Le sacramentaire de saint etienne de limoges

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ans le haut Moyen Age, l'officiant disposait pour dire la messe d'un livre spécial qui comprenait les oraisons, les préfaces et le canon : c'est le sacramentaire, que remplacera peu à peu et supplantera complètement au XIIIe siècle le missel, par fusion avec l'évangéliaire, l'épistolier, le graduel, livres du diacre, du sous-diacre et des chantres. Le sacramentaire de la cathédrale St. Étienne de Limoges, aujourd'hui manuscrit latin 9438 de la Bibliothèque nationale, date des environs de l'an 1100; la richesse et l'originalité des images qui le décorent, le talent impétueux du peintre font de ce volume l'un des plus précieux monuments de notre art roman. A Limoges même, dont l'école picturale nous a laissé d'admirables témoins dans les manuscrits de l'abbaye de St. Martial, il est à part : on retrouve en lui la trace évidente d'une longue tradition locale, mais elle s'y mêle d'apports si neufs qu'il faut bien supposer que l'artiste, un Limousin dont le tempérament méridional éclate à chaque page, a reçu d'ailleurs, pour les traiter à sa manière, des thèmes d'inspiration que rien ne lui offrait sur place. Que le manuscrit soit né dans l'entourage de St. Martial, le caractère de ses lettres ornées l'indiquerait à défaut de la liturgie (pl. VII) ; tout y rappelle la peinture limousine des Xe et XIe siècles sous ses divers aspects : entrelacs aquitain plaqué en nœuds serrés sur les hastes, bêtes furieusement enlacées à la façon des reliefs de Souillac, dessin ferme sous lequel apparaît le tracé géométrique, tonalités chaudes que relèvent des touches de jaune vif, bleus profonds. Mais les scènes figurées présentent des détails manifestement importés. Abbaye considérable, étape sur la route de Compostelle, centre


d'études fameux, St. Martial attirait des foules de pèlerins venus de toutes les régions de l'Occident; par eux, par leurs offrandes, par les moines voyageurs qui assuraient la liaison avec les plus lointaines communautés, Limoges participait à la vie littéraire et artistique du monde entier d'alors. Ainsi s'explique que le sacramentaire peint pour la cathédrale présente des particularités que l'on chercherait vainement dans son voisinage immédiat. Nous noterons les plus frappantes. Le Jourdain qui baigne le Christ, dans la scène du Baptême (pl. III), est figuré comme sortant d'amphores tenues par deux personnages : on savait en effet par l'historien Josèphe et par s. Jérôme que les sources du Jourdain sont deux, nommées Jor et Dan, et c'est ainsi que les désigne dès 975 l'Apocalypse espagnole de Gerona. Mais pour les voir représentées sous les traits de divinités fluviales, comme ici, il faut aller, bien loin de Limoges, consulter, entre autres, le graduel qui provient de l'abbaye de Prüm, en Rhénanie (Bibliothèque nationale, lat. 9448, fol. 26 v., XIe siècle). Les Noces de Cana qui font pendant au Baptême dans le graduel comme dans le sacramentaire remontent elles-mêmes aux formules en honneur dans l'entourage des empereurs ottoniens. Le Christ de majesté (pl. VIII) est entouré des quatre évangélistes, dont les têtes sont remplacées, pour trois d'entre eux, par celles des animaux qui les symbolisent : aigle, lion, bœuf. Ces figures monstrueuses n'étaient pas inconnues chez nous, du moins à une époque très ancienne : on les trouve dans un évangéliaire de l'abbaye de Ste. Croix de Poitiers (Bibliothèque de Poitiers, ms. 65, VIIIe siècle), dans le sacramentaire écrit entre 755 et 787 pour l'abbé de Flavigny (sacramentaire dit de Gellone, lat. 12048) , dans un groupe d'évangéliaires bretons, à Tours et Fleury aux IXe et Xe siècles; un peu plus tard, entre les Xe et XIIIe siècles, en Espagne dans


certains exemplaires de l' Apocalypse de Beatus, en Italie. Mais c'est vers les régions rhénanes et bavaroises, dans les manuscrits ottoniens voisins du nôtre par la date que nous rencontrons les images qui lui sont le plus étroitement apparentées : évangéliaire d'Henri III, écrit entre 1043 et 1046 à Echternach (Bibliothèque de l'Escurial) évangéliaire de l'abbé Gérard de Luxeuil (Bibliothèque nationale, nouv. acq. lat. 2196, milieu du XIe siècle). Ici encore la comparaison des thèmes nous dirige vers les terres d'Empire. Ces évangélistes surprenants, survivance d'ex ope abandonné en France depuis longtemps, ne se trouvent plus alors dans nos régions qu'à l'état isolé : sur un chapiteau de Moissac (XIIe siècle), dans un évangéliaire de l'abbaye de St. Evroult (Bibliothèque de Rouen, ms 31, XIe siècle). Des anges entourent le Christ dans sa montée au ciel, de part et d'autre de l'auréole qui s'élève avec lui (pl. XI) : c'est la formule syrienne de l'Ascension, qui prévaudra désormais en Occident. Mais alors que, selon cette formule, deux autres anges, restés parmi eux, annoncent aux apôtres que le Sauveur reviendra un jour, ce sont ici les compagnons du Christ qui, penchés vers le sol, leur parlent du haut du ciel. Ce type simplifié, où les deux aspects de la scène, céleste et terrestre, se complètent sans plus se confondre, a connu une grande diffusion; on l'a reproduit à Cahors, à Mauriac, à Collonges, à Chartres. Il semble que l'image de notre sacramentaire soit la plus ancienne de ce type en France; or la même nous est donnée un siècle auparavant, par un évangéliaire du XIe siècle, à St. Pierre de Salzbourg. Mais c'est la figure de la Pentecôte, où le peintre du sacramentaire a mis tant de sévère grandeur, qui nous donne peut-être la preuve certaine d'une empreinte ottonienne, d'autant plus nette qu'elle est presque mécanique (pl. XII). Des


rubans ondulés semblent sortir des oreilles divines et se terminent par une sorte d'embouchure d'où quatre groupes de trois rubans plus étroits s'échappent pour aller se poser sur la tête de chacun des apôtres. Image unique dans l'iconographie française; au tympan célèbre de Vézelay les rayons qui partent des doigts du Christ n'ont pas cette forme singulière : on ne saurait comparer les deux représentations, encore moins les expliquer l'une par l'autre. Pour comprendre celle du sacramentaire de St. Étienne, il faut se reporter de nouveau à l'art de l'Est et s'apercevoir ainsi que l'embouchure de nos rubans, ces sortes de tuyaux acoustiques, dérive des torches renversées plus ou moins stylisées qui marquent de façon constante, à Reichenau, à Ratisbonne, l'idée d'inspiration céleste ou prophétique : stylisées, elles ont l'aspect de flèches à trois pointes; au naturel, elles projettent trois flammes hors d'une embouchure exactement semblable à celle du ruban de notre Pentecôte (évangéliaire de l'école de Ratisbonne, Munich, Clm I 5 713, début du XIIe siècle ). Une analyse minutieuse confirmerait ces rapports qu'on ne peut ici qu'indiquer. Notons encore ce détail : les « claves » qui décorent les vêtements, rectangles dorés répandus à profusion, viennent à n'en pas douter, car ils n'ont pas d'analogue en France, de modèles comme l'évangéliaire de la cathédrale de Bamberg, du début du XIe siècle (Munich, Clm 4454). Adhémar de Chabannes, le chroniqueur de St. Martial, nous apprend que le duc d'Aquitaine Guillaume III de Poitiers et l'empereur Henri II étaient à ce point liés d'amitié qu'ils se gratifiaient mutuellement de cadeaux. Les tableaux du sacramentaire de St. Étienne illustrent à merveille ces échanges, et c'est le mérite du peintre que d'avoir su, d'éléments divers, tirer une œuvre si typiquement limousine qu'elle semble porter en elle tout l'art des émailleurs.


Le volume, qui mesure 270 sur 165 mm., est orné de 14 peintures à pleine page dont 12 sont reproduites ici (les deux autres, de composition analogue à celle de notre pl. VII, forment le TE IGITVR du Canon, aux fol. 59 v. et 6o); il comprend en outre neuf lettres ornées plus ou moins importantes. Il manque sans doute une peinture, peut-être la Visitation, par suite d'une lacune d'un feuillet entre les fol. actuels 31 et 32. Bibliographie : É. Mâle, L'Art religieux du XIIe siècle en France. 5e éd., 1947, P. 74 et 93, fig. 61 et 79 ; V. Leroquais, Les Sacramentaires et les missels manuscrits des bibliothèques publiques de France, t. I, p. 213, pl. 53-57 ; L'Art roman à St. Martial de Limoges, 195o, p. 69, fig. 3o, pl. 19-22 ; J. Strzygowski, Iconographie der Taule Christi, 1885, p. 45-46 ; G. Swarzenski, Die Salgburger Buchmalerei des X. und XI. Jahrh., 1904 p. 160, pl. XXXI ; E. BaldwinSmith, Eary Christian iconograple and a School of ivory carvers in Provence, 1918 (Princeton monographs, VI) ; S.H. Gutberlet, Die Himmelfahrt Christi in der bildenden Kunst, 5934, p. 204, n. 486, et p. z77 ss ; J. Squilbeck, Remarques nouvelles au sujet du chandelier pascal de l'abbaye de Postel (Bulletin des Musées royaux d'art et d'histoire, 195o, p. 55) H. Swarzenski, A Masterpiece of Lie/oses (Bulletin of the Museum of Fine Arts, Boston, 49-1951, p. 21, fig. 3). M. Jean Squilbeck, attaché aux Musées royaux d'art et d'histoire, à Bruxelles, a bien voulu m'aider de sa connaissance approfondie de l'iconographie médiévale : il m'est agréable de l'en remercier ici. —Le sacramentaire de Gellone a été daté et localisé par feu le chan. V. Leroquais.


NATIVITÉ ANNONCE AUX BERGERS (Messe de Noël : Puer natus est nobis)

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a scène se réduit aux éléments essentiels. Couchée sur son lit, la tête appuyée sur le bras gauche, la Vierge tend la main vers son Fils que le bœuf et l'âne réchauffent de leur souffle. Un arc surmonté de motifs architecturaux et d'où pend un rideau figure la demeure. Deux bergers lèvent la tête vers un ange qui leur annonce du haut du ciel la naissance du Sauveur ; un mouton broute ; deux chèvres cherchent à atteindre les feuilles d'un arbre. A gauche, une maison. (fol. 19 y.)



CHRIST EN GLOIRE LAPIDATION DE SAINT ÉTIENNE (Messe de s. Étienne : Sederunt principes)

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e Christ est debout, de face, la main droite ouverte, tenant de la gauche un livre ; il est entouré d'une mandorle. Quatre étoiles et des nuages stylisés représentent le ciel. Le protomartyr est à genoux ; il a été chassé de la ville qu'on voit à gauche ; deux hommes le lapident, les pierres volent autour de lui. A droite Saul, le jeune homme qui assistait à la scène (Actes, chap. 6). (fol. 20 4.)



BAPTÊME DU CHRIST NOCES DE CANA (Messe de l'Épiphanie : Ecce advenit doninator dominus)

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e Christ, nu, est debout, de face, entouré par les eaux du Jourdain qui montent vers lui : elles s'échappent d'amphores tenues par deux figures personnifiant le fleuve. Saint Jean le baptise par infusion ; à droite, au lieu de l'ange habituel, un homme semble s'adresser à lui. Le Christ bénit des amphores que remplit un personnage agenouillé. A droite de la scène, un bâtiment. (fol. .4.)



PURIFICATION (Messe de la Purification : Suscepimus, Deus)

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a Vierge présente son Fils au vieillard Siméon, qui le reçoit, à demi agenouillé derrière l'autel. A gauche, un personnage porte des tourterelles dans les plis de son manteaux (Luc, 2, 22). (fol 29.)



JÉSUS ET LES DEUX DISCIPLES ENTRÉE A JÉRUSALEM (Messe des Rameaux : Domine, ne longe facias)

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ésus, tenant un livre de la main droite, envoie deux de ses disciples chercher l'ânesse qui le portera à Jérusalem.

Le Christ est assis sur l'ânesse derrière laquelle court son poulain ; il fait un geste de bénédiction. Du haut de son arbre Zachée lui tend un rameau ; des personnages sortent de la ville, des branchages à la main; un jeune homme étend des vêtements sur son passage. (fol. 44 y.)



LA CENE LE LAVEMENT DES PIEDS (Messe du Jeudi Saint : Nos autem gloriari)

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ésus est assis à gauche ; il tend un pain à Judas qui s'approche de la table. Les apôtres marquent leur surprise, car Jésus leur avait dit : « Celui qui met avec moi la main au plat me trahira ». Saint Jean s'appuie sur le cœur du Christ. Jésus, à genoux, s'apprête à laver les pieds de saint Pierre, qui ouvre les mains en signe d'humilité ; les autres apôtres semblent attendre leur tour. Une colonne à laquelle pend un rideau partage la pièce ; la voûte est surmontée d'éléments architecturaux. (fol.46 y.)



CANON DE LA MESSE (Préface : Vere dignum)

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es lettres VERE, sur deux lignes, sont formées, en haut d'entrelacs répartis par paquets à la mode d'Aquitaine et de gros rinceaux sur fonds multicolores, en bas d'animaux enlacés comme on en voit sur le trumeau de Souillac et à Moissac ou dans certains manuscrits de l'école limousine. Le mot DIGNUM est peint de façon analogue, sur la page d'en face. (fol. 57.)



CHRIST DE MAJESTÉ

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mage centrale du sacramentaire, qui fait face à la Crucifixion, entre le Sanctus et le Te igitur, ces derniers mots peints comme plus haut le Vere dignum de la Préface. Le Christ est assis dans une mandorle ; il tient un livre de la main gauche et bénit de la droite. Dans les angles, les quatre évangélistes, dont les têtes sont remplacées par celles de leurs symboles : l'homme (saint Mathieu), l'aigle (saint Jean), le lion (saint Marc) et le bœuf (saint Luc). (fol. 58 v.)



CRUCIFIXION

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e Christ est représenté vivant, les yeux ouverts ; mais déjà, selon la formule qui prévaut en Occident à partir du XIe siècle, sa tête se penche, son corps s'affaisse, son attitude marque la souffrance et l'approche de la mort. Bientôt ses yeux se fermeront : c'est ainsi qu'on le représentera toujours désormais. A sa gauche, Marie ; à droite, saint Jean. Au-dessus, dans de grands médaillons, le soleil et la lune se voilent en partie la face ; des nuages stylisés les entourent. Au pied de la Croix, un dragon symbolise les péchés du monde que Jésus est venu racheter ; de part et d'autre, des morts sortent de leur tombeau. (fol. 59.)



RÉSURRECTION (Messe de Pâques : Resurrexi)

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es trois saintes femmes s'approchent du tombeau ; elles esquissent un geste d'effroi devant l'ange qui le garde, assis sur la dalle soulevée ; le linceul est enroulé au fond du caveau. Du haut du ciel, un ange descend en plongeant, un encensoir à la main. (fol. 76 v.)



ASCENSION (Messe de l'Ascension : Viri Galilaei)

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e Christ est debout, immense, le regard fulgurant ; il dépasse de tous côtés la mandorle qui l'entoure et ouvre ses bras d'un geste impérieux, comme pour inviter ses fidèles à le suivre ; à la main gauche, il tient un livre ouvert. Les deux anges qui l'accompagnent se retournent vers les apôtres consternés et semblent leur dire:« Hommes de Gaulée, pourquoi restez-vous là, dans la stupeur, à regarder vers le ciel ? Comme vous l'avez vu monter au paradis, de même il reviendra » (Actes, I, I). Marie joint les mains avec angoisse. (fol. 84 v.)



PENTECÔTE (Messe de la Pentecôte : Spiritus domini)

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ssis dans un médaillon à fond d'or, le Christ envoie le Saint-Esprit à ses apôtres ; de ses oreilles partent des rubans qui se ramifient en quatre groupes de trois et vont se poser sur la tête des personnages placés au-dessous. Tous ont le regard tendu, lointain, et semblent se concentrer dans un effort surhumain. Chacun des apôtres tient un rouleau dans les plis de son manteau. Quatre étoiles figurent le paradis. (fol. 87.)



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