les centres culturels français, sous la direction de Monsieur Yves Dauge_ Député_

enregistré à l’Assemblée nationale le 7 février 2001 (voir Annexe)

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initiaux. En moyenne, chaque mois, le Centre Culturel Français d’Alexandrie dispose d’environ 4450 € pour mener à bien sa mission en matière culturelle. Bien que parfois, des dépenses soient prises en charge par le C.F.C.C, il reste que le budget pour Alexandrie est bien faible. Sans compter que certaines manifestations événementielles consomment à elles seules et pour une soirée ou deux, la majeure partie du budget annuel (ce fut le cas entre autre du concert de Georges Moustaki qui fut présenté à la Citadelle du Caire et à la Bibliotheca Alexandrina). Comme il l’est rappelé dans le rapport Dauge, le risque est grand pour de nombreux centres culturels d’entrer dans un cercle vicieux : moins d’argent, moins d’action, moins de visibilité, moins de client/usagers et donc encore moins d’argent… A l’inverse, nous pensons qu’il serait aussi dangereux_ comme cela semble être la tendance actuellement_ de mettre l’accent uniquement sur les cours de langue parce qu’ils permettent des rentrées d’argent non négligeables en cette période où l’augmentation de la part de l’autofinancement des centres est demandée par l’institution de tutelle. Mais cette politique se ferait (ou se fait) au profit de cette spécificité de l’action de nos établissement dont parle Yves Dauge en parlant des activités culturelles.

1.5 Les activités Lorsque nous demandons des précisions sur les personnes à qui s’adressent les activités du Centre Culturel Monsieur C. nous dit « C’est urbain, il faut le dire, on travaille dans les grandes villes et on travaille avec une frange de la population qui est une élite qu’elle soit économique, culturelle. On ne travaille pas dans l’ensemble de la population. On travaille avec des franges urbaines ». Les centres ne sont implantés que dans les grandes villes du pays et s’adressent avant tout à une population citadine venant d’un milieu aisé. Pour apprendre le français en Egypte, il est impératif que les enfants soient dans des écoles bilingues. Ces écoles égyptiennes privées, donc payante, ont une grande partie des cours qui sont donné en français. Le tarif pour inscrire un enfant dans une de ces écoles est d’environs 2500 Livres égyptiennes par an. Rappelons pour une meilleure comparaison que le salaire moyen est d’environ 500 Livres égyptiennes par mois. Les cours de Français au Centre coûtent quant à eux 450 Livres égyptiennes la session (il faut minimum deux ou trois niveaux pour commencer à parler correctement le français).

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Puisque les centres culturels, comme cela nous a été rappelé s’adressent en priorité aux francophones, ils s’adressent de fait à cette frange de la population la plus aisée. Cette politique mise en place en Egypte n’est rien d’autre qu’un placement sur le long terme comme nous le dit Monsieur D. « il faut qu’il y ait idéalement, il faudrait qu’il y ait une continuité entre un boursier que l’on envoie en France passer quelques années, il revient, si on ne l’aide pas à garder un lien avec nous, et bien l’investissement se perdra assez vite. L’idéal c’est que ces gens là sachent aussi que nous avons un centre culturel, le fréquentent, sachent au moins qu’il a des activités, ça fait partie de l’influence ». Les centres sont donc les outils destinés à ne pas voir s’envoler cet investissement fait sur quelques élèves ou étudiants. Serions-nous dans quelque chose qui ressemblerait à de l’efficacité et de la rentabilité culturelle ? Les centres s’adressent aussi à la communauté française qui habite en Egypte, et qu’il est bien difficile de la mobiliser aux dires de Monsieur D. « Si je prends le cas des hommes d’affaires français, quand je suis arrivé, on me disait : La France ne fait rien. Ensuite on m’a dit : Ah le centre culturel bouge, mais on ne peut pas y aller, on a trop de travail. Il y avait un sentiment de culpabilité, et peut-être qu’il y aura une étape ultérieure où : Ca bouge et on vient ». C’est aussi ce que nous avons constaté lors de nos observations : le public français n’est pas vraiment motivé pour venir au centre culturel !

Concernant les activités proprement dites, Monsieur C. nous informe que « Par culturel, dans [son] secteur en tous cas, ça concerne les arts vivants : Les arts visuels, les arts de la scène, ça concerne le livre, donc la traduction et la diffusion et la promotion du livre et de la lecture et l’audiovisuel. Donc voilà. Parce que culturel peut avoir un sens beaucoup plus large que celui qui s’intègre dans mes fonctions actuelles».

2. Le contexte social et culturel à Alexandrie 2.1 Le contexte social à Alexandrie Lors de la conférence donnée au Centre Culturel Français d’Alexandrie par deux chercheurs du Cédej1 ayant travaillés sur le Cd-rom interactif 1 siècle de recensement en 1

Le C.E.D.E.J est le Centre de d’Etudes et de Documentations Economiques, Juridiques et Sociales.

Site Internet : http://www.cedej.org.eg

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Egypte1, les chiffres concernant la population égyptienne sont rappelés. La population de ce pays a quasiment doublé en un siècle pour atteindre aujourd’hui 72 millions d’habitants. 98 % de cette population vit le long du Nil, c'est-à-dire sur moins de 5 % du territoire. La moitié de la population globale est citadine. Le Caire compte 6,7 million d’habitants (10 millions si l’on tient compte de la grande agglomération et 13 millions lorsque nous regardons à l’échelle de la grande région_ 40 km autour du Caire). Alexandrie est la deuxième ville du pays avec ses 3,5 millions d’habitants. Pour information, les autres villes, considérées comme villes moyennes en Egypte, comptent entre 300 000 et 500 000 habitants.

Alexandrie est une ville à deux visages comme nous le rappelle Monsieur Ismaïl Serageldin, le Directeur de la Bibliotheca Alexandrina :

« On peut dire que l’Alexandrie que nous connaissons, que nous aimons et que nous voulons faire revivre, l’Alexandrie du pluralisme de l’ouverture, de la culture, de la science, du savoir, cette Alexandrie là existe en embryon dans une petite élite, elle existe dans son caractère de mythe, mythe passionnant pour les uns et les autres, elle existe dans un réseau de passionnés d’Alexandrie du monde entier, elle existe parmi certains de ses citoyens qui sont les plus cultivés, les plus érudits du monde, mais en même temps, on ne peut pas nier que l’Alexandrie de 5,5 millions d’habitants est une ville en proie à des problèmes de développement, de pauvreté, de l’habitat insalubre, des taudis, de l’extrémisme politique, de l’obscurantisme, de beaucoup de choses et que donc le contexte culturel dans lequel on se trouve, c’est une période où les gens qui_ comme moi sont très engagés à faire revivre une certaine notion de la culture, pas seulement égyptienne, alexandrine, mais aussi arabo-musulmane et internationale, une culture ouverte, tolérante, pluraliste, rationnelle_ nous avons du chemin à faire».

Et l’Histoire, comme le rappelle Monsieur l’Ambassadeur de France dans son discours « ne progresse cependant pas de façon rectiligne. Aux reculs s’ajoutent parfois les 1

Cédérom interactif réalisé par le C.E.D.E.J : 1 siècle de recensement : 1OO ans de statistiques de recensement

égyptiennes

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drames ». Il nous remémore les attentats qui ont frappé le Caire au mois d’avril 2005, puis le Sinaï au mois de juillet, août et avril 2006, mais aussi les incidents et les violences qui ont émaillé le processus électoral et qui en sont, pour lui, autant d’illustrations. A deux reprises durant notre séjour, s’ajoutant à ces événements liés au terrorisme, il y a eu des conflits interreligieux très violent opposant la communauté copte à la communauté musulmane « […] on l’a vu justement à travers les incidents entre communautés1 en octobre/novembre et puis maintenant, en ce mois d’avril […] il y a des antagonismes très forts » nous dit Madame B.

L’actualité récente à Alexandrie nous montre que des groupes extrémistes manipulent l’opinion publique en inventant de toute pièce certains faits afin d’enflammer la situation. Le Centre Culturel Français a été au cœur d’une de ces polémiques. Durant les journées du film européen2, organisées par les centres culturels européens (Goethes Institut, British Council, Centre Grec, Centre culturel Italien, Institut Suédois, etc) au Centre Culturel Français d’Alexandrie du 5 au 11 avril 2006, une information s’est propagée sur Internet pour dire que le Centre avait, projeté un film « de sexe » qui montrait une jeune musulmane voilée qui, se retrouvant enfermée dans un ascenseur avec un jeune homme, se dévoilait, faisait l’amour avec cet inconnu et remettait son voile avant de quitter l’ascenseur. Cette information a été reprise par de nombreux journaux en Egypte3, sans que personne n’en vérifie l’authenticité. La situation s’est envenimée très rapidement. Mais ce film n’a jamais été programmé durant ce festival, et n’a donc jamais été projeté au Centre Culturel Français ni à cette période, ni à aucune autre. D’ailleurs, voyant les

1

«Une manifestation autour de l’église Saint-Georges, à dégénéré, le 21 octobre, en émeute anticopte.

Voiture incendiée, églises et établissement chrétiens abîmés à coups de pierres. Les affrontements avec la police ont fait trois morts et une soixantaine de blessés ». Article paru dans le quotidien Le Monde daté du 26.10.05 ; « Une personne a été tuée et au moins une quinzaine de blessés, vendredi 14 avril, lors d’actions simultanées perpétrées contre trois églises coptes à Alexandrie » Article paru dans le quotidien Le Monde daté du 14.04.06 2

EuroCinéma Alexandria. Journées du film européen organisées du 11 au 19 décembre 2005 au Centre

Culturel Français. 3

Al Khamis du 22 décembre 2005 titre en première page « l’ascenseur…un film de sexe entre un jeune homme

et une fille voilée au Centre Culturel Français »

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choses s’envenimer dangereusement, le bureau de la censure en Egypte a été obligé de diffuser une information1 indiquant que cette oeuvre n’était en rien insultante et que rien dans ce film ne ressemblait aux scènes citées par les détracteurs. « Nous sommes dans une société, un peu fragile sur certains sujets » nous précise Madame B, et de rajouter lors de ce même entretien « Cette société d’Alexandrie est très provinciale finalement, je la perçois comme telle, très préoccupée de choses très terre à terre de survie » avant de préciser « Je crois qu’Alexandrie était une ville très endormie, en tout cas sur le plan culturel et qui s’est réveillée avec la Bibliotheca et l’impact de la Bibliotheca, certes, mais qui reste encore terriblement provinciale par rapport au Caire et c’est vraiment une pensée extrêmement figée, avec des règles sociales très contraignantes ».

2.2 Le contexte culturel à Alexandrie (La renaissance d’Alexandrie) Depuis l’ouverture de la Bibliotheca Alexandrina, l’offre culturelle est beaucoup plus importante et variée. Comme le rappelle son Directeur, en quatre ans, la Bibliotheca Alexandrina a proposé plus de 500 événements par an soit, plus de 1500 à 2000 événements depuis son ouverture [en octobre 2002]. Il s’agit, ajoute t-il « de conférences, débats, d’expositions, de symposiums, de colloques, de musique, de concerts, de ballets». Il s’agit en somme des mêmes catégories de manifestations présentées dans les autres lieux culturels d’Alexandrie et en priorité au Centre Culturel Français. Comme il le dit, « « Je pense que la BA a transformé Alexandrie, mais complètement transformé Alexandrie. […] Elle a fait un énorme brassage intellectuel, culturel ». Cette ouverture culturelle en effet a eu un énorme impact sur l’ensemble de la ville. Tous le reconnaissent volontiers, même si de très nombreuses critiques sont lancées contre cette institution. De plus, la Bibliotheca a fait des émules, puisque peu de temps après son ouverture et avec l’appui très apprécié du Gouverneur de la ville, l’Opéra Saïd Darwich a ré-ouvert ses portes après restauration complète du bâtiment et de la salle, le Centre des arts lui aussi a refait peau neuve. Il en va ainsi de nombreux autres lieux culturels, institutionnels ou associatifs, qui suivent cette dynamique et font dire à monsieur Sherif 1

Nadhet Nasr du 22/23 décembre 2006, p 17 «Le film est respectable et les rumeurs qui se répandent ne sont que

mensonges et calomnies » Le Directeur de la censure.

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Mohie el Dine, le responsable culturel de la Bibliothéca, qu’Alexandrie n’est plus « ce village de l’Egypte qu’elle était redevenue depuis quelques décennies » et qu’aujourd’hui elle « se re-dote des atouts et des parures d’une vraie ville culturelle ». Cette offre est encore très institutionnelle. Mais depuis cette année, nous avons pu observer l’apparition de structures indépendantes qui sont intégrées dans des réseaux internationaux de diffusion, de formation ou tout simplement de financements. L’A.C.A.F1, un lieu d’exposition pour l’art contemporain est un très bon exemple de ces structures dynamiques qui oeuvrent au quotidien à la renaissance d’Alexandrie.

3. Le Centre Culturel Français d’Alexandrie, un outil au service de la stratégie d’influence française 3.1 Le Centre n’est qu’un outil au service de cette stratégie d’influence Monsieur D. nous rappelle que « Le centre culturel fait partie de ce dispositif d’influence, ce n’est pas une culture gratuite qui se donne à voir elle-même, par elle-même et pour elle-même, c’est aussi un moyen de dire : Nous restons, nous français, au centre d’un débat intellectuel, d’un débat culturel et nous avons un point de vue, un éclairage sur les évènements qui se passent dans le monde, une approche qui nous est propre ». L’offre culturelle offerte au Centre Français, loin d’être « gratuite » a des visées spécifiques en terme d’investissement et de rentabilité et n’est qu’un outil au service de cela.

Il nous est précisé aussi par Monsieur C. lors de nos entretiens que « Une autre caractéristique, c’est que quand même nous sommes un centre rattaché à une Ambassade. Nous ne sommes pas un centre indépendant qui n’obéit pas à des critères, je dirais, politiques ou des critères de relations diplomatiques. ». En cela, le Centre Culturel est bien une structure qui dépend entièrement du Ministère des affaires étrangères. Et de préciser « Nous sommes un établissement où nous pratiquons la diplomatie culturelle et donc ça c’est une différence évidemment. ». Lors de notre entretien avec Madame C., la fonction du Centre Culturel Français nous est clairement annoncée « Pour moi le centre culturel est un outil au service de mon action générale ici. Donc je le conçois comme un élément très important, mais comme un outil 1

A.C.A.F Alexandria Contemporary Arts Forum. 10 Hussein street. Azarita. Alexandria. Egypt

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d’influence et un outil_ enfin influence est un mot que je n’aime pas beaucoup_ mais disons un outil de présence qui est absolument capitale ».

A partir de là et comme le rappelle Monsieur D., les objectifs du centre culturel sont claires : « Mettre en place un lieu, un point fixe à partir duquel ceux avec qui nous travaillons trouvent un lieu, un lieu France où ils peuvent avoir un contact avec une création française, avec une pensée française, avec un point de vue sur la France. Ce sont des lieux d’échange, de rencontres, de dialogue entre les cultures. ». Madame B. tient des propos identiques lorsqu’elle nous dit : « […] c’est de proposer aussi plus de spectacles français, parce qu’on fait beaucoup appel à des artistes égyptiens, mais moi je souhaite faire appel d’avantage maintenant à une programmation plus française, parce que d’abord c’est quelque chose que les gens demandent, justement dans cet esprit de rencontre, d’échange ; donc ils veulent savoir ce que produit la France, comment les français voient le monde, comment ils traduisent ce monde en expressions artistiques diverses et variées. Je crois que c’est important de répondre à cette demande » et de poursuivre, « Donc diversité culturelle, c’est je vais dire le socle, et évidemment notre travail c’est aussi de consolider le français donc, de travailler avec les universités, de travailler avec les écoles, de travailler avec l’université Senghor pour essayer de faire que le français soit perçu, non plus comme une langue de culture ; […] c’est une époque révolue, donc maintenant je crois qu’il faut montrer que le français est un outil d’accès au monde moderne ».

A la fin de l’un de nos entretiens, Madame B. nous précise au sujet de cette stratégie culturelle française « Et c’est très important et comme on le disait, ça accroche vraiment les gens à la culture française et à l’échange culturel avec le France ». Mais reste à savoir ce que nous entendons exactement par culture française ?

3.2 Le personnel du service culturel L’équipe qui travaille au service culturel de Centre se compose de trois personnes, si nous laissons quelques instants de côté le poste de direction occupé par la Consule Générale de France. Il y a donc la responsable du service culturel qui occupe le poste de Directrice-adjointe du Centre ; une jeune égyptienne qui vient d’être embauchée récemment et un stagiaire venant de l’Institut d’Etudes Politiques de Aix-en Provence qui

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est là pour quelques mois. Jusqu’à l’an passé, date à laquelle l’Ambassade a décidé de créer un contrat local pour le poste occupé par cette jeune femme égyptienne, le Centre Culturel français accueillait pour ce travail des stagiaires étudiants en sciences Politiques. Mise à part la directrice-adjointe, personne dans le personnel travaillant au Centre Culturel Français d’Alexandrie_ ni d’ailleurs au Caire_ n’a de formation dans le domaine de la culture. Cela pose évidemment le problème des compétences spécifiques des personnes travaillant dans les centres culturels. C’est ce que critique Yves Dauge dans son rapport lorsque parlant des personnels il dit : « Ce que l’on cherche, c’est moins des diplomates policés, formés à la rédaction de synthèses et de comptes rendus, ou des professeurs certifiés ou agrégés que des hommes et des femmes de projets, des producteurs de réseaux, des agitateurs d’idées ouvertes sur la jeunesse et les cultures étrangères ». Force est de constater que ces hommes et femmes souhaités par ce rapport sont très rares dans les établissements culturels français à l’étranger où comme cela est rappelé dans ce même rapport, presque 60 % du personnel est détaché de l’éducation national (75 % en 1997). Il est nécessaire de diversifier les recrutements car « en matière culturelle, le chaos est créateur ». Madame A. va entièrement dans ce sens « La culture s’est complètement politisée. Au niveau des affaires étrangères, ce qui est plus grave c’est qu’effectivement, ce ne sont pas toujours des professionnels… Vous avez même rarement, des professionnels formés! »

Le problème des stagiaires aussi est une réalité. Par manque de personnel dans les centres, le stagiaire se voit souvent confier des tâches extrêmement importantes qu’il doit accomplir seul. Bien que ces jeunes gens soient pleins de dynamisme et de bonne volonté pour la plupart, il faudrait là aussi diversifier les profils des candidats de façon à pouvoir disposer de certaines compétences qui sont indispensables et pourtant aujourd’hui complètement absentes dans les centres. Par exemple, toute la communication du Centre Culturel Français d’Alexandrie est confiée au stagiaire « Sciences-Po ». C’est donc lui qui réalise les affiches, les dépliants. Malgré tous ses efforts et bien qu’il y passe une très grande partie de son temps, les résultats ne sont pas vraiment convaincants : un bon graphisme, là aussi demande quelques compétences et une certaine culture visuelle qui ne s’improvise pas! Cette situation nous semble grave puisque la communication est donnée à faire aux stagiaires,

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de fait, toujours de passage. Et bien évidemment, nous nous apercevons lorsque nous regardons l’ensemble des documents de communication du Centre Culturel qu’il n’y a aucune cohérence. Et pire, que de cet ensemble aucune identité du Centre Culturel ne ressort, de fait ! Là aussi, une identité se construit dans le temps et dans la continuité.

De plus, chaque année, un stagiaire arrive en remplacement du précèdent. Et tout est à recommencer pour la directrice-adjointe qui doit alors à nouveau ré-expliquer tout le travail, se ré-habituer à travailler avec cette nouvelle personne à qui il faut ré-apprendre tout le fonctionnement. Tous les contacts sont à reprendre, tous les réseaux sont à reconstruire, et pour reprendre une expression donnée par une personne interrogée « il faut chaque année réinventer l’eau tiède ». Sans compter qu’il n’existe aucune archive dans le centre.

Conclusion Dans sa politique de coopération culturelle, la France a fait le choix pour l’Egypte, de développer une stratégie d’influence. C’est avant tout une affaire de positionnement et d’investissement puisqu’il s’agit, comme nous le rappellent les responsables de cette politique, de mettre l’accent sur la formation des élites. La priorité est en effet la formation de ceux qui seront en mesure d’avoir des liens avec la France dans le futur : que ce soit dans le domaine économique, politique, et culturel. Mais concernant la culture, est-ce vraiment là sa finalité ? Les centres culturels ne sont que les outils de cette stratégie et permettent aux francophones, ou au non francophones, de trouver un lieu : un lieu « France », où ils peuvent avoir un contact avec une création française, avec une pensée française, avec un point de vue français, avec un mode de vie français. Cette position n’est-elle pas contradictoire avec le souhait de voir les centres comme des lieux d’échange, de rencontre, de dialogue des cultures ? Ne serait-on pas plutôt dans un lieu de monologue de la culture ?

De plus, les centres culturels sont les instruments de cette stratégie d’influence. Cependant dans cette stratégie, force est de constater que la culture reste le parent

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pauvre ! Il suffit de regarder les moyens alloués à la création et à la diffusion de celle-ci pour s’en convaincre. A titre indicatif, le Centre Culturel Français d’Alexandrie_ bien que situé dans la deuxième ville d’Egypte_ ne se voit alloué par le Centre Français de Culture et de Coopération du Caire dont il dépend, que 0,011 % du budget total pour ses actions culturelles. Ces chiffres parlent d’eux-mêmes et montrent la gravité de la situation. D’ailleurs, comme le rappelle le Député Yves Dauge dans son rapport d’information1 : « la modestie des budgets, déjà évidente lorsqu’on considère les chiffres globaux, devient encore plus criante lorsqu’on examine en détail les budgets consacrés à la programmation culturelle ».

En outre, puisque la stratégie culturelle de la France en Egypte, c’est d’abord l’Ambassadeur et parce que le Centre Culturel Français n’est qu’un outil au service de la présence française à Alexandrie et dans la région, sa directrice n’est autre que Madame la Consule Générale de France. Mais ce mode de fonctionnement n’est-il pas comme l’écrit Yves Dauge dans son rapport, une pesante machinerie qui se retourne contre la culture et la stérilise ? La diplomatie et la culture nous semble t-il n’ont pas les mêmes logiques et les mêmes objectifs. Paradoxalement La vitrine culturelle au pavillon national instaurée est plus du côté de la « propagande culturelle » que de celui de l’échange et du partage que tous brandissent comme l’objectif principal des centres culturels.

1

Rapport d’information sur les centres culturels français, sous la direction de Monsieur Yves Dauge_ Député_

enregistré à l’Assemblée nationale le 7 février 2001 (voir Annexe) .

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II. La programmation culturelle du Centre Culturel Français d’Alexandrie Introduction La programmation culturelle n’est-elle qu’une mise bout à bout d’événements hétéroclites ? C’est en tous cas ce que reflètent de nombreuses structures culturelles d’Alexandrie qui offrent de très nombreux événements, mais sans vraiment avoir de véritable pensée globale. En effet, le liant permettant de les rassembler ne devrait pas être le simple fait qu’ils sont proposés dans un même lieu. Qu’est-ce alors qu’une programmation et quels sont les dynamiques et les rythmes qui l’activent ? Autant de questions qui nous permettront de comprendre ce qu’est (ou ce que devrait être) l’essence même d’un centre culturel. Dans un premier temps, nous analyserons de manière globale la programmation du Centre Culturel Français. Nous nous aiderons pour cela de schémas qui nous permettront de comprendre les agencements des différentes catégories d’activités proposées. Nous examinerons ensuite cette programmation au regard de celles proposées par les autres structures culturelles d’Alexandrie. Ainsi, nous regarderons si des différences sont visibles et si certaines spécificités viennent donner une plus value aux propositions du Centre Culturel Français. Dans un deuxième temps, nous étudierons en détail, la manière dont est construite la programmation du Centre Culturel Français.

1. Etude de la programmation culturelle 1.1 La programmation culturelle du Centre Culturel Français L’analyse de l’Alexandrinoscope, le programme mensuel du Centre culturel Français, nous montre que le registre des activités proposées par le Centre est assez classique. Entendons par là, non la qualité des activités, mais le fait qu’elles appartiennent à des registres d’activités traditionnels et fréquemment utilisés dans les centres culturels. Nous en avons compté 10 qui sont : le cinéma, les exposition, le théâtre, la danse, la musique, les conférence, les rencontres-débat, les séminaires, le cirque et les lectures. Pour pouvoir

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mieux cerner cette programmation et en étudier plus justement son impact sur les différentes catégories de public, nous avons souhaité affiner un peu certaines disciplines en y distinguant certaines options. Ce chiffre augmente légèrement si nous affinons un peu certaines de nos catégories: cinéma fiction, cinéma documentaire, cinéma pour enfants, exposition, vernissage des expositions, théâtre, théâtre enfants, danse, musique traditionnelle, musique de variété, musique classique, conférence, rencontre-débat, séminaire, cirque, lecture et autre (dans laquelle sera regroupé le reste des activités).

Pour mieux comprendre la programmation du Centre Culturel Français, nous avons voulu en avoir une vision globale. Cela a plusieurs avantages : 1_ Le premier est de nous offrir en un seul schéma, une vision annuelle de la programmation. Cela permet aussi de distinguer la diversité des activités proposées et de saisir les rythmes et les fréquences des propositions. 2_ Le second nous permet de voir un peu mieux à quelles tranches d’âges s’adresse la programmation de manière générale puisque nous avons dans certaines disciplines distingué le public adulte du public jeune.

Afin de mieux comprendre la répartition mensuelle et annuelle des activités proposées par le Centre Culturel Français, nous avons utilisé ces 17 catégories pour classer l’ensemble des activités proposées dans la programmation depuis sur 4 ans. Pour se faire, nous avons utilisé les Alexandrinoscope des années 2002, 2003, 2004 et 2005. Une fois les activités classées, nous avons réalisé grâce à un logiciel de bureautique, des graphiques qui nous montrent en vue plongeante, la répartition mensuelle de ces activités année après année, et le nombre de fois où les activités d’une même catégorie ont été présentées durant ce mois. Nous présenterons donc ces graphiques et en ferons une analyse après. Nous commencerons par le graphique de l’année 2005 où, pour des raisons de commodité, nous avons ajouté les mois de janvier, février, mars et avril 2006 (mois durant lesquels nous avons effectué notre séjour au Centre Culturel). Viendront ensuite 2004, 2003 et enfin 2002.

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25

cinéma fiction cinéma documentaire cinéma enfants

20

Exposition Vernissage exposition Théâtre

15

Théâtre enfants Danse janvier

10

mars mai

5

juillet-août 0

Musique variété Musique classique Conférence Rencontre-débat autres Séminaire Cirque

Cirque

Avril Lecture

autres

Séminaire

Conférence

Rencontre-débat

Musique variété

février Musique classique

Danse

Lecture Musique traditionnelle

Théâtre

Théâtre enfants

Exposition

décembre Vernissage exposition

cinéma enfants

cinéma fiction

cinéma documentaire

octobre

Musique traditionnelle

Tableau n° 4 : Graphique présentant la programmation de l’année 2005 à laquelle s’ajoute les mois de janvier, février, mars et avril 2006.

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8

7

6

5

4

3

cinéma f ict ion

2

cinéma document aire cinéma enf ants Exposit ion 1

Vernissage exposit ion Théât re Théât re enf ant s

0

janvier

Danse M usique t radit ionnelle M usique variét é

mars

M usique classique mai

Conférence Rencont re-débat

juillet -août

autres Séminaire

oct obre

Cirque décembre

Lect ure

f évrier

Tableau n° 5 : Graphique présentant la programmation de l’année 2004.

9

8

7

6

5

4

3 cinéma f ict ion cinéma document aire

2

cinéma enf ants Exposit ion Vernissage exposit ion

1

Théât re Théât re enf ant s 0

janvier mars

Danse M usique t radit ionnelle M usique variét é M usique classique

mai juillet -août

Conférence Rencont re-débat autres

oct obre

Séminaire Cirque

décembre f évrier

Tableau n° 6 : Graphique présentant la programmation de l’année 2003.

35

Lect ure


12

10

8

6

4 cinéma f ict ion cinéma document aire cinéma enfants 2

Exposition Vernissage exposition Théât re Théât re enf ant s

0

janvier mars

Danse M usique t raditionnelle M usique variété M usique classique

mai juillet -août

Conf érence Rencontre-débat aut res

oct obre

Séminaire Cirque

décembre

Lect ure

f évrier

Tableau n° 7 : Graphique présentant la programmation de l’année 2002.

Ces tableaux nous montrent que certaines activités sont représentées de façon très importante par rapport aux autres. C’est le cas du cinéma de fiction et des rencontresdébat, mais aussi à moindre échelle, des concerts. Pour des raisons économiques et de facilité de mise en place sans doute, ces activités se retrouvent en très grand nombre dans la programmation et ce depuis toujours. C’est en moyenne une dizaine de films qui est projetée sur les écrans du Centre culturel chaque mois. Et parfois, cela peut dépasser les vingt films. C’est ce que nous montre le premier tableau, celui relatif à l’année 2005, qui nous présente un pic important en décembre 2005 dans la catégorie cinéma de fiction. Il y avait en effet à cette période les journées du film européen EuroCinéma Alexandria, organisées du 11 au 19 décembre 2005 au Centre Culturel Français.

Ce même premier graphique nous présente une programmation assez diversifiée. Elle balaye l’ensemble des activités même si certaines zones sont complètement déséquilibrées et que certaines activités_ notamment celles destinées aux plus jeunes_ sont souvent absentes ou très peu proposées : c’est le cas du théâtre pour enfants ou du cinéma pour enfants (Même si, comme le montre ce graphique de l’année 2005, la

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direction du Centre Culturel s’est aperçue de cette lacune et y remédie en proposant une séance de cinéma mensuelle pour les enfants).

Mais ces graphiques nous présentent aussi une chose très intéressante puisqu’ils nous offrent la possibilité de voir une modification dans les rythmes et les fréquences de la programmation suite à un changement de direction qui est intervenu à l’été 2004 (cf : tableau n° 4). Avant cette date le nombre de catégories présentées chaque mois varie entre 4 et 6 : beaucoup de cinéma, de musique (surtout classique) et de conférences. Mais progressivement, suite à l’arrivée de la nouvelle directrice-adjointe, nous voyons que la programmation se diversifie en étendant ses catégories. Viennent s’ajouter le cirque, la danse… Nous voyons là que la programmation est profondément liée à la personne qui la conçoit. Elle reflète effectivement beaucoup de sa personnalité.

Ainsi, lors de notre séjour à Alexandrie, étaient présentées au Centre Culturel Français, entre 10 et 12 catégories différentes chaque mois. Nous voyons que la musique classique perd un peu en quantité pour laisser place à la musique traditionnelle et de variété. Le nombre des conférences lui aussi diminue et laisse place aux rencontres-débats qui permettent un échange direct entre le conférencier et le public. Ce dialogue est en effet primordial pour la responsable culturelle du Centre. Il est à noter que chaque séance de cinéma est suivie d’une discussion d’environ 30 minutes à 1 heure. Jusqu’au mois de juin 2006, une jeune française habitant Alexandrie et qui avait une formation en cinéma animait le débat avec le public. Les discussions étaient d’une très grande richesse. C’est comme nous le rappelle Madame A. « le chemin d’ouverture et de discussion possible ». Les exemples qui suivent montrent pour trois films, le pourcentage de personnes qui restent pour les discussions (par rapport au nombre venu assister à la projection) et la répartition entre les sexes et les âges de ces personnes. Il est seulement à regretter qu’aujourd’hui il n’y ait plus personne pour animer vraiment le débat après les films. Cette tâche, faute de personnel est laissé au jeune homme égyptien qui fait la traduction. Ce qui était un véritable espace de rencontre et de débat s’est transformé en une suite de questions laissées à l’abandon et qui laisse un petit goût amer à tous à chaque fois.

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Film n° 1 : Une part du ciel, de Bénédicte Liénard, 2001. 20 17

18

18 6

16

5 5

14 12

0 à 30 ans

10

31 à 50 ans

8

7

51 à +

6

4 4 0 à 30 ans 3

31 à 50 ans 2

2 2

2

51 à +

2

3

4

2

2

0

1

1

2 0 0

1 0

0 0

0 0

0 0

0

0 Homme egyptien

Femme egyptienne

Homme étranger

Hommes égyptiens

Femme étrangère

Femmes égyptiennes

Hommes étrangers

femmes étrangères

Tableau n° 8 : Répartition des personnes présentes durant la projection (gauche) et des personnes restées pour les questions (droite).

Film n°2 : La fiancée syrienne de Eran Riklis, 2004 18

16

16

12

14

12

11

10

12 10

0 à 30 ans

9

8

0 à 30 ans

31 à 50 ans 8

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6

6

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5 4

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4

4

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0 0

0 0

0

0 Homme egyptien

Femme egyptienne

Homme étranger

Hommes égyptiens

Femme étrangère

Femmes égyptiennes

Hommes étrangers

femmes étrangères

Tableau n° 9 : Répartition des personnes présentes durant la projection (gauche) et des personnes restées pour les questions (droite).

Film n°3 : Femmes sans hommes de Youssef Chahine, 1953. 16

15 14

14

12

12

10

10 10

0 à 30 ans

8

31 à 50 ans 51 à +

6

8 0 à 30 ans 6 4

4 2 2

2

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2

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31 à 50 ans 3 2

2

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2 1 1 1

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0

0 0

0

0 Homme egyptien

Femme egyptienne

Homme étranger

Hommes égyptiens

Femme étrangère

Femmes égyptiennes

Hommes étrangers

femmes étrangères

Tableau n° 10 : Répartition des personnes présentes durant la projection (gauche) et des personnes restées pour les questions (droite).

Ces exemples nous montrent qu’une majorité des personnes qui viennent voir les projections cinéma du Centre Culturel restent après celles-ci pour discuter un peu du film avec les autres personnes présentes. Et bien que ce chiffre puisse être encore augmenté par l’amélioration du

38


dispositif_ et notamment en offrant une médiation de meilleure qualité_ il nous montre l’intérêt certain du public pour ce genre d’initiative. Plus que le film, il semble que le public vienne avant tout dialoguer et pouvoir échanger sa vision du monde comme le résultat des questionnaires le montre.

1.2 La programmation culturelle des autres lieux culturels à Alexandrie Comme nous l’avons rappelé plus haut, de nombreux lieux culturels ont ouvert ou ré ouvert depuis l’année 2002 qui à vu l’ouverture de la Bibliotheca Alexandrina. La programmation de ces structures est diverse et offre des événements souvent de très grande qualité. Aujourd’hui, comme nous le rappelle Jean-Yves Empereur_ depuis plus de trente ans à Alexandrie_ lors de notre entretien :

« L’animation culturelle est moins le fait des minorités ou des ambassades étrangères via leur centre culturel respectif. Mais je crois qu’il y a au moins autant de choix, si ce n’est plus et je j’allais dire des choix qui sont plus intéressant parce que c’est moins des représentations ambassadrices de chaque pays présents par ses consulats et ces centres culturels à Alexandrie que une vie culturelle plus large, plus variées grâce à ces centres égyptiens qui se sont développé en l’espace d’une génération ».

Concernant les particularités de chacun de ces endroits : Le Centre des arts est une institution qui dépend du Ministère de la Culture égyptien ; sa programmation est très nationale. L’Opéra Saïd Darwich, l’antenne alexandrine de l’Opéra du Caire a des moyens importants et présente souvent à Alexandrie les mêmes événements quelques jours après. Il peut s’agir de théâtre, de ballet, de danse ou de concert de musique classique ou appartenant au répertoire traditionnel. Concernant cet endroit, Madame A. nous le présente comme un lieu à la « Louis quatorzième ». En plus d’être un théâtre à l’italienne tout en moulure et dorure, il est surtout le seul endroit à Alexandrie où le code vestimentaire est imposé et qui ne laisse pas rentrer les hommes qui ne portent pas de cravate ! De fait, son public est assez restreint et touche une frange très précise de la population alexandrine.

39


A l’opposé, le centre culturel jésuite est le lieu dynamique de la ville comme le précise Madame A. : il est « le lieu phare où se rendent les jeunes, où il y a vraiment une belle dynamique, il y avait une belle pensée dans ce centre parce que Frère Fayez1, le directeur pendant plusieurs années a construit des choses avec des axes de formation des jeunes artistes, avec un respect des jeunes artistes. Il a vraiment fait progresser et les jeunes dans leur quête et leur solitude, et je pense les écritures artistiques ». Ce centre travaille beaucoup en s’appuyant sur la dynamique locale et permet à de nombreux artistes locaux de se produire ou de s’exposer comme le précise son responsable culturel, Monsieur Emad Mabrouk lors de notre entretien. « On [le Centre Jésuite] aide en permanence les jeunes qui travaillent dans la vie culturelle, soit dans la musique, soit dans le cinéma. A travers cela, on présente des fêtes pour des groupes qui viennent de commencer et qui n’ont pas trop d’argent ». Le Centre Jésuites développe beaucoup d’actions en partenariats avec les structures culturelles européennes_ et plus particulièrement le Centre Culturel Français_ pour diverses raisons que son responsable culturel nous précise :

« Je vais dire comment on conçoit la programmation d’abord. On conçoit la programmation de toute une saison, par exemple ou d’une année. Tous les mois on précise le thème de la programmation, mais on ne sait pas le contenu : soit de la poésie, soit de la musique. Donc la plupart du temps, le thème demande qu’il y ait un partenariat avec quelqu’un d’autre parce que cela aide dans beaucoup de choses. Si on parle de la musique par exemple, la manifestation la plus proche, c’est la fête de la musique. C’est une fête française, mais qui se passe tous les ans au Centre Jésuite. Donc la coopération avec le CCFA me donne beaucoup d’avantages ; par exemple s’il y a un groupe que je veux faire venir de la France, mais que je n’ai pas assez d’argent pour mettre en place cette activité, alors la coopération avec le Centre m’aide. Cela m’aide aussi d’une manière ou d’une autre à diversifier mon programme, car pour cette fête, ce ne sera pas un groupe égyptien, mais un groupe étranger ».

1

Directeur du Centre Culturel Jésuite jusqu’à son décès en 2005.

40


Nous voyons que cette coopération repose sur des raisons financières, mais aussi sur la possibilité de diversifier et d’enrichir sa programmation grâce à la venue d’artistes étrangers ; en d’autre terme, d’échanges. Dans cette même philosophie, la particularité de ce centre est qu’il organise de nombreux ateliers et notamment de formation : « …donc notre stratégie principale est de produire des ateliers avec des jeunes artistes d’Alexandrie ». Le Centre Jésuite est un endroit de monstration, mais un endroit de production aussi comme cela nous est précisé : « […] c’est de faire sortir toujours de nouvelles choses et ces nouvelles choses seront plus tard plus efficaces et plus effectives dans la société ; c’est cela notre stratégie d’une manière principale ». Nous voyons que ce dessein est très différent de ce retour sur investissement que nous avons vu un peu plus haut.

La Bibliotheca Alexandrina est l’endroit le plus spectaculaire de la ville. Sa programmation est très étendue et touche toutes les disciplines. Il suffit de regarder l’agenda culturel sur son site Internet pour s’en rendre compte. Mais de nombreuses critiques fusent concernant cette institution. Ainsi, Madame A. à qui nous demandions de nous parler des autres structures culturelles, nous en liste quelques uns et à la fin nous dit : « Qui d’autre ? La BA [Bibliotheca Alexandrina], alors on est une ville où il y a la BA […] en tous les cas, ce n’est pas là où se reconnaissent les jeunes de la ville, ni les jeunes créateurs ». Les propos sont mêmes plus durs un peu après : « Alors, c’est vrai que c’est une maison très particulière, […] je dirais pour moi : un supermarché de la culture. […] dans le sens pour le meilleur et pour le pire. […] je dirais souvent pour le pire. C'est-à-dire que ce n’est pas maîtrisé, il n’y a pas de pensée, de politique culturelle d’une part, d’autre part, ça communique si mal que il se passe beaucoup d’évènements en tout genre et en tous sens. […] Rien ne se tisse, rien ne se construit, rien ne se sédimente, on efface tout et on recommence tout ; tout le temps, à travers les différents lieux que ce soit le centre des conférences, que ce soit les lieux d’expo […] ».Il est des formes qui en effet ne peuvent se suffire à elle-même.

41


1.3 Existe-t-il des particularités dans la programmation culturelle du Centre Culturel Français L’étude des programmes del’Opéra Saïd Darwish, du Centre des arts, de la Bibliotheca Alexandrina, mais aussi des autres centres culturels européens nous montre la richesse de la programmation culturelle à Alexandrie. De nombreux spectacles de très grande qualité sont aujourd’hui présentés, durant toute l’année, dans cette ville. De nombreuses disciplines artistiques sont représentées et beaucoup d’événements ont une envergure internationale comme ceux présentés à la Bibliotheca Alexandrina ou à l’Opéra Saïd Darwich. Mais cette offre culturelle de plus en plus importante pose la question de la place occupée par le Centre Culturel Français. Quelle est en effet la pertinence du Centre et des activités culturelles qu’il propose dans ce contexte ? Bien que dans le domaine culturel il soit délicat de parler de concurrence_ et à plus forte raison dans les centres à l’étranger où les activités culturelles proposées sont entièrement gratuites_ il est intéressant de comprendre ce qui distingue le Centre Culturel Français des autres structures. Pour avoir une réponse à cette question, nous l’avons posée à plusieurs de ses responsables dont les réponses sont à peut près identiques : Aucun, au Caire comme à Alexandrie, ne pense pas faire quelque chose de très différent de ce que font les autres centres européens en terme de contenu. Tous sont d’accord par contre pour dire que le centre culturel français est le plus dynamique de tous. « Par rapport à nos autres collègues Européens, je ne pense pas que ce soit très différent, sauf qu’il y a quand même une intensité, je pense, une multiplication des opérations qui est sans doute importante du côté français. Par rapport aux organismes égyptiens, nous allons vers eux, c'est-à-dire nous leur faisons une proposition d’association, en général. » nous précise Monsieur C. Le Centre Culturel Français propose en effet une plus grande diversité d’activités que les autres structures, ainsi qu’un rythme plus soutenu comme le rappelle ce responsable. Il propose aux publics égyptiens de découvrir la culture dans toute sa diversité comme le précise Madame A. « Donc, en quoi on est différent. […] je pense qu’on est beaucoup plus ouvert que d’autres lieux, que pas mal d’autres lieux probablement, beaucoup plus ouvert, à savoir, je pense qu’on montre à la fois et la culture égyptienne, des bouts de culture égyptienne, des bouts de culture euro-méditerranéene, des bouts de culture

42


européenne, et des bouts de culture française. […] Je pense que l’on a cet éventail extrêmement ouvert sur la diversité réelle des cultures ». Elle précise un peu plus « Donc, je pense que cette multiplicité de propositions, on est beaucoup plus varié semble t-il qu’ailleurs et dans la proposition et dans les publics du coup, beaucoup plus multiculturel, me semble t-il. ».

Mais ce que le public a bien perçu, comme certains nous l’ont dit en entretien et à travers le questionnaire, c’est que la programmation, malgré la diversité d’activités proposées chaque mois, lui semble cohérente. L’impression d’avoir quelque chose de construit est perçu par le public qui fait le lien entre les différentes propositions. Entre le film projeté, la pièce de théâtre joué et la conférence donnée par exemple, le public y voit une construction cohérente et pensée. Et c’est cela qui distingue le Centre Français des autres.

Mais ce qui démarque aussi le Centre Culturel Français aux yeux du public, ce sont les stages de formation ou les séminaires qu’il organise. Ainsi, durant les trois mois que nous avons passés à Alexandrie, Pierre Fourny_ de la Compagnie Alis1_ a organisé un stage à destination d’une dizaine de jeunes comédiens, Nabil Boutros_ photographe_ a animé pendant une semaine un atelier pratique et théorique sur l’image. De plus et à une échelle plus importante, Karine Saporta2_ chorégraphe_ a conçu dans le cadre d’une résidence de plusieurs mois financée par l’AFAA, une création pour la compagnie de l’Opéra du Caire. Huit danseurs et danseuses ont participé à cette création. Ces formations rencontrent un très grand succès et sont très appréciées par le public comme de très nombreux questionnaires nous le disent. Dans presque tous les questionnaires rendus par les participants de l’atelier de Pierre Fourny, ils demandent que le Centre organise plus de stage, de formation, d’atelier. Tous nous disent la nécessité pour eux de ces rencontres. Ces rencontres sont encore assez peu nombreuses mais

1

La Compagnie Alis a été crée à Paris en 1982 par Pierre Fourny, rejoint en 1984 par Dominique Soria.

Aujourd’hui, le groupe Alis vit et travaille à Fère-en-Tardenois (Aisne/France). Site Internet. http://www.alisfr.com 2

Compagnie Karine Saporta. 104, avenue Ledru-Rollin. 75011 Paris. Site Internet. http://www.saporta-

danse.com

43


représentent sans doute la plus grande richesse du Centre Culturel Français, et ce pourquoi il se démarque aussi des autres lieux.

2. Comment se construit cette programmation culturelle 2.1 Comment se construit la programmation du Centre La programmation du Centre est à présent mensuelle, après avoir été durant de très nombreuses années bi-mensuelle. Pour Madame A., c’est très important car cela lui permet « de mieux s’y retrouver et d’explorer des thèmes divers et variés ». Bien que « Ce ne soit pas le résultat d’un savant calcul », elle nous précise : « Je sais que personnellement je trouve du sens, j’essaie de trouver du sens dans des constructions, par la construction de modules. Moi, je le sens comme ça. Peut-être que d’autres travaillent complètement autrement, mais moi, j’ai besoin d’un thème à explorer ». C’est essentiel car comme nous l’avons dit précédemment, le public apprécie ces constructions parce qu’elle font sens. Ces constructions ne sont pas évidente à réaliser car il faut assembler ensemble certaines formes qui parfois semblent bien éloignées. Mais l’enjeu est là comme le confirme Madame A. :

« Donc, sinon l’intention c’est d’essayer de pas être trop à côté de la plaque, de pas trop me tromper, mais parfois tu peux te risquer à quelque chose d’un peu plus pointu pour sonder aussi, parce qu’il faut bien avancer. Donc, la programmation, je pense qu’elle n’est pas concession, elle me semble […] sans concessions. Je ne voudrais surtout pas tirer vers le bas sous prétexte de faire venir des gens, surtout pas. C’est au contraire avoir envie de les attirer, comme je te disais, semer le doute, pour qu’ils puissent essayer d’avancer, semer le doute ou donner matière à discussion. Donc, l’intention, ce n’est pas grande intention que d’être dans cette cohérence, dans cette mouvance d’aller vers les gens qui sont ici et qui attendent de nous de la réflexion, de la gaieté, de l’attention, du respect.».

44


2.2 Les thèmes Cette programmation du mois se fait autour d’un thème parce que Madame A. nous dit trouver du sens dans les constructions de modules. Mais comme elle le précise aussi au sujet de ces thèmes « Il n’y a pas un listing de thèmes fermés, pas du tout. C’était d’abord se repérer par rapport où j’étais. Donc après, essayer de voir un peu des thèmes qui peuvent traverser le milieu égyptien ici et éventuellement la ville, en tous les cas, le pays, les gens, enfin leurs centres d’intérêts ou leurs centres de débats potentiels, on est quand même un espace de liberté ». Il y a donc dans le choix fait par cette responsable culturelle, une véritable recherche à essayer de faire se croiser les problèmatiques des deux pays. A titre d’exemple, voici la liste des thèmes de l’année 2005 qui nous montrent une grande diversité des propositions : Janvier 2005 :

(Sans thématique)

Février 2005 :

La vie quotidienne à Alexandrie

Mars 2005 :

F² (Féminin et francophonie)

Avril 2005 :

Courants d’art

Mai 2005 :

Le temps de vivre

Juin 2005 :

Musique

Juillet-Août 2005 :

Divers-cités

Septembre 2005 :

Crayon/gomme

Octobre 2005 :

Littératures

Novembre 2005 :

Portraits

Décembre 2005 :

Quand le rideau se lève…

Janvier 2006 :

Murs…Murs…

Février 2006 :

Passage

Mars 2006 :

Francophonie

Avril 2006 :

Villes et banlieues

Mai 2006 :

Mouvement

Concernant les thèmes qu’elle choisit pour construire sa programmation, Madame A. nous précise encore « Et après, c’est tirer parti, je dirais, que les thèmes peuvent naître du hasard, c'est-à-dire du hasard, du hasard imposé ». Mais ce même hasard fait partie intégrante de la conquête de la forme1. A noter qu’une fois le thème choisi, il faut pouvoir le développer dans des directions différentes qui puissent se répondre et se compléter. Madame A. complète ses propos « Donc, je dirais c’est la déclinaison de ce sujet, de ce 1

Jean-Michel Rey, in La forme en jeu (collectifs), éd Presse Universitaire de Vincennes, Saint-Denis, 1998. p 113

45


thème qui devient la préoccupation du mois et que l’on tord dans tous les sens d’une manière assez libre. » Nous sommes bien là dans la création d’une forme spécifique qui se reconstitue chaque mois dans sa singularité.

Conclusion En proposant des registres d’activités traditionnels, le Centre Français ne se distingue guère des autres structures culturelles d’Alexandrie. Cinéma, concert de musiques traditionnelles et conférences sont les activités les plus proposées. D’autant plus que, bien que proposant des activités de grande qualité, le Centre Culturel par manque de moyens financiers peut difficilement rivaliser avec des structures telles que la Bibliotheca Alexandrina ou l’Opéra qui accueillent en leurs murs, de prestigieux événements du monde entier. Mais la force de la programmation du Centre Français réside plutôt dans le sens qu’elle convoque aux yeux des publics. Contrairement à d’autres centres où rien ne se tisse, rien ne se construit, rien ne se sédimente le Centre Culturel Français, en plus de jouer la carte du contenu, travaille les liens et les relations entre les propositions. Sa responsable donne forme à son projet pour une meilleure réception. Ainsi, toutes les activités mensuelles proposées s’articulent autour d’un thème fédérateur qui permet à chacun de remettre en perspective ce qu’on lui présente et ainsi de s’y retrouver. Non seulement cela permet aux publics de ne pas se perdre, mais cela lui permet surtout de reconnaître une pensée qu’on lui présente et avec laquelle il va pouvoir dialoguer. En définitive, il s’agit pour lui de dépasser le spectacle pour commencer à rencontrer l’Autre. C’est effectivement lorsqu’il s’éloigne de l’événementiel et qu’il rejoint les préoccupations des publics que le Centre prend toute sa force et sa pertinence. C’est pour cela par exemple que les stages remportent un vif succès par l’aire d’échange qu’ils offrent.

46


III. La fréquentation des activités culturelles du Centre Culturel Introduction Les publics sont le fondement même de toute activité culturelle. Leur connaissance est la condition sine qua non à toute programmation. Et pourtant, il semble qu’aucun centre culturel à l’étranger n’ait commencé à mettre en place des études sérieuses à ce sujet. Alexandrie ne fait pas exception à la règle puisque effectivement, aucune donnée n’existe quant à la fréquentation par les publics des activités culturelles qu’il propose. Devant ce constat, nous avons essayé durant notre séjour à Alexandrie de développer des outils pour mieux comprendre ces publics et voir de quelle manière ils participent à la vie du Centre. Durant deux mois, nous avons observé le terrain chaque soir pour observer qui sont ces gens qui fréquentent le Centre, quelles sont leurs attentes, leurs motivations. D’autre part, en croisant ces informations avec celles récoltées grâce aux différents questionnaires1 que nous avons conçus, nous pouvons affiner nos analyses sur ces publics. Nous commencerons ce chapitre par une analyse de la fréquentation générale du Centre Culturel Français. Puis, en nous appuyant sur les informations collectées lors de nos observations, nous montrerons la répartition de ces publics : répartition selon le sexe, selon l’âge. Après avoir considéré ce premier aspect, nous regarderons les motivations et les attentes des différentes communautés qui composent les publics du Centre Culturel, pour voir s’il existe des affinités ou non. Ainsi, nous pourrons constater si, réellement, comme c’est le souhait de tous les responsables, Egyptiens et Français se rencontrent ou si chacune d’elle reste bien éloignée l’une de l’autre.

Le questionnaire Afin de mieux comprendre qui étaient les publics du Centre Culturel Français, nous avons conçu un questionnaire qui comporte 31 questions. Les variables ont été choisies pour vérifier plusieurs hypothèses concernant : _ Le site physique et l’attachement des publics à celui-ci (attachement psychologique et symbolique) _ Les propositions du Centre : contenus, médias utilisés et leurs réceptions 1

Voir Annexe

47


_ La réception des ces propositions et la qualité de l’Expérience vécue : la forme et l’intensité de cette Expérience

Aucune autre étude n’ayant été menée précédemment, nous ne disposions d’aucun élément sur les échantillons représentatifs des publics du Centre. Pour cela nous avons préféré toucher par ce questionnaire un maximum de personnes. Pour cela, nous avons déposé les questionnaires dans trois endroits à fort passage : l’accueil, la médiathèque et l’entrée de la salle de spectacle. Plusieurs centaines de questionnaires ont été déposés dans les deux langues, l’arabe et le français. Entre le moment où se questionnaire où nous avons conçu ce questionnaire et notre départ, un mois s’est écoulé. Durant cette période, nous avons réceptionné 197 questionnaires. C’est sur cette base qu’ont été effectuées nos statistiques. Conscients que les résultats obtenus ne sont pas représentatifs de la réalité, ils permettent néanmoins de baliser le chemin pour une meilleure compréhension des publics. Nous espérons que d’autres enquêtes effectuées sur le plus long terme viendront étayer les informations que nous avons recueillies.

1. La fréquentation des activités culturelles du Centre Culturel 1.1 Etude de la fréquentation générale des activités culturelles Pour mieux étudier la fréquentation des activités culturelles du Centre, nous avons adopté la méthode de l’observation directe. Ainsi, pendant deux mois, chaque soir entre 18h30 et 19h00 (les activités au Centre Culturel commençant à 19h00) nous nous sommes postés près de l’entrée de la salle de spectacle pour compter les publics. Pour cela, une grille très simple a été réalisée et permet d’inscrire le nombre de personnes présentes. Pour affiner un peu plus notre connaissance de ces publics, la grille permet, grâce à un système de champs croisés, d’indiquer si la personne était un homme ou une femme, un égyptien ou un français (Leur nombre étant infime, seront comptabilisés dans cette catégorie les quelques autres étrangers qui fréquentent les activités).

48


Hommes

Hommes

Femmes

égyptiens

Femmes

1

égyptiennes

françaises

Français

0-30

31-50

51 et

0-30

31-50

51 et

0-30

31-50

51 et

0-30

31-50

51 et

ans

ans

plus

ans

ans

plus

ans

ans

plus

ans

ans

plus

Tableau n° 11 : Grille utilisée pour le comptage des publics

Les chiffres de fréquentation, durant notre période d’observation, varient de 6 personnes (venues, paradoxalement, écouter les deux chercheurs du Cédej2 présenter leur travail sur le recensement en Egypte) à 262 personnes (pour le concert de chansons françaises données par Mireille Banoub et les Compagnons). Durant les deux mois pendant durant lesquels nous avons fait ces observations, ce sont ainsi 1849 personnes qui sont venues assister aux représentations proposées par le Centre Culturel Français, toutes activités confondues : cinéma, théâtre, conte, conférence. Concernant ce chiffre global, il est important de préciser qu’il s’agit du nombre total de visites. Nous ne distinguons pas les personnes venues une seule fois de celles qui viennent plusieurs fois. Lorsque nous prenons l’ensemble des chiffres de fréquentation des mois de mars et avril et que nous en faisons la moyenne, le résultat est de 61. Donc, si nous reprenons les informations données par les chercheurs du Cédej afin de mettre nos résultats en perspective, nous constatons que sur une population d’environ 3,5 millions d’habitants que compte Alexandrie aujourd’hui, le Centre culturel Français touche, à chacune des activités qu’il organise, environ 61 personnes.

Les difficultés pour faire venir les publics sont connues. Emad Mabrouk, le responsable du Centre Jésuite nous dit en parlant de l’offre multiple que l’on trouve aujourd’hui à Alexandrie : « Il y a une diversité. Ce n’est pas quelque chose de mauvais, mais le public à Alexandrie, n’est pas encore près pour regarder plusieurs endroits qui présentent plusieurs

1

Dans ce champ Hommes français sont aussi comptabilisés les hommes d’autres nationalités qui seraient

éventuellement venu. Le nombre de ces derniers étant trop faibles, nous n’avons pas crée un champ spécial. Il en va de même pour le champ Femmes françaises qui comprend les autres femmes étrangères éventuellement venues. 2

Centre d’Etudes

49


choses. Cela à besoin d’encore du temps pour que les gens puisse accepter l’idée qu’il ont beaucoup de choix ». Madame B. nous précise « ici, c’est vrai que c’est beaucoup plus difficile parce qu’à priori, le public ne s’adresse pas…sauf un petit cercle, les habitués ou les gens qui pour un motif particulier souhaitent avoir accès à la culture étrangères et française en particulier, c’est assez difficile de capter l’attention des gens ». Elle ajoute « Et c’est je crois l’un des enjeux majeurs de notre réussite ici, c’est d’aller à la rencontre des publics et d’attirer les publics ». Le Centre Culturel Français, malgré la qualité de sa programmation, a les mêmes problèmes que les autres structures à remplir sa salle de spectacle. Nous observons en effet une faible fréquentation de ses activités.

L’une des raisons de cela peut être à chercher du côté de la communication, qui selon notre expertise est à repenser entièrement. Une charte graphique commune a été créée par le CFCC du Caire et le Centre Culturel Français d’Alexandrie a l’obligation de l’appliquer sur tous ces documents de communication. Cette charte, assez austère et rigide offre une certaines cohérence à l’ensemble des documents de communication édités par les services de l’ambassade de France : Ambassade, Centres Culturels du Caire, d’Héliopolis et d’Alexandrie. Malheureusement, ce graphisme n’offre pas beaucoup de souplesse et tous les événements sont annoncés d’une façon identique, quels que soient les publics destinataires. De plus, tous les dépliants, affiches et autres supports d’annonces sont faits en interne. Mais personne n’ayant de véritables compétences en ce domaine, les documents de communication du centre culturel ne se distinguent nullement des autres structures qui elles aussi utilisent un graphisme pauvre, répétitif et aux couleurs ternes comme nous le dit Emad Mabrouk lors de notre entretien

1.2 La répartition entre les deux sexes dans la fréquentation des activités culturelles du Centre Culturel Notre observation a montré que durant les deux mois durant lesquels nous avons compté les publics, 1110 hommes égyptiens sont venus aux activités culturelles proposées par le Centre Français contre 539 femmes égyptiennes. Nous voyons que les deux tiers du

50


public participant aux activités culturelles du Centre Culturel Français sont masculins. En ce qui concerne le public étranger cette fois, les résultats sont : 77 hommes et 123 femmes. La tendance est inverse. Nous avons voulu savoir la distinction de fréquentation Hommes/Femmes au regard des différentes activités proposées1, et nous en avons sorti les chiffres suivants :

Hommes égyptiens 418 cinéma 411 Concert 320 Conférence 11 Théâtre 40 Danse

Femmes égyptiens 124 290 87 6 32

Hommes français 35 16 17 2 7

Femmes françaises 44 26 30 7 16

Tableau n° 12 : Distinction Hommes/Femmes en fonction des classes d’activités

A travers ces résultats, nous voyons qu’en ce qui concerne le cinéma, c’est une écrasante majorité d’hommes qui fréquentent les séances : environ ¾ d’hommes pour ¼ de femmes. Ce rapport est identique en ce qui concerne les conférences où trois personnes sur quatre sont des hommes. Un des arguments justifiant cela et qui est souvent utilisé est qu’à partir d’une certaine heure, il est difficile pour les filles de sortir sans voir se braquer sur elles, les mille yeux de la suspicion d’un voisinage sans cesse aux aguets. Bien que cet argument soit en parti vrai, il est intéressant de voir qu’en ce qui concerne les concerts, et bien que les hommes soient plus nombreux, on voit que les femmes se déplacent plus facilement (et nos observations montrent que ce sont surtout les jeunes femmes). Les femmes peuvent sans doute sortir plus facilement qu’on ne le pense. D’ailleurs, une simple sortie nocturne sur la corniche, dans les cafés « branchés » ou dans les rues commerçantes nous en offre chaque jour la preuve. Néanmoins aujourd’hui, nous remarquons que très peu de femmes viennent aux activités proposées par le Centre Culturel Français. Il y a sans doute là quelque réflexion à avoir pour tenter de remédier à cet état de fait.

1

Nous avons considéré pour cela uniquement le cinéma, les conférences et les concerts, car durant notre séjour

au Centre Culturel Français d’Alexandrie, le théâtre et la danse n’ont pas été présentés en quantité suffisante pour que l’on puisse en sortir des résultats représentatifs.

51


1.3 La répartition entre les différentes classes d’âge dans la fréquentation des activités culturelles du Centre Culturel La grille d’analyse que nous avons mise en place pour mieux comprendre qui venait aux activités culturelles proposées par le Centre Culturel, nous a permit aussi de noter l’âge des personnes présentes. Pour cela, nous avons divisé cette grille en trois classes d’âge: de 0 à 30 ans ; de 31 à 50 ans ; et 51 et plus en nous inspirant des données démographiques connues. Durant les deux mois d’observation nous avons constaté, concernant les publics égyptiens que : 837 personnes ont de 0 à 30 ans ; 375 personnes de 31 à 50 et 437 personnes ont 51 ans et plus. Concernant les français : 149 personnes ont de 0 à 30 ans ; 23 personnes de 31 à 50 et 28 personnes ont 51 ans et plus. Ces chiffres semblent montrer un certain équilibre entre le public jeune et le public plus âgé qui fréquente les activités culturelles du Centre. Néanmoins, afin de rendre ces chiffres de fréquentation les plus objectifs possibles, nous devons préciser que deux concerts de musique de variété, dont le style s’adresse plutôt à un public jeune (le groupe de rock Mascara et le groupe de rock Chromatics) comptabilisent à eux deux, le tiers du public des moins de trente ans venu assister aux activités du Centre durant les mois de mars et avril. Comme le précise en effet Jean-Yves Empereur « il est clair que dès que l’on parle de chansons ou de musique, alors là on fait salle comble ! Salle comble avec une moyenne d’âge qui est de l’ordre du tiers, voir du quart de celui que l’on voit lorsqu’il y a des conférences traditionnelles ». Nous présenterons donc deux tableaux pour montrer les différentes classes d’âge des personnes qui fréquentent les activités du Centre Culturel Français. Le premier présente les résultats globaux et le second tableau ces mêmes chiffres mais auxquels nous avons soustrait les chiffres de fréquentation des deux concerts dont nous venons de parler.

Hommes

Femmes

Hommes

Femmes

égyptiens

égyptiennes

étrangers

étrangères

0-30

31-50

51 et

0-30

31-50

51 et

0-30

31-50

51 et

0-30

31-50

51 et

ans

ans

plus

ans

ans

plus

ans

ans

plus

ans

ans

plus

481

264

365

356

111

72

59

9

9

90

14

19

Tableau n° 13 : Résultats globaux de la fréquentation répartis suivant le sexe et l’âge

52


Hommes

Femmes

Hommes

Femmes

égyptiens

égyptiennes

étrangers

étrangères

0-30

31-50

51 et

0-30

31-50

51 et

0-30

31-50

51 et

0-30

31-50

51 et

ans

ans

plus

ans

ans

plus

ans

ans

plus

ans

ans

plus

318

251

356

250

104

70

50

9

9

77

13

19

Tableau n° 14 : Résultats globaux de la fréquentation répartis suivant le sexe et l’âge, moins les chiffres des deux concerts

Les responsables culturels du Centre ont conscience de l’importance d’une population jeune à Alexandrie. C’est ce que nous rappelle Monsieur C. « Le contexte culturel égyptien se traduit par, je crois, d’abord la prédominance d’un public jeune parce que c’est un pays où il y a une grande majorité de jeunes entre 15 et 35 ans ». Tous s’accordent à dire qu’il faut s’adresser aux publics jeunes ; Monsieur C. d’ailleurs tient à nous préciser « Nous nous adressons en priorité à un public jeune francophone ou non francophone ». Dans des propos un peu plus nuancés et sans doute plus proches de la réalité, Madame B. évoque lors de notre entretien, ses préoccupations quant à la participation de ces publics jeunes : « Je crois que si l’on veut vraiment se développer, il faut qu’on ait un socle et je crois que ce socle, c’est ce public jeune ; Je crois beaucoup au public jeune de la médiathèque, le public jeune des spectacles qu’on monte, de cinéma ou autre, les publics jeunes des écoles, les publics jeunes des universités… ». Ce public est une nécessité pour le Centre Culturel Français. Mais effectivement, comme nous le montre le résultat de nos observations, ce public jeune fréquente très peu le centre culturel, sauf pour quelques activités spécifiques qui sont plus proches de leurs préoccupations. Ce n’est pas autre chose que nous dit Madame A en tenant ces propos: « L’objectif c’est vraiment portes ouvertes et faire venir de plus en plus de monde. Et de plus en plus de monde, des jeunes. Parce que je veux dire les centres culturels en général, enfin, j’ai cru comprendre ici, moi, le premier choc ici c’est quand je suis montée dans la salle de conférence qu’y avait la dame au tricot » Rentre en scène en effet Marguerite_ la femme au tricot_ une « figure » du Centre Culturel Français. On nous raconte (et nous observons) que depuis des années, Marguerite un petit bout de femme décharnée, sans âge, toute en articulations noueuses

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vient s’asseoir sur l’un des fauteuil en skaï noir placé dans le hall du Centre et passe là des heures à tricoter. Elle ne participe que très rarement au activités proposées mais, comme cela nous a été donné de constater, elle ne rate jamais un vernissage ou une collation proposés par le Centre Culturel ou le Consulat Général de France. C’est dans ces moments là que son petit Tupperware transparent, qu’elle sort de son cabas lui aussi sans âge, vient se nourrir de toutes les bonnes choses offertes. Loin d’être anecdotique, cet exemple nous montre que le Centre Culturel Français d’Alexandrie est fréquenté majoritairement par une population âgée sauf à de rares exceptions. C’est un paradoxe puisque tous les responsables nous disent que les jeunes sont la « cible » principale du centre. Faut-il y voir là un échec, sans doute. Mais dans tous les cas, des raisons de s’inquiéter, c’est évident !

2. La synergie entre les publics égyptiens et les publics français (ou étranger) au Centre culturel 2.1 La connaissance du personnel du Centre Culturel par le public égyptien A cette question posée dans le questionnaire que nous avons conçu à destination des publics du centre : « Connaissez-vous le personnel des différents services du Centre Culturel ? » Nous nous apercevons que le public a une faible connaissance des gens qui chaque jour travaillent ici. Et que, si nous enlevons les personnels de service, ce sont les gens du secteur culturel qui sont les moins connus par les publics égyptiens du centre. Le public français, quant à lui, a une bonne connaissance en général du personnel des différents services. Il faut sans doute y voir là le résultat des relations qui se tissent entre les personnes d’une même communauté lorsqu’ils se retrouvent à l’étranger.

Accueil

Médiathèque

Service

Culturel

Educatif

Cafétéria

des Cours

49,2 %

42,1 %

43,6 %

Personnel de service

37,5 %

59,2 %

54 %

Tableau n° 15 : Connaissance par le public égyptien du personnel du Centre par service

54

25 %


Accueil

Médiathèque

Service

Culturel

Educatif

Cafétéria

des Cours

50,8 %

57,9 %

56,4 %

Personnel de service

62,5 %

40,8 %

46 %

75 %

Tableau n° 16 : Connaissance par le public français du personnel du Centre par service

Les publics égyptiens ne connaissent donc pas vraiment le personnel du Centre et plus particulièrement le personnel français. Il n’y a donc pas véritablement de relation entre eux_ et plus particulièrement dans le secteur culturel_ à de rares exceptions prêts.

2.2 Les motivations des publics égyptiens et français En croisant les informations que nous avons tirées de nos observations avec celles révélées par les questionnaires, nous nous apercevons que les publics égyptiens et français (ou étrangers) ne viennent pas au Centre pour les même raisons. Une question posée dans le questionnaire est la suivante : « Pour quelles raisons venezvous au Centre Culturel Français ? ». Toujours en distinguant les publics égyptiens des publics français, les résultats obtenus nous présentent des choses très intéressantes aux regards des réponses qui étaient proposées : Pour le public égyptien : Découvrir des choses inconnues autrement

56 %

Combler des moments de solitudes

59,1 %

Mieux comprendre le monde qui m’entoure

61,2 %

Voir la vie d’autres gens

65,3 %

M’aider à parler et échanger avec mon entourage

38,6 %

Me permettre de passer des moments en famille

64,6 %

Voir des personnes célèbres

52 %

Tableau n° 17 : Raisons des visites au Centre par le public égyptien.

55


Pour le public français : Découvrir des choses inconnues autrement

44 %

Combler des moments de solitudes

40,9 %

Mieux comprendre le monde qui m’entoure

38,8 %

Voir la vie d’autres gens

34,7 %

M’aider à parler et échanger avec mon entourage

61,4 %

Me permettre de passer des moments en famille

35,4 %

Voir des personnes célèbres

48 %

Tableau n°18 : Raisons des visites au Centre par le public français.

Plus de 56 % du public égyptien vient au Centre pour découvrir des choses inconnues autrement et 61,2 % afin de mieux comprendre le monde qui les entoure. Le Centre est donc pour eux avant tout : source de connaissance et d’émotion. Dans cet espace que 63 % des égyptiens interrogés considèrent comme un endroit de liberté, c’est à presque 57 % qu’ils répondent à la question : « pour vous que représente le Centre Culturel Français ?» par : un endroit d’échange. Pour le public égyptien, venir au Centre Culturel Français représente surtout un moment de sortie (76,4 %) et de rencontre (66 %). Pour le public français, c’est surtout un moyen qui permettra de parler et d’échanger avec son entourage. Les réponses à cette même question nous présentent des choses très intéressantes quant à la vision qu’égyptiens et français ont du Centre Culturel : Pour le public égyptien : Un endroit d’échange

57 %

Un espace de liberté

63 %

Un lieu de convivialité

52,3 %

Un endroit de sorties

23,6 %

Un lieu de savoir

55,2 %

Un espace de rencontres

34 %

Un lieu de diffusion de valeurs qui me sont chères

39,4 %

Tableau n° 19 : Raisons des visites au Centre par le public égyptien.

56


Pour le public français : Un endroit d’échange

43 %

Un espace de liberté

37 %

Un lieu de convivialité

47,7 %

Un endroit de sorties

76,4 %

Un lieu de savoir

44,8 %

Un espace de rencontres

66 %

Un lieu de diffusion de valeurs qui me sont chères

60,6 %

Tableau n° 20 : Raisons des visites au Centre par le public français.

Nous voyons par ces résultats que pour le public français, venir au Centre Culturel est avant tout une sortie (76,4 %) alors que pour les égyptiens ce n’est absolument pas le cas (23,6 %). Pour une écrasante majorité d’entre eux, venir au Centre n’est pas une sortie ! Cette réponse est extrêmement intéressante car elle nous révèle sans doute une différence quant à l’appréhension de la culture et à ce que l’on attend d’elle. Pour les publics français, venir au Centre Culturel est avant tout venir voir des événements culturels. Il s’y rend avant tout pour consommer de la culture et pouvoir, par la suite en discuter (parler et échanger avec mon entourage).

Même au sein des différentes activités proposées, les attentes sont différentes. Monsieur D. fait le constat de cette différence qui débouchent au final sur un public qui a du mal à se mélanger : « C’est plutôt un public égyptien qui vient au centre […] Pour les conférences, c’est mélangé, ça dépend des sujets de conférence ; pour les pièces de théâtre, on va surtout avoir un public français ». Madame A. quant à elle nous précise dans un autre entretien « Donc le constat c’est que finalement le public est assez segmenté ». N’y aurait-il pas de terrain d’entente commun ? C’est l’un des paradoxes qui jaillit à l’étude des réponses au questionnaire. Pour le public égyptien en effet, le Centre Culturel Français « représente » un lieu d’échange, mais ne l’est pas vraiment. Et plus encore, ils ne le vivent pas ainsi! Et que dire encore du public français qui vient au Centre Culturel pour « rencontrer » l’Autre, mais qui finalement ne « rencontre » presque jamais cet Autre !

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De même il est troublant de constater que pour les « rencontres » programmées_ ce que le Centre Culturel appelle les rencontres-débat_ très peu de gens viennent au final. Nous émettrons l’hypothèse que cette forme de rencontre dont il est question dans l’expérience culturelle ne peut pas se programmer ou pas de cette façon ! Il serait intéressant d’en voir alors les modalités d’application.

3. La fidélité du public au Centre Culturel Un public fidèle, mais pas attaché Désirant faire ressortir le lien symbolique qui unit le public au Centre Culturel Français, nous avons posé cette question : « Concernant votre relation au Centre Culturel Français, vous êtes ? ». Grâce à notre règle d’évaluation d’intensité, les personnes interrogées précisaient la force de cette relation à partir de trois réponses : fidèle, attaché, indifférent. Les réponses montrent que bien que le public français et le public égyptien se disent fidèle au Centre (respectivement 47,8 % et 52,2 %), le public français y est plus attaché que le public égyptien (57,1 % contre 42,9 %). Et lorsqu’on leur demande s’ils sont indifférents au Centre, c’est presque 77 % du public français qui répond par l’affirmative et contre seulement 20 % du public égyptien qui se dit indifférent à ce lieu culturel. Contrairement à la communauté française que le centre laissera, pour presque 8 personnes sur 10, complètement indifférent, les égyptiens ne seront que 2 sur 10. Assez fidèle au Centre Culturel_ pas attaché mais loin d’être indifférent à ce qu’il s’y passe et à ce qu’il représente_ il nous semble que le public égyptien attend beaucoup de celui-ci, mais que cette institution a du mal à lui offrir ce qu’il attend. En tout cas reste le fait que la plus grandes parties des attentes du public égyptien ne trouvent pas vraiment de réponse aujourd’hui. En tout cas, cela nous semble proche de ce que brosse Yves Dauge dans son rapport et notamment lorsqu’il dit que : « Il existe actuellement un besoin de contacts et de rencontres qui ne soient pas virtuels, d’un lieu d’échanges avec le public ». En tout cas ces résultats amènent à réfléchir sérieusement sur les destinataires des activités culturelles proposées par le Centre Culturel et de quelle façon nous pourrions mettre en adéquation leurs l’institution avec les attentes des publics.

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Conclusion Dans cette Alexandrie qui se redécouvre une vie culturelle depuis longtemps oubliée, la fréquentation des centres culturels n’est pas évidente. D’une part, du côté des publics, les habitudes sont à réapprendre parce que cette ville est malheureusement restée longtemps en état de léthargie et d’autre part, du côté des structures culturelles, un énorme effort est à faire pour comprendre les attentes de ceux sans qui aucune structure culturelle n’a de raison d’être! (Cette évidence est malheureusement trop souvent oubliée). La population de cette ville a complètement changé du fait de son Histoire politique et économique. C’est un paramètre à prendre en compte dans la construction de la programmation. Nous sommes loin en effet de ce public aisé, très cultivé qu’il y avait à Alexandrie, il y a quelques décennies, durant ce que l’on nomme la période cosmopolite et dont beaucoup sont nostalgiques encore aujourd’hui (souvent même sans l’avoir connue) Faut-il y voir là une cause de la désertification des structures culturelles à Alexandrie et du Centre Français en particulier ?.

Donc, de manière générale, le public est le grand absent du Centre! C’est un autre paradoxe de ce lieu ! La fréquentation des activités culturelles en effet, par rapport à la taille de cette ville est bien faible. Doit-on rappeler qu’en moyenne 61 personnes sur 3,5 millions d’habitants se déplacent pour venir assister aux événements du Centre ? En complément d’une étude approfondie des publics sur le long terme, il faudrait mettre en place un véritable plan de communication afin de rendre visibles les activités et faire venir les publics.

Les jeunes, que tous se donnent comme mission d’attirer mais dont personne ne prend vraiment le temps d’en écouter les envies et d’en comprendre les attentes, sont, eux aussi, les grands absents. Devant l’âge avancé des publics actuels que tous ici constatent, il est urgent de réagir en tentant de trouver de nouvelles formes de propositions pour attirer au Centre Culturel, ces publics plus jeunes qui constituent la majeure partie de la population égyptienne. La responsable de la programmation a pu nous offrir de beaux exemples de ces réussites. Là encore, une véritable étude serait bénéfique à cette connaissance parce que ce chemin d’accès à la jeunesse dont tous les responsables rêvent de découvrir, est plutôt à construire.

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Le public féminin, dont bien évidemment une large part appartient aussi à ce public jeune, s’ajoute lui aussi à la longue liste des absents des activités culturelles du Centre Français. Les raisons sociales invoquées par beaucoup ne doivent pas être le prétexte à ne rien tenter pour attirer plus de femmes et de jeunes femmes aux activités. Sans compter que dans ce pays au fort taux de natalité, une programmation qui n’est pas à destination des enfants, à très peu de chance d’attirer les mamans pour une première venue.

Public vieillissant, absence des femmes, des jeunes. Le bilan n’est pas vraiment aux réjouissances. Mais que dire de cet ultime paradoxe qui fait que les publics égyptiens et français ne se rencontrent pas ? Les motivations ne sont pas les mêmes, les attentes non plus. Et si dans les centres culturels il y avait, comme nous nous proposons de le faire dans la suite de ce travail, nécessité de repenser les projets culturels des Centres ?

Conclusion Partie 1. Il faut repenser la notion de projet culturel dans les centres culturels S’il est vrai, comme nous le rappelle Monsieur C. que « nous sommes dans des pays où le rapport personnel, le dialogue personnel, le contact humain, voire la chaleur des relations sont très importantes », les résultats du questionnaire montrent que malheureusement les égyptiens ne sont pas attachés au Centre bien qu’ils y soient fidèles. Pour eux, cet endroit n’est en rien convivial. Sans doute attendent-ils de cet espace autre chose qu’un simple endroit de monstration qui n’aurait comme unique fonction que de présenter la culture française. Il est primordial de remettre la relation humaine au cœur du dispositif pour ne plus considérer les publics des centres culturels comme de simples réceptacles passifs à l’intérieur desquels tout pourrait être versés à partir du moment où l’origine géographique est la France. Il nous semble impératif dans un premier temps de changer notre façon de travailler dans les centres culturels français. Madame A. nous dit à ce propos « on avait toujours un regard prétentieux, un regard vertical, et on l’a toujours, désolé, on l’a toujours, et moi, ça me trouble » Changer ce regard vertical c’est, nous semble t-il, transformer en actes concrets certaines remarques indiquées dans les différents rapports parlementaires et notamment en terme d’échange et de partage. Le rôle essentiel des centres culturels n’est-

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il pas de privilégier le dialogue et les rencontres ? Nos observations et les réponses à notre questionnaire nous prouvent que ce n’est pas le cas aujourd’hui ! Il nous semble que la stratégie adoptée par la France dans ses centres à l’étranger dessert ses objectifs. Se tromperait-elle alors de stratégie dans sa politique culturelle à l’étranger? Dans tous les cas, nous voyons qu’il y a un décalage certain entre le discours prononcé, les ambitions des responsables et les actions développées sur le terrain.

Nous sommes conscients que dans le temps qui nous était imparti notre travail n’est qu’un survol de la situation et qu’il ne peut prétendre à l’exhaustivité. Une étude beaucoup plus longue serait nécessaire pour améliorer plus encore nos connaissances. Néanmoins, le croisement de nos observations, des questionnaires réalisés et des entretiens que nous avons eu avec les acteurs culturels alexandrins et les publics, nous permet d’affirmer que le Centre Culturel Français d’Alexandrie a l’obligation d’évoluer vers un espace de rencontres véritables s’il veut servir ses objectifs. Comme le rappellent les deux rapports d’information sur les centres culturels français à l’étranger_ rapport Yves Dauge et rapport Louis Duvernois_ de nombreux problèmes structurels empêchent les centres de fonctionner correctement. Le manque d’autonomie des directeurs de centre est le principal problème évoqué. Il nous est rappelé dans ces documents que les Directeurs de centre ne doivent en aucun cas être les collaborateurs du Conseiller Culturel comme ce dernier est celui de l’Ambassadeur. Une plus grande autonomie est indispensable pour les Directeurs. La situation actuelle à Alexandrie, comme dans de nombreux autres Centres Français dans le monde, est que le poste de direction est confié à un agent du Corps diplomatique : sur Alexandrie, il s’agit de Madame la Consule Générale de France. Nous avons pu constater que la situation est très difficile au quotidien car nous sommes exactement dans la configuration critiquée dans le rapport Yves Dauge :

« Cette autonomie nous semble à la fois une question de fond, celle de la liberté qui doit présider à la mise en place de toute action culturelle, et une condition de procédure importante pour l’efficacité de cette action. Il existe deux visions de l’avenir des centres culturels : les transformer en centre de sécurités sociales de la culture française qui distribuerait des prestations quantifiées et calibrées ou

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au contraire en faire des lieux d’innovation et d’indépendance, à l’image de ces qualités qui, à l’étranger, vous font tomber amoureux de la culture française ».

Cela nous est clairement rappelé par Madame A. lors de notre entretien « C’est que j’ai besoin de pouvoir avoir une marge de manœuvre où je me sens une liberté de mouvement! » et de préciser « La machine est très contraignante et très rigide, très, très rigide » avant d’ajouter « La question que je pose d’ailleurs, c’est est-ce que l’administration sert le projet culturel, où est-ce que le projet culturel sert l’administration ? Et je crains fort que nous soyons dans le deuxième cas de figure, ce qui est parfaitement maladif. C’est cancérigène ça ! […] C’est beaucoup trop lourd ». Ces propos confirment malheureusement la nécessité de réformer ce que Yves Dauge nomme dans son rapport la « pesante machinerie qui se retourne parfois contre la culture et la stérilise » Il précise que notre diplomatie culturelle « ne doit pas être conçue_ avec parfois une fierté ou arrogance bien dangereuse_ comme une projection de la culture française dans un espace supposé vierge mais comme une multiplication des occasions de rencontres et de création entre d’une part la culture française et d’autre part une culture étrangère qu’il convient de connaître, et reconnaître, à part entière ». Nos observations montrent que sur place, nous sommes bien loin de cela. Doit-on expliciter l’objectif initial rappelé par les responsables en charge de la politique culturelle française et qui est : diffuser l’image de la France et de la culture française ? Madame A. nous dit en parlant du système très contraignant dans lequel elle travaille « […] C’est inadmissible, c’est i-nad-mi-ssible ! D’accord ! c’est inadmissible ! », avant de rajouter « Les pions se jouent sur un damier politique, de plan de carrière, voilà c’est tout. Donc si vous voulez, votre petit projet, […] votre cohérence recherchée ou le groupe que vous défendez, c’est hors sujet !». Une des solutions envisagées dans ce rapport parlementaire consiste à maintenir les centres à une distance pertinente du dispositif officiel de représentation de la France. C’est en effet cette distance qui autorise et conditionne les indispensable prises de risque de toute action culturelle comme il est précisé dans ce même rapport. La structure des centres est donc à repenser entièrement. Mais, de façon plus large, c’est la stratégie dans son ensemble qui est à revoir nous semble t-il.

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Cette stratégie d’influence adoptée par le gouvernement sert peut-être en effet la diplomatie française, mais en ce qui concerne ses prétentions en matière culturelle, c’est l’inverse qui se produit. Nous ne pensons pas exagérer en disant que, par cette stratégie, la France manque ses objectifs principaux_ ceux que tous les responsables que nous avons interrogés élevaient haut et fort comme la priorité essentielle_ qui sont : la rencontre et l’échange entre les cultures et les individus. Il nous semble important, au regard de tout ce que l’on vient de dire dans les chapitres précédents, de séparer la diplomatie du culturel. Les enjeux ne sont pas les mêmes, les logiques non plus. Dans la première, nous sommes dans la démonstration d’une puissance, dans la seconde, dans l’échange et le partage.

Au Centre Culturel Français d’Alexandrie aujourd’hui, il n’y a pas vraiment de mixité et les activités sont surtout reçues par un public d’hommes. Le public français ne rencontre pas celui égyptien et de fait, le dialogue est impossible. De plus, les résultats obtenus par la stratégie d’influence française fait que le Centre Culturel Français est aujourd’hui fréquenté par un public âgé. Aux dires de certains habitués _ habitant Alexandrie depuis quelques décennies_ ce phénomène va en s’amplifiant. Nous rapprocherons ces propos de ceux tenus par Monsieur D. lors de notre entretien : « [Alexandrie a vécu] le départ des minorités qui étaient pour la plupart francophone ou dans les élites qui choisissaient d’être francophones, la minorité syro-libanaise était francophone, la minorité juive l’était largement, les minorités grecques et italiennes étaient francophones dans leur élite. C'està-dire que l’un des signes de promotion sociale pour les italiens ou pour les grecs, c’était de mettre leurs enfants, non plus à l’école Grecque ou Italienne mais dans une école française. Ces minorités sont parties à la suite des deux guerres mondiales, avec les différentes crises économiques, les nationalisations […] ». Au final, l’équation est assez simple : d’un côté, une politique qui s’adresse essentiellement aux francophones et de l’autre, une ville (et un pays) dans lequel l’usage du français décroît très rapidement et qui n’abrite plus qu’une minorité francophone vieillissante comme l’évoque Jean-Yves Empereur « Je pense qu’il y a toujours ce public fidèle de l’Alexandrie cosmopolite, public francophone cultivé qui assiste à des conférences qui peuvent être difficiles sur des sujet pointus de philosophie, d’archéologie, mais évidemment c’est un public qui, on le voit et il suffit de jeter un coup

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d’œil dans les salles, qui vieillit et se clairseme. Mais il est là encore, fidèle ! ». Malheureusement le résultat semble d’une logique imparable : si rien n’est fait pour repenser les projets culturels des Centres Culturels Français, ceux-ci sont voués à disparaître.

« La vitrine culturelle au pavillon national devrait laisser place à des formes inédites de connivences où chaque partenaire se sentirait chez lui tout en étant ailleurs » souhaitait Monsieur Jean Digne l’ancien Directeur de l’Association Française d’Action Artistique. C’est en effet, comme le rappelle Yves Dauge, l’un des objectifs pour les années à venir que de redonner sens et vie à nos centres culturels, que d’en faire des lieux de médiation et de confrontation animées, des foyers de création susceptibles d’attirer les jeunes générations des 18-30 ans. Force est de constater que ce n’est pas le cas aujourd’hui à Alexandrie et dans de nombreux centres dans le monde comme le rappelle Madame A. : « Je me suis dit qu’à chaque fois que j’avais mis un pied dans un centre culturel, il faut dire je les mettais le moins possible […] pour moi c’était plutôt la sinistrose aiguë […] avec une expo standard aux murs et avec un lieu mort » Pour s’éloigner le plus possible de la « logique de remplissage du programme » trop souvent en place dans les centres et qui conduit à « un saupoudrage de manifestations numérotées sur lesquelles n’est exercée aucune évaluation ni en terme de fréquentation, ni en terme de degré de satisfaction »1, il est impératif de donner une plus grande marge de manœuvre à la personne en charge de la programmation culturelle constate Yves Dauge, en utilisant une métaphore agraire chère au fils d’agriculteur qu’il est : « chacun doit cultiver son champ » et de rappeler qu’aucun exploitant agricole ne s’avise de mélanger différentes productions sur un même terrain, même s’il a besoin de l’ensemble de ces productions pour vivre. En somme, il faut séparer de façon définitive la diplomatie du travail de la culture. Le travail du directeur s’inscrit dans une politique, mais il faut lui reconnaître une autonomie, qui va de pair avec une véritable responsabilité. Mais le rapport Yves Dauge, tout comme le rapport Louis Duvernois, va plus loin en mettant en garde contre « la déviation d’une politique culturelle au profit d’une administration marquée plus que d’autre part un état d’esprit où ce qui compte avant tout, c’est ce qui touche à la carrière » Cet état d’esprit dont il est question a une influence 1

Rapport Yves Dauge

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directe sur le travail au quotidien puisque comme il nous le rappelle « dans ce cas, les choix se feront sur ce qui fait le plus de bruit, suscitera le plus de paillettes » et de rajouter comme pour marquer plus encore les dérives constatées « Peu importe que ce soit éphémère pourvu que l’on en parle ! Or c’est justement le contraire que l’on souhaite : du travail en profondeur avec les autres, le développement d’un réseau non pas pour soi, mais pour les causes que l’on défend_ la pensée, la création, les droits de l’Homme, la lutte contre les inégalité, la diversité culturelle…_ autant de sujets qui ne peuvent être traités uniquement par des notes et des télégrammes » Nous préférons, quant à nous, l’événement à l’événementiel. L’impossibilité de construire un véritable projet qui fasse sens et qui permette la rencontre entre les cultures est exactement ce qui se passe sur place, comme nous le rappelle Madame A. : « La machine est très contraignante et très rigide, très, très rigide. On est beaucoup plus rigide que les pays voisins. Ça je l’ai vérifié par les tonnes de papelards à faire signer». Elle nous précise « J’ai besoin de ne pas avoir tout le temps des verrous partout ! et nous avons beaucoup de verrous, beaucoup, beaucoup, beaucoup. Donc, c’est toujours border line faire passer ta programmation… [Il y a toujours quelqu’un] qui me dit : oui ! Non ! Peut-être ! Ah ! Oui ! Non !… […] Ce système est infantilisant […], ce système est inadmissible, […]». Il nous semble important de repenser la notion de projet culturel en profondeur parce que c’est sur cette notion que repose l’ensemble de l’édifice. Pour permettre au Centre Culturel de devenir vraiment cet endroit de rencontre, d’échange et d’ouverture vers l’Autre, il est impératif de séparer la diplomatie du culturel comme nous l’avons dit plus haut, mais aussi de comprendre le projet culturel comme une forme d’expression qui, comme telle, n’existe que dans l’expérience que celui qui la reçoit va vivre. C’est ainsi nous semble t-il, et c’est ce que nous allons tenter de montrer, que la rencontre sera possible. L’esthétique et plus particulièrement l’esthétique pragmatique a su comprendre et mettre en exergue toute l’importance de cette notion d’expérience.

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Partie 2. Un projet culturel est une forme d’expression «C’est une erreur de croire que le peintre est devant une surface blanche. […] Le peintre a beaucoup de choses dans la tête, ou autour de lui, ou dans l’atelier. Or tout ce qu’il a dans la tête ou autour de lui est déjà dans la toile, plus ou moins virtuellement, plus ou moins actuellement, avant qu’il ne commence son travail. Tout cela est présent sur la toile, à titre d’images, actuelles ou virtuelles. Si bien que le peintre n’a pas à remplir une surface blanche, il aurait plutôt à vider, désencombrer, nettoyer. Il ne peint donc pas pour reproduire sur la toile un objet fonctionnant comme modèle, il peint sur des images déjà là, pour produire une toile dont le fonctionnement va renverser les rapports du modèle et de la copie. Bref, ce qu’il faut définir, ce sont toutes ces « données » qui sont sur la toile avant que le travail du peintre commence. Et parmi ces données, lesquelles sont un obstacle, lesquelles une aide, ou même les effets d’un travail préparatoire »1 Gille Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation.

Introduction Partie 2 Pour une autre définition du projet culturel La théorie esthétique peut nous permettre de repenser la notion de projet culturel. En l’abordant sous cet angle en effet, nous allons tenter de redonner à ce concept toute sa pertinence. Parce que comme nous l’a rappelé un enseignant de l’Université d’Avignon et des pays de Vaucluse à qui nous avons fait part de notre intention de travailler sur la notion de projet, il faut faire attention à ces mots « fourre-tout ». Une petite recherche sur Internet rend encore plus parlant ses propos. Lorsque nous tapons le mot « projet » dans un moteur de recherche, ce sont 159 000 000 de pages trouvées qui s’offrent à nous. Si nous notons ce mot dans la langue anglaise « project », le moteur de recherche en l’espace de 0,5 seconde trouve le chiffre vertigineux de 3 270 000 000. Dans des proportions plus acceptables, la notion de « projet culturel » n’offre que 212 000 occurrences à notre requête. 1

Gille Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation. Paris, éd Editions de la Différence, 1996. p 57

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Nous voyons là un usage exagéré de ce terme et donc d’une prétendue existence de ce dernier. D’autant que jamais aucune définition n’en est donnée. Du reste, toutes les demandes faites à ces organismes_ dont on retrouve dans à certaines institutions dont les formulaires en ligne le mot projet de très nombreuses fois_ ne nous ont apportées que des réponse encore plus floues.

S’appuyer sur les théories esthétiques pour essayer de repenser la notion de projet culturel, n’est en aucun cas dans le but de parvenir à une vérité quelconque quant à une définition dogmatique, mais simplement de tenter d’y voir plus clair sur ce mot « valise ». Comme le rappelle Shusterman, une définition est bonne quand « elle montre la direction que nous devons promptement emprunter pour vivre une expérience »1. Et puisque c’est de cela dont il est question dans ce travail de recherche, il nous semble important de pouvoir redéfinir cette notion de projet culturel en posant quelques jalons qui permettront de délimiter son périmètre d’exécution. Marc Jimenez écrit dans un de ses ouvrages2, « Walter Benjamin nous rappelle que l’esthétique est avant tout une affaire de distance convenable ». Et de rappeler plus loin que pour se rapprocher d’une vision juste, il suffit d’accommoder le regard sur les propositions des artistes et de retenir leur invitation à vivre intensément une expérience en rupture avec la quotidienneté. C’est ce en quoi va consister notre travail : Tenter de trouver la « distance convenable » qui va nous permettre d’aborder le projet culturel sous l’angle de l’expérience.

Quels apports l’esthétique peut elle offrir dans cette réflexion ? Contrairement à la critique, l’esthétique ne porte pas de jugement de valeur sur les œuvres ; c’est l’affaire des récepteurs et des critiques comme le rappelle Rainer Rochlitz3. L’esthétique nous permet d’étudier un certain type de configurations formelles

1

Richard Shusterman, L’art à l’état vif_ la pensée pragmatique et l’esthétique populaire, Paris, éd Les Editions

de Minuit, 1992. p92 2

Marc Jimenez, Qu’est-ce que l’esthétique, Paris, éd Gallimard (coll Folio), 1997.

3

Rainer Rochlitz, Le débat critique et les problèmes esthétiques, in Convergences et divergences des esthétiques,

sous la dir de Danielle Cohen-Lévinas, Paris, éd L’Harmattan, 2001. p 69

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relatives à un objet de création. Cette approche se fait « par un jeu d’observation et d’évaluation dont nous pensons qu’elles sont susceptibles d’être partagées »1. Ce sont ces mêmes configurations formelles qu’il va falloir étudier dans notre analyse du projet culturel pour peut-être comprendre qu’il est temps de dépasser le Qu’est-ce qu’un projet culturel pour se concentrer sur le Quand y a-t-il projet culturel ? Nous échapperons donc à ce concept «fourre-tout» pour nous rapprocher d’un concept qualifié d'ouvert. L’esthétique est une discipline en (r)évolution. Cette transformation n’est bien sûr pas étrangère à l’évolution de l’art lui-même qui n’a cessé, depuis le début du 20ième siècle surtout, de déborder ses limites et de bousculer ses catégories. L’un des fers de lance les plus emblématiques de cette révolution est Marcel Duchamp, un joueur d’échecs ! Un beau paradoxe ? La tache de la théorie n’est pas de parvenir à une vérité quelconque concernant notre compréhension ordinaire de cette création spécifique qu’est le projet culturel, mais de la repenser celle-ci de façon à enrichir son rôle et son appréciation2. Concept composite plus que concept unidirectionnel3 ! L’esthétique tient son pari si « elle répond aux demandes croissantes d’interprétation, d’élucidation et de sens ; Si elle démontre que circuler dans les parcs d’attractions de la culture est plaisant mais qu’il est plus important encore que la culture circule en chacun d’entre nous »4

Le projet culturel comme une forme d’expression C’est une nécessité de repenser le projet culturel comme une forme d’expression. Nous ne prétendons aucunement qu’un projet culturel peut avoir le statut d’œuvre d’art (quoi qu’aujourd’hui cela pourrait être parfaitement possible), mais nous pensons qu’un projet culturel, de par son pouvoir de signification et sa capacité à provoquer : adhésion, rejet, identification ou évasion est bien une forme d’expression. Cette forme singulière est très 1

Rainer Rochlitz, Le débat critique et les problèmes esthétiques, in Convergences et divergences des

esthétiques, sous la dir de Danielle Cohen-Lévinas, Paris, éd L’Harmattan, 2001. p 69 2

Richard Shusterman, L’art à l’état vif_ la pensée pragmatique et l’esthétique populaire, Paris, éd Les Editions

de Minuit, 1992. p 11 3

Jean-Marie Schaeffer, L’œuvre d’art et son évaluation, in Le beau aujourd’hui, Paris, éd Editions du Centre

Pompidou, 1993. p 14 4

Marc Jimenez, Qu’est-ce que l’esthétique, Paris, éd Gallimard (coll Folio), 1997. p 430

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complexe puisqu’elle est à la fois composée de l’objet et de l’action qui le fait naître. Elle désigne, comme son étymologie latine forma l’indique, à la fois les aspects extérieurs qui caractérisent un objet et son organisation interne : sa structure. C’est quelque chose comme un principe intime d’unité et d’organisation qui serait propre à chaque construction. Et pour mieux comprendre la manière dont s’imbriquent ces deux mouvements, nous allons montrer qu’un projet culturel résulte du développement d’un acte d’expression actualisé sous une forme d’expression. Mais l’acte et la forme n’existent pas séparés l’un de l’autre. Ils sont intimement liés et ne se développent qu’en relation avec l’autre ; l’un par l’autre. Aborder le projet culturel comme une forme complexe, c’est voir en lui quelque chose de beaucoup plus grand que ce que certains malheureusement nous donnent à voir. Quelque chose qui déborde toujours du cadre qui semble l’enfermer. Les critères, ou plutôt les symptômes_ comme le dirait Gérard Genette_ de cette relation qui s’impose au regard d’un projet culturel, ne sont pas de l’ordre de la substance, mais de l’usage, de la circonstance, de la fonction : non du quoi, mais du quand, du comment, du pour quoi faire. Un projet culturel n’existe que lorsqu’il est éprouvé et qu’il rentre dans ce que l’on verra être une expérience1. Comme forme d’expression, il doit être pour tous, une pratique. Rainer Rochlitz nous explique :

« Lorsque je suis engagé dans une relation esthétique ou artistique, mon souci n’est pas de m’assurer de la connaissance exacte de certains faits ou de la conformité à une norme sociale_ il ne s’agit pas alors de séparer l’être de l’apparence ou du devoir être_ mais de faire une expérience autant que possible satisfaisante (pour des raisons qui ne sont pas toutefois particulières à ma sensibilité personnelle) et, à cette fin, d’évaluer la qualité ou la réussite d’une œuvre ou d’une performance. La notion de « réussite » d’une œuvre d’art, qui est évidemment chaque fois fonction des conditions et des exigences d’un genre et

1

Gérard Genette, Esthétique et poétique, Paris, éd Editions du Seuil, 1992. p 8

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d’un projet particulier, suppose néanmoins que la satisfaction puisse être partagée »1.

C’est bien de cela dont il est question dans un projet culturel.

Repenser celui-ci comme une forme d’expression nous permet de pouvoir l’explorer en profondeur grâce aux outils offerts par l’esthétique et en ouvrir l’horizon (d’attente ?). Ainsi, il nous semble possible de montrer qu’il n’existe pas de projet culturel en-soi, mais qu’il n’existe de projet culturel que dans et par les interrelations qu’il engendre. Enfin, la pertinence d’utiliser l’esthétique dans notre tache nous est confirmé par Monroe C. Beardsley qui nous dit qu’il n’y a rien_ aucun objet ou événement_ qu’il est en soi mauvais de considérer du point de vue esthétique, parce qu’adopter le point de vue esthétique, c’est simplement rechercher une source de valeur2.

1

Rainer Rochlitz, Le débat critique et les problèmes esthétiques, in Convergences et divergences des esthétiques,

sous la dir de Danielle Cohen-Lévinas, Paris, éd L’Harmattan, 2001. p 73 2

Monroe C. Beardsley, Le point de vue esthétique, in Philosophie analytique et esthétique, sous la dir de

Danielle Lories, Paris, éd Méridiens Klincksieck, 1988. p 177

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I. Le projet culturel est un acte d’expression « Quand un homme porte en lui quelque chose qui le dépasse et qu’il ne connaît pas, tous les autres sont libres de prendre à cette richesse et de la voir avec leurs yeux ». André Miquel, Layla ma raison1.

Introduction Concevoir un projet culturel est un acte de création. Comme toute création, il porte en lui des puissances qui s’extériorisent. Un projet culturel est avant tout en effet, une expression. Et parce qu’il est l’œuvre d’une activité humaine, il est empli de tout ce qui nourrit l’individu qui le conçoit : ses forces, ses faiblesses, ses interrogations profondes. Dans un premier temps, nous observerons cette puissance à l’œuvre dans un projet culturel. Nous regarderons ce qui lui donne naissance, ce qui le fait exister et vivre. Ensuite, nous montrerons que le contexte, dans lequel il prend corps, est d’une importance capitale dans la création d’un projet culturel : c’est en effet par la confrontation d’un individu (ou d’une Institution) à cet environnement que le projet s’imprègne de qualité et de pertinence. Enfin, en essayant de comprendre très précisément ce qu’est un projet, nous verrons qu’il est bien cet acte de d’expression et que comme tel, il permet une projection au loin.

1. Le projet culturel naît, au départ, d’une impulsion Tout projet culturel commence par une impulsion ou plutôt comme une impulsion. Elles sont les prémisses de l’expérience parce qu’elles naissent du besoin qui a ses racines au plus profond de l’être humain. Toutes les personnes en charge de projets culturels que nous avons rencontrées nous parlent de cette impulsion. Certaines vont même jusqu’à évoquer une nécessité qui les pousse à agir. Nous voyons déjà en cela que le projet culturel est plus complexe qu’il n’y paraît. Ex-primer, c’est faire sortir sous l’effet de la pression. Une ex-pression existe donc avant tout dans sa dimension verbale qui l’impose dans une action. Il s’agit là d’un double 1

André Miquel, Layla ma raison, Tunis, éd Cérès productions, 1993.

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mouvement puisque, l’une de ces pressions trouve naissance à l’intérieur de l’individu_ en fonction d’une Histoire singulière_ et vient s’informer en une autre pression venant cette fois de l’extérieur. Nous verrons un peu plus loin qu’effectivement cette dernière, à laquelle chaque « porteur »1 de projet est confronté, est d’une très grande importante. Cette poussée qui va se transformer est ce que Benedetto Croce, nomme « une libre intuition-expression ».2 Lorsque nous demandons à Madame A. au cours de notre entretien, ce qui la motive dans le travail qui est le sien elle nous répond : « Je m’aperçois que je suis quelqu’un qui suis guidée par… J’ai envie de bouger tout le temps ; c'est-à-dire bouger, dans mes manières de travailler. Mais pas bouger du style Moulin à vent, bouger dans ma réflexion, qu’on me bouscule, qu’on m’interroge, qu’on m’apostrophe, qu’on me demande d’argumenter, qu’on me bouscule là dedans, parce que ça m’oblige à avancer. Moi ce que j’aime, c’est sentir que j’ai avancé ». Lui demandant de préciser un peu, elle poursuit : « Avancer. Avancer dans ma quête. Ma connaissance, ma connaissance !. Aussi dans mes travaux, dans mes interrogations, dans des question que j’essaie de résoudre, basiques : vous savez les questions, alors là on peut philosopher : To be or not to be en bref. En bref et en résumé ! ». Ces mots condensent à eux seuls toute la puissance de cet élan qui, nourrit de nombreuses interrogations, va bientôt donner naissance à un projet culturel. Parce qu’il naît de cette impulsion questionnante, le projet culturel prend sa source au plus profond de nous-même : il est bien en cela une forme d’expression (en ce qu’il signifie et expose).

1

Nous utilisons le mot porteur ici, dans le sens que lui en donne John Dewey lorsqu’il évoque des qualités

porteuses de sens et qu’il précise qu’il entend ce terme : non comme des véhicules transportent des biens, mais comme une mère porte un enfant lorsque celui-ci fait partie de son organisme. John Dewey, L’art comme expérience, Pau, éd Farrago, 2005. p 150 2

Cité in Richard Shusterman, L’art à l’état vif_ la pensée pragmatique et l’esthétique populaire, Paris, éd Les

Editions de Minuit, 1992. p 32

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2. L’importance du contexte dans l’émulation d’un projet culturel (environnement, obstacle) 2.1 Le projet culturel naît dans un contexte toujours singulier Aucun projet n’existe en soi mais ils s’incarne et se modèle sur une aire culturelle qui se façonne en une époque précise. Pour concevoir un projet culturel, il est donc nécessaire d’être « aux aguets » pour reprendre l’expression de Gilles Deleuze1. Il précise qu’être « aux aguets » lui permet de faire des rencontres! C’est là l’essence même de tout notre propos et cette notion de rencontre sera donc abordée en détail dans la troisième partie de notre travail. A cette question posée concernant la nécessité d’être attentif à l’environnement dans lequel le projet culturel prend forme, Madame A. nous répond : « Moi j’allais dire je travaille beaucoup d’instinct. C'est-à-dire que je crois beaucoup à ce que je sens, ce que je lis dans la ville où j’habite, dans l’air du temps qui passe, dans les gens qui sont autour, dans ceux qui viennent, dans les nouveaux. J’écoute […] j’essaie de construire_ je suis en chair et en os_ avec quelques chose qui soit vivant, sensible […] bon, mais c’est pas du rationnel […] mais d’autres ont peut être tout à fait d’autres logiques pour construire les choses ». Par cette réponse, nous voyons bien que tout créateur de projet culturel est imbriqué dans un milieu qu’il se doit d’observer, de sentir et d’essayer de comprendre du mieux qu’il peut. Mais il faut aussi, comme elle nous le précise : « être à l’écoute et en respect par rapport au contexte dans lequel on est ». C’est effectivement là, nous semble t-il, une nécessité. La coopération est pour Madame A. un mot clef qui a été une de ses premières phases d’entrée en connaissance : « d’abord pour se rendre les choses intéressantes_ pour essayer de voir où sont les priorités_ donc d’entrer en contact […] j’ai essayé de comprendre assez vite, de me repérer là où j’étais ».

1

L’abécédaire de Gilles Deleuze (avec Claire Parnet), DVD produit et réalisé par Pierre-André Boutang, éd

Montparnasse, 2004.

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La curiosité est une des portes d’entrée pour accéder à la culture locale. Une des personnes interrogées nous le confirme et ajoute en parlant du temps nécessaire à cette rencontre : « Au début je l’ai pris plus pour rencontrer les gens, pour un peu comprendre le contexte dans lequel j’étais, j’en avais besoin, oui. J’en avais besoin immédiatement pour essayer d’être opérationnelle un peu plus vite. Et puis pour savoir où j’étais, ce que j’allais pouvoir essayer de faire […] Moi, je suis allée voir beaucoup de trucs aussi, chez les Jésuites [Au Centre Culturel Jésuite]1, je suis allée aux concerts, j’ai vu des expos, j’ai côtoyé les centres culturels étrangers, j’ai été traîné mes guêtres un peu partout. » Cet acte d’expression qui donne naissance au projet culturel se développe dans un environnement singulier et complexe qu’il faut prendre le temps de découvrir (Pour cela il faut du temps). Et pour que cet acte puisse se développer, cette intuition-expression a besoin de se confronter, de se mesurer à ce contexte_ tout en le respectant_ car c’est de lui qu’il puise sa substance.

2.2 La résistance au contexte est importante La résistance entre cette impulsion initiale et le contexte dans lequel le projet culturel advient est primordiale. C’est par ces frictions que le projet culturel à de grandes chances de voir le jour. C’est en effet par elles que se construisent souvent les idées qui prendront corps avec et à travers le projet. Concernant le contexte alexandrin, il nous est précisé par Madame A. qu’elle a de la chance d’être dans une ville mythique, dans une ville qui se cherche ; et de poursuivre : « Dans un pays qu’est pas du tout démocratique. Ici […] t’es loin de la démocratie. Tu dis que culture et démocratie ont fort à voir ensemble ». Elle rejoint en cela les propos de Monsieur l’Ambassadeur de France en R.A.E lorsqu’il appelle de ses vœux que « 2006 demeure une année de consolidation de l’esprit d’ouverture démocratique en Égypte dans un esprit d’apaisement et de dialogue constructif. »

1

C’est nous qui précisons.

74


Le décalage contextuel que dépeint Madame A. nous montre cette confrontation avec le milieu qui est la substance même de ce qui est un projet culturel. Elle est nécessaire, mais il faut bien faire attention à conserver un équilibre entre cette confrontation stimulante et le cran d’après qui, si l’on n’y prend pas garde, vient tout gâcher. C’est de cela dont parle Madame A. lorsqu’elle nous parle « d’une certaine frange que l’on ne peux pas franchir au risque de fragiliser l’ensemble ». Ce serait en effet gravissime, et pour le projet et, comme elle le précise, d’un point de vu sécuritaire parfois; parce que, précise t-elle, nous rentrerions là dans une autre logique « où les choses peuvent se dégrader très vite, très très vite ». Certains événements à Alexandrie montrent qu’elle n’exagère nullement. Le milieu d’émergence des projets culturels est donc le stimulant indispensable si l’on sait le sentir avec finesse. L’équilibre est difficile à trouver entre confrontation, soumission, et domination, mais du résultat dépend en grande partie, l’intérêt du projet culturel.

2.3 Alexandrie a un contexte social et historique très particulier Comme il nous est rappelé par Madame A., cette ville d’Alexandrie : « N’est pas une ville anodine. Elle est chargée, chargée de son histoire, elle est chargée de ses utopies, elle est chargée de cet ancien verso et de sa grâce passée, et ça lui donne une connotation particulière ». Parce que cette ville est attachante, cette même responsable nous précise qu’elle estime avoir une chance terrible de « découvrir une ville. Une ville, et pas n’importe laquelle, une ville mythique, une société ». Comme le dit Jean-Yves Empereur, « Alexandrie, c’est une ville de rêve pour un archéologue » et de nous préciser la matière de ses propos : « Qu’à Alexandrie, on exhume du gréco-romain, donc c’est les racines du monde occidental, c’est quelque chose qui appartient à Alexandrie qui fait partie de son épaisseur ; au départ l’égyptien est moins sensible à la culture gréco-romaine qu’à la culture pharaonique ou islamique et donc il redécouvre cette strate de son passé ».

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2.4 Le Contexte social et politique à Alexandrie est très difficile Durant notre séjour en Egypte, plusieurs incidents sont venus entacher l’image de ce pays : les attentats de Charm el Chekh, de Tabah, et dernièrement Dahab ont fait de très nombreuses victimes. A Alexandrie ce sont les affrontements entre communautés religieuses qui ont dramatiquement marqués l’actualité en faisant eux aussi de nombreuses victimes. Régulièrement la ville est quadrillée par les véhicules blindés des forces de sécurité du gouvernement afin de prévenir des troubles qui pourraient advenir. Il est à noter aussi que pour de multiples raisons, l’état d’urgence du pays décrété par le Président Hosni Moubarak à son arrivée au pouvoir en 1981 n’est toujours pas levé à ce jour (Il vient d’être d’ailleurs reconduit pour deux ans suite aux attentats de Dahab)..

Lors de l’entretien que nous avons eu avec lui, Monsieur Ismaïl Serageldin, le Directeur de la Bibliotheca Alexandrina, nous parle de ces derniers affrontements survenus à Alexandrie : « Et donc là, je peux même vous signaler dans les évènements très fâcheux qui ont eu lieu dans les deux trois derniers jours qu’il y a eu, les deux nuits en question, il y a eu ici sur Alexandrie des rencontres culturelles ; on avait des centaines et des centaines de gens ; la deuxième journée on avait 1700 personnes et il n’y avait pas une seule chaise de libre pour le concert d’Omar Khairat1 qui a été officiellement offert comme rappel à la tolérance, l’ouverture, la paix etc.. et j’ai été applaudi d’une manière extraordinaire et dans les 1700 personnes qui étaient là, il y avait les deux communautés : des chrétiens, des musulmans. Même si de l’autre côté de la ville, il y en a qui s’entretuaient. ». Comme un écho à ces paroles, Madame A. nous dit lors de notre entretien : « On dit qu’Alexandrie est quand même aussi en même temps que tout ce qu’elle est culturellement, un lieu intégriste. Donc à la moindre faille, il est évident qu’on est fragile. L’histoire des caricatures l’a montré, un rien enflamme ; enflamme tout, même sans que ce soit fondé, même sans que ce soit vérifié. ». A Alexandrie, comme elle nous le précise encore « On est dans un autre monde. On est dans un autre monde. On l’est déjà dans 1

Concert en faveur de la paix donné à la Bibliotheca Alexandrina par Omar Khairat_ avec l’Orchestre de la

Bibliotheca Alexandrina dirigé par le Maestro Sherif Mohie el Dine_ le dimanche 16 avril 2006.

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l’espace public, on l’est dans la vie, dans la ville. Moi mes premiers chocs de vie c’était : le bruit, c’est l’espace public dégradé, c’est le non-respect ! Il n’y a aucune notion de citoyenneté […] rien n’est conçu pour pouvoir vivre et que ce soit vivable ». La ville d’Alexandre qui abrita tous les savoirs du monde dans sa Grande Bibliothèque, qui abrita le premier Museion ; cette cité dont le phare_ l’une des sept merveilles du Monde_ éclaira durant des siècles les Hommes qui traversaient les océans à la découverte des autres Hommes, est aussi cette ville explosive dans laquelle se conçoivent les projets du Centre Culturel. Bien qu’elle soit « attachante » elle peut être très difficile à vivre. Et c’est avec l’ensemble de ces facteurs culturels, sociaux, politique et historique, qu’un projet doit se faire. Mais peut-il en être autrement ?

3. Un projet, c’est jeter au loin (projet) 3.1 Qu’est-ce qu’un projet ? Comme le rappelle Jean-Pierre Boutinet1, le terme projet apparaît, semble t-il, de façon régulière dans le courant du XVième siècle. Il a alors des connotations d’aménagement spatial en lien avec l’étymologie latine du verbe projicio (jeter en avant, expulser). Le projet revêt donc une signification essentiellement spatiale de « jeter en avant ». Avant tout, ce qui est jeté en avant dans un projet culturel, est la somme de tout ce que l’on vient de dire précédemment. C’est d’abord une intention qui s’est construite au fur et à mesure des année, aux contact d’un milieu, au contact des Autres. Et puis cette intention s’ex-prime, elle est expulsée au dehors par une force qui reste encore bien mystérieuse et c’est cette forme en devenir qui est projetée au loin. Elle l’est dans l’espoir que quelqu’un la reçoive dans l’instant. Mais cette forme peut être projetée au loin, comme la graine d’un fruit précieux, dans l’espoir quelle puisse un jour germer ; plus tard, lorsque les conditions seront plus favorables. Les temps, comme le rappelle Bruno Péquignot dans sa préface du livre d’Emmanuel Ethis2, sont « pluriels » et certaines fois les agencements ne sont pas possibles dans « l’instant ». L’essentiel est simplement de bien faire attention de ne jamais avorter ces projections. 1

Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du projet, Paris, éd Presse Universitaire de France, 2005. p 14

2

Emmanuel Ethis, Les spectateurs du temps_ Pour une sociologie de la réception du cinéma, Paris, éd

L’Harmattan, 2006. p 5

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La projection, comme processus intériorisé et extériorisé est proche de ce que Marshall McLuhan appelle « l’extension »1. Le projet culturel est donc une forme d’extension physique et mentale. Il est un processus et comme le rappelle Gilles Deleuze « les processus sont des devenirs, et ceux-ci ne se jugent pas aux résultats qui les termineraient, mais à la qualité de leurs cours et à la puissance de leur continuation »2. Une projection Physique de par la forme qu’il va engendrer comme nous allons le voir dans les parties suivantes, et mentale par ce jeu qui consiste à toujours anticiper ce que demain sera. Etudier l’Homme, c’est étudier ses projections3 !

3.2 Le projet culturel est un acte d’expression Il est une sorte de véhicule qui nous conduit au mystère de son organisation, au mystère de l’organisation de sa signification, parfois de sa défaite et qui peut être aussi une métaphore nous conduisant vers quelque chose d’autre, d’inconnu, de nous-même, des autres4. Pour mieux saisir cette projection à l’œuvre dans un projet culturel, nous avons demandé aux différents responsables avec lesquels nous nous sommes entretenu, de nous dire quel sens ils donnent à leur travail. Voici quelques-unes de leur réponse : « Quel sens je donne à mon travail ? je pense qu’il y a une impérieuse nécessité à ce que le dialogue puisse continuer et à l’ouverture. Je crois que c’est essentiel. C’est essentiel, tout repli sur soi est mortel. » Monsieur C. « Le sens premier, je crois, c’est un commentaire sur le monde dans lequel nous vivons. La deuxième question qui m’intéresse énormément, c’est un regard porté […] sur l’Histoire. » Madame Karine Saporta « C’est un rôle très important qu’ont les centres culturels de présenter d’autres formes de bonne qualité ; de forme de culture. […] que les gens aient une idée de

1

Cité in Edward T. Hall, Au-delà de la culture, Paris, éd Editions du Seuil, 1987. p 32

2

Gilles Deleuze Pourparler, Paris, éd Les Editions de Minuit, 2003. p 200

3

Edward T. Hall, Au-delà de la culture, Paris, éd Editions du Seuil, 1987. p 42

4

Jean-Louis Schefer, La peinture, rêve de la condition humaine, in revue des deux mondes, mai 2004. p 75

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ce qui se passe, sans pour autant suivre comme une troupe d’animaux. Ici [à Alexandrie], tout le monde regarde les nouvelles chanteuses libanaises, tout le monde suit. J’aimerais qu’ils aient le choix ; qu’ils puissent choisir; qu’il y ait une diversité ; qu’ils se disent, voilà je vais choisir ce que je vais regarder ; je ne vais pas imiter les autres» Monsieur Emad Mabrouk « Quel sens ? C’est des années de sueur. Mais c’est toute ma vie quoi, c’est toute ma vie et c’est le sang qui coule dans mes veines » Mademoiselle Karima Nait « D’abord, je suppose, les valeurs que nous essayons [dans la structure qu’il dirige] de défendre sont des valeurs auxquelles je crois, pour lesquelles je me bats depuis des décennies. Toute ma vie. » Monsieur Ismail Serageldin « La programmation, je pense qu’elle n’est pas concession, elle me semble assez, elle me semble, comment dire, sans concessions. Je veux dire, je ne voudrais surtout pas tirer vers le bas sous prétexte de faire venir des gens, ça surtout pas. C’est au contraire avoir envie de les attirer, comme je vous disais, semer le doute, pour qu’ils puissent essayer d’avancer, semer le doute ou donner matière à discussion. Donc, l’intention, ce n’est pas grande intention que d’être dans cette cohérence, dans cette mouvance d’aller vers les gens qui sont ici et qui attendent de nous de la réflexion, de la gaieté, de l’attention, du respect. Voilà » Madame A. « Je crois qu’il est fondamental que les gens se parlent, qu’ils se connaissent. Pour pouvoir s’apprécier, il faut qu’ils se connaissent. Et l’Egypte est notre horizon immédiat et nous sommes l’horizon immédiat de l’Egypte aussi. Vous voyez, ce que je peux vous dire là, je peux vous le dire sur la Turquie ou sur le Maghreb. On ne peut pas être totalement absent ou totalement ignorant de ce que fait l’Autre autour de la Méditerranée. La Méditerranée est un lac et de toute façon, c’est l’horizon immédiat de l’Europe, et c’est ce vers quoi regarde aussi la partie sud de la Méditerranée. Donc, si l’on peut jeter des ponts faire en sorte que l’on ait une langue commune ; c’est à dire une langue commune, ce n’est pas simplement parler français ou arabe mais c’est se comprendre, ça me paraît l’acte fondateur de notre activité. » Monsieur D.

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Le projet culturel est bien un acte d’expression. Il l’est dans le sens où par lui nous exprimons quelque chose, mais aussi que par lui quelque chose s’exprime en nous. Il est un acte d’expression qui déjà nous échappe et se métamorphose en quelque chose qui semble être un passage.

3.3 Le projet culturel est un acte d’expression qui est lié à un objet Cet acte d’expression dont nous venons de parler ne découle pas d’une émotion qui formerait un tout en soi, et qui n’aurait un impact sur le matériau extérieur qu’une fois formulée. Au contraire, une émotion est dirigée vers un objet, elle provient d’un objet ou encore se manifeste à propos d’un objet1. Notre projet culturel n’est pas autre chose que cette objet dont il reste à comprendre l’existence. D’ailleurs, dans cet objet là il faudra d’abord entendre le mot jet et le préfixe qui indique, comme le rappelle Georges Didi-Huberman2, l’acte de mettre là-devant nous. L’acte de ce qui nous fait front –nous regarde- lorsque nous regardons. L’ob-jet est donc l’image, la figure d’un pro-jet.

Conclusion Comme nous venons de le voir, un projet culturel regorge de vie : ne serait-ce que celle de celui qui le conçoit et qui y injecte toute la richesse de son vécu, de son Histoire et de ses passions. Un projet porte en lui tous les questionnements existentiels qu’un Homme peut avoir. Parce que formé de tout cela, un projet culturel est bien un acte d’expression. Par conséquent, il cristallise en lui une multitude d’envies, de savoirs et de savoir-faire qui se retrouvent projetés au loin en attendant quelqu’un pour les recevoir et les éprouver. Comme ex-pression, un projet culturel est une puissance projetée à l’extérieur. Et comme puissance, il est un devenir.

1

John Dewey, L’art comme expérience, Pau, éd Farrago, 2005. p 94

2

« Dans cet objet, intense et partiel à la fois, insistant bien qu’accidentel, dans cet objet contradictoire il

faudra entendre le moment fragile d’une défiguration qui nous enseigne pourtant ce que c’est que figurer ». Georges Didi-Huberman, Devant l’image, Paris, éd Les Editions de Minuit, 1990. p 318

80


Mais un projet culturel ne naît pas dans un désert, il se constitue dans un milieu souvent complexe, dans un contexte souvent mouvant. Il est fondamental de comprendre les arcanes de ce contexte pour saisir toute la richesse d’un projet, pour mieux percevoir ses enjeux et commencer à saisir la forme qui lui donne corps, aux yeux de celui qui le regarde.

81


II. Le projet culturel est une forme d’expression Toute forme est sa propre limite : ce qui la gonfle est également ce qui pourrait l’excéder. La surface est le lieu où s’équilibre la tension. Le tableau n’existe que s’il résout cette contradiction : il n’est pas seulement ce qu’il montre, mais la poussée d’une énergie ; il n’est pas achevé, il est un élan vers l’achèvement. Par là, il séduit le regard et le met dans son jeu, qui est d’éliminer la lecture au profit de la contemplation. Bernard Noël, Journal du regard1.

Introduction De cette intention dont nous venons de parler plus haut, il est nécessaire de distinguer, même si quelques fois elles se confondent, l’intention préalable (je veux faire ceci) et l’intention en action (je fais ceci)2 L’intention en œuvre dans un projet culturel est en action. Elle est une expression qui prend corps en une forme. Concevoir un projet culturel, c’est donc activer une intention, c’est-à-dire, la faire rentrer dans une dynamique évolutive en lien direct avec l’environnement qui la fait naître. Cette forme est donc en perpétuelle re-formation et reste ouverte aux contingences. Premièrement, nous verrons de quelle forme singulière il s’agit lorsque nous parlons d’un projet culturel. Nous verrons alors qu’elle est problématisante et qu’elle se présente à chaque fois sous nos yeux comme quelque chose de nouveau. En second lieu et en rentrant plus en détails dans cette forme, nous comprendrons qu’elle est surtout constituée d’interactions de toutes sortes, qui cheminent de manière complètement transversales. Enfin, nous verrons que cette forme conçue signe une présence et par cela pourrait bien être le lieu de passage de toutes les rencontres à venir.

1

Bernard Noël, Journal du regard, Paris, éd P.O.L, 1988. p 12

2

Gérald Hess, La métamorphose de l’art_ intuition et esthétique_ Paris, éd Kimé, 2002. p 79

82


1. Le projet culturel est une forme singulière (la programmation) 1.1 Un projet culturel est une problématique Si le théorème est une règle capable de s’appliquer à tous les cas qu’elle embrasse sous sa juridiction, le problème, comme le précisent Jean-Clet Martin et Arnaud Villani1 « s’impose devant un fait pour lequel nous ne disposons d’aucune formule capable de nous guider dans sa description, nécessairement démembré par un ensemble de singularités qui ne s’accordent pas sous l’autorité d’un fil directeur, sachant que leurs voisinages ne peuvent s’agencer que de manière hétérogène ». Mais ce problème, cette problématique qui sous-tend tout projet culturel, il ne s’agit pas seulement de le découvrir, mais il faut l’inventer pour reprendre les propos de Gilles Deleuze. C’est dans cette configuration à construire, à penser (simultanément) que le projet culturel prend forme (s’informe). « L’art de construire un problème, c’est très important : on invente un problème, une position de problème, avant de trouver une solution »2. Cette forme dont il est question lorsque l’on parle de projet culturel est une unité cohérente, une structure qui présente les caractéristiques d’un monde3, nous devons en épouser sa « manière questionnante elle-même »4. C’est d’ailleurs ce que fait Madame A. comme elle l’évoque pour nous : « J’essaie de me créer des accidents de parcours, de ne pas remettre les pieds dans les même traces, d’ouvrir l’éventail vers d’autres chercheurs, vers d’autres expériences, vers d’autres groupes, d’aller toujours ailleurs ». Concevoir un projet culturel, c’est toujours inventer des positions de problèmes.

1

Jean-Clet Martin et Arnaud Villani, in Les cahiers de Noesis N°3, le vocabulaire de Gilles Deleuze, 2003. p

289 2

Gilles Deleuze et Claire Pernet, Dialogues, Paris, éd Flammarion, 1996. p 7

3

Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Paris, éd Les Presses du Réel, 2001. p 19

4

Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, éd Les Editions de Minuit,

1992. p 160

83


1.2 Un projet culturel est une forme qui n’existait pas avant Un projet culturel est toujours à réinventer. Sa forme n’a jamais le même aspect où s’il lui arrive de présenter des similitudes avec une forme qu’il a pu avoir, ce n’est qu’en apparence. Chaque projet se compose d’une série « d’ingrédients » que l’on trouve en germe d’abord, et qu’avec le plus grand soin, une fois en culture, nous faisons pousser jusqu’à obtenir de savoureux produits. Poursuivons cette métaphore pour expliquer de façon imagée pourquoi la forme d’un projet culturel ne peut jamais être identique. Prenez deux personnes et donner à chacune d’elle, les mêmes tomates, les mêmes poivrons, aubergines, courgettes et autres oignons afin de réaliser cet excellent plat appelé ratatouille. Placer ces deux personnes dans les mêmes conditions de réalisation et donner leur les mêmes ustensiles. Vous constaterez qu’après les 30 minutes de préparation et les 45 minutes de cuisson préconisée, nos deux ratatouilles seront bien différentes : et d’aspects, et de goût. Il en va du projet culturel comme de la bonne cuisine. Certains mystères restent entiers et ce n’est pas parce que nous allons passer le film « La fiancée syrienne »1 ou « Le rêve du python »2 à Alexandrie, à Pékin ou à Charleville-Mézières qu’il va être le même ; entendons par là, dans ce qu’il n’est qu’un des éléments de la forme à l’intérieure de laquelle il s’inscrit. Et cette forme est grosse de tout ce dont nous avons parlé précédemment en terme : d’intuition, d’intention, de contexte social, historique, de réception. Il en va de même de ces moments délicieux que furent la conférence de l’écrivain Lorent Gaspar, le concert d’Abdou Degher, le spectacle du conteur/prestidigitateur Claude Delsol ou la création chorégraphique de Karine Saporta. Sauf à être, comme c’est le cas dans de trop nombreux endroits, « dans une logique de remplissage du programme qui conduit à un saupoudrage de manifestations numérotées sur lesquelles ne sont exercées aucune évaluation, ni en terme de fréquentation, ni en terme de degré de satisfaction »3.

1

La fiancée syrienne, de Eran Riklis. Coproduction France, Israël, Allemagne, 2004

2

Le rêve du python, de Dani Kouyaté. Burkina Fasso, 2001.

3

Yves Dauge, Rapport d’information sur les centres culturels français, enregistré à l’Assemblée nationale le 7

février 2001 (voir Annexe)

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En terme de projet culturel, le résultat est toujours supérieur à la somme de ses constituants. Il s’agit là d’élever des puissances à l’infini et de rendre possible les agencements les plus incroyables.

2. Forme et relation 2.1 L’importance des variations Pour tenter de percer ce mystère, il faut se concentrer non plus sur les choses (les ingrédients) mais sur leurs rapports. Il faut replacer la relation dans sa priorité sur les objets eux-mêmes afin de leur redonner leur dimension inchoative et morphogénétique qui leur confère dynamisme et intensité1. Nous sommes toujours en cela dans le commencement des choses, dans ces renaissances perpétuelles. Dans ces configurations improbables ne fut-ce qu’il y a quelques minutes… C’est ce que Gilles Deleuze appelle des variations et qu’il explique comme étant une différence dans la répétition2. Elles ont une très grande importance parce que ce sont elles qui permettent, bien que prises au milieu d’un ensemble de paramètres répétitifs, que l’expérience soit toujours unique3. Ou pour reprendre l’expression chère à John Dewey : « Toujours, mais pas à l’identique »4. Jean-Clet Martin dit, en référence au travail de Gilles Deleuze sur cette notion, que l’on ne peut parler de ces variations que dans une logique du sens, voire une logique de la sensation. Le projet culturel s’invente toujours par le milieu, entre les sens et les sensations. Et c’est en cela que nous sommes complètement dans le sujet qui nous préoccupe : c’està-dire le projet culturel et la forme qu’il prend dans l’expérience. « Une variation a besoin d’un sens, d’une direction autant que d’une sensation, d’une captation de signes sensibles capables de donner une impulsion dans un champ métastable de coordonnées que sa multiplicité rendrait insigne »5. Il s’agit bien là de la différence dans la répétition 1

Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, éd Les Editions de Minuit, 1992. p

161 2

Jean-Clet Martin, in Les cahiers de Noesis N°3, le vocabulaire de Gilles Deleuze, 2003. P 330

3

Bernard Noël, Roman du regard, Paris, éd P.O.L, 2003. p 273

4

John Dewey, L’art comme expérience, Pau, éd Farrago, 2005. p204

5

Jean-Clet Martin, in Les cahiers de Noesis N°3, le vocabulaire de Gilles Deleuze, 2003. p 329

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et de la répétition dans la différence_ pour reprendre le titre d’un ouvrage du philosophe_ où chaque composant d’un projet culturel ne peut être agencé avec un autre sans changer de nature. Nous sommes dans l’actualisation1 que nous développerons plus en détail lorsque nous parlerons de l’événement.

Madame B. nous citant une expérience vécue lors d’un spectacle de danse donné au Caire, nous offre un bel exemple de variations : « Quand on a présenté le spectacle sur les fables de La Fontaine à l’Opéra du Caire, il y avait beaucoup de jeunes et ça a beaucoup plu. Et inversement moi, j’ai vu des jeunes filles qui étaient dans la salle qui n’arrêtaient pas d’entrer et de sortir, parce qu’elles avaient le mouvement de partir et puis après elles se disaient, non c’est intéressant, alors elles revenaient, et puis au bout d’un moment, on sentait qu’elles étaient en porte-à-faux, donc hop, elles se dépêchaient de ressortir ». Ces jeunes filles entraient et sortaient non pas parce que le spectacle ne les touchait pas, mais bien au contraire parce que ce spectacle venait effleurer la partie la plus intime d’elles-mêmes : le rapport qu’elles entretiennent avec leur propre corps. Ces entrées et venues, comme le rappelle cette responsable n’étaient que la transcription, l’ex-pression, d’un mal-être profond. Percevoir ces variations, c’est sentir les relations entre les choses. C’est percevoir dans le comportement de ces jeunes filles, non un simple caprice, mais des interrogations profondes quant au corps et à la manière de l’habiter. Leurs questionnements dépassent et englobent les interrogations que tous les jeunes gens se posent face à leur corps, parce qu’il révèle surtout « le rapport au corps très compliqué qu’a la société égyptienne » comme nous le dit Madame B. Et de reprendre ses paroles 1

« Mais lorsqu’une actualisation se produit _ ce qu’on pourrait nommer, dans l’un et l’autre cas, une

interprétation _, il y a bien âme et corps, c’est-à-dire forme et intensité (car c’est là le vrai sens des mots « âme » et « corps »). Toutefois, forme et intensité sont intimement mêlées, l’une à l’autre, tout comme l’âme cartésienne est présente partout dans le corps qu’elle anime où qui l’anime, comme on voudra dire. Interpréter, c’est cela même : c’est animer en tant qu’incarner et incarner en tant qu’animer. C’est configurer une intensité et intensifier une figure. « Corps » et « âme » ne font en vérité qu’un seul mot divisé en deux pour bien montrer comment il s’interprète dans deux sens à la fois. » Jean-Luc Nancy, Au fond des images, Paris, éd Galilée, 2003. p 130/131

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lorsqu’elle poursuit : « ça c’est important et c’est intéressant, je veux dire. Ça c’est vraiment une rencontre de culture ». Cette forme singulière est constituée d’une multitude de relations entre ses constituants. Et ces formes se développent les unes par rapport aux autres. Elles s’appellent et se répondent les unes aux autres. En effet, une forme en appelle une autre, qui en appelle à son tour une autre, etc. En cela, pour reprendre les propos de Georges Didi-Huberman, « On ne pourra plus se contenter de décrire une forme comme une chose ayant tel ou tel aspect, mais bien comme une relation, un processus dialectique qui met en conflit ou qui articule un certain nombre de choses, un certain nombre d’aspects »1. Les variations sont ces relations profondes qui tissent entre les êtres des liens sans cesse à explorer. Elles portent en elles toutes la culture de cet Autre que l’on cherche à comprendre pour mieux s’en approcher. Ces variations seraient peu être ces contre formes évoquées précédemment.

2.2 Un projet culturel est une forme qui va jusqu’au bout de sa réalisation La forme du projet culturel se laisse voir et se donne à penser dans son unité2 . Elle échappe ainsi, d’un côté à la succession décousue qui ne commence à aucun endroit et ne se termine à aucun endroit en particulier et de l’autre à une stagnation et un resserrement provoqué par le regroupement de parties ayant seulement un lien mécanique entre elles3. Les ennemis du projet culturel sont, pour reprendre les paroles de John Dewey4 : la routine, le flou quand aux orientations, l’acception docile de la convention dans les domaines pratiques et intellectuels, mais aussi l’abstinence rigide, la soumission imposée et la rigueur ou à l’opposé, la dissipation, l’incohérence et la complaisance sans but. Malheureusement cette liste nous semble bien familière et que de projets lui font écho dans les centres culturels à l’étranger, mais aussi dans de nombreuses autres structures! 1

Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, éd Les Editions de Minuit,

1992. p 167 2

Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, éd Les Editions de Minuit,

1992. p 159 3

John Dewey, L’art comme expérience, Pau, éd Farrago, 2005. p 65

4

Id, Ibid, p 65

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Au contraire, c’est uniquement parce qu’il va au bout de sa réalisation qu’un projet culturel, dans/par la forme qu’il prend, est une expérience. Par conséquent, il n’existe que dans les interactions dynamiques des éléments entre eux (dans la forme créée), mais aussi dans l’expérience commune (interaction) entre cette forme et ceux qui l’expérimentent. Nous sommes dans une double dynamique et dans ce qui s’apparente à une transmutation. De plus, le projet culturel existe aussi dans le temps d’une pensée qui s’élabore comme le rappelle Madame A. en nous parlant de la programmation qu’elle concevait : « Donc, c’est aussi pouvoir, je dirais, enrober ce projet dans une espèce de pensée fluide, dans des pensées fluides »! Là aussi, les temps sont pluriels…

2.3 Un projet culturel est une forme qui s’appuie sur les expériences anciennes Un projet culturel est une forme qui s’appuie sur les expériences anciennes de tous ceux qui l’éprouvent. A commencer par l’initiateur de celui-ci bien évidemment. Madame A. nous explique : « j’ai une attention particulière aussi parce que j’ai été liée, parce que mon destin personnel a été lié à la culture, et donc je suis plutôt sensible à ce qui se passe par là, mais sans m’en créer une obligation. Donc il se peut très bien que je détourne un thème ou que je dérive, ou que je le traite plus tard autrement. ». Encore une fois, nous voyons que la conception d’un projet culturel est aussi, ou avant tout, une question de sensibilité et de sensation. Être sensible à…, avoir la sensation de… ! L’intériorité absorbe toujours l’extériorité et réciproquement. L’Histoire personnelle des individus est étroitement liée avec la forme que qu’ils construisent : _ C’est bien parce que j’ai été, que j’ai la sensation de ! _ C’est bien parce que j’ai la sensation de, que je suis sensible à ! _ Et c’est bien parce que je suis sensible à, que je peux co-créer avec les autres individus qui m’entourent cette forme, de fait, singulière. « La sensation ne se réalise pas dans le matériau sans que le matériau ne passe entièrement dans la sensation » nous rappelle Gilles Deleuze et Félix Guattari1. 1

Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, éd Les Editions de Minuit, 2005. p 156

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3. Forme et Présence « Seule une forme est évidente, seule une forme a ou est une essence, seule une forme se présente comme telle. (…) La forme est la présence même. La formalité est ce qui de la chose en général se laisse voir, se donne à penser. »1 nous dit Jacques Derrida. Cette forme qui signe ma présence et dont il est question dans le projet culturel est une porte d’entrée. En revanche, rien n’empêche cette porte d’être, contre toutes les lois de la logique, à la fois ouverte et fermée simultanément. C’est ce que nous a montré Marcel Duchamp2 avec sa « porte paradoxale ». Toutefois, cela ne l’empêche pas d’être le seuil, où mieux encore le passage3, qu’empruntent les individus pour se rencontrer. Comprendre cette forme avec présence et en présence, c’est encore une fois replacer la relation dans sa priorité sur les objets euxmêmes. « Le mouvement de la signification n’est possible que si chaque élément dit « présent » apparaissant sur la scène de la présence, se rapporte à autre chose que lui-même, gardant en lui la marque de l’élément passé et se laissant déjà creuser par la marque de son rapport à l’élément futur, la trace, ne se rapportant pas moins à ce qu’on appelle le futur qu’à ce qu’on appelle le passé, et constituant ce qu’on appelle le présent par ce rapport même à ce qui n’est pas lui : absolument pas lui, c’est-à-dire pas même un passé ou un futur comme présents modifiés. Il faut qu’un intervalle le sépare de ce qui n’est pas lui pour qu’il soit lui-même, mais cet intervalle qui le constitue en présent doit aussi du même coup diviser le présent en lui-même, partageant ainsi, avec le présent, tout ce qu’on peut penser à

1

Cité in, Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, éd Les Editions de

Minuit, 1992. p 159 2

Lorsque qu’en 1926 Marcel Duchamp emménage dans son nouvel appartement situé 11 rue Larrey à Paris, il y

fait fabriquer par un menuisier, sa « porte paradoxale » qui lorsqu’on l’ouvre pour rentrer dans l’appartement vient fermer la salle de bain. 3

Cf. La série de photographies d’Aurélia Frey intitulée « Passage ». Série exposée au Centre Culturel

Français d’Alexandrie du 01 février 2006 au 27 février 2006. Un texte de Brigitte Remer a été écrit sur ce travail.

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partir de lui, c’est-à-dire tout étant, dans notre langue métaphysique, singulièrement la substance ou le sujet. Cet intervalle se constituant, se divisant dynamiquement, c’est ce qu’on peut appeler espacement, devenir-espace du temps ou advenir-temps de l’espace (temporalisation). »1

Conclusion Comme le précise Georges Didi-Huberman « On ne pourra plus se contenter de décrire une forme comme une chose ayant tel ou tel aspect, mais bien comme une relation, un processus dialectique qui met en conflit ou qui articule un certain nombre de choses, un certain nombre d’aspects »2. Le projet culturel est une forme singulière qui s’interroge et se réinvente à chaque instant. Loin de n’être qu’une simple accumulation d’objets sans attache, il est avant tout constitué d’une multitude de relations qui en font toujours un objet nouveau d’expérience pourvu d’un sens propre et unique. Et cette forme se présente à nous comme elle nous présente à l’Autre. En cela, elle permet l’expérience et s’offre comme un des uniques passages pour une rencontre véritable.

1

Jacques Derrida, cité in, Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, éd

Les Editions de Minuit, 1992. p 156/157 2

Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, éd Les Editions de Minuit, 1992. p

167

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III. Un projet culturel s’offre comme une expérience « J’attire votre attention sur les différences en disant : voyez comme ces différences sont différentes ! , voyez ce qu’il y a de commun dans ces cas différents ! , Voyez ce qu’il y a de commun aux jugements esthétiques . Il reste toute une famille de cas aux connections internes extrêmement compliquées, avec leur point culminant_ une expression d’admiration, un sourire ou un geste, etc »1 Ludwig Wittgenstein, Leçons et conversations

Introduction Pour commencer ce chapitre, il n’est pas inutile de rappeler les thèses de Monroe Beardsley qui soutient qu’il existe au moins trois critères esthétiques à valeur générale, à savoir l’unité (cohérence et complétude), la complexité et l’intensité. Le projet culturel est une forme d’expression et par cela il ne se résume que dans l’expérience induite par elle. Il est à la rencontre entre une intuition et une attention : du Je et d’un Autre. Cette expérience est une forme interactionnelle qui, parce qu’en perpétuelle évolution, n’existe que dans l’événement. En parlant de telle expérience, il sera toujours question de cette expérience là ! C’est ce que nous allons voir dans ce chapitre où, tout d’abord nous analyserons en détails cette forme interactionnelle qu’est un projet culturel. Ensuite, nous verrons que parce qu’il n’existe que dans un rapport à l’autre et se donne toujours comme unité singulière, il est un événement. C’est un des aspects importants d’autant plus que comme événement, un projet culturel engendre du sens. En second lieu, nous analyserons ce sens que le projet convoque pour comprendre que, loin d’être dogmatique, il nous permet au contraire d’être acteur du monde qui nous entoure et nous constitue. Enfin nous verrons, en lien direct avec les théories esthétiques relationnelles, que le projet culturel invente des rencontres possibles et créer les conditions d’un échange.

1

Ludwig Wittgenstein, Leçons et conversations, Paris, éd Gallimard, 1992. p 31

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1. L’expérience est une forme interactionnelle 1.1 Cette forme est une unité Une telle expérience est une forme singulière qui se compose de l’imbrication d’un acte d’expression, d’un objet d’expression et de la réception de celui-ci. Cette forme se constitue en figure de l’expérience. Elle possède ses propres caractéristiques qui lui donnent une forme unique et l’individualisent. Cette expérience consiste en l’interaction de la forme avec un individu. Elle varie selon les personnes et elle change pour une même personne selon les moments, dans la mesure où elle apporte quelque chose de différent1. C’est une véritable révolution qui renverse les terme du rapport entre création et réception, ou du moins, il dévectorise leur échange comme le dit Gérard Genette2, et d’ajouter « il n’y a d’œuvre qu’à la rencontre active d’une intention et d’une attention ».

Reste le fait que pour nous imprégner d’un sujet, nous devons nous y immerger. Quand nous assistons à une scène de façon passive, elle nous submerge et, faute de réaction, nous ne percevons pas ce qui pèse sur nous3. Au contraire, cette forme interactionnelle que constitue le projet culturel doit être un dispositif (une aire) compris par ceux qui s’y immergent. Pour cela, il faut au préalable une étape de reconnaissance du milieu : rien ne doit être caché au regard de l’Autre. Du reste, dans une programmation par exemple, ce ne peut pas être simplement un film projeté, une chorégraphie donnée, car là on est dans le spectacle et dans la consommation gratuite qui n’engage en rien celui qui l’éprouve. Il peut s’agir d’une expérience esthétique bien évidemment, mais nous ne sommes pas dans ce qui est le sujet de nos recherche à savoir : le projet culturel. Ensuite, il faut la phase transitoire d’échange progressif (interaction) qui amènera à une véritable expérience (événement). Cette expérience est le fondement d’une rencontre véritable.

1

Richard Shusterman, L’art à l’état vif_ la pensée pragmatique et l’esthétique populaire, Paris, éd Les Editions

de Minuit, 1992. p 56 2

Gérard Genette, Esthétique et poétique, Paris, éd Editions du Seuil, 1992. p 8

3

John Dewey, L’art comme expérience, Pau, éd Farrago, 2005. p 79

92


Comme nous le verrons un peu plus loin, celui qui reçoit doit sentir que la personne, par la forme qu’elle offre s’engage entièrement. C’est sans doute un critère de jugement pour un projet culturel. Car ainsi, c’est bien sur une aire partagée, d’égal à égal (une aire à débattre) que l’interaction se fera. C’est toute la dimension cachée comme espace intermédiaire entre les individus, dont parle Edward T. Hall en parlant de cette dimension culturelle structurée par les Hommes afin de leur permettre de conserver leur identité1. L’ouverture à l’Autre dépend de cette faculté de comprendre cette espace intermédiaire. Cet espace du milieu !.

1.2 La forme n’existe que dans le rapport à l’Autre La qualité qui donne à l’expérience sa complétude et son unité est de nature émotionnelle. Ces émotions, qui n’ont rien à voir avec une explosion incontrôlée, sont les attributs d’une expérience complexe qui progresse et évolue2. La nature profonde de l’émotion dont il est question ici peut être perçue lorsque l’on assiste à une représentation par exemple pour reprendre un exemple de John Dewey. Elle accompagne en effet l’intrigue ; et une intrigue a besoin d’une scène, d’un espace pour se construire, ainsi que du temps pour se dérouler. Cette expérience, de fait, ne se limite pas à éprouver et agir en alternance, mais se construit sur une relation intime entre ces deux phases. C’est ce que nous rappelle encore Jean-Marie Schaffer lorsqu’il nous rappelle la thèse de l’esthéticien Monroe Beardsley « qui soutient qu’il existe au moins trois critères esthétiques à valeur générale, à savoir l’unité (cohérence et complétude), la complexité et l’intensité » et de poursuivre « Beardsley y insiste, ne se réfère pas à l’œuvre, mais à l’expérience induite par elle. »3. C’est de cette expérience dont il est question dans le projet culturel. Les prédicats esthétiques que nous utilisons pour appuyer notre thèse ne sont pas des prédicats objectifs, mais des prédicats relationnels qui portent témoignage de notre expérience

1

Edward T. Hall, La dimension cachée, Paris, éd Editions du Seuil, 1978

2

John Dewey, L’art comme expérience, Pau, éd Farrago, 2005. p 66

3

Jean-Marie Schaeffer, L’œuvre d’art et son évaluation, in Le beau aujourd’hui, Paris, éd Editions du Centre

Pompidou, 1993. p 30

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relationnelle à l’autre, dans le cadre d’un projet.1 C’est de cela dont nous parle Madame A. durant notre entretien : « Il faut qu’il y ait cette rotation qui indique que les gens à un moment s’y retrouvent tous les uns et les autres et tous ceux qui ont envie de dons, d’échanges de voir ailleurs ce qui s’y fait, et l’ailleurs étant large ».

1.3 Cette forme est en perpétuelle évolution « Avec la forme, nous sommes constamment dans le processus de l’inchoatif : de ce qui est tout juste en cours, de ce qui est capable à tout moment de se défaire ou de se refaire, d’inventer à mesure son prolongement, c'est-à-dire de se transformer »2. S’engager dans la voie de la forme- c'est-à-dire dans la perspective du faire plutôt que dans celle de l’œuvre- revient à prendre une « décision motivée » qui est de l’ordre d’une exigence : que les forces puissent travailler ensemble, que cette coopération dessine sa direction en la parcourant3. Concevoir un projet culturel comme cette forme-ci, c’est lui reconnaître cette dynamique interne qui sans cesse l’anime et le développe à l’infini. La forme ne relève jamais de l’achèvement, du repos ou de quoi que ce soit de cet ordre. Elle est cet état passager et comme momentané d’une force (Paul Valery)- ou d’un ensemble de forces- susceptible d’agir autrement à nouveau, sans qu’on puisse savoir d’où vient l’impulsion. Elle n’est qu’une étape quelconque dans un jeu de transformation. Son parcours ne saurait être fixé au préalable4. Un projet culturel est donc un assemblage temporaire d’un ensemble d’objets pour un temps donné. Cette proposition ainsi créée se donnera à éprouver dans sa singularité et se transmutera ensuite pour laisser place à une autre proposition et ainsi de suite. Par conséquent, il est aisé de comprendre que nous sommes dans le registre de l’événement et pas de l’événementiel comme on nous présente le projet culturel trop souvent. 1

Id, Ibid. p 31

2

Jean-Michel Rey, in La forme en jeu (collectifs), éd Presse Universitaire de Vincennes, Saint-Denis,

1998. p 110 3

Id, Ibid. p 110

4

Jean-Michel Rey, in La forme en jeu (collectifs), éd Presse Universitaire de Vincennes, Saint-Denis,

1998. p 112

94


2. L’expérience est un événement 2.1 Cette forme est un événement En premier lieu, rappelons que l’événement, comme le rappelle Philippe Zarifian1, est problématique et problématisant. En cela, il épouse parfaitement la physionomie de cet acte d’expression précédemment expliqué et le développe sur le mode du Devenir. Le projet culturel est constitué d’une multitude de singularités qui communiquent en un seul et même événement qui ne cesse de les redistribuer pour reprendre les termes de Gilles Deleuze. Et puisque ces singularités expriment les conditions du problème, ce sont elles qui le déterminent comme problème. L’événement préside donc à la solution du problème dans la mesure où il en exprime les conditions. Nous nous éloignons définitivement du Qu’est-ce qu’un projet culturel ? pour atteindre le Quand y a-t-il projet culturel ?

Le Nouveau est l’acte du devenir comme création par lequel s’instaure un événement qui fait bifurquer le cours de l’Histoire2 . Il n’y a événement qu’à partir du moment où on peut distinguer un avant et un après, c'est-à-dire à partir du moment où il y une transformation du cours des choses. Quelque chose qui fait que ma vie comme « forme », prend une nouvelle orientation, une autre figure, un autre sens. C’est donc une véritable événement qu’ont vécue les dix participants à l’atelier proposé par la compagnie Alis, lors de leur venue à Alexandrie. Dans le questionnaire spécifiquement conçu pour eux, à la question : « Pensez-vous que cette expérience a changé quelque chose dans votre vie ? », tous ont répondu par l’affirmative. L’un des participant écrit : « J’ai changé ma vision des choses » et un peu plus loin « Je veux absolument revivre cette expérience ». Participer à un atelier peut donc transformer le cours des choses !

1

Article de Philippe Zarifian, in http://perso.wanadoo/philippe.zarifian/pages77.htm, site consulté le 22 février

2006 2

Anne Sauvagnargues, in Les cahiers de Noesis N°3, le vocabulaire de Gilles Deleuze, 2003. p 266

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2.2 Une expérience a une unité qui la désigne en propre. Cette expérience là ! Comme le rappelle Jean-Marie Schaeffer, « Du point de vue esthétique, une œuvre ne saurait jamais se légitimer que dans sa singularité, pour un récepteur singulier, à travers une expérience singulière »1 . Si nous prenons le projet tel que nous tentons de le définir depuis le début de notre exposé, nous sommes donc bien là en « présence » d’une forme particulière qui possède ses propres caractéristiques qui l’individualisent et qui se suffit à elle-même. Cette forme s’actualise dans le registre de l’expérience à l’intérieur d’un temps spécifique qui « informe et transforme à son gré nos expérience vécues dont elle est inséparable »2. Le terme de cette expérience est « un parachèvement et non une cessation »3 .

Profitant de sa venue au Caire pour un festival, le Centre Culturel a demandé au conteur Claude Delsol de venir présenter deux spectacles en matinée pour un public d’enfants. La particularité de cet artiste est de mélanger lors de ses représentations le conte et la prestidigitation. Lors du spectacle Songe donné au Centre, une petite fille nommée Sarah Luna, âgée d’environ 5 ans monte sur scène à la demande de l’artiste. Après quelques instants, Claude Delsol vient placer dans la main de la petite fille, un minuscule lapin rouge et lui demande alors de maintenir sa main fermée. Quelque temps après, le moment est venu pour la petite fille d’ouvrir la main, très lentement comme le lui demande le conteur. Et là, suivant le mouvement d’ouverture de la petite main, toute la salle voit apparaître un lapin qui se met à grossir, grossir et grossir encore sous les doigts de Sarah Luna dont toute la salle peut voir le visage ébahi. La petite fille est figée sur place avec ses deux grands yeux ouverts en train de regarder en direction de la main qui n’arrive plus à contenir le lapin qui continue de grossir, grossir et grossir encore… L’émerveillement de la petite fille, lisible sur son visage, monte en puissance jusqu’à irradier toute la salle. Toutes les personnes présentes se mettent alors à rire de plus en

1

Jean-Marie Schaeffer, L’œuvre d’art et son évaluation, in Le beau aujourd’hui, Paris, éd Editions du Centre

Pompidou, 1993. p 31 2

Emmanuel Ethis, Les spectateurs du temps_ Pour une sociologie de la réception du cinéma, Paris, éd

L’Harmattan, 2006. p 11 3

John Dewey, L’art comme expérience, Pau, éd Farrago, 2005. p 59

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plus fort et à applaudir simultanément la petite fille et le conteur pour ce moment magique, dans tous les sens du terme, que tous venaient de vivre.

Quelques temps plus tard, nous avons demandé à Claude Delsol de répondre par courrier électronique à quelques questions. L’une d’elles était celle-ci : « quelle expérience, selon vous, les enfants (et les adultes) ont-ils vécu durant la réception de votre spectacle Songe ?» Sa réponse est la suivante :

« D’abord, c'est une rencontre avec le spectacle vivant, un artiste, un intermittent du spectacle. C’est important surtout à l’heure de l’hégémonie de la télévision. C’est, à mon avis, très important dans la formation de l’individu et de fait du citoyen. Ensuite, une rencontre avec la magie (La prestidigitation), la poésie (le jongleur des mots), et par extension avec l’émotion individuelle, partagée dans l’instant du spectacle. »

C’est sans doute l’expérience de ce partage d’une émotion individuelle qui a fait répondre à Marine_ une jeune femme française qui a assisté à ce spectacle_ dans notre questionnaire, que ce moment était l’un de ses meilleurs souvenirs vécus au Centre. Il n’y a donc pas d’événement en général, ou d’événement tout seul : il n’y a d’événement que parce qu’un moment donné un phénomène s’effectue. Mais loin de n’être qu’un fait banal, ce phénomène est notable : c'est-à-dire qu’il vient marquer celui qui l’éprouve comme cela a été le cas pour cette jeune française durant le spectacle.

2.3 L’événement engendre du sens L’événement est ce qui, dans un environnement donné et dans un temps donné, nous apparaît comme signifiant. Signifiant, pour nous ! Ce pour nous est fondamental, car il nous montre bien qu’il n’y a pas d’événement en soi, mais qu’il n’y a d’événement que lorsque nous donnons un sens à quelque chose qui surgit, qui arrive de manière singulière. Comme nous l’avons dit précédemment, le mode de l’événement, c’est la problématique et celle-ci se caractérise par les points singuliers qui en expriment les conditions. Ce sont ses agencements qui lui donne sa singularité.

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Ce quelque chose qui surgit dans un environnement particulier, ne deviendra un événement pour un individu qu’à partir du moment où celui-ci privilégiera telle ou telle option possible d’orientation de son action. C’est en cela que Gilles Deleuze peut dire que l’événement « c’est le sens lui-même, en tant qu’il se dégage ou se distingue de l’état des choses qui le produisent et où il s’effectue»1 . Il précise un peu lorsqu’il dit « Un même objet, un même phénomène change de sens suivant la force qui se l’approprie »2. D’une part, le sens est donc ce que nous décidons de garder d’une situation particulière et qui va nous marquer au point que l’on puisse distinguer, comme nous l’avons dit plus haut, un avant d’un après. D’autre part, il garde une charge affective et une force expressive déterminantes qui le rendent toujours proche de la vie des motivations personnelles. Il est donc ce qui oriente le devenir de tous ceux qui l’éprouvent !

2.4 Le sens interroge la signification Parce qu’il participe du caractère vivant et dynamique des événements, le sens « soit conforte, soit conteste, soit contribue à créer des significations qui en stabilisent relativement la portée sociale »3. La signification participe des démonstrations et argumentations à composante intellectuelle qui visent à acquérir droit de cité à une échelle de validation sociale, et qui sont, en quelque sorte, refroidies par rapport à leur charge affective initiale ; c’est en cela qu’elle se distingue du sens qui lui, comme nous venons de le voir dans le paragraphe précèdent, garde une charge subjective importante. Si nous réexaminons à présent la réponse donnée par Claude Delsol à notre question « quelle expérience, selon vous, les enfants (et les adultes) ont-ils vécu durant la réception de votre spectacle Songe ? », sa réponse prend alors toute sa dimension : « D’abord, c'est une rencontre avec le spectacle vivant, un artiste, un intermittent du 1

Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, éd Les Editions de Minuit, 1969. p 246

2

Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, éd Les Editions de Minuit, 1962. p 4

3

Article de Philippe Zarifian, in http://perso.wanadoo/philippe.zarifian/pages93.htm, site consulté le 22 février

2006 Pour toute cette partie sur le sens et la signification, nous nous sommes inspiré des textes de Philippe Zarifian qui sont disponibles sur son site Internet et qui nous ont été d’une aide très précieuse dans la compréhension de ces deux notions.

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spectacle. C’est important surtout à l’heure de l’hégémonie de la télévision. C’est, à mon avis, très important dans la formation de l’individu et de fait du citoyen ». Si nous analysons sa réponse, elle nous dit que vivre une expérience, c’est faire une rencontre et même, une triple rencontre : _ Premièrement avec un art qui ne peut exister que dans un environnement singulier (un art vivant est par principe un art qui s’effectue face à un public). _ Deuxièmement la rencontre se fait avec un Homme et plus particulièrement avec un artiste_ c'est-à-dire une personne qui a décidé de se questionner et de questionner le monde dans lequel il vit. _ Et enfin la troisième rencontre se fait avec une société par le biais du statut qu’elle donne à une catégorie de personnes qui sont les artistes.

Mais la réponse de Claude Delsol est très intéressante aussi parce qu’elle fait la synthèse de cette partie que nous venons de traiter sur le sens et sur la signification en lien avec un événement. Le conteur nous dit en effet que le fait de vivre cette expérience est très important « dans la formation de l’individu et du citoyen » c'est-à-dire dans ce que cet individu convoque du sens_ en tant que charge affective et une force expressive_ et que ce sens rentre en relation avec la signification_ en tant que démonstrations et argumentations à composante intellectuelle qui me permettront de me déterminer dans la société. En effet, la signification, sans se distinguer radicalement du sens, se situe plus du côté des conventions sociales, des règles relativement stabilisées, des relatives régularités, des reconnaissances socialement valides. Nous vivons dans des corps de signification1 et le sens, lorsqu’il apparaît, doit se confronter à ces corps de signification pour les approuver, les réfuter, ou les faire évoluer dans une autre direction. Cette partie relative à l’événement est pour nous primordiale car elle nous montre que le projet culturel, pensé comme une forme d’expérience, a la capacité de faire surgir le sens. Celui-ci, à son tour, convoque les corps de signification qui ordonnent la société dans

1

« Chacun d’entre nous assimile et garde en lui dans une certaine mesure les valeurs et les significations

appartenant à des expériences passées ». John Dewey, L’art comme expérience, Pau, éd Farrago, 2005. p 99

99


laquelle nous sommes. Par conséquent, nous l’individu rentre dans un rapport actif avec la société. Il devient acteur et plus seulement spectateur ! « La question politique est une question esthétique, et réciproquement : la question esthétique est une question politique » nous dit Bernard Stiegler dans un article d’un grand quotidien français1. Et de préciser que « l’esthétique est engagée dans la question de la sensibilité. Or, la question politique est essentiellement la question de la relation à l’autre dans un sentir ensemble. Le problème du politique, c’est de savoir comment être ensemble, vivre ensemble, se supporter comme ensemble à travers et depuis nos singularités et par-delà nos conflits d’intérêts ». Par le projet culturel et l’expérience que nous en éprouvons, nous sentons à nouveau que l’on n’est pas dans le Monde, mais que l’on devient avec le Monde.

2.5 Le sens n’est jamais dogmatique Nous voyons donc qu’un sens n’est jamais dogmatique. Puisque la forme « ne peut être logiquement séparée ni de ce qui l’a engendrée dans l’expérience de son créateur, ni de la façon variable et changeante dont elle est reçue dans l’expérience des autres, il faut considérer à la fois les conditions socio-historiques de son émergence et les mutations résultants de son interprétation et de son évaluation »2. C’est ainsi que le sens de cette forme peut changer du tout au tout à travers les transformations générales qui conditionnent l’expérience que nous vivons par/en/pour elle. C’est de l’ensemble de ces relations qui restent à comprendre dont parle Jean Molino3 lorsqu’il dit que « Le sens n’a pas de sens, il n’y a pas derrière le mot ou l’image un sens caché, il n’y a qu’un infinie diversité de traces, de formes et de conduites ».

1

Le Monde du 11 octobre 2003.

2

Richard Shusterman, L’art à l’état vif_ la pensée pragmatique et l’esthétique populaire, Paris, éd Les Editions

de Minuit, 1992. p 50 3

Cité par Emmanuel Ethis, in Emmanuel Ethis, Les spectateurs du temps_ Pour une sociologie de la

réception du cinéma, Paris, éd L’Harmattan, 2006. p 234

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3. Produire une forme c’est : inventer des rencontres possibles Recevoir une forme c’est : créer les conditions d’un échange 3.1 Cette forme est un langage Cette forme d’expression qui s’exprime par le projet culturel est un langage. Ce parallèle que nous utilisons entre cette forme d’expression et le langage n’est pas anodin. Benveniste écrit dans ses Problèmes de linguistique générale, que le langage représente la forme la plus haute d’une faculté qui est inhérente à la condition humaine, la faculté de symboliser. En d’autre terme, il s’agit là de la faculté de représenter le réel par un signe et de comprendre ce signe comme représentant le réel. Ce langage, comme intermédiaire nécessaire, permet la relation entre l’Homme et le monde1 et entre l’Homme et l’Homme2. Dire le monde, c’est le vivre pleinement et intensément, et non plus le subir et s’y fondre. Comme le rappelle France Fargo, « Le langage et ses mots (motus, mouvement) sont la modulation de l’existence ». Le projet culturel est donc, comme forme d’expression, un langage qui permet à ceux qui s’y inscrivent d’éprouver le monde et de rentrer dans un processus de transformation. Merleau-Ponty, dans le visible et l’invisible, nous rappelle qu’une œuvre de création introduit « à des perspectives étrangères, au lieu de nous confirmer dans les nôtres […] nous transporte du monde déjà dit à autre chose […] Il est essentiel au vrai de se présenter d’abord et toujours dans un mouvement qui décentre, distend, sollicite vers plus de sens notre image du monde »3 . En cela, les paroles de Madame A. qui nous parle des jeunes créateurs avec qui elle travaille nous éclairent : « […] C’est au contraire avoir envie de les attirer, comme je vous disais, semer le doute, pour qu’ils puissent essayer d’avancer, semer le doute ou donner matière à discussion ». Et parlant de sa programmation elle poursuit cette idée d’un espace de rencontre: « C’est faire venir des choses pour que ce soit prétexte à discussions et à échanges » avant de poursuivre : 1

Cette relation entre l’Homme et le Monde est bien sur comprise dans le sens utilisé par Gilles Deleuze et

Félix Guattari lorsqu’il disent « On n’est pas dans le Monde, on devient avec le Monde, on devient en le contemplant » Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie, Paris, éd Les Editions de Minuit, 2005. p 160 2

France Fargo, Le langage, Paris, éd Armand Colin, 1999. p 6

3

Id, Ibid. p 153

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« mais en même temps, je pense que le débat, c’est ça, c’est des mouvements d’accordéon, c’est des petites choses, par des petites choses qui peuvent inquiéter, qui peuvent surprendre, qui peuvent euh…Et se dire tiens, là tiens, pourquoi là j’ai pas compris, comment ? Et avoir envie, pas forcement de débattre par les mots, aussi sentir, respirer, voir comment ça vie, voir comment son les rythmes, comment sont…voilà ». Au même titre que « les paroles les plus chargées de philosophie ne sont pas nécessairement celles qui enferment ce qu’elles disent, mais sont plutôt celles qui ouvrent le plus énergiquement sur l’Être, parce qu’elle rendent plus étroitement la vie du tout et font vibrer jusqu’à les disjoindre nos évidences habituelles »1, nous dirons que le projet culturel, comme forme d’expression, doit être cette expérience qui donne l’être. Dans cette expérience partagée doit donc pouvoir s’entendre, mais jamais complètement, l’appel de l’Être dont parle Umberto Eco dans la structure et l’absence2, et la nécessité de rentrer en contact avec l’Autre. Transcender la langue ! La forme construite et l’expérience qui en découle dépassent donc la langue pour devenir langage entre les Hommes. En rapprochant la forme d’expression sur laquelle nous réfléchissons du langage, nous le concevons comme de la poétique (et de la poïétique). C’est pourquoi, ce langage dont il est question ici à travers le projet culturel ne désigne pas, mais exprime. C'est-à-dire, que comme expression, il a toujours une signification ; même si celle-ci reste elle aussi à construire puisque comme le rappelle Hegel « C’est dans le mot que nous pensons »3.

3.2 Comme langage, il faut quelqu’un pour l’entendre Mais comme tout langage, il ne prend sa force et sa puissance que dans celui qui le reçoit. Jean Caune nous rappelle que l’on peut distinguer une double fonction du langage : fonction d’expression qui permet la manifestation de l’identité du sujet_ la

1

Id, Ibid. p 157

2

Cité in France Fargo, Le langage, Paris, éd Armand Colin, 1999. p 171

3

Cité in France Fargo, Le langage, Paris, éd Armand Colin, 1999. p 110

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révélation de son essence la plus intime_ et fonction de communication qui permet la relation interpersonnelle1. D’autant plus que pour qu’il puisse faire du sens, l’acte du langage a besoin de quelqu’un pour le recevoir et l’interpréter. En effet, toutes les études sur la réception ont montré deux idées aujourd’hui acquises : La première est que celui qui reçoit, loin d’être dans une position passive, est actif dans l’élaboration du sens des messages qu’il reçoit. La deuxième est que le contenu des messages est ouvert à l’interprétation et qu’il n’est pas fixé à l’avance. La réception, comme le rappelle Louis Quéré2, est une activité située dont la réalisation repose sur des opérations mettant en œuvre des compétences et des méthodes. Il faut se rendre digne de recevoir comme le précise Jean-Louis VieillardBaron3 . La réception est aussi un acte « configurant » qui dote l’objet d’un sens ou d’une intention comme cela sera développé un peu plus loin. Cet acte configurant caractérise un mode de compréhension : celui qui consiste à voir des choses ensemble, à organiser un divers hétérogène en une totalité intelligible en saisissant les éléments dans un complexe unique et concret de relations. Enfin, la réception est une « appropriation » qui consiste en l’utilisation de cette forme, par celui qui la reçoit, pour éclairer sa propre situation, pour modifier son environnement cognitif, corriger ses préjugés, ses croyances ou ses évaluations de la réalité, enrichir ses désirs ou ses attentes, réorienter sa pratique. Nous sommes bien ici dans cette « interconnexion de l’expérience vécue et de l’expression comme production de manifestations symboliques qui est la voie d’accès à la compréhension » dont parle Jean Caune4.

1

Jean Caune, Esthétique de la communication, Paris, éd Presse Universitaire de France, 1997. p 66

2

Louis Quéré, Faut-il abandonner l’étude de la réception, in revue Réseaux N° 79, éd CNET, 1996.

3

Jean-Louis Vieillard-Baron, De l’âme et de l’expérience esthétique, in revue des deux mondes, mai 2004. p 92

4

Cité par Emmanuel Ethis, in Emmanuel Ethis, Les spectateurs du temps_ Pour une sociologie de la

réception du cinéma, Paris, éd L’Harmattan, 2006. p 62

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Conclusion Un projet culturel s’offre comme une expérience. Il se présente à nous comme un objet singulier dans lequel se rencontrent un acte et une forme d’expression. Le projet culturel est une expérience parce qu’il implique la relation entre la forme qui le constitue et au minimum un individu qui l’éprouve. Comme le rappelle Gérard Genette « il n’y a d’œuvre qu’à la rencontre active d’une intention et d’une attention ». Un projet se tisse dans des relations humaines qui, de fait, sont complexes et jamais identiques dans le temps et dans l’espace. En cela, le projet culturel est toujours unique dans les rapports qu’il tisse avec les personnes qui le vivent et ne sera jamais ce que certains nous offrent à travers une programmation toujours identique et à jamais stéréotypée. Au contraire, un projet culturel parce qu’il est une forme d’expression est un événement qui engendre du sens et paraît aux yeux de tous ses acteurs comme signifiant. Par la force de l’expérience que l’on vit par lui, il a la puissance de transformer nos vies. Mais en cela, il ne faut y voir aucune forme d’égoïsme bien au contraire : un projet culturel n’existe que dans le rapport à l’Autre puisque comme expérience, il doit être conçu comme une aire partagée qui présente chaque acteur dans sa singularité, les unit et les invite à voir ensemble ! De plus, parce qu’il fait sens, il s’affronte aux corps de signification et amène la personne qui vit cette expérience à devenir acteur de la société dans laquelle il vit.

Conclusion Partie 2 Penser le projet culturel comme une forme d’expression, c’est lui offrir l’espace nécessaire à son développement. C’est d’abord le comprendre autrement que comme un simple objet, vide d’expériences et de sens. C’est s’éloigner de la proposition événementielle pour s’engager dans celui de l’Evénement. Les théories esthétiques nous permettent de réfléchir différemment à la notion de projet culturel. Elles nous apportent les outils nécessaires à cette tâche qui est la nôtre de redonner sa substance à cette notion devenue au fil du temps « fourre-tout ». Avant tout, l’esthétique nous a permis de comprendre la nécessité d’œuvrer à un retournement

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conceptuel et, plutôt que d’essayer de savoir ce qu’est un projet culturel, de percevoir les conditions nécessaires à l’émergence d’un projet culturel. Loin de n’être qu’un simple jeu de langage, nous offrons là la possibilité de réfléchir le projet culturel comme une véritable forme d’expression qui s’offre à nous dans toute sa complexité. Il est problème, problématisant et de fait, nous interroge et interroge le Monde qui nous entoure. Le projet culturel est un acte de création en ce qu’il est empli de toute la vie de celui (de ceux) qui le conçoit (vent). Nous avons vu précédemment qu’il se charge aussi de toute l’expérience de ceux qui l’éprouve. Il part d’intuitions qui s’expriment en se projetant au loin ! Parce qu’aucun moment de la vie ne se ressemble, un projet culturel est à réinventer sans cesse. Et nous pensons même que structurellement il ne peut en être différemment car un projet culturel est une forme toujours singulière, créée par un individu singulier (ou un ensemble d’individus) dans un environnement lui aussi singulier. Il se nourrit des puissances de vie de ceux qui l’expérimentent et du contexte dans lequel il émerge. Les relations qui se tissent entre les Hommes et l’essence même du projet culturel. Un acte d’expression prend forme dans/par le projet culturel. Il se compose d’une infinité d’histoires de vie qui se racontent. En son sein, les multiples relations qui se développent les unes par rapport aux autres, se nourrissent l’une de l’autre. Un projet culturel n’existe que dans ce rapport à l’Autre. Et puisqu’il signe une présence, il est ce passage, cette porte d’entrée par où la rencontre se fera. Un projet est une forme problématisante en perpétuelle évolution. En cela, il est événement et se désigne en propre : cet événement là ! Un projet culturel est toujours dans le registre de l’expérience. Il s’informe et se transforme au gré de ceux qui l’éprouvent. Comme événement, il n’existe que dans le sens qu’on lui donne. Ce sens garde une charge affective, mais aussi une force expressive qui s’ouvre sur le monde. En cela, il interroge les corps de significations qui structurent la société dans laquelle nous vivons. Par conséquent, le projet culturel nous offre la possibilité, en tant qu’individu, d’être aussi actifs comme citoyen.

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Partie 3. Cette expérience est une véritable rencontre « Ce qu’il y a de plus profond en toi est ce qui s’éloigne le plus de moi_ jusqu’au point extrême où réside notre identité absolue. Il y a une zone commune entre nous, une profondeur incommunicable entre nous, et un point identique en nous. Mais entre moi et moi, c’est tout de même »1. Paul Valéry, Entre nous.

Introduction Partie 3 Le projet culturel, comme forme d’expression élève l’Homme à la rencontre. Il permet de comprendre celui qui nous fait face et qui se reflète dans notre regard pour mieux nous révéler à nous-même. Comme nous le montrerons dans le premier chapitre, nous verrons que, par le projet culturel, nous nous manifestons. Nous donnons signes et rendons visible une grande partie de ce qui nous constitue : notre intimité, notre identité, notre culture et les profondeurs de celle-ci. Le projet culturel, loin d’être un objet anodin, est empli d’humanité. De plus, le projet nous engage aux yeux de l’Autre dans une relation qui se tisse déjà. Ensuite, nous découvrirons que le projet culturel, parce qu’il s’informe en une expérience, se donne à éprouver individuellement et collectivement. Mais il se présente comme doté d’intentionnalité. Il est un dispositif complexe qui s’offre en une aire de rencontre à venir. Dans le deuxième chapitre nous verrons qu’un projet culturel est cet espace de rencontre avec l’Autre : de rencontre véritable. Il est d’abord rencontre avec Soi et ensuite rencontre avec l’Autre. Il est donc une forme bien spécifique. Vivre un projet culturel, c’est accepter le fait que l’on puisse se transformer et se métamorphoser. Mais comme nous le montrerons dans le dernier chapitre, nous verrons que la forme d’un projet culturel doit être pensé en terme de formation parce que tous les acteurs qui y participent acceptent cette transformation. Mais cette formation n’a rien d’académique bien au contraire. Vivre cette expérience, c’est apprendre à : s’ouvrir, se métamorphoser.

1

Paul Valéry, Entre nous, in Œuvres complètes, Paris, éd N.R.F, Bibliothèque de la Pléiade, 1968. p 341

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I. Je et un autre […] Hop l’Univers verse Qui chavire L’autre ou moi L’autre émoi La naissance à cette solitude Je donne un nom meilleur aux merveilles du jour J’invente à nouveau le vent tape-joue le vent tapageur Le monde à bas je le bâtis plus beau Sept soleils de couleur griffent la campagne […] Aragon, Le mouvement perpétuel1.

Introduction Le projet culturel est une représentation de celui qui le conçoit (individu et institution) parce qu’en lui et par lui il s’exprime. Il s’expose et nous expose aux yeux de celui qui nous fait face. Le projet culturel comme forme d’expression, nous présente et nous représente intimement. En lui nous mettons ce que l’on a de plus profond en nous. C’est cette sincérité que perçoivent les gens en face. En cela, il est un véritable cadeau pour l’autre, mais un cadeau qui s’offre en partage. Dans le chapitre qui suit, nous verrons dans un premier temps qu’un projet culturel est une forme qui nous représente. Ensuite, nous creuserons cette idée pour voir à quel niveau un projet est capable de nous exposer et avec quel degré d’intensité ! Enfin, nous montrerons qu’un projet comme expérience se présente aussi comme une forme dotée d’intentionnalité et en cela, il est un lieu d’échange entre les individus.

1. Le projet culturel est une (re)présentation de soi 1.1 Une forme qui nous présente… Comme le dit Bernard Noël, « La représentation dévoile ce qui est au-delà de l’espace ordinaire de la relation, et qui reste derrière elle, juste comme nous demeurons derrière notre peau. Représenter, suppose le retournement de cette situation et la mise au jour de

1

Aragon, Le mouvement perpétuel, Paris, éd Gallimard, 2003.

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l’intimité même »1. Cette forme nous présente au yeux de l’Autre parce que « l’être est langue, c'est-à-dire autoreprésentation »2. Cette autoreprésentation dont parle Hans Georges Gadamer est complexe puisqu’elle apparaît sous de multiples visages qui viennent se superposer pour n’en plus former qu’un. Et puisque ce langage dont nous venons de parler précédemment est l’horizon dans lequel nous évoluons, nous pouvons affirmer qu’il nous (re)présente en tant que nous nous exprimons. Le projet culturel expose donc à la fois l’identité de celui qui le conçoit, celles de tous ceux avec qui cette personne travaille_ et qui laisse un peu d’eux-mêmes dans cette création_ ainsi que celle de l’institution qui le porte. Les logiques individuelles se fondent en une logique collective qui se présente (et qui nous présente) aux yeux de l’Autre.

Mais exposer, c’est aussi s’exposer. Et la création en tant qu’objet intentionnel sera bien évidemment celle qui s’offrira au premier regard et donc aux premières critiques. Bien que nous ayons décidé de ne pas développer cet aspect dans ce travail, nous voyons bien évidemment l’importance que la communication apporte à cette présentation. Elle donne à voir ceux qu’elle représente et par là, en tient lieu3. L’affiche, comme le dépliant, sera ce en vue de quoi4, nous nous ferons une idée de celui qui est en face de nous. Ces présentations qui véhiculent nos (re)présentations ont donc une importance primordiale.

D’une part, cette représentation dont il est question ici, n’est pas une nouvelle présentation de nous, dans le sens où nous nous montrerions une fois de plus, mais il s’agit d’un geste qui s’apparente au fait de se dévoiler. Comme ce geste d’ôter un voile qui servait à masquer jusqu’à là quelque chose que l’on voulait préserver du regard d’autrui. Nous sommes ici dans la singularité et pas dans la régularité.

1

Bernard Noël, Journal du regard, Paris, éd P.O.L, 1988. p 104

2

Hans Georg Gadamer, Vérité et méthode, éd

3

Georges Didi-Huberman, Devant l’image, Paris, éd Les Editions de Minuit, 1990. p 279

4

Id, Ibid, p 279

108


D’autre part, cette représentation constitue en tant que telle un gain d’être, un surcroît d’être. C’est bien l’excédent de vie qui appelle la (re)présentation et réciproquement1 . Cette forme ainsi créée, comme (re)présentation, est donc capable d’accroître l’être qu’elle représente et en qui il se projette. « La projection soit reste en l’air, flottante, et elle s’incorpore alors à l’espace, soit s’immobilise et paraît, se représente. Quand elle se transforme ainsi en représentation, il faut qu’un croisement ait eu lieu, qui manifeste la matière de la projection et la cristallise »2 .

1.2 …qui nous présente intimement Le projet est donc le lieu où ceux qui le vivent, à travers cette expérience commune, se donnent à voir à tous. Il est l’endroit où l’on dépasse ses communications ordinaires pour mettre en commun le plus profond de soi-même. C’est sans doute pour cela que l’esthétique est un des meilleurs outils qui nous permettent de comprendre la profondeur de cette expérience. Karima Nait est l’une des danseuses qui a participé à la création Dans le regard de la nuit…de Karine Saporta à l’Opéra du Caire. Lors de l’entretien que nous avons eu avec elle, nous lui avons posé cette question : « Quelle est la plus belle chose que vous aimeriez offrir aux gens qui viennent vous voir danser ? » Voici sa réponse :

«[Ce que j’aimerais offrir aux gens] qui viennent me voir danser, en fait, c’est ma vérité. C’est, c’est…Moi j’essaie toujours d’être…enfin j’essaie d’être vrai, c’est peut-être…enfin tous le monde essaie d’être vrai, mais sur scène, j’essaie…C’est moi, c’est moi. Donc, je dis pas que j’essaie d’être belle ou que j’essaie d’attirer l’attention et tout ça, j’essaie d’être moi et de vraiment conduire une émotion que je ressens très, très fort chez moi. Donc des fois, si je sens que ça n’arrive pas, je suis un peu triste disons, je suis un peu triste. » 1

Alain Kerlan, La culture dans plusieurs mondes_ Haute culture et pluralité culturelle, in Journée

professionnelles des Documentalistes du Rhône, 24 mai 2005. 2

Bernard Noël, Journal du regard, Paris, éd P.O.L, 1988. p 121

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Non seulement cette réponse est touchante parce qu’elle montre qu’à certains moments, les mots sont trop faibles pour porter la puissance des sentiments que l’on exprime mais elle nous montre bien que par cette expérience, chaque jour un peu la même dans le temps de la représentation et pourtant toujours différentes, cette jeune danseuse nous offre ce qu’elle a de plus profond en elle, sans pudeur. Un projet culturel est donc, parce qu’il est l’espace d’une véritable expérience, l’instant où l’on offre à l’Autre, sa vérité. Mais plus qu’une vérité offerte en cadeau, il s’agit d’une vérité qui s’offre en partage.

1.3 Un projet culturel est un cadeau pour l’Autre Durant notre entretien, nous avons demandé à Madame A. sur quoi devait reposer une programmation originale et inventive. S’interrogeant sur ces deux concepts elle commença par nous répondre qu’elle essaie d’être inventive dans ce que qu’elle fait.

« J’essaie de me créer des accidents de parcours, de pas me remettre les pieds dans les même traces, d’ouvrir l’éventail vers d’autres chercheurs, vers d’autres expériences, vers d’autres groupes, d’aller toujours ailleurs. […] J’ai envie de m’enthousiasmer, c’est comme quand tu offres un bouquet de fleurs, moi j’aime offrir les fleurs que j’aime. J’offre un cadeau que j’aime, je n’offre pas quelque chose que je n’aime pas »

Un peu plus loin dans l’entretien, Madame A. nous concède qu’une programmation n’est jamais parfaite, mais que pour elle il est important « que les gens à un moment s’y retrouvent tous les uns et les autres et tous ceux qui ont envie de dons, d’échanges de voir ailleurs ce qui s’y fait, et l’ailleurs étant large. » Nous sommes bien dans une pratique qui s’apparente au don ou tout au moins à un présent que l’on offre. Celui qui reçoit, doit sentir que la personne qui offre s’engage entièrement.

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2. Un projet culturel est un échange 2.1 S’inscrire dans la forme d’un projet culturel, c’est s’engager Fondamentalement, le projet culturel est un espace qui nous permet de vivre collectivement (et/ou individuellement) des expériences. Mais pour cela, cet espace doit être partagé par tous. C’est pourquoi, auparavant, il doit être saisi par tous. Le verbe saisir offre l’avantage d’orienter notre compréhension dans les deux sens qu’il peut prendre sans que toutefois ils soient opposés. Pour mieux saisir cet espace (le prendre à bras le corps, le tenir) il est nécessaire que je puisse saisir (comprendre) cette forme que l’on m’offre. Le projet culturel doit donc être conçu comme un dispositif compris par ceux qui s’y immergent. Cependant, il faut à chacun un temps d’adaptation et de reconnaissance du milieu pour pouvoir appréhender entièrement_ dans le sens d’être entier_ un projet culturel. Rien ne doit être caché du dispositif. Il faut donc pour cela, une phase transitoire d’échange progressif (une interaction) qui amènera à une véritable expérience (à un événement). Cette expérience est le fondement d’une rencontre véritable. Un projet culturel ne peut pas se contenter simplement de la projection d’un film, de la représentation d’un spectacle de danse. Il ne peut s’agir d’un seul « spectacle » mais bien d’un dispositif plus complexe qui soit « quelque chose de très ouvert qui traverse et leurs préoccupations et les nôtres » comme nous le rappelle Madame A.. Cette aire partagée (d’égal à égal) est aussi une aire à débattre. Un projet culturel ne peut offrir de la consommation à des récepteurs passifs. « Donc au moins, que ce ne soit pas comme à la télé, comme à la maison, où tu fais n’importe quoi, […] mais au moins qu’il y ait un respect de ce qui se passe sur l’écran et une envie d’en parler » nous dit Madame A. Cet échange nous permet de « découvrir des pans de culture qu’on ne soupçonne pas » et percevoir (percer pour voir !) « Des trucs éblouissant chez les autres ». Elle précise encore un peu plus ce qu’elle entend par cet engagement :

« Je pense que le débat, c’est cela, des mouvements d’accordéon, des petites choses, des petites choses qui peuvent inquiéter, qui peuvent surprendre. Et se dire tiens,

pourquoi là je n’ai pas compris, comment ? Et avoir envie, pas

forcement de débattre par les mots, mais aussi de sentir, respirer, voir comment ça vit, voir comment sont les rythmes»

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2.2 Un projet culturel est une forme qui se présente dotée d’intentionnalités Le projet culturel, comme forme, possède un pouvoir de fascination car nous considérons cet « objet » comme indicateur de ce qu’il y a dans l’esprit des personnes qui les ont, à différents degrés, conçus1. C’est donc d’une sorte d’intentionnalité exponentielle dont il s’agit ici. Nous sommes dans une création collective à l’intérieur de laquelle se rencontrent divers réseaux d’intentionnalités qui diffèrent considérablement selon les cas. L’image adéquate pour présenter cela est celle des poupées gigognes à la seule différence que dans ce cas précis, aucune n’enfermerait l’autre dans sa dimension. Par le projet, toutes les intentionnalités montent en puissance jusqu’aux yeux (et à l’esprit) de celui qui lui fait face. Comme le rappelle Maurice Bloch, ce qui est significatif dans la notion d’intentionnalité n’est pas tant la capacité des êtres humains à organiser leur conduite en relation avec leurs croyances et leurs désirs, que leur habilité à comprendre et à contrôler les croyances et les désirs des autres afin de se conduire de manière appropriée envers eux. Pour mieux comprendre celui qui nous fait face, nous lui attribuons des croyances et des désirs. Par cela, nous pouvons cerner_ identifier en un périmètre_ les messages qu’il veut nous transmettre ; qu’ils s’agissent de messages verbaux ou de messages qui se présentent à nous sous d’autres formes. Car ces messages ne peuvent avoir du sens que si, comme l’a montré le philosophe Austin, on sait ce que l’interlocuteur a l’intention de faire avec le son qu’il produit2. C’est ce que Alfred Gell nomme les agencies ou intentionnalités qui se rencontrent dans un objet et qui permettent, lorsque l’on parle d’objets d’art (et donc de forme d’expression) de ne plus en parler en terme de beauté. Cette forme d’anticipation dans laquelle est celui qui éprouve une expérience est, par nature liée à l’idée de possibles. Anticiper est une preuve d’intelligence car c’est adopter une activité de détour (la cerner offre la possibilité d’en faire le tour) permettant de mieux ressaisir les situations auxquelles nous sommes confrontés. Ainsi nous évitons que ces situations ne s’imposent à nous de façon coercitive3. Par cette forme, nous nous engageons entièrement sur ce chemin que nous allons faire ensemble.

1

Maurice Bloch, Une nouvelle théorie de l’art, Terrain, Numéro 32- Le beau, mars 1999. URL :

http://terrain.revue.org/document2757.html, Site consulté le 13 février 2006. 2

Id, Ibid.

3

Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du projet, Paris, éd Presse Universitaire de France, 2005. p 58

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2.3 Il y a nécessité à comprendre les codes pour mieux recevoir Pour recevoir une forme et pouvoir la comprendre le mieux possible, il est nécessaire de comprendre les codes de la culture dans laquelle elle est née comme nous le rappelle Madame A. : « Donc tu apprends aussi les codes. Il faut apprendre les codes, essayer de les comprendre, parce que je ne les ai toujours pas, mais je m’en approche un peu. Je peux être plus prévoyante, plus attentive, essayer de comprendre les codes parce que sinon, tu ne peux pas rentrer en dialogue»

Lorsque l’on assiste à la projection d’un film, à la représentation d’un spectacle de danse où à l’interprétation d’une pièce de théâtre en Egypte, nous constatons que les gens entrent et sortent de la salle du début à la fin, de façon continue et ininterrompue. Intrigués par ce fait observé chaque soir, nous avons décidé d’en faire une étude un peu plus poussée et avons profité de la projection d’un film une part du ciel (choisi au hasard) pour nous poster à l’entrée de la salle et observer. Armé d’une feuille et d’un stylo nous avons noté les entrées et sorties qui venaient rythmer le déroulement du film sur l’écran et avons pu consigner que, sur la durée du film qui est d’une heure et quinze minutes : 17 entrées et 11 sorties. Et ce, à une fréquence que nous souhaiterions montrer à présent pour essayer de mieux nous interroger sur ce fait : 19 h 15 début de la projection, 19 h 18 (1 entrée), 19 h 22 (1 sortie), 19 h 29 (2 entrées), 19 h 32 (1 entrée), 19 h 37 (1 sortie), 19 h 39 (2 entrées), 19 h 44(2 entrées), 19 h 48 (1 entrée), 19 h 51 (2 entrées), 19 h 54 (1 entrée), 19 h 56 (5 sortie), 20 h 01 (1 sortie), 20 h 10 (1 entrées), 20 h 16(1 sortie), 20 h 19 (2 entrées), 20 h 25 (2 entrées), 20 h 28 (1 sortie). 20 h 30 fin de la projection. Cette pratique, comme nous l’avons rappelé, est tout à fait courante bien que certains égyptiens interrogés trouve que c’est une forme d’impolitesse que de se comporter de la sorte durant un spectacle présenté dans un centre culturel « étranger ». Une chose retient quand même notre attention : certaines personnes rentrent dans la salle, 36 minutes avant la fin de la projection, ce qui est déjà surprenant. Mais que dire de celles qui rentrent alors qu’il ne reste que, respectivement, 20 minutes, 11 minutes et 5 minutes.

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Une étude plus poussée sur les publics et leurs modes de réceptions en Egypte permettrait d’en savoir plus sur ce fait culturel d’une très grande importance à nos yeux. Que vient chercher en effet une personne, lorsqu’elle vient dans un lieu culturel et qu’elle arrive 5 minutes avant la fin de la représentation ? Ces particularités culturelles sont ce que nous nommons des codes. Les saisir est primordial lorsque l’on tente de montrer qu’un projet culturel permet une rencontre véritable entre les cultures. Nous avons l’obligation, au risque d’un énorme échec, de les comprendre (ou tout au moins de discerner)

Conclusion Comme nous venons de le voir, un projet culturel nous représente dans la relation que nous établissons avec l’Autre. D’une part, il s’expose et nous expose dans notre identité la plus intime. Nous voyons bien ici que nous sommes loin, dans cette identité que l’on décline, des images fabriquées qui se suffiraient à elles-mêmes. Bien au contraire, un projet culturel nous dévoile en propre, qu’on le veuille ou non, contrairement à ce que pensent de nombreuses structures culturelles. D’autre part, un projet culturel nous engage entièrement parce que l’Autre y voit nos intentions les plus profondes. Dans l’expérience d’un projet, les relations se tissent sur une aire de partage. Et pour que cet échange se fasse, pour que cette rencontre se produise, il faut comprendre certains codes et certaines significations inhérentes à toute culture.

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II. Un projet culturel est un espace de rencontre(s) où le je est un autre «Mais était-ce des instants, des sortes de déci-secondes, se raccordant, que je contemplais ainsi ?Etait-ce un autre élément commun à tout l’univers, le lien, le raccord et la base infiniment simple, constante, unissant tout, qui accomplit la continuité universelle, élément actif, prolongement de la création en tout temps, en tout lieu »1. Henri Michaux, L’infini turbulent

Introduction Il est étonnant de voir qu’il n’existe pas dans la langue arabe, de verbe être. Une personne utilisant cette langue dira donc, à la place de « je suis à la maison » : Ana fel beit’ (je à la maison) et pour dire modestement qu’il est beau : Ana gamil (je beau). Pour les occidentaux que nous sommes, cette particularité est troublante parce qu’il efface ce verbe d’état. Cette particularité linguistique peut nous aider à décrire ce que nous entendons par projet culturel : une forme qui n’existe dans un ensemble de relations plutôt que dans un état ? 2 Force est de constater également que dans la culture arabe, le groupe prédomine sur l’individu. La communauté passe avant le particulier et c’est sans doute aussi pour cela, comme nous le rappelle Monsieur D. qu’en Egypte la cohésion sociale est plus grande que chez nous. Le relationnel occupe donc une place très importante dans le vie de l’individu. Ces deux aspects de la culture arabe sont sans doute ce qui fait que la majorité des égyptiens interrogés à travers le questionnaire répond que le centre n’est pas un endroit convivial. Une bribe de réponse est sans doute à trouver dans ces particularités. 1

Henri Michaux, L’infini turbulent, Paris, éd Gallimard, 2004. p 76

2

« Les relations sont extérieures à leurs termes. « Pierre est plus petit que Paul », « le verre est sur la

table » : la relation n’est intérieure ni à l’un des termes qui serait dès lors sujet, ni à l’ensemble des deux. Bien plus, une relation peut changer sans que les termes changent. On objectera que le verre est peut-être modifié lorsqu’on le transporte hors de la table, mais ce n’est pas vrai, les idées du verre et de la table ne sont pas modifiées, elle sont les vrais termes des relations. Les relations sont au milieu, et existent comme telles. Cette extériorité des relations, ce n’est pas un principe, c’est une protestation vitale contre les principes » Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, éd Flammarion, 1996. p 69

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L’espace qui se construit par le projet culturel repose sur l’idée d’une interaction entre l’Homme et son milieu, entre l’Homme et l’Homme. C’est ce qu’exprime le peintre Olivier Debré1 lorsqu’il dit : « l’idée de l’espace et le comportement de l’Homme sont toujours liés… L’Homme se réfléchit dans l’espace et l’espace conçu le façonne en retour ». L’expérience est donc le reflet de ce qui se passe au milieu2, dans cette relation entre les individus. Elle ne commence à vivre et à se développer qu’à cet endroit3, dans cet interstice de comparaison, d’extrapolation, d’interaction, de compréhension, de représentation, de transmission. Et de rêver à ce verbe qui reste à inventer et qui serait un verbe d’action mêlant à la fois le Construire et le Partager.

Nous commencerons par voir que le projet culturel est avant tout un espace de rencontres véritables. En premier lieu nous remarquerons que le projet culturel est rencontre avec Soi et ensuite nous l’analyserons de manière à montrer qu’il est aussi une aire de rencontre avec l’Autre. Loin de n’être qu’un simple véhicule servant à faire « passer des messages » comme cela nous a été dit, un projet culturel sert avant tout à aller vers l’Autre et à s’immerger dans la profondeur de sa culture. Dans un second temps, nous parlerons du fait qu’un projet est d’abord, pour ceux qui l’éprouvent, une rencontre avec Soi. La culture étant sans doute le meilleur moyen de construire ce chemin vers Soi, le projet culturel servira, de fait, cette tâche. Enfin, et puisqu’il est cet espace de rencontres, nous préciserons plus encore l’idée qu’un projet culturel est un espace de rencontres avec l’Autre.

1. Un projet culturel est un espace de rencontre véritable La forme peut se définir comme une rencontre durable4 parce que les possibilités de rencontre sont infinies et de fait, nous ne pouvons les épuiser. Concevoir un projet culturel, c’est devenir « Ce nouveau type d’artiste …qui ne raconte pas d’histoire […] 1

Cité par Bernard Noël, Journal du regard, Paris, éd P.O.L, 1988. p 7

2

Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, éd Les Editions de Minuit, 1980. p 360

3

Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, éd Flammarion, 1996. p 69

4

Nicolas Bourraud, Esthétique relationnelle, Paris, éd Les Presse du Réel, 2001. p 19

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Cet architecte de l’espace des événements, cet ingénieur de monde pour des milliards d’histoires à venir » dont parle Pierre Lévy. Par le projet culturel, il s’agit de rencontrer la sensibilité, pas de la heurter : « parce que c’est aussi des terrains assez sensibles et c’est lié aussi à l’échange inter personnalisé qui se crée, ou qui ne se crée pas, des fils qui se tissent comme ça » nous dit Madame A.

S’il est vrai que la culture doit s’offrir à la rencontre, dans un espace d’expérience qui se partage, en revanche il ne peut s’agir de message à faire passer comme nous le dit Madame B.:

« c’est que je crois qu’on a un message très important à faire passer, donc d’ouverture sur autrui, d’ouverture sur d’autre…encore une fois, sur d’autres modes de pensées qui seront profitable aux gens, non pas seulement dans leur réflexion sur la culture, mais qui simplement leur apprendra peut-être à mieux vivre ensemble, je veux dire cet élément de débat, de débat comme norme, comme norme des relations humaines, des débats et non pas d’affrontement, d’aveuglements ou plutôt d’affrontement aveugle ».

Nous pensons quant à nous qu’un projet culturel n’a pas comme fonction de faire passer des messages. De plus nous ne pouvons rester dans cette position extérieure présentée dans ces propos. Néanmoins, nous sommes d’accord avec Madame B. pour constater comme elle l’indique un peu plus loin dans l’entretien « […] l’idée qu’ils ont, qu’ils sont aussi porteurs de culture ».

Découvrir cette culture passe certaines fois par des moments plus tendus (nécessaires ?) Parlant de la façon dont les jeunes artistes égyptiens viennent se présenter à elle, Madame A. nous dit que « parce qu’ici il y a quand même une boulimie des jeunes artistes, une espèce de boulimie qui ressemble à une espèce de manière de survivre. », cette première rencontre est souvent difficile parce qu’incohérente. Il faut du temps pour saisir et cerner la demande. C’est pourquoi, toujours au sujet de cette première accroche elle poursuit : « […] d’ailleurs souvent à la première rencontre on s’engueule. »

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Parce que cet espace construit une rencontre véritable, l’approche peut mettre certaines fois plus de temps et ne pas se faire tout de suite comme le rappelle Madame A. qui dans le passé travaillait avec des personnes issues du monde entier et se trouvait donc confrontée au quotidien à ces problèmes de distance culturelle :

« D’ailleurs je peux le dire aussi, en référence à ce que j’ai fait avant, moi j’ai des gens, dans ceux qui venaient dans mes groupes, qui venaient donc de tous les pays du monde et de tous les continents, c’est que j’ai des gens qui sont repartis et qui sont restés pour moi, des énigmes, d’accord ! C'est-à-dire que je respectais la distance qu’ils me proposaient. Certains avaient besoin d’une plus grande proximité, d’autres d’une plus grande distance et je respectais ça et j’essayais de me caler sur leur proposition. Mais certains sont repartis et sont restés des énigmes ; et je le respectais ».

Construire un projet culturel, c’est construire un espace de rencontre véritable qui se fonde sur des bases de respects et d’égalité comme le rappelle ses propos tenus par Monsieur C. : « c’est le respect, le respect des interlocuteurs absolu, c'est-à-dire c’est la volonté de traiter totalement d’égal à égal, et c’est quelque chose qui ne trompe jamais chez les interlocuteurs ».

2. Un projet culturel est un espace de rencontre avec Soi Le respect à l’œuvre dans un projet n’a d’égal, dans cette relation qui se tisse, qu’avec la sincérité dont on doit faire preuve à l’égard de soi lorsque nous le construisons. Toutefois nous savons qu’il n’est pas facile de savoir qui l’on est. Mais comme le rappelle Gérald Hess, la création participe dans ce qu’il y a de meilleur à une élucidation de soi, et par là même, crée la condition pour le changement, pour une transformation de Soi1. L’important n’est donc pas seulement la seule confrontation avec une nouvelle matière d’expression_ la forme qui se crée_ mais la constitution de complexes de subjectivation (…). « Ces complexes, en effet, offrent à la personnes des possibilités diversifiées de se 1

Gérald Hess, La métamorphose de l’art_ intuition et esthétique_ Paris, éd Kimé, 2002. p 14

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recomposer une corporéité existentielle, de sortir de ses impasses répétitives et, en quelque sorte, de se resingulariser »1. Lors de notre entretien, Monsieur C. nous rappelle « La culture se définit d’abord par une rencontre avec Soi, mais avec Soi qui est un Autre, sinon cela n’a aucun intérêt, on est dans le narcissisme total. (…).Non, c’est une rencontre de Soi qui se fait à travers des rencontres de l’Autre. Je crois que oui, mais il y a aussi un contenu, il y a aussi un savoir, il y a aussi des sensibilités, il y a aussi des formes d’expression, il y a aussi la beauté. Dans la culture, il y a une curiosité vers l’Autre qui témoigne pour vous, qui vous donne à éprouver, à comprendre, à sentir ce qu’il veut dire. ». En outre, comme nous le précise Karine Saporta lors de notre entretien, « l’autre vous révèle à vous-même ». Nous sommes très proches finalement de ce que nous dit Emad Mabrouk, du Centre Culturel Jésuite d’Alexandrie à propos de cette rencontre avec Soi, en jeu dans un projet culturel : « Et en même temps, tout ce qui se passe autour de toi et avec quoi tu interagis, ça t’influence et ça te développe. Comment tu vas interagir avec ces choses pour t’améliorer toi ! Pour te développer ! »

3. Un projet culturel est un espace de rencontre avec les Autres L’expérience à l’œuvre dans cette création d’un projet culturel est l’endroit de rencontre par excellence. Et cette rencontre se fait, comme le précise Karine Saporta « à l’endroit le plus extraordinaire ! C'est-à-dire à l’endroit interdit par la société. C’est ça qui est fou, c'est-à-dire qu’à la limite, sans art on meurt parce qu’on ne peut pas continuer indéfiniment dans son existence à étouffer, justement cette part d’enfance, d’enfance malheureuse, c’est la part maudite et la part bénie, et donc effectivement, on a besoin de plonger dans l’infini de l’Autre ». Et de préciser encore, quelque temps après : « C’est que tout d’un coup…ça donne le vertige d’ailleurs. L’infini d’une autre subjectivité s’ouvre, là où on a toujours des balises, des limites et on voit l’Autre finalement… ». Ces paroles d’une très grande profondeur sont essentielles à notre compréhension de ce qu’est un projet culturel lorsqu’on conçoit celui-ci comme un espace d’expérience qui permet la rencontre véritable entre les individus (et les cultures). 1

Felix Guattari, Chaosmose, Paris, éd Galilée, 2005. p 19

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Ce concept d’expérience ne doit pas être obligatoirement entaché de subjectivité, ce qui le priverait de toute communication. Pour John Dewey, cette objection repose sur une conception étriquée de l’expérience qui l’assimile à une sensation ou à un sentiment purement subjectif1. L’expérience dont il est question ici est un acte de (qui se) partage.

Lors de l’entretien que nous avons eu avec elle, Madame A. nous précise que c’est « d’abord ce rapport aux Autres, qui vous fait avancer, parce que vous confrontez tout le temps. C’est cet effet miroir qui fait d’abord…, qui vous oblige à rester modeste. Et ensuite, vous avancez à petits pas comme cela, mais pour vous sentir... Sentir des vibrations » et de poursuivre encore un peu « en sachant que chacun apporte quelque chose et que chacun est une richesse et que cette richesse peut être partagée, échangée, relativisée parfois ».

Lors de notre séjour au centre Culturel, nous avons vécu une expérience étonnante qui devrait pouvoir éclairer un peu ce que l’on souhaite montrer par cette expérience partagée, échangée. Durant le concert d’Abdou Degher, environs 90 personnes sont présentes dans la salle de spectacle nouvellement rénovée. Une écrasante majorité d’égyptiens_ il n’y a que 15 étrangers seulement_ sont présents ce soir là pour venir écouter ce violoniste talentueux qui compose ses morceaux en s’inspirant de chants soufis. Il est donc sur scène, avec quatre autres musiciens à nous offrir un répertoire que l’on définit en général par « musique traditionnelle ». Mais à certains moments de cette soirée et à l’écoute de ce concert, un bruit sourd et guttural s’élève de la salle durant une à deux secondes et retombe aussi subrepticement qu’il est apparu. Puis à nouveau ce son qui surgit. Et à nouveau. Et encore. Au fil de nos écoutes « actives »_ du fait de notre grande interrogation_ nous nous apercevons qu’à des moments très précis une salle entière, dans une fraction de seconde qui ne peut laisser de place à aucune concertation, laisse échapper sa satisfaction ressentie sous la forme d’un son primitif. L’utilisation de cet adjectif ne représente en rien la démonstration de quelque côté bestial de ce son, mais bien au contraire sert à 1

Richard Shusterman, L’art à l’état vif_ la pensée pragmatique et l’esthétique populaire, Paris, éd Les Editions

de Minuit, 1992. p 50

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évoquer la force et la puissance de cette sonorité éphémère et répétée. Ce son est une sorte d’exclamation collective d’une satisfaction vécue de manière individuelle et collective. Nous apprendrons d’ailleurs plus tard qu’il existe un mot en arabe pour traduire cet état de bien être qui naît à l’écoute de la musique et que nous avons expérimenté ce soir là Tarab. Le mélange de cette sonorité (Tarab) à celle émise par le violon du virtuose, crée là une forme singulière qui s’offre par la représentation collective de cette appréciation individuelle. Dans ces moments, nous avons l’impression de vivre une véritable rencontre avec l’Autre dans toutes les subtilités de sa culture. Nous vivons là un moment rare et précieux qui nous fait rentrer dans une sorte de synergie, voir d’empathie avec ces gens auxquels nous nous fondons pour un instant. C’est de ces moments dont parle Felix Guattari en évoquant « (…) toutes les occasions d’ouvertures sur l’extérieur, exploitation processuelle des « singularité » événementielles ; tout ce qui peut contribuer à la création d’un rapport authentique à l’autre »1. Le projet culturel permet donc une véritable rencontre avec l’autre. Une rencontre entre deux êtres humains dans leur complexité. Deux individualités qui, l’espace d’un instant, s’offrent mutuellement leur vérité respective et profonde.

Conclusion Concevoir un projet culturel, c’est accepter de rentrer dans un rapport vrai avec autrui. Loin de lui faire seulement passer quelque message, il s’agit de rentrer en correspondance avec lui : de le rencontrer véritablement. Cet espace est essentiellement relationnel et en cela, il se construit avec les outils du dialogue et de l’ouverture. Cette rencontre est en premier lieu avec soi-même et ce n’est pas chose facile. Mais partir à la rencontre de l’Autre passe nécessairement par cette rencontre avec Soi, mais avec Soi qui est un Autre. Cette démarche consiste en somme à « Penser avec ET, au lieu de penser EST, de penser pour EST »2. Un projet culturel doit être conçu comme une aire d’accueil et non d’écueil ! Il est cette forme d’expression qui nous permet de rentrer dans l’infini de l’Autre.

1

Felix Guattari, Chaosmose, Paris, éd Galilée, 2005. p 19

2

Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, éd Flammarion, 1996. p 71

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III. La forme d’un projet culturel doit être pensé en en terme de formation « Aujourd’hui autrui m’est devenu plus proche que moi-même »1 Jean-Michel Maulpoix

Introduction A l’origine des centres culturels, c’est la formation qui était le coeur de ce dispositif qui s’implantait à l’étranger. Comme le rappel Yves Dauge2 dans le rapport d’information rendu à l’Assemblée nationale en 2001, les centres culturels français trouvent leur origine, au début du siècle (20ième) et entre les deux guerres mondiales, dans les antennes qu’ouvrirent

à l’étranger les universités françaises- Grenoble à Prague et Milan,

Toulouse à Barcelone…- afin de permettre à leurs étudiants et chercheurs spécialisés de continuer leurs travaux dans le pays étudié. L’origine des centres culturels se situe du côté de l’éducation formelle. En ce qui concerne notre recherche sur le projet culturel, nous pensons que cette forme-ci se situe quant à elle du côté de la formation. Par cela nous voulons dire qu’elle n’existe que par la rencontre et les relations dynamiques qui l’animent. Elle est en devenir. Vivre un projet culturel, c’est accepter le fait que l’on puisse se transformer et se métamorphoser. Cette forme projet est bien à repenser dans sa construction même en intégrant cet aspect de formation. Nous commencerons ce chapitre en regardant cette forme dont nous venons de donner toutes les caractéristiques essentielles, dans le processus évolutif et transformationnel qui la meut. En second lieu, nous verrons qu’un projet culturel offre la possibilité « d’apprendre à » Dans cet acte, il s’agit de transformation aussi et de métamorphose surtout. Enfin, dans la dernière partie de ce chapitre, nous verrons que le projet culturel permet la rencontre véritable entre les cultures. 1

Jean-Michal Maulpoix, L’écrivain imaginaire, Paris, éd Mercure de France, 1994. p 140

2

Yves Dauge, Rapport d’information sur les centres culturels français, enregistré à l’Assemblée nationale

le 7 février 2001 (voir Annexe).

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1. Penser la forme en terme de formation Comme nous l’avons montré dans les chapitres précédents, le projet culturel est une forme singulière qui permet l’expérience de tous ceux qu’il embrasse dans son mouvement continu. Dans cette dynamique à l’œuvre, rien n’est figé et tout est en perpétuelle transformation. C’est ce qui fait dire à Jean-Michel Rey que « Parler en ces termes de la forme, ne laisse plus aucune place à ce qui serait de l’ordre du fini (à tous les sens du terme). Avec cette acception de la forme, il s’agit, tout au contraire, d’orienter le regard sur le façonnement, sur la formation, sur toutes les opérations, tous les gestes, qui sont en amont de l’œuvre »1. Nous sommes en effet, dans notre acception de la notion de projet, bien loin d’une forme rigide, fermée sur elle-même. Il est donc important à ce stade de notre étude de ne plus confondre entre la projection et ce qui a été projeté. Penser la forme en terme de formation est un exercice aussi fécond que difficile2 . Mais puisqu’elle « nous fait, nous détermine et nous conditionne », elle nous est nécessaire. « Forme ? Esprit, esprit des formes, formes des formes ? Formes des formes, formalisme, uniformité ? Une forme ? Cycles de styles, archaïque, classique, forme tardive ? Formes brisées, impressionnisme, forme vides ? Mauvaise forme, bonne forme, correcte, forme incorrecte ? La forme suit-elle l’immonde fonction-gain ? Forme sans substance ? Sans fin ? Sans le temps ? » 3

Les formes se développent les unes à partir des autres et comme le dit Nicolas Bourriaux dans Esthétique relationnelle4 au sujet des œuvres, la forme ne prend sa consistance (et

1

Jean-Michel Rey, in La forme en jeu (collectifs), éd Presse Universitaire de Vincennes, Saint-Denis,

1998. p 113 2

Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, éd Les Editions de Minuit,

1992. p 161 3

Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, éd Les Editions de Minuit,

1992. p 160 4

« La tradition philosophique sur laquelle s’appuie cette esthétique relationnelle fut remarquablement

définie par Louis Althusser, dans l’un de ses ultimes textes, comme un « matérialisme de la rencontre », ou matérialisme aléatoire. Ce matérialisme-là prend pour point de départ la contingence du monde, qui n’a ni origine, ni sens qui lui préexiste, ni Raison qui lui assignerait un but. Ainsi l’essence de l’humanité est-elle purement trans-individuelle, faite des liens qui unissent les individus entre eux dans des formes sociales qui

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n’acquiert une réelle existence) qu’au moment où elle met en jeu des interactions humaines. Cette forme là, parce qu’elle dans l’invention des relations entre sujets, elle est une proposition d’habiter un monde en commun. Cette forme est donc intrinsèquement relationnelle et n’existe que par ces relations qu’elle engendre. C’est bien parce qu’il y a organisation et agencement mutuels des facteurs liés à l’action et à la réception et parce qu’ils s’interpénètrent que la forme dont il est question ici relève de quelque chose qui va plus loin que ce que trop considère comme une simple programmation « d’activités culturelles ». Nous voyons bien que dans les projets culturels, tant qu’il n’y a pas d’action de la part de l’ensemble des acteurs il manque l’un des éléments fondamentaux (réception/action) et donc l’expérience ne peut pas se faire. Il est difficile à ce stade de distinguer les rôles, car puisqu’un projet est une forme collective basée sur un processus relationnel, chaque personne est co-créatrice de la forme finale (qui comme nous l’avons est un parachèvement et non une cessation). « L’auteur crée un monde, il n’y a pas de monde qui nous attende pour être crée »1 nous précise Gilles Deleuze comme pour nous montrer l’importance de cette formation.

Dans tous les cas, nous pouvons d’ors et déjà voir que le projet culturel, dans le contexte des centres culturels à l’étranger, est à réinventer pour permettre d’y intégrer cette dimension dynamique de formation. Et de revenir à Nicolas Bourriaud lorsqu’il nous dit que ce que l’on appelle une forme, c’est « une unité, une structure (entité autonome de dépendances internes) qui présentent les caractéristique d’un monde »2. Et de rajouter que « plus que de formes, on devrait parler de formation. Il n’y a des formes que dans la rencontre, dans la relation dynamique qu’entretient une proposition avec d’autres formations »3.

sont toujours historiques » Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Paris, éd Les Presse du réel, 2001. p22 1

Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, éd Flammarion, 1996. p66

2

Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Paris, éd Les Presse du réel, 2001. p19

3

Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Paris, éd Les Presse du réel, 2001. p21

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2. Apprendre, c’est se métamorphoser Plus que d’apprendre, un projet culturel doit avoir comme fonction essentielle d’apprendre à ! La nuance entre ces deux définitions données par le dictionnaire est d’une importance capitale car elle synthétise en quelque sorte tout ce que l’on vient de dire au sujet du projet culturel comme expérience. Dans la première définition en effet, la personne cherche avant tout à acquérir un ensemble de connaissances : c’est-à-dire et toujours selon le dictionnaire, un ensemble de choses que l’on sait pour les avoir apprises. Ce processus est celui de la répétition. Dans la seconde définition, il cherche à devenir capable de ! C’est-à-dire qu’il rentre dans un processus dynamique qui implique une métamorphose. Ce n’est pas vouloir se remplir, mais accepter le fait que l’on puisse changer de forme, de nature ou de structure. C’est accepter le fait que l’on puisse se transformer, c’est accepter le passage d’un état à un autre. Un devenir est toujours au milieu, on ne peut le prendre qu’au milieu1. Nous parlant des jeunes artistes qui viennent la voir pour monter des projets, Madame A. nous dit : « cela veut dire qu’ils se contentent de ce qu’ils sont, Et cela, c’est très embêtant parce que du coup ils ont des certitudes. Si jamais vous leur dites que ça ne vous plaît pas ou qu’il n’y a pas de travail, ils ont beaucoup de mal à supporter la critique. » et de poursuivre « Et en fait, il faut les inquiéter, il faut les inquiéter »

Apprendre est un mot qui revient sans cesse dans la bouche des personnes que nous avons interrogées, et pour preuve, voici quelques extraits des entretiens qui montrent à quel point cette notion d’apprentissage, de formation, est essentielle dans un projet culturel. Entendons toujours dans le sens devenir capable de… « J’ai essayé de comprendre assez vite, de me repérer là où j’étais. Après on apprend tout le temps […] cela peut commencer à être intéressant et eux ils peuvent apprendre beaucoup de choses » Madame A. « Donc vous apprenez aussi les codes. Il faut apprendre les codes, essayer de les comprendre, parce que je ne les ai toujours pas, mais je m’en approche un peu ; je

1

Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateau, Paris, éd Les Editions de Minuit, 1980. p 360

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peux être plus prévoyante, plus attentive. Essayer de comprendre est indispensable parce que sinon, vous ne pouvez pas rentrer en dialogue » Madame A. « Et comprendre que l’autre en face, même s’il a d’autres modes de raisonnement, d’autres méthodes de travail, d’autres logiques, a d’autres richesses et que c’est intéressant d’apprendre à se connaître » Madame A. « Cela leurs apprend qu’il y a une forme d’expression artistique qui s’appelle la danse et qui peut les intéresser, qui peut les faire réfléchir justement sur ce fameux rapport au corps, leur position dans l’espace » Karine Saporta « Donc et ce qui me motive, c’est pas le quotidien vécu dans la rue, c’est que je crois qu’on a un message très important à faire passer, donc d’ouverture sur autrui, d’ouverture sur d’autre…encore une fois, sur d’autres modes de pensées qui seront profitable aux gens, non pas seulement dans leur réflexion sur la culture, mais sur ce qui leur apprendra peut-être à mieux vivre ensemble. Je veux dire cet élément de débat, de débat comme norme, comme norme des relations humaines, des débats et non pas d’affrontement, d’aveuglement» Madame B. « En […] apprenant la diversité, on […] apprend aussi à vivre, enfin…ensemble. Vivre ensemble dans une autre communauté différente, vivre ensemble avec les étrangers que nous sommes ; en sachant que chacun apporte quelque chose et que chacun est une richesse et que cette richesse peut être partagée, échangée, relativisée parfois» Madame B. « Quand on est à l’écoute, c’est ce qu’on appelle l’ activlistenning.. Lorsque l’on écoute, on apprend et c’est là où l’on trouvera dans cette ouverture vers l’Autre un enrichissement » Monsieur Ismail Serageldin

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3. Un projet culturel est un lieu de rencontre véritable entre les cultures Apprendre, c’est élever une faculté à la rencontre1 nous dit Gilles deleuze. Nous venons de voir que cette rencontre peut prendre de multiples formes : avec soi, avec autrui, entre les nous. Et comme nous le rappelle Jean-Paul Sartre « Autrui, c’est l’autre, c’est-à-dire, c’est le moi qui n’est pas moi…Autrui, c’est celui qui n’est pas moi que je ne suis pas »2. Par cette citation nous comprendrons aisément que la relation dont il est question à présent est à la fois extrêmement simple et profondément complexe. Simplement parce qu’il s’agit de relations humaines ! Madame A., suite à son expérience, nous parle de cette forme de rencontre et de la meilleure façon d’y parvenir à son avis : « Comme je vous dis, simplement, c’est d’abord, avoir beaucoup de modestie de part et d’autre… pour essayer d’aller à la rencontre de ! […] moi je le traduis par les propositions qu’on essaye de faire qui sont prétextes à discussions et donc à se rapprocher. A se rapprocher ou à s’empoigner, entendons-nous bien ; on se rapproche aussi par l’empoignade, parce que parfois il y a des débats difficiles. Et comprendre que l’autre en face, même s’il a d’autres modes de raisonnement, d’autres méthodes de travail et tout, d’autres logiques, a d’autres richesses et que c’est intéressant d’apprendre à se connaître ! Par l’artisanat, les couleurs, la musique. Moi je dirais que c’est ça. Comment se rapprocher autrement. En acceptant les différences, oui, en acceptant les différences et c’est très dépaysant d’être ici » Cette forme de rencontre que permet un projet culturel puise dans l’intersubjectivité. Il s’agit avant tout de rentrer dans la compréhension intuitive et profonde de l’autre. Dans la « saisie immédiate d’autrui dans sa double réalité objective et subjective sans le nécessaire recours au processus secondaire de la réflexion et du raisonnement »3. 1

Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, éd Presses Universitaire de France, 1968. p 251

2

Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, Paris, éd N.R.F, 1957.

3

Alain Lamessi, in L’Empathie et la rencontre interculturelle (sous la dir d’Adam Kiss), Paris,

L’Harmattan, 2001. p 64

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Mais cette compréhension de l’autre n’est pas synonyme de passivité. Bien au contraire elle implique un effort volontaire qui nous pousse spontanément vers autrui. Il s’agit en quelque sorte de rentrer dans le dessein de l’Autre, de s’identifier un temps soit peu à lui pour mieux le saisir dans sa singularité subjective. Il s’agit d’une véritable « écoute attentive de l’Autre »1. Ismail Serageldin, dans l’entretien qu’il nous a accordé, nous a parlé lui aussi de cette écoute attentive de l’Autre. Il insiste aussi sur le respect mutuel intrinsèque à toute rencontre véritable : « Mais il faut d’abord une volonté de l’ouverture vers l’Autre. Il faut commencer avec un respect mutuel de l’Autre et non pas un dédain l’un envers l’autre et puis il faudrait avoir : quand on est à l’écoute, ce qu’on appelle l’ « activlistenning ». Lorsque l’on écoute, on apprend et c’est là où l’on trouvera dans cette ouverture vers l’Autre un enrichissement. En définitive, on ne deviendra pas nécessairement maître de l’autre culture, on ne va pas lâcher notre propre culture pour en choisir une autre mais on enrichit notre vision de ce qu’est notre culture ». Et d’ajouter encore, pour bien nous préciser la richesse qu’il y a à rentrer dans cette dynamique de l’Autre : «…Je pense au contraire que c’est un enrichissement, c’est un ajout. Et évidemment le brassage intellectuel qui a lieu quand les cultures se mélangent et s’enrichissent, c’est cela qui fait la Culture. La Culture dans le sens fort de la Culture parce que pour moi toutes cultures se renforcent, se développent par mémoire et métissage. Mémoire il faut qu’il y ait une mémoire culturelle qui rattache le suivi au fil des années, qu’il n’y ait pas une rupture totale mais en même temps il faut qu’il y ait du nouveau, du métissage, qu’il y ait une ouverture vers l’Autre qui fait cet enrichissement continuel, ce développement continuel et qu’il fait qu’une culture n’est pas fossilisée dans un certain domaine mais qu’elle se développe dedans. Et c’est surtout dans cet esprit que l’on voit les grandes

1

Idem, p 65

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avancées culturelles dans les différentes périodes du monde et dans les différents pays du monde. » Mais comprendre l’Autre et aller à sa rencontre, c’est avant tout accepter son individualité et le prendre dans toute sa complexité et tel qu’il se présente. C’est respecter sa manière de voir qui n’est pas forcément la mienne (et d’ailleurs elle l’est très rarement). Cette intériorité de l’Autre et l’accès subjectif à celle-ci ne serait-elle pas une forme d’empathie ? Gérard Pirlot, dans le texte qu’il a écrit dans un ouvrage collectif sur l’empathie nous en précise le sens et l’origine. Il est d’ailleurs assez troublant de constater comme cela nous est rappelé dans la préface de ce livre que ce terme apparaît pour la première fois dans la philosophie romantique allemande en tant que connaissance esthétique d’objet auxquels on attribue des sentiments. Le terme empathie a une racine grecque Le suffixe « pathie » vient de patheia, pathes, de pathos, du verbe paskein : éprouver, souffrir. Bâti avec le préfixe « en » venant du latin « in » (dans), le mot empathie a été crée sur le modèle de sympathie et désigne alors : « la faculté de s’identifier à quelqu’un, de ressentir ce qu’il ressent ». Il nous est précisé plus loin dans le texte que l’on ne peut s’identifier avec quelqu’un qu’à partir de sa propre « pathie ». Pour que deux culturels ou plus puissent se rencontrer véritablement il faut donc, comme nous le rappelle Monsieur D. « que ça passe, par le dialogue, la connaissance de soi ; et probablement une honnête connaissance de soi ». Mais comme l’écrit cet enseignant de l’Université de Toulouse : « Fait obstacle à l’empathie, tout ce qui est en-deça du degré zéro de l’activité psychologique, en tant que cette activité ne commence véritablement qu’avec le contrôle des réactions personnelles (perception, émotions, pensées) dans le cadre d’une organisation subjective faite d’intentions, de choix, de décisions, de projets, de buts, de stratégie et d’actions »1.

1

Gérard Marandon, in L’Empathie et la rencontre interculturelle (sous la dir d’Adam Kiss), Paris, L’Harmattan,

2001. p 91

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Etre empathique, revient donc à être psychologiquement actif, c’est-à-dire à rompre avec les automatismes intellectuels et les impulsions affectives, en vue d’une rencontre effective avec autrui.

Gérard Marandon poursuit son analyse de ce concept et montre que l’on peut identifier la démarche empathie comme condition du passage, nécessaire à toute véritable relation à l’Autre, de l’autocentration à l’allocentration. « Il s’agit d’une compétence fondamentale de communication, qui varie selon les individus et les situations. Impliquant une connaissance minimale de soi et des autres, elle se développe progressivement à travers l’apprentissage et la mise en pratique de divers aptitudes »1 C’est de cela dont nous parle Monsieur C. lors de notre entretien, puisque pour lui, ce processus d’apprentissage est une condition essentielle à toute rencontre entre les cultures. Nous préciserons juste que bien évidemment que nous sommes bien ici dans cet « apprendre à ! » et non dans « l’apprendre ». « Je crois que tout part de l’éducation. La question centrale c’est les outils intellectuels qui sont donnés dès la plus tendre enfance pour avoir la capacité de s’ouvrir. Si on ne les a pas, on va craindre de s’ouvrir. Je crois franchement ça. […]. Quelqu’un qui n’a jamais écouté de musique, quelqu’un qui n’a jamais lu un livre, c’est impossible ; je veux dire ou qui n’a pas les moyens de s’exprimer, ni par écrit, ni oralement, c’est impossible. Deuxième chose, la traduction. La traduction est essentielle. Il faut savoir traduire. Traduire, ce n’est pas simplement des textes, des ouvrages de littérature, mais c’est aussi traduire une conception du monde dans une autre et vice versa. Savoir expliquer dans quel cadre mental nous vivons et comprendre dans quel cadre mental notre interlocuteur vit. Ca, c’est extrêmement important. Et donc c’est aussi une forme de traduction. Et puis en troisième lieu, c’est le respect, le respect des interlocuteurs absolu, c'est-à-dire c’est la volonté de traiter totalement d’égal à égal, et c’est quelque chose qui ne trompe jamais chez les interlocuteurs. Je crois que nous sommes dans des pays où le rapport personnel, le dialogue personnel, le contact humain,

1

Idem, p 94

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voir la chaleur des relations sont très importantes et si au fond de vous-mêmes, vous n’êtes pas parfaitement sincères, parfaitement impliqués, rien ne passera. Ca, c’est le problème dans notre secteur, si vous n’êtes pas impliqués, ça ne passe pas, vous ne pouvez pas faire semblant. Voilà, ce que je pense sincèrement. » Conclusion Aller à la rencontre de l’Autre c’est avant tout accepter de l’écouter, sans doute pour mieux nous entendre. Mais cela implique comme condition sine qua non un espace pour cette entente. Et du temps pour cela ! Sauf à de très rares moments durant notre séjour à Alexandrie, nous n’avons pu réellement voir ces instants d’écoute entre les gens. Le manque de temps, la lourdeur administrative et l’incompréhension aussi l’empêchaient. Ces instants précieux que permet le projet culturel sont une richesse incroyable pour les centres culturels, mais malheureusement, l’expérience qu’il engendre est bien souvent avortée. L’empathie, comme condition du passage de Soi à l’Autre est donc la condition préalable à toute rencontre véritable. Comme le dit Winnicott « L’Autre est toujours l’occasion d’un recherche de Soi »1. Il est fondamental aujourd’hui, et surtout dans le contexte moyen-oriental, de rencontrer l’Autre. Pour cela il faut, selon nous, recréer ces aires qui le permettent.

Conclusion Partie 3 Comme nous l’a indiqué un responsable lors de notre entretien « il y aurait certainement des choses à faire, dans le domaine d’offrir un lieu de rencontres ». Et de préciser « Je l’ai déjà dit, je pense, est-ce que la fondation Ana Lindht à Alexandrie jouera son rôle, je le souhaite, j’espère qu’elle le fera et il est évident en tous les cas pour moi que c’est bien quelque chose d’essentiel. C'est-à-dire offrir un lieu physique de rencontres entre des intellectuels, des artistes des deux bords de la Méditerranée. Cela me paraît essentiel. Et que ce soit un lieu de création commune» 1

D. Winnicott, L’activité créatrice et la quète de soi. Jeu et réalité. Cité par Gérard Pirlot in L’Empathie et la

rencontre interculturelle (sous la dir d’Adam Kiss), Paris, L’Harmattan, 2001. p 189

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Nous pensons qu’effectivement aujourd’hui cette forme est à inventer tant il est urgent que les gens puissent se rencontrer véritablement. Lorsque nous demandons à Monsieur C. ce qu’il souhaiterait de mieux pour son travail dans le domaine culturel en Egypte, il nous révèle : « ce serait que l’on puisse travailler pleinement ensemble et que vraiment à tous niveaux, on bâtisse quelque chose. Que l’on bâtisse même des projets ensemble » Et si la clé du problème résidait dans cette idée ? Et si le projet culturel finalement consistait à construire ensemble et pas que l’un propose un produit fini à l’autre ? Et si ce projet culturel nouvellement redéfini comme forme d’expression ne pouvait se penser que dans une nouvelle structure elle aussi à inventer ? « Cet enjeu capital actuellement […] Parce qu’il y a un besoin de rencontres de création, parce qu’il y a un besoin de savoir ce qui se passe, parce qu’il y a un besoin d’être ensemble parce qu’il y a des cloisons, parce que voilà…]. « Et ça serait, à mon avis, une très belle chose ! […] Il y a ce travail aussi qui est important, c’est ce que vous faites vous, c’est apprendre à gérer un établissement, un programme, un projet culturel. Oui, il y a une demande, une demande qui existe dans ce domaine ». Pour cette autre responsable « Ça serait avoir vraiment un espace de réflexion à plusieurs ». C’est en effet de ces espaces d’émergence de devenirs dont il est question ici.

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Conclusion générale « Les œuvres possèdent une valeur instrumentale spécifique, c'est-à-dire qu’elle est la source d’une expérience valorisée (fonction transitive de l’art). Ce que nous pouvons ressortir de cette analyse, c’est que soit l’expérience de l’art est valorisée en elle-même, soit l’expérience de l’œuvre est valorisée parce que cette expérience, pour autant qu’elle est satisfaisante, est instrumentale pour la production d’une autre valeur (l’art comme vecteur cognitif, comme discipline, comme enrichissement de la vie… »1 Jean-Marie Schaeffer, L’œuvre d’art et son évaluation

Nécessité de passer d’une stratégie d’influence à une stratégie de confluence Les centres culturels français à l’étranger font partie d’un réseau hérité du passé. Contre le déclin de son influence, la France a mis en place un dispositif de défense et d’expansion culturelle à l’étranger. Cette défense du « rang » de la France dans le Monde est passée par une politique de promotion et d’exportation massive de la culture française à l’étranger. Force est de constater qu’aujourd’hui l’image de la France à travers le Monde, il faut en être conscient, tend à vieillir comme le rappelle Jean-David Levitte. C’est justement l’impression que la France donne souvent à l’étranger : un pays de culture certes, mais d’une culture plus passée que présente, plus figée que vivante, plus traditionnelle que créative2. Aujourd’hui, au contraire d’une « vitrine culturelle au pavillon national » ou d’une « propagande culturelle »3, la France doit pouvoir montrer sa capacité à innover et à se réinterroger à travers le regard de l’Autre. Son réseau culturel à l’étranger, au lieu d’être

1

Jean-Marie Schaeffer, L’œuvre d’art et son évaluation, in Le beau aujourd’hui, Paris, éd Editions du Centre

Pompidou, 1993. p 27 2

Rapport d’information sur les centres culturels français, sous la direction de Monsieur Yves Dauge_ Député_

enregistré à l’Assemblée nationale le 7 février 2001 (voir Annexe) 3

Marc Fumaroli, L’Etat culturel, éd Fallois, 1992.

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cet outil au service d’une stratégie d’influence, doit en devenir le levier indispensable. Chaque centre devrait être une plateforme d’échange entre les cultures, de dialogue entre les gens. En somme, un lieu de rencontres véritables ! Mais pour atteindre cet objectif, il faut réorganiser la structure même des Centres. C’est une nécessité tant aujourd’hui, la pesante machinerie se retourne contre la culture et la stérilise1. Nous remarquons d’ailleurs, qu’à l’heure où nous rédigeons ce mémoire, cette nécessaire transformation est en marche. Le 15 mai 2006, le Gouvernement vient d’annoncer la création d’une agence culturelle CultureFrance succédant à l’A.F.A.A. Cette nouvelle agence résulte de la fusion de l’A.F.A.A (Association Française d’Action Artistique) qui est l’opérateur du Ministère des Affaires étrangères depuis 1922 et de l’A.D.P.F (Association pour la Diffusion de la Pensée Française). Les propos d’Olivier Poivre d’Arvor2, le directeur de CultureFrance sont clairs concernant la nécessité de repenser entièrement cette politique culturelle : « On repart de zéro avec un nouvel outil ». Il précise qu’il s’agit d’un organisme d’échange, en insistant sur cette dimension de réciprocité. Se distinguer en effet, c’est avant tout être distingué par l’Autre ! Cette réforme au plus haut niveau de l’Etat est, nous l’espérons, le début d’une transformation profonde des systèmes de fonctionnement des centres culturels français à l’étranger. Peut-être amènera t-elle un jour à ce que la politique culturelle française ne soit plus faite par des diplomates, mais par des hommes et des femmes de réseaux, des agitateurs d’idées ouverts sur la jeunesse et les cultures étrangères. Il est temps de sortir de cette logique trop souvent constatée de remplissage du programme conduit à un saupoudrage de manifestations numérotées. Certes, les centres culturels sont aujourd’hui des lieux de diffusion et de programmation culturelle, mais ne pourraient-ils pas être aussi des lieux de production ? C’est en cela, selon nous qu’ils serviront les objectifs souhaités et qu’ils permettront d’alimenter une

1

Rapport d’information sur les centres culturels français, sous la direction de Monsieur Yves Dauge_ Député_

enregistré à l’Assemblée nationale le 7 février 2001 (voir Annexe) 2

Olivier Poivre D’Arvor, entretien accordé au Journal des Arts n° 238, daté du 26 mai au 8 juin 2006. p 3

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véritable coopération culturelle et artistique et d’alimenter un réel courant d’échange pour reprendre les vœux d’Olivier Poivre d’Arvor. Les cultures sont, avant tout, faites pour le dialogue, et non pour le monologue ! Mais ce dialogue des cultures passe avant tout par le dialogue entre les gens qui les constituent. Nous constatons que premièrement, les espaces destinés à ces dialogues sont bien faibles et qu’ensuite, les centres ne connaissent pas leurs publics. Sans parler d’un désintérêt notoire constaté certaines fois. Il est nécessaire que chaque centre puisse lancer une grande enquête sur ses publics pour en connaître ses attentes, ses comportements. Pour cela, ces institutions auraient beaucoup à gagner à tisser des liens plus forts avec les universités. Certains laboratoires en effet, forts de leurs compétences en ce domaine seraient d’une aide précieuse. L’Université d’Avignon et des pays de Vaucluse en est un exemple.

Sans ce travail, la programmation est décalée et la sanction est immédiate. Il y a désaffection du public pour le Centre. Suivant l’exemple d’autres structures culturelles, il est temps pour les centres culturels à l’étranger de replacer le public au cœur de leur stratégie. Il faut inventer d’autres outils pour permettre une véritable rencontre. Pour cela, il nous faut « Penser avec ET, au lieu de penser EST, de penser pour EST »1. A la fin du questionnaire qu’il avait accepté de remplir, Amged, un jeune homme égyptien d’une vingtaine d’années, a écrit suite à nos remerciements : « Et moi, je vous remercie pour votre bienveillance et votre intérêt à moi ».

Repenser le projet culturel Ce constat d’échec de la politique culturelle dans les centres à l’étranger est à imputer, selon nous, à un système qui, faute de pouvoir s’adapter, dessert ses objectifs. Il est nécessaire de pouvoir être réactif pour prétendre à construire un système dialectique. Mais il nous semble tout aussi important de réfléchir aux mécanismes mêmes de ces structures culturelles.

1

Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, éd Flammarion, 1996. p 71

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Notre problématique posait le projet culturel comme élément pivot de tout le travail qui s’effectue dans ces endroits. Encore fallait-il comprendre ce que ce terme signifiait ! Notre tâche a donc consisté à réinterroger cette notion. Rapidement, en suivant quelques intuitions nées de notre parcours et de notre expérience, il nous a semblé qu’un projet culturel se situe du côté de la création car, comme le font les œuvres de l’art, il donnait l’existence et tirait du néant. Notre hypothèse a donc été de dire qu’un projet culturel est une forme d’expression. Pour mieux comprendre cela, et puisque l’esthétique est la science qui étudie ces formes d’expression, c’est donc en elle que nous sommes allés emprunter nos outils d’analyse. Grâce aux différentes théories et notamment en utilisant les modes d’analyse de l’esthétique pragmatique, nous avons pu vérifier cette hypothèse et ainsi, voir que le projet culturel est un acte d’expression (né d’intentions) qui prend forme dans un contexte singulier et se donne comme expérience à partir du moment où il est éprouvé par un ou plusieurs individus.

« Il n’y a d’œuvre qu’à la rencontre active d’une intention et d’une attention »

Nous pourrions réécrire cette phrase de Gérard Genette en disant qu’il n’y a de projet culturel qu’à la rencontre active d’une intention et d’une attention ! Contrairement à un processus sclérosé, le projet culturel ainsi pensé devient une forme relationnelle. Il n’existe plus que dans l’échange et le partage puisqu’en lui, chacun se nourrît de l’Autre. Ainsi, il quitte le champ de l’événementiel dans lequel il est trop souvent confiné pour devenir événement. L’expérience inhérente au projet culturel engendre donc du sens et paraît aux yeux de tous ses acteurs comme signifiant.

Le projet culturel doit permettre la rencontre véritable entre les cultures Le projet culturel comme forme d’expression permet une rencontre véritable entre les individus. Avant tout, comme nous l’avons démontré, il nous représente dans la relation que nous établissons avec l’Autre et nous engage entièrement parce qu’il y voit nos intentions et

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nos aspirations les plus profondes. Dans l’expérience du projet culturel, les relations se tissent sur une aire de partage et les rencontres se font véritablement. Et parce que cet espace est essentiellement relationnel, il se construit avec les outils du dialogue et de l’ouverture.

Un projet culturel pour apprendre à ! Aller à la rencontre de l’Autre c’est avant tout accepter de l’écouter_ sans doute pour mieux nous entendre_ mais aussi accepter que l’on puisse construire avec lui. Et de nous rappeler cette réponse donnée par un responsable culturel au sujet de son souhait le plus cher concernant son travail : « Ce serait que l’on puisse travailler pleinement ensemble et que vraiment à tous niveaux, on bâtisse quelque chose. Que l’on bâtisse même des projets ensemble ».

C’est effectivement pour nous l’une des solutions à laquelle il faudrait parvenir à l’intérieur des centres culturels pour, selon nous, permettre les rencontres véritables entre les cultures. Nous ne parlons là que de la partie culturelle bien sûr et non de la partie Cours, Médiathèque ou Educatif. Si vous nous le permettez, nous souhaiterions tracer en quelques lignes, à titre d’exemple, ce qui nous semblerait être une autre piste à suivre dans le cadre d’une politique de coopération culturelle internationale. La condition essentielle étant bien évidemment que ce ne soit plus les diplomates seuls qui définissent la politique culturelle des centres et en orientent les actions au quotidien. Il serait plutôt souhaitable que ce soit une « mission » comme le préconise Yves Dauge, constituée de représentants de l’ensemble des Ministères (Affaires Etrangères, Culture, Education, Recherche…) auxquels peuvent s’ajouter d’autres partenaires publics et privés. Il s’agit avant tout, comme le rappelle ce rapport, d’être crédible à l’intérieur du réseau et de démontrer à l’extérieur que l’on sait bouger, créer, avancer dans un monde qui bouge, crée et avance. Aujourd’hui, un centre culturel est avant tout une structure physique, en général une très belle bâtisse, dans laquelle se succèdent des directeurs et directrices

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pendant des durées de quatre ans. Viennent s’y ajouter des stagiaires pour une durée de quelques mois et des salariés locaux, en poste pour plusieurs années. Ces durées sont à la fois courtes pour mener à bien une mission et bien trop longues quelquefois suivant l’équipe en place. Quitte à jouer la carte de la souplesse, nous proposons de mettre en place une équipe pluridisciplinaire, constituée pour une période donnée (de six mois à un an environ) et qui travaillerait sur une thématique en lien direct avec le contexte dans lequel il prendrait forme. Les bâtiments qui composent le réseau aujourd’hui ne seraient que les points d’ancrage de ces équipes. Un(e) seul(e) responsable serait nécessaire sur place, mais il bénéficierait d’une grande indépendance dans ses choix et ses actions. Cette équipe serait constituée par des personnes de tous âges, de toutes origines et qui auraient des compétences dans des domaines variés : graphisme, urbanisme, architecture, cinéma, danse…A ces disciplines pourraient s’en ajouter d’autres comme l’environnement, la pédagogie. L’origine géographique des membres de cette équipe n’est pas non plus arrêtée : à Alexandrie par exemple pourraient se retrouver des gens qui viennent de France bien sûr, d’Egypte forcément, mais aussi de tout autre endroit de la Méditerranée par exemple (voire du reste du monde). Professionnels, étudiants, jeunes diplômés : cette équipe serait amenée à travailler ensemble sur un projet qu’elle développerait à partir d’une trame dont les grandes lignes seraient tracées par le ou la responsable. Il s’agit sans doute là d’une nouvelle approche de la formation. D’autant plus que cela permettrait de servir une forme de réinvestissement professionnel et personnel comme le souhaitent les responsables aujourd’hui dans le cadre de leur stratégie d’influence. Cette formation exaucerait leur vœu qui consiste à vouloir soutenir ceux qui seront en mesure d’avoir des liens avec la France dans le futur : dans le domaine économique, politique, culturel.

Il ne s’agirait pas de réaliser un projet prédéterminé, mais de concevoir un projet sur la base de tout ce que l’on a dit précédemment : l’importance du contexte, les compétences, les envies ou simplement les histoires de vies. Il serait conçu pour

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rentrer en correspondance, en dialogue, avec la culture locale et s’en nourrir Ce système aurait l’avantage de toujours se placer du côté de l’innovation et non dans la répétition. Les orientations pourraient être multiples : la danse, l’art contemporain

ou

(Art/environnement,

le

théâtre,

mais

Théâtre/pédagogie,

les

projets

Chant/design

transdisciplinaires sonore

urbain,

graphisme/aménagement urbain) parce qu’emplis de la richesses de chacun. Ainsi, pourquoi ne pas rêver d’une équipe Egypto-franco-algéro-gréco-espanoitalo-polonaise ? La langue française (ou plutôt francophone !) serait le trait d’union entre tous. Sans compter que cela permettrait, et ce n’est pas rien, d’offrir la chance à des personnes qui ne sont pas dans le réseau des expatriés de pouvoir vivre une Expérience à l’étranger.

Perspectives Repenser le projet culturel, comme nous venons de le faire dans ce travail ouvre très largement à de nouvelles perspectives quant à ses modes d’application, de réception et d’évaluation. Partant de cette nouvelle conception du projet culturel, nous pensons qu’il serait intéressant de mettre en place des études sur ses modes de réception. Il pourrait s’agir d’évaluer l’intensité avec laquelle l’Expérience est vécue, mais aussi de voir quels sens elle convoque ou bien encore d’essayer de saisir de quelle façon le sens né de cette expérience est réinjecté dans la vie de celui qui l’a convoqué. Repenser le projet culturel comme forme d’expression, c’est aussi s’interroger sur la pertinence et les modes de son évaluation : Pourquoi évaluer un projet culturel ? Comment l’évaluer et avec quels outils d’analyse ? En vertu de quels critères valorisonsnous positivement ou négativement (de manière absolue ou de manière comparative) l’expérience à laquelle donne lieu tel projet culturel ?

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Table des matières

Introduction générale :.............................................................................................................6 Partie 1. La culture comme stratégie :..................................................................................12 Introduction Partie 1................................................................................................................12 I. La stratégie culturelle d’influence française dans sa politique de coopération internationale .......................................................................................................................14 1. La stratégie culturelle de la France en Egypte...........................................................14 1.1 Généralité sur la politique culturelle française à l’étranger...................................14 1.2 Généralité sur la politique culturelle française à l’étranger...................................14 1.3 La France défend une stratégie culturelle d’influence ............................................17 1.4 Les moyens de cette stratégie ....................................................................................18 1.4.1 Les objectifs et les moyens de cette stratégie culturelle en Egypte...................18 1.4.2 Les moyens financiers et les ressources humaines.............................................18 1.5 Les activités . ...............................................................................................................22 2. Le contexte social et culturel à Alexandrie.................................................................23 2.1 Le contexte social à Alexandrie .................................................................................23 2.2 Le contexte culturel à Alexandrie (La renaissance d’Alexandrie) .........................26 3. Le Centre Culturel Français d’Alexandrie, un outil au service de la stratégie d’influence française.........................................................................................................27 3.1 Le Centre n’est qu’un outil au service de cette stratégie d’influence ....................27 3.2 Le personnel du service culturel................................................................................28 II. La programmation culturelle du Centre Culturel Français d’Alexandrie ...............32 1. Etude de la programmation culturelle........................................................................32 1.1 La programmation culturelle du Centre Culturel Français...................................32 1.2 La programmation culturelle des autres lieux culturels à Alexandrie ..................39 1.3 Existe-t-il des particularités dans la programmation culturelle du Centre ..........42 2. Comment se construit cette programmation culturelle.............................................44 2.1 Comment se construit la programmation du Centre ..............................................45 2.2 Les thèmes ...................................................................................................................45 III. La fréquentation des activités culturelles du Centre Culturel..................................32 1. La fréquentation des activités culturelles du Centre Culturel .................................48 1.1 Etude de la fréquentation générale des activités culturelles ...................................48 1.2 La répartition entre les deux sexes............................................................................50 1.3 La répartition entre les différentes classes d'âge .....................................................52

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2. La synergie entre les publics égyptiens et les publics français (ou étranger) au Centre culturel ..................................................................................................................54 2.1 La connaissance du personnel du Centre Culturel par le public égyptien...........54 2.2 Les motivations des publics égyptiens et français...................................................55 3. La fidélité du public au Centre Culturel ....................................................................58 Conclusion Partie 1..................................................................................................................60

Partie 2. Il faut repenser la notion de projet culturel dans les centres culturels ..............60 Introduction Partie 2................................................................................................................66 Pour une autre définition du projet culturel. ....................................................................66 Quels apports l’esthétique peut elle offrir dans cette réflexion ? ....................................67 Le projet culturel comme une forme d'expression ………………………………….......68 I. Le projet culturel est un acte d’expression ....................................................................71 1. Le projet culturel naît, au départ, d’une impulsion ..................................................71 2. L’importance du contexte dans l’émulation d’un projet culturel (environnement, obstacle) .............................................................................................................................73 2.1 Le projet culturel naît dans un contexte toujours singulier....................................73 2.2 La résistance au contexte est importante..................................................................74 2.3 Alexandrie a un contexte social et historique très particulier ................................75 2.4 Le Contexte social et politique à Alexandrie est très difficile .................................76 3. Un projet, c’est jeter au loin (projet) ...........................................................................77 3.1 Qu'est-ce qu'un projet ?. ............................................................................................77 3.2 Le projet culturel est un acte d’expression...............................................................78 3.3 Le projet culturel est un acte d’expression qui est lié à un objet. ..........................80 II. Le projet culturel est une forme d’expression..............................................................82 1. Le projet culturel est une forme singulière (la programmation) ..............................83 1.1 Un projet culturel est une problématique.................................................................83 1.2 Un projet culturel est une forme qui n’existait pas avant .......................................84 2. Forme et relation...........................................................................................................85 2.1 L’importance des variations ......................................................................................85 2.2 Un projet culturel est une forme qui va jusqu’au bout de sa réalisation...............87 2.3 Un projet culturel est une forme qui s'appuie sur des expériences anciennes.......87 3. Forme et Présence .........................................................................................................89 III. Un projet culturel s’offre comme une expérience ......................................................91 1. L’expérience est une forme interactionnelle...............................................................92 1.1 Cette forme est une unité. ...........................................................................................94 1.2 Cette forme n'existe que dans le rapport à l'Autre. .................................................94

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1.3 Cette forme est en perpétuelle évolution. ..................................................................94 2. L’expérience est un événement....................................................................................95 2.1 Cette forme est un événement ....................................................................................96 2.2 Une expérience a une unité qui la désigne en propre. Cette expérience là !..........96 2.3 L’événement engendre du sens..................................................................................97 2.4 Le sens interroge la signification ...............................................................................96 2.5 Le sens n’est jamais dogmatique .............................................................................100 3. Produire une forme c’est : inventer des rencontres possibles Recevoir une forme c’est : créer les conditions d’un échange.................................101 3.1 Cette forme est un langage .......................................................................................101 3.2 Comme langage, il faut quelqu'un pour l'entendre ...............................................101 Conclusion Partie 2................................................................................................................104

Parties 3. Cette expérrience est une véritable rencontre…...……………………………106 Introduction Partie 3..............................................................................................................106 I. Je et un Autre..................................................................................................................107 1. Le projet culturel est une (re)présentation de Soi. ..................................................107 1.1 Une forme qui nous présente…................................................................................107 1.2 …qui nous présente intimement..............................................................................109 1.3 Un projet culturel est un cadeau pour l’Autre.......................................................110 2. Un projet culturel est un échange..............................................................................111 2.1 S'inscrire dans la forme d'un projet culturel, c'est s'engager...............................112 2.2 Un projet culturel est une forme qui se présente dotée d’intentionnalités ..........112 2.3 Il y a nécessité à comprendre les codes pour mieux recevoir................................113 II. Un projet culturel est un espace de rencontre(s) où le je est un Autre ....................115 1. Un projet culturel est un espace de rencontre véritable..........................................116 2. Un projet culturel est un espace de rencontre avec Soi...........................................118 3. Un projet culturel est un espace de rencontre avec les Autres ...............................119 III. La forme d’un projet culturel doit être pensé en en terme de formation ...............122 1. Penser la forme en terme de formation .....................................................................123 2. Apprendre, c’est se métamorphoser .........................................................................125 3. Un projet culturel est un lieu de rencontre véritable entre les cultures ................127 Conclusion Partie 3................................................................................................................131 Conclusion générale :............................................................................................................133

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