L'imposture du Père Noël

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Significationinattendue

L'IMPOSTUREDU PÈRENOËL

d'unepratiquesocialeordinaire

ÉditionsIsaac

L'imposture du Père Noël

Significationinattendued’unepratiquesocialeordinaire

Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n'est pas que vous croyez ces mensonges, mais que plus personne ne croit plus en rien.

1.Un bien étrange sacrifice ................................ 7 2. Auguste Comte, notre père à tous.................15 3. Le progrès, notre auguste conte moderne......23 4. Le couronnement du conte d'Auguste : la religion de l'Humanité et l'Église positiviste.............31 5. Un éclairage sociologique bienvenu...............37 6. L'anthropologie structurale à la rescousse du Père Noël.........................................................43 7. Le cœur sous-estimé de toute l’affaire : le problème de l'existence du bonhomme à barbe ......55 8. Une « conversion à l'envers » (Pasolini).........63 9. Ce qu'Auguste Comte a rêvé, le Père Noël l'a fait..................................................................69 10. Retour sur la mise à mort ratée du Père Noël79 Conclusion.......................................................83
Table des matières

1.Un bien étrange sacrifice

La scène se déroule au début des années cinquante, le 23 décembre 1951 exactement, à Dijon ; elle est déjà étonnante à cette époque, tant et si bien qu'un correspondant de France-Soir s'en fera l'écho et l'affaire occupera l'éditorial du journal à plus fort tirage de l'époque. Mais en relatant cet événement, il convient de saisir sur le fait la commune sidération ou même l'indignation des journalistes de NotreTemps, 70 ans après. Elle ne sera pas difficile à apprécier, car nous la partageons tous spontanément, semble-t-il. Elle n'en est pas moins instructive, croyons-nous.

D'abord les faits : « Le Père Noël a été pendu hier après-midi aux grilles de la cathédrale de Dijon et brûlé publiquement sur le parvis. » Une effigie de Père Noël est donc réduite en cendre de-

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vant la cathédrale Saint-Bénigne. Mais pour quelles raisons ? L'article est assez clair : « Cette exécution spectaculaire s’est déroulée en présence de plusieurs centaines d’enfants des patronages. Elle avait été décidée avec l’accord du clergé qui avait condamné le Père Noël comme usurpateur et hérétique. Il avait été accusé de paganiser la fête de Noël et de s’y être installé comme un coucou en prenant une place de plus en plus grande. »

Juste retour des choses, commentent généralement les observateurs actuels ! La fête même de Noël ne s'était-elle pas inscrite dans le sillage de celle - païenne - du solinvictusqui marque la victoire du soleil sur les ténèbres ? Mais laissons ce point.

Le journaliste poursuit : « On lui reproche surtoutde s’être introduit dans toutes les écoles publiques d’où la crèche est scrupuleusement bannie. » Ce dernier point est celui que la presse locale dijonnaise retient également : « Désireux de lutter contre la fabulation trompeuse du père Noël, ils ont admiré ce grand personnage fait de mains d'hommes, suspendu à la grille. Puis le père

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Noël a été solennellement brûlé. » (Journal Le BienPublicdu même jour).

Le journaliste de France Soir continue d'une façon moins neutre : « Dimanche à trois heures de l’après-midi, le malheureux bonhomme à barbe blanche a payé comme beaucoup d’innocents une faute dont s’étaient rendus coupable ceux qui applaudiront à son exécution. » Un sacrifice au sens girardien du terme, c'est-à-dire entendu comme destruction par un groupe d'un être innocent ou de son substitut symbolique au profit de l'unité sociale rendue ainsi manifeste, s'accomplit sous nos yeux médusés, fleurant un parfum étrangement archaïque. L'anthropologue s'éveille.

Les autorités ecclésiastiques de la ville diffusent alors un communiqué censé éclairer l'événement. Il y est question d'une lutte contre le mensonge accomplie par un « geste symbolique » ; en effet, « Le Père Noël a été sacrifié en holocauste. » Nouvelle occurrence de la notion sacrificielle. Sa signification est étrangement à peu près la même que celle du journaliste : « en holocauste »

semble faire référence seulement ici à la manière

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avec laquelle l'effigie a été détruite : par le feu. Il n'est pas question ici d'un acte cultuel adressé à Dieu comme la notion d'holocauste pourrait le supposer (cf. leLévitique), mais seulement d’un message adressé symboliquement à la société du temps et aux familles chrétiennes dijonnaises.

Quel est ce message ? Le voici : « À la vérité, le mensonge ne peut éveiller le sentiment religieux chez l’enfant et n’est en aucune façon une méthode d’éducation ».

Il y aurait beaucoup à dire ici mais contentonsnous pour l'instant de deux remarques :

- le Père Noël est un mensonge en lui-même, il ne saurait donc constituer une manière appropriée d'éduquer les enfants

- le sentiment religieux ne peut être éveillé par le mensonge.

Ici, l'observateur doit s'interroger sur la portée de cette affirmation, sans aucun doute, mais il peut aussi s'étonner alors du « rite symbolique » proposé par les ecclésiastiques eux-mêmes ! Est-il adapté en quoique ce soit à l'éveil du sentiment

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religieux des enfants, largement convoqués pour l'occasion puisqu’on parle de 250 enfants présents ? C'est une question plus vertigineuse qu’il n'y paraît, du point de vue des chrétiens cette fois, car c'est bien comme tels que l'acte accompli est revendiqué : « Pour nous, chrétiens, la fête de Noël doit rester la fête anniversaire de la naissance du Sauveur. »

L'affaire aurait pu en rester là. Pourtant, au moment où l'article est rédigé, le journaliste divulgue une dernière information attendue sinon encore constatée : « Dijon attend la résurrection du Père Noël, assassiné hier sur le parvis de la cathédrale. Il ressuscitera ce soir, à dix-huit heures, à l’Hôtel de Ville. » La ville s'est fendue en effet elle aussi d'un communiqué officiel donnant la parole au Père Noël disant que celui-ci « convoquait, comme chaque année, les enfants de Dijon place de la Libération et qu’il leur parlerait du haut des toits de l’Hôtel de Ville où il circulera sous les feux des projecteurs ».

Cette invraisemblable passe d'arme aurait pu et aurait dû au fond se dissoudre dans l'oubli car tout

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ceci pourrait paraître tout à fait anecdotique, on le sent bien. Ce serait tout au plus l'occasion de rire de l'esprit de sérieux maladroit et presque malsain des autorités religieuses de l'époque, naïvement inconscientes de la dissolution de leur autorité déjà minée.

C'était sans compter sur ce qui nous apparaît comme un heureux coup de théâtre capable de nous délivrer de cette prévisible possibilité en fondant décisivement le droit d'explorer sérieusement la portée de cet événement. Un autre magistère s'exprime en effet quelques mois plus tard : celui des sciences sociales dans sa dernière mouturestructuraliste - en la personne de Claude LéviStrauss. Seulement, pour apprécier son analyse ainsi que notre manière de saisir ce singulier et croyons-nous, emblématique événement, il est nécessaire d’opérer un détour par la doctrine d’un auteur au moins aussi baroque que l’événement que nous venons de rapporter. Il est un guide incontournable pour sonder le statut paradoxal et

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passablement embrouillé de ce que l’on nomme « le religieux » dans nos sociétés.

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2. Auguste Comte, notre père à tous

Laloidestroisétatsest un texte fascinant dont Auguste Comte est l’auteur enthousiaste (cf. Coursdephilosophiepositive). Désuet dans sa forme et son style, elle est en effet capable de récapituler avec une redoutable audace l’atmosphère spirituelle que nous respirons tous, aujourd’hui encore.

Comte croit pouvoir en effet synthétiser rien de moins que « le développement total de l'intelligence humaine dans ses diverses sphères d'activité, depuis son premier essor le plus simple jusqu'à nos jours » par la mise en lumière « d’une grande loi fondamentale à laquelle il est assujetti par une nécessité invariable ». Il a alors vingt-quatre ans

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et il se tiendra lui-même toute sa vie à cette lecture scientifique de l'histoire.

Ce qu'il appelle alors « nos conceptions principales », c'est à dire notre commune « vision du monde », passe successivement par trois stades, l'auteur signant par là, sans le savoir, sa dette à l'égard de l'héritage de Joachim de Flore, auteur du XIIème qui voyait quant à lui l'histoire sainte, biblique, se dérouler linéairement et progressivementde l'âge préchrétien du Père, en passant par celui du Fils marqué par la figure de Jésus pour aboutir à l'âge de l'Esprit Saint, qu'il s'attend à voir surgir dans un avenir imminent. Chez Comte, on retrouve la même distribution mais selon un ordre sécularisé, même si nous verrons que ce dernier qualificatif ne rend pas tout à fait justice de la position de l’auteur.

Le premier âge correspond à ce qu'il nomme l'état théologique ou fictif, le second (transitoire) est l’état métaphysique ou abstrait et le dernier (l’ultime) est baptisé scientifique ou positif : il signe précisément l’entrée dans l’ère positiviste. Il est essentiel d’en dire quelques mots

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tant cette lecture explicite de nos jours notre conception spontanée du sens de l’histoire : voyons cela. Le premier état, théologique, orne l'orée primitive de l'intelligence ensommeillée de l'humanité : son enfance. En effet, l'humanité, dans cette condition originaire, primitive, recherche et croit pouvoir atteindre naïvement le fond des choses : « la nature intime des êtres, les causes premières et finales de tous les effets qui la frappent », bref, « les connaissances absolues ».

Les hommes croient naïvement saisir le fin mot de l’histoire et on peut dire qu’ils s’en donnent les moyens ! En effet, ce projet démesuré ne sera atteint qu'en laissant libre cours à leur imagination fabulatrice qui supposera derrièreles phénomènes naturels des actions d’entités plus ou moins merveilleuses, voire divines, relativement capricieuses, intervenant arbitrairement dans notre monde. Nos aïeux voyaient ainsi la colère divine derrièrela sécheresse et la bénédiction derrièrela pluie bienfaitrice et pensaient, si l'on ose dire, les anomalies du monde comme autant d’effets de leurs inter-

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ventions erratiques, manière de croire comprendre tout ce qui arrive.

Bien sûr, nous sommes heureusement collectivement sortis de cet horizon borné : borné, nous rappelle Comte, par la croyance viscérale de ces hommes en la capacité de leur intelligence à atteindre le Commencement et la Fin absolue de tout ce qui est.

Il faut bien le reconnaître, ce jugement sur les débuts de l’humanité est bien encore, en gros, le nôtre ; celui qui est toujours déjà là avant même qu'il soit interrogé, s'il est même possible qu'il le soit. Si nous en jugeons ainsi, avec Comte, c’est donc que nous nous sommes détachés de cette conception « primitive ». Une phase de transition, l'état métaphysique ou abstrait, l’expose : les entités surnaturelles sont alors remplacées petit à petit par des forces abstraites immanentes au monde, capables de faire surgir par elles-mêmes les phénomènes observés. La nature et le cosmos, les Idées par exemple (Platon), remplacent le Pan-

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théon des divinités au sein d’un horizon, qui demeure absolu. Ces idées y jouent le même rôle : on espère toujours atteindre l'ultime, on croit encore pouvoir toutcomprendre.

Seul l'état final de l'intelligence humaine dont Auguste se veut le témoin et le prophète, l'état scientifique ou positif, permettra enfin de sortir de cette condition de minorité.

Or, contrairement à ce que l'on pourrait peutêtre imaginer, par cette maturation de l’intelligence humaine, il ne s'agira pas de répondre à toutes les questions humaines par le moyen invincible de la méthode scientifique, rendant caduque l’imagination théologique et l’élucubration philosophique, non !

Le positivisme n'est pas le scientisme. D’une façon bien plus subtile, il s'agit d’ores et déjà de « reconnaître l'impossibilité d'obtenir » ces réponses jusque-là espérées et ainsi de renoncer à rechercher dans cette voie, pour se replier en quelque sorte sur la description positive des lois qui régissent les phénomènes naturels obser-

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vables : savoir positif seul accessible à une intelligence enfin adulte, consciente de ses limites.

Reconnaissance que la connaissance authentique, scientifique, ne peut être que celle de lois de la nature, c’est-à-dire de relations stables et régulières entre phénomènes, bref d’un savoir des relations, d’un savoir relatif: notez que c’est la même racine.

L’humanité est adulte quand elle est capable de faire le deuil de la possibilité même de la connaissance absolue. Il faut pourtant le souligner et le méditer avec le plus grand sérieux, la maturité de l'intelligence humaine se manifeste par ce renoncement. Il s'agit au sens strict de neplusseraconter d'histoires, de mythes ou de fables, pour enfin appréhender lucidement seulement ce qui peut l'être compte tenu de la nature même de la réalité et de notre intelligence limitée. Telle est au fond la doctrine positiviste, une entreprise de démythisation intégrale du cosmos par la connaissance positive de ses lois, réseau de lois contre florilège de fables... on se demande bien ce que

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nous aurions à y perdre, tellement d’ailleurs qu’on ne se le demande pas !

Tel est le progrès dont l'humanité est l'héroïne et que le positivisme ne fait que mettre en musique, et l'homme du vingt-et-unième siècle n'a pas besoin de beaucoup d'effort pour s'en convaincre : en réalité il est déjà convaincu. Mieux, il peut vérifier la marche du progrès à l'échelle microscopique de sa trajectoire personnelle : chacun de nous, précise Comte, ne se souvient-il pas en contemplant sa propre histoire qu'il a été successivement, quant à ses notions les plus importantes, théologien dans son enfance, métaphysicien dans sa jeunesse, et physicien dans sa virilité ? On peut subodorer que cette évidence autobiographique se soit imposée à notre auteur avant même celle de la loi universelle ! L’important est que tout lecteur de Comte peut le vérifier immédiatement en lui-même. N'était-il pas théologien lorsqu'il en venait, enfant, à se confier à une peluche 100% coton au moment de la séparation du coucher ? Ne s'est-il pas ensuite progressivement

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arraché à cette moiteur obscurantiste lors de sa jeunesse, voyant progresser les lumières de la connaissance dont le milieu familial et l'école se faisaient les hérauts, et par là sortir de sa minorité ? Jusqu'à accéder à une perception lucide des capacités de l'intelligence à travers l'acquisition progressive et perfectible du savoir délivré par les différentes sciences positives communément reçues ?

« Cette vérification est facile aujourd'hui pour tous les hommes au niveau de leur siècle », proclame Auguste Comte. Et de fait, nous sommes chacun la preuve ambulante de la vérité de laloi des trois états, et donc de l’établissement du règne terminal du stade positif.

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3.

Nous le voyons, dans la perspective positiviste d’Auguste Comte, l’enfance de l’humanité se confond avec une mentalité pré-logique pour parler omme Lévy-Bruhl, c’est-à-dire avec l’infantile assurance que le mythe donne illusoirement de sauver la réalité cosmique de l’existence humaine du péril de l’insignifiance. Dérisoire stratagème, juge le moderne du haut de sa lucidité positiviste ou scientifique ! Nous sommes même gênés de voir nos premiers parents croire ces balivernes auquelles aucun d’entre nous n’oserait accorder sa confiance.

Cette appréciation qui court de Fontenelle (De l’originedesfables) à Freud (L'avenir d'une illusion) demeure celle qui nous est la plus commu-

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Le progrès, notre auguste conte moderne

nément admise par-delà les raffinements académiques ou les stratégies du « c'est plus compliqué que cela ». Le professeur de philosophie de ce temps-là décèle comme la basse continue du tempo spirituel de l'époque, l'opinion commune - la doxa – osons même dire la « pensée unique » qui imbibe le moindre de ses paquets de copies jusqu’aux best-sellers planétaires de celui qui peut être vu comme un positiviste de premier calibre : Yuval Noha Harari (Sapienset HomoDeus), bref, notre philosophie de l’Histoire. Comment pourraitil en aller autrement, me direz-vous ? Nous ne pouvons plus prendre l’état théologique pour autre chose qu’une fiction désormais : les jeux sont faits ; Auguste lui a réglé son compte et c’est bien ainsi.

Notre certitude commune de nous être libérés progressivement des mythes de nos devanciers par les progrès combinés et cumulatifs des sciences positives se donne comme une évidence indépassable, on pourrait dire facétieusement comme le grand récit ou même le mythe de notre temps dont la loi de Comte est le parfait symbole.

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Toujours est-il que notre accession à l’état positif nous permet en quelque sorte de percevoir toute mythologie ancienne sur le modèle inoffensif des Histoirescommeçade Kipling. En effet, dela même manière que l’écrivain raconte avec humour, aux enfants, comment le rhinocéros en est venu à avoir cette peau plissée et ce tempérament hargneux qu'on lui connaît (du fait des miettes de pain qu'un fakir a déposées perfidement dans sa peau déboutonnée et négligemment délaissée, telle une serviette de bain sur le rivage, au moment où l'autre piquait une tête dans la mer), de la même manière apparemment, nous pouvons rendre compte du genre littéraire du mythe des sociétés premières en disant qu'il « raconte une histoire sacrée, relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial : le temps fabuleux des « commencement, [que] le mythe raconte, [à l’image d’histoires aussi farfelues que celles de Kipling], comment, grâce aux exploits d’Êtres surnaturels, une réalité est venue à l'existence, que ce soit la réalité totale, le Cosmos, ou seulement un fragment » (cf. Mircea Eliade, Aspectsdumythe).

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Eliade, ajoute que ce récit mythique peut et doit être dit « vrai », car il se vérifie par l'ordonnancement actuel du monde lui-même ! La réalité du cycle des saisons atteste de l’histoire de la séquestration régulière de Perséphonecomme la réalité comportementale du Rhinocéros atteste celle de Kipling. Qu'est-ce à dire ? Que l'homme des sociétés primitives croyaient en la réalité de ses mythes d'une manière qui rappelle celle de l'enfant prenant pour argent comptant le conte du fabulateur...

Nos parents sont de grands enfants, nous pouvons le dire, nous qui enfin savons ce que c’est qu’être adulte. Il semble bien que l'homme de la modernité, de l'état positif ou scientifique, en faisant du mythe un objet d'étude explicite, ait rompu le charme de son prestige qui semblait tenir tout entier l'humanité dans l'ignorance des lois de la nature. Mettre à nu les mécanismes de la nature, c'est aussi mettre à nu celui du mythe, et comprendre son fonctionnement, n'est-ce pas enfin échapper nécessairement à son empire une fois le subterfuge dévoilé par nos Lumières ?

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Il semblerait bien en effet. Et pourtant... Pourtant comment ne pas reconnaître dans le récit même d'Auguste Comte, une histoire, une belle histoire en vérité, l'Histoire triomphale de notre émancipation collective ! L'Histoire de notre accession au stade adulte du développement humain ! Or, l'Histoire de notre sortie des histoires mythiques, religieuses et donc fictives semble, comme nous le suggérions plus haut, lerécit par excellence dont nous sommes le centreet le nécessaire aboutissement. Tel est notre récit, celui qui gouverne notre horizon de part en part, celui auquel nous tenons comme à la prunelle de l'œil, celui, le seul, dont nous n'acceptons pas l’éventuelle relativisation.

Cette affirmation peut paraître suspecte à l’aune de ce qu’elle affirme ! Car, de là à envisager qu’il pourrait s’agir là d’un mythe d’un nouveau style, moderne, il n’y a qu’un pas qu’il pourrait nous paraître sacrilège de franchir ! Un mythe d’autant plus prégnant qu’il a trouvé à s’exprimer dans le seul genre littéraire à nos yeux acceptable : celui de la science précisément ; par l’expression d’une loi. Une loi et non pas un com-

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mandement divin, une sagesse philosophique encore moins un récit merveilleux, mais une loi nécessaire de l’histoire.

Seulement, ne s’agirait-il pas là d’un mythe nouvelle formule, d’un méta-mythe, du mythe de la sortie définitive de l’âge des mythes, mythe que nous ne devrions pas même apercevoir tout comme les hommes des sociétés premières ne pouvaient déceler les leurs... ce qui rend d’ailleurs suspect le discours que vous vous donnez la peine de lire en ce moment : il faudra bien y revenir un peu plus tard.

Bref, gardons la proposition à titre d’hypothèse, la loi des trois états pourrait être notre supermythe moderne, le seul que nous n'appréhenderions pas avec la distance qui caractérise notre relation avec tous les autres, et ceci, à nos yeux, légitimement. Il nous faut creuser cette hypothèse davantage, avant de rejoindre notre brûlant homme à barbe blanche qui pourra nous offrir une clé inattendue.

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4. Le couronnement du conte d'Auguste : la religion de l'Humanité et l'Église positiviste

On le sait peut-être moins mais il est une autre face de l'œuvre d'Auguste Comte, souvent méconnue, alors même qu'elle ouvre des perspectives proprement aussi stupéfiantes que déroutantes, et croyons-nous, décisives pour éclairer notre curieux sacrifice.

Sans entrer dans les méandres, pourtant mirifiques, de sa biographie mouvementée (cf. Henri Gouhier, La vie d'Auguste Comte), disons que Comte comprend à la lumière de son amour aussi absolu qu'impossible pour Clotilde de Vaux durant l'année 1846, « l’année incomparable », que l'ul-

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time science positive qui couronne tout l’édifice du savoir, la sociologie, à la suite des mathématiques, de l'astronomie, de la physique, de la chimie et de la biologie, ne peut à elle seule unir les hommes sans qu'elle ne s'ordonne à une religion d'un nouveau type, dont le cœur palpitant sera celui de la célébration rituelle de l'Humanité elle-même.

Tout un programme ! Son amour pour Clotilde s'élargit ainsi en amour systématique pour l'Humanité et son culte intime pour celle qui meurt alors se transformera en religion positiviste universelle, pourvue d'un calendrier, d'un catéchisme, de sacrements et de cérémonies censés se substituer aux rites sans âme d'un catholicisme déjà condamné par la loi de l'histoire car fondé sur de fausses croyances incorrigiblement théologiques...

On connaît peut-être l'étonnante prophétie que Comte, désormais grand-prêtre, donne alors dans sa correspondance le 23 Archimède 63, c'est à dire le 22 avril 1851 : « Je suis persuadé que, avant l'année 1860, je prêcherai le positivisme à Notre-Dame, comme la seule religion réelle et complète ». Religion complèteen ce qu’elle place

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enfin le corpus positiviste au cœur du système catholique aux vertus unifiantes que le père de la sociologie admire et imite., à la place de la théologie chrétienne exsangue.

Il peut paraître piquant, après ce que nous avons dit, de voir le troisième stade de l'évolution nécessaire de l'humanité - qui semblait si évidentse lier avec ce qui ressemble comme deux gouttes d'eau au premier, le primitif. C'est pourtant là que se révèle l'intelligence comtienne hors-pair du social que Michel, l'un des personnages des particulesélémentaires(Houellebecq), pointe dans un style désormais éprouvé : « Ces cons de hippies... fit-il en se rasseyant, restent persuadés que la religion est une démarche individuelle basée sur la méditation, la recherche spirituelle, etc. Ils sont incapables de se rendre compte que c'est au contraire une activité purement sociale, basée sur la fixation de rites, de règles et de cérémonies ».

Selon Auguste Comte, la religion a pour seul rôle d'amener l'humanité à unétatd'unité parfaite. » Comte réalise que l'état positif couronné par l’émergence de la « physique sociale » ou

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« sociologie » (terme dont il est l’inventeur) ne se confondra avec cet « état d'unité » qu'en reposant sur un organisme rituel d'essence religieuse ! Étonnante leçon ! Si le positivisme est promis au règne universel que la marche de l'histoire lui assure, cela ne se fera qu'en détruisant en Occident le catholicisme, c'est-à-dire en le remplaçant. La religion se passera de Dieu et de Jésus-Christ en devenant le principe et la source de la clôture de l'humanité sur elle-même, positivement, une religion sans dieu certes, mais pas sans rite.

Le lecteur contemporain est perplexe, je le sens bien. En quoi ces élucubrations mégalosentimentales ont-elles quelque pertinence que ce soit pour nous ? Si la loi des trois états semble habiter notre lecture spontanée de l'histoire, il n'en va pas de même, c’est le moins que l’on puisse dire, des rituels de l'Église positiviste et de son Grand-Prêtre auto-proclamé... Nous refusons a priori, contre Comte lui-même, précisément comme un reliquat obsolète de l'état théologique, l'idée qu'une société humaine ne pourrait subsister sans religion. Et nous tenons cette thèse comme le résumé même du positivisme…Admirable ma-

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lentendu : nous n’acceptons le positivisme que délesté de ce que son fondateur jugeait être sa clé de voûte. Cela devrait nous donner à penser. Le Français du XXIéme siècle est justement persuadé que la société dans laquelle il vit atteste du contraire à chaque instant : le religieux est obsolète donc superflu, il y a effectivement des raisons puissantes de le penser. Et pourtant…

Pourtant, cet héritier d’Auguste Comte qu’est Claude Lévi-Strauss va, à l’occasion de la réduction en cendre du Père Noël à Dijon, faire trembler nos conceptions les plus ancrées et se révélera plus fidèle au catéchisme positiviste que beaucoup d’entre nous, au nom même de la science qui plus est ! Son article paraît dans la revue des Temps Modernes six mois après le bûcher ; il est intitulé, “Le Père Noël supplicié”. (n° 77, 1952, p. 15721590.)

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5. Un éclairage sociologique bienvenu

Lévi-Strauss va donner ses lettres de noblesse à ce qui, sans lui, aurait dû rester une trivialité cocasse. Son analyse assez touffue peut être divisée en deux types d'approches distinctes et complémentaires : sociologique d’abord, anthropologique ensuite.

Le diagnostic de Lévi-Strauss sociologue commence par relever la commune et générale désapprobation de l'attitude du clergé dijonnais. En effet, il rappelle à ce propos rapidement la doxa selon laquelle « il est si joli de croire au Père Noël, cela ne fait de mal à personne, les enfants en tirent de grandes satisfactions et font provision de délicieux souvenirs pour l’âge mûr, etc. », mais

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c'est pour ensuite relever l'insuffisance de cette façon d'aborder la question : « En fait, on fuit la question au lieu d’y répondre, car il ne s’agit pas de justifier les raisons pour lesquelles le Père Noël plaît aux enfants, mais bien celles qui ont poussé les adultes à l’inventer. ».

À ce niveau, il est clair qu'un divorce sépare l'opinion publique de l'Église que l'événement manifeste de façon éclatante. Mais Lévi-Strauss alerte : « Malgré le caractère minime de l’incident, le fait est d’importance », car il remarque qu'au sein des festivités religieuses de Noël qui après-guerre reprennent une certaine vigueur, ce sont « les anticléricaux traditionnels » qui se sont saisis « de l’occasion inespérée qui leur était offerte » en s'improvisant « à Dijon et ailleurs » les « protecteurs du Père Noël menacé. ».

Voilà le point décisif : « Le Père Noël, symbole de l'irréligion, quel paradoxe ! » : en effet, pour qui veut bien prendre la peine d'y penser, et le constat est toujours valable aujourd'hui, tout, dans cette affaire est à front renversé ! Les institutions de la république laïque, de l'École à la Mai-

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rie en passant par la Poste qui, dans les années soixante et sur une suggestion de Françoise Dolto, prendra la mission de répondre aux courriers des enfants priant le Père Noël, toutes ces institutions se font les « les gardiens de la superstition » alors que l'Église semble adopter « un esprit critique avide de franchise et de vérité » (p. 1575) conforme à un rationalisme démythologisant.

L'Église dans cette affaire est objectivement la seule institution désireuse de faire reculer cette croyance, là où toutes les autres cherchent à la promouvoir volontairement et de façon systématiquement orchestrée. Lévi-Strauss constate, médusé et curieux : « Cette apparente inversion des rôles suffit à suggérer que cette naïve affaire recouvre des réalités plus profondes. » On ne saurait mieux dire. Il se passe quelque chose qui à l 'échelle de la vie d'une société n'est pas banal et appelle une attention redoublée, « ce n’est pas tous les jours que l’ethnologue trouve ainsi l’occasion d’observer, dans sa propre société, la croissance subite d’un rite, et même d’un culte ».

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Anthropologue à la maison, l'occasion est trop belle et trop rare, les journalistes ont certes failli favoriser son éclipse en s'en faisant les aveugles reporters là où « l’Église - forte d’une expérience traditionnelle en ces matières - ne s’est pas trompée » ! Hommage inattendu du savant au magistère de l’Église à qui il reconnaît d'avoir repéré avec raison et justesse le caractère significatif de l'évolution des mentalités religieuses occidentales que le Père Noël cristallise de façon inédite.

Sociologiquement donc, Lévi-Strauss commence par remarquer que « depuis trois ans environ, c’est-à-dire depuis que l’activité économique est redevenue à peu près normale, la célébration de Noël a pris en France une ampleur inconnue avant-guerre. » Bien sûr, la fête n'est pas nouvelle, mais la manière de la célébrer s'est socialement transformée, et la chose n'est pas mystérieuse, cela est « un résultat direct de l’influence et du prestige des États-Unis d’Amérique. ».

Cette évolution se traduit ainsi par l'apparition de « grands sapins dressés aux carrefours ou sur les artères principales, illuminés la nuit ; de pa-

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piers d’emballage historiés pour cadeaux de Noël ; de cartes de vœux à vignette, avec l’usage de les exposer pendant la semaine fatidique sur la cheminée du récipiendaire (...) et enfin de personnages déguisés en Père Noël pour recevoir les suppliques des enfants dans les grands magasins. » Il n'est peut-être pas inintéressant de rapporter le sentiment d'un témoin averti : « tous ces usages qui paraissaient, il y a quelques années encore, puérils et baroques au Français visitant les États-Unis, et comme l’un des signes les plus évidents de l’incompatibilité foncière entre les deux mentalités, se sont implantés et acclimatés en France avec une aisance et une généralité qui sont une leçon à méditer pour l’historien des civilisations. » Il serait alors tentant de réduire la portée du phénomène en l'expliquant par la diffusion hégémonique du softpoweraméricain, l'auteur ne l'écarte pas tout à fait, il relève ainsi la présence de davantage d'Américains célébrant la fête sur le sol français, du cinéma, des « digests » et des romans américains, et que « certains reportages aussi des grands journaux ont fait connaître les mœurs américaines » qui « bénéficient du prestige qui s’attache à la puissance militaire et éco-

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nomique des États-Unis », il n'est pas jusqu'au plan Marshall qui ait contribué à l'importation de « quelques marchandises liées aux rites de Noël. »

Bien, mais l'anthropologue paraît alors, et ajoute péremptoirement : « tout cela serait insuffisant à expliquer le phénomène. » L'idée est simple : d'abord, la célébration de Noël en France et en Europe n'est pas une nouveauté absolue, c'est l'évidence, et c'est pourquoi nous assistons à une recomposition d'une réalité préexistante, dont « la forme américaine n’est que le plus moderne de ces avatars ». Or justement, ce qui frappe Lévi-Strauss, c’est la facilité avec laquelle la greffe américaine a pu prendre en si peu de temps. L'hypothèse d'un terreau propice à cette floraison soudaine de la manière de fêter Noël semble s'imposer. C'est à ce niveau que la question doit être considérée, et la question rebondit : quelle est la

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6. L'anthropologie structurale à la rescousse du Père Noël

signification dans ce contexte du personnage du Père Noël ?

« Le Père Noël est vêtu d’écarlate : c’est un roi. Sa barbe blanche, ses fourrures et ses bottes, le traîneau dans lequel il voyage, évoquent l’hiver. On l’appelle « Père » et c’est un vieillard, donc il incarne la forme bienveillante de l’autorité des anciens. » L'anthropologue interroge : quelle est la nature de cette entité ? Ce n'est pas « un être mythique » car aucun récit de cet ordre ne conte sa genèse, pas plus qu' un personnage de légende » car aucun récit semi-historique ne s'y rattache. (Il faudrait ici sans doute distinguer le Père Noël de saint Nicolas.) Le savant porte alors la sentence suivante qui nous semble cruciale : en réalité, « cet être surnaturel et immuable, éternellement fixé dans sa forme et défini par une fonction exclusive et un retour périodique, relève plutôt de la famille des divinités » et la vérification en est donnée dans la foulée : « il reçoit d’ailleurs un culte de la part des enfants, à certaines époques de l’année, sous forme de lettres et de prières ; il récompense les bons et prive les méchants. » Les catégories de « divinité » et de « culte » sont

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donc mobilisées par la science positive pour attester de la nature du Père Noël.Qui l'eut cru ?!

Seulement, il s'agit d'une divinité particulière et d'un culte non moins étrange pour le spécialiste ! En quoi ? Il s'agit d'un culte à obsolescence programmée ! « La seule différence entre le Père Noël et une divinité véritable est que les adultes ne croient pas en lui, bien qu’ils encouragent leurs enfants à y croire et qu’ils entretiennent cette croyance par un grand nombre de mystifications. ».

Cette différence entre le statut des enfants d'une part et des adolescents et adultes d'autre part, authentifie aux yeux de l'ethnologue l'appartenance du phénomène à la famille bien connue des rites de passage et d’initiation. Or, précisément, on sait bien que ce genre de rites remplit une fonction pratique : celle d'aider les aînés à maintenir leurs cadets dans l’ordre et l’obéissance. La générosité du Père Noël est conditionnelle : elle dépend de la sagesse des enfants tout au long de l'année.

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Mais Lévi-Strauss ne saurait se satisfaire d'une simple lecture utilitariste de l'affaire - lecture qui est d'ailleurs obsolète désormais. En effet, la question essentielle est de savoir d’où vient que les enfants aient des droits, et que ces droits s’imposent si impérieusement aux adultes que ceux-ci soient obligés d’élaborer une mythologie et un rituel coûteux et compliqués pour parvenir à les contenir et à les limiter !

Admirable retournement ! Le problème ne serait pas de savoir ce que les adultes gagneraient à mettre en œuvre ce stratagème, mais de se demander pourquoi ils s'y plient de façon si servile et si coûteuse ! À quel impératif obtempèrent-ils avec tant de minutie, si « religieusement » ? « On voit tout de suite que la croyance au Père Noël n’est pas seulement une mystification infligée plaisamment par les adultes aux enfants ; c’est, dans une très large mesure, le résultat d’une transaction fort onéreuse entre les deux générations ». Tel est le fond de la thèse lévi-straussienne.

Une fois celle-ci dévoilée, nous pouvons aller plus vite. L'auteur convoque alors un rituel parti-

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culier, de manière peut-être un peu unilatérale : celui des katchinas propre aux Indiens Pueblos, au sud-ouest des États-Unis : il est vrai que la parenté avec le père Noël semble s'imposer. Les katchinas sont en effet des personnages costumés et masqués qui incarnent des dieux et des ancêtres ; ils reviennent périodiquement visiter leur village pour y danser et pour punir ou récompenser les enfants, car on s’arrange pour que ceux-ci ne reconnaissent pas leurs parents ou familiers sous le déguisement traditionnel.

Mais lorsque l'on sonde l'origine de ce rite, on s'aperçoit que les katchinas sont originellement des représentations mythiques d'enfants tragiquement noyés revenant dans le présent pour emporter la vie des enfants du village. Le rite serait le fruit d'une transaction qui viserait à éviter ce retour terrifiant de la mort dans la vie par la médiation d'un culte dont la véritable signification échappe aux enfants préservés. Pourquoi ? Parce que les enfants actuels sont les katchinas mythiques. « Ils sont tenus en dehors de la mystification, parce qu’ils représentent la réalité avec la-

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quelle la mystification constitue une sorte de compromis. »

Qu'est-ce à dire ? Que le rite vise, pour la collectivité humaine, à amadouer en quelque sorte la réalité des forces surnaturelles menaçantes en les représentant par une division symbolique au sein de ladite société, division entre initiés et noninitiés. Et Lévi-Strauss n'hésite pas à généraliser le résultat ainsi obtenu d'une façon assez abrupte :

« Nous croyons que cette interprétation peut être étendue à tous les rites d’initiation et même à toutes les occasions où la société se divise en deux groupes. »

Le cœur de l'affaire serait de comprendre que le rapport entre initiés et non-initiés n'est pas seulement ni d'abord négatif, mais qu'il serait « un rapport complémentaire entre deux groupes dont l’un représente les morts et l’autre les vivants. ». La démonstration serait faite, puisque le rapport d'initiation divise la société entre les enfants et les adultes face à la croyance au Père Noël. Le savant peut conclure que « l’opposition entre enfants et adultes » manifeste rituellement « une opposition

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plus profonde entre morts et vivants. ». Le Père Noël recouvre bien une signification anthropologique cultuelle ! La science est formelle.

Après un rapide détour par la généalogie historique de la figure actuelle et syncrétique du Père Noël qui remonterait par Saint Nicolas et L'Abbé de Liesse ou de Déraison jusqu'au roi des saturnales romaines, Lévi-Strauss croit montrer à nouveau le lien évident de ces rites avec la figure de l'enfant, figure elle-même de l'au-delà au sein des sociétés avec lequel il faut nécessairement traiter.

L'analyse historique et ethnologique (diachronique et synchronique) donne à voir la permanence de « formes de pensée et de conduite qui relèvent des conditions les plus générales de la vie en société. »

Une actualisation de l'unité du corps social par la scission en son sein de deux groupes - ici les enfants et là les adultes - devant le mystère de la mort à amadouer. Lévi-Strauss peut alors analyser rapidement les deux pôles de cette transaction à travers le rythme annuel que « les pays anglosaxons dédoublent volontiers en ses deux formes

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extrêmes et antithétiques d’Halloween, où les enfants jouent les morts pour se faire exacteur des adultes, et de Christmas où les adultes comblent les enfants pour exalter leur vitalité. ».

Les enfants sont les êtres les plus indiqués pour signifier dans la société des vivants l'écart, l'altérité de la mort et c'est pourquoi ils sont les bénéficiaires de ces fêtes (et avant eux les esclaves ou les étrangers), leur altérité figurant l'autre de la vie : la mort, avec laquelle il faut bien traiter pour qu'elle ne vous tombe pas sur la tête - pour reprendre la formule d’Abraracourcix (cf. l’album Le devin, véritable chef d’œuvre).

Le conflit de Dijon peut donc être abordé avec quelques lumières nouvelles. D'abord, si le personnage du Père Noël est la bienveillance même, c'est, nous dit l'anthropologue, parce que nos relations avec la mort se sont transformées : « faite, non peut-être de la crainte traditionnelle des esprits et des fantômes, mais de tout ce que la mort représente, par elle-même, et aussi dans la vie, d’appauvrissement, de sécheresse et de privation. » Tel serait le ressort du « soin tendre que

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nous prenons du Père Noël ; des précautions et des sacrifices que nous consentons pour maintenir son prestige intact auprès des enfants ». « Ce qui justifie nos efforts, c’est qu’entretenue chez d’autres, elle nous procure au moins l’occasion de nous réchauffer à la flamme allumée dans ces jeunes âmes.

La croyance dans laquelle nous maintenons nos enfants, selon laquelle leurs jouets viennent de l’au-delà, apporte un alibi au secret mouvement qui nous incite, en fait, à les offrir à l’au-delà sous prétexte de les donner aux enfants. Par ce moyen, les cadeaux de Noël restent un véritable sacrifice à la douceur de vivre, laquelle consiste d’abord à ne pas mourir. »

Il s'agit donc bien d'un culte véritable et d'un rituel religieux anthropologiquement authentique mis en œuvre collectivement par la totalité des membres des sociétés occidentales ou presque. L'exemple est sidérant parce qu'il est pratiquement et proprement unique : il transcende et englobe toutes les confessions religieuses des personnes qui s'y livrent, y compris celles qui se

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croient sans religion et mobilise toute la société chaque mois de décembre de manière coordonnée.

Or, Lévi-Strauss termine son article en mettant au jour une autre distinction structurante, religieuse cette fois. En effet, Salomon Reinach lui semble capable de distinguer les religions modernes des religions archaïques ou antiques par la profonde formule suivante : « les païens priaient les morts, tandis que les chrétiens prient pour les morts ». Lévi-Strauss souligne sinon la justesse de l'action, du moins la pertinence du jugement de l'Église lorsqu'elle perçoit dans l'apparent folklore innocent du Père Noël une manifestation particulièrement éloquente d'un rite païen. En effet, « Sans doute y a-t-il loin de la prière aux morts à cette prière toute mêlée de conjurations, que chaque année et de plus en plus, nous adressons aux petits enfants – incarnations traditionnelles des morts – pour qu’ils consentent, en croyant au Père Noël, à nous aider à croire en la vie. »

Mais pourtant, il s'agit bien de la même attitude fondamentale. L'homme moderne n'est pas a-

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religieux, il n'est pas même sorti de la religion, mais par-là, - et l'Église l'avait saisi avec la même sûreté que le savant structuraliste, bien que, on s’en doute, par d'autres voies, - il prie selon une liturgie complexe et soignée, domestique et publique, il prie les morts par la médiation des enfants et sous les auspices du Père Noël... Incroyable ! serait-on tenté d'ajouter.

dénonce, dans la croyance au Père Noël, le bastion le plus solide, et l’un des foyers les plus actifs du paganisme chez l’homme moderne. » La conclusion est des plus saisissantes car contrairement à une lecture rapide, le Père Noël ne saurait être un symbole d'irréligion. En revanche, les « anticléricaux traditionnels » se révèlent surtout antichrétiens en promouvant une attitude foncièrement religieuse... païenne. Aussi, la question posée par la présence du Père Noël, aux yeux de Lévi-Strauss, est celle de « savoir si l’homme moderne ne peut pas défendre lui aussi ses droits d’être païen. »

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« L’Église n’a certainement pas tort quand elle

à barbe

La thèse est suggestive, pour le moins, elle est contre-intuitive. Le moderne doit reconnaître contre son propre sentiment qu'il est un acteur religieux inconscient, aussi observant et scrupuleux que ses lointains devanciers archaïques dont il se croit pourtant définitivement séparé.

Seulement, dans la lecture qu'il en propose, il semble que Lévi-Strauss évacue illégitimement la situation de l'enfant, de l'enfant qui s'adresse au Père Noël parce qu'il le croit capable de lui répondre, et surtout, parce qu'il croit qu'il existe. Il est frappant de voir que la lecture lévi-

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7. Le cœur sous-estimé de toute l’affaire : le problème de l'existence du bonhomme

straussienne ne convoque jamais la notion centrale d'existence pour rendre compte, certes, de la croyance des enfants, mais également des stratagèmes mis en œuvre par les adultes de façon concertée pour parvenir à susciter l'assurance subjective illusoire de la réalité de cet être imaginaire. Pourtant, ce point est tout à fait déterminant : il s'agit pour les adultes de faire croire aux enfants que le Père Noël existe. Il s'agit de faire surgir un « croire que » dans l'horizon subjectif des enfants, croire que le Père Noël appartient à l'ordre de la réalité. Les chaussons posés sous le sapin, les chaussettes suspendues à la cheminée, le lait ou les carottes proposés (et consommés...) par les rennes du traîneau, le déguisement de l'oncle ou du père, tout cela vise à façonner une croyance que ce qui n'existe pas existe et il est manifeste que Lévi-Strauss sous-estime cet aspect des choses. La prière des enfants, car il s'agit effectivement bien de cela, les vœux et supplications peut-être qu'ils formulent par écrit, deviennent la preuve empirique, positive, que l'enfant croit réellement que le Père Noël existe, et tout se passe alors comme si la collectivité des adultes voulait à toute force voir cette prière monter du

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cœur et de l'intelligence enfantine pour vérifier l'enracinement de la croyance illusoire.

En se focalisant sur les structures inconscientes qui régissent les sociétés humaines, Lévi-Strauss délaisse l'expérience religieuse de l'enfant qui s'adresse à une entité justement qualifiée de surnaturelle mais qui, précisément, n'existe pas ! Et c'est là que le rite du Père Noël se distingue de celui des katchinas mobilisés par l'anthropologue.

L'approfondissement de la cérémonie indienne donne à voir qu'elle s'enracine dans un terreau mythique que les adultes tentent d'amadouer réellement ! Alors que le Père Noël est thématisé d'emblée comme une figure imaginaire, radicalement inexistante, définitivement et indépassablement inexistante ! Il n'y a aucune place dans la conscience des adultes modernes pour une éventuelle relation avec le réel dans cette histoire. Ce n'est manifestement pas aussi clair pour les Indiens Pueblo.

Le Père Noël surgit de toute pièce sur fond d'une scène

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totalement vide si l'on peut dire, et tous les protagonistes de la machination en sont bien convaincus. Il ne faut pas, pensons-nous, passer trop rapidement sur cet état de fait en supposant l'existence d'une structure inconsciente inaperçue des acteurs du drame, car ceci nous empêche de saisir un autre aspect décisif qui peut entrer en consonance avec le premier.

C'est en demandant à des élèves de classe préparatoire et de terminale, presque par hasard et surtout par curiosité, la veille des vacances de Noël, de raconter la manière qu'ils avaient eu de découvrir que le Père Noël n'existait pas que ceci m'est apparu vertigineusement.

D'abord, il faut comprendre que le seul récit de cette découverte à d’autres que soi n'est chose aisée. L'adulte peut, rétrospectivement, avoir honte de la crédulité de l'enfant qu'il a été, et il est toujours désagréable de rendre ceci manifeste aux autres, c'est pourquoi il convient de dédramatiser la chose pour que les langues puissent se délier ! Quelque chose comme « un cercle des anciens croyants au Père Noël » en somme doit se

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constituer. Sinon, ne prendront la parole que les jeunes gens qui ont saisi très tôt la supercherie, l'ont propagée eux-mêmes à l'encontre de leur petit-frère ou petite-sœur, ou au bénéfice de leurs parents qui semblaient tant y tenir, ou encore, plus communément ceux qui ne se souviennent tout simplement pas de l'événement - ou de façon si nébuleuse qu'ils ne peuvent rien en tirer. Seulement, si vous parvenez à faire sentir aux jeunes gens que quelque chose de plus profond est susceptible de s'être passé chez des enfants pour qui la croyance en l'existence du Père Noël était à la fois importante et malmenée, et si vous parvenez à convaincre l'assemblée que ces témoignages pourraient exister mais qu'ils ne peuvent paraître que dans un climat de bienveillance et d'attention pour celui qui le contera, alors vous pourrez voir surgir des récits tout à fait impressionnants et toujours humainement extrêmement denses.

Sans entrer dans le détail de narrations particulières, on peut dire que lorsqu'un enfant croit encore au père Noël à un âge relativement avancé, entre 7 et 9 ans environ, la révélation de l’inexistence est pratiquement toujours vécue

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comme un bouleversement de première importance, un séisme doublé d'une incompréhensible trahison. L'enfant pouvait croire avec assurance que cet être merveilleux existait et croire en cet être même avec ferveur ; c'est à dire qu'il plaçait sa confiance, sa foi en cet être et sa mission, et ceci, sur la foi de la parole des adultes, des parents.

Une dimension de la réalité était dévoilée à l'enfant par la médiation cohérente car consensuelle, des parents, des maîtres et maîtresse des écoles, dépositaires du savoir légitime, avant même les discours des firmes commerciales et de leurs publicités, on pense bien sûr à Coca-cola. L'enfant peut même être amené dans certains contextes, familiaux ou scolaires, à défendre la réalité attaquée du Père Noël contre le dénigrement de ceux qui se jouent de lui : « il croit encore au Père Noël ! ». On imagine très bien l'enfant défendant sa croyance devant ses camarades au nom de la confiance qu'il place dans la parole parentale, et revenant de l'école, questionne fébrilement son papa, sa maman pour obtenir une confirmation de sa position malmenée. Quand il se

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voit répondre alors : « et bien mon petit, tu es grand maintenant, il est temps pour toi de reconnaître la supercherie... », la réaction de l'enfant est toujours celle de l'incompréhension devant la trahison sidérante de gratuité menée durant de si longues années à son encontre...

Noël et sa magie pour parler le sabir journalistique de décembre, prennent alors une toute autre tournure à ce moment-là. Que se passe-t-il ?

Quelque chose comme une ablation soudaine et inattendue d'une dimension élevée et honorée de la réalité, source de joie et de merveilleux, d’attention et de prière.

La plupart des sociologues abordant ce passionnant domaine dédramatise à l’excès le phénomène : il concerne très peu d'enfants disent-ils, et cela passe avec le temps. Certes, mais la révolution copernicienne existentielle vécue par ces quelques enfants n'en demeure pas moins, lorsque l'on accomplit l'effort pour s'y porter, d'une nature et d'une radicalité peu commune.

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Je me souviens d'un jeune homme me racontant la découverte médusée de la tromperie orchestrée, interrogeant ses parents : « mais si le Père Noël n'existe pas, qu’en est-il de l'existence de Dieu alors ? ». Je serais curieux de savoir ce que vos parents vous ont répondu ajoutai-je...

« rien » termina-t-il, songeur.

Une autre élève témoigne de son effort pendant les deux années suivantes pour croire contre la révélation parentale de l’inexistence de l’entité barbue… en vain.

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En convoquant l'expérience personnelle de la découverte de l'inexistence du Père Noël pour les enfants qui l'ont vécu intensément, nécessairement, n'avons-nous pas délaissé le point le plus judicieux de l'approche structurale ? C'est-à-dire la perspective holiste, ou autrement dit sociale, celle dont Auguste Comte s'est fait précisément l'initiateur.

Je ne le pense justement pas, car il me semble que le phénomène social lui-même ne s'éclaire vraiment qu'à la lumière des expériences cruciales de « conversion à l'envers » (Pasolini) qu'il rend possible et vers lesquelles il tend comme vers sa fin et je dirais même, sa justification.

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8. Une « conversion à l'envers » (Pasolini)

Pour le comprendre, il faut entrer plus avant encore dans le tragique de l'expérience de la découverte par ces quelques enfants seulement chaque année, de l'inexistence du Père Noël et de ses implications. Le sociologue n'y voit que du feu, car il ne mesure pas le fait que la faible proportion quantitative d'enfants réalisant cette expérience masque sa portée qualitative réelle, cécité savante en quelque sorte qui n'étonnera guère !

L'enjeu requiert de convoquer l'auteur de l'étrange formule donnée plus haut en titre à ce paragraphe. En effet, lorsque Pasolini revisite la Médée d'Euripide, il montre la magicienne de Colchide comme la prêtresse d'un monde archaïque, sans âge, fondé tout entier sur le roc sacré réifiée dans la Toison d'Or. C'est elle que Jason, représentation de la quintessence de la raison instrumentale moderne, vient voler et par là transformer en simple butin. Or, à travers Jason, Médée perçoit une nouvelle forme de sacré, relationnel celui-ci : l'amour, qui disqualifie au fond le sacré cosmique qu'elle servait jusqu'ici. Elle consent alors au larcin de son amant et l'aide à l'accomplir, pour entrer dans un monde dépourvu désormais

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de tout sacré cosmique. Débarquant avec Jason et les Argonautes dans ce nouveau monde de la rationalité grecque et occidentale, elle découvre, terrifiée et hagarde, la possibilité inédite, imprévisible et irréversible de vivre prosaïquement, fonctionnellement, sans aucun égard pour les puissances sacrées et leur nécessité honorée méticuleusement jusque-là : elle découvre que l'homme peut vivre sans. La scène donne à voir Médée sous les traits de la Callas appeler désespérément les dieux cosmiques auxquels les Argonautes n'accordent strictement aucune attention et qui ne lui répondent plus.

Pasolini, dans les Visions de Médée qui accompagnent la sortie du film en 1969 décrit : « Maintenant, Médée cherche désespérément un rocher, un caillou sacré ». Des cailloux, ce n'est pas ce qui manque, autour d'elle, sur cette côte de la Méditerranée. Mais les pierres ne répondent pas plus que les arbres à la supplique de Médée : elles restent ce qu'elles sont, de belles pierres insignifiantes. Le réel n'est que ce qu'il paraît être, ce qu'il est aux yeux de Jason et des Argonautes : un

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décor, un « environnement », une scène vide propice seulement à l'activité prédatrice et fonctionnelle des humains habiles et malins dont est l’archétype. « Et maintenant, elle a perdu cette science, comme une bête qu'on a arrachée à son pâturage, qui ne parvient plus à s'orienter… Elle regarde le Soleil, elle regarde la Lune. Et elle leur adresse une prière, un troisième hymne mais ils ne répondent pas ; ils restent hors d'atteinte, muets, des corps célestes et brutalement, merveilleusement inertes. » Médée est condamnée à vivre dans un monde sans horizon, un monde clos.

N'est-ce pas au fond la signification profonde de l'expérience non pas tant de la croyance au Père Noël, que de l'expérience plus décisive encore de la perte de cette croyance subie par ces enfants ? Le Bonhomme et sa hotte n'ont désormais pas plus de poids que la Toison d'Or dans les mains cupides de Jason. Mais l'enfant vit cette transformation comme une perte, à l'image de Médée et non de Jason.

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Passage abrupt de l'état théologique à l'état positif, ou encore de l'absolu invoqué et disponible au relatif qui est comme le dit Auguste Comte luimême le seul absolu désormais.

Je crois que Pasolini nous donne ainsi la clé de la signification paradoxale de cette liturgie collective moderne si bien repérée par Lévi-Strauss et comme espérée par Auguste Comte.

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Il faut bien le reconnaître et ceci sans animosité aucune, la religion de l'humanité fondée par Auguste Comte n'a eu, malgré une débauche d'énergie fondationnelle hors du commun, qu'une postérité pour le moins confidentielle, au moins dans les formes rituelles initiée vaillamment par son grandPrêtre… Mais nous aurons l'audace de soutenir que la liturgie paradoxale du Père Noël peut être analysée comme l'accomplissement burlesque du vœu de Comte d'une manière, il est vrai, difficile à prévoir mais conforme à un certain esprit de sa doctrine.

La liturgie qui mobilise la quasi-totalité des familles, des entreprises, et des institutions pu-

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9. Ce qu'Auguste Comte a rêvé, le Père Noël l'a fait

bliques durant le mois de décembre de chaque année peut être vue à l'aune des expériences de conversion à l'envers qu'elle vise foncièrement et dont elles sont les expériences mystiques, c'est à dire comme une religion anti-religieuse, car il s'agit bien de tout faire pour éveiller une attitude religieuse, pour la disqualifier. C’est au fond sa seule raison d’être : la faire être pour qu’elle ne soit jamais plus. Non pas tant religion de la sortie de la religion, (Gauchet) que religion de la destruction de l'attitude religieuse... une religion athée en quelque sorte, ce qu'Auguste espérait voir surgir explicitement.

Le résultat de l'opération menée avec une abnégation collective qui force le respect est l'assèchement instantané de la réalité d'un ordre invisible, de la réalité de tout surnaturel de quelque façon qu'on voudra bien le considérer chez ceux qui étaient les plus prompt à l’invoquer. D'un coup d'un seul, l'enfant est livré alors à un horizon sans profondeur invisible, un univers unidimensionnel, positif, scientifique, adulte. Il devient un être « qui ne croit plus au Père Noël », ce qui est la marque ou la définition par excellence de l’adulte désor-

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mais. Et l'opération est d'une rigueur sidérante puisque l'enfant doit découvrir, tel est le sens de l'initiation pointée par Lévi-Strauss, que tout ce qui était cru avec ferveur était totalement fictif et n’était donc strictement rien.

Passage du tout au rien sans reste.

Il n'y a pas d'échappatoire possible, on pourrait dire, que l'opération a été conçue, pédagogiquement, pour qu'il ne puisse pas y en avoir !

Ainsi, l'enfant qui le découvre se demande nécessairement pourquoi lui faire subir pareil bouleversement de façon apparemment aussi gratuite et donc cruelle.... Et qui plus est pour son bien et pour la « magie » de Noël. Magie ici signifie désormais prestidigitation. On pense à une expérience vue plusieurs fois sur YouTube où une famille s’amuse collectivement à faire croire à un enfant qu’il serait devenu magiquement invisible en se concertant préalablement sur leur commun étonnement : la détresse qui en résulte chez l’enfant, coupée à ses yeux définitivement du monde commun de la visibilité, place le spectateur

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de la scène dans un malaise qui contraste tragiquement avec l’hilarité grégaire qui prévaut dans la famille. On n’ose ensuite penser à la relecture que l’enfant pourra faire de l’événement, se demandant comment il était possible de lui infliger un tel supplice (voir le lien ici : (https://www.dailymotion.com/video/x7osiy0).

On peut penser aussi que les adultes se demanderont pourquoi ils se sont livrés à pareil stratagème. Dans la vidéo, l’attitude de la mère qui tente de consoler sa fille est significative et manifeste une détresse maternelle réelle : comment pourra-t-elle restaurer la confiance ainsi blessée ? Comment réparer le lien ainsi intentionnellement brisé ? Cette personne est effarée de ce qu’elle a fait subir à sa fille.

Ainsi nous pouvons comprendre que si l'expérience décisive n'est effectivement vécue que par une portion limitée de chaque génération, la leçon qu'il s'agit d'en retirer est comprise par tous et administrée à tous. Si tout le monde n'a pas vécu cet effondrement subjectif, cet abrupt redimensionnement de la réalité avec l'intensité d'une ex-

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tase religieuse retournée (puisqu'il n'y a plus d'audelà), tout le monde expérimente et réalise ce qu’elle enseigne quant à la nature même de ce qui est réel. Telle est bien la signification sociale de l’affaire.

En outre, tout le monde éprouve la solidarité, la participation active ou passive, parfois gênée, de ce qu'implique l'affermissement préalable de la croyance au Père Noël dans l'esprit de nos bambins... Personne n'est quitte dans cette histoire !

À cette aune, il est piquant de constater que la plupart des gens considèrent la foi religieuse comme un conditionnement ou un formatage de l'esprit des enfants, mais la foi positiviste bénéficie d'un rituel collectif d'une étendue bien plus prégnante et il faut bien le reconnaître, sans comparaison du point de vue de l’étendue de l'emprise sociale comme de sa nature. Par contraste, l'enfant d'une famille religieuse, chrétienne en particulier puisqu’il s’agit de Noël, appréhende la naissance d'un homme né en 4 avant lui-même , mais il le découvre dans un environnement social et scolaire qui ne le partage pas intégralement et il le

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mesure très tôt. En outre, ses parents transmettent alors une dimension qu'ils jugent eux-mêmes réelle. L'enfant de la crèche est un être de l'histoire, et le passage du nouvel an l'atteste, nouvelle année après Jésus-Christ. La dimension surnaturelle peut être l'objet d'une célébration par cette même famille, mais l'enjeu est d'atteindre alors par là une communion des petits et des grands dans une commune reconnaissance, voire célébration.

La communion est également la finalité de la religion paradoxale de la disqualification de la croyance en l'existence d'un être qui n'existe que pour ceux qui s'y sont laissé prendre. Une communion dans l'immanence d'un monde irrémédiablement fermé métaphysiquement à la faveur d’une opération montée de toute pièce à l'orée de la vie rationnelle. L'écart entre la grossièreté du stratagème et la portée des conclusions qu'il s'agit d'en tirer est troublant. La question de l’éveil de l’esprit critique des enfants à cette occasion n’est pas susceptible non plus, on le voit bien, de rendre raison de l’effort social et religieux mis en œuvre par-là, sinon en

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voyant bien que la raison se confond littéralement avec la reconnaissance imparable de l’inconsistance des réalités invisibles éventuelles à travers un stratagème si peu raisonnable luimême puisque fondée d’abord sur la tromperie puis la sidération de l’intelligence…

Dans La possibilité d'une île, Houellebecq décrit à merveille la vision du monde de l'occidental, c'est à dire de celui qui littéralement ne croit plus au Père Noël, confronté à la possibilité de la croyance religieuse : « Je ne savais pas trop quoi répondre. Non seulement je n'avais jamais adhéré à une croyance religieuse, mais je n'en avais même jamais envisagé la possibilité. » On voit que nous pourrions objecter au moins la possible croyance au Père Noël autorisée et même favorisée par la modernité, mais nous avons vu qu’elle vise sa propre disqualification finale ! Le personnage va alors tenter de définir quelle est positivement sa représentation de ce qu'est « la réalité » en introduisant son propos par une phrase de valeur générale extrêmement suggestive : « Pour moi, les choses étaient exactement ce qu'elles paraissaient être. » L'exactitude de la méthode posi-

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tive permet de réduire l'écart entre l'être et le paraître d'une manière définitive. Telle est l'horizon qui se dessine nécessairement. Ce qui « est » est exactement ce qu'il semble être. L'écart de la signification, du signe qui fait signe vers est aboli, il ne peut croître dans un environnement aussi hostile ! « L’homme était une espèce animale, issue d'autres espèces animales par un processus d'évolution tortueux et pénible ; il était configuré de matière, configurée en organes, et après sa mort ces organes se décomposaient, se transformaient en molécules plus simples ; il ne subsistait plus aucune traces d'activité cérébrale, de pensée, ni évidemment quoique ce soit qui puisse être assimilé à un esprit ou à une âme. » N'est-ce pas la découverte de Médée ? La découverte de l'enfant qui perd la possibilité du surnaturel ? Sans aucun doute, mais la conversion débouche sur une vision du monde extrêmement stable, d'une stabilité que l'on pourrait qualifier de dogmatique ! « Mon athéisme était si monolithique, si radical que je n'avais même jamais réussi à prendre ces sujets totalement au sérieux. » (M. Houellebecq)

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Le Père Noël est le grand-prêtre fictif, bien plus réellement qu’Auguste Comte d'une réelle église athée, grand-prêtre non pas en lui-même, mais seulement en tant qu'il disparaît et se fait oublier après avoir été cru et honoré, prié même, et parce qu’il l’a été. Une église qui fait entrer ses membres dans une attitude positiviste. Le rôle religieux du Père Noël est donc celui d'une anti-résurrection, c'est-à-dire d'une mort sans rémission dans l'esprit des enfants qui devaient d'abord y croire pour ne plus le voir, d'abord le voir pour ne plus y croire. Le Père Noël propage au fond la non-croyance en lui sur un mode religieux ! Telle est sa mission sociale très simple, mais littéralement imparable.

Reste qu'il est toujours possible, c'est même un devoir et l’on devrait comprendre pourquoi, de faire croire aux enfants ou au moins de ne pas empêcher ceux qui se donnent le mal de faire croire aux enfants qu'il existe un au-delà illusoire de l'environnement prosaïque dans lequel les adultes sont condamnés, eux, à errer sans rémission, jusqu'à ce que mort s'ensuive. C'est cette magie de Noël qu'il s'agirait alors de goûter par procuration à travers le regard étoilé des enfants.

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Cet enchantement perdu, il serait possible pour les adultes de le re-susciter, le temps des quelques mois de décembre, que compte l'enfance de ceux qui adviennent.

Noël devient la fête triste par excellence, d'une tristesse qui n'est pas même aperçue par ceux qui la subissent et qui l’infligent : les adultes, qui à travers leurs actes concertés donnent à voir malgré eux l'inanité de l'horizon borné qui est le leur, si bien qu'ils défendent en règle générale avec beaucoup d'obstination la légitimé de leur conduite à l'endroit de leur rejeton comme une marque particulièrement éclatante de leur amour envers eux.

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10. Retour sur la mise à mort ratée du Père Noël

À la fin de son article, après avoir reconnu le flair de l'Église dans sa lecture de la portée de la figure du Père Noël, Lévi-Strauss s'amuse de la paradoxale conséquence de la tentative maladroite qui consiste à immoler par le feu son effigie. En effet, il rappelle que le grand ethnologue « Frazer a jadis montré que le roi des Saturnales est lui-même l’héritier d’un prototype plus ancien qui, après avoir personnifié le roi Saturne et s’être, pendant un mois, permis tous les excès, était solennellement sacrifié sur l’autel du Dieu. »

On voit alors que le clergé dijonnais participe malgré lui à la reconstitution exacte du rite originel ! Et ce faisant, ils lui redonnent malgré eux une vigueur nouvelle. « Ce n’est pas le moindre

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paradoxe de cette singulière affaire qu’en voulant mettre fin au Père Noël, les ecclésiastiques n’aient fait que le restaurer dans sa plénitude : une figure rituelle dont ils se sont ainsi chargés, sous prétexte de la détruire, de prouver eux-mêmes la pérennité. » Nous sommes armés pour goûter la beauté de la chose car nous avons reconnu, plus radicalement, que la signification de la figure du Père Noël était celle d'une destruction de sa possibilité même dans l'horizon des enfants décillés.

En cherchant à détruire cette figure de destruction de la possibilité du surnaturel, les ecclésiastiques favorisent la résurrection ! On sait qu'à Dijon, la tradition de l'apparition du Père Noël sur le toit de l'hôtel de ville se poursuit depuis... On ne détruit pas une figure de destruction en cherchant à la détruire : telle est l'erreur foncière et grossière des clercs de la capitale de la Bourgogne !

On retrouve cette même impasse tragique à la fin de Médée. L'amour qui avait été révélé comme l'absolu nouveau de l’existence de la prêtresse sera saccagé et meurtri par Jason sur l'autel des nécessités machiavéliennes de la politique qui re-

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quièrent un mariage arrangé avec Glaucé, fille du roi de la cité de Corinthe. Abandonnée une nouvelle fois, Médée tente désespérément de renouer avec le sacré perdu de son enfance, de ses ancêtres, en sacrifiant ses enfants, en cherchant peut-être moins à honorer les puissances cosmiques disparues qu'en voulant soustraire ses enfants à l'empire absurde d'un monde clos régi par la dérision, l'habileté et le calcul. « Rien n’est plus possible désormais. » sont les derniers mots de Médée à Jason devant la maison en flamme contenant les enfants immolés de leur union...

Sans convoquer l'analyse classique de René Girard sur la propagation des entités divines par la répétition rituelle de sacrifices (compris systématiquement comme destruction, ce qui signe la limite de sa thèse), faut-il voir dans le bûcher de Dijon un ralliement inconscient au culte païen (LéviStrauss) ou une tentative condamnée d'avance pour retrouver la sève perdue du culte véritable (Pasolini) ? Toujours est-il que l'échec, du point de vue même de ses acteurs, est aveuglant !

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Conclusion

Une joie véritable à Noël est-elle possible ?

Bien sûr,on pourrait soutenir que la seule façon de redonner ou retrouver un sens à cette fête serait de remplacer le Père Noël par le « petit Jésus » et il faut bien reconnaître que cette perspective a pour elle quelques raisons ! Même si ces dernières peuvent désormais échapper presque complètement à nos contemporains : on peut citer l’anecdote authentique d’une mère contemplant une devanture commerciale en décembre et s’exaspérant à la vue d’une crèche : « Ils mettent vraiment de la religion partout ! »

Sans vouloir en aucune façon disqualifier cette perspective, il me semble qu'une réflexion sur la fête vécue comme elle l'est aujourd'hui peut nous

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permettre d'en retrouver la signification d'une manière décisive.

L'enfant est placé au cœur de cette fête, c'est l'évidence. Et l'étrange cérémonial centré sur ce vieillard du grand Nord nous permet bien de nous en rendre compte, si bien que c'est au fond cette célébration de l'enfance qui sauve en réalité aux yeux de beaucoup, et à trop bon compte sans doute, les aberrations de l'affaire.

Or l'enfant est en lui-même la parution en ce bas-monde de la réalité la plus intrinsèquement nouvelle qui se puisse concevoir, dans tous les sens du mot... Tout faire-part de naissance en célèbre la grandeur insigne : un nouvel être, un nouveau-né dit-on dans un magnifique pléonasme qui n'est qu'une manière de souligner l'événement principiel, un nouvel être d'esprit surgit en ce monde et demande, par son être même, à y être accueilli par ceux qui l'habitent déjà.

Lorsqu'elle tente de définir ce qu'est la liberté humaine, Hannah Arendt convoque toujours la notion de « commencement » : être libre, c'est au

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fond commencer, initier quelque chose de neuf qui n'aurait jamais dû être sans ce commencement même, c'est agir, déclencher, ouvrir une perspective par un geste ou une parole qui déborde ce qui était prévisible naturellement. Or cette capacité de commencement est elle-même fondée, dit-elle, sur et en l'être commençant qu'est l'homme en tant qu'il naît. « Pour qu’il y eût un commencement, l’homme fut créé », dit saint Augustin.

Ce commencement est garanti par chaque nouvelle naissance ; il est, en vérité, chaque homme”. L'homme n'est ni le fruit d'une fabrication, qui supposerait un programme préalablement déterminé, ni celui d'une reproduction qui, comme son nom l'indique, exprime davantage la réduplication à l'identique plutôt que la nouveauté... Le terme communément et heureusement admis pour en parler est celui de pro-création. L'être humain témoigne d'une nouveauté qu'il ne va pas seulement mettre en œuvre à l'avenir, mais qu'il est d'abord !

Si bien que si l’homme est mortel en ce sens que pour les Grecs il est le seul être vivant, non

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pas seulement susceptible de mourir, mais de le savoir et de s'en inquiéter. Ou bien encore si l'homme est un être-pour-la-mort, pour parler le langage de Heidegger, parce que la mort signale la possibilité la plus radicale de l'être humain, celle de la fin de toute possibilité, Arendt soutient qu'il est d'abord un être “natal”. L'homme n'est pas seulement né, mais il est source imprévisible de nouveauté parce qu'il est en lui-même pro-créé, être neuf en lui-même, ontologiquement, et donc réserve imprévisible de commencements.

Accueillir cette nouveauté, telle est la chance et l'honneur des adultes constituant la société et le monde dans lequel elle paraît, telle est la responsabilité des adultes devant la vulnérabilité de cette floraison possible de commencements. Le cadeau vise à honorer ce don ontologique qu'est l'enfant, et le premier d'entre eux consiste à honorer cette condition ontologique pro-créée et donc créative ! La capacité embryonnaire d'action de l'enfant requiert au fond l'estime de ceux qui la voient déjà en lui avant même qu'elle ne s'affermisse. L'enfant requiert une confirmation de cette capacité créative qu'il ne saurait s'octroyer à lui-même, il faut

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que quelqu'un le reconnaisse comme un « tu » véritable pour qu'il puisse dire « je » réellement. Le stratagème alambiqué du Père Noël n'est tout simplement pas au niveau de ce qu’il est censé honorer, il n’est pas digne de Noël, parce qu’il n’est pas à la hauteur de la profondeur de la nouveauté de l'enfant.

C'est cela que Noël peut et doit réellement signifier. Méditant sur ce que j'ai nommé la condition pro-créée de l'être humain que l'enfant manifeste particulièrement, bien davantage que la mort...

Hannah Arendt remarque : « Le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines, de la ruine normale, “naturelle”, c’est finalement le fait de la natalité, dans lequel s’enracine ontologiquement la faculté d’agir. En d’autres termes : c’est la naissance d’hommes nouveaux, le fait qu’ils commencent à nouveau, l’action dont ils sont capables par droit de naissance. Seule l’expérience totale de cette capacité peut octroyer aux affaires humaines la foi et l’espérance, ces deux caractéristiques essentielles

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de l’existence que l’antiquité grecque a complètement méconnues (...) » (La condition de l'homme moderne).

Chaque génération, chaque être est une chance de voir surgir ce qui n'était pas déterminé ni prévisible naturellement : une promesse, un pardon, une initiative. L'Antiquité était sensible, davantage, à la continuité et à la pérennité, voire à l'inertie des choses : « rien de nouveau sous le soleil ». Mais ajoute Arendt, « C’est cette espérance et cette foi dans le monde qui ont trouvé sans doute leur expression la plus succincte, la plus glorieuse dans la petite phrase des Évangiles annonçant leur “bonne nouvelle” : “Un enfant nous est né” ».

En somme, si Noël peut trouver son sens au sein d'une société dont les membres ne partagent pas la même confession religieuse, ce n'est certainement pas à travers la figure scabreuse de ce Père Noël source d'ambiguïté, mais à travers la condition natale des êtres humains que la naissance de Jésus à Bethléem récapitule dans une commune joie offerte !

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L'imposture du Père Noël by CEUXQUINOUSLISENT - Issuu